JEAN JACQUES ROUSSEAU
COLLECTION COMPLÈTE DES ŒUVRES DE JEAN JACQUES ROUSSEAU, CITOYEN DE GENEVE,
IN-4°, 1780-1789.
VOLUME 8
Théâtre,
poésie
et musique
L’ÉDITION DU PEYROU ET MOULTOU.
J.M. GALLANAR, ÉDITEUR
TABLE
PREMIERE PARTIE.
NARCISSE OU L’AMANT DE LUI-MÊME, COMÉDIE p.1.
L’ENGAGEMENT TÉMÉRAIRE, COMÉDIE EN VERS. p.52.
LES MUSES GALANTES, BALLET p.119.
LE DEVIN DU VILLAGE p.157.
LETTRE A MONSIEUR LE NIEPS, p.180.
PYGMALION, SCENE LYRIQUE p.191.
PIECES EN VERS. p.202.
SECONDE PARTIE.
PROJET CONCERNANT DE NOUVEAUX SIGNES POUR LA MUSIQUE.p.217.
DISSERTATION SUR LA MUSIQUE MODERNE p.233..
ESSAI SUR L’ORIGINE DES LANGUES p.355.
LETTRE SUR LA MUSIQUE FRANÇOISE p.435.
LETTRE D’UN SYMPHONISTE DE L’ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE p.495.
LETTRE A MONSIEUR ABBÉ RAYNAL p.507.
EXAMEN DE DEUX PRINCIPES p.513.
LETTRE A. M. BURNEY SUR LA MUSIQUE, p.541.
JEAN JACQUES ROUSSEAU
NARCISSE
OU
L’AMANT DE LUI-MÊME,
COMÉDIE
[1732-1746 (manuscrit disparu); Paris, janvier 1753, Pisot; «La Société J.J. Rousseau à Genève possede un exemplaire de cette edition (Pisot) qui a été annoté par l’écrivain en vue d’une réimpression. Moultou a certainement eu connaissance de cet exemplaire, puisque les corrections apportées par Rousseau ont été soigneusement respectées dans la Collection complète de Oeuvres contenant le texte de Narcisse (Genève, 1781).» le Pléiade édition, t. II, p. 1979; le Pléiade édition, t. II, pp. 957-974. =Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VIII, pp. i-51]
THEATRE.
POESIES,
ET MUSIQUE.
Divise en deux Parties, dont la premiere Contient les pieces de Théatre
& les ouvrages de Poésie, & la seconde diverses pieces sur la Musique.
TOME HUITIÈME
A GENEVE.
DCC. LXX X I I.
THEATRE,
POESIES
ET MUSIQUE.
PREMIERE PARTIE
NARCISSE
OU
L’AMANT
DE LUI-MÊME,
COMÉDIE.
Représentée par les Comédiens ordinaires du Roi,
le 18 Décembre 1752.
GENEVE.
M. DCC. LXXXI.
PRÉFACE
J’ai écrit cette comédie à l’âge de dix-huit ans, & je me suis garde de la montrer, aussi long-tems que j’ai tenu quelque compte de la réputation d’Auteur. Je me suis enfin senti 1e courage de la publier, mais je n’aurai jamais celui d’en rien dire. Ce n’est donc pas de ma piece, mas de moi-même qu’il s’agit ici.
Il faut, malgré ma répugnance, quo je parle de moi; il faut que je convienne des torts que l’on m’attribue, ou que je m’en justifie. Les armes ne seront pas égales, je le sens bien; car on l’attaquera avec des plaisanteries, & je ne me défendrai qu’avec des raisons: mais pourvu que je convainque mes adversaires, je me soucie très-peu de les persuader; en travaillant à mériter ma propre estime, j’ai appris à me passer de celle des autres, qui, pour la plupart, se passent biens dela mienne. Mais s’il m’importe gueres qu’on pense bien ou mal de moi, il m’importe que personne n’ait droit d’en mal penser, & il importe à la vérité que j’ai soutenue, que son défenseur ne soit point accuse justement de ne lui avoir prête son secours que par caprice ou par vanité. Sans l’aimer & sans la connoître.
[vi] Le parti que j’ai pris dans la question que j’examinois il y a quelques années, n’a pas manque de me susciter une multitude d’adversaires* [*On m’assure que plusieurs trouvent mauvais que j’appelle mes adversaires, & cela me paroit assez croyable dans un siecle ou l’on n’ose plus rien appeller par son nom. J’apprends aussi que chacun de mes adversaires se plaint, quand réponds à d’autres objections que les siennes, que je perds tems à me battre contre des chimères; ce qui me prouve une chose dont je me doutois déjà bien, savoir qu’ils ne perdent point le leur à s’écouter les uns les autres.Quant à moi, c’est une peine que j’ai cru devoir prendre, & j’ai lu les nombreux écrites qu’ils ont publies contre moi, depuis la premiere réponse dont je fus honore, jusqu’aux quatre sermons Allemands dont l’un commence à-peu-près de cette maniere: Mes freres, si Socrate revenoit parmi nous, & qu’il ait l’etat florissant ou les sciences sont en Europe; que dis-je, en Europe? en Allemagne; que dis-je, en Allemagne? en Saxe: que dis-je, en Saxe? à Leipsic, que dis-je, à Leipsic? dans cette Université. Alors saisi d’étonnement, & pénétré de respect, Socrate s’assiérait modestement parmi nos écoliers; & recevant nos leçons avec humilité, il perdroit bientôt avec nous ignorance dont il se plaignait si justement. J’ai lu tout cela & n’y ai fait que peu de réponses; peut-être en ai-je encore trop fait, mais je fuis fort aise que ces Messieurs les aient trouvées assez agréables pour être jaloux de la préférence. Pour les gens qui sont choques du mot d’adversaires, je consens de bon cœur à le leur abandonner, pourvu qu’ils veuillent bien m’en indiquer un autre par lequel je puisse designer, non-seulement tous ceux qui ont combattu mon sentiment, soit par écrit, soit plus prudemment & plus à leur aise dans les cercles de femmes & de beaux esprits, ou ils etoient bien surs que je n’irons pas me défendre, mais encore ceux qui feignant aujourd’hui de croire que je n’ai point d’adversaires, trouvaient d’abord sans replique les réponses de mes adversaires, puis quand j’ai replique, m’ont blâme de l’avoir fait, parce que, selon eux, un ne m’avoit point attaque. En attendant, ils permettront que je continue d’appeler mes adversaires mes adversaires; car, malgré la politesse de mon siecle, je suis grossier comme les Macédoniens de Philippe.] plus attentifs [vii] peut-être a l’intérêt des gens de lettres qu’a l’honneur de la littérature. Je l’avois prévu, & je m’étois bien doute que leur conduite en cette occasion prouveroit en ma saveur plus que tous mes discours. En effet, ils n’ont déguise ni leur surprise ni leur chagrin de ce qu’une Académie s’etoit montrée integre si mal-à-propos. Ils n’ont épargne contre elle ni les invectives indiscrètes, ni même les faussetés* [*On peut voir, dans le Mercure d’Août 1752, le désaveu de l’Académie de Dijon, au sujet de je ne sais quel écrit attribue faussement par l’Auteur à l’un des membres de cette Académie.] pour tacher d’affoiblir le poids de son jugement. Je n’ai pas non plus été oublie dans leurs déclamations. Plusieurs out entrepris do me réfuter hautement: les sages out pu voir avec quelle force, & le public avec quel succès ils l’ont fait. D’autres plus adroits, connoissant le danger de combattre directement des vérités démontrées, ont habilement détourne sur ma personne une attention qu’il ne falloit donner qu’a mes raisons, & l’examen des accusations qu’ils m’ont intentées à fait oublier les accusations plus graves que je leur intentois moi-même. C’est donc à ceux-ci qu’il faut répondre une fois.
Ils prétendent que je ne pense pas un mot des vérités que j’ai soutenues, & qu’en démontrant une proposition, je ne laissois pas de croire le contraire. C’est-à-dire [viii] dire j’ai prouve des choses si extravagantes, qu’on peut affirmer quo je n’ai pu les soutenir que par jeu. Voilà un bel honneur qu’ils font en cela à la science qui sert de fondement à toutes les autres; & l’on doit croire que l’art de raisonner sert de beaucoup à la découverte de la vérité, quand on le voit employer avec succès à démontrer des folies!
Ils prétendent que le ne pense pas un mot des vérités que j’ai soutenues; c’est sans doute de leur part une maniere nouvelle & commode de répondre à des argumens sans réponse, de réfuter les démonstrations même d’Euclide, & tout ce qu’il y a de démontré dans l’univers. Il me semble, à moi, due ceux qui m’accusent si témérairement de parler contre ma pensée, ne se sont pas eux-mêmes un grand scrupule de parler contre la leur: car ils n’ont assurément rien trouve dans mes ecrits ni dans ma conduite qui ait du leur inspirer cette idée, comme je le prouverai bientôt; & il ne leur est pas permis d’ignorer que des qu’un homme pane sérieusement, on doit penser qu’il croit ce qu’il dit, à moins que ses actions ou ses discours ne le démentent, encore cela même ne suffit-il pas toujours pour s’assurer qu’il n’en croit rien.
Ils peuvent donc crier autant qu’il leur plaira, qu’en me déclarant contre les sciences j’ai parle contre mon sentiment; à une assertion aussi téméraire, dénuée également [ix] de preuve & de vraisemblance, je ne fais qu’une réponse; elle est courte & énergique, & je les prie de se la tenir pour faite.
Ils prétendent encore que ma conduite est en contradiction avec mes principes, & il ne faut pas douter qu’ils n’emploient cette seconde instance a. établir la premiere; car il y a beaucoup de gens qui savent trouver des preuves à ce qui n’est pas. Ils diront donc qu’en faisant de la musique & des vers, on a mauvaise grace à déprimer les beaux-arts, & qu’il y a dans les belles-lettres que j’affecte de mépriser mille occupations plus louables que d’écrire des Comédies. Il faut répondre aussi à cette accusation.
Premièrement, quand même on l’admettroit dans toute sa rigueur, je dis qu’elle prouveroit que je me conduis mal, mais non quo je ne parle pas de bonne-foi. S’il etoit permis de tirer des actions des hommes la preuve de leurs sentimens, il faudroit dire que l’amour de la justice est banni de tous les cœurs & qu’il n’y a pas un seul chrétien sur la terre. Qu’on me montre des hommes qui agissent toujours conséquemment à leurs maximes, & je passe condamnation sur les miennes. Tel est le sort de l’humanité, la raison nous montre le but & les passions nous en écartent. Quand il seroit, vrai que je n’agis pas selon mes principes, on n’auroit donc pas [x] raison de m’accuser pour cela seul de parler contre mon sentiment, ni d’accuser mes principes de fausseté.
Mais si je voulois passer condamnation sur ce point, il me suffiroit de comparer les tems pour concilier les choses. Je n’ai pas toujours eu le bonheur de penser comme je sais. Long-tems séduit par les préjuges de mon siecle, je prenois l’étude pour la seule occupation digne d’un sage, je ne regardois les sciences qu’avec respect, & les savans qu’avec admiration.* [*Toutes les fois que je songe à mon ancienne simplicité, je ne puis n’empêcher d’en rire. Je ne lisois pas un livre de Morale du de Philosophie, que je ne crusse y voir l’ame & les principes de. l’Auteur. Je regardois tous ces graves ecrivains comme des hommes modestes, sages, vertueux, irréprochables. Je me formois de leur commerce des idées angéliques, & je n’aurois approche de la maison de l’un d’eux que comme d’un sanctuaire. Enfin je les ai vus; ce préjuge puérile, s’est dissipe, & c’est la seule erreur dont ils m’aient guéri.] Je ne comprenois pas qu’on put s’égarer en démontrant toujours, ni mal faire en parlant toujours de sagesse. Ce n’est qu’après avoir vu les choses de près que j’ai appris à 1es estimer cc qu’elles valent; & quoique dans mes recherches j’aye toujours trouve, satis loquentiae, sapientiae parum, il m’a falu bien des réflexions, bien des observations & bien du tems pour détruire en moi l’illusion de toute cette, vaine pompe scientifique. Il n’est pas étonnant que durant ces tems de préjuges & d’erreurs ou j’estimois tant la qualité d’Auteur j’aye quelquefois [xi] aspire à l’obtenir moi-même. C’est alors que furent composes les Vers & la plupart des autres Ecrits qui sont sortis de ma plume, & entr’autres cette petite Comédie. Il y auroit peut-être de la dureté à me reprocher aujourd-d’hui ces amusemens de ma jeunesse, & on auroit tort au moins de m’accuser d’avoir contredit en cela des principes qui n’etoient pas encore les miens. Il y a longtems que je ne mets plus à toutes ces choses aucune espece de prétention; & hazarder de les donner au Public dans ces circonstances, après avoir eu la prudence de les garder si long-tems, c’est dire assez que je dédaigne également la louange & le blâme qui peuvent leur être dus; car je n`pense plus comme l’Auteur dont ils sont l’ouvrage. Ce sont des enfans illégitimes que l’on caresse encore avec plaisir en rougissant d’en être le pere, à qui l’on fait ses derniers adieux, & qu’on envoie chercher fortune, sans beaucoup s’embarrasser de ce qu’ils deviendront.
Mais c’est trop raisonner d’après des suppositions chimériques. Si l’on m’accuse sans raison de cultiver les Lettres que je méprise, je m’en défends sans nécessité; car quand le fait seroit vrai, il n’y auroit en cela aucune inconséquence: c’est ce qui me reste à prouver.
Je suivrai pour cela, selon ma coutume, la méthode simple & facile qui convient à la vérité. J’établirai de [xii] nouveau l’etat de la question, j’exposerai de nouveau mon sentiment; & j’attendrai que sur cet expose on veuille me montrer en quoi mes actions démentent mes discours. Mes adversaires de leur cote n’auront garde de demeurer sans réponse, eux qui possèdent l’art merveilleux de disputer pour & contre sur toutes sortes de sujets. Ils commenceront, selon leur coutume, par établir une autre question à leur fantaisie; ils me la seront résoudre comme il leur conviendra: pour m’attaquer plus commodément, ils me feront raisonner, non à ma maniere, mais à la leur: ils détourneront habilement les yeux Lecteur de l’objet essentiel pour les fixer à droite à gauche; ils combattront un fantôme & prétendront m’avoir vaincu: mais j’aurai fait. Ce que je dois faire, & je commence.
«La science n’est bonne à rien, & ne fait jamais, que du mal, car elle est mauvaise par sa nature. Elle n’est pas moins inséparable du vice que l’ignorance de la vertu. Tous les peuples lettres ont toujours été corrompus; tous les peuples ignorons ont été vertueux: en un mot, il n’y a de vices que parmi les savons, ni d’homme vertueux que celui qui ne fait rien Il y a donc un moyen pour nous de redevenir honnêtes gens; c’est de nous hâter de proscrire la science & les savans, de brûler nos bibliothèques, fermer nos [xiii] Académies, nos Colleges, nos Universités, & de nous replonger dans toute la barbarie des premiers siecles.»
Voilà ce que mes adversaires ont très-bien réfute: mais aussi jamais n’ai-je dit ni pense un seul mot de tout cela, & l’on ne sauroit rien imaginer de plus oppose à mon système que cette absurde doctrine qu’ils ont la bonté de m’attribuer. Mas voici ce que j’ai dit & qu’on n’a point réfute.
Il s’agissoit de savoir si le rétablissement des sciences & des arts à contribue à épurer nos mœurs.
En montrant, comme je l’ai fait, que nos mœurs ne se sont point épurées,* [*Quand j’ai dit que nos mœurs s’etoient corrompues, je n’ai pas prétendu dire pour cela que celles de nos aïeux fussent bonnes, mais seulement que les nôtres etoient encore pires. Il y a parmi les hommes mille sources de corruption; & quoique les sciences soient peut-être la plus abondante & la plus rapide, il s’en faut bien que ce soit la seule. La ruine de l’Empire Romain, les invasions d’une multitude de Barbares, ont fait un mélange de tous les peuples, qui a du nécessairement détruire les meurs & les coutumes de chacun d’eux. Les croisades, le commerce, la découverte de Indes, la navigation, les voyages de long cours, & d’autres causes encore que je ne veux pas dire, ont entretenu & augmente le désordre. Tout ce qui facilite la communication entre les diverses nations porte aux unes, non les vertus des autres, mais leurs crimes & altere chez toutes. Les mœurs qui sont propres à leur climat & à la constitution de leur gouvernement. Les sciences n’ont donc pas fait tout le mal, elles y ont seulement leur bonne part; & celui sur-tout qui leur appartient en propre, c’est d’avoir donne à nos vices une couleur agréable, un certain air honnête qui nous empêche d’en avoir horreur. Quand on joua, pour la premiere fois, la Comédie du Méchant, je me souviens qu’on ne trouvoit pas que le rôle principal répondit au titre. Cléon ne parut qu’un homme ordinaire; il etoit, disoit-on, comme tout le monde. Ce scélérat abominable, dont le caractere si bien expose auroit du faire frémir sur eux-mêmes tous ceux qui ont le malheur de lui ressembler, parut un caractere tout-à-fait manque, & ses noirceurs passerent pour des gentillesses, parce que tel qui se croyoit un fort honnête-homme, s’y reconnoissoit trait pour trait.] la question etoit à-peu-près résolue
Mais elle en renfermoit implicitement une autre plus générale & plus importante, sur l’influence que la [xiv] culture des sciences doit avoir en toute occasion sur les mœurs des peuples. C’est celle-ci, dont la premiere n’est qu’une conséquence, que je me proposai d’examiner avec soin
Je commençai par les faits, & je montrai que les mœurs ont dégénéré chez tous les peuples du monde, à mesure que le goût de l’étude & des Lettres s’est étendu parmi eux.
Ce n’etoit pas assez; car sans pouvoir nier que ces choses eussent toujours marche ensemble, on pouvoit nier que l’une eut amene l’autre: je m’appliquai donc à montrer cette liaison nécessaire. Je fis voir que la source de nos erreurs sur ce point vient de ce que nous confondons nos vaines & trompeuses connoissances avec la souveraine Intelligence qui voit d’un coup-d’oeil la vérité de toutes choses. La science, prise d’une maniere abstraite [xv] mérite toutes notre admiration. La folle science des hommes n’set digne de risée & de mépris.
Le goût des Lettres annonce toujours chez un peuple un commencement de corruption qu’il accéléré très-promptement. Car ce goût ne peut naître ainsi dans toute une nation que de deux mauvaises sources que l’étude entretient & grossit à son tour; savoir, l’oisiveté & le désir de se distinguer. Dans un Etat bien constitue, chaque citoyen à ses devoirs à remplir: & ces soins importans lui sont trop chers pour lui laisser le loisir de vaque à de frivoles spéculations. Dans un Etat bien constitue tous les citoyens sont si égaux, que nul ne peut être préféré aux autres comme le plus savant ni même comme le plus habile, mais tout plus comme le meilleur: encore cette derniere distinction est-elle souvent dangereuse; car elle fait des fourbes & des hypocrites.
Le goût des Lettres, qui naît du désir de se distinguer, produit nécessairement des maux infiniment plus dangereux que tout le bien qu’elles sont n’est utile; c’est de rendre à la fin ceux qui s’y livrent très-peu scrupuleux sur les moyens réussir. Les premiers Philosophes se firent une grande réputation en enseignant aux hommes la pratique de leurs devoirs & principes de la vertu. Mais bientôt ces préceptes étant devenus communs, il falut se distinguer en frayant des routes contraires. Telle [xvi] est l’origine des systèmes absurdes des Leucippe, des Diogene, des Pyrrhon, des Protagore, des Lucrece. Les Hobbes, les Mandeville & mille autres ont affecte de se distinguer même parmi nous; & leur dangereuse doctrine à tellement fructifie, que quoiqu’il nous reste de vrais Philosophes, ardens à rappeller dans nos cœurs les loix de l’humanité & de la vertu, on est épouvante de voir jusqu’à quel point notre siecle raisonneur à pousse dans les maximes le mépris de l’homme & du citoyen.
Le goût des lettres, de la philosophie & des beaux-arts, anéantit l’amour de nos premiers devoirs & de la véritable gloire. Quand une fois les talens ont envahi les honneurs dus à la vertu, chacun veut être un homme agréable, & nul ne se soucie d’être homme de bien. De-la naît encore cette autre inconséquence qu’on ne recompense dans les hommes que les qualités qui ne dépendent pas d’eux: car nos talens naissent avec nous, nos vertus seules nous appartiennent.
Les premiers & presque les uniques soins qu’on donne à notre éducation, sont les fruits & les semences de ces ridicules préjuges. C’est pour nous enseigner les Lettres qu’on tourmente notre misérable jeunesse: nous savons toutes les regles de la grammaire avant que d’avoir oui parler des devoirs de l’homme: nous savons tout ce qui [xvii] s’est fait jusqu’à présent avant qu’on nous ait dit un mot de ce que nous devons faire; & pourvu qu’on exerce notre babil, personne se soucie que nous sachions agir ni penser. En un mot, il n’est prescrit d’être savant que dans les choses qui ne peuvent nous servir de rien; & nos enfans sont précisément élevés comme les anciens athlètes des jeux publics, qui, destinant leurs membres robustes à un exercice inutile & superflu, se gardoient de les employer jamais à aucun travail profitable.
Le goût des Lettres, de la philosophie & des beaux: -arts, amollit les corps & les ames. Le travail du cabinet rend les hommes délicats, affoiblit leur tempérament, & l’ame garde difficilement sa vigueur quand le corps a perdu la sienne. L’étude use la machine, épuise les esprits, détruit la force, énerve le courage, & cela seul montre assez qu’elle n’est pas faite pour nous: c’est ainsi qu’on devient lâche & pusillanime, incapable de résister également à la peine & aux passions. Chacun fait combien les habitans des villes sont peu propres à soutenir les travaux de la guerre, & l’on n’ignore pas quelle est la réputation des gens de lettres en fait de bravoure.* [*Voici un exemple moderne pour ceux qui me reprochent de n’en citer que d’anciens. La République de Genes, cherchant à subjuguer plus aisément les Cortes, n’a pas trouve de moyen plus sur que d’établir chez eux une Académie. Il ne me seroit pas difficile d’alonger cette Note; mais ce seroit faire tort à l’intelligence des seuls Lecteurs dont je me soucie.]
[xviii] Or rien n’est plus justement suspect que l’honneur d’un poltron. Tant de réflexions sur la foiblesse de notre nature ne servent souvent qu’a nous détourner des entreprises généreuses. A force de méditer sur les miseres de l’humanité, notre imagination nous accable de leur poids, & trop de prévoyance nous ôte le courage en nous ôtant la sécurité. C’est bien en vain crue nous prétendons nous munir contre les accidens imprévus: «Si la science essayant de nous armer de nouvelles défenses contre les inconvéniens naturels, nous a plus imprime en la fantaisie leur grandeur & poids, qu’elle n’a ses raisons & vaines subtilités à nous en couvrir.»
Le goût de la philosophie relâche tous les liens d’estime & de bienveillance qui attachent les hommes à la société, & c’est peut-être le plus dangereux des maux qu’elle engendre. Le charme de l’étude rend bientôt insipide tout autre attachement. De plus, à force de réfléchir sur l’humanité, à force d’observer les hommes, le Philosophe apprend à les apprécier selon leur valeur, & il est difficile d’avoir bien de l’affection pour ce qu’on méprise. Bientôt il réunit en sa personne tout l’intérêt que les hommes vertueux partagent avec leurs semblables: son mépris pour les autres tourne au profit de son orgueil; son amour-propre augmente en même proportion [xix] que son indifférence pour le reste de l’univers. La famille, la patrie deviennent pour lui des mots vides de sens: il n’est ni parent, ni citoyen, ni homme; il est Philosophe.
En même tems que la culture des sciences retire en quelque sorte de la presse le cœur du Philosophie, elle y engage en un autre sens celui de l’homme de Lettres & toujours avec un égal préjudice pour la vertu. Tout homme qui s’occupe des talons agréables veut plaire, être admire, & il veut être admire plus qu’un autre. Les applaudissemens publics appartiennent à lui seul: je dirois qu’il fait tout pour les obtenir, s’il ne faisoit encore plus pour en priver ses concurrens. De-la naissent d’un cote les rafinemens du goût & de la politesse; vile & basse flatterie, soins séducteurs, insidieux, pueriles, qui, à la longue, rappetissent l’ame & corrompent le cœur; & de l’autre, les jalousies, les rivalités, les haines d’Artistes si renommées, la perfide calomnie, la fourberie, la trahison, & tout ce que le vice à de plus lâche; de plus odieux. Si le Philosophe méprise les hommes, l’Artiste s’en fait bientôt mépriser, & tous deux concourent enfin à les rendre méprisables.
Il y a plus; & de toutes les vérités que j’ai proposées à la considération des sages, voici la plus étonnante & la plis cruelle. Nos ecrivains regardent tous comme le chef-d’oeuvre [xx] de la politique de notre siecle les sciences, les arts, le luxe, le commerce, les loix, & les autres liens qui resserrant entre les hommes les nœuds de la société* [*Je me plains de ce que la Philosophie relâche les liens de la société qui sont formes par estime & 1a bienveillance mutuelle, & je me plains de ce que les sciences, les arts & tous les autres objets de commerce resserrent les liens de la société par l’intérêt personnel. C’est qu’en effet on ne peut resserrer un de ces liens que l’autre ne se relâche d’autant. I1 n’y a donc point en ceci de contradiction.] par l’intérêt personnel, les mettent tous dans une dépendance mutuelle, leur donnent des besoins réciproques, & des intérêts communs, & obligent chacun d’eux de concourir au bonheur des autres pour pouvoir faire le sien. Ces idées sont belles, sans doute, & présentées sous un jour favorable: mas en les examinant avec attention & sans partialité, on trouve beaucoup à rabattre des avantages qu’elles semblent présenter d’abord
C’est donc une chose bien merveilleuse que d’avoir mis les hommes dans l’impossibilité de vivre entr’eux sans se prévenir, se supplanter, se tromper, se trahir, se détruire mutuellement! II faut désormais se garder de nous laisser jamais voir tels que nous sommes: car pour deux hommes dont les intérêts s’accordent, cent mille veut-être leur sont opposes, & il n’y a d’autre moyen pour réussir que de tromper ou perdre tous ces gens-là. Voilà la source funeste des violences, des trahisons, des perfidies, [xxi] de toutes les horreurs qu’exige nécessairement un etat de choses ou chacun feignant de travailler à la fortune ou à la réputation des autres, ne cherche qu’à élever la sienne au-dessus d’eux & à leurs dépens.
Qu’avons-nous gagne à cela? Beaucoup de babil, des riches & des raisonneurs, c’est-à-dire, des ennemis de la vertu & du sens-commun. En revanche, nous avons perdu l’innocence & les mœurs. La foule rampe dans la misère; tous sont les esclaves du vice. Les crimes non commis sont déjà dans le fond des cœurs, & il ne manque à leur exécution que l’assurance de l’impunité.
Etrange & funeste constitution ou les richesses accumulées facilitent toujours les moyens d’en accumuler de plus grandes, & ou il est impossible à celui qui n’a rien d’acquérir quelque chose; ou l’homme de bien n’a nul moyen de sortir de la misère; ou les plus fripons sont les plus honores & où il faut nécessairement renoncer à la vertu pour devenir un honnête homme! Je sais que les déclamateurs ont dit cent fois tout cela; mais ils le disoient en déclamant, & moi je le dis sur des raisons; ils ont apperçu le mal, & moi j’en découvre les causes, & je fais voir sur-tout une chose très-consolante & très-utile en montrant que tous ces vices n’appartiennent pas tant à l’homme, qu’a l’homme mal gouverne.* [*Je remarque qu’il regne actuellement dans le monde une multitude de petites maximes qui séduisent les simples par un faux air de philosophie, & qui, outre cela, sont très commodes pour terminer les disputes d’un ton important & décisif, sans avoir besoin d’examiner la question. Telle est celle-ci: «Les hommes ont par-tout les mêmes passions; par-tout l’amour-propre & l’intérêt les conduisent; donc ils sont par-tout les mêmes.» Quand les Géometre ont fait une supposition qui, de raisonnement en raisonnement, les conduit à une absurdité, ils reviennent sur leurs pas & démontrent ainsi la supposition fausse. La même méthode appliquée à la maxime en question en montreroit aisément l’absurdité: mais raisonnons autrement. Un Sauvage est un homme, & un Européen est un homme. Le demi-philosophe conclut aussi-tôt que l’un ne vaut pas mieux que l’autre; mais le philosophe dit: en Europe, le gouvernement, les loix, les coutumes, l’intérêt, tout met les particuliers dans la nécessité de se tromper mutuellement & sans cesse; tout leur fait un devoir du vice; il faut qu’ils soient mechans pour être sages, car il n’y a point de plus grande folie que de faire le bonheur des fripons aux dépens du sien. Parmi les Sauvages, l’intérêt personnel parle aussi sortement que parmi nous, mais il ne dit pas les mêmes choses: l’amour de la société & la soin de leur commune défense sont les seuls liens qui les unissent: ce mot de propreté qui coûte tant de crimes à nos honnêtes gens, n’a presque aucun sens parmi eux; ils n’ont entre eux nulle discussion d’intérêt qui les divise; rien ne les porte à se tromper l’un l’autre; l’estime publique est le seul bien auquel chacun aspire, & qu’ils méritent tous. I1 est très-possible qu’un Sauvage fasse une mauvaise action, mais il n’est pas possible qu’il prenne l’habitude de mal faire, car cela ne lui seroit bon à rien. Je crois qu’on peut faire une très-juste estimation des mœurs des hommes sur la multitude des affaires qu’ils ont entre eux: plus ils commercent ensemble, plus ils admirent leurs talons & leur industrie, plus ils se friponnent décemment & adroitement, & plus ils sont dignes de mépris. Je le dis à regret; l’homme de bien est celui qui n’a besoin de tromper personne, & le Sauvage est cet pomme-là.
Illum non populi fasces, non purpura Regum
Flexit, & infidos agitans discordia fratres;
Non res Romans, perituraque regna. Neque
Aut doluit miserans inopem, aut invidit habenti.]
[xxii] Telles sont les vérités que j’ai développées & que j’ai tache de prouver dans les divers ecrits que j’ai publiés [xxiii] sur cette matiere. Voici maintenant les conclusions que j’en ai tirées.
La science n’est point faite pour l’homme en général. Il s’égare sans cesse dans sa recherche; & s’il l’obtient quelquefois, ce n’est presque jamais du’a son préjudice. Il est ne pour agir & penser, & non pour réfléchir. La réflexion ne sert qu’a le rendre malheureux sans le rendre meilleur ni plus sage: elle lui fait regretter les biens passés & l’empêche de jouir du présent: elle lui présente l’avenir heureux pour le séduire par l’imagination & le tourmenter par les desirs, & l’avenir malheureux pour le lui faire sentir d’avance. L’étude corrompt ses mœurs, altere sa santé, détruit son tempérament, & gâte souvent sa raison; si elle lui apprenoit quelque chose, je le trouverois encore fort mal dédommage.
J’avoue qu’il y a quelques génies sublimes qui savent pénétrer à travers les voiles dont la vérité s’enveloppe; quelques ames privilégiées, capables des résister à la bêtise de la vanité, à la basse jalousie, & aux autres passions qu’engendre le goût des Lettres. Le petit nombre de ceux qui ont le bonheur de réunir ces qualités, est la lumière & l’honneur du genre-humain; c’est à eux seuls qu’il convient pour le bien de tous de s’exercer à l’étude, & cette exception même confirme la regle; car si tous les hommes etoient des Socrates, la science [xxiv] alors ne leur seroit pas nuisible, mais ils n’auroient aucun besoin d’elle.
Tout peuple qui a des mœurs, & qui par conséquent respect ses loix & ne veut point rafiner sur ses anciens usages, doit le garantir avec soin des sciences, & sur-tout des savans, dont les maximes sentencieuses & dogmatiques lui apprendroient bientôt à mépriser ses usages & ses loix; ce qu’une nation ne peut jamais faire sans se corrompre. Le moindre changement dans les coutumes, fut-il même avantageux à certains égards, tourne toujours au préjudice des mœurs. Car les coutumes sont la morale du peuple; & des qu’il cesse de les respecter, il n’a plus de regle que ses passions ni de frein que les loix, qui peuvent quelquefois contenir les mechans, mais jamais les rendre bons. D’ailleurs, quand la philosophe à une fois appris au peuple à mépriser ses coutumes, il trouve bientôt le secret d’éluder ses loix. Je dis donc qu’il en est des mœurs d’un peuple comme de l’honneur d’un homme; c’est un trésor qu’il faut conserver, mais qu’on ne recouvre plus quand on l’a perdu.* [*Je trouve dans l’histoire un exemple unique, mais frappant, qui semble contredire cette maxime: c’est celui de la fondation de Rome faite par une troupe de bandits, dont les descendans devinrent en peu de générations le plus vertueux peuple qui ait jamais existe. Je ne serois pas en peine d’expliquer ce fait, si c’en etoit ici le lieu: mais je me contenterai de remarquer que les fondateurs de Rome etoient moins des hommes dont les mœurs fussent corrompues, que des hommes dont les mœurs n’etoient point formées: ils ne meprisoient pas la vertu, mais ils ne la connoissoient pas encore; car ces mots vertus & vices sont des notions collectives qui ne naissent que de la fréquentation des hommes. Au surplus, on tireroit un mauvais parti de cette objection en faveur des sciences; car des deux premiers Rois de Rome qui donneront une forme à la République & instituèrent ses coutumes & ses mœurs, l’un ne s’occupoit que de guerres, l’autre que de rites sacres; les deux choses du monde les plus éloignées de la Philosophie.]
[xxv] Mais quand un peuple est une fois corrompu à un certain point, soit due les sciences y aient contribue ou non, faut-il les bannir ou l’en préserver pour le rendre meilleur ou pour l’empêcher de devenir pire? C’est une autre question dans laquelle je me suis positivement déclare pour la négative. Car premièrement, puisqu’un peuple vicieux ne revient jamais à la vertu, il ne s’agit pas de rendre bons ceux qui ne le sont plus, mais de conserver tels ceux qui ont le bonheur de l’être. En second lieu, les mêmes causes qui ont corrompu les peuples servent quelquefois à prévenir une plus grande corruption; c’est ainsi que celui qui s’est gâte le tempérament par un usage indiscret de la médecine, est force de recourir encore aux médecins pour se conserver en vie; c’est ainsi que les arts & les sciences après avoir fait éclore les vices, sont nécessaires pour les empêcher de se tourner en crimes; elles les couvrent au moins d’un vernis qui [xxvi] ne permet pas au poison de s’exhaler aussi librement. Elles détruisent la vertu, mais elles en laissent le simulacre public* [*Ce simulacre est une certaine douceur de mœurs qui supplée quelquefois à leur pureté, une certaine apparence d’ordre qui prévient l’horrible confusion, une certaine admiration des belles choses qui empêche les bonnes de tomber tout-à-fait dans l’oubli. C’est le vice qui prend le masque de la vertu, non comme l’hypocrisie pour tromper & trahir, mais pour s’ôter sous cette aimable & sacrée effigie l’horreur qu’il a de lui-même quand il se voit à découvert.] qui est toujours une belle chose. Elles introduisent à sa place la politesse & les bienséances, & à la crainte de paroître méchant, elles substituent celle; de paroître ridicule.
Mon avis est donc, & je l’ai déjà dit plus d’une fois, de laisser subsister & même d’entretenir avec soin les l’Académies, les Colleges, les Universités, les Bibliothèques, les Spectacles, & tous les autres amusemens qui peuvent faire quelque diversion à la méchanceté des hommes, & les empêcher d’occuper leur oisiveté à des choses plus dangereuses. Car dans une contrée ou il ne seroit plus question d’honnêtes gens ni de bonnes mœurs, il vaudroit encore mieux vivre avec des fripons qu’avec des brigands.
Je demande maintenant ou est la contradiction de cultiver moi-même des goûts dont j’approuve le progrès? Il ne s’agit plus de porter les peuples à bien faire, il [xxvii] faut seulement les distraire de faire le mal; il faut les occuper à des niaiseries pour les détourner des mauvaises actions; il faut les amuser au lieu de les prêcher. Si mes Ecrits ont édifie le petit nombre des bons, je leur ai fait tout le bien qui dependoit de moi, & c’est peut-être les servir utilement encore que d’offrir aux autres des objets de distraction qui les empêchent de songer à eux. Je m’estimerois trop heureux d’avoir tous les jours une Piece à faire siffler, si je pouvois à ce prix contenir pendant deux heures les mauvais desseins d’un seul des Spectateurs, & sauver l’honneur de la fille ou de la femme de son ami, le secret de son confident, ou la fortune de son créancier. Lorsqu’il n’y a plus de mœurs, il ne faut songer qu’a la police; & l’on fait assez que la Musique & les Spectacles en sont un des plus importans objets.
S’il reste quelque difficulté à ma justification, j’ose le dire hardiment, ce n’est; vis-a-vis ni du public ni de mes adversaires; c’est vis-a-vis de moi seul: car ce n’est qu’en m’observant moi-même que je puis juger si je dois me compter dans le petit nombre, & si mon ame est en etat de soutenir le faix des exercices littéraires. J’en ai senti plus d’une fois le danger; plus d’une fois je les ai abandonnes dans le dessein de ne les plis reprendre, & renonçant à leur charme séducteur, j’ai sacrifie à la [xxviii] paix de mon cœur les seuls plaisirs qui pouvoient encore le flatter. Si dans les langueurs qui m’accablent, si sur la fin d’une carrière pénible & douloureuse, j’ai ose les reprendre encore quelques momens pour charmer mes maux, je crois au moins n’y avoir mis ni allez d’intérêt ni assez de prétention, pour mériter à cet égard les justes reproches que j’a faits aux gens de Lettres.
Il me faloit une épreuve pour achever la connoissance de moi-même, & je l’ai faite sans balancer. Après avoir reconnu la situation de mon ame dans les succès littéraires, il me redoit à l’examiner dans les revers. Je sais maintenant qu’en penser, & je puis mettre le public au pire. Ma piece à eu le fort qu’elle méritoit & que j’avois prévu; mais, à l’ennui près qu’elle m’a cause, je suis sorti de la représentation bien plus content de moi & à plus juste titre que si elle eut réussi.
Je conseille clone à ceux qui sont si ardens à chercher des reproches à me faire, de vouloir mieux étudier mes principes & mieux observer ma conduite, avent que de m’y taxer de contradiction & d’inconséquence. S’ils s’aperçoivent jamais que je commence à briguer les suffrages du public, ou que je tire vante d’avoir fait de jolies chansons, ou que je rougisse d’avoir écrit de mauvaises Comédies, ou que je cherche à nuire à la gloire de mes concurrens, ou que j’affecte de mal parler des [xxix] grands hommes de mon siecle pour tacher de m’élever à leur niveau en les rabaissant au mien, ou que j’aspire à des places d’Académie, ou que j’aille faire ma cour aux femmes qui donnent le ton, ou que j’encense la sottise des grands, ou que cessant de vouloir vivre du travail de mes mains, je tienne à ignominie le métier que je me suis choisi & fasse des pas vers la fortune, s’ils remarquent en un mot que l’amour de la réputation me fasse oublier celui de la vertu, je les prie de m’en avertir & même publiquement, & je leur promets de jetter à l’instant au feu mes ecrits & mes Livres, & de convenir de toutes les erreurs qu’il leur plaira de me reprocher.
En attendant, j’écrirai des Livres, je ferai des Vers & de la Musique, si j’en ai le talent, le tems, la force & la volonté; je continuerai à dire très-franchement tout le mal que je pense des Lettres & de ceux qui les cultivent,* [*J’admire combien la plupart des gens de Lettres ont pris le change dans cette affaire-ci. Quand ils ont vu les sciences & les arts attaques, ils ont cru qu’on en vouloit personnellement à eux, tandis que sans se contredire eux-mêmes, ils pourroient tous penser comme moi, que, quoique ces choses aient fait beaucoup de mal à la société, il est très-essentiel de s’en servir aujourd’hui comme d’une médecine au mal qu’elles ont cause, ou comme de ces animaux malfaisans qu’il faut écraser sur la morsure. En un mot, il n’y pas un homme de Lettres qui, s’il peut soutenir dans sa conduite l’examen de l’article précédent, ne puisse dira en l’article précédent, ne puisse dire en sa faveur ce que je dis en la mienne; & cette maniere de raisonner me paroit leur convenir d’autant mieux, qu’entre nous, ils se soucient fort peu des sciences, pourvu qu’elles continuent de mettre les savans en honneur. C’est comme les prêtres du paganisme, qui ne tenoient à la religion qu’autant qu’elle les faisoit respecter.] & croirai n’en valoir pas moins pour cela. [xxx] Il est vrai qu’on pourra dire quelque jour: Cet ennemi si déclare des sciences & des arts, fit pourtant & publia des pieces de Théâtre; & ce discours sera, je l’avoue, une satire très-amere, non de moi, mais de mon siecle.
NARCISSE, OU L’AMANT DE LUI-MÊME, A COMÉDIE
ACTEURS
LISIMON
VALERE / LUCINDE, Enfans de Lisimon.
ANGELIQUE /LEANDRE, FRERE & sœur, pupilles de Lisimon.
MARTON, Suivante
FRONTIN, Valet de Valere.
La Scene est dans l’Appartement de Valere.
L’AMANT DE LUI-MÊME.
COMEDIE.
SCENE PREMIERE
LUCINDE, MARTON.
LUCINDE.
Je viens de voir frere se promener dans le jardin, hâtons-nous, avant son retour, de placer son portrait sur sa toilette.
MARTON.
Le voilà, Mademoiselle, change dans ses ajustemens de maniere à le rendre meconnoissable. Quoiqu’il soit le plus joli homme du monde, il brille ici en femme encore avec de nouvelles graces.
LUCINDE.
Valere est, par sa délicatesse & par l’affectation de sa parure, une espece de femme cachée sous des habits d’homme, & ce portrait, ainsi travesti, semble moins le déguiser que le rendre à son etat naturel.
[2] MARTON.
En bien, ou est le mal? Puisque les femmes aujourd’hui cherchent à se rapprocher des hommes, n’est-il pas convenable que ceux-ci fassent la moitié du chemin, & qu’ils tachent de gagner en agrémens autant qu’elles en solidité? Grace à la mode, tout s’en mettra plus aisément de niveau.
LUCINDE.
Je ne puis me faire à des modes aussi ridicules. Peut-être notre sexe aura-t-il le bonheur de n’en plaire pas moins, quoiqu’il devienne plus estimable. Mais pour les hommes, je plains leur aveuglement. Que prétend cette jeunesse étourdie en usurpant tous nos droits? Esperent-ils de mieux plaire aux femmes en s’efforçant de leur ressembler?
MARTON.
Pour celui-là, ils auroient tort, & les femmes se haissent trop mutuellement pour aimer ce qui leur ressemble. Mais revenons au portrait. Ne craignez-vous point que cette petite raillerie ne fâche Monsieur le Chevalier?
LUCINDE.
Non, Marton; mon frere est naturellement bon, il est même raisonnable, à son défaut près. Il sentira qu’en lui faisant par ce portrait un reproche muet & badin, je ne songe qu’a le guérir d’un travers qui choque jusqu’à cette tendre Angelique, cette aimable pupille de mon pere que Valere épouse aujourd’hui. C’est lui rendre service que de corrige les défauts de son amant, & tu fais combien j’ai besoin des soins de cette [3] chere amie pour me délivrer de Léandre son frere que mon pere veut aussi me faire épouser.
MARTON.
Si bien que ce jeune inconnu, ce Cléonte que vous vîtes l’été dernier à Passy, vous tient toujours fort au cour?
LUCINDE.
Je ne m’en défends point; je compte même sur la parole qu’il m’a donne de reparoître bientôt, & sur la promesse que m’a faite Angelique d’engager son frere à renoncer à moi.
MARTON.
Bon, renoncer! Songez que vos yeux auront plus de force pour ferrer cet engagement, qu’Angelique n’en sauroit avoir pour le rompre.
LUCINDE.
Sans disputer sur tes flatteries, je te dirai que comme Léandre ne m’a jamais vue, il sera aise à sa sœur de le prévenir, & de lui faire entendre que ne pouvant être heureux avec une femme dont le cœur est engage ailleurs, il ne sauroit mieux faire que de s’en dégager par un refus honnête.
MARTON.
Un refus honnête! Ah! Mademoiselle, refuser une femme faite comme vous avec quarante mille écus, c’est une honnêteté dont jamais Léandre ne sera capable. à part. Si elle savoit que Léandre & Cléonte ne sont que la même personne, un tel refus changeroit bien d’épithète.
[4] LUCINDE.
Ah! Marton, j’entends du bruit; cachons vite ce portrait. C’est, sans doute, mon frere qui revient, & en nous amusant à jaser, nous nous sommes ôte le loisir d’exécuter notre projet.
MARTON.
Non, c’est Angelique.
SCENE II
ANGELIQUE, LUCINDE, MARTON.
ANGELIQUE
Ma chere Lucinde, vous savez avec quelle répugnance je me prêtai à votre projet quand vous fîtes changer la parure du portrait de Valere en des ajustemens de femme.. A présent que je vous vois prête à l’exécuter, je tremble que le déplaisir de se voir jouer de indispose contre nous. Renonçons, je vous prie, à ce frivole badinage. Je sens que je ne puis trouver de goût à m’égayer au risque du repos de mon cœur.
LUCINDE.
Que vous êtes timide! Valere vous aime trop pour prendre en mauvaise part tout ce qui lui viendra de la votre, tant que vous ne serez que sa maîtresse. Songez que vous n’avez plus qu’un jour à donner carrière à vos fantaisies, & que le tour ores siennes ne viendra que trop tôt. D’ailleurs, il est [5] question de le guérir d’un foible qui l’expose à la raillerie, & voilà proprement l’ouvrage d’une maîtresse. Nous pouvons corriger les défauts d’un amant. Mais, hélas! il faut supporter ceux d’un mari.
ANGELIQUE.
Que lui trouvez-vous après tout de si ridicule? Puisqu’il est aimable, a-t-il si grand tort de s’aimer, & ne lui en donnons-nous pas l’exemple? Il cherche à plaire. Ah! si c’est un défaut, quelle vertu plus charmante un homme pourront-i1 apporter dans la société!
MARTON.
Sur-tout, dans la société des femmes.
ANGELIQUE.
Enfin, Lucinde, si vous m’en croyez, nous supprimerons & le portrait, & tout cet air de raillerie qui peut aussi bien paffer pour une insulte que pour une correction.
LUCINDE.
Oh! non. Je ne perds pas ainsi les frais de mon industrie. Mais je veux bien courir seule les risques du d’succès, & rien ne vous oblige d’être complice dans une affaire dont vous pouvez n’être que témoin.
MARTON.
Belle distinction!
LUCINDE.
Je me réjouis de voir la contenance de Valere. De quelque [6] maniere qu’il prenne la chose, cela fera toujours une scene assez plaisante.
M A R T O N.
J’entends. Le prétexte est de corriger Valere: mais le vrai motif est de rire à ses dépens. Voilà le génie & le bonheur des femmes. Elles corrigent souvent les ridicules en ne songeant qu’a s’en amuser.
ANGELIQUE.
Enfin, vous le voulez, mais je vous avertis que vous me répondrez de l’événement.
LUCINDE.
Soit.
ANGELIQUE.
Depuis que nous sommes ensemble, vous m’avez fait cent pieces dont je vous dois la punition. Si cette affaire-ci me cause la moindre tracasserie avec Valere, prenez garde à vous.
LUCINDE.
Oui, oui.
ANGELIQUE.
Songez un peu à Léandre.
LUCINDE.
Ah! ma chere Angelique.
ANGELIQUE.
Oh, si vous me brouillez avec votre frere, je vous jure que vous épouserez le mien bas. Marton, vous m’avez promis le secret.
[7] MARTON.
Bas. Ne craignez rien.
LUCINDE.
Enfin, je...
MARTON.
J’entends la voix du Chevalier. Prenez au plutôt votre parti, à moins que vous ne vouliez lui donner un cercle de filles à sa toilette.
LUCINDE.
Il faut bien éviter qu’il éviter qu’il nous apperçoive. Elle met le portrait sur la toilette. Voilà le piège tendu.
MARTON.
Je veux un peu guetter mon homme pour voir...
LUCINDE.
Paix. Sauvons-nous.
ANGELIQUE.
Que j’ai de mauvais pressentimens de tout ceci!
SCENE III
VALERE, FRONTIN.
VALERE.
Sangaride, ce jour est un grand jour vous.
FRONTIN.
Sangaride; c’est-à-dire, Angelique. Oui, c’est un grand jour que celui de la noce, & qui même alonge diablement tous ceux qui le suivent.
VALERE.
Que je vais goûter de plaisir à rendre Angelique heureuse!
FRONTIN.
Auriez-vous envie de la rendre veuve?
VALERE.
Mauvais plaisant.... Tu sais à quel point je l’aime. Dis-moi; que connois-tu qui puisse manquer à sa félicité? Avec beaucoup d’amour, quelque peu d’esprit, & une figure....comme tu vois; on peut, je pense, se tenir toujours assez sur de plaire.
FRONTIN.
La chose est indubitable, & vous en avez fait sur vous-même la premiere expérience.
[9] VALERE.
Ce que je plains en tout cela, c’est je ne sais combien de petites personnes que mon mariage sera sécher de regret, qui vont ne savoir plus que faire de leur cœur.
FRONTIN.
Oh! que si. Celles qui vous ont aime, par exemple, s’occuperont à bien détester votre chere moitié. Les autres.... Mais ou diable les prendre, ces autres-là?
VALERE.
La matinée s’avance; il est tems de m’habiller pour aller voir Angelique. Allons. II se met à sa toilette. Comment me trouves-tu ce matin? Je n’ai point de feu dans les yeux; j’ai le teint battu; il semble que je ne suis point à l’ordinaire.
FRONTIN.
A l’ordinaire! Non, vous êtes seulement à votre ordinaire.
VALERE.
C’est une fort méchante habitude que l’usage du rouge; à la fin je ne pourrai m’en passer &, je serai du dernier mal sans cela. Ou est donc ma boËte à mouches? Mais que vois-je la? un portrait....Ah! Frontin; le charmant objet.... Ou as-tu pris ce portrait?
FRONTIN.
Moi? Je veux être perdu si je sais de quoi vous me parlez.
VALERE.
Quoi! ce n’est pas toi qui a mis ce portrait sur ma toilette?
[10] FRONTIN.
Non, que je meure.
VALERE.
Qui seroit-ce donc?
FRONTIN.
Ma foi, je n’en sais rien. Ce ne peut être que le diable ou vous.
VALERE.
A d’autres. On t’a paye pour te taire.... Sais-tu bien que la comparaison de cet objet nuit à Angelique?....Voilà d’honneur, la plus jolie figure que j’aye vue de ma vie. Quels yeux, Frontin....Je crois qu’ils ressemblent aux miens.
FRONTIN.
C’est tout dire.
VALERE.
Je lui trouve beaucoup de mon air....Elle est, ma foi, charmante....Ah! si l’esprit soutient tout cela....Mais. Son goût me répond de son esprit. La friponne est connoisseuse en mérite!
FRONTIN.
Que diable! Voyons donc toutes ces merveilles.
VALERE.
Tiens, tiens. Penses-tu me duper avec ton air niais? Me crois-tu novice en aventures?
FRONTIN.
Ne me trompe-je point! C’est lui....c’est lui-même. [11] Comme le voilà pare! Que de fleurs! que de pompons! C’est sans doute quelque tour de Lucinde; Marton y sera tout au moins de moitié. Ne troublons point leur badinage. Mes discrétions précédentes m’ont coûte trop cher.
VALERE.
He bien? Monsieur Frontin reconnoitroit-il l’original de cette peinture?
FRONTIN.
Pouh! si je le connois! Quelques centaines de coups de pied au cul, & autant de soufflets que j’ai eu l’honneur d’en recevoir en détail, ont bien cimente la connoissance.
VALERE.
Une fille, des coups de pied! Cela est un peu gaillard.
FRONTIN.
Ce sont de petites impatiences domestiques qui la prennent à propos de rien.
VALERE.
Comment? l’aurois-tu servie?
FRONTIN.
Oui, Monsieur; & j’ai même l’honneur d’être toujours son très-humble serviteur.
VALERE.
II seroit assez plaisant qu’il y eut dans Paris une jolie qui ne fut pas de ma connoissance!.... Parle-moi sincerement. L’original est-il aussi aimable que le portrait?
[12] FRONTIN.
Comment, aimable! savez-vous, Monsieur, que si quelqu’un pouvoit approcher de vos perfections, je ne trouverois qu’elle seule à vous comparer.
VALERE, considérant la portrait.
Mon cœur n’y résiste pas....Frontin, dis-moi le nom de cette belle.
FRONTIN, à part.
Ah! ma foi, me voilà pris sans verd.
VALERE.
Comment s’appelle-t-elle? Parle donc.
FRONTIN.
Elle s’appelle....elle s’appelle.... elle ne s’appelle point. C’est une fille anonyme, comme tant d’autres.
VALERE.
Dans quels tristes soupçons me jette ce coquin! Se pourroit-il que des traits aussi charmans ne fussent que ceux d’un grisette?
FRONTIN.
Pourquoi non? La beauté se plaît à parer des visages qui ne tirent leur fierté que d’elle.
VALERE.
Quoi, c’est....
FRONTIN.
Une petite personne bien coquette, bien minaudière, bien [13] vaine sans grand sujet de l’être: en un mot, un vrai petit-maître femelle.
VALERE.
Voilà comment ces faquins de valets parlent des gens qu’ils ont servis. Il faut voir cependant. Dis-moi ou elle demeure?
FRONTIN.
Bon, demeurer? Est-ce que cela demeure jamais?
VALERE.
Si tu m’inpatiente....Ou loge-t-elle, maraut?
FRONTIN.
Ma foi, Monsieur, a ne vous point mentir, vous le savez tout aussi bien que moi.
VALERE.
Comment?
FRONTIN.
Je vous jure que je ne connois pas mieux que vous l’original de ce portrait.
VALERE.
Ce n’est pas toi qui l’as place la?
FRONTIN.
Non, la peste m’étouffe.
VALERE.
Ces idées que tu m’en as données....
FRONTIN.
Ne voyez-vous pas que vous me les fournissiez vous-même? [14] Est-ce qu’il y a quelqu’un dans le monde aussi ridicule que cela?
VALERE.
Quoi! je ne pourrai découvrir d’ou vient ce portrait? Le mystère & la difficulté irritent mon empressement. Car, je te l’avoue, j’en suis très-réellement épris.
FRONTIN à part.
La chose est impayable! Le voilà amoureux de lui-même.
VALERE.
Cependant, Angelique, la charmante Angelique....En vérité, je me comprends rien à mon cœur, & je veux voir cette nouvelle maîtresse avant que de rien déterminer sur mon mariage.
FRONTIN.
Comment, Monsieur? Vous ne.... Ah! vous vous moquez.
VALERE.
Non, je te dis très-sérieusement que je ne saurois offrir ma main à Angelique, tant que l’incertitude de mes sentimens sera un obstacle à notre bonheur mutuel. Je ne puis l’épouser aujourd’hui; c’est un point résolu.
FRONTIN.
Oui, chez vous. Mais Monsieur votre pere qui à fait aussi ses petites résolutions à part, est l’homme du monde le moins propre à céder aux vôtres; vous savez que son foible n’est pas la complaisance.
VALERE.
Il faut la trouver à quelque prix que ce soit. Allons, Frontin courons, cherchons par-tout.
[15] FRONTIN.
Allons, courons, volons; faisons l’inventaire & le signalement de toutes les jolies filles de Paris. Peste, le bon petit livre que nom aurions-la! Livre rare, dont la lecture n’endormiroit pas!
VALERE.
Hâtons-nous. Vices achever de m’habiller.
FRONTIN.
Attendez, voici tout-à-propos Monsieur votre pere. Proposons-lui d’être de la partie.
VALERE.
Tais-toi, bourreau. Le malheureux contre-tems.
SCENE IV
LISIMON, VALERE, FRONTIN.
LISIMON, qui doit toujours avoir le ton brusque.
Heben, mon fils?
VALERE.
Frontin, un siège à Monsieur.
LISIMON.
Je veux rester debout. Je n’ai que deux mots à te dire,
VALERE.
Je ne saurois, Monsieur, vous écouter que vous ne soyez assis.
[16] LISIMON.
Que diable! il ne me plaît pas, moi. Vous verrez que l’impertinent sera des complimens avec son pere.
VALERE.
Le respect....
LISIMON.
Oh! le respect consiste à m’obéir & à ne me point gêner. Mais, qu’est-ce? encore en déshabille? un jour de noces? Voilà qui est joli! Angelique n’a donc point encore reçu ta visite?
VALERE.
J’achevois de me coeffer, & j’allois m’habiller pour me présenter décemment devant elle.
LISIMON.
Faut-il tant d’appareil pour noues des cheveux & mettre un habit. Parbleu, dans ma jeunesse, nous usions mieux du tems & sans perdre les trois quarts de la journée à faire la roue devant un miroir, nous savions à plus juste titre avancer nos affaires auprès des belles.
VALERE.
Il semble, cependant, que quand on veut être aime, on ne sauroit prendre trop de soin pour se rendre aimable, & qu’une parure si négligée ne devoit pas annoncer des amans bien occupes du soin de plaire.
LISIMON.
Pure sottise. Un peu de négligence sied quelquefois bien quant? [17] on aime.Les femmes nous tenoient plus de compte de nos empressemens que du tems que nous aurions perdu à notre toilette, & sans affecter tant de délicatesse dans la parure, nous en avions davantage dans le cœur. Mais laissons cela. J’avois pense à différer ton mariage jusqu’à l’arrivée de Léandre, afin qu’il eut le plaisir d’y assister, & que j’eusse, moi, celui de faire tes noces & celles de ta sœur en un même jour.
VALERE, bas.
Frontin, quel bonheur!
FRONTIN.
Oui, un mariage recule; c’est toujours autant de gagne sur le repentir.
LISIMON.
Qu’en dis-tu, Valere? Il semble qu’il ne seroit pas séant de marier la sœur sans attendre le frere, puisqu’il est en chemin.
VALERE.
Je dis, mon pere, qu’on ne peut rien de mieux pense.
LISIMON.
Ce délai ne te seroit donc pas de peine?
VALERE.
L’empressement de vous obéir surmontera toujours toutes mes répugnances.
LISIMON.
C’etoit pourtant dans la crainte de te mécontenter que je ne te l’avois pas propose.
[18] VALERE.
Votre volonté n’est pas moins la regle de mes desirs que celle de mes actions bas. Frontin, quel bon-homme de pere!
LISIMON.
Je suis charme de te trouver si docile, tu en auras le mérite à bon marché; car, par une lettre que je reçois à l’instant, Léandre m’apprend qu’il arrive aujourd’hui.
VALERE.
He bien, mon pere?
LISIMON.
He bien, mon fils, par ce moyen rien ne sera dérange.
VALERE.
Comment, vous voudriez le marier en arrivant?
FRONTIN.
Marier un homme tout botte!
LISIMON.
Non pas cela; puisque, d’ailleurs, Lucinde & lui ne s’étant jamais vus, il faut bien leur laisser le loisir de faire connoissance: mais il assistera au mariage de sa sœur, & je n’aurai pas la dureté de faire languir un fils aussi complaisant.
VALERE.
Monsieur....
LISIMON.
Ne crains rien; je connois & j’approuve trop ton empressement pour te jouer un aussi mauvais tour.
[19] VALERE.
Mon pere....
LISIMON.
Laissons cela, te dis-je, je devine tout ce que tu pourrois me dire.VALERE.
Mais, mon pere....j’ai fait....des réflexions....
LISIMON.
Des réflexions, toi? J’avois tort. Je n’aurois pas devine celui-là. Sur quoi donc, s’il vous plaît, roulent vos méditations sublimes?
VALERE.
Sur les inconvéniens du mariage.
FRONTIN.
Voilà un texte qui fournit.
LISIMON.
Un sot peut réfléchir quelquefois; mais ce n’est jamais qu’après la sottise. Je reconnois-là mon fils.
VALERE.
Comment, après la sottise? Mais je ne suis pas encore marie.
LISIMON.
Apprenez, Monsieur le philosophe, qu’il n’y a nulle différence de ma volonté à l’acte. Vous pouviez moraliser quand je vous proposai la chose, & que vous en étiez vous-même si empresse. J’aurois de bon cœur écoute vos raisons. Car, vous savez si je suis complaisant.
[20] FRONTIN.
Oh! oui monsieur, nous sommes là-dessus en etat de vous rendre justice.
LISIMON.
Mais aujourd’hui que tout est arrête, vous pouvez spéculer à votre aise; ce sera, s’il vous plaît, sans préjudice de la noce.
VALERE.
La contrainte redouble ma répugnance.Songiez, je vous supplie, à l’importance de l’affaire. Daignez m’accorder quelques jours....
LISIMON.
Adieu, mon fils; tu seras marie ce soir, ou....tu m’entends. Comme j’etois la dupe de la fausse déférence du pendard!
SCENE V
VALERE, FRONTIN.
VALERE.
Ciel! dans quelle peine me jette son inflexibilté!
FRONTIN.
Oui, marie ou déshérité! épouser une femme ou la misère! on balanceroit à moins.
VALERE.
Moi, balancer! Non; mon choix etoit encore incertain; l’opiniâtreté de mon pere l’a détermine.
[21] FRONTIN.
En faveur d’Angelique?
VALERE.
Tout au contraire.
FRONTIN.
Je vous félicité, Monsieur, d’une résolution aussi héroique. Vous allez mourir de faim en digne martyr de la liberté. Mais s’il etoit question d’épouser le portrait? hem! le mariage ne vous paroîtroit plus si affreux?
VALERE.
Non; mais si mon pere pretendoit m’y forcer, je crois que j’y resisterois avec la même fermeté, & je sens que mon cœur me rameneroit vers Angelique si-tôt qu’on m’en voudroit éloigner.
FRONTIN.
Quelle docilité! Si vous n’héritez pas des biens de Monsieur votre pere, vous hériterez au moins de ses vertus. Regardant le portrait. Ah!
VALERE.
Qu’as-tu?
FRONTIN.
Depuis notre disgrâce, ce portrait me semble avoir pris une physionomie famélique, un certain air alonge.
VALERE.
C’est trop perdre de tems à des impertinences. Nous devrions déjà avoir couru la moitié de Paris. Il sort.
[22] FRONTIN.
Au train dont vous allez, vous courrez bientôt les champs, Attendons, cependant, le dénouement de tout ceci; & pour feindre de mon cote une recherche imaginaire, allons-nous cacher dans un cabaret.
SCENE VI
ANGELIQUE, MARTON.
MARTON.
Ah! ah, ah, ah! La plaisante scene? Qui l’eut jamais prévue? Que vous avez perdu, Mademoiselle, a n’être point ici cachée avec moi quand il s’est si bien épris de ses propres charmes!
ANGELIQUE.
Il s’est vu par mes yeux.
MARTON.
Quoi! vous auriez la foiblesse de conserver des sentimens pour un homme capable d’un pareil travers?
ANGELIQUE.
Il te paroit donc bien coupable!, Qu’a-t-on, cependant, à lui reprocher que le vice universel de son âge? Ne crois pas pourtant qu’insensible à l’outrage du Chevalier, je souffre qu’il me préféré ainsi le premier visage qui le frappe agréablement. [23] J’ai trop d’amour pour n’avoir pas de la délicatesse, & Valere me sacrifiera ses folies des ce jour, ou je sacrifiera mon amour à ma raison.
MARTON.
Je crains bien que l’un ne soit aussi difficile que l’autre.
ANGELIQUE.
Voici Lucinde. Mon frere doit arriver aujourd’hui. Prends bien garde qu’elle ne le soupçonne d’être son inconnu jusqu’à ce qu’il en soit tems.
SCENE VII
LUCINDE, ANGELIQUE, MARTON.
MARTON.
Je gage, Mademoiselle, que vous ne devineriez jamais quel a été l’effet du portrait? vous en rirez surement.
LUCINDE.
Eh! Marron, laissons-la le portrait; j’ai bien d’autres choses en tête. Ma chere Angelique, je suis désolée, je suis mourante. Voici l’instant ou j’ai besoin de tout votre secours. Mon pere vient de m’annoncer l’arrivée de Léandre. I1 veut que je me dispose à le recevoir aujourd’hui & à lui donner la main dans huit jours.
[24] ANGELIQUE.
Que trouvez-vous donc-là de si terrible?
MARTON.
Comment, terrible! Vouloir marier une belle personne de dix-huit ans avec un homme de vint-deux, riche & bienfait! La vérité, cela fait peur, & il n’y a point de fille en âge de raison à qui l’idée d’un tel mariage ne donnât la fièvre.
LUCINDE.
Je ne veux rien cacher; j’ai reçu en même tems une il lettre de Cléonte; il sera incessamment à Paris; il va faire agir auprès de mon pere; il me conjure de différer mon mariage: enfin, il m’aime toujours. Ah, ma chere, serez-vous insensible aux alarmes de mon cœur & cette amitié que vous m’avez jurée....
ANGELIQUE.
Plus cette amitié m’est chere, & plus je dois souhaiter d’en voir resserrer les nœuds par votre mariage avec mon frere. Cependant, Lucinde, votre repos est le premier de mes desirs, & mes vœux sont encore plus conformes aux vôtres que vous ne pensez.
LUCINDE.
Daignez donc vous rappeller vos promesses. Faites-bien comprendre à Léandre que mon cœur ne sauroit être à lui, que....
MARTON.
Mon Dieu! ne jurons de rien. Les hommes ont tant de [25] ressources & les femmes tant d’inconstance, que si Léandre se mettoit bien dans la tête de vous plaire, qu’il en viendroit à bout malgré vous.
LUCINDE.
Marton!
MARTON.
Je ne lui donne pas deux jours pour supplanter votre inconnu sans vous en laisser même le moindre regret.
LUCINDE.
Allons, continuez....Chere Angelique, je compte sur vos soins; & dans le trouble qui m’agite, je cours tout tenter auprès de mon pere pour différer, s’il est: possible, un hymen que la préoccupation de mon cœur me fait envisager avec effroi. Elle sort.
ANGELIQUE.
Je devrois l’arrêter. Mais Lisimon n’est pas un homme à céder aux sollicitations de sa fille, & toutes ses prières ne feront qu’affermir ce mariage qu’elle-même souhaite d’autant plus qu’elle paroit le craindre. Si je me plais à jouir pendant quelques instans de ses inquiétudes, c’est pour lui en rendre l’événement plus doux. Quelle autre vengeance pourroit être autorisée par l’amitié?
MARTON.
Je vais la suivre; & sans trahir notre secret, l’empêcher, s’il se peut, de faire quelque folie.
SCENE VIII
ANGELIQUE.
Insensée que je suis! mon esprit s’occupe à des badineries pendant que j’ai tant d’affaires avec mon cœur. Hélas! peut-être qu’en ce moment Valere confirme son infidélité. Peut être qu’instruit de tout & honteux de s’être laisse surprendre, il offre par dépit son cœur à quelqu’autre objet. Car voilà les hommes; ils ne se vengent jamais avec plus d’emportement que quand ils ont le plus de tort. Mais le voici, bien occupe de son portrait.
SCENE IX
ANGELIQUE, VALERE.
VALERE, sans voir Angelique.
Je cours sans savoir ou je dois chercher cet objet charmant. L’amour ne guidera-t-il point mes pas?
ANGELIQUE, à part.
Ingrat! il ne les conduit que trop bien.
VALERE.
Ainsi l’amour a toujours ses peines. Il faut que je les éprouve [27] à chercher la beauté que j’aime, ne pouvant en trouver à me faire aimer.
ANGELIQUE, à part.
Quelle impertinence! Hélas! comment peut-on être si fat & si aimable tout à la fois?
VALERE.
Il faut attendre Frontin; il aura peut-être mieux réussi. En tout cas, Angelique m’adore....
ANGELIQUE, à part.
Ah, traître! tu connois trop mon foible.
VALERE.
Après tout, je sens toujours que je ne perdrai rien auprès d’elle: le cœur, les appas, tout s’y trouve.
ANGELIQUE, à part.
Il me sera l’honneur de m’agréer pour son pis-aller.
VALERE.
Que j’éprouve de bizarrerie dans mes sentimens! Je renonce à la possession d’un objet charmant & auquel, dans le fond, mon penchant me ramene encore. Je m’expose à la disgrâce de mon pere pour m’entêter d’une belle, peut-être indigne de mes soupirs, peut-être imaginaire, sur la seule foi d’un portrait tombe des nues & flatte à coup-sûr. Quel caprice! quelle folie! Mais quoi! la folie & les caprices ne sont-ils pas le relief d’un homme aimable? regardant le portrait. Que de graces!....Quels traits!....Que cela est enchante!....Que [28] cela est divin! Ah! qu’Angelique ne se flatte pas de soutenir la comparaison avec tant de charmes.
ANGELIQUE, saisissant le portrait.
Je n’ai garde assurément. Mais qu’il me soit permis de partager votre admiration. La connoissance des charmes de cette heureuse rivale adoucira du moins la honte de ma défaite.
VALERIE.
O ciel!
ANGELIQUE.
Qu’avez-vous donc? vous paroissez tout interdit. Je n’aurois jamais cru qu’un petit-maître sur si aise à décontenancer.
VALERE.
Ah! cruelle, vous connoissez tout l’ascendant que vous avez sur moi, & vous m’outragez sans que je puisse répondre.
ANGELIQUE.
C’est fort mal fait, en vérité; & régulièrement vous devriez me dire des injures. Allez, Chevalier, j’ai pitié de votre embarras. Voilà votre portrait; & je suis d’autant moins fâchée que vous en aimiez l’original, que vos sentimens sont sur ce point tout-à-fait d’accord avec les miens.
VALERE.
Quoi! vous connoissez la personne?
ANGELIQUE.
Non-seulement je la connois, mais je puis vous dire qu’elle est ce que j’ai de plus cher au monde.
[29] VALERE.
Vraiment, voici du nouveau, & le langage est un peu singulier dans la bouche d’une rivale.
ANGELIQUE.
Je ne sais! mais il est sincere. A part. S’il se pique, je triomphe.
VALERE.
Elle a donc bien du mérite?
ANGELIQUE.
II ne tient qu’y elle d’en avoir infiniment.
VALERE.
Point de défaut, sans doute.
ANGELIQUE.
Oh! beaucoup. C’est une petite personne bizarre, capricieuse, éventée, étourdie, volage, & sur-tout d’une vanité insupportable. Mais quoi! elle est aimable avec tout cela, & je prédis d’avance que vous l’aimerez jusqu’au tombeau.
VALERE.
Vous y consentez donc?
ANGELIQUE.
Oui.
VALERE.
Cela ne vous fâchera point?
ANGELIQUE.
Non.
[30] VALERE, à part.
Son indifférence me désespéré. Haut: Oserai-je me flatter qu’en ma saveur vous voudrez bien resserrer encore votre union avec elle.
ANGELIQUE.
C’est tout ce que je demande.
VALERE, outre.
Vous dite tout cela avec une tranquillité qui me charme.
ANGELIQUE.
Comment donc? vous vous plaigniez tout à l’heure de mon enjouement, & à présent vous vous fâchez de mon sang-froid. Je ne sais plus quel ton prendre avec vous.
VALERE.
Bas. Je crevé de dépit. Haut. Mademoiselle m’accorde-t-elle la faveur de me faire faire connoissance avec elle?
ANGELIQUE.
Voilà, par exemple, un genre de service que je suis bien sure que vous n’attendez pas de moi: mais je veux passer votre espérance, & je vous le promets encore.
VALERE.
Ce sera bientôt, au moins?
ANGELIQUE.
Peut-être des aujourd’hui.
VALERE.
Je n’y puis plus tenir. Il veut s’en aller.
[31] ANGELIQUE a part.
Je commence à bien augurer de tout ceci; il a trop de dépit pour n’avoir plus d’amour. Huit. Ou allez-vous, Valere?
VALERE.
Je vois que ma présence vous gêne, & je vais vous céder la place.
ANGELIQUE.
Ah! point. Je vais me retirer moi-même: il que n’est pas juste que je vous chasse de chez vous.
VALERE.
Allez, allez; souvenez-vous que qui n’aime rien ne mérite pas d’être aimée.
ANGELIQUE.
Il vaut encore mieux n’aimer rien que d’être amoureux de soi-même.
SCENE X
VALERE.
Amoureux de soi-même! Est-ce un crime de sentir un peu ce qu’on vaut? Je suis cependant bien pique. Est-il possible qu’on perde un amant tel que moi sans douleur? On diroit qu’elle me regarde comme un homme ordinaire. Hélas! je me déguise en vain le trouble de mon cœur, & je tremble [32] de l’aimer encore après son inconstance. Mais non; tout mon cœur n’est qu’a ce charmant objet. Courons tenter de nouvelles recherches, & joignons au soin de faire mon bonheur, celui d’exciter la jalouse d’Angelique. Mais voici Frontin.
SCENE XI
VALERE, FRONTIN, ivre.
FRONTIN.
Que diable! je ne fais pourquoi je ne puis me tenir; j’ai pourtant fait de mon mieux pour prendre des forces.
VALERE.
Eh bien, Frontin, as-tu trouve?....
FRONTIN.
Oh! oui, Monsieur.
VALERE.
Ah? ciel! seroit-il possible?
FRONTIN.
Aussi j’ai bien eu de la peine.
VALERE.
Hâte-toi donc de me dire....
[33] FRONTIN.
Il m’a falu courir tous les cabarets du quartier.
VALERE.
Des cabarets!
FRONTIN.
Mais j’ai réussi au-delà de mes espérances.
VALERE.
Conte-moi donc....
FRONTIN.
C’etoit un feu....une mousse....
VALERE.
Que diable barbouille cet animal?.
FRONTIN.
Attendez que je reprenne la chose par ordre.
VALERE.
Tais-toi, ivrogne, faquin; ou réponds-moi sur les ordres que je t’ai donnes au sujet de l’original du portrait..
FRONTIN.
Ah! oui, l’original. Justement. Réjouissez-vous, Réjouissez-vous, vous dis-je.
VALERE.
He bien?
FRONTIN.
II n’est déjà ni à la Croix-blanche, ni au Lion-d’or, ni à la Pomme de pin, ni....
[34] VALERE.
Bourreau, finiras-tu?
FRONTIN.
Patience. Puisqu’il n’est pas-là, il faut qu’il soit ailleurs; &...oh, je le trouverai, je le trouverai....
VALERE.
Il me prend des démangeaisons de l’assommer; sortons.
SCENE XII
FRONTIN.
Me voilà, en effet, assez joli garçon....Ce plancher est diablement raboteux. Ou en étois-je? Ma foi, je n’y suis plus. Ah! Si fait....
SCENE XIII
LUCINDE, FRONTIN.
LUCINDE.
Frontin, ou est ton maître?
FRONTIN.
Mais, je crois qu’il se cherche actuellement.
LUCINDE.
Comment, il se cherche?
[35] FRONTIN.
Oui, il se cherche pour s’épouser.
LUCINDE.
Qu’est ce que c’est que ce galimathias?
FRONTIN.
Ce galimathias! vous n’y comprenez donc rien?
LUCINDE.
Non, en vérité.
FRONTIN.
Ma foi, ni moi non plus: je vais pourtant vous l’expliquer, si vous voulez.
LUCINDE.
Comment m’expliquer ce que tu ne comprends pas?
FRONTIN.
Oh! dame, j’ai fait mes études, moi.
LUCINDE.
Il est ivre, je crois. Eh! Frontin, je t’en prie, rappelle un peu ton bon sens; tache de te faire entendre.
FRONTIN.
J’ardi rien n’est plus aise. Tenez. C’est un portrait...métamor....non, métaphor...oui, métaphorisé. C’est mon maître, c’est une file....vous avez fait un certain mélange....Car j’ai devine tout ça, moi. He bien, peut-on parler plus clairement?
[36] LUCINDE.
Non, cela n’est pas possible.
FRONTIN.
Il n’y a que mon maître qui n’y comprenne rien. Car il est devenu amoureux de sa ressemblance.
LUCINDE.
Quoi! sans se reconnoître?
FRONTIN.
Oui, & c’est bien ce qu’il y a d’extraordinaire.
LUCINDE.
Ah! je comprends tout le reste. Et qui pouvoir prévoir cela? Cours vite, mon pauvre Frontin, vole chercher ton maître & dis-lui que j’ai les choses les plus pressantes à lui communiquer. Prends garde, sur-tout, de ne lui point parler de tes devinations. Tiens, voilà pour....
FRONTIN.
Pour boire, n’est-ce pas?
LUCINDE.
Oh non, tu n’en as pas de besoin.
FRONTIN.
Ce sera par précaution.
SCENE XIV
LUCINDE.
Ne balancons pas un instant, avouons tout; & quoiqu’il m’en puisse arriver, ne souffrons pas qu’un frere si cher se donne un ridicule par les moyens mêmes que j’avois employés pour l’en guérir. Que je fuis malheureuse! J’ai désoblige mon frere; mon pore irrite de ma résistance n’en est que plus absolu; mon amant absent n’est point en etat de me secourir; je crains les trahisons d’une amie, & les précautions d’un homme que je ne puis souffrir: car je le hais surement, & je sens que je préférerois la mort à Léandre.
SCENE XV
ANGELIQUE, LUCINDE, MARTON.
ANGELIQUE.
Consolez-vous, Lucinde, Léandre ne veut pas vous faire mourir. Je vous avoue, cependant, qu’il a voulu vous voir sans que vous le sussiez..
LUCINDE.
Hélas! tant-pis.
[38] ANGELIQUE.
Mais savez-vous bien que voilà un tant pis qui n’est pas trop modeste?
MARTON.
C’est une petite veine du sang fraternel.
LUCINDE.
Mon Dieu, que vous êtes méchantes! Après cela, qu’a-t-il dit?
ANGELIQUE.
Il m’a dit qu’il seroit au désespoir de vous obtenir contre votre gré.
MARTON.
Il a même ajoute que votre résistance lui faisoit plaisir en quelque maniere. Mais il a dit cela d’un certain air....Savez-vous qu’a bien juger de vos sentimens pour lui, je gagerois qu’il n’est gueres en reste avec vous. Haissez-le toujours de même, il ne vous rendra pas mal le change.
LUCINDE.
Voilà une façon de m’obéir qui n’est pas trop polie.
MARTON.
Pour être poli avec autres femmes, il ne faut pas toujours être si obéissant.
ANGELIQUE.
La seule condition qu’il a mise à sa renonciation est que vous recevrez sa visite d’adieu.
[39] LUCINDE.
Oh, pour cela non; je l’en quitte.
ANGELIQUE.
Ah! vous ne sauriez lui refuser cela. C’est d’ailleurs un engagement que j’ai pris avec lui. Je vous avertis même confidemment qu’il compte beaucoup sur le succès de cette entrevue, & qu’il ose espérer qu’après avoir paru à vos yeux vous ne résisterez plus cette alliance.
LUCINDE.
II a donc bien de la vante.
MARTON.
Il se flatte de vous apprivoiser.
ANGELIQUE.
Et ce n’est que sur cet espoir qu’il a consenti au traite que je lui ai propose.
MARTON.
Je vous réponds qu’il n’accepte le marche que parce qu’il est bien sur que vous ne le prendrez pas au mot.
LUCINDE.
Il faut être d’une fatuité bien insupportable. He bien, il n’a qu’a paroître: je serai curieuse de voir comment il s’y prendra pour étaler ses charmes, & je vous donne ma parole qu’il sera reçu d’un air....faites le venir. Il a besoin d’une leçon; comptez qu’il la recevra....instructive.
[40] ANGELIQUE.
Voyez-vous, ma chere Lucinde, on ne tient pas tout ce qu’on se propose; je gage que vous vous radoucirez.
MARTON.
Les hommes sont furieusement adroits; vous verrez qu’on vous appaisera.
LUCINDE.
Soyez en repos là-dessus.
ANGELIQUE.
Prenez-y garde, au moins; vous ne direz pas qu’on ne vous a point avertie.
MARTON.
Ce ne sera pas notre faute si vous vous laissez surprendre.
LUCINDE.
En vérité, je crois que vous voulez me faire devenir folle.
ANGELIQUE.
Bas à Marton. La voilà au point. Haut. Puisque vous le voulez donc, Marton va vous l’amener.
LUCINDE.
Comment?
MARTON.
Nous l’avons laisse dans l’antichambre, il va être ici à l’instant.
LUCINDE.
O cher Cléonte! que ne peux-tu voir la maniere dont je reçois tes rivaux.
SCENE XVI
ANGELIQUE, LUCINDE, MARTON, LÉANDRE.
ANGELIQUE.
Approchez, Léandre, venez apprendre à Lucinde à mieux connoître son propre cœur; elle croit vous haïr, & va faire tous tes efforts pour vous mal recevoir: mais je vous réponds, moi, que toutes ces marques apparentes de haine sont en effet autant de preuves réelles de son amour pour vous.
LUCINDE, toujours sans regarder Léandre.
Sur ce pied-là, il doit s’estimer bien favorite, je vous assure; le mauvais petit esprit!
ANGELIQUE.
Allons, Lucinde, faut-il que la colere vous empêché de regarder les gens?
LÉANDRE.
Si mon amour excite votre haine, connoissez combien je suis criminel. Il se jette aux genoux de Lucinde.
LUCINDE.
Ah! Cléonte! Ah! méchante Angelique!
[42] LÉANDRE.
Léandre vous à trop déplu pour que j’ose me prévaloir sous ce nom des graces que j’ai reçues sous celui de Cléonte. Mais si le motif de mon déguisement en peut justifier l’effet, vous le pardonnerez à la délicatesse d’un cœur dont le foible est de vouloir être aime pour lui-même.
LUCINDE.
Levez-vous, Léandre; un excès de délicatesse n’offense que les cœurs qui en manquent, & le mien est aussi content de l’épreuve que le votre doit l’être du succès. Mais vous, Angelique! ma chere Angelique à eu la cruauté de se faire un amusement de mes peines?
ANGELIQUE.
Vraiment il vous siéroit bien de vous plaindre! Hélas! vous êtes heureux l’un & l’autre, tandis que je suis en proie aux alarmes.
LÉANDRE.
Quoi! ma chere sœur, vous avez songe à mon bonheur, pendant même que vous aviez des inquiétudes sur le votre Ah! c’est une bonté que je n’oublierai jamais. Il lui baise la main.
SCENE XVII
LÉANDRE, VALERE, ANGELIQUE, LUCINDE, MARTON.
VALERE.
Que ma présence ne vous gêne point. Comment, Mademoiselle? je ne connoissois pas toutes vos conquêtes ni l’heureux objet de votre préférence, & j’aurai soin de me souvenir par humilité qu’après avoir soupire le plus constamment, Valere a été le plus maltraite.
ANGELIQUE.
Ce seroit mieux fait que vous ne pensez, & vous auriez besoin en effet de quelques leçons de modestie.
VALERE.
Quoi! vous osez joindre la raillerie à l’outrage, & vous avez le front de vous applaudir quand vos devriez mourir de honte?
ANGELIQUE.
Ah! vous vous fâchez; je vous laisse; je n’aime pas les injures.
VALERE.
Non, vous demeurerez; il faut que je jouisse de toute votre honte.
[44] ANGELIQUE.
He bien, jouissez.
VALERE.
Car, j’espere que vous n’aurez pas la hardiesse de tentée votre justification.
ANGELIQUE.
N’ayez pas peur.
VALERE.
Et que vous ne vous flattez pas que je conserve encore la moindres sentimens en votre faveur.
ANGELIQUE.
Mon opinion là-dessus ne changera rien à la chose.
VALERE.
Je vous déclare que je ne veux plus avoir pour vous que de la haine.
ANGELIQUE.
C’est fort bien fait.
VALERE, tirant le portrait.
Et voici désormais l’unique objet de tout mon amour.
ANGELIQUE.
Vous avez raison. Et moi je vous déclare que j’ai pour Monsieur, montrant son frere, un attachement qui n’est de gueres inférieur au votre pour l’original de ce portrait.
VALERE.
L’ingrat! Hélas, il ne me reste plus qu’à mourir.
[45] ANGELIQUE.
Valere, ecoutez. J’ai pitié de l’etat ou je vous vois. Vous devez convenir que vous êtes le plus injuste des hommes, de vous emporter sur une apparence d’infidélité dont vous m’avez vous-même donne l’exemple; mais ma bonté veut bien encore aujourd’hui passer par-dessus vos travers.
VALERE.
Vous verrez qu’on me fera la grace de me pardonner!
ANGELIQUE.
En vérité, vous ne le méritez gueres. Je vais cependant vous apprendre à quel prix je puis m’y résoudre. Vous m’avez ci-devant témoigné des sentimens que j’ai payes d’un retour trop tendre pour un ingrat. Malgré cela, vous m’avez indignement outragée par un amour extravagant conçu sur un simple portrait avec toute la légèreté, & j’ose dire, toute l’étourderie de votre âge & de votre caractere, il n’est pas tems d’examiner si j’ai du vous imiter, & ce n’est pas a vous qui êtes coupable qu’il conviendroit de blâmer ma conduite.
VALERE.
Ce n’est pas à moi, grands dieux! Mais voyons ou ces beaux discours.
ANGELIQUE.
Le voici. Je vous ai dit que je connoissois l’objet de votre nouvel amour, & cela est vrai. J’ai ajoute que je l’aimois tendrement, & cela n’est encore que trop vrai. En vous avouant [46] son mérite, je ne vous ai point déguise ses défauts. J’ai fait plus, je vous ai promis de vos le faire connoître, & je vous engage à présent ma parole de le faire des aujourd’hui, des cette heure même: car je vous avertis qu’il est plus de vous que vous ne pensez.
VALERE.
Qu’entends-je? quoi, la....
ANGELIQUE.
Ne m’interrompez point, je vous prie. Enfin, la vérité me force encore à vous répéter que cette personne vous aime avec ardeur, & je puis vous répondre de son attachement comme du mien propre. C’est a vous maintenant de choisir entr’elle & moi, celle à qui vous destinez toute votre tendresse: choisissez, Chevalier; mais choisissez des cet instant & sans retour.
MARTON.
Le voilà, ma foi, bien embarrasse.L’alternative est plaisante. Croyez-moi, Monsieur, choisissez le portrait; c’est le moyen d’être à l’abri vies rivaux.
LUCINDE.
Ah! Valere, faut-il balancer si long-tems pour suivre les impressions du cœur?
VALERE aux pieds d’Angelique & jettant portrait.
C’est est fait; vous avez vaincu, belle Angelique, & je sens combien les sentimens qui naissent du caprice sont inférieurs [47] à ceux que vous inspirez. (Marton ramasse le portrait.) Mais, hélas! quand tout mon cœur revient à vous, puis-je me flatter qu’il me ramènera le votre?
ANGELIQUE.
Vous pourrez juger de ma reconnoissance par le sacrifice que vous venez de me faire. Levez-vous, Valere, & considérez bien ces traits.
LÉANDRE regardant aussi.
Attendez donc! Mais je crois reconnoître cet objet....c’est.... oui, ma foi, c’est lui....
VALERE.
Qui, lui? Dites donc, elle. C’est une femme à qui je renonce, comme à toutes les femmes de l’univers, sur qui Angelique l’emportera toujours.
ANGELIQUE.
Oui, Valere; c’etoit une femme jusqu’ici: mais j’espere que ce sera déformais un homme supérieur à ces petites foiblesses qui degradoient son sexe son caractere.
VALERE.
Dans quelle étrange surprise vous me jettez!
ANGELIQUE.
Vous devriez d’autant moins moins méconnoître cet objet que vous avez eu avec lui le commerce le plus intime, & qu’assurément on ne vous accusera pas de l’avoir négligé. Otez à [48] cette tête cette parure étrange que votre sœur y u fait ajouter....
VALERE.
Ah! que vois-je?
MARTON.La chose n’est-elle pas claire? vous voyez le portrait, & voilà l’original.
VALERE.
O ciel! & je ne meurs pas de honte!
MARTON.
Eh, Monsieur, vous êtes peut-être le seul de votre ordre qui la connoissiez.
ANGELIQUE.
Ingrat! avois-je tort de vous dire que j’aimois l’original de ce portrait?
VALERE.
Et moi je ne veux plus l’aimer que par qu’il vous adore.
ANGELIQUE.
Vous voulez bien que pour affermir notre réconciliation je vous présente Léandre mon frere.
LÉANDRE.
Souffrez, Monsieur....
VALERE.
Dieux! quel comble de félicité! Quoi! même quand j’’etois ingrat, Angelique n’etoit pas infidèle?
[49] LUCINDE.
Que je prends de part à votre bonheur! & que le mien même en est augmente!
SCENE XVIII
LISIMON. Les Acteurs de la Scene précédente.
LISIMON.
Ah! Vous voici tous rassembles sort à propos.Valere & Lucinde ayant tous deux résiste à leurs mariages, j’avois d’abord résolu de les y contraindre. Mais j’ai réfléchi qu’il faut quelquefois être bon pere, & que la violence ne fait pas toujours des mariages heureux. J’ai donc pris le parti de rompre des aujourd’hui tout ce qui avoit été arrête; & voici les nouveaux arrangemens que j’y substitue. Angelique m’épousera; Lucinde ira dans un couvent; Valere sera déshérité, & quant à vous, Léandre, vous prendrez patience, s’il vous plaît.
MARTON.
Fort bien, ma foi! voilà qui est toise, on ne peut pas mieux.
LISIMON.
Qu’est-ce donc? vous voilà tout interdits! Est-ce que ce projet ne vous accommode pas?
[50] MARTON.
Voyez si pas un d’eux desserrera les dents! la peste des sots amans & de la sotte jeunesse dont l’inutile babil ne tarit point, & qui ne savent trouver un mot dans une occasion nécessaire!
LISIMON.
Allons, vous savez tous mes intentions; vous n’avez qu’a vous y conformer.
LéANDRE.
Eh, Monsieur! daignez suspendre votre courroux. Ne lisez-vous pas le repentir des coupables dans leurs yeux & dans leur embarras, & voulez-vous confondre les innocens dans la même punition?
LISIMON.
Cà, je veux bien avoir la foiblesse d’éprouver leur obéissance encore une fois. Voyons un peu. Eh bien, Monsieur Valere, faites-vous toujours des réflexions?
VALERE.
Oui, mon pere; mais au lieu des peines du mariage, elles ne m’en offrent plus que les plaisirs.
LISIMON.
Oh, oh! vous avez bien change de langage! Et toi, Lucinde, aimes-tu toujours bien ta liberté?
LUCINDE.
Je sens, mon pere, qu’il peut être doux de la perdre sous les loix du devoir.
[51] LISIMON.
Ah! les voilà tous raisonnables. J’en suis charme. Embrassez-moi, mes enfans, & allons conclure ces heureux hyménées. Ce que c’est qu’un coup d’autorité frappe à propos!
VALERE.
Venez, belle Angelique; vous m’avez guéri d’un ridicule qui faisoit la honte de ma jeunesse; & je vais désormais éprouver près de vous que quand on aime bien, on ne songe plus à soi-même.
FIN.
JEAN JACQUES ROUSSEAU
L’ENGAGEMENT TÉMÉRAIRE,
COMÉDIE EN VERS
[1747, septembre?; Bibliothèque de Neuchâtel ms. 28; Œuvres posthumes, t. I, Genève, 1781; le Pléiade édition, t. II, pp. 875-931 = Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VIII, pp. 52-118.]
L’ENGAGEMENT
TÉMÉRAIRE,
COMÉDIE EN VERS.
AVERTISSEMENT
Rien n’est plus plat que cette Piece: Cependant j’ai garde quelque attachement pour elle, à cause de la gaîté troisieme Acte & de la facilite avec laquelle elle fut fait en trois jours, grace à la tranquillité & au contentement d’esprit, où je vivois alors sans connoître l’art d’écrire & sans aucune prétention. Si je fais moi-même l’Edition générale, j’espere avoir assez de raison pour en retrancher ce barbouillage, sinon je laisse à ceux que j’aurai charge de ce entreprise le soin de juger de ce qu’il convient, soit à ma mémoire, soit au goût présent du Public.
ACTEURS
DORANTE, VALERE, Amis.
ISABELLE, Veuve.
ELIANTE, Cousine d’ISABELLE.
LISETTE, Suivant d’ISABELLE.
CARLIN, Valet de Dorante.
UN NOTAIRE.
UN LAQUAIS.
La Scene est dans le Château d’ISABELLE.
L’ENGAGEMENT
TÉMÉRAIRE,
COMÉDIE.
ACTE PREMIER
SCENE PREMIERE
ISABELLE, ELIANTE.
ISABELLE.
L’Hymen va donc, enfin, ferrer des nœuds si doux:
Valere, à son retour, doit être votre epoux,
Vous allez être heureuse. Ah! ma chere Eliante!
ELIANTE.
Vous soupirez? Hé bien! Si l’exemple vous tente,
Dorante vous adore & vous le voyez bien.
Pourquoi gêner ainsi votre cœur & le sein?
Car, vous l’aimez un peu: du moins, je le soupçonne.
ISABELLE.
Non, l’hymen n’aura plus de droits sur ma personne,
Cousine; un premier choix m’a trop mal réussi.
ELIANTE.
Prenez votre revanche en faisant celui-ci.
ISABELLE.
Je veux suivre la loi que j’ai su me prescrire;
Ou du moins....Car Dorante a voulu me séduire,
Sous le feint nom d’ami s’emparer de mon cœur.
Serois-je donc ainsi la dupe d’un trompeur,
Qui par le succès même en seroit plus coupable?
Et qui l’est trop, peut-être.
ELIANTE.
Il est donc pardonnable.
ISABELLE.
Point; il ne m’aura pas trompée impunément.
II vient. Eloignons-nous, ma Cousine, un moment.
Il n’est pas de son but aussi pries qu’il le pense,
Et je veux à loisir méditer ma vengeance.
SCENE II
DORANTE.
Elle m’évite encor! Que veut dire ceci?
Sur l’etat de son cœur quand serai-je éclairci?
Hazardons de parler....Son humeur m’épouvante....
Carlin connoît beaucoup sa nouvelle Suivante;
Je veux....Il apperçoit Carlin. Carlin?
SCENE III
CARLIN, DORANTE.
CARLIN.
Monsieur?
DORANTE.
Vois-tu bien ce château?
CARLIN.
Oui, depuis fort long-tems.
DORANTE.
Qu’en dis-tu?
CARLIN.
Qu’il est beau.
DORANTE.
Mais encor?
CARLIN.
Beau, très-beau, plus beau qu’on ne peut-être.
Que diable!
DORANTE.
Et si bientôt j’en devenois le maître,
T’y plairois-tu?
CARLIN.
Selon; s’il nous restoit garni.
[58] Cousine foisonnante, & cellier bien fourni.
Pour vos amusemens, Isabelle., Eliante.
Pour ceux du sieur Carlin, Lisette la suivante:
Mais, oui, je m’y plairois.
DORANTE.
Tu n’es pas dégoûte.
Hé bien, réjouis-toi, car il est....
CARLIN.
Acheté?
DORANTE.
Non, mais gagne bientôt.
CARLIN.
Bon! par quelle aventure?
Isabelle n’est pas d’âge ni de figure
A perdre ses châteaux en quatre coups de de.
DORANTE.
Il est à nous, te dis-je, & tout est décide
Déjà dans mon esprit....
CARLIN.
Peste! la belle emplette!
Résolue à part-vous? c’est une affaire faite,
Le château déformais ne fauroit nous manquer.
DORANTE.
Songe à me seconder au lieu de te moquer.
CARLIN.
[59] Oh! Monsieur, je n’ai pas une tête si vive;
Et j’ai tant de lenteur dans l’imaginative,
Que mon esprit grossier toujours dans l’embarras,
Ne sait jamais jouir des biens que je n’ai pas:
Je serois un Crésus sans cette mal-adresse.
DORANTE.
Sais-tu mon tendre ami, qu’avec ta gentillesse
Tu pourrois bien, pour prix de ta moralité;
Attirer sur ton dos quelque réalité?
CARLIN.
Ah! de moraliser je n’ai plus nulle envie.
Comme on te traite, hélas! pauvre philosophie!
Cà, vous pouvez parler; j’écoute sans souiller.
DORANTE
Apprends-donc un secret qu’a tous i1 faut celer,
Si tu le peux, du moins.
CARLIN.
Rien ne m’est plus facile.
DORANTE.
Dieu le veuille! En ce cas tu pourras m’être utile.
CARLIN.
Voyons.
DORANTE.
J’aime Isabelle.
[60] CARLIN.
Oh! quel secret! Ma foi
Je le savois sans vous.
DORANTE.
Qui te l’a dit?
CARLIN.
Vous.
DORANTE.
Moi?
CARLIN.
Oui, vous: vous conduisez avec tant de mystère
Vos intrigues d’amour, qu’en cherchant à les taire,
Vos airs mystérieux, tous vos tours & retours
En instruisent bientôt la ville & les fauxbourgs.
Passions. A votre belle amour la Belle répond-elle?
DORANTE.
Sans doute.
CARLIN.
Vous croyez être aime d’Isabelle?
Quelle preuve avez-vous du bonheur de vos feux?
DORANTE.
Parbleu! Messeu Carlin, vous êtes curieux!
CARLIN.
Oh? ce ton-là, ma foi, sent la bonne fortune;
[61] Mais trop de confiance en fait manquer plus d’une,
Vous le savez fort bien.
DORANTE.
Je suis sur de mon fait,
Isabelle en tout lieu me fuit.
CARLIN.
Mais en effet
C’est de sa tendre ardeur une preuve constante!
DORANTE.
écoute jusqu’au bout. Cette veuve charmante
A la fin de son deuil déclara sans retour
Que son cœur pour jamais renonçoit à l’amour.
Presque des ce moment mon ame en fut touchée;
Je la vis, je l’aimai; mais toujours attachée
Au vœu qu’elle avoir fait, je sentis qu’il faudroit
Ménager son esprit par un détour adroit:
Je feignis pour l’hymen beaucoup d’antipathie,
Et réglant mes discours sur sa philosophie,
Sous le tranquille nom d’une douce amitié,
Dans ses amusemens je fus mis de moitié,
CARLIN.
Peste! ceci va bien. En amusant les Belles
On vient au sérieux. Il faut rire auprès d’elles;
Ce qu’on fait en riant est autant d’avance.
DORANTE.
Dans ces ménagemens plus d’un an s’est passe.
[62] Tu peux bien te douter qu’après toute une année
On est plus familier qu’après une, journée;
Et mille aimables jeux se passent entre amis,
Qu’avec un etranger on n’auroit pas permis.
Or, depuis quelque tems j’apperçois qu’Isabelle.
Se comporte avec moi d’une façon nouvelle.
Sa cousine toujours me reçoit de même œil;
Mais sous l’air affecte d’un favorable accueil,
Avec tant de réserve Isabelle me traite,
Qu’il faut, ou qu’en secret prévoyant sa défaite,
Elle veuille éviter de m’en faire l’aveu,
Ou que d’un autre amant elle approuve le feu.
CARLIN.
Eh! qui voudriez-vous qui put ici lui plaire?
Il n’entre en ce Château que vous seul & Valere,
Qui près de la cousine en esclave enchaîne,
Va bientôt par l’hymen voir son feu couronne.
DORANTE.
Moi donc, n’appercevant aucun rival à craindre;
Ne dois-je pas juger que, voulant se contraindre
Isabelle aujourd’hui cherche à m’en imposer
Sur le progrès d’un feu qu’elle veut déguiser?
Mais avec quelque soin qu’elle cache sa flamme;
Mots cœur à pénétré le secret de son ame,
Ses yeux ont sur les miens lance ces traits charmans,
Présages fortunes du bonheur des amans,
Je suis aime, te dis-je, un retour plein de charmes
Paye enfin mes soupirs, mes transports & mes larmes.
[63] CARLIN.
Economisez mieux ces exclamations;
Il est, pour les placer, d’autres occasions
Ou cela fait merveille. Or, quant à notre affaire,
Je ne vois pas encor ce que mon ministere,
Si vous êtes aime, peut en votre faveur;
Que vous faut-il de plus?
DORANTE.
L’aveu de mon bonheur.
II faut qu’en ce Château....Mais j’apperçois Lisette,
Va m’attendre au logis. Sur-tout, bouche discrette..
CARLIN.
Votes offensez, Monsieur, les droits de mon métier.
On doit choisir son monde & puis s’y confier.
DORANTE le rappellant.
Ah! J’oubliois....Carlin? J’ai reçu de Valere
Une Lettre d’avis que pour certaine affaire
Qu’il ne m’explique pas, il arrive aujourd’hui,
S’il vient, cours aussi-tôt m’en avertir ici.
SCENE IV
DORANTE, LISETTE.
DORANTE.
Ah! c’est toi belle enfant? Et bonjour ma Lisette
Comment vont les galans? A ta mine coquette
On pourroit bien gager au moins pour deux ou trois:
Plus le nombre en est grand & mieux on fait son choix.
LISETTE.
Vous me prêtez, Monsieur, un petit caractere,
Mais fort joli., vraiment!
DORANTE.
Bon, bon! point de colere.
Tiens, avec ces traits-là, Lisette, par ta foi
Peux-tu défendre aux gens d’être amoureux de toi?
LISETTE.
Fort bien. Vous débitez la fleurette à merveilles
Et vos galans discours enchantent!es oreilles.
Mais au fait, croyez-moi.
DORANTE.
Parbleu! tu me ravis,
Feignant de vouloir l’embrasserJ’aime à te prendre au mot.
[65] LISETTE.
Tout doux, Monsieur!
DORANTE.
Tu ris
Et je veux rire aussi.
LISETTE.
Je le vois. Malepeste!
Comme à m’interpréter, Monsieur, vous êtes leste!
Je m’entends autrement, & sais qu’auprès de nous
Ce jargon séduisant de Messieurs tels que vous,
Montre, par ricochet, ou le discours s’adresse.
DORANTE.
Quoi! tu penserois donc qu’épris de ta maîtresse....
LISETTE.
Moi? je ne pense rien, mais si vous m’en croyez
Vous porterez ailleurs des feux trop mal payes.
DORANTE, vivement.
Ah! Je l’avois prévu! l’ingrate a vu ma flamme,
Et c’est pour m’accabler qu’elle a lu dans mon ame.
LISETTE.
Qui vous a dit cela?
DORANTE.
Qui me l’a dit! c’est toi.
LISETTE.
Moi? je n’y songe pas.
[66] DORANTE.
Comment?
LISETTE.
Non par ma foi.
DORANTE.
Et ces feux mal payes est-ce un rêve? est-ce un conte?
LISETTE.
Diantre! comme au cerveau d’abord le feu vous monte!
Je ne m’y frotte plus.
DORANTE.
Ah! daigne m’éclaircir.
Quel plaisir peux-tu prendre à me faire souffrir?
LISETTE.
Et pourquoi si long-tems, vous, me faire mystère
D’un secret dont je dois être dépositaire?
J’ai voulu vous punir par un peu de souci.
Isabelle n’a rien apperçu jusqu’ici.
à part. haut.
C’est mentir. Mais gardez qu’elle ne vous soupçonne;
Car je doute en ce cas que son cœur vous pardonne.
Vous ne sauriez penser jusqu’où va sa fierté.
DORANTE.
Me voilà retombe dans ana perplexité.
LISETTE.
Elle vient. Essayez de lire data son ame,
[67] Et sur-tout avec soin cachez lui votre flamme;
Car vous êtes perdu si vous la laissez voir.
DORANTE.
Hélas.! tant de lenteur me met au désespoir.
SCENE V
ISABELLE, DORANTE, LISETTE.
ISABELLE.
Ah! Dorante, bonjour. Quoi! tous tête-a-tête!
Eh mais! vous faisiez donc votre cour à Lisette?
Elle est vraiment gentille & de bon entretien.
DORANTE.
Madame, il me suffit qu’elle vous appartient
Pour rechercher en tout le bonheur de lui plaire.
ISABELLE.
Si c’est-là votre objet, rien ne vous reste à faire,
Car Lisette s’attache à tous mes sentimens.
DORANTE.
Ah! Madame!....
ISABELLE.
Oh! sur-tout, quittons les complimens,
Et laissons aux amans ce vulgaire langage.
[68] La sincere amitié de son froid étalage
A toujours dédaigne le fade & vain secours:
On n’aime point assez quand on le dit toujours.
DORANTE.
Ah! du moins une fois, heureux qui peut le dire.
LISETTE, bas.
Taisez-vous donc, jaseur.
ISABELLE.
J’oserois bien prédire
Que, sur le ton touchant dont vous vous exprimez,
Vous aimerez bientôt, si déjà vous n’aimez.
DORANTE.
Moi, Madame?
ISABELLE.
Oui, vous.
DORANTE.
Vous me raillez, sans doute.
LISETTE. à part.
Oh! ma foi, pour le coup mon homme est en déroute.
ISABELLE.
Je crois lire en vos yeux des symptômes d’amour.
DORANTE.
(haut à Lisette avec affectation.)
Madame, en vérité.... Pour lui faire ma cour,
Faut-il en convenir?
[69] LISETTE, bas.
Bravo, prenez courage.
Haut à Dorante. Mais il faut bien, Monsieur, aider au badinage.
ISABELLE.
Point ici de détour: parlez-moi franchement;
Seriez-vous amoureux?
LISETTE, bas, vivement.
Gardez de....
DORANTE.
Non vraiment,
Madame, il me déplaît fort de vous contredire.
ISABELLE.
Sur ce ton positif, je n’ai plus rien à dise:
Vous ne voudriez pas, je crois, m’en imposer.
DORANTE.
J’aimerois mieux mourir que de vous abuser.
LISETTE, bas.
Il ment, ma foi, fort bien; j’en suis assez contente.
ISABELLE.
Ainsi donc, votre cœur qu’aucun objet ne tente,
Les a tous dédaignes, & jusques aujourd’hui
N’en a point rencontre qui fut digne de lui.
DORANTE, à part.
Ciel! Se vit-on jamais en pareille détresse!
[70] LISETTE.
Madame, il n’ose pas, par pure politesse
Donner à ce discours son approbation;
Mais je sais que l’amour est son aversion.
Bas à Dorante. Il faut ici, du cœur.
ISABELLE.
Eh bien, j’en suis charmée,
Voilà notre amitié pour jamais confirmée,
Si ne sentant, du moins, nul penchant à l’amour,
Vous y voulez pour moi renoncer sans retour.
LISETTE.
Pour vous plaire, Madame, il n’est rien qu’il ne fasse.
ISABELLE.
Vous répondez pour lui? c’est de mauvaise grace.
DORANTE.
Hélas! j’approuve tout; direz vos volontés.
Tous vos ordres par moi seront exécutes.
ISABELLE.
Ce ne sont point des loix, Dorante, que j’impose,
Et si vous répugnez à ce que je propose,
Nous pouvons dis ce jour nous quitter bons amis.
DORANTE.
Ah! mon goût à vos vœux sera toujours soumis.
ISABELLE.
Vous êtes complaisant; je veux être indulgente,
[71] Et pour vous en donner une preuve évidente,
Je déclare à présent qu’un seul jour, un objet
Doivent borner le vœu qu’ici vous avez fait.
Tenez pour ce jour seul votre cœur en défense;
Evitez de l’amour jusques à l’apparence;
Envers un seul objet que je vous nommerai;
Résistez aujourd’hui, demain je vous ferai
Un don....
DORANTE, vivement.
A mon choix?
ISABELLE.
Soit, il faut vous satisfaire;
Et je vous laisserai régler votre salaire.
Je n’en excepte rien que les loix de l’honneur,
Je voudrois que le prix fut digne du vainqueur.
DORANTE.
Dieux! quels légers travaux pour tant de récompense!
ISABELLE.
Oui, mais si vous manquez un moment de prudence,
Le moindre acte d’amour, un soupir, un regard,
Un trait de jalousie, enfin, de votre part,
Vous privent à l’instant du droit que je vous laisse:
Je punirai sur moi votre propre foiblesse,
En vous voyant alors pour la derniere fois.
Telles sont du pari les immuables loix.
[72] DORANTE.
Ah! que vous m’épargnez de mortelles alarmes!
Mais quel est donc enfin cet objet plein de charmes
Dont les attraits pour moi sont tant à redouter?
ISABELLE.
Votre cœur aisément pourra les rebuter;
Ne craignez rien.
DORANTE.
Et c’est?
ISABELLE.
C’est moi.
DORANTE.
Vous?
ISABELLE.
Oui, moi-même.
DORANTE.
Qu’entends-je?
ISABELLE.
D’ou vous vient cette surprise extrême?
Si le combat avoit moins de facilite
Le prix ne vaudroit pas ce qu’il auroit coûte.
LISETTE.
Mais regardez-le donc; sa figure est à peindre!
DORANTE, à part.
Non; je n’en reviens pas. Mais il faut me contraindre.
[73] Cherchons en cet instant à remettre mes sens.
Mon cœur contre soi-même à lutte trop long-tems;
Il faut un peu de trêve à cet excès de peine.
La cruelle a trop vu le penchant qui m’entraîne,
Et je ne sais prévoir, à force d’y penser,
Si l’on veut me punir ou me récompenser.
SCENE VI
ISABELLE, LISETTE.
LISETTE.
De ce pauvre garçon le sort me touche l’ame.
Vous vous plaisez par trop à maltraiter sa flamme,
Et vous le punissez de sa fidélité.
ISABELLE.
Va, Lisette; il n’a rien qu’il n’ait bien mérite.
Quoi! pendant si long-tems il m’aura pu séduire?
Dans ses pièges adroits il m’aura su conduire?
Il aura, sous le nom d’une douce amitié....
LISETTE.
Fait prospérer l’amour?
ISABELLE.
Et j’en aurois pitié?
Il faut que ces trompeurs trouvent dans nos caprices
[74] Le juste châtiment de tous leurs artifices.
Tandis qu’ils sont amans, ils dépendent de nous:
Leur tour ne vient que trop si-tôt qu’ils sont Epoux?
LISETTE.
Ce sont bien, il est vrai, les plus francs hypocrites!
Ils vous savent long-tems faire les chatemites:
Et puis gare la griffe; oh! d’avance auprès d’eux
Prenons notre revanche.
ISABELLE.
en soi-même. Oui, le tour est heureux.
A Lisette. Je médite à Dorante une assez bonne piece
Ou nous aurons besoin de toute ton adresse.
Valere en peu de jours doit venir de Paris?
LISETTE.
Il arrive aujourd’hui, Dorante en a l’avis.
ISABELLE.
Tant mieux, à mon projet cela vient à merveilles.
LISETTE.
Or explique-nous donc la ruse sans pareilles.
ISABELLE.
Valere & ma Cousine unis d’un même amour
Doivent se marier peut-être des ce jour.
Je veux de mon dessein la faire confidente.
LISETTE.
Que ferez-vous, hélas! de la pauvre Eliante?
[75] Elle gâtera tout. Avez-vous oublie
Qu’elle est la bonté même, & que peu délie
Son esprit n’est pas fait pour le moindre artifice,
Et moins encor son cœur pour la moindre malice?
ISABELLE.
Tu dis fort bien, vraiment; mais pourtant mon projet.
Demanderoit....attends....mais oui; voilà le fait.
Nous pouvons aisément la tromper elle-même;
Cela n’en fait que mieux pour notre stratagême.
LISETTE.
Mais si Dorant, enfin, par l’amour emporte,
Tombe dans quelque piège ou vous l’aurez jette,
Vous ne pousserez pas, du moins, la raillerie
Plus loin que ne permet une plaisanterie?
ISABELLE.
Qu’appelles-tu, plus loin? Ce sont ici des jeux,
Mais dont l’événement doit être sérieux.
Si Dorante est vainqueur & si Dorante m’aime
Qu’il demande ma main, il l’a des l’instant même:
Mais si son foible cœur ne peut exécuter
La loi que par ma bouche il s’est laisse dicter;
Si son étourderie un peu trop loin l’entraîne,
Un éternel adieu va devenir la peine
Dont je me vengerai de sa séduction,
Et dont je punirai son indiscrétion,
Et dont je punirai son indiscrétion.
[76] LISETTE.
Mais s’il ne commettoit qu’une faute légère
Pour qui la moindre peine est encor trop sévère?
ISABELLE.
D’abord, à ses dépens nous nous amuserons,
Puis, nous verrons après ce que nous en ferons.
ACTE SECOND
SCENE PREMIERE
ISABELLE, LISETTE.
LISETTE.
Oui tout a réussi, Madame, par merveilles,
Eliante ecoutoit de toutes ses oreilles,
Et sur nos propos feints, dans sa vaine terre
Nous donne bien, je pense, au Diable de bon cœur.
ISABELLE.
Elle trait tout de bon que d’en veux à Valere?
LISETTE.
Et que trouvez-vous la que de fort ordinaire?
[77] D’une amie en secret s’approprier l’amant
Dame! attrape qui peut.
ISABELLE.
Ah! très-assurément
Ce procède va mal avec mon caractere.
D’ailleurs....
LISETTE.
Vous n’aimez point l’amant qui fait lui plaire
Et la vertu vous dit de lui laisser son bien.
Ah! qu’on est généreux quand il n’en coûte rien!
ISABELLE.
Non, quand je l’aimerois je ne suis pas capable....
LISETTE.
Mais croyez-vous au fond d’être bien moins coupable?
ISABELLE.
Le tour, je te l’avoue, est malin.
LISETTE.
Très-malin.
ISABELLE.
Mais....
LISETTE.
Les frais en sont faits, il faut en voir la fin,
N’est-ce pas?
ISABELLE.
Oui, je vais fausse lettre.
[78] A Valere feignant de la vouloir remettre
Tu tacheras tantôt, mais très-adroitement,
Qu’elle parvienne aux mains de Dorante.
LISETTE.
Oh! vraiment!
Carlin est si nigaud que....
ISABELLE.
Le voici lui-même.
Rentrons. Il vient à point pour notre stratagême.
SCENE II
CARLIN.
Valere est arrive, moi j’accours à l’instant;
Et voilà la façon dont Dorante m’attend.
Ou diable le chercher? Hom, qu’il m’en doit de belles!
On dit qu’au dieu Mercure on a donne des ailes:
Il en faut en effet pour servir un amant,
S’il ne nourrit son monde assez légèrement
Pour compenser cela. Quelle maudite vie
Que d’être assujettis à tant de fantaisies!
Parbleu! Ces maîtres-là sont de plaisans sujets!
Ils prennent, par ma foi, leurs gens pour leurs valets!
SCENE III
ELIANTE, CARLIN.
ELIANTE.
Ciel que viens-je d’étendre! &, qui voudra le croire?
Inventa-t-on jamais perfidie aussi noire?
CARLIN.
Eliante paroit: elle a les yeux en pleurs!
A qui diable en a-t-elle?
ELIANTE.
A de telles noirceurs
Qui pourroit reconnoître Isabelle & Valere?
CARLIN.
Ceci couvre a coup sur quelque nouveau mystère.
ELIANTE.
Ah! Carlin, qu’a propos je te rencontre ici!
CARLIN.
Et moi, très-à-propos je vous y trouve aussi,
Madame, si je puis vous y marquer mon zele.
ELIANTE.
Cours appeller Dorante & dis-lui qu’Isabelle;
[80] Lisette, & son ami nous trahissent trous trois.
CARLIN.
Je le cherche moi-même, & déjà par deux fois
J’ai couru jusqu’ici pour lui pouvoir apprendre
Que Valere au logis est reste pour l’attendre.
ELIANTE.
Valere? Ah le perfide! il méprise mon cour,
Il épouse Isabelle, sa coupable ardeur
A son ami Dorante arrachant sa maîtresse,
Outrage en même tems l’honneur & la tendresse.
CARLIN.
Mais de qui tenez-vous un si bizarre fait?
Il faux se défier des rapports qu’an nous fait.
ELIANTE.
J’en ai, peur mon malheur, la preuve trop certaine.
J’etois par pur hazard dans la chambre prochaine;
Isabelle & Lisette arrangeoient leur complot.
A travers la cloison, jusques au moindre mot
J’ai tout entendu....
CARLIN.
Mais, c’est de quoi me confondre!
A cette preuve-là je n’ai rien à repondre.
Que puis-je, cependant, faire pour vous servir?
ELIANTE.
Lisette en peu d’instans surement doit sortir.
[81] Pour porter à Valere elle-même une lettre
Qu’Isabelle en ses mains tantôt a dû remettre.
Tache de la surprendre, ouvre-la, porte-la
Sur-le-champ à Dorante; il pourra voir par-la
De tour leur noir complot la trame criminelle
Qu’il tache à prévenir cette injure cruelle,
Mon outrage est le sien.
CARLIN.
Madame, la douleur
Que je ressens pour vous dans le fond de mon cœur....
Allume dans mon ame....une telle colere....
Que mon esprit....ne peut....si je tenois Valere....
Suffit.... je ne dis rien.....Mais, ou nous ne pourrons,
Madame, vous servir....ou nous vous servirons.
ELIANTE.
De mon juste retour tu peux tout te promettre.
Lisette va venir: souviens-toi de la lettre.
Un autre procède seroit plus généreux,
Mais contre les trompeurs on peut agir comme eux.
Faute d’autre moyen pour le faire connoître,
C’est en le trahissant qu’il faut punir un traître,
SCENE IV
CARLIN.
Souviens-toi! C’est bien dit: mais pour exécuter
Le vol qu’elle demande, il y faut méditer.
Lisette n’est pas grue, & le diable m’emporte
Si l’on prend ce qu’elle a que de la bonne forte.
Je n’y vois qu’embarras. Examinons pourtant
Si l’on ne pourroit point....Le cas est important;
Mais il s’agit ici de ne point nous commettre,
Car mon dos.... C’est Lisette, & j’apperçois la lettre.
Eliante, ma foi, ne s’eut trompée en rien.
SCENE V
CARLIN, LISETTE avec une Lettre dans le sein.
LISETTE, à part.
Voilà déjà mon drôle aux aguets, tout va bien.
CARLIN.
A part. Hazardons l’aventure. Haut. Et comment va, Lisette?
LISETTE.
Je ne te voyois pas; on diroit qu’en vedette.
[83] Quelqu’un t’auroit mis-là pour détrousser les gens.
CARLIN.
Mais j’aimerois assez à piller les passans
Qui te ressembleroient.
LISETTE.
Aussi peu redoutables?
CARLIN.
Non, des gens qui seroient autant que toi volables.
LISETTE.
Que leur volerois-tu, pauvre enfant, je n’ai rien?
CARLIN.
Carlin de ces riens-la s’accommoderoit bien.
Par exemple, d’abord je tacherois de prendre....essayant d’escamoter la lettre.
LISETTE.
Fort bien, mais de ma part tachant de me défendre,
Vous ne prendriez rien, du moins pour le moment. Elle met la lettre dans la poche de son tablier du, cote de Carlin.
CARLIN.
Il faudroit donc tacher de m’y prendre autrement.
Qu’est-ce que cette lettre? ou vas-tu donc la mettre?
LISETTE, feignant d’être embarrassée.
Cette lettre, Carlin? Eh! mais, c’est une lettre....
Que je mets dans ma poche.
[84] CARLIN.
Oh! vraiment! je le vois.
Mais voudrois-tu me dire à qui....Il tache encore de prendre la lettre.
LISETTE, mettant la lettre dans l’autre poche opposée à Carlin.
Déjà deux fois
Vous avez essaye de la prendre par ruse.
Je voudrois bien savoir....
CARLIN.
Je te demande excuse;
Je dois à tes secrets ne prendre aucune part.
Je voulois seulement savoir si par hazard
Cette lettre n’est point pour Valere ou Dorante.
LISETTE.
Et si c’etoit pour eux....
CARLIN.
D’abord, je me présente,
Ainsi que je serois même en tout autre cas,
Pour la porter moi-même & vous sauver des pas.
LISETTE.
Elle est pour d’autres gens.
CARLIN.
Tu mens; voyons la lettre.
[85] LISETTE.
Et si vous la donnant, je vous faisois promettre
De ne la point montrer, me le tiendriez-vous?
CARLIN.
Oui, Lisette, en honneur, j’en jure à tes genoux.
LISETTE.
Vous m’apprenez comment il faudra me conduire:
De ne la point montrer on a su me prescrire,
J’ai promis en honneur.
CARLIN.
Oh! c’est un autre point:
Ton honneur & le mien ne se ressemblent point.
LISETTE.
Ma foi, Monsieur Carlin, j’en serois très-fâchée.
Voyez l’impertinent.
CARLIN.
Ah! vous êtes cachée!
Je connois maintenant quel est votre motif.
Votre esprit en détours seroit moins inventif,
Si la lettre touchoit un autre que vous-même;
Un traître de rival est l’objet du stratagême,
Et j’ai, pour mon malheur, trop su le pénétrer,
Par vos précautions pour ne la peint montrer.
LISETTE.
Il est vrai; d’un rival devenue amoureuse,
[86] De vos soins désormais je suis peu curieuse.
CARLIN, en déclamant.
Oui, perfide, je vois que vous me trahissez.
Sans retour pour mes soins, pour mes travaux passés.
Quand je vous promenois par toutes les guinguettes.
Lorsque je vous aidois à plisser vos cornettes,
Quand je vous faisois soir la foire ou l’Opéra,
Toujours, me disiez-vous, notre amour durera.
Mais déjà d’autres feux ont chasse de ton ame
Le charmant souvenir de ton ancienne flamme.
Je sens que le regret m’accable de vapeurs;
Barbare, c’en est fait, c’est pour toi que je meurs.
LISETTE.
Non, je t’aime toujours; mais il tombe en foiblesse:
Pendant que Lisette le soutient & lui fait sentir son flacon,
Carlin lui vole la lettre.
Pourquoi vouloir aussi lui cacher ma tendresse?
C’est moi qui l’assassine. Eh! vite mon flacon;
Sens, sens, mon pauvre enfant. à part. Ah! le ruse fripon!
Haut. Comment te trouves-tu?
CARLIN.
Je reviens à la vie.
LISETTE.
De la mienne bientôt ta mort seroit suivie.
CARLIN.
Ta divine liqueur m’a tout reconforté.
[87] LISETTE, à part.
C’est ma lettre, coquin, qui t’a ressuscite.
Haut. Avec toi cependant, trop long-tems je m’amuse; il faudra que je rêve à trouver quelque excuse,
Et déjà je devrois être ici de retour.
Adieu, mon cher Carlin.
CARLIN.
Tu t’en vas, mon amour?
Rassure-moi, du moins, sur ta persévérance.
LISETTE.
Eh quoi! peux-tu douter de toute ma constance?
A part. Il croit m’avoir dupée, & rit de mes propos;
Avec tout leur esprit les hommes sont des sots.
SCENE VI
CARLIN.
A la fin je triomphe & voici ma conquête.
Ce n’est pas tout; il faut encore un coup de tête:
Car, à Dorante ainsi si je vais le porter,
Il la rend aussi-tôt sans la décacheter,
La chose est immanquable: & cependant Valere
Vous lui souffle Isabelle, & sous mon ministre
Je verrai ses appas, je verrai ses écus.
[88] Passer en d’autres mains & mes projets perdus!
Il faut ouvrir la lettre....Eh! oui; mais si je l’ouvre,
Et par quelque malheur que mon vol se découvre,
Valere pourroit bien.....la peste soit du sot!
Qui diable le saura? moi, je n’en dirai mot.
Lisette aura sur moi quelque soupçon peut-être:
Et bien, nous mentirons.....Allons, servons mon maître,
Et contentons sur-tout ma curiosité.
La cire ne tient point: tout est déjà faute:
Tant mieux: la refermer sera chose facile. Il lit en parcourant
Diable! voyons ceci.
Il lit.
Je vous prévins par cette lettre, mon cher Valere, supposant que vous arriverez aujourd’hui, comme nous en sommes convenus. Dorante est notre dupe plus que jamais: il est toujours persuade que c’est à Eliante que vous en voulez, & j’ai imagine là-dessus un stratagême assez plaisant, pour nous amuser à ses dépens & l’empêcher de troubles notre mariage: j’ai fait avec lui une espece de pari, par lequel il s’est engage à ne me donner d’ici à demain aucune rnarque d’amour ni de jalousie, sous peine de ne me voir jamais. Pour le séduire plus surement, je l’accablerai de tendresses outrées, que vous ne devez prendre à son égard que pour ce qu’elles valent; s’il manque à son engagement, il m’autorise à rompre avec lui sans détour; & s’il l’observe, il nous délivre de ses importunités jusqu’à la conclusion de l’affaire. Adieu; le Notaire est déjà mande; tout est prêt pour l’heure marquée, & je puis être à vous des ce soir.
ISABELLE.
Tubleu!
[89] Tubleu! le joli style!
Après de pareils tours on ne dit rien, sinon
Qu’il faut pour les trouver être femme ou démon.
Oh! que voici de quoi bien réjouir mon maître!
Quelqu’un vient: .c’est lui-même.
SCENE VII
DORANTE, CARLIN.
DORANTE.
Ou te tiens-tu donc, traître?
Je te cherche par-tout.
CARLIN.
Moi, je vous cherche aussi;
Ne m’avez-vous pas dit de revenir ici?
DORANTE.
Mais pourquoi si long-tems....
CARLIN.
Donnez-vous patience.
Si vous montrez en tout la même pétulance
Nous allons voir beau jeu.
DORANTE.
Qu’est-ce que ce discours?
[90] CARLIN.
Ce n’est rien; seulement à vos tendres amours
Il faudra dire adieu.
DORANTE.
Quelle sotte nouvelle
Viens-tu....
CARLIN.
Point de courroux: Je sais bien qu’Isabelle
Dans le fond de son cœur vous aime uniquement;
Mais, pour nourrir toujours un si doux-sentiment,
Voyez comme de vous elle parle à Valere.
DORANTE.
L’ecriture, en effet, est de son caractere. II lit la lettre.
Que vois-je? malheureux! d’ou te vient ce billet?
CARLIN.
Allez-vous soupçonner que c’est moi qui l’ai fait?
DORANTE.
D’ou te vient-il, te dis-je?
CARLIN.
A la chere Suivante
Je l’ai surpris tantôt par ordre d’Eliante.
DORANTE.
D’Eliante! Comment?
CARLIN.
Elle avoir découvert
[91] Toute la trahison qu’arrangeoient de concert
Isabelle & Lisette, &, pour vous en instruire,
Jusqu’en ce vestibule a couru me le dire.
La pauvre enfant pleuroit.
DORANTE.
Ah! je suis confondu!
Aveugle que j’etois! comment n’ai-je pas du
Dans leurs airs affectes voir leur intelligence?
On abuse aisément un cœur sans défiance.
Ils se rioient ainsi de ma simplicité!
CARLIN.
Pour moi, depuis long-tems je m’en étois doute.
Continuellement on trouvoit ensemble.
DORANTE..
Ils se voyoient fort peu devant moi, ce me semble.
CARLIN.
Oui, c’etoit justement pour mieux cacher leur jeu:
Mais leurs regards....
DORANTE.
Non pas; ils se regardoient peu
Par affectation.
CARLIN.
Parbleu! voilà l’affaire.
DORANTE.
Chez moi-même à l’instant ayant trouve Valere,
[92] J’aurois du voir au ton dont parlant de leurs nœuds
D’Eliante avec art il faisoit l’amoureux,
Que l’ingrat ne cherchoit qu’à me donner le change.
CARLIN.
Jamais crédulité fut-elle plus étrange?
Mais que sert le regret, & qu’y faire, après tout?
DORANTE.
Rien; je veux seulement savoir si jusqu’au bout
Ils oseront porter leur lâche stratagême.
CARLIN.
Quoi! vous prétendez donc être témoin vous-même.
DORANTE.
Je veux voir Isabelle, & feignant d’ignorer
Le prix qu’a ma tendresse elle a su préparer;
Pour la mieux détester je pretends me contraindre
Et sur son propre exemple apprendre l’art de feindre.
Toi, va tout préparer pour partir des ce soir.
CARLIN va & revient.
Peut-être....
DORANTE.
Quoi?
CARLIN.
J’y cours.
DORANTE.
Je suis au désespoir.
[93] Elle vient. A ses yeux déguisons ma colere.
Qu’elle est charmante! Hélas! comment se peut-il faire
Qu’on esprit aussi noir anime tant d’attraits?
SCENE VIII
ISABELLE, DORANTE.
ISABELLE.
Dorante, il n’est plus tems d’affecter désormais
Sur mes vrais sentimens un secret inutile.
Quand la chose nous touche on voit la moins habile
A l’erreur qu’elle feint se livrer rarement.
Je pretends avec vous agir plus franchement,
Je vous aime, Dorante, & ma flamme sincere
Quittant ces vains dehors d’une sagesse austère
Dont le faste sert mal à déguiser le cœur,
Veut bien à vos regards dévoiler son ardeur.
Après avoir long-tems vante l’indifférence,
Après avoir souffert un an de violence,
Vous ne sentez que trop qu’il n’en coûte pas peu
Quand on se voit réduite à faire un tel aveu.
DORANTE.
Il faut en convenir; je n’avois pas l’audace
De m’attendre, Madame, à cet excès de grace.
[94] Cet aveu me confond & je ne suis douter
Combien, en le faisant, il a du vous coûter.
ISABELLE.
Votre discrétion, vos feux, votre constance,
Ne meritoient pas moins que cette récompense;
C’est au plus tendre amour, à l’amour éprouve.
Qu’il faut rendre l’espoir dont je l’avois prive.
Plus vous auriez d’ardeur, plus, craignant ma colere,
Vous vous attacheriez à ne pas me déplaire;
Et mon exemple seul a pu vous dispenser
De me cacher un feu qui devoit m’offenser.
Mais quand à vos retards toute ma flamme éclate
Sur vos vrais sentimens peut-être je me flatte,
Et je ne les vois point ici se déclarer,
Tels qu’après cet aveu j’aurois pu l’espérer.
DORANTE.
Madame, pardonnez au trouble qui me gêne,
Mon bonheur est trop grand pour le croire sans peine,
Quand je songe quel prix vous m’avez destine,
De vos rares bontés je me sens étonne.
Mais moins à ces bontés j’avois droit de prétendre,
Plus au retour trop du vous devez vous attendre,
Croyez, sous ces dehors de la tranquillité,
Que le fond de mon cœur n’est pas moins agite.
ISABELLE.
Non, je ne trouve point que votre air soit tranquille,
[95] Mais il semb!e annoncer plus de torrens de bile,
Que de transports d’amour: je ne crois pas pourtant,
Que mon discours, pour vous, ait eu rien d’insultant,
Et, sans trop me flatter, d’autres à votre place
L’auroient pu recevoir d’un peu meilleure grace.
DORANTE.
A d’autres, en effet, il eut convenu mieux.
Avec autant de goût on a de meilleurs yeux,
Et je ne trouve point, sans doute, en mon: mérite
De quoi justifier ici votre conduite:
Mais, je vois qu’avec moi vous voulez plaisanter:
C’est à moi de savoir, Madame, m’y prêter.
ISABELLE.
Dorante, c’est pousser bien loin la modestie:
Ceci n’a point trop l’air d’une plaisanterie,
Il nous en coûte assez en déclarant nos feux,
Pour ne pas faire un jeu de semblables aveux.
Mais, je crois pénétrer le secret de votre ame;
Vous craignez que; cherchant à tromper votre flamme,
Je ne veuille abuser du défi de tantôt
Pour tacher aujourd’hui de vous prendre en défaut.
Je ne vous cache point qu’il me paroit étrange
Qu’avec autant d’esprit on prenne ainsi le change:
Pensez-vous que des feux qu’allument nos attraits
Nous redoutions si fort les transports indiscrets,
Et qu’un amour ardeur jusqu’à l’extravagance,
Ne nous flatte pas mieux qu’un excès ce prudence.
[96] Croyez., si votre sort dependoit du pari,
Que c’est de le gagner que vous feriez puni.
DORANTE.
Madame, vous jouez fort bien la Comédie;
Votre talent m’étonne, il me fait même envier,
Et, pour savoir répondre à des discours si doux,
Je voudrois en cet art exceller comme vous:
Mais, pour vouloir trop loin pousser le badinage,
Je pourrois à la fin manquer mon personnage
Et reprenant, peut-être, un ton trop sérieux....
ISABELLE.
A la plaisanterie, il n’en feroit que mieux.
Tout de bon, je ne fais ou de cette boutade,
Votre esprit a peche la grotesque incartade.
Je m’en amuserois beaucoup en d’autres tems.
Je ne veux point ici vous gêner plus long-tems.
Si vous prenez ce ton par pure, gentillesse,
Vous pourriez l’assortir avec la politesse:
Si vos mépris pour moi veulent se signaler,
Il faudra bien chercher de quoi m’en consoler.
DORANTE, en fureur.
Ah! per....
ISABELLE, l’interrompant vivement.
Quoi?
DORANTE, faisant effort pour se calmer.
Je me tais.
[97] ISABELLE, à part.
De peur d’étourderie,
Allons faire en secret veiller sur sa furie.
Dans ses emportemens je vois tout son amour....
Je crains bien à la fin de l’aimer à mon tour. Elle sort en faisant d’un air poli, mais railleur, une révérence à Dorante.
SCENE IX
DORANTE.
Me suis-je assez long-tems contraint en sa présence?
Ai-je montre près d’elle assez de patience?
Ai-je assez observe ses perfides noirceurs?
Suis-je assez poignarde de ses fausses douceurs?
Douceurs pleines de fiel, d’amertume & de larmes,
Grands Dieux! que pour mon cœur vous eussiez eu de charmes,
Si sa bouche, parlant avec sincérité
N’eut pas au fond du sien trahi la vérité!
J’en ai trop endure, je devois la confondre;
A cette Lettre, enfin, qu’eut-elle ose répondre?
Je devois à mes yeux un peu l’humilier;
Je, devois....mais plutôt, songeons à l’oublier.
Fuyons, éloignons-nous de ce séjour funeste;
Achevons d’étouffer un feu que je déteste,
Mais ne partons qu’après avoir tire raison
Du perfide Valere ex de sa trahison.
ACTE TROISIEME
SCENE PREMIERE
LISETTE, DORANTE, VALERE.
LISETTE.
Que vous faire tous deux ardens à la colere?
Sans moi, vous alliez faire une fort belle affaire!
Voilà mes bons amis si prompts à s’engager
Ils sont encore plus prompts, souvent, à s’égorger.
DORANTE.
J’ai tort, mon cher Valere, & t’en demande excuse:
Mais pouvois-je prévoir une semblable ruse?
Qu’un cœur bien amoureux: est facile à duper!
Il n’en faloit pas tant, hélas! pour me tromper.
VALERE.
Ami, je suis charme du bonheur de ta flamme.
Il manquoit à celui qui pénétré mon ame,
De trouver dans ton cœur les mêmes sentimens,
Et de nous voir heureux tous deux en même tems.
[99] LISETTE à Valere.
Vous pouvez en parler tout-à-fait à votre aise;
Mais pour Monsieur Dorante, il faut, ne lui déplaise,
Qu’il nous fasse l’honneur de prendre son conge.
DORANTE.
Quoi! songes-tu.....
LISETTE.
C’est vous qui n’avez pas songe
A la loi qu’aujourd’hui vous prescrit Isabelle.
On peut se battre, au fond, pour une bagatelle,
Avec les gens qu’on croit qu’elle veut épouser:
Mais Isabelle est femme à s’en formaliser.
Elle va, par orgueil, mettre en sa fantaisie,
Qu’un tel combat s’est fait par pure jalousie;
Et sur de tels exploits, je vous laisse à juger
Quel prix à vos lauriers elle doit adjuger?
DORANTE.
Lisette, ah! mon enfant, ferois-tu bien capable
De trahir mon amour en me rendant coupable
Ta maîtresse de tout se rapporte à ta foi;
Si tu veux me sauver cela dépend de toi.
LISETTE.
Point, je veux lui conter vos brillantes prouesses
Pour vous faire ma cour.
DORANTE.
Hélas! de mes foiblesses
[100] Montre quelque pitié.
LISETTE.
Très-noble Chevalier,
Jamais un Paladin ne s’abaisse à prier:
Tuer d’abord les gens c’est la bonne maniere.
VALERE.
Peux-tu voir de sang-froid comme il se désespéré,
Lisette? Ah! sa douleur auroit du t’attendrir,
LISETTE.
Si je lui dis un mot, ce mot pourra l’aigrir,
Et contre moi, peut-être, il tirera l’épée.
DORANTE.
J’avois compte sur toi, mon attente est trompée;
Je n’ai plus qu’a mourir.
LISETTE.
Oh! le rare secret!
Mais il est du vieux tems, j’en ai bien du regret,
C’etoit un beau prétexte.
VALERE.
Eh! ma pauvre Lisette!
Laisse de ces propos l’inutile défaire
Sers-nous si tu le peux, si tu le veux du moins,
Et compte que nos cœurs acquitteront tes soins.
DORANTE.
Si tu rends de mes feux l’espérance accomplie
[101] Dispose de mes biens, dispose de ma vie;
Cette bague d’abord....
LISETTE prenant la bague.
Quelle nécessite?
Je pretends vous servir par générosité.
Je veux vous protéger auprès de ma maîtresse;
Il faut qu’elle partage enfin votre tendresse;
Et voici mon projet. Prévoyant de vos coups,
Elle m’avoit tantôt envoyé près de vous
Pour empêcher le mal & ramener Valere,
Afin qu’il ne vous put éclaircir le mystère:
Que si je ne pouvois autrement tout parer,
Elle m’avoir charge de vous tout déclarer.
C’est donc ce que j’ai fait quand vous vouliez vous battre,
Et qu’il vous a falu, Monsieur, tenir à quatre.
Mais je devois de plus observer avec soin
Les gestes, dits & faits dont je serois témoin,
Pour voir si vous étiez fidele à la gageure.
Or, si je m’en tenois à la vérité pure,
Vous sentez bien, je crois, que c’est fait de vos feux:
Il faudra donc mentir; mais pour la tromper mieux
Il me vient dans l’esprit une nouvelle idée....
DORANTE.
Qu’est-ce?....
VALERE.
Dis-nous un peu....
LISETTE.
Je suis persuadée....
[102] N on....si....si-fait....je crois.....ma foi, je n’y suis plus.
DORANTE.
Morbleu!
LISETTE.
Mais à quoi bon tant de soins superflus?
L’idée est toute simple; ecoutez-bien, Dorante:
Sur ce que je dirai, bientôt impatiente
Isabelle chez vous va vous faire appeller,
Venez; mais comme si j’avois su vous celer
Le projet qu’aujourd’hui sur vous elle médite,
Vous viendrez sur le pied d’une simple visite,
Approuvant froidement tout ce qu’elle dira,
Ne contredisant rien de ce qu’elle voudra.
Ce soir un feint contrat pour elle & pour Valere
Vous sera propose pour vous mettre en colore;
Signez-le sans façon; vous pouvez être sur
D’y voir par-tout du blanc pour le nom du futur.
Si vous vous tirez bien de votre peut rôle,
Isabelle, obligée à tenir sa parole,
Vous cède le pari, peut-être des ce soir,
Et le prix, par la loi, reste en votre pouvoir.
DORANT.
Dieux! quel espoir flatteur succède à ma souffrance!
Mais n’abuses-tu point ma crédule espérance?
Puis-je compter sur toi?
LISETTE.
Le compliment est doux!
[103] Vous me payez ainsi de ma bonté pour vous?
VALERE.
Il est fort question de te mettre en colere!
Songe à bien accomplir ton projet salutaire,
Et loin de t’irriter contre ce pauvre amant,
Connois à ses terreurs l’excès de son tourment.
Mais je brûle d’ardeur de revoir Eliante,
Ne puis-je pas entrer? Mon ame impatiente....
LISETTE.
Que les amans sont vifs! Oui, venez avec moi.
A Dorante. Vous, de votre bonheur fiez-vous à ma foi,
Et retournez chez vous attendre des nouvelles.
SCENE II
DORANTE.
Je verrois terminer tant de peines cruelles!
Je pourrois voir enfin mon amour couronne!
Dieux! à tant de plaisirs serois-je destine?
Je sens que les dangers ont irrite ma flamme;
Avec moins de fureur elle brûloit mon ame,
Quand je me figurois par trop de vanité
Tenir déjà le prix dont je m’étois flatte.
Quelqu’un vient. Evitons de me laisser connoître,
[104] Avant le tems prescrit je ne dois point paroître.
Hélas! mon foible cœur ne peut se rassurer,
Et je crains encor plus que je n’ose espérer.
SCENE III
ELIANTE, VALERE.
ELIANTE.
Oui, Valere, déjà de tout je suis instruite,
Avec beaucoup d’adresse elles m’avoient séduite,
Avec un entretien feint entre elles concerte,
Et que, sans m’en douter, j’avois trop écoute.
VALERE.
Eh! quoi, belle Eliante, avez-vous donc pu croire
Que Valere à ce Point ennemi de sa gloire,
De son bonheur, sur-tout, cherchât en d’autres nœuds
Le prix dont vos bontés avoient flatte ses vœux?
Ah! que vous avez mal juge de ma tendresse!
ELIANTE.
Je conviens avec vous de toute ma foiblesse.
Mais que j’ai bien paye trop de crédulité!
Que n’avez-vous pu voir ce qu’il m’en à coûte
Isabelle, à la fin, par mes pleurs attendrie
A, par un franc aveu, calmi ma jalousie:
[105] Mais cet aveu, pourtant en exigeant de moi,
Que sur tel secret je donnasse ma foi
Que Dorante par moi n’en auroit nul indice.
A mon amour pour vous j’ai fait ce sacrifice:
Mais il m’en coûte fort pour le tromper ainsi.
VALERE.
Dorante est comme vous instruit de tout ceci.
Gardez votre secret en affectant de feindre.
Isabelle bientôt lasse de se contraindre,
Suivant notre projet peut-être des ce jour
Tombe en son propre piège & se rend à l’amour.
SCENE IV
ISABELLE, ELIANTE, VALERE.
& LISETTE un peu après.
ISABELLE en soi-même.
Ce sang-froid de Dorante & me pique & m’outrage.
Il m’aime donc bien peu, s’il n’a pas le courage
De rechercher du moins un éclaircissement!
LISETTE arrivant.
Dorante va venir, Madame, en un moment.
J’ai fait en même tems appeller le Notaire,
[106] ISABELLE.
Mais il nous faut encor le secours de Valere:
Je crois qu’il voudra bien nous servir aujourd’hui.
J’ai bonne caution qui me répond de lui.
VALERE.
Si mon zele suffit & mon respect extrême,
Vous pourriez bien, Madame, en répondre vous-même.
ISABELLE.
J’ai besoin d’un mari seulement pour ce soir,
Voudriez-vous bien l’être?
ELIANTE.
Eh! mais! il faudra voir.
Comment! il vous faut donc des cautions, Cousine,
Pour pleiger vos maris?
LISETTE.
Oh! oui; car pour la mine,
Elle trompe souvent.
ISABELLE à Valere.
Et bien, qu’en dites-vous?
VALERE.
On ne refuse pas, Madame, un sort si doux;
Mais d’un terme trop court....
ISABELLE.
Il est bon de vous dire,
[107] Au reste, que ceci n’est qu’un hymen pour rire.
LISETTE.
Dorante est la; sans moi, vous alliez tout gâter.
ISABELLE.
J’espere que son cœur ne pourra résister
Au trait que le lui garde.
SCENE V
ISABELLE, DORANTE, ELIANTE, VALERE, LISETTE.
ISABELLE.
Ah! vous voilà, Dorante,
De vous voir aussi peu, je ne suis pas contente:
Pourquoi me fuyez-vous? trop de présomption
M’a fait croire, il est vrai, qu’un peu de passion
De vos soins près de moi pouvoit être la cause:
Mais faut-il pour cela prendre si mal la chose?
Quand j’ai voulu tantôt par de trop doux aveux
Engager votre cour à dévoiler ses feux,
Je n’avoir pas pense que ce fut une offense
A troubler entre nous la bonne intelligence;
Vous m’avez, cependant, par des airs suffisans
Marque trop clairement vos mépris offensans;
[108] Mais si l’amant méprise un si foible esclavage,
Il faut bien’que l’ami du moins m’en dédommage;
Ma tendresse n’est pas un tel affront, je crois,
Qu’il faille m’en punir en rompant avec moi:
DORANTE.
Je sens ce que je dois à vos bontés, Madame,
Mais vos sages leçons ont si touche mon ame,
Que pour vous rendre ici même sincérité,
Peut-être mieux que vous j’en aurai profite.
ISABELLE, bas à Lisette.
Lisette, qu’il est froid! il a l’air tout de glace.
LISETTE, bas.
Bon! c’est qu’il est pique; c’est par pure grimace.
ISABELLE.
Depuis notre entretien, vous serez bien surpris
D’apprendre en cet infant le parti que j’ai pris.
Je vais me marier.
DORANTE, froidement.
Vous marier! vous-même?
ISABELLE.
En personne. D’ou vient cette surprise extrême?
Ferois-je mal, peut-être?
DORANTE.
Oh non: c’est fort bien fait.
[109] Cet hymen-là s’est fait un grand secret.
ISABELLE.
Point. C’est sur le refus que vous m’avez su faire
Que je vais épouser.... devinez.
DORANTE.
Qui?
ISABELLE.
Valere.
DORANTE.
Valere? Ah! Mon ami, je t’en fais compliment.
Mais Eliante, donc?....
ISABELLE.
Me cède son amant.
DORANTE.
Parbleu! voilà, Madame, un exemple bien rare.
LISETTE.
Avant le mariage, oui, le fait est bizarre;
Car, si c’etoit après; ah! qu’on en cederoit
ISABELLE, bas à Lisette.
Lisette, il me paroit
Qu’il ne s’anime point.
LISETTE, bas.
Il croit que l’on badine:
[110] Attendez le contrat, & vous verrez sa mine.
ISABELLE, à part.
Périsssent mon caprice & mes jeux insensés!
UN LAQUAIS.
Le Notaire est ici.
DORANTE.
Mais, c’est être presses.
Le contrat des ce soir! Ce n’st pas raillerie.
ISABELLE.
Non, sans doute, Monsieur, & même je vous prie,
En qualité d’ami, de vouloir y signer.
DORANTE.
A vos ordres toujours je dois me résigner.
ISABELLE, bas.
S’il signe, c’en est fait, il faut que j’y renonce.
SCENE VI
LE NOTAIRE, & les Acteurs de la Scene précédente.
LE NOTAIRE.
Requiert-on que tout haut le contrat je prononce?
VALERE.
Non, Monsieur le Notaire; on s’en rapporte en tout,
A ce qu’a fait Madame; il suffit qu’a son goût
Le contrat soir passe.
ISABELLE, regardant Dorante d’un air de dépit.
Je n’ai pas lieu de craindre,
Que de ce qu’il contient personne ait à se plaindre.
LE NOTAIRE.
Or puisqu’il est ainsi, je vais sommairement,
En bref, succinctement, compendieusement
Résumer, expliquer, en style laconique,
Les points articules en cet acte authentique,
Et jouxte la minute entre mes mains restant,
Ainsi que selon droit & coutume s’entend.
D’abord pour les futurs. Item, pour leurs familles,
Bisayeuls, trisayeuls, y pere, enfans, fils & filles,
Du moins repûtes tels, ainsi que par la loi,
Quem nuptiae monstrant il appert faire foi.
[112] Item, pour leur pays séjour & domicile.,
Passé, présent, futur, tant aux champs qu’a la ville..
Item, pour tous leurs biens., acquêts, conquêts, dotaux
Préciput, hypothèque, & biens paraphernaux.
Item, encor, pour ceux de leur estoc & ligne....
LISETTE.
Item, vous nous feriez une faveur insigne,
Si de ces mots cornus le poumon dégagé,
Il vous plaisoit, Monsieur, abréger l’abrégé.
VALERE.
Au vrai, tous ces détails nous sont fort inutiles.
Nous croyons le contrat plein de clauses subtiles,
Mais on n’a nul désir de les voir aujourd’hui.
LE NOTAIRE.
Voulez-vous procéder, approuvant icelui
A le corroborer de votre signature.
ISABELLE.
Signons, je le veux bien, voilà mon ecriture.
A vous Valere.
ELIANTE, bas à Isabelle.
Au moins, ce n’est pas tout de bon,
Vous me l’avez promis, Cousine?
ISABELLE.
Eh! min Dieu, non.
Dorante veut-il bien nous faire aussi la grace.....
Elle lui présente la plume.
[113] DORANTE.
Pour vous plaire, Madame, il n’est rien qu’on ne faite.
ISABELLE, à part
Le cœur me bat: je crains la fin de tout ceci.
DORANTE, à part.
Le futur est en blanc; tout va bien jusqu’ici.
ISABELLE, bas.
Il signe sans façon!..... à la fin je soupçonne.....
A Lisette. Ne me trompez-vous point?
LISETTE.
En voici d’une bonne!
L seroit fort plaisant que vous le pensassiez!
ISABELLE.
Hélas! Et plut au ciel que vous me trompassiez;
Je serois sure au moins de l’amour de Dorante.
LISETTE.
Pour en faire, quoi?
ISABELLE.
Rien. Mais je serois contente.
LISETTE, à part.
Que les pauvres enfans te contraignent tous deux!
ISABELLE, à Valere.
Valere, enfin, l’hymen va couronner nos vœux;
[114] Pour en serrer les nœuds sous un heureux auspice;
Faisons en les formant un acte de justice.
A Dorante à l’instant je cède le pari.
J’avois cru qu’il m’aimoit, mais mon esprit guéri.
S’apperçoit de combien je m’étois abusée.
En secret mille fois je m’étois accusée.
De le désespérer par trop de cruauté.
Dans un piège allez fin, il s’est précipité;
Mais il ne m’est reste pour fruit de mon adresse.
Que le regret de voir que son cœur sans tendresse
Bravoit également & la ruse & l’amour.
Choisissez donc, Dorante, & nommez en ce jour,
Le prix que vous mettez au gain de la gageure;
Je dépens d’un epoux, mais je me tiens bien sure
Qu’il est trop généreux pour vous le disputer.
VALERE.
Jamais plus justement vous n’auriez pu compter
Sur mon obéissance.
DORANTE.
II faut donc vous le dire
Je demande.....
ISABELLE.
Eh bien, quoi?
DORANTE.
La liberté d’écrire.
ISABELLE.
D’écrire!
[115] LISETTE.
Il est donc fou.
VALERE.
Que demandes-tu la?
DORANTE.
Oui; d’écrire mon nom dans le blanc que voilà.
ISABELLE.
Ah! vous m’avez trahie!
DORANTE, à ses pieds.
Eh! quoi! belle Isabelle,
Ne vous lassez-vous point de m’être si cruelle?
Faut-il encor....
SCENE VII
CARLIN, botte & un fouet à la main. Tous les Acteurs de la Scene précédente.
CARLIN.
Monsieur, les chevaux sont tout prêts,
La chaise nous attend.
DORANTE.
La peste des Valets!
[116] CARLIN.
Monsieur, le tems se passe.
VALERE.
Eh! quelle fantaisie
De nous troubler....
CARLIN.
Il est six heures & demie.
DORANTE.
Te tairas-tu?
CARLIN.
Monsieur, nous partirons trop tard.
DORANTE.
Voilà bien, à mon gré, le plus maudit bavard!
Madame, pardonnez....
CARLIN.
Monsieur, il faut me taire,
Mais nous avons ce soir bien du chemin à faire!
DORANTE.
Le grand diable d’enfer puisse-t-il t’emporter!
ELIANTE.
Lisette, explique lui....
LISETTE.
Bon, veut-il m’écouter?
Et peut-on dire un mot ou parle Monsieur Carle?
[117] CARLIN, un peu vite.
Eh! parle au nom du ciel! avant qu’on parle, parle:
Parle, pendant qu’on parle: & quand on a parle
Parle encor, pour finir sans avoir déparlé.
DORANTE.
Toi, déparleras-tu, parleur impitoyable?
A Isabelle. Puis-je, enfin, me flatter qu’un penchant favorable.
Confirmera le don que vos loix m’ont promis?
ISABELLE.
Je ne sais si ce don vous est si bien acquis,
Et j’entrevois ici de la friponnerie;
Mais en punition de mon étourderie
Je vous donne ma main & vous laisse mon cœur.
DORANTE, baisant la main d’Isabelle.
Ah! vous mettez par-la le comble à mon bonheur.
CARLIN.
Que diable sont-ils donc? aurois-je la berlue.
LISETTE.
Non, vous avez, mon cher, une très-bonne vue,
Riant. Témoin la lettre....
CARLIN.
Eh! bien; de quoi veux-tu parler?
LISETTE.
Que j’ai tant eu de peine à me faire voler.
[118] CARLIN.
Quoi c’etoit tout exprès?....
LISETTE.
Mon Dieu, quel imbécile!
Tu t’imaginois donc être le plus habile?
CARLIN.
Je sens que j’avois tort; cette ruse, d’enfer
Te doit donner le pas sur Monsieur Lucifer.
LISETTE.
Jamais comparaison ne fut moins méritée;
Au bien de mon prochain toujours je suis portée:
Tu vois que par mes soins ici tout est content;
Ils vont se marier, en veux-tu faire autant?
CARLIN.
Tope; j’en fais le saut, mais sois bonne diablesse;
A me cacher tes tours mets toute ton adresse;
Toujours dans la maison fais prospérer le bien;
Nargue du demeurant quand je n’en saurai rien.
LISETTE.
Souvent parmi les jeux le cœur de la plus sage
Plus qu’elle ne voudroit en badinant s’engage;
Belles, sur cet exemple apprenez en ce jour
Qu’on ne peut sans danger se jouer à l’amour.
FIN.
JEAN JACQUES ROUSSEAU
LES MUSES GALANTES,
BALLET
[[D.] 1743, juin, 1745, juillet; M.[Bibliothèque de la Ville de Neuchâtel ms. R. 30; [O.] Œuvres posthumes, Genève, 1781, tome I; [S.] le Pléiade édition, t. II, pp. 1049-1077 SOURCE= Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VIII, pp. 119-156.]
LES MUSES GALANTES,
BALLET.
AVERTISSEMENT
Cet Ouvrage est si médiocre en son genre, & le genre en est si mauvais, que pour comprendre comment il m’a pu plaire, il faut sentir toute la force de l’habitude & des préjugés. Nourri des mon enfance dans le goût de la Musique Françoise & de l’espece de Poésie qui lui est propre, je prenois le bruit pour de l’harmonie, le merveilleux pour de l’intérêt, & des chansons pour un Opéra.
En travaillant à celui-ci, je ne songeois qu’a une donner des paroles propres à déployer les trois caracteres de Musique dont j’etois occupe; dans ce dessein je choisis Hésiode pour le genre eleve & fort, Ovide pour le tendre, Anacréon pour le gai. Ce plan n’etoit pas mauvais si j’avois mieux su le remplir.
Cependant, quoique la Musique de cette Piece ne vaille gueres mieux que loi Poésie, on ne laisse pas d’y trouver de tems en tems des morceaux pleins de chaleur & de vie. L’Ouvrage a été exécute plusieurs fois avec assez de succès; savoir, en 1745 devant M. le Duc de Richelieu qui le destinoit pour la Cour, en 1747, sur le Théâtre de l’Opéra, & en 1761 devant M. le Prince de Conti. Ce fut même sur l’exécution de quelques morceaux que j’en avois fait répéter chez M. de la Popeliniere que M. Rameau, qui les entendit, conçut contre moi cette violente haine dont il n’a cesse de donner des marques jusqu’à sa mort.
LES MUSES GALANTES,
BALLET.
PROLOGUE
Le théâtre représente le mont Parnasse; Apollon y paroit sur son Trône,
& les Muses sont assises autour de lui.
SCENE PREMIERE
APOLLON ET LES MUSES.
Naissez divins esprits, naissez fameux héros;
Brillez par les beaux arts, brillez par la victoire;
Méritez d’être admis au temple de Mémoire:
Nous réservons à votre gloire
Un prix digne de vos travaux.
APOLLON.
Muses, filles du Ciel, que votre gloire est pure!
Que vos plaisirs sont doux!
Les plus beaux dons de la nature
[122] Sont moins brillans que ceux qu’on tient de vous. Sur ce paisible mont, loin du bruit & des armes,
Des innocens plaisirs vous goûtez les douceurs.
La fiera ambition, l’amour ni ses faux charmes
Ne troublent point vos cœurs.
LES MUSES.
Non, non, l’amour ni ses faux charmes
Ne troublent jamais nos cœurs. On entend une Symphonie brillante & douce alternativement.
SCENE II
La Gloire & l’Amour descendent du même Char.
APOLLON, LES MUSES..
APOLLON.
Que vois-je? ô ciel! dois-je le croire!
L’Amour dans le cher de la gloire!
LA GLOIRE.
Quelle triste erreur vous séduit!
Voyez ce Dieu charmant, soutien de mon empire,
Par lui l’amant triomphe & le guerrier soupire;
Il forme les héros & sa voix les conduit.
Il faut lui céder la victoire
Quand on veut briller à ma Cour:
[123] Rien n’est plus chéri de la gloire
Qu’un grand cœur guide par l’amour.
APOLLON.
Quoi! mes divins lauriers d’un enfant téméraire
Ceindroient le front audacieux?
L’AMOUR.
Tu méprises l’Amour, éprouve sa colere.
Aux pieds d’une beauté sévère
Va former d’inutiles vœux.
Qu’un exemple éclatant montre aux cœurs amoureux
Que de moi seul dépend le don de plaire;
Que les talens, l’esprit, l’ardeur sincere,
Ne sont point les amans heureux.
APOLLON.
Ciel! quel objet charmant se retrace à mon ame!
Quelle soudaine flamme
Il inspire à mes sens!
C’est ton pouvoir, Amour, que je ressens:
Du moins à mes soupirs naissans
Daigne rendre Daphne sensible.
L’AMOUR.
Je te rendrois heureux; je pretends te punir.
APOLLON.
Quoi! toujours soupirer sans pouvoir la fléchir?
Cruel! que ma peine est terrible!
Il s’en va.
[124] L’AMOUR.
C’est la vengeance de l’Amour.
LES MUSES.
Fuyons un tyran perfide,
Craignons à notre tour.
LA GLOIRE.
Pourquoi cet effroi timide?
Apollon régnoit parmi vous,
Souffrez que l’Amour y préside
Sous des auspices plus doux.
L’AMOUR.
Ah! qu’il est doux, qu’il est charmant de plaire!
C’est l’art le plus nécessaire.
Ah! qu’il est doux, qu’il est flatteur
De savoir parler au cœur.
Les Muses, persuadées par l’Amour, répètent ces quatre vers.
L’AMOUR.
Accourez jeux & ris, doux séducteurs des belles;
Vous par qui tout cede à l’Amour,
Confirmez mon triomphe, & parez ce séjour
De mirthes & de fleurs nouvelles;
Graces plus brillantes qu’elles,
Venez embellir ma Cour.
SCENE III
L’AMOUR, LA GLOIRE, LES MUSES, LES GRACES, troupes de Jeux & de Ris.
CHŒUR.
Accourons, accourons dans ce nouveau séjour,
Soupirez beautés rebelles,
Par nous tort cede à l’Amour.
On danse.
LA GLOIRE.
Les vents, les affreux orages,
Font par d’horribles ravages,
La terreur des matelots:
Amour, quand ta voix le guide,
On voit l’Alcyon timide
Braver la fureur des flots.
Tes divines flammes
Des plus foibles ames
Peuvent faire des héros.
On danse.
CHŒUR.
Gloire, Amour, sur les cœurs partagez la victoire
Que le mirthe au laurier soit uni des ce jour!
Que les soins rendus à la gloire
Soient toujours payes par l’Amour!
[126] L’AMOUR.
Quittez, Muses, quittez ce désert trop stérile,
Venez de vos appas enchanter l’univers;
Après avoir orne mille climats divers,
Que l’empire des Lys soit notre heureux asyle,
Au milieu des beaux arts puissiez-vous y briller
De votre plus vive lumière:
Un regne glorieux vous y sera trouver
Des amans dignes de vous plaire,
Et des héros à célébrer.
FIN DU PROLOGUE.
PREMIERE ENTRÉE
HESIODE.
Le Théâtre représente un Bocage, au travers duquel on voit des Hameaux.
SCENE PREMIERE
EGLE, DORIS.
DORIS.
L’amour va vous offrir la plus charmante fête,
Déjà pour disputer chaque Berger s’apprête:
Le don de votre main au vainqueur est promis.
Qu’Hésiode est à plaindre! hélas! il vous adore.
Mais les jeux d’Apollon sont des arts qu’il ignore,
De ses tendres soupirs il va perdre le prix.
EGLE.
Doris, j’aime Hésita, & plus que l’on ne pense
Je m’occupe de son bonheur:
Mais c’est en éprouvant ses feux & sa constance
Que j’ai du m’assurer qu’il meritoit mon cœur.
[128] DORIS.
A vos engagemens pourrez-vous vous soustraire?
EGLE.
Je ne sais point, Doris, manquer de foi.
DORIS.
Comment avec vos feux accorder votre loi?
EGLE.
Tu verras des ce jour tout ce qu’Eglé peut faire.
DORIS
Eglé dans nos hameaux, inconnue, étrangère,
Jouit sur tous les cœurs d’un pouvoir mérite;
Rien ne lui doit être impossible,
Avec le secours invincible
De l’esprit & de la beauté.
EGLE.
J’apperçois Hésiode:
DORIS.
Accable de tristesse,
I1 plaint le malheur de ses feux.
EGLE.
Je saurai dissiper la douleur qui le presse:
Mais pour quelques instans cachons-nous à ses yeux.
SCENE II
HÉSIODE.
Eglé méprise ma tendresse,
Séduite par les chants de mes heureux rivaux;
Son cœur en est le prix, & seul dans ces hameaux
Je ignore les secrets de l’art qu’elle couronne;
Eglé le fait & m’abandonne!
Je vais la perdre sans retour.
A de frivoles chants se peut-il qu’elle donne
Un prix qui n’etoit du qu’au plus parfait amour?
On entend une symphonie douce.
Quelle douce harmonie ici se fait entendre....
Elle invite au repos....Je ne puis m’en défendre....
Mes yeux appesantis laissent tarir leurs pleurs....
Dans le sein du sommeil je cede à ses douceurs.
SCENE III
EGLE, HÉSIODE endormi
EGLE.
Commencez le bonheur de ce berger fidele
Songes; en ce séjour Euterpe vous appelle
Accourez à ma voix, parlez à mon amant,
[130] Par vos images séduisantes,
Par vos illusions charmantes,
Annoncez-lui le destin qui l’attend.
Entrée des Songes.
UN SONGE.
Songes flatteurs
Quand d’un cœur misérable
Vos soins appaisent les douleurs,
Douces erreurs,
Du sort impitoyable
Suspendez long-tems les rigueurs;
Réveil, éloignez-vous:
Ah! que le sommeil est doux!
Mais quand un songe favorable
Présage un bonheur véritable,
Sommeil, éloignez-vous:
Ah! que le réveil est doux!
Les Songe se retirent.
EGLE.
Toi pour qui j’ai quitte mes sœurs & le Parnasse,
Toi que le ciel a fait digne de mon amour,
Tendre berger, d’une feinte disgrâce
Ne crains point l’effet en ce jour.
Reçois le don des Vers. Qu’un nouveau feu t’anime.
Des transports d’Apollon ressens l’effet sublime,
Et par tes chants divins t’élevant jusqu’aux cieux
Ose en les célébrant te rendre égal aux Dieux.
Un Lyre suspendue à un laurier s’eleve à cote d’Hésiode.
Amour dont les ardeurs ont embrase mon ame
[131] Daigne animer mes dons de ta divine flamme:
Nous pouvons du génie exciter les efforts;
Mais les succès heureux sont dus à tes transports.
SCENE IV
HESIODE.
Ou suis-je? Quel réveil? Quel nouveau feu m’inspire?
Quel nouveau jour me luit? Tous mes sens sont surpris!....
Il apprecoit la Lyre.
Mais quel prodige étonne mes esprits?
Il la touche, elle rend des sons.
Dieux! quels sons éclatans partent de cette Lyre!
D’un transport inconnu j’éprouve le délire!
Je forme sans effort des chants harmonieux!
O Lyre! o cher présent des Dieux!
Déjà par ton secours je parle leur langage.
Le plus puissant de tous excite mon courage,
Je reconnois l’amour à des transports si beaux,
Et je vais triompher de mes jaloux rivaux.
SCENE V
HESIODE, troupe de Berger qui a’assemblent pour la Fête.
CHŒUR.
Que tout retentisse,
Que tout applaudisse
A nos chants divers!
Que l’écho s’unisse,
Qu’Eglé s’attendrisse
A nos doux concerts!
Doux espoir de plaire,
Animez nos jeux,
Apollon va faire
Un amant heureux:
Flatteuse victoire!
Triomphe enchanteur!
L’amour & la gloire
Suivront le vainqueur.
On danse, après quoi Hésiode s’approche pour disputer.
CHŒUR.
O Berger, déposez cette Lyre inutile
Voulez-vous dans nos jeux disputer en ce jour.
HÉSIODE.
Rien n’est impossible à l’amour.
[133] Je n’ai point fait de l’art une étude servile,
Et ma voix indocile,
Ne s’est jamais unie aux chalumeaux.
Mais dans le succès que j’espere,
J’attends tout du feu qui m’éclaire
Et rien de mes foibles travaux.
CHŒUR.
Chantez, Berger téméraire;
Nous allons admirer vos prodiges nouveaux.
HESIODE commence.
Beau feu qui consumez moi ame,
Inspirez à mes chants votre divine ardeur:
Portez dans mon esprit cette brillante flamme,
Dont vous brûlez mon cœur.....
CHŒUR, qui interrompt Hésiode.
Sa Lyre efface nos Musettes.
Ah! nous sommes vaincus!
Fuyons dans nos retraites.
SCENE VI
HESIODE, EGLE.
HESIODE.
Belle Eglé.... Mais, o ciel! quels charmes inconnus!....
Vous êtes immortelle, & j’ai pu m’y méprendre!
[134] Vos célestes appas n’ont-ils pas du m’apprendre,
Qu’il n’est permis qu’aux Dieux de soupirer pour vous?
Hélas! à chaque infant sans pouvoir m’en défendre,
Mon trop coupable cœur accroît votre courroux.
EUTERPE.
Ta crainte offense ma gloire.
Tu mérites le prix qu’ont promis mes sermens;
Je le dois à la victoire,
Et le donne à tes sentimens.
HESIODE.
Quoi vous seriez?....O ciel est-il possible?
Muse, vos dons divins ont prévenu mes vœux,
Dois-je espérer encor que votre ame sensible
Daigne aimer un Berger & partager mes feux?
EUTERPE.
La vertu des mortels fait leur rang chez les Dieux.
Une ame pure, un cœur tendre & sincere,
Sont les biens les plus précieux;
Et quand on fait aimer le mieux,
On est le plus digne de plaire.
Aux Bergers. Calmez votre dépit jaloux,:
Bergers rassemblez-vous:
Venez former les plus riantes fêtes,
Je me plais dans vos bois, je chéris vos Musettes,
Reconnoissez Euterpe & célébrez ses feux.
SCENE VII
EUTERPE, HESIODE, LES BERGERS.
CHŒUR.
Muse charmante, Muse aimable,
Qui daignez parmi nous fixer vos tendres vœux;
Soyez-nous toujours favorable,
Présidez toujours à nos jeux.
On danse.
DORIS.
Dieux qui gouvernez la terre,
Tout répond à votre voix.
Dieux qui lancez le tonnerre,
Tout obéit à vos loix.
De votre gloire éclatante,
De votre grandeur brillante
Nos cœurs ne sont point jaloux.
D’autres biens sont faits pour nous.
Unis d’un amour sincere,
Un Berger, une Bergere,
Sont-il moins heureux que vous?
SECONDE ENTRÉE
Le Théâtre représente les Jardins d’Ovide à Thôme, &, dans le fond, des Montagnes affreuses parsemées de précipices, & couvertes de neiges.
SCENE I
OVIDE.
Cruel amour, funeste flamme!
Faut-il encor t’abandonner mon ame?
Cruel amour, funeste flamme,
Le sort d’Ovide est-il d’aimer toujours?
Dans ces climats glaces au fond de la Scythie,
Contre tes feux n’est-il point de secours?
J’y brille, hélas! pour la jeune Erithie:
Pour moi, sans elle, il n’et plus de beaux jours,
Cruel amour, &c.
Acheve du moins ton ouvrage,
Soumets Erithie à son tour.
Ici tout languit sans amour,
Et de son cœur encor elle ignore l’usage;
Ces fleurs dans mes jardins l’attirent chaque jour,
Et je vais par des jeux....C’est! elle, o doux présage!
Je m’éloigne à regret: mais bientôt sur mes pas
Tout va lui parler le langage
Du Dieu charmant qu’elle ne connoit pas.
SCENE II
ERITHIE.
C’en est donc fait; & dans quelques momens
Diane a ses autels recevra mes sermens.
Jardins chéris, rians bocages;
Hélas! A mes jeux innocens
Vous n’offrirez plus vos ombrages.
Oiscaux, vos séduisans ramages
Ne charmeront donc plus mes sens.
Vain éclat, grandeur importune!
Heureux qui dans l’obscurité
N’a point soumis à la fortune
Son bonheur & sa liberté!
Mais, quels concerts se sont entendre?
Quel spectacle enchanteur ici vient me surprendre?
SCENE III
La Statue de l’Amour s’eleve au fond du Théâtre, & toute la faite d’Ovide vient former des Danses & des Chants autour d’Erithie.
CHŒUR.
Dieu charmant, Dieu des tendres cœurs;
Regne à jamais, lance tes flammes
Eh! quel bien flatteroit nos ames
S’il n’etoit de tendres ardeurs?
Chantons, ne cessons point de célébrer ses charmes;
Qu’il occupe tous nos momens;
Ce Dieu ne se sert de ses armes
Que pour faire d’heureux amans.
Les soins, les pleurs & les soupirs,
Sont les tributs de son empire;
Mais tous les biens qu’il en retire,
Il nous les rend par les plaisirs.
On danse
ERITHIE.
Quels doux concerts! quelle fête agréable!
Que je trouve charmant ce langage nouveau!
Quel est donc ce Dieu favorable?
Elle considère la statue.
Hélas! c’est un enfant; mais quel enfant aimable!
Pourquoi cet arc & ce bandeau,
[139] Ce carquois, ces traits, ce flambeau?
UN HOMME DE LA FETE.
Ce foible enfant est le maître du monde;
La nature s’anime à sa flamme seconde,
Et l’univers sans lui périroit avec nous.
Reconnoissez, belle Erithie,
Un Dieu fait pour régner sur vous;
Il veut de votre aimable vie
Vous rendre les instans plus doux.
Etendez les droits légitimes
Du plus puissant des Immortels;
Tous les cœurs seront ses victimes
Quand vous servirez ses autels.
ERITHIE.
Ces aimables leçons ont trop l’art de me plaire;
Mais quel est donc ce Dieu dont on veut me parler?
OVIDE.
De ses plus doux secrets, discret dépositaire,
A vous seule en ces lieux le dois les révéler.
SCENE IV
ERITHIE, OVIDE.
OVIDE.
C’est un aimable mystère
Qui de ses biens charmans assaisonne le prix:
Plus on les a sentis,
Et mieux on fait les taire.
ERITHIE.
J’ignore encor quels sont des biens si doux,
Mais je brûle de m’en instruire.
OVIDE.
Vous l’ignorez? n’en accusez que vous,
Déjà dans mes regards vous auriez du le lire.
ERITHIE.
Vos regards!....Dans ses yeux quel poison séducteur!
Dieux! quel trouble confus s’eleve dans mon cœur!
OVIDE.
Trouble charmant, que mon ame partage,
Vous êtes le premier hommage
Que l’aimable Erithie ait offert à l’Amour.
ERITHIE.
L’Amour est donc ce Dieu si redoutable?
[141] OVIDE.
L’Amour est ce Dieu favorable
Que mon cœur enflamme vous annonce en ce jour;
Profitons des bienfaits que sa main nous prépare:
Unis par ses liens....
ERITHIE.
Hélas! on nous sépare!
Du temple de Diane on me commet le soin;
Tout le peuple d’Ithome en veut être témoin,
Et je dois des ce jour....
OVIDE.
Non, charmante Erithie,
Les peuples même de Scythie
Sont soumis au vainqueur dont nous suivons les loix:
Il faut les attendrir, il faut unir nos voix.
Est-il des cœurs que notre amour ne touche,
S’il s’explique à la fois
Par vos larmes & par ma bouche.
Mais on approche....on vient....Amour, si pour ta gloire
Dans un exil affreux il faut passer mes jours,
De mon encens du moins conserve la mémoire,
A mes tendres accens accorde ton secours.
SCENE V
OVIDE, ERITHIE, troupe de Sarmates.
CHŒUR.
Celébrons la gloire éclatante
De la Déesse des forets:
Sans soins, sans peine & sans attente
Nous subsistons par ses bienfaits,
Célébrons la Beauté charmante
Qui va la servir déformais:
Que sa main long-tems lui présente
Les offrandes de ses sujets.
On danse.
LE CHEF DES SARMATES.
Venez belle Erithie....
OVIDE.
Ah! daignez m’écouter.
De deux tendres amans différez le supplice:
Ou, si vous achevez ce cruel sacrifice,
Voyez les pleurs que vous m’allez coûter.
CHŒUR.
Non, elle est promise à Diane:
Nos engagemens sont des loix;
Qui pourroit être assez profane
Pour priver les Dieux de leurs droits?
[143] OVIDE ET ERITHIE.
De plus puissant des Dieux nos cœurs sont le partage,
Notre amour est son ouvrage:
Est-il des droits plus sacres?
Par une injuste violence
Les Dieux ne sont point honores.
Ah! si votre indifférence
Méprise nos douleurs,
A ce Dieu qui nous assemble
Nous jurons de mourir ensemble
Pour ne plus séparer nos cours.
CŒUR.
Quel sentiment secret vient attendrir nos ames
Pour ces amans infortunes?
Par l’amour l’un à l’autre ils étoient destines,
Que l’amour couronne leurs flammes!
OVIDE.
Vous comblez mon bonheur, peuple trop généreux.
Quel prix de ce bienfait sera la récompense?
Puissiez-vous par mes soins, par ma reconnoissance
Apprendre à devenir heureux,
L’amour vous appelle
Ecoutez sa voix;
Que tout soit fidele
A ses douces loix.
Des biens dont l’usage
[144] Fait le vrai bonheur,
Le plus doux partage
Est un tendre cœur.
TROISIEME ENTRÉE
Le théâtre représente le Perystile du Temple de Junon à Samos.
SCENE PREMIERE
POLYCRATE, ANACREON.
ANACREON.
Le beautés de Samos aux pieds de la Déesse
Par votre ordre aujourdh’ui vont présenter leurs vœux;
Mais, seigneur, si j’en crois le soupçon qui me presse
Sous ce zele mystérieux
Un soin plus doux vous intéresse.
POLYCRATE.
On ne peut sur la tendresse
Tromper les yeux d’Anacréon.
Oui, le plus doux perchant m’entraîne.
[145] Mais j’ignore à la fois le séjour & le nom
De l’objet qui m’enchaîne.
ANACREON.
Je conçois le détour;
Parmi tant de beautés vous espérez connoître
Celle dont les attraits ont fixe votre amour;
Mais cet amour enfin....
POLYCRATE.
Un instant le fit naître:
Ce fut dans ces superbes jeux
Ou mes heureux succès célébrés par ta Lyre....
ANACREON.
Ce jour, il m’en souvient, je devins amoureux
De la jeune Thémire.
POLYCRATE.
Eh! quoi? toujours de nouveaux feux?
ANACREON.
A de beaux yeux aisément mon cœur cede:
Il change de même aisément;
L’amour à l’amour y succède,
Le goût seul du plaisir y regne constamment.
POLYCRATE.
Bientôt une douce victoire
T’a sans doute asservi son cœur?
[146] ANACREON.
Ce triomphe manque à ma gloire
Et ce plaisir à mon bonheur,
POLYCRATE.
Mais on vient.....Que d’appas! Ah! les cœurs les plus sages
En voyant tant d’attraits doivent craindre des fers.
ANACREON.
Junon, dans ce beau jour les plus tendres hommages
Ne sont pas ceux qui te seront offert.
SCENE II
POLYCRATE, ANACREON.
Troupe de jeunes Samiennes qui viennent offrir leurs hommages à la Déesse.
HYMNE A JUNON.
Reine des Dieux, Mere de l’Univers;
Toi par qui tout respire,
Qui combles cet Empire
De tes biens les plus chers,
Junon, vois ces offrandes:
Nos cœurs que tu demandes
Vont te les présenter.
[147] Que mains bienfaisantes
De nos mains innocentes
Daignent les accepter.
On danse
Thémire portant une corbeille de fleurs, entre dans le Temple à la tête des jeunes Samiennes.
POLYCRATE appercevant Thémire.
O Bonheur!
ANACREON.
O plaisir extrême!
POLYCRATE.
Quels traits charmans! Quels regards enchanteurs!
ANACREON.
Ah! qu’avec grace elle porte ces fleurs!
POLYCRATE.
Ces fleurs! Que dites-vous! C’est la beauté que j’aime.
ANACREON.
C’est Thémire elle-même.
POLYCRATE.
Ami trop cher: Rival trop dangereux.
Ah! que je crains tes redoutables feux!
De mon cœur agite fais cesser le martyre;
Porte à d’autres appas tes volages desirs.
Laisse-moi goûter les plaisirs
De te chérir toujours & d’adorer Thémire.
[148] ANACREON.
Si ma flamme etoit volontaire
Je l’immolerois à l’instant:
Mais l’amour dans mon cœur n’en est pas moins sincere
Pour n’être pas toujours constant.
La gloire & la grandeur au gré de votre envie,
Vous assurent les plus beaux jours,
Mais que ferois-je de la vie,
Sans les plaisirs, sans les amours?
POLYCRATE.
Eh! que te servira ta vaine résistance?
Ingrat, évite ma présence!
ANACREON.
Vous calmerez cet injuste courroux,
Il est trop peu digne de vous.
SCENE III
POLYCRATE.
Transports jaloux, tourmens que je déteste.
Ah! faut-il me livrer à vos tristes fureurs?
Faut-il toujours qu’une rage funeste,
Inspire avec l’amour la haine & ses horreurs?
Cruel amour! ta fatale puissance
Désunit plus de cœurs,
[149] Qu’elle n’en met d’intelligence:
Je vois Thémire. O transports enchanteurs!
SCENE IV
POLYCRATE, THEMIRE.
POLYCRATE.
Thémire, en vous voyant la résistance est vaine,
Tout cede à vos attraits vainqueurs.
Heureux l’amant dont les tendres ardeurs
Vous seront partager la chaîne
Que vous a tous les cœurs!
THEMIRE.
Je suis les soupirs, les langueurs,
Les soins, les tourmens, les alarmes:
Un plaisir qui coûte des pleurs
Pour moi n’aura jamais de charmes.
POLYCRATE.
C’est un tourment de n’aimer rien.
C’est un tourment affreux d’aimer sans espérance
Mais il est un suprême bien,
C’est de s’aimer d’intelligence.
THEMIRE.
Non, je crains jusqu’aux nœuds assortis par l’amour.
[150] POLYCRATE.
Ah! connoissez du moins les biens qu’il vous apprête
Vous devez à Junon le reste de ce jour.
Demain une illustre conquête
Vous est promise en ce séjour.
SCENE V
THEMIRE.
Il me cachoit son rang, je feignois à mon tour.
Polycrate m’offre un hommage
Qui combleroit l’ambition:
Un sort plus doux me flatte davantage,
Et mon cœur en secret chérit Anacréon.
Sur les fleurs d’une aile légere,
On voit voltiger les zéphirs.
Comme eux d’une ardeur passagère
Je voltige sur les plaisirs.
D’une chaîne redoutable,
Je veux préserver mon cœur;
L’amour m’amuseroit comme un enfant aimable;
Je le crains comme un fier vainqueur.
SCENE VI
ANACREON, THEMIRE.
ANACREON.
Belle Thémire, enfin le Roi vous rend les armes,
L’aveu de tous les cœurs autorise le mien:
Si l’amour animoit vos charmes,
Il ne leur manqueroit plus rien.
THEMIRE.
Vous m’annoncez par cette indifférence
Combien le choix vous paroîtroit égal.
Qui voit sans peine un rival
N’est pas loin de l’inconstance.
ANACREON.
Vous faites à flamme une cruelle offense;
Vous la faites sur-tout à ma sincérité.
En amour même.
Je dis la vérité,
Et quand je n’aime plus, je ne dis plus que j’aime.
THEMIRE.
Quand on sent une ardeur extrême,
On a moins de tranquillité.
ANACREON.
Thémire jugez mieux de ma fidélité.
[152] Ah! qu’un amant à de folie
D’aimer, de haïr tour-à-tour:
Ce qu’il donne à la jalousie,
Je le donne tout à l’amour.
THEMIRE.
Je crains ce qu’il en coûte à devenir trop tendre;
Non, l’amour dans les cœurs cause trop de tourmens.
ANACREON.
Si l’hiver dépare nos champs
Est-ce à Flore de les défendre
S’il est des maux pour les amans.
Est-ce à l’amour qu’il faut s’en prendre?
Sans la neige & les orages,
Sans les vents & leurs ravages,
Les fleurs naîtroient en tous tems.
Sans la froide indifférence,
Sans la fiere résistance,
Tous les cœurs seroient contens.
THEMIRE.
Vous vous piquez d’être volage,
Si je forme des nœuds, je veux qu’ils soient constans.
ANACREON.
L’excès de mon ardeur est un plus digne hommage
Que la fidélité des vulgaires amans;
Il vaut mieux aimer davantage,
Et ne pas aimer si long-tems.
[153] THEMIRE.
Non, rien ne peut fixer un amant si volage.
ANACREON.
Non, rien ne peut payer des transports si charmans.
THEMIRE.
Vous séduisez plutôt que de convaincre:
Je vois l’erreur & je me laisse vaincre.
Ah! trompez-moi long-tems par ces tendes discours;
L’illusion qui plaît devroit durer toujours.
ANACREON.
C’est en passant votre espérance
Que je pretends vous tromper désormais.
Vous attendrez mon inconstance,
Et ne l’éprouverez jamais.
ENSEMBLE.
Unis par les mêmes desirs,
Unissons mon sort & le votre;
Toujours fidelles aux plaisirs,
Nous devons l’être l’un à l’autre.
SCENE VII
POLYCRATE, THEMIRE, ANACREON.
POLYCRATE.
Demeure Anacréon, je suspens mon courroux,
Et veux bien un instant t’égaler à moi-même.
Je n’abuserai point de mon pouvoir suprême;
Que Thémire décide & choisisse entre nous.
A Thémire.
Dites quels sont les nœuds que votre ame préféré,
N’hésitez point à les nommer:
Je jure de confirmer
Le choix que vous allez faire.
THEMIRE.
Je connois tout le prix du bonheur de vous plaire
Si j’osois m’y livrer; cependant en ce jour,
Seigneur, vous pourriez croire
Que je donne tout à la gloire,
Je veux tout donner à l’amour.
Pardonnez à mon cœur un penchant invincible.
POLYCRATE.
Il suffit. Je cede en ce moment;
Allez, soyez unis; je puis être sensible;
Mais je n’oublierai point ma gloire & mon ferment.
THEMIRE ET ANACREON.
Digne exemple des Rois, dont le cœur équitable
[155] Triomphe de soi-même en couronnant nos feux,
Puisse toujours le ciel prévenir tous vos vœux:
Que votre reine aimable,
Par un bonheur constant à jamais mémorable,
Eternise vos jours heureux.
POLYCRATE A ANACREON.
Commence d’accomplir un si charmant présage;
Rentre dans ma faveur, ne quitte point ma Cour,
Que l’amitié du moins me dédommage
Des disgrâces de l’amour.
Que tout célébré cette fête;
L’heureux Anacréon voit combler ses desirs.
Accourez, chantez sa conquête
Comme il a chante vos plaisirs.
SCENE VIII
ANACREON, THEMIRE, Peuples de Samos.
CHŒUR.
Que tout célébré cette fête
L’heureux Anacréon voit combler ses desirs;
Accourons, chantons sa conquête
Comme il a chante nos plaisirs.
On danse.
ANACREON, alternativement avec le Chœur.
Jeux brillez sans cesse;
[156] Sans vous la tendresse
Languiroit toujours.
Au plus tendre hommage
Un doux badinage
Prête du secours.
On danse.
Quand pour plaire au belles
On voit autour d’elles
Folâtrer l’Amour,
Dans leur cœur le traître
Est bientôt le maître,
Et rit a son tour.
FIN.
JEAN JACQUES ROUSSEAU
LE DEVIN DU VILLAGE
[LE DEVIN DU VILLAGE, INTERMEDE. [D.] 1752, printemps-été; [M.] Bibliothèque Municipale de Lyon, Bibliothèque du Palais-Bourbon à Paris, Bibliothèque Nationale, Paris, d’autres; [O.] texte seul, Le Devin Village, etc. Chez la v. Delormel & Fils, Paris, 1753; Le Devin Village, etc., l’Académie Royale de Musique, 1753; Le Devin Village, Intermède en un Acte, 1753; [S.] le Pléiade édition, t. II, pp. 1093-1114 SOURCE=Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VIII, pp. 157-179.]
ACTEURS
COLIN.
COLETTE.
LE DEVIN.
TROUPE DE JEUNES GENS DU VILLAGE.
LE DEVIN
DU VILLAGE,
INTERMEDE.
Le Théâtre représente d’un cote la Maison du Devin, de l’autre des Arbres & des Fontaines, & dans le fond un Hameau.
SCENE PREMIERE
COLETTE soupirant, & s’essuyant les yeux de son tablier.
J’ai perdu tout mon bonheur;
J’ai perdu mon serviteur;
Colin me délaisse.
Hélas, il a pu charter!
Je voudrois n’y plus songer:
J’y songe sans cesse.
J’ai perdu mon serviteur;
J’ai perdu toit mon bonheur,
Colin me délaisse.
Il m’aimoit autrefois, & ce fut mon malheur.
Mais quelle est donc celle qu’il me préfere!
Elle est donc bien charmante! imprudente Bergere,
[162] Ne crains-tu point les maux que j’éprouve en ce jour?
Colin m’a pu changer; tu peux avoir ton tour.
Que me sert d’y rêver sans cesse?
Rien ne peut guérir mon amour,
Et tout augmente ma tristesse.
J’ai perdu mon serviteur;
J’ai perdu tout mon bonheur,
Colin me délaisse.
Je veux le hair....je le dois....
Peut-être il m’aime encor..pourquoi me fuir sans cesse?
Il me cherchoit tant autrefois.
Le Devin du canton fait ici sa demeure;
Il fait tout; il faura le fort de mon amour:
Je le vois, & je veux m’éclaircir en ce jour.
SCENE II
LE DEVIN, COLETTE. Tandis que le DEVIN s’avance gravement, COLETTE compte dans sa main de la monnoie; puis elle la plie dans un papier, & la présente au DEVIN, après avoir un peu hésite à l’aborder.
COLETTE d’un air timide.
Perdrai-je Colin sans retour?
Dites-moi s’il faut que je meure.
[163] LE DEVIN gravement.
Je lis dans votre cœur, & j’ai lu dans le sien.
COLETTE.
O Dieux!
LE DEVIN.
Modérez-vous.
COLETTE.
Eh bien?
Colin....
LE DEVIN.
Vous est infidèle.
COLETTE.
Je me meurs.
LE DEVIN.
Et pourtant, il vous aime toujours.
COLETTE vivement.
Que dites-vous?
LE DEVIN.
Plus adroite & moins belle,
La Dame de ces lieux....
COLETTE.
Il me quitte pour elle!
LE DEVIN.
Je vous l’ai déjà dit, il vous aime toujours.
[164] COLETTE tristement.
Et toujours il me fuit.
LE DEVIN.
Comptez sur mon secours.
Je pretends à vos pieds ramener le volage.
Colin veut être brave, il aime à se parer:
Sa vanité vous a fait un outrage
Que son amour doit réparer.
COLETTE.
Si des galans de la ville
J’eusse écoute les discours,
Ah! qu’il m’eut été facile
De former d’autres amours!
Mise en riche Demoiselle
Je brillerois tous les jours;
De rubans & de dentelle
Je chargerois mes atours.
Pour l’amour de l’infidelle
J’ai refuse mon bonheur,
J’aimois mieux être moins belle
Et lui conserver mon cœur.
LE DEVIN.
Je vous rendrai le sien, ce sera mon ouvrage.
Vous, à le mieux garder appliquez tous vos soins;
Pour vous faire aimer davantage,
Feignez d’aimer un peu moins.
[165] L’amour croit s’il s’inquiette;
Il s’endort s’il est content:
La Bergere un peu coquette
Rend le Berger plus constant.
COLETTE.
A vos sages leçons Colette s’abandonne.
LE DEVIN.
Avec Colin prenez un autre ton.
COLETTE.
Je feindrai d’imiter l’exemple qu’il me donne.
LE DEVIN.
Ne l’imitez pas tout de bon;
Mais qu’il ne puisse le connoître.
Mon art m’apprend qu’il va paroître,
Je vous appellerai quand il en sera tems.
SCENE III
LE DEVIN.
J’ai tout su de Colin, & ces pauvres enfans
Admirent tous les deux la science profonde
Qui me fait deviner tout ce qu’ils m’ont appris,
Leur amour à propos en ce jour me seconde;
En les rendant heureux, il faut que je confonde
De la Dame du lieu les airs & les mépris.
SCENE IV
LE DEVIN, COLIN.
COLIN.
L’amour & vos leçons m’ont enfin rendu sage;
Je préfere Colette à des biens superflus:
Je sus lui plaire en habit de village;
Sous un habit dore qu’obtiendrois-je de plus?
LE DEVIN.
Colin, il n’est plus tems, & Colette t’oublie.
COLIN.
Elle m’oublie, o Ciel! Colette a pu changer!
LE DEVIN.
Elle est femme, jeune & jolie;
Manqueroit-elle a se venger?
COLIN.
Non, Colette n’est point trompeuse;
Elle m’a promis sa foi:
Peut-elle être l’Amoureuse
D’un autre Berger que moi?
LE DEVIN.
Ce n’est point un Berger qu’elle préfere à toi,
C’est un beau Monsieur de la Ville.
COLIN.
Qui vous l’a dit?
[167] LE DEVIN avec emphase.
Mon art.
COLIN.
Je n’en saurois douter.
Hélas qu’il m’en va coûter
Pour avoir été trop facile
A m’en laisser conter par les Dames de Cour!
Aurois-je donc perdu Colette sans retour?
LE DEVIN.
On sert mal à la fois fortune & l’Amour.
D’être si beau garçon quelquefois il en coûte.
COLIN.
De grace, apprenez-moi le moyen d’éviter
Le coup affreux que je redoute.
LE DEVIN.
Laisse-moi seul un moment consulter.
Le Devin tire de sa poche un Livre de grimoire & un petit bâton de Jacob, avec lesquels il fait un charme. De jeunes Paysannes qui venoient le consulter, laissent tomber leurs presens, & se sauvent toutes effrayées en voyant ses contorsions.
LE DEVIN.
Le charme est fait. Colette en ce lieu va se rendre;
Il faut ici l’attendre.
COLIN.
A l’appaiser pourrai-je parvenir?
[168] Hélas, voudra-t-elle m’entendre?
LE DEVIN.
Avec un cœur fidele & tendre
On a droit de tout obtenir.
A part. Sur ce qu’elle doit dire allons la prévenir.
SCENE V
COLIN.
Je vais revoir ma charmante Maîtresse.
Adieu châteaux, grandeurs, richesse,
Votre éclat ne me tente plus.
Si mes pleurs, mes soins assidus
Peuvent toucher ce que j’adore,
Je vous verrai renaître encore
Doux momens que j’ai perdus.
Quand on fait aimer dc plaire
A-t’on besoin d’autre bien!
Rends-moi ton cœur ma Bergere,
Colin t’a rendu le sien.
Mon chalumeau, ma houlette,
Soyez mes seules grandeurs;
Ma parure est ma Colette,
Mes trésors sont ses faveurs.
Que de seigneurs d’importance
[169] Voudroient bien avoir sa foi!
Malgré toute leur puissance,
Ils sont moins heureux que moi.
SCENE VI
COLIN, COLETTE parée.
COLIN à part
Je l’apperçois....Je tremble en m’offrant À sa vue....
....Sauvons-nous....Je la perds si je fuis....
COLETTE À part.
Il me voit....Que je suis émue!
Le cœur me bat....
COLIN.
Je ne sais ou j’en suis.
COLETTE.
Trop près, sans y songer, je me suis approchée.
COLIN.
Je ne puis m’en dédire, il la faut aborder.
A Colette, d’un ton radouci, & d’un air moitié riant, moitié embarrasse.
Ma Colette....êtes-vous fâchée?
Je suis Colin: daignez me regarder.
[170] COLETTE, osant À peine jetter les yeux sur lui.
Colin m’aimoit: Colin m’etoit fidelle:
Je vous regarde, & ne vois plus Colin.
COLIN.
Mon cœur n’a point change; mon erreur trop cruelle
Venoit d’un sort jette par quelque esprit malin:
Le Devin l’a détruit; je suis, malgré l’envie,
Toujours Colin, toujours plus amoureux.
COLETTE.
Par un sort, À mon tour, je me sens poursuivie.
Le Devin n’y peut rien.
COLIN.
Que je suis malheureux!
COLETTE.
D’un amant plus constant....
COLIN.
Ah! de ma mort suivie
Votre infidélité....
COLETTE.
Vos soins sont superflus;
Non, Colin, je ne t’aime plus.
COLIN.
Ta foi ne m’est point ravie;
Non, consulte mieux ton cœur:
Toi-même en m’ôtant la vie
Tu perdrois tout ton bonheur.
[171] COLETTE
A part. Hélas! À Colin. Non vous m’avez trahie,
Vos soins sont superflus:
Non, Colin, je ne t’aime plus.
COLIN.
C’en est donc fait; vous voulez que je meure;
Et je vais pour jamais rn’éloigner du hameau.
COLETTE, rappellant Colin qui s’éloigne lentement.
Colin?
COLIN.
Quoi?
COLETTE.
Tu me suis?
COLIN.
Faut-il que je demeure
Pour vous voir un amant nouveau?
COLETTE. Duo.
Tant qu’a mon Colin j’ai su plaire,
Mon sort combloit mes desirs.
COLIN.
Quand je plaisois À ma Bergere,
Je vivois dans les plaisirs.
COLETTE.
Depuis que son cœur me méprise
Un autre a gagne le mien.
[172] COLIN.
Après le doux nœud quelle brise
Seroit-il un autre bien?
D’un ton pénétré.
Ma Colette se dégage!
COLETTE.
Je crains un amant volage,
ENSEMBLE.
Je me dégage À mon tour.
Mon cœur, devenu paisible,
Oubliera, s’il est possible,
Que tu lui fus cher/chere un jour.
COLIN.
Quelque bonheur qu’on me promette
Dans les nœuds qui me sont offerts,
J’eusse encor préféré Colette
A tous les biens de l’Univers.
COLETTE.
Quoi qu’un Seigneur jeune, aimable,
Me parle aujourd’hui d’Amour,
Colin m’eut semble préférable
A tout l’éclat de la Cour.
COLIN tendrement.
Ah Colette!
[173] COLETTE avec un soupir.
Ah! Berger volage,
Faut-il t’aimer malgré moi?
Colin se jette aux pieds de Colette; elle lui fait remarquer à son chapeau un Ruban fort riche qu’il a reçu de la Dame. Colin le jette avec dédain. Colette lui en donne un plus simple, dont elle etoit parée, & qu’il reçoit avec transport.
ENSEMBLE.
A jamais Colin je t’engage/t’engage
Mon/ Son cœur & ma/sa foi.
Qu’un doux mariage
M’unisse avec toi.
Aimons toujours sans partage,
Que l’Amour soit notre loi.
A jamais, &c.
SCENE VII
LE DEVIN, COLIN, COLETTE.
LE DEVIN.
Je vous ai délivrés d’un cruel maléfice;
Vous vous aimez encor malgré les envieux.
[174] COLIN.
Ils offrent chacun un présent au Devin.
Quel don pourroit jamais payer un tel service?
LE DEVIN recevant des deux mains.
Je suis assez paye si vous êtes heureux.
Venez jeunes Garçons, venez aimables Filles,
Rassemblez-vous, venez les imiter;
Venez galans Bergers, venez beautés gentilles
En chantant leur bonheur apprendre À le goûter.
SCENE DERNIERE
LE DEVIN, COLIN, COLETTE.
Garçons & Filles du Village.
CHŒUR.
Colin revient À sa Bergere;
Célébrons un retour si beau.
Que leur amitié sincere
Soit un charme toujours nouveau.
Du Devin de notre Village
Chantons le pouvoir éclatant:
Il ramene un Amant volage,
Et le rend heureux & constant.
On danse.
[175] COLIN.
ROMANCE.
Dans ma cabane obscure
Toujours soucis nouveaux;
Vent, Soleil, ou froidure,
Toujours peine & travaux.
Colette ma Bergere
Si tu viens l’habiter,
Colin dans sa chaumière
N’a rien À regretter.
Des champs, de la prairie
Retournant chaque soir,
Chaque soir plus chérie
Je viendrai te revoir:
Du Soleil dans nos plaines
Devançant le retour,
Je charmerai mes peines
En chantant notre Amour.
On danse une PANTOMIME.
LE DEVIN.
Il faut tous À l’envi
Nous signaler ici;
Si je ne puis fauter ainsi,
Je dirai pour ma part une Chanson nouvelle.
Il tire une Chanson de sa poche.
I.
L’art À l’Amour est favorable,
[176] Et sans art l’Amour fait charmer;
A la Ville on est plus aimable,
Au Village on fait mieux aimer
Ah! pour l’ordinaire,
L’Amour ne fait guère
Ce qu’il permet., ce qu’il défend;
C’est un Enfant, c’est un Enfant.
COLIN avec le Chœur répete le refrain.
Ah! pour l’ordinaire,
L’Amour ne fait guère
Ce qu’il permet, ce qu’il défend;
C’est un Enfant, c’est un Enfant.
Regardant la Chanson.
Elle a d’autres Couplets! je la trouve assez belle.
COLETTE avec empressement.
Voyons, voyons; nous chanterons aussi.
Elle prend la Chanson.
II.
Ici de la simple Nature,
L’Amour suit la naïveté;
En d’autres lieux de la parure
Il cherche l’éclat emprunte.
Ah! pour l’ordinaire,
L’Amour ne fait guère
Ce qu’il permet, ce qu’il défend;
C’est un Enfant, c’est un Enfant.
[177] CHŒUR
C’est un Enfant, c’est un Enfant.
COLIN.
III
Souvent une flâme chérie
Est celle d’un cœur ingénu:
Souvent par la coquetterie
Un cœur volage est retenu.
Ah! pour l’ordinaire, &c.
À la fin de chaque Couplet, le Chœur répete toujours ce vers.
C’est un Enfant, c’est un Enfant.
LE DEVIN.
IV.
L’Amour selon sa fantaisie,
Ordonne & dispose de nous:
Ce Dieu permet la jalousie,
Et ce Dieu punit les jaloux.
Ah! pour l’ordinaire, &c.
COLIN.
V.
A voltiger de belle en belle,
On perd souvent l’heureux instant;
Souvent un Berger trop fidelle
Est moins aime qu’un inconstant.
Ah! pour l’ordinaire, &c.
[178] COLETTE.
VI.
A son caprice on est en butte,
Il veut les ris, il veut les pleurs;
Par les.... par les....
COLIN lui aidant À lire.
Par les rigueurs on le rebutte.
COLETTE.
On l’affoiblit par les faveurs.
ENSEMBLE.
Ah! pour l’ordinaire,
L’Amour ne fait guère
Ce qu’il permet, ce qu’il défend;
C’est un Enfant, c’est un Enfant.
CHŒUR.
C’est un Enfant; c’est un Enfant. On danse.
COLETTE.
Avec l’objet de mes amours,
Rien ne m’afflige, tout m’enchante;
Sans cesse il rit, toujours je chante:
C’est une chaîne d’heureux jours.
Quand on fait bien aimer, que la vie est charmante?
Tel, au milieu des fleurs qui brillent sur son cours,
Un doux ruisseau coule & serpente.
Quand on fait bien aimer, que la vie est charmante!
On danse.
[179] COLETTE.
Allons danser sous les ormeaux,
Animez-vous jeunes fillettes:
Allons danser sous les ormeaux,
Galans prenez vos chalumeaux.
LES VILLAGEOISES repentent ces quatre vers.
COLETTE.
Répétons mille chansonnettes,
Et pour avoir le cœur joyeux,
Dansons avec nos amoureux,
Mais n’y restons jamais seulettes.
Allons danser sous les ormeaux, &c.
LES VILLAGEOISES.
Allons danser sous les ormeaux, &c.
COLETTE.
A la Ville on fait bien plus de fracas;
Mais sont-ils aussi gais dans leurs ébats?
Toujours contens,
Toujours chantans;
Beauté sans fard,
Plaisir sans art;
Tous leurs Concerts valent-ils nos musettes?
Allons danser sous les ormeaux, &c.
LES VILLAGEOISES.
Allons danser sous les ormeaux, &c.
FIN.
JEAN JACQUES ROUSSEAU
LETTRE
A MONSIEUR LE NIEPS,
Ecrite de Montmorenci le 5 Avril 1759.
[1759, avril 5; 1782; C.C., t. VI, p.63 =Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VIII, pp. 180-190.]
LETTRE A MONSIEUR
[Toussaint-Pierre]
LE NIEPS,
Ecrite de Montmorenci le 5 Avril 1759.
Eh vive Dieu! mon bon ami, que votre Lettre est réjouissante! des cinquante louis, des cent louis, des deux cents louis, des 4800 livres! ou prendrai-je des coffres pour metre tout cela? vraiment, je suis tout émerveillé de la générosité de ces MM. de l’Opéra! Qu’ils ont change! O les honnêtes gens! il me semble que je vois déjà les monceaux d’or étalés sur ma table! malheureusement un pied cloche, mais je le ferai reclouer, de peur que tant d’or ne vienne à rouler par les trous du plancher, dans la cave, au lieu d’y entrer par la porte, en bons tonneaux bien relies, digne & vrai coffre fort, non pas tout-à-fait d’un Genevois, mais d`un Suisse. Jusqu’ici M. Duclos, m’a garde le secret sur brillantes offres, mais puisqu’il est charge de me les faire, il me les sera; je le connois bien, il ne gardera surement pas l’argent pour lui. O! quand je serai riche, venez, venez, avec vos monstres de l’Escalade, je vous ferai manger un brochet long comme ma chambre.
O ça, notre ami, c’est assez rire; mais que l’argent vienne Revenons aux faits. Vous verrez par le Mémoire ci-joint, & [181] par les deux Lettres qui l’accompagnent, l’etat de la question. Ces Lettres ont reste toutes deux sans réponse. Vous me dites qu’on me blâme dans cette affaire, je serois bien curieux de savoir comment, & de quoi? Seroit-ce d’être assez insolent pour demander justice, & assez fou pour espérer que l’on me la rendu? Dans cette dernière affaire, j’ai envoyé un double de mon Mémoire à M. Duclos, qui, dans le tems, ayant pris un grand intérêt à l’Ouvrage, fut le médiateur & le témoin du traite. Encore échauffé d’un entretien qui ressembloit à ceux dont vous me parlez, je marquois un peu de colere & d’indignation dans ma Lettre contre les procédés des Directeurs de l’Opéra. Un peu calme, je lui récrivis pour le prier de supprimer ma premiere Lettre. Il répondit a cette premiere qu’il m’approuvoit fort de réclamer tous mes droits; qu’il m’etoit assurément bien permis d’être jaloux du peu que je m’étois réserve, & que je ne devois pas douter qu’il ne fit tout ce qui dependroit de lui pour me procurer la justice qui m’etoit due. Il répondit à la seconde, qu’il n’avoir rien apperçu dans l’autre que je pusse regretter d’avoir écrit; qu’au surplus MM. Rebel & Francoeur ne faisoient aucune difficulté de me rendre mes entrées, & que comme ils n’etoient pas les maîtres l’Opéra, lorsque son me les refusa, ce refus n’etoit pas de leur fait. Pendant ces petites négociations, j’appris qu’ils alloient toujours train, sans s’embarrasser non plus de moi que si je n’avois pas existe, qu’ils avoient remis le Devin du Village....Vous savez comment! sans m’écrire, sans me rien faire dire, sans m’envoyer même les billets qui m’avoient été promis en pareil cas, quand on m’ôta mes [182] entrées: de sorte que tout ce qu’avoient fait à cet égard les nouveaux Directeurs avoit été de renchérir sur la mal’honnêteté des autres, Outre de tant d’insultes, je rejettai dans ma troisieme Lettre à M. Duclos, l’offre tardive & forcée de me redonner les entrées, & je persistai à redemander la restitution de ma piece. M. Duclos ne m’a pas répondu: voilà exactement à quoi l’affaire en est restée.
Or, mon ami, voyons donc selon la rigueur du droit en quoi je suis à blâmer. Je dis, selon la rigueur du droit, à moins que les Directeurs de l’Opéra ne se fassent, des insultes & des affronts qu’ils m’ont faits, un titre pour exiger de ma part des honnêtetés & des graces.
Du moment que le traite est rompu, mon Ouvrage m’appartient de nouveau. Les faits sont prouves dans le Mémoire. Ai-je tort de redemander mon bien?
Mais, disent les nouveaux Directeurs, l’infraction n’est pas de notre fait. Je le suppose un moment; qu’importe? le traite en est-il moins rompu? Je n’ai point traite avec les Directeurs, mais avec la Direction. Ne tiendroit-il donc qu’a des changemens simules de Directeurs, pour faire impunément banqueroute tous les huit jours? Je ne connois ni ne veux connoître les fleurs Rebel & Francoeur. Que Gautier ou Garguille dirigent l’Opéra, que me fait cela? J’ai cédé mon Ouvrage à l’Opéra sous des conditions qui ont été violées, je l’ai vendu pour un prix qui n’a point été payé, mon Ouvrage n’est donc pas à l’Opéra, mais à moi; je le redemande; en le retenant on le vole. Tout cela me paroît clair.
Il y a plus, en ne réparant pas le tort que m’avoient fait [183] les anciens Directeurs, les nouveaux l’ont confirme; en cela d’autant plus inexcusables, qu’ils ne pouvoient pas ignorer les articles d’un traite fait avec eux-mêmes en personnes. Etois-je donc oblige de savoir que l’Opéra, ou je n’allois plus, changeoit de Directeurs? Pouvois-je deviner si les derniers etoient moins iniques? Pour l’apprendre, faloit-il m’exposer à de nouveaux affronts, aller leur faire ma cour à leur porte, & leur demander humblement en grace, de vouloir bien ne me me plus voler? S’ils vouloient garder mon Ouvrage, c’etoit à eux de faire ce qu’il faloit pour qu’il leur appartint; mais en ne désavouant pas l’iniquité de leurs prédécesseurs, ils l’ont partage, en ne me rendant pas les entrées qu’ils savoient m’être dues, ils me les ont ôtées une seconde fois. S’ils disent qu’ils ne savoient ou me prendre, ils mentent; car ils etoient environnes de gens de ma connoissance dont ils n’ignoroient apprendre ou j’etois. S’ils disent qu’ils n’y ont pas songe, ils mentent encore; car au moins en préparant une reprise du Devin du Village, ils ne pouvoient ne pas penser à ce qu’ils devoient à l’Auteur. Mais, ils n’ont parle de ne plus me refuser les entrées, que quand ils y ont été forces par le cri public. Il est donc faux que la violation du traite ne soit pas de leur fait. Ils ont fait davantage, ils ont renchéri sur la mal’honnêteté de leurs prédécesseurs; car en me refusant l’entrée, le sieur Deneuville me déclara déclara de la part de ceux-ci, que quand on joueroit le Devin du Village on auroit soin de m’envoyer des billets. Or non-seulement les nouveaux ne m’ont parle, ni écrit, ni fait écrire, mais quand ils ont remis le Devin du Village, ils [184] n’ont pas même envoyé les billets que les autres avoient promis. On voit que ces gens-là, tout fiers de pouvoir être iniques impunément, se croiroient déshonorés s’ils faisoient un acte de justice.
En recommençant à ne me plus refuser les entrées, ils appellent cela me les rendre. Voilà qui est plaisant! Qu’ils me rendent donc les cinq années accolées depuis qu’ils me les ont ôtées; la jouissance de ces cinq années ne m’étoit-elle pas due, n’entroit-elle pas dans le traité? Ces Messieurs penseroient-ils donc être quittes avec moi en me donnant les entrées le dernier jour de ma vie. Mon Ouvrage ne sauroit être à eux, qu’ils ne m’en payent le prix en entier. Ils ne peuvent, me dira-t-on, me rendre le tems passe: pourquoi me l’ont-ils ôte? c’est leur faute, me le doivent-ils moins pour cela? C’etoit à eux, par la représentation de cette impossibilité, & par de bonnes manieres, d’obtenir que je voulusse bien me relâcher en cela de mon droit, ou en accepter une compensation. Mais, bon! je vaux bien la peine qu’on daigne, être juste avec moi! soit. Voyons donc enfin de mon cote à quel titre je suis oblige de leur faire grace? Ma foi, puisqu’ils sont si rogues, si vains, si dédaigneux de toute justice, je demande, moi, la justice en toute rigueur; je veux tout le prix stipule, ou que le marche soit nul. Que si l’on me refuse la justice qui m’est due, comment ce refus fait-il mon tort, & qui est-ce qui m’ôtera le droit de me plaindre? Qu’y a-t-i1 d’équitable, de raisonnable à répondre à cela? Ne devrois-je point peut-être un remerciement à ces Messieurs, lorsqu’a regret & en rechignant, ils veulent bien ne me voler qu’une partie de ce qui m’est du.
[185] De nos Plaideurs Manceaux, les maximes m’étonnent;
Ce qu’ils ne prennent pas, ils disent qu’ils le donnent.
Passons aux raisons de convenance. Après m’avoir ôte les entrées, tandis que j’etois à Paris, me les rendre quand je n’y suis plus, n’est-ce pas joindre la raillerie à l’insulte? Ne savent-ils pas bien que je n’ai ni le moyen, ni l’intention de profiter de leur offre. Eh! pourquoi diable irois-je si loin chercher leur Opéra, n’ai-je pas tout à ma porte les Chouettes de l foret de Montmorenci?
Ils ne refusent pas, dit M. Duclos, de me rendre mes entrées. J’entends bien: ils me les rendront volontiers aujourd’hui pour avoir le plaisir de me les ôter demain, & de me faire ainsi un second affront. Puisque ces gens-là n’ont ni foi, ni parole, qui est-ce qui me répondra d’eux & de leurs intentions? Ne me sera-t-il pas bien agréable de ne me jamais présente à la porte, que dans l’attente de me la voir fermer ne seconde fois. Ils n’en auront plus, direz-vous, le prétexte. Eh! pardonnez-moi, Monsieur, ils l’auront toujours; car, si-tôt qu’il faudra trouver leur Opéra beau, qu’on me ramené aux Carrieres! Que n’ont-ils propose cette admirable condition dans leur marche! jamais ils n’auroient massacre mon pauvre Devin. Quand ils voudront me chicaner, manqueront-ils de prétextes? Avec des mensonges, on n’en manque jamais. N’ont-ils pas dit que je faisois du bruit au spectacle, & que mon exclusion etoit une affaire de police?
Premièrement, ils mentent: j’en prends à témoin tout le Parterre & l’Amphithéâtre de ce tems-là. De ma vie je n’ai [186] crie, ni battu des mains aux Bouffons; & je ne pouvois ni rire, ni bailler à l’Opéra François, puisque je n’y restois jamais, & qu’aussi-tôt que j’entendois commencer la lugubre psalmodie, je me sauvois dans les corridors. S’ils avoient pu me prendre en faute au Spectacle, ils se seroient bien garde de m’en éloigner. Tout le monde a su avec quel soin j’etois consigne, recommande aux sentinelles; par-tout on n’attendoit qu’un mot, qu’un geste pour m’arrêter, & si-tôt que j’allois au Parterre, j’étois environne de mouches qui cherchoient m’exciter. Imaginez-vous s’il falut user de prudence pour ne donner aucune prise sur moi. Tous leurs efforts furent vains; car il y a long tems que je me suis dit: Jean-Jaques, puisque tu prends le dangereux emploi de défenseur de la vérité, sois sans cesse attentif sur-toi même, soumis en tout aux loix & aux regles, afin que quand on voudra te maltraiter on ait toujours tort. Plaise à Dieu que j’observe aussi bien ce précepte jusqu’à la fin de ma vie, que je crois l’avoir observe jusqu’ici.Aussi, mon bon ami, je parle ferme & n’ai peur de rien. Je sens qu’il n’y a homme sur la terre qui puisse me faire du mal justement, & quant à l’injustice, personne au monde n’en est à l’abri. Je suis le plus foible des êtres, tout le monde peut me faire du mal impunément. J’éprouve qu’on le fait bien, & les insultes des Directeurs de l’Opéra, sont pour moi le coup-de-pied de l’âne. Rien de tout cela ne dépend de moi; qu’y ferois-je? Mais c’est mon affaire que quiconque me sera du mal, fasse mal, & voilà de quoi je rebonds.
Premièrement donc, ils mentent, & en second lieu, quand ils ne mentiroient pas, ils ont tort; car quelque mal que s’eusse [187] pu dire, écrire ou faire, il ne faloit point m’ôter les entrées, attendu que l’Opéra n’en étant pas moins possesseur de mon ouvrage, n’en devoit pas moins payer le prix convenu. Que faloit-il donc faire? m’arrêter, me traduire devant les Tribunaux, me faire mon procès, me faire pendre, écarteler, brûler, jetter ma cendre au vent, si je l’avois mérite; mais il ne faloit pas m’ôter les entrées. Aussi-bien, comment, étant prisonnier ou pendu, serois-je allé faire du bruit à l’Opéra? Ils disent encore: puisqu’il se déplaît à notre théâtre, quel mal lui a-t-on fait de lui en ôter l’entrée. Je rebonds qu’on m’a fait tort, violence, injustice, affront; & c’est du mal que cela. De ce que mon voisin ne veut pas employer son argent, est-ce à dire que je sois en droit d’aller lui couper la bourse?
De quelque maniere que je tourne la chose, quelque regle de justice que j’y puisse appliquer, je vois toujours qu’en jugement contradictoire par-devant tous les Tribunaux de la terre, les Directeurs de l’Opéra seroient à l’instant condamnés à la restitution de ma Piece, à réparation, à dommages & intérêts. Mais il est clair que j’ai tort, parce que je ne puis obtenir justice, & qu’ils ont raison parce qu’ils sont les plus forts. Je défie qui que ce fois au monde de pouvoir alléguer en leur faveur autre chose que cela.
Il faut à présent vous parler de mes Libraires, & je commencerai par M. Pissot. J’ignore s’il a gagne ou perdu avec moi; toutes les fois que je lui demandois si la vente alloit bien, il me repondoit; passablement; sans que jamais j’en aye pu tirer autre chose. Il ne m’a pas donne un fou de mon premier Discours, ni aucune espece de présent, sinon quelques [188] exemplaires pour mes amis. J’ai traite avec lui pour la Gravure du Devin du Village, sur le pied de cinq cents francs, moitié en Livres & moitié en argent, qu’il s’obligea de me payer à plusieurs fois & en certains termes, il ne tint parole à aucun & j’ai été oblige de courir long-tems après mes deux cents cinquante livres.
Par rapport à mon Libraire de Hollande, je l’ai trouve en toutes choses exact, attentif, honnête; je lui demandai vingt-cinq louis de mon discours sur l’inégalité, il me les donna sur-le-champ, & il envoya de plus une robe à ma gouvernante. Je lui ai demande trente louis de ma lettre à M. d’Alembert, & il me les donna sur-le-champ; il n’a fait à cette occasion aucun présent ni à moi, ni à ma gouvernante,* [*Depuis lors il lui a fait une pension viagere de trois cents livres, & je me fais un sensible plaisir de rendre publie un acte aussi rare de reconnoissance & de générosité.] & il ne les devoit pas; mais il m’a fait un plaisir que je n’ai jamais reçu de M. Pissot, en me déclarant de bon cœur qu’il faisoit bien ses affaires avec moi. Voilà mon ami, les faits dans leur exactitude. Si quelqu’un vous dit quelque chose de contraire à cela, il ne dit pas vrai.
Si ceux qui m’accusent de manquer de désintéressement; entendent par-la, que je ne me verrois pas ôter avec plaisir le peu que je gagne pour vivre, ils ont raison; & il est clair, qu’il n’y a pour moi d’autre moyen de leur paroître désintéressé que de me laisser mourir de faim. S’ils entendent que toutes ressources me sont également bonnes, & que pourvu que l’argent vienne, je m’embarrasse peu comment il vient; [189] je crois qu’ils ont tort. Si j’etois plus facile sur les moyens d’acquérir, il me seroit moins douloureux de perdre, & l’on fait bien qu’il n’y a personne de si prodigue que les voleurs. Mais quand on me dépouille injustement de ce qui m’appartient, quand on m’ôte le modique produit de mon travail, on me fait un tort qu’il ne m’est pas aise de réparer, il m’est bien dur de n’avoir pas même la liberté de m’en plaindre. Il y a long-tems que le Public de Paris se fait un Jean-Jaques à sa mode, & lui prodigue d’une main libérale des dons dont le Jean-Jaques de Montmorenci ne voit jamais rien. Infirme & malade les trois quarts de l’Anne, il faut que je trouve sur le travail de l’autre quart de quoi pourvoir à tout. Ceux qui ne gagnent leur pain que par des voies honnêtes, connoissent le prix de ce pain & ne seront pas surpris que je ne puisse faire du mien de grandes largesses.
Ne vous chargez point, croyez-moi, de me défendre des discours publics, vous auriez trop à faire; il suffit qu’ils ne abusent pas, & que votre estime & votre amitié me restent. J’ai à Paris & ailleurs des ennemis caches qui n’oublieront point les maux qu’ils m’ont’faits; car quelquefois l’offense pardonne, mais l’offenseur ne pardonne jamais. Vous devez sentir combien la partie est inégale entr’eux & moi. Rependus dans le monde, ils y sont passer tout ce qu’il leur plaît sans que je puisse ni le savoir, ni m’en défendre: ne fait-on que l’absent à toujours tort? D’ailleurs, avec mon étourdie franchise, je commence par rompre ouvertement avec les gens qui m’ont trompe. En déclarant haut & clair, que celui se dit mon ami, ne l’est point, & que je ne suis plus le [190] sien, j’avertis le Public de se tenir en garde contre le mal que j’en pourrois dire. Pour eux ils ne sont pas si mal-adroits que cela. C’est une si belle chose que le vernis des procédés & le ménagement de la bienséance! La haine en tire un si commode parti! On satisfait sa vengeance à son aise en faisant admirer sa générosité. On cache doucement le poignard sous le manteau de l’amitié, & l’on sait égorger en feignant de plaindre. Ce pauvre citoyen! dans le fond il n’est pas méchant; mais il a une mauvaise tête, qui le conduit aussi mal que seroit un mauvais cœur. On lâche mystérieusement quelque mot obscur, qui bientôt est relève, commente, répandu par les apprentifs philosophes; on prépare dans d’obscurs conciliabules le poison qu’ils se chargent de répandre dans le Public. Tel a la grandeur d’ame de dire mille biens de moi, après avoir pris ses mesures pour que; personne n’en puisse rien croire. Tel me défend du mal dont on m’accuse, après avoir fait en sorte qu’on n’en puisse douter. Voilà ce qui s’appelle de l’habileté! Que voulez-vous que je fasse à cela? Entends-je de ma retraite les discours que l’on tient dans les cercles? Quand je les entendrois, irois-je pour les démentir révéler les secrets de l’amitié, même après qu’elle est éteinte. Non, cher le Nieps, on peut repousser les coups portés par des mains ennemies; mais quand on voit parmi les assassins son ami, le poignard à la main, il ne reste qu’à s’envelopper la tête.
FIN.
JEAN JACQUES ROUSSEAU
PYGMALION
SCENE LYRIQUE
[1762 automne; Bibliothèque de Neuchâtel, ms. R. 27; Archives J. J. Rousseau a Geneve, ms. R. 89; le Mercure de France, janvier 1771, second volume; A Geneve, 1771, etc.; le Pléiade édition, t. II, pp. 1224-1231 =Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VIII, pp. 191-200.]
PYGMALION,
SCENE LYRIQUE
Le théâtre représente un attelier de Sculpteur. Sur les côtés on voit des blocs de marbre, des groupes, des statues ébauchées. Dans le fond est une autre statue cachée, sous un pavillon, d’une étoffe légere & brillante, orné de crépines & de guirlandes.
Pygmalion assis & accoudé, rêve dans l’attitude d’un homme inquiet & triste; puis se levant tout-à-coup, il prend sur une table les outils de son art, va donner par intervalles quelques coups de ciseau sur quelques-unes de ses ébauches, se recule & regarde d’un air mécontent & découragé
PYGMALION.
Il n’y a point-là d’ame ni de vie; ce n’est que de la pierre. Je ne ferai jamais rien de tout cela.
O mon génie, où es-tu? Mon talent qu’es tu devenu? Tout mon feu s’est éteint, mon imagination s’est glacée; le marbre sort froid de mes mains.
Pygmalion ne fais plus des Dieux: tu n’es qu’un vulgaire Artiste....Vils instrumens qui n’êtes plus ceux de ma gloire, allez, ne déshonorez point mes mains.
Il jette avec dédain ses outils, puis se promene quelque tems en rêvant, les bras croises.
[192] Que suis-je devenu? quelle étrange révolution s’est faire en moi?....
Tyr, ville opulente & superbe, les monumens des arts dont tu brilles ne m’attirent plus, j’ai perdu le goût que je prenois à les admirer: le commerce des Artistes & des Philosophes me devient insipide; l’entretien des Peintres & des Poetes est sans attrait pour moi, la louange & la gloire n’élèvent plus mon ame; les éloges de ceux qui en recevront de la postérité ne me touchent plus; l’amitié même à perdu pour moi ses charmes.
Et vous, jeunes objets, chefs-d’oeuvre de la nature que mon art osoit imiter, & sur les pas desquels les plaisirs m’attiroient sans cesse, vous mes chamans modeles, qui m’embrasiez à la fois des feux de l’amour & du génie, depuis que je vous ai surpassés, vous m’êtes tous indifferens.
II s’assied & contemple tout autour de lui.
Retenu dans cet attelier par un charme inconcevable, je n’y sais rien faire, & je ne puis m’en éloigner. J’erre de groupe en groupe, de figure en figure, mon ciseau foible, incertain ne reconnoît plus son guide: ces ouvrages grossiers restes à leur timide ébauche ne sentent plus la main qui jadis les eut animes....
II se lève impétueusement.
C’en est fait, c’en est fait; j’ai perdu mon génie....si jeune encore! je survis à mon talent,
Mais quelle est donc cette ardeur interne qui me dévore? Qu’ai-je en moi qui semble m’embraser? Quoi! dans la langueur d’un génie éteint, sent-on ces émotions, sent-on ces [193] élans des passions impétueuses, cette inquiétude insurmontable, cette agitation secrete qui me tourmente & dont je ne puis démêler la cause?
J’ai craint que l’admiration de mon propre ouvrage ne causât la distraction que j’apportois à mes travaux; je l’ai cache sous ce voile....mes profanes mains ont ose couvrir ce monument de leur gloire. Depuis que je ne le vois plus, je suis plus triste. & ne suis pas plus attentif.
Qu’il va m’être cher, qu’il va m’être précieux, cet immortel ouvrage! Quand mon esprit éteint ne produira plus rien de grand, de beau, de digne de moi, je montrerai ma Galathée, & je dirai; voilà mon ouvrage. O ma Galathée! quand j’aurai tout perdu, tu me resteras, & je serai console.
Il s’approche du pavillon, puis se retire; va, vient, & s’arrête quelquefois à le regarder en soupirant.
Mais pourquoi la cacher? Qu’est-ce que j’y gagne? Réduit à l’oisiveté, pourquoi m’ôter le plaisir de contempler la plus belle de mes œuvres?....Peut-être y reste-t-il quelque défaut que je n’ai pas remarque; peut-être pourrai-je encore ajouter quelque ornement à sa parure; aucune grace imaginable ne doit manquer à un objet si charmant....peut-être cet objet ranimera-t-il mon imagination languissante. Il la faut revoir l’examiner de nouveau. Que dis-je? Eh! je ne l’ai point encore examinée: n’ai fait jusqu’ici que l’admirer.
Il va pour lever le voile, & le laisse retomber comme effraye.
Je ne fais qu’elle émotion j’éprouve en touchant ce voile; une frayeur me saisit; je crois toucher au sanctuaire de quel-que [194] divinité. Pygmalion, c’est une pierre; c’est ton ouvrage....qu’importe? On sert des Dieux dans nos temples qui ne sont pas d’une autre matiere, & n’ont pas été faits d’une main.
Il lève le voile en tremblant, & se prosterne. On voit la statue de Galathée posée sur un pied-d’estal fort petit, mais exhausse par un gradin de marbre, forme de quelques marches demi-circulaires.
O Galathée! recevez mon hommage. Oui je me suis trompe: j’ai: voulu vous faire Nymphe, & je vous ai fait Déesse. Venus même est moins belle que vous.
Vanité, foiblesse humaine: je ne puis me lasser d’admirer mon ouvrage; je m’enivre d’amour-propre; je m’adore dans ce que j’ai fait....Non, jamais rien de si beau ne parut dans la nature; j’ai passe l’ouvrage des Dieux....
Quoi! tant de beautés sortent de mes mains? Mes mains les ont donc touchées?....ma bouche a donc pu....Je vois un défaut. Ce vêtement couvre trop le nu; il faut l’échancrer davantage; les charmes qu’il recèle doivent être mieux annonces.
II prend son maillet & son ciseau; puis s’avançant lentement il monte, en hésitant, les gradins de la statue qu’il semble n’oser toucher. Enfin, le ciseau déjà lève, il s’arrête....
Quel tremblement! quel trouble!....Je tiens le ciseau d’une main mal-assurée....je ne puis....je n’ose....je gâterai tout.
II s’encourage, & enfin présentant son ciseau il en donne [195] un seul coup, & saisi d’effroi, il le laisse tomber en poussant un grand cri.
Dieux! je sens la chair palpitante repousser le ciseau!....
Il redescend tremblant & confus.
....Vaine terreur, fol aveuglement!....Non.... je n’y toucherai point; les Dieux m’épouvantent. Sans doute elle est déjà consacrée à leur rang.
Il la considère de nouveau.
Que veux-tu changer? regarde; quels nouveaux charmes veux-tu lui donner?....Ah! c’est sa perfection qui fait son défaut.....Divine Galathée! moins parfaite, il ne te manqueroit rien....!
Tendrement.
Mais il te manque une ame: ta figure ne peut s’en passer.
Avec plus d’attendrissement encore.
Que l’ame faite pour animer un tel corps doit être belle!
Il s’arrête long-tems. Puis retournant s’asseoir, il dit d’une voix lente & changée.
Quels desirs ose-je former? Quels vœux insensés! qu’est-ce que je sens?....O ciel! le voile de l’illusion tombe, & je n’ose voir dans mon cœur: j’aurois trop à m’en indigner.
Longue pause dans un profond accablement.
.....Voilà donc la noble passion qui m’égare! c’est donc pour cet objet inanimé que je n’ose sortir d’ici!....un marbre! une pierre! une masse informe & dure, travaillée avec ce fer!....Insensé, rentre en toi-même; gémis sur toi; vois ton erreur, vois ta folie.
....mais non....
[196] Impétueusement.
Non, je n’ai point perdu le sens; non, je n’extravague point; non, je ne me reproche rien. Ce n’est point de ce marbre mort que je suis épris, c’est d’un être vivant qui lui ressemble; c’est de la figure qu’il offre à mes yeux. En quelque lieu que soit cette figure adorable, quelque corps qui la porte quelque main, qui l’ait faite, elle aura tous les veux de t cœur. Oui, ma seule folie est de discerner la beauté, mon crime est d’y être sensible. Il n’y a rien la dont je doive rougir.
Moins vivement, mais toujours avec passion.
Quels traits de feu semblent sortir de cet objet pour embraser mes sens, & retourner avec mon ame à leur source! Hélas! il reste immobile & froid, tandis que mon cœur embrase par ses charmes, voudroit quitter mon corps pour aller échauffer le sien. Je crois dans mon délire pouvoir m’élancer hors de moi; je crois pouvoir lui donner ma vie & l’animer de mon ame. Ah que Pygmalion meure pour vivre dans Galathée!....Que dis-je, o Ciel! Si j’etois elle je ne la verrois pas, je ne serois pas celui qui l’aime! Non, que ma Galathée vive, & que je ne sois pas elle. Ah! que je sois toujours un autre, pour vouloir toujours être elle, pour la voir, pour l’aimer, pour en être aime....
Transport.
Tourmens, vœux, desirs, rage, impuissance, amour terrible amour funeste....oh! tout l’enfer est dans mon cœur agite.... Dieux puissans, Dieux bienfaisans; Dieux du peuple, qui connûtes [197] les passions des hommes, ah, vous avez tant fait de prodiges pour de moindres causes! voyez cet objet, voyez mon cœur, soyez justes & méritez vos autels!
Avec un enthousiasme plus pathétique.
Et toi, sublime essence qui te cache aux sens, & te fais sentir aux cœurs, ame de l’univers, principe de toute existence; toi qui par l’amour donnes l’harmonie aux élémens, la vie à la matiere, le sentiment aux corps, & la forme à tous les êtres; feu sacre, céleste Venus, par qui tout se conserve & se reproduit sans cesse; ah! ou est ton équilibre? ou est ta force expansive? ou est la loi de la nature dans le sentiment que j’éprouve? ou est ta chaleur vivifiante dans l’inanité de mes vains desirs? Tous tes feux sont concentres dans mon cœur & le froid de la mort reste sur ce marbre; je péris par l’excès de vie qui lui manque. Hélas! je n’attends point un prodige; il existe, il doit cesser; l’ordre est trouble, la nature est outragée; rends leur empire à ses loix, rétablis son cours bienfaisant & verse également ta divine influence. Oui, deux êtres manquent à la plénitude des choses, partage leur cette ardeur, dévorante qui consume l’un sans animer l’autre: c’est toi qui formas par ma main ces charmes & ces traits qui n’attendent que le sentiment & la vie; donne-lui la moitié de la mienne, donne-lui tout; s’il le faut, il me suffira de vivre en elle. O toi! qui daignes sourire aux hommages des mortels, ce qui ne sent rien, ne t’honore pas; étends ta gloire avec tes œuvres! Déesse de la beauté, épargne cet affront à la nature; qu’un si parfait modele soit l’image de ce qui n’est pas!
[198] Il revient à lui peur degrés avec un mouvement d’assurance & de joie.
Je reprends mes sens. Quel calme inattendu! quel courage inespéré me ranime! Une fievre mortelle embrasoit mon sang: un baume de confiance & d’espoir court dans mes veine je crois me sentir renaître.
Ainsi le sentiment de notre dépendance sert quelquefois à notre consolation. Quelque malheureux que soient les mortels, quand ils ont invoque les Dieux, ils sont plus tranquilles....
Mais cette injuste confiance trompe ceux qui sont des vœux insensés....Hélas! en l’etat ou je suis on invoque tout & rien ne nous écoute; l’espoir qui nous abuse est plus insensé que le désir.
Honteux de tant d’egaremens je n’ose plus même en contempler la cause. Quand je veux lever les yeux sur cet objet fatal, je sens un nouveau trouble, une palpitation me suffoque, une secrete frayeur m’arrête....
Ironie amere.
....Eh! regarde, malheureux; deviens intrépide; ose fixer une statue.
Il la voit s’animer, & se détourne saisi d’effroi ici le cœur serre de douleur.
Qu’ai-je vu? Dieux! qu’ai-je cru voir? Le coloris des chairs, un feu dans les yeux, des mouvemens même.... ce n’etoit pas assez d’espérer le prodige; pour comble de misère, enfin, je ai vu....
Excès d’accablement.
Infortune, c’en est donc fait....ton délire est à son dernier [199] terme....ta raison t’abandonne ainsi que ton génie....Ne la regrette point, ô Pygmalion! sa perte couvrira ton opprobre....
Vive indignation.
Il est trop heureux pour l’amant d’une pierre de devenir un homme à visions.
Il se retourne, & voit la statue se mouvoir & descendre elle-même les gradins par lesquels i1 a monte sur le pied-d’estal. Il se jette à genoux & lève les mains & les yeux au Ciel.
Dieu immortels! Venus! Galathée! o prestige d’un amour forcené.
GALATHÉE se touche & dit.
Moi.
PYGMALION transporte.
Moi!
GALATHÉE se touchant encore.
C’est moi.
PYGMALION.
Ravissante illusion qui passes jusqu’à mes oreilles, ah.! n’abandonne jamais mes sens..
GALATHÉE, fait quelques pas & touche un marbre.
Ce n’est plus moi.
Pygmalion dans une agitation, dans des transports qu’il a peine à contenir, suit tous ses mouvements, l’écoute, l’observe avec une avide attention qui lui permet à peine de respirer.
[200] Galathée, s’avance vers lui & le regarde; il se lève précipitamment, lui tend les bras, & la regarde avec extase. Elle pose une main sur lui; il tressaillit, prend cette main, la porte à son cœur, puis la couvre d’ardens baisers.
GALATHÉE avec un soupir.
Ah! encore moi.
PYGMALION.
Oui, cher & charmant objet; oui, digne chef-d’oeuvre de mes mains, de mon cœur & des Dieux: c’est toi, c’est toi seule: je t’ai donne tout mon être; je ne vivrai plus que par toi.
FIN.
JEAN JACQUES ROUSSEAU
PIECES EN VERS
[1782; le Pléiade édition, t. II, en passant = Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VIII, pp. 201-216.]
PIECES EN VERS.
EPÎTRE À M. DE L’ETANG,
VICAIRE DE MARCOUSSY
[Bibliothèque de Neuchâtel, ms. R. 12; Œuvres posthumes, Geneve, 1781; le Pléiade édition, t. II, pp. 1150-1153.]
En dépit du destin jaloux,
Cher Abbé, nous irons chez-vous.
Dans votre franche politesse,
Dans votre gâité sans rudesse,
Parmi vos bois & vos coteaux
Nous irons chercher le repos;
Nous irons chercher le remede,
Au triste ennui qui nous possede,
A ces affreux charivaris,
A tout ce fracas de Paris,
O ville ou regne l’arrogance!
Ou les plus grands fripons de France
Régentent les honnêtes gens,
Ou les vertueux indigens
Sont des objets de raillerie,
Ville ou la charlatanerie,
Le ton haut, les airs insolens,
Ecrasent les humbles talens,
Et tyrannisent la fortune;
Ville ou l’auteur de Rodogune
[202] A rampe devant Chapelain;
Ou d’un petit Magot vilain,
L’amour fit le héros des belles;
Ou tous les roquets des ruelles
Deviennent des hommes d’Etat;
Ou le jeune & beau Magistrat
Etale, avec les airs d’un fat,
Sa perruque pour tout mérite;
Ou le savant, bas parasite,
Chez Aspasie ou chez Phriné,
Vend de l’esprit pour un dîné.
Paris!malheureux qui t’habite,
Mais plus malheureux mille fois
Qui t’habite de son pur choix,
Et dans un climat plus tranquille,
Ne fait point se faire un asyle
Inabordable aux noirs soucis,
Tel qu’a mes yeux est Marcoussis!
Marcoussis qui fait tant nous plaire;
Marcoussis dont pourtant j’espere
Vous voir partir un beau matin,
Sans vous en pendre de chagrin.
Accordez donc, mon cher Vicaire,
Votre demeure hospitaliere,
A gens dont le soin le plus doux
Est d’aller passer près de vous,
Les momens dont il sont les maîtres:
Nous connoissons déjà les êtres
[203] Du pays & de la maison;
Nous en chérissons le Patron,
Et desirons, s’il est possible,
Qu’a tous autres inaccessible,
Il destine en notre faveur
Son loisir & sa bonne humeur.
De plus; priere des plus vives,
D’éloigner tous fâcheux convives,
Taciturnes, mauvais plaisans,
Ou beaux parleurs, ou médisans:
Point de ces gens, que Dieu confonde,
De ces sots dont Paris abonde,
Et qu’on y nomme beaux-esprits,
Vendeurs de fumée à tout prix;
Au riche faquin qui les gâte,
Vils flatteurs de qui les empâte,
Plus vils détracteurs du bon sens
De qui méprise leur encens.
Point de ces fades Petit-Maîtres,
Point de ces Houbereaux Champêtres
Tout fiers de quelques vains aïeux
Presque aussi méprisables qu’eux.
Point de grondeuses pigriéches,
Voix aigre, teint noir, & mains seches;
Toujours syndiquant les appas
Et les plaisirs qu’elles n’ont pas;
Dénigrant le prochain par zele,
Se donnant à tous pour modele;
[204] Médisantes par charité,
Et sages par nécessité.
Point de Crésus, point de canaille
Point sur-tout de cette racaille
Fripons sans probité, sans mœurs;
Se raillant du pauvre vulgaire
Dont la verte fait la chimère;
Mangeant fiérement notre bien;
Exigeant tout, n’accordant rien,
Et dent la fausse politesse
Rusant, patelinant sans cesse,
N’est qu’un piege adroit pour duper
Le sot qui s’y laisse attraper.
Point de ces fendans Militaires,
A l’air rogue, aux mines altieres
Fiers de commander des goujats,
Traitant chacun du haut en bas,
Donnant la loi, tranchant du maître;
Bretailleurs, fanfarons peut-être,
Toujours prêts à battre ou tuer,
Toujours parlant de leur métier,
Et cent fois plus pédans, me semble,
Que tous les ergoteurs ensemble.
Loin de nous tons ces ennuyeux:
Mais si, par un fort plus heureux,
Il se rencontre un honnête homme,
Qui d’aucun grand ne se renomme,
[205] Qui soit aimable comme vous;
Qui fache rire avec les foux,
Et raisonner avec le sage;
Qui n’affecte point de langage,
Qui ne dise point de bon mot,
Qui ne soit pas non plus un sot,
Qui soit gai sans chercher à l’être
,Qui soit instruit sans le paroître,
Qui ne rie que par gâité,
Et jamais par malignité;
De mœurs droites sans être austeres;
Qui soit simple dans ses manieres,
Qui veuille vivre pour autrui
Afin qu’on vive aussi pour lui;
Qui fache assaisonner la table
D’appétit, d’humeur agréable;
Ne voulant point être admire,
Ne voulant point être ignore,
Tenant son coin comme les autres,
Mêlant ses folies aux nôtres;
Raillant sans jamais insulter,
Raille sans jamais s’emporter;
Aimant le plaisir sans crapule,
Ennemi du petit scrupule
Buvant sans risquer sa raison;
Point philosophe hors de saison;
En un mot d’un tel caractere,
Qu’avec lui nous puissions nous plaire,
[206] Qu’avec nous il se plaise aussi
.S’il est un homme fait ainsi,
Donnez-le nous, je vous supplie,
Mettez-le en notre compagnie,
Je brûle déjà de le voir,
Et de l’aimer, c’est mon devoir;
Mais c’est le votre, il faut le dire,
Avant que de nous le produire,
De le connoître. C’est assez,
Montrez-le nous si vous osez.
FRAGMENT D’UNE EPITRE A M. B****** [Bordes]
[1741?, 1745; Œuvres posthumes de Rousseau, Geneve, 1781; le Pléiade édition, t. II, pp. 1144-1145.]
Après un carême ennuyeux,
Grace à Dieu voici la semaine
Des divertissemens pieux.
On va de neuvaine en neuvaine,
Dans chaque Eglise on se promene,
Chaque autel y charme les yeux;
Le luxe & la pompe mondaine
Y brillent à l’honneur des Cieux.
La, maint agile Energumene
Sert d’Arlequin dans ces saints lieux!
Le moine ignorant s’y demene,
Récitant à perte d’haleine,
Ses oremus mystérieux,
[207] Et criant d’un ton furieux
Fora, fora, par saint Eugene!
Rarement la semonce est vaine,
Diable & frà s’entendent bien mieux,
L’un à l’autre obéit sans peine.
Sur des objets plus gracieux
La diversité me ramene.
Dans ce temple délicieux,
Ou ma dévotion m’entraîne,
Quelle agitation soudaine
Me rend tous mes sens précieux?
Illumination brillante,
Peintures d’une main savante,
Parfums destinés pour les Dieux;
Mais dont la volupté divine
Délecte l’humaine narine
Avant de se porter aux cieux;
Et toi Musique ravissante!
Du Carcani chef-d’oeuvre harmonieux;
Que tu plais quand Catine chante!
Elle charme à la fois notre oreille & nos yeux.
Beaux sons que votre effet est tendre!
Heureux l’amant qui peut s’attendre
D’occuper en d’autres momens,
La bouche qui vous fait entendre,
A des soins encor plus charmans!
Mais ce qui plus ici m’enchante,
C’est mainte dévote piquante,
[208] Au teint frais, à l’œil tendre & doux;
Qui, pour éloigner tout scrupule,
Vient à la Vierge, à deux genoux,
Offrir, dans l’ardeur qui la brûle,
Tous les vœux qu’elle attend de nous.
Tels sont les familiers colloques,
Tels sont les ardens soliloques
Des gens dévots en ce saint lieu:
Ma foi je ne m’étonne gueres
Quand on fait ainsi ses prieres,
Qu’on ait du goût à prier Dieu.
IMITATION LIBRE
D’une Chanson Italienne de Métastase.
[1733; Mercure de France, 1750; Bibliothèque de Geneve, ms. fr. 204; Œuvres de Rousseau (Duchesne, 1764);le Pléiade édition, t. II, pp. 1153-1155.]
Grace à tant de tromperies,
Grace à tes coquetteries,
Nice, je respire enfin.
Mon cœur libre de sa chaîne,
Ne deguise plus sa peine;
Ce n’est plus un songe vain.
Toute ma flamme est éteinte:
Sous une colere feinte
L’Amour ne se cache plus.
Qu’on te nomme en ton absence,
Qu’on t’adore en ma présence,
Mes sens n’en sont point émus.
[209] En paix, sans toi je sommeille;
Tu n’es plus quand je m’éveille
Le premier de mes desirs.
Rien de ta part ne m’agite;
Je t’aborde & je te quitte,
Sans regrets & sans plaisirs.
Le souvenir de tes charmes,
Le souvenir de mes larmes
Ne fait nul effet sur moi.
Juge enfin comme je t’aime:
Avec mon rival lui-même
Je pourrois parler de toi.
Sois fiere, sois inhumaine,
Ta fierté n’est pas moins vaine
Que le seroit ta douceur,
Sans être ému, je t’écoute,
Et tes yeux n’ont plus de route
Pour pénétrer dans mon cœur.
D’un mépris, d’une caresse,
Mes plaisirs ou ma tristesse
Ne reçoivent plus la loi.
Sans toi j’aime les bocages;
L’horreur des antres sauvages
Peut me déplaire avec toi.
Tu me parois encor belle;
Mais, Nice, tu n’es plus celle
Dont mes sens sont enchantes.
Je vois, devenu plus sage,
[210] Des défauts sur ton visage,
Qui me sembloient des beautés.
Lorsque je brisai ma chaîne,
Dieux, que j’éprouvai de peine!
Hélas! je crus en mourir:
Mais quand on a du courage,
Pour se tirer d’esclavage
Que ne peut-on point souffrir?
Ainsi du piege perfide,
Un oiseau simple & timide
Avec effort échappe,
Au prix des plumes qu’il laisse,
Prend des leçons de sagesse,
Pour n’être plus attrape.
Tu crois que mon cœur t’adore,
Voyant que je parle encore
Des soupirs que j’ai pousses;
Mais tel au port qu’il désire
Le Nocher aime à redire
Les périls qu’il a passés.
Le guerrier couvert de gloire,
Se plaît, après la victoire
,A raconter ses exploits;
Et l’esclave, exempt de peine,
Montre avec plaisir la chaîne
Qu’il a traînée autrefois.
Je m’exprime sans contrainte;
Je ne parle point par feinte,
[211] Pour que tu m’ajoutes foi;
Et quoi que tu puisses dire,
Je ne daigne pas m’instruire
Comment tu parles de moi.
Tes appas, beauté trop vaine,
Ne te rendront pas sans peine
Un aussi fidelle amant.
Ma perte est moins dangereuse;
Je sais qu’une autre trompeuse
Se trouve plus aisément.
L’ALLÉE DE SILVIE
[1747; Mercure de France, septembre 1750; Bibliothèque Publique et Universitaire de Geneve, ms. fr. 204;le Pléiade édition, t. II, pp. 1146-1149.]
Qu’a m’égarer dans ces bocages
Mon cœur goûte de voluptés!
Que je me plais sous ces ombrages!
Que j’aime ces flots argentés!
Douce & charmante rêverie,
Solitude aimable & chérie,
Puissiez-vous toujours me charmer!
De ma triste & lente carriere
Rien n’adouciroit la misere,
Si je cessois de vous aimer.
Fuyez de cet heureux asyle,
[212] Fuyez, de mon ame tranquille,
Vains & tumultueux projets;
Vous pouvez promettre sans cesse
Et le bonheur & la sagesse,
Mais vous ne les donnez jamais.
Quoi! l’homme ne pourra-t-il vivre,
A moins que son cœur ne se livre
Aux soins d’un douteux avenir?
Et si le tems coule si vite,
Au lieu de retarder sa fuite,
Faut-il encor la prévenir?
Oh! qu’avec moins de prévoyance
,La vertu, la simple innocence,
Font des heureux à peu de frais!
Si peu de bien suffit au sage,
Qu’avec le plus léger partage,
Tous ses de desirs sont satisfaits.
Tant de soins, tant de prévoyance,
Sont moins des fruits de la prudence
Que des fruits de l’ambition.
L’homme, content du nécessaire,
Craint peu la fortune contraire,
Quand son cœur est sans passion.
Passions, sources de délices,
Passions, sources de supplices;
Cruels tyrans, doux séducteurs,
Sans vos fureurs impétueuses,
Sans vos amorces dangereuses,
[213] La paix seroit dans tous les cœurs.
Malheur au mortel méprisable,
Qui dans son ame insatiable,
Nourrit l’ardente soif de l’or;
Que du vil penchant qui l’entraîne,
Chaque instant il trouve la peine
Au fond même de son trésor.
Malheur à l’ame ambitieuse,
De qui l’insolence odieuse
Veut asservir tous les humains!
Qu’a ses rivaux toujours en bute,
L’abîme apprête pour sa chute
Soit creuse de ses propres mains!
Malheur à tout homme farouche,
A tout mortel que rien ne touche
Que sa propre félicité!
Qu’il éprouve dans sa misere,
De la part de son propre frere,
La même insensibilité!
Sans doute un cœur ne pour le crime,
Est fait pour être la victime
De ces affreuses passions;
Mais jamais du Ciel condamnée,
On ne vit une ame bien née
Céder à leurs séductions.
Il en est de plus dangereuses,
De qui les amorces, flatteuses
Déguisent bien mieux le poison,
[214] Et qui toujours, dans un cœur tendre,
Commencent à se faire entendre
En faisant taire la raison
;Mais du moins leurs leçons charmantes
N’imposent que d’aimables loix:
La haine & ses fureurs sanglantes
S’endorment à leur douce voix.
Des sentimens si légitimes
Seront-ils toujours combattus?
Nous les mettons au rang des crimes,
Ils devroient être des vertus.
Pourquoi de ces penchans aimables
Le Ciel nous fait-il un tourment?
Il en est tant de plus coupables,
Qu’il traite mains séverement.
O discours trop remplis de charmes!
Est-ce à moi de vous écouter?
Je fais avec mes propres armes
Les maux que je veux éviter.
Une langueur enchanteresse
Me poursuit jusqu’en ce séjour;
J’y veux moraliser sans cesse,
Et toujours j’y songe à l’amour.
Je sens qu’une ame plus tranquille
,Plus exempte de tendres soins,
Plus libre en ce charmant asyle,
Philosopheroit beaucoup moins.
Ainsi du feu qui me dévore
[215] Tout sert à fomenter l’ardeur:
Hélas! n’est-il pas tems encore
Que la paix regne dans mon cœur?
Déjà de mon septieme lustre
Je vois le terme s’avancer;
Déjà la jeunesse & son lustre
Chez moi commence à s’effacer.
La triste & sévere sagesse
Fera bientôt fuir les amours,
Bientôt la pesante vieillesse
Va succéder à mes beaux jours.
Alors les ennuis de la vie
Chassant l’aimable volupté,
On verra la philosophie
Naître de la nécessité;
On me verra, par jalousie,
Prêcher mes caduques vertus,
Et souvent blâmer par envie
Les plaisirs que je n’aurai plus.
Mais malgré les glaces de l’âge
,Raison, malgré ton vain effort,
Le sage a souvent fait naufrage
Quand il croyoit toucher au port.
O sagesse! aimable chimère!
Douce illusion de nos cœurs!
C’est sous ton divin caractere
Que nous encensons nos erreurs.
Chaque homme t’habille à sa mode,
[216] Sous le masque le plus commode
A leur propre félicité;
Ils déguisent tous leur foiblesse,
Et donnent le nom de sagesse
Au penchant qu’ils ont adopte.
Tel, chez la Jeunesse étourdie,
Le Vice instruit par la folie,
Et d’un faux titre revêtu,
Sous le nom de philosophie,
Tend des pièges à la vertu.
Tel, dans une route contraire,
On voit le fanatique austère,
En guerre avec tous ses desirs
,Peignant Dieu toujours en colore
,Et ne s’attachant, pour lui plaire,
Qu’a fuir la joie & les plaisirs.
Ah! s’il existoit un vrai sage,
Que, différent en son langage,
Et plus différent en ses mœurs,
Ennemi des vils séducteurs,
D’une sagesse plus aimable,
D’une vertu plus sociable,
Il joindroit le juste milieu
A cet hommage pur & tendre,
Que tous les cœurs auroient du rendre
Aux grandeurs, aux bienfaits de Dieu!
Fin de la premiere Partie. [Tome VIII]
FIN.
JEAN JACQUES ROUSSEAU
PROJET CONCERNANT
DE NOUVEAUX SIGNES POUR LA MUSIQUE
[1741/ août 1742; l’Académie de sciences de Paris, Dossier Rousseau; Bibliothèque de Neuchâtel, ms. R. 57; Œuvres posthumes de J. J.. Rousseau, Genève, 1781; le Pléiade édition, t. V, pp. 127-154 == Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. VIII, pp. 215-232.]
PROJET CONCERNANT
DE NOUVEAUX SIGNES
POUR LA MUSIQUE.
Lu par l’Auteur a l’Académie des Sciences,
le 12 Août 1741.
Ce projet tend à rendre la Musique plus commode à noter, plus aisées à apprendre & beaucoup moins diffuse.
Il paroît étonnant que les signes de la Musique étant restés aussi long-tems dans l’état d’imperfection où nous les voyons encore aujourd’hui, la difficulté de l’apprendre n’ait pas averti le public que c’etoit la faute des caracteres & non pas celle de l’art. Il est vrai qu’on a donne souvent des projets en ce genre, mais de tous ces projets qui, sans avoir les avantages de la Musique ordinaire en avoient presque tous les inconvéniens, aucun que je fâche, n’a jusqu’ici touche le but, soit qu’une pratique trop superficielle ait fait échouer ceux qui l’ont voulu considérer théoriquement, soit que le génie étroit & borne des Musiciens ordinaires les ait empêché d’embrasser [220] un plan général & raisonne, & de sentir les vrais inconvéniens de leur art de la perfection actuelle duquel d’ailleurs pour l’ordinaire très entêtés.
Cette quantité de lignes, de clefs, de transpositions, de dièses, de bémols, de bécarres, de mesures simples & composées, de rondes, de blanches, de noires, de croches, de doubles, de triples-croches, de pauses, de demi-pauses, de soupirs, de demi-soupirs, de quarts-de-soupirs, &c. donne une foule de signes & de combinaisons, d’ou résultent deux inconvéniens principaux, l’un d’occuper un trop grand & l’autre de surcharger la mémoire des écoliers, de façon que l’oreille étant formée, & les organes ayant acquis toute la facilite nécessaire long-tems avant qu’on soit en etat de chanter a livre ouvert, il s’ensuit que la: difficulté est toute dans l’observation des regles & non dans l’exécution du chant.
Le moyen, qui remédiera à l’un de ces inconvéniens, remédiera aussi a l’autre; & des qu’on aura inventé de signes équivalens, mais plus simples & en moindre quantité, ils auront par-la même plus de précision & pourront exprimer autant de choses en moins d’espace.
Il est avantageux outre cela que ces signes soient déjà connus, afin que l’attention soit moins partagée, & faciles a figurer afin de rendre la Musique plus.commode.
Il faut pour cet effet considérer deux objets principaux chacun en particulier. Le premier doit être l’expression de tous les sons possibles; & l’autre, celle de toutes les différentes durées, tant des sons que de leurs silences relatifs, ce qui comprend aussi la différence des mouvemens.
[221] Comme le Musique n’est qu’un enchaînement de sons qui se sont entendre ou tous ensemble, ou successivement; il suffit que tous ces sons aient des expressions relatives qui leur assignent a chacun la place qu’il doit occuper par rapport a un certain son fondamental, pourvu que ce son soit nettement exprime, & que la relation soit facile a connoître. Avantages que n’a déjà point la Musique ordinaire, ou le son fondamental n’a nulle évidence particuliere, & ou tous les rapports des notes ont besoin d’être long-tems étudies.
Prenant ut pour ce son fondamental, auquel tous les autres doivent se rapporter, & l’exprimant par le chiffre 1, nous aurons a sa suite l’expression des sept sons naturels, ut re mi fa sol la si par les 7 chiffres, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, de façon que tant que le chant roulera dans l’étendue des sept sons, il suffira de les noter chacun par son chiffre correspondant, pour les les exprimer tous sans équivoque.
Mais quand il est question de sortir de cette étendue pour passer dans d’autres Octaves, alors cela forme une nouvelle difficulté.
Pour la résoudre, je me sers du plus simple de tous les signes, c’est-à-dire, du point. Si je sors de l’Octave par laquelle j’ai commence, pour faire une note dans l’étendue de l’Octave qui est au-dessus & qui commence a l’ut d’en haut, alors je mets un point au-dessus de cette note par laquelle je sors de mon Octave, & ce point une fois place, c’est un indice que, non-seulement la note sur laquelle il est, mais encore toutes celles qui la suivront sans aucun signe qui [222] le détruise, devront être prises dans l’étendue de cette Octaves supérieure ou je suis entre.
Au contraire si je veux passer a l’Octave qui est au-dessous de celle ou je me trouve, alors je mets le point sous la note par laquelle j’y entre. En un mot, quand le point est sur la note; vous passez dans l’Octave supérieure; s’il est au-dessous vous passez dans l’inférieure, & quand vous changeriez d’Octave a chaque note, ou que vous voudriez monter ou descendre de deux ou trois Octaves tout d’un coup ou successivement, la regle est toujours générale, & vous n’avez qu’a mettre autant de points au-dessous que ou vous avez d’Octaves a descendre ou a monter.
Ce n’est pas a dire qu’a chaque point vous montiez ou descendiez d’une Octave, mais a chaque point vous passez dans une Octave différente de celle ou vous êtes par rapport au son fondamental ut d’en-bas, lequel ainsi se trouve bien dans la même Octave en descendant diatoniquement, mais non pas en montant. Sur quoi il faut remarquer que je ne me sers du mot d’Octave qu’abusivement & pour ne pas multiplier inutilement les termes, parce que proprement cette étendue n’est composée que de notes, l’1 d’en haut qui commence une autre Octave n’y étant pas compris.
Mais cet ut qui par la transposition doit toujours être le nom de la tonique dans les tons majeurs & celui de la médiante dans les tons mineurs, peut, par conséquent, être pris sur chacune des douze cordes du système chromatique; & pour la designer, il suffira de mettre a la marge le chiffre qui exprimeroit cette corde sur le clavier dans l’ordre naturel; [223] c’est-à-dire, que le chiffre de la marge qu’on peut appeller la clef, désigne la touche dit clavier qui doit s’appeller ut & par conséquence être tonique dans les tons majeurs & médiante dans les mineurs. Mais a le bien prendre, la connoissance de cette clef n’ont que pour les instrumens, 7 ceux qui chantent n’ont pas besoin d’y faire attention.
Par cette méthode, les mêmes noms sont toujours conserves aux mêmes notes: c’est-à-dire, que l’art de solfier toute Musique possible consiste précisément a connoître sept caracteres uniques & invariables qui ne changent jamais ni de nom ni de position, ce qui me paroît plus facile que cette multitude de transpositions & de clefs qui, quoi qu’ingénieusement inventées, n’en sont pas moins le supplice des commençans.
Une autre difficulté qui naît de l’étendue du clavier & des différentes Octaves ou le ton peut être pris, se résout avec la même aisance.On conçoit le clavier divise par Octaves depuis la premiere tonique; la plus basse Octave s’appelle A, la seconde B, la troisieme C, &c. de façon qu’écrivant au commencement d’un air la lettre correspondante a l’Octave dans laquelle se trouve la premiere note de cet air, sa position précise est connue, & les points vous conduisent ensuite par-tout sans équivoque. De-la, découle encore généralement & sans exception le moyen d’exprimer les rapports & tous les intervalles tant en montant qu’en descendant des reprises & des rondeaux, comme on le verra détaille dans mon grand projet.
La corde du ton, le mode (car je le distingue aussi) & [224] l’Octave étant ainsi bien désignés, il faudra se servir de la transposition pour les instrumens comme pour la voix, ce qui n’aura nulle difficulté pour les Musiciens instruits, comme ils doivent l’être, des tons & des intervalles naturels a chaque mode, & de la maniere de les trouver sur leurs instrumens: il en résultera, au contraire, cet avantage important, qu’il ne sera pas plus difficile de transporter toutes sortes d’airs, un demi-ton ou un ton plus haut ou plus bas, suivant le besoin, que de les jouer sur leur ton naturel, ou, s’il s’y trouve quelque peine, elle dépendra uniquement de l’instrument & jamais de la note qui, par le changement d’un seul signe, représentera le même air sur quelque ton l’on veuille proposer; de sorte, enfin, qu’un Orchestre entier sur un simple avertissement du maître, exécuteroit sur le champ en mi ou en sol une piece notée en sa, en la, en si bémol ou en tout autre ton imaginable; chose impossible a pratiquer dans la Musique ordinaire & dont l’utilité se fait assez sentir a ceux qui fréquentent les Concerts. En général, ce qu’on appelle chanter & exécuter au naturel, est peut-être ce qu’il y a de plus mal imagine dans la Musique: Car si les noms des notes ont quelque utilité réelle, ce ne peut être que pour exprimer certains rapports, certaines affections déterminées dans les progressions des sons. Or, des que le ton change, les rapports des sons & la progression changeant aussi, la raison dit qu’il faut de même changer les noms des notes en les rapportant par analogie au nouveau ton; sans quoi l’on renverse le sens des noms & l’on ôte aux mots le seul avantage qu’ils puissent avoir, qui est d’exciter d’autres idées avec [225] celles des sons. Le passage du mi au fa, ou du si a l’ut excite naturellement dans l’esprit du Musicien l’idée, du demi-ton. Cependant si l’on est dans le ton de si ou dans celui de mi, l’intervalle du si à l’ut, ou du mi au fa est toujours d’un ton & jamais d’un demi-ton. Donc au lieu de conserver des noms qui trompent l’esprit & qui choquent l’oreille exercée par une différente habitude, il est important de leur en appliquer d’autres dont le sens connu, au lieu d’être contradictoire, annonce les intervalles qu’ils doivent exprimer. Or, tous les rapports des sons du système diatonique se trouvent exprimes dans le majeur, tant en montant qu’en descendant, dans l’Octave comprise entre deux ut, suivant l’ordre naturel, & dans le mineur, dans l’Octave comprise entre deux la, suivant le même ordre en descendant seulement. Car, en montant, le mode mineur est assujetti a des affections différentes qui présentent de nouvelles réflexions pour la théorie, lesquelles ne sont pas aujourd’hui de mon sujet, & qui ne sont rien au système que je propose.
J’en appelle a l’expérience sur la peine qu’ont les écoliers à entonner par les noms primitifs des airs qu’ils chantent avec toute la facilite du monde, au moyen de la transposition, pourvu toujours qu’ils aient acquis la longue & nécessaire habitude de lire les bémols & les dièses des clefs qui sont avec leurs huit positions, quatre-vingt combinaisons inutiles & toutes retranchées par ma méthode.
Il s’ensuit de-là, que les principes qu’on donne pour jouer des instrumens, ne valent rien du tout, & je suis sur qu’il n’y a pas un bon Musicien qui, après avoir prélude dans le [226] ton ou il doit jouer, ne faite plus d’attention dans son jeu au degré du ton ou il se trouve, qu’au dièse ou au bémol qui l’affecte. Qu’on apprenne aux écoliers a bien connoître les deux modes & la disposition régulière des sons convenables a chacun, qu’on les exerce a préluder en majeur & en mineur sur tous les sons de l’instrument, chose qu’il faut toujours savoir, quelque méthode qu’on adopte. Alors qu’on leur mette ma musique entre les mains, j’ose répondre qu’elle ne les embarrassera pas un quart-d’heure.
On seroit surpris si l’on faisoit attention a la quantité de Livres & de préceptes qu’on a donnes sur la transposition; ces gammes, ces échelles, ces clefs supposées sont le fatras le plus ennuyeux qu’on puisse imaginer, & tout cela, faute d’avoir fait cette réflexion très-simple que, des que la corde fondamentale du ton est connue sur le clavier naturel, comme tonique, c’est-à-dire, comme ut ou la, elle détermine seule le rapport & le ton de toutes les autres notes, sans égard a l’ordre primitif.
Avant que de parler des changemens de ton, il faut expliquer les altérations accidentelles des sons qui s’y présentent a tout moment.
Le dièse s’exprime par une petite ligne qui croise la note en montant de gauche a droite. Sol diésé, par exemple, s'exprime ainsi X, fa diésé ainsi 4. Le bémol s’exprime aussi par une semblable ligne qui croise la note en descendant XXX & ces signes plus simples que ceux qui sont en usage, servent encore a montrer a l’œil le genre d’altération qu’il causent.
Le bécarre n’a d’utilité que par le mauvais choix du dièse [227] & du bémol, & des que les signes qui les expriment seront inhérens a la note, le bécarre deviendra entièrement superflu: je le retranche donc comme inutile; je le retranche encore comme équivoque, puisque les Musiciens s’en servent souvent en deux sens absolument opposes, & laissent ainsi l’ecolier dans une incertitude continuelle fur son véritable effet.
A l’égard des changemens de ton, soit pour passer du majeur au mineur, ou d’une tonique a une autre, il n’est question que d’exprimer la premiere note de ce changement, de maniere a représenter ce qu’elle etoit dans le ton d’ou l’on sort, & ce qu’elle est dans celui ou l’on entre, ce que l’on fait par une double note séparée par une petite ligne horizontale comme dans les fractions, le chiffre qui est au-dessus exprime la note la note dans le ton d’ou l’on sort, & celui de dessous représente la même note dans le ton ou l’on entre: en un mot le chiffre inférieur indique le nom de la note, & le chiffre supérieur sert a en trouver le ton.
Voilà pour exprimer tous les sons imaginables en quelque ton que l’on puisse être ou que l’on veuille entrer. Il faut passer à présent à la seconde partie qui traite des valeurs des notes & de leurs mouvemens.
Les Musiciens reconnoissent au moins quatorze mesures différentes dans la Musique: mesures dont la distinction brouille l’esprit des écoliers pendant un tems infini. Or je soutiens que tous les mouvemens de ces différentes mesures se réduisent uniquement à deux; savoir, mouvement à deux tems & mouvement à trois tems; & j’ose défier l’oreille la plus fine d’en trouver de naturels qu’on ne puisse exprimer avec toute la précision [228] possible par l’une de ces deux mesures. Je commencerai donc par faire main-basse sur tous ces chiffres bizarres, réservant seulement le deux & le trois, par lesquels, comme on verra tout-à-l’heure, j’exprimerai tous les mouvemens possibles. Or, afin que le chiffre qui annonce la mesure ne se confonde point avec ceux des notes, je l’en distingue en le faisant plus grand & en le séparant par une double ligne perpendiculaire.
Il s’agit à présent d’exprimer les tems & les valeurs des notes qui les remplissent.
Un défaut considérable dans le Musique est de représenter comme valeurs absolues, des notes qui n’en ont de relatives, ou du moins d’en mal appliquer les relations: car il est sur que la durée des rondes, des blanches, noires, croches, &c. est déterminée, non par la qualité de la note, mais par celle de la mesure ou elle se trouve, de-la vient qu’une noire dans une certaine mesure passera beaucoup plus vite qu’une croche dans une autre; laquelle croche ne vaut cependant que la moitié de cette noire; & de-la vient encore que les Musiciens de province, trompes par ces faux rapports, donneront aux airs des mouvemens tout differens de ce qu’ils doivent être en s’attachant scrupuleusement à la valeur absolue des notes, tandis qu’il faudra quelquefois passer une mesure à trois tems simples, beaucoup plus vite qu’une autre à trois-huit, ce qui dépend du caprice du Compositeur, & de quoi les opéra présentent des exemples à chaque instant.
D’ailleurs, la division sous-double des notes & de leurs valeurs, telle qu’elle établie, ne suffit pas pour tous les cas, [229] & si, par simple, je veux passer trois notes égales dans un tems d’une mesure à deux, à trois ou à quatre, il faut, ou que le Musicien le devine, ou que je l’en instruise par un signe etranger qui fait exception a la regle.
Enfin, c’est encore un autre inconvénient de ne point séparer les tems; il arrive de-la que dans le milieu d’une grande mesure, l’ecolier ne fait ou il.en est, sur-tout lorsque, chantant le vocal, il trouve une quantité de croches & de doubles-croches détachées, dont il faut qu’il fasse lui-même la distribution.
La séparation de chaque tems par une virgule, remédie a tout cela avec beaucoup de simplicité; chaque tems compris entre deux virgules contient une note ou plusieurs; s’il ne comprend qu’une note, c’est qu’elle remplit tout, ce tems-là, & cela ne fait pas la moindre difficulté. Y a-t-il plusieurs notes comprises dans chaque tems, la chose n’est pas plus difficile. Diverses ce tems en autant de parties égales qu’il comprend de notes, appliquez chacune de ces parties a chacune de ces notes & passez-les de sorte que tous les tems soient égaux.
Les notes dont deux égales rempliront un tems, s’appelleront des demis; celles dont il en, faudra trois, des tiers, celles dont il en faudra quatre, des quarts, &c.
Mais lorsqu’un tems se trouve partage, de forte que toutes les notes n’y sont pas d’égale valeur, pour représenter, par exemple, dans un seul tems une noire & deux croches, je considère ce tems comme divise en deux parties égales, dont la noire fait la premiere, & les deux croches ensemble la seconde; [230] je les lie donc par une ligne droite que je place au-dessus ou au-dessous d’elles, & cette ligne marque que tout ce qu’elle embrasse ne représente qu’une seule note, laquelle doit être subdivisée en deux parties égales, ou en trois, ou en quatre, suivant le nombre des chiffres qu’elle couvre, &c.
Si l’on a une note qui remplisse seule une mesure entiere, il suffit de la placer seule entre les deux lignes qui renferment la mesure, & par la même regle que je viens d’établir, cela signifie que cette note doit durer toute la mesure entiere.
A l’égard des tenues, je me sers aussi du point pour les exprimer; mais d’une maniere bien plus avantageuse que celle qui est en usage: car, au lieu de lui faire valoir précisément la moitié de la note qui le précédé, ce qui ne fait qu’un cas particulier, je lui donne, de même qu’aux notes, une valeur qui n’est déterminée que par la place qu’il occupe, c’est-à-dire, que si le point remplit seul un tems ou une mesure, le son qui a précédé doit être aussi soutenu pendant tout ce tems ou toute cette mesure; & si le point se trouve dans un tenus avec d’autres notes, il fait nombre aussi bien qu’elles, & doit être compte pour un tiers ou pour un quart, suivant le nombre de notes que renferme ce tems-là en y comprenant le point.
Au reste, il n’est pas a craindre, comme on le verra par les exemples, que ces points se confondent jamais avec ceux qui servent a changer d’Octaves, ils en sont trop bien distingues par leur position pour avoir besoin de l’être par leur figure; c’est pourquoi j’ai négligé de le faire, évitant avec soin de [231] me servir de signes extraordinaires, qui distrairoient l’attention & n’exprimeroient rien de plus que la simplicité des miens.
Les silences n’ont besoin que d’un seul signe. Le zéro paroît le plus convenable, & les regles que j’ai établies, a l’égard des notes étant toutes applicables à leurs silences relatifs, il s’ensuit que le zéro, par sa seule position & par les points qui le peuvent suivre, lesquels alors exprimeront des silences, suffit seul pour remplacer toutes les pauses, soupirs, demi-soupirs & autres signes bizarres & superflus qui remplissent la musique ordinaire.
Voilà les principes généraux d’ou découlent les regles pour toutes sortes d’expressions imaginables, sans qu’il puisse naître a cet égard aucune difficulté qui n’ait été prévue & qui ne soit résolue, en conséquence de quelqu’un de ces principes.
Ce système renferme, sans contredit, des avantages essentiels par dessus la méthode ordinaire.
En premier lieu. La musique sera du double & du triple plus aisée a apprendre.
1. Parce qu’elle contient beaucoup moins de signes.
2. Parce que ces signes sont plus simples.
3. Parce que sans autre étude, les caracteres mêmes des notes y représentent leurs intervalles & leurs rapports, au lieu que ces rapports & ces intervalles sont très-difficiles à trouver & demandent une grande habitude par la musique ordinaire.
4. Parce qu’un même caractere ne peut jamais avoir qu’un même nom, au lieu que dans le systême ordinaire chaque position peut avoir sept noms différens sur chaque clef, ce qui cause une [232] confusion dont les écoliers ne se tirent qu’a force de tems, de peine & d’opiniâtreté.
5. Parce que les tems y sont mieux distingues que dans la musique ordinaire, & que les valeurs des silences & des notes y sont déterminées d’une maniere plus simple & plus générale.
6. Parce que le mode étant toujours connu, il est toujours aise de préluder & de se mettre au ton: ce qui n’arrive pas dans la musique ordinaire, ou souvent les écoliers s’embarrassent ou chantent faux, faute de bien connoître le ton ou ils doivent chanter.
En second lieu, la musique en est plus commode & plus aisée a noter, occupe moins de volume; toute sorte de papier y est propre, & les caracteres de l’imprimerie suffisant pour la noter, les compositeurs n’auront plus besoin de faire de si grands frais pour la gravure de leurs, pieces; ni les particuliers pour les acquérir.
Enfin les compositeurs y trouveroient encore cet autre avantage non moins considérable, qu’outre la facilite de la note, leur harmonie & leurs accords seroient connus par la seule inspection des signes & sans ces sauts d’une clef a l’autre, qui demandent une habitude bien longue, & que plusieurs n’atteignent jamais parfaitement.
FIN.
JEAN JACQUES ROUSSEAU
DISSERTATION
SUR LA MUSIQUE MODERNE
[1742 avant nov.; A Paris, G.F. Quillau, 1742; deuxième édition Duchesne des Œuvres de M. Rousseau de Genève, 1764; Ouvres posthumes, Genève, 1781; le Pléiade édition, t. V, pp. 155-246 ==Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VIII, pp. 233-353.]
DISSERTATION
SUR LA MUSIQUE
MODERNE.
PRÉFACE
S’ils est vrai que les circonstances & les préjugés décident souvent du sort d’un Ouvrage, jamais Auteur n’à du plus craindre que moi. Le Public est aujourd’hui si indispose contre tout ce qui s’appelle nouveauté; si rebute de systèmes & de projets, sur-tout en fait de Musique, qu’il n’est plus gueres possible de lui rien offrir en ce genre, sans s’expose à l’effet de ses premiers mouvemens, c’est-à-dire, à se voir condamné sans être entendu.
D’ailleurs, il faudroit surmonter tant d’obstacles, réunis non par la raison, mais par l’habitude & les préjugés bien plus forts qu’elle, qu’il ne paroit pas possible de forcer de si puissantes barrieres; n’avoir que la raison pour soi, ce n’est pas combattre à armes égales, les préjugés sont presque toujours surs d’en triompher, & je ne connois que le seul intérêt capable de les vaincre à son tour.
Je serois rassure par, cette derniere considération, si le Public etoit toujours bien attentif à juger de ses vrais intérêts; mais il est pour l’ordinaire assez nonchalant pour en laisser la direction à gens qui en ont de tout [236] opposes, & il aime mieux se plaindre éternellement d’être mal servi, que de se donner des soins pour l’être mieux.
C’est précisément ce qui arrive dans la Musique; on se récrie sur la longueur des Maîtres & sur la difficulté de l’Art, & l’on rebute ceux qui proposent de l’éclaircir & de l’abréger. Tout le monde convient que les caracteres de la Musique sont dans un état d’imperfection peu proportionne aux progrès qu’on à faits dans les autres parties de cet Art: cependant on se défend contre toute proposition de les reformer, comme contre un danger affreux: imaginer d’autres signes que ceux dont s’est servi le divin Lulli, est non-seulement la plus haute extravagance dont l’esprit humain soit capable, mais c’est encore une espece de sacrilège. Lulli est un Dieu dont le doigt est venu fixer à jamais l’état de ces sacres caracteres: bons ou mauvais, il n’importe, il faut qu’ils soient éternises par ses Ouvrages; il n’est plus permis d’y toucher sans se rendre criminel, & il faudra, au pied de la lettre, que tous les jeunes Gens qui apprendront désormais la Musique, paient un tribut de deux ou trois ans de peine au mérite de Lulli.
Si ce ne sont pas-là les propres termes, c’est du moins le sens des objections que j’ai oui faire cent fois contre tout projet qui tendroit à reformer cette partie de la [237] Musique. Quoi! faudra-t-il jetter au feu tous nos Auteurs? tout renouveller? la Lande, Bernier, Correlli? Tout cela seroit donc perdu pour nous? Ou prendrions nous de nouveaux Orphées pour nous en dédommager, & quels seroient les Musiciens qui voudroient se résoudre à redevenir écoliers?
Je ne fais pas bien comment l’entendent ceux qui font ces objections; mais il me semble qu’en les réduisant en maximes, & en détaillant un peu les conséquences, on en feroit des aphorismes fort singuliers, pour arrêter tout court le progrès des Lettres & des beaux-Arts.
D’ailleurs, ce raisonnement porte absolument à faux & l’établissement des nouveaux caracteres, bien loin de détruire les anciens Ouvrages, les conserveroit doublement, par les nouvelles éditions qu’on en feroit, & par les anciennes qui subsisteroient toujours. Quand on à traduit un Auteur, je ne vois pas la nécessité de jetter l’Original au feu. Ce n’est donc ni l’Ouvrage en lui-même, ni les exemplaires qu’on risqueroit de perdre, & remarquez, sur-tout, que que qu’avantageux que put être un nouveau système, il ne detruiroit jamais l’ancien avec assez de rapidité pour en abolir tout d’un coup l’usage; les Livres en seroient uses avant que d’être inutiles, & quand ils ne serviroient que de ressource aux opiniâtres, on trouveroit toujours assez à les employer.
[238] Je sais que les Musiciens ne sont pas traitables sur ce chapitre la Musique pour eux n’est pas la science des sons, c’est celle des noires, des blanches, des doubles-croches, & des que ces figures cesseroient d’affecter leurs yeux, il ne croiroient jamais voir réellement de la musique la crainte de redevenir écoliers, & surtout le train de cette habitude, qu’ils prennent pour science même, leur seront toujours regarder avec mépris ou avec effroi tout ce qu’on leur proposeroit en ce genre. Il ne faut donc pas compter sur leur approbation; il faut même compter sur toute leur résistance dans l’établissement des nouveaux caractères, non pas comme bons ou comme mauvais en eux-mêmes, mais simplement comme nouveaux.
Je ne sais quel auroit été le sentiment particulier de Lulli sur ce point, mais je suis presque sur qu’il etoit trop-grand homme pour donner dans ces petitesse; Lulli auroit senti que à sa science ne tenoit point à des caracteres; que ses sons ne cesseroient jamais d’être des sons divins, quelques signes qu’on employait pour les exprimer, & qu’enfin, c’etoit toujours un service important à rendre à son Art & au progrès de ses Ouvrages, que de les publier dans une langue aussi énergique, mais plus facile à entendre, & qui par-la deviendroit plus universelle, dût-il en coûter l’abandon de quelques [239] vieux Exemplaires, dont assurément il n’auroit pas cru que le prix fut à comparer à la perfection générale de l’Art.
Le malheur est que ce n’est pas à des Lulli que nous avons à faire. Il est plus aise d’hériter de sa science que de son génie. Je ne sais pourquoi la Musique n’est pas amie du raisonnement; mais si ses éleves sont si scandalisés de voir un confrère réduire son Art en principes, l’approfondir, & le traiter méthodiquement, à plus forte raison ne souffriroient-ils pas qu’on osât attaquer les parties mêmes de cet Art.
Pour juger de la façon dont on y seroit reçu, on n’a qu’à se rappeller combien il a fallu d’années de lutte & opiniâtreté pour substituer l’usage du si à ces grossieres muances, qui ne sont pas même encore abolies par-tout. On convenoit bien que l’échelle etoit composée de sept sens différens; mais on ne pouvoit se persuader qu’il fut avantageux de leur donner à chacun un nom particulier, puisqu’on ne s’en etoit pas avise jusques-la, & que la Musique que n’avoit pas laisse d’aller son train.
Toutes ces difficultés sont présentes à mon esprit avec toute la force qu’elles peuvent avoir dans celui des Lecteurs. Malgré ce la, je ne saurois croire qu’elles puissent tenir contre les vérités de démonstration que j’ai à établir. Que tous les systèmes qu’on à proposes en ce genre [240] aient échoue jusqu’ici, je n’en suis point étonne: même à égalité d’avantages & de défauts, l’ancienne méthode devoit sans contredit l’emporter, puisque pour détruire un système établi, il faut que celui qu’on veut substituer lui soit préférable, non-seulement en les considérant chacun en lui-même & par ce qu’il à de propre, mais encore en joignant au premier toutes les raisons d’ancienneté & tous les préjugés qui le fortifient.
C’est ce cas de préférence ou le mien me paroit être & ou l’on reconnoître qu’il est en effet, s’il conserve les avantages de la méthode ordinaire, s’il en fauve les inconvéniens, & enfin s’il résout les objections extérieures qu’on oppose à toute nouveauté de ce genre, indépendamment de ce qu’elle est en soi-même.
A l’égard des deux premiers points, ils seront discutes dans le corps de l’Ouvrage, & l’on ne peut savoir à quoi s’en tenir qu’après l’avoir lu; pour le troisieme, rien n’est si simple à décider. Il ne faut, pour cela, qu’exposer le but même de mon projet & les effets qui doivent résulter de son exécution.
Le système que je propose roule sur deux objets principaux; l’un de noter la Musique & toutes ses difficultés d’une maniere plus simple, plus commode, & sous un moindre volume.
Le second & le plus considérable, est de la rendre [241] aussi aisée à apprendre qu’elle à été rebutante jusqu’à présent, d’en réduire les signes à un plus petit nombre, rien retrancher de l’expression, & d’en abréger les regles, de façon à faire un jeu de la théorie, & à n’en rendre la pratique dépendante que de l’habitude des organes, sans que la difficulté de la note y puisse jamais entrer pour rien.
Il est aise de justifier par l’expérience, qu’on apprend la Musique en deux & trois fois moins de tems par ma méthode que par la méthode ordinaire, que les Musiciens formés par elle, seront plus sûrs que les autres à égalité de science, & qu’enfin sa facilité est telle que quand on voudroit s’en tenir à la Musique ordinaire, il faudroit toujours commencer par la mienne, pour y parvenir qui, plus surement & en moins de tems. Proposition qui, toute paradoxe qu’elle paroit, ne laisse pas d’être exactement vraie, tant par le fait que par la démonstration. Or, ces faits supposes vrais, toutes les objections tombent d’elles-mêmes & sans ressource. En premier lieu, la Musique notée suivant l’ancien système ne sera point inutile, & il ne faudra point se tourmenter pour la jetter, au feu, puisque les Eleves de ma méthode parviendront à chanter à livre ouvert sur la Musique ordinaire, en moins de tems encore, y compris celui qu’ils auront donné à la mienne, qu’on ne le fait [242] communément; comme ils sauront donc également l’une & l’autre, sans y avoir employé plus de tems, on ne pourra pas déjà dire à l’égard de ceux-là que l’ancienne Musique est inutile.
Supposons des écoliers qui n’aient pas des années à sacrifier, & qui veuillent bien se contenter de savoir en sept ou huit mois de tems chanter à livre ouvert sur ma note, je dis que la Musique ordinaire ne sera pas même perdue pour eux. à la vérité, au bout de ce tems-la, ils ne la sauront pas exécuter à livre ouvert: peut-être même, ne la de chiffreront-ils pas sans peine: mais en fin, ils la de chiffreront; car, comme ils auront d’ailleurs l’habitude de la mesure & celle de l’intonation, il suffira de sacrifier cinq ou six leçons dans le septieme mois, à leur en expliquer les principes par ceux qui leur seront déjà connus, pour les mettre en état d’y parvenir aisément par eux-mêmes, & sans le secours d’aucun Maître; & quand ils ne voudroient pas se donner ce soin, toujours seront-ils capables de traduire sur le champ toute forte de Musique par la leur, & par conséquent, ils seroient en état d’en tirer parti, même dans un tems ou elle est encore indéchiffrable pour les écoliers ordinaires.
Les Maîtres ne doivent pas craindre de redevenir écoliers: ma méthode est si simple qu’elle n’à besoin [243] que d’être lue & non pas étudiée, & j’ai lieu de croire que les difficultés qu’ils y trouveroient, viendroient plus des dispositions de leur esprit que de l’obscurité du système, puisque des Dames à qui j’ai eu l’honneur de l’expliquer, ont chante sur le champ & à livre ouvert, la Musique notée suivant cette méthode, & ont elles-mêmes note des airs fort correctement tandis que des Musiciens du premier ordre auroient peut-être affecte de n’y rien comprendre.
Les Musiciens, je dis du moins le plus grand nombre, ne se piquent gueres de juger des choses sans préjugés & sans passion, & communément ils les considèrent bien moins par ce qu’elles sont en elles-mêmes, que par le rapport qu’elles peuvent avoir à leur intérêt. Il est vrai que, même en ce sens-la, ils n’auroient nul sujet de s’opposer au succès de mon système, puisque des qu’il est publie, ils en sont les maîtres aussi-bien que moi, & que la facilite qu’il introduit dans la Musique, devant naturellement lui donner un cours plus universel, ils n’en seront que plus occupes, en contribuant à le répandre. Il est cependant très-probable qu’ils ne s’y livreront pas les premiers, & qu’il n’y à que le goût décide du Public qui puisse les engager à cultiver un système dont les avantages paroissent autant d’innovations contre la difficulté de leur Art..
[244] Quand je parle des Musiciens en général, je ne pretends point y confondre ceux d’entre ces Messieurs sont l’honneur de cet Art par leur caractere & par leurs lumieres. Il n’est que trop connu que ce qu’on appelle peuple, domine toujours par le nombre dans toutes les sociétés & dans tous les états; mais il ne l’est pas moins qu’il y à par-tout des exceptions honorables, & tout ce qu’on pourroit dire en particulier contre la profession de la Musique, c’est que le peuple y est peut-être un peu plus nombreux, & les exceptions plus rares.
Quoi quel en soit, quand on voudroit supposer & grossir tous les obstacles qui peuvent arrêter l’effet mon projet, on ne sauroit nier ce fait plus clair que le jour, qu’il y à dans Paris deux & trois mille personnes qui, avec beaucoup de dispositions, n’apprendront jamais la Musique, par l’unique raison de sa longueur & de sa difficulté. Quand je n’aurois travaille que pour ceux-là, voilà déjà une utilité sans replique; & qu’on ne dite que cette méthode ne leur servira de rien pour exécuter sur la Musique ordinaire; car, outre que j’ai déjà répondu à cette objection; il sera d’autant moins nécessaire pour eux d’y avoir recours, qu’on aura soin de leur donner des éditions des meilleures pieces de Musique de toute espece & des recueils périodiques d’Airs chanter & de symphonies, en attendant que le système [245] soit assez répandu pour en rendre l’usage universel.
Enfin, si l’on outroit assez la défiance pour s’imaginer que personne n’adopteroit mon système, je dis que même dans ce cas-là, il seroit encore avantageux eux Amateurs de l’Art de le cultiver pour leur commodité particuliere. Les exemples qu’on trouve notes à la fin de cet Ouvrage, seront assez comprendre les avantages des mes signes sur les signes ordinaires, soit pour la facilite, soit pour la précision. On peut avoir en cent occasions des Airs à noter sans papier regle; ma méthode vous en donne un moyen très-commode & très-simple. Voulez-vous envoyer en Province des airs nouveaux, des scenes entieres d’Opéra, sans augmenter le volume de lettres? Vous pouvez écrire sur la même feuille des très-longs morceaux de Musique. Voulez-vous en composant peindre aux yeux le rapport de vos parties, le progrès de vos accords, & tout l’état de votre harmonie? La pratique de mon systême satisfait à tout cela; & je conclus enfin, qu’à ne considérer ma méthode que comme cette langue particuliere des Prêtres Egyptiens; qui ne servoit qu’à traiter des sciences sublimes, elle seroit encore infiniment inutile aux initiés dans la Musique, avec cette différence, qu’au lieu d’être plus difficile, elle seroit plus aisée que la langue ordinaire, & ne pourroit par conséquent être long-tems un mystère pour le public.
[246] Il ne faut point regarder mon système comme un projet tendant à détruire les anciens caracteres. Je veux croire que cette entreprise seroit chimérique, même avec la substitution la plus avantageuse; mais je crois aussi que la commodité des miens, & sur-tout leur extrême facilite méritent toujours qu’on les cultive indépendamment de ce que les autres pourront devenir.
Au reste, dans l’état d’imperfection ou sont depuis si long-tems les signes de la Musique, il n’est point extraordinaire que plusieurs personnes aient tente de les refondre ou de les corriger. Il n’est pas même bien étonnant que plusieurs se soient rencontres dans le choix des signes les plus naturels & les plus propres à cette substitution, tels que sont les chiffres. Cependant, comme la plupart des hommes ne jugent gueres des choses que sur le premier coup-d’oeil, il pourra très-bien arriver que, par cette unique raison de l’usage des même caracteres, on m’accusera de n’avoir, fait que copier, & de donner ici un système renouvelle. J’avoue qu’il est aise de sentir que c’est bien moins le genre des signes, que la maniere de les employer qui constitue la différence en fait de systèmes: autrement, il faudroit dire, par exemple, due l’Algebre & la Langue Françoise ne sont que la même chose, parce qu’on s’y sert également des lettres de l’alphabet; mais cette réflexion ne sera [247] pas probablement celle qui l’emportera, & il paroit si heureux par une seule objection, de m’ôter à la fois le de mérite l’invention, & de mettre sur mon compte les vices des autres systèmes, qu’il est des gens capables d’adopter cette critique, uniquement à raison de sa commodité.
Quoiqu’un pareil reproche ne me fut pas tout-à-fait indifférent, j’y serois bien moins sensible qu’à ceux qui pourroient tomber directement sur mon système. II importe beaucoup plus de savoir s’il est avantageux, que d’en bien connoître l’Auteur; & quand on me refuseroit l’honneur de l’invention, je serois moins touche de cette injustice, que du plaisir de le voir utile au Public. La seule grace que j’ai droit de lui demander, & que peu de gens m’accorderont, c’est de vouloir bien n’en juger qu’après avoir lu mon Ouvrage, & ceux qu’on m’accuseroit d’avoir copies.
J’avois d’abord résolu de ne donner ici qu’un plan très-abrège, & tel, à-peu-près, qu’il etoit contenu dans le Mémoire que j’eus l’honneur de lire à l’Académie Royale des Sciences, le 22 Août 1742. J’ai réfléchi cependant, qu’il faloit parler au Public autrement qu’on parle à une Académie, & qu’il y avoit bien des objections de toute espece à prévenir. Pour répondre donc a celle que j’ai pu prévoir, il à falu faire quelques additions [248] qui ont mais mon Ouvrage en l’état ou le voilà. J’attendrai l’approbation du Public pour en donner autre qui contiendra les principes absolus de ma méthode, tels qu’ils doivent être enseignes aux écoliers. J’y traiterai d’une nouvelle maniere de chiffrer l’accompagnement de l’Orgue & du Clavecin, entièrement différente de tout ce qui à paru jusqu’ici dans ce genre, & telle qu’avec quatre signes seulement, je chiffre toute sorte de Basses continues, de maniere à rendre la modulation & la Basse-fondamentale toujours parfaitement connues & de l’Accompagnateur, sans qu’il lui soit possible de s’y tromper. Suivant cette méthode on peut, sans voir la Basse-figurée, accompagner très-juste par les chiffres seuls, qui, au lieu d’avoir rapport à cette Basse-figurée, l’ont directement à la fondamentale; mais ce n’est pas ici le lieu d’en dire davantage sur cet article.
DISSERTATION SUR LA MUSIQUE MODERNE
Immutat animus ad pristina. Lucr.
Il paroit étonnant que les signes de la Musique étant restes aussi long-tems dans l’état d’imperfection ou nous les voyons encore aujourd’hui, la difficulté de l’apprendre n’ait pas averti le Public que c’etoit la faute des caracteres & non pas celle de l’Art, ou que s’en étant apperçu, on n’ait pas daigne y remédier. Il est vrai qu’on à donne souvent des projets en ce genre: mais de tous ces projets, qui, sans avoir les avantages de la Musique ordinaire, en avoient les inconvéniens, aucun, que je fache, n’à jusqu’ici touche le but; soit qu’une pratique trop superficielle ait fait échouer ceux qui l’ont voulu considérer théoriquement, soit que le génie étroit & borne des Musiciens ordinaires les ait empêchés d’embrasser une plan général & raisonne, & de sentir les vrais défauts de leur Art, de la perfection actuelle duquel ils sont, pour l’ordinaire, très-entêtés.
[250] La Musique à eu le sort des Arts qui ne se perfectionnent que successivement. Les inventeurs de ses caracteres n’ont qu’à songe qu’à l’état ou elle se trouvoit de leur tems, sans prévoir celui ou elle pouvoit parvenir dans la suite. Il est arrive de-la que leur système s’est bientôt trouve défectueux, & d’autant plus défectueux que l’Art s’est plus perfectionné à mesure avançoit, on établissoit des regles pour remédier aux inconvéniens présens, & pour multiplier une expression trop bornée, qui ne pouvoir suffire aux nouvelles combinaisons on la chargeoit tous les jours. En un mot: les inventeurs en ce genre, comme le dit M. Sauveur, n’ayant eu en vue que quelques propriétés des sons, & sur-tout, la pratique du Chant qui etoit en usage de leur tems, ils se sont contentes de faire, par rapport à cela, des systèmes de Musique que d’autres ont peu-à-peu changes, à mesure que le goût de la Musique changeoit. Or, il n’est pas possible qu’un système, fut-il d’ailleurs le meilleur du monde dans son origine, ne se charge à la fin d’embarras & de difficultés, par les changemens qu’on y fait & les chevilles qu’on y ajoute, & cela ne sauroit jamais faire qu’un tout fort embrouille & sort mal assorti.
C’est le cas de la méthode que nous pratiquons aujourd’hui dans la Musique, en exceptant, cependant, à simplicité du principe qui ne s’y est jamais rencontrée. Comme le fondement en est absolument mauvais, on est ne l’à pas proprement gâte, on n’à fait que le rendre pire, par les additions qu’on à été contraint d’y faire.
Il n’est pas aise de savoir précisément en quel état étoit [251] la Musique, quand Gui d’Arezze* [*Soit Gui d’Arezze, soit Jean de Mure, le nom de l’Auteur ne fait rien au systême, & je ne parle du premier que parce qu’il est plus connu.] s’avisa de supprimer tous les caracteres qu’on y employoit, pour leur substituer les notes qui sont en usage aujourd’hui. Ce qu’il y a de vraisemblable, c’est que ces premiers caracteres etoient les mêmes avec lesquels les anciens Grecs exprimoient cette Musique merveilleuse, de laquelle, quoiqu’on en dise, la notre n’approchera jamais, quant à ses effets; & ce qu’il y a de sûr, c’est que Gui rendit un sort mauvais service à la Musique, & qu’il est fâcheux pour nous qu’il n’ait pas trouvé en son chemin des Musiciens aussi indociles que ceux d’aujourd’hui.
Il n’est pas douteux que les lettres de l’Alphabet des Grecs, ne fussent en même tems les caracteres de leur Musique, & les chiffres de leur Arithmétique: de sorte qu’ils n’avoient besoin que d’une seule espece de signes, en tout au nombre de vingt-quatre, pour exprimer toutes les variations du discours, tous les rapports des nombres, & toutes les combinaisons des sons; en quoi ils étoient bien plus sages ou plus heureux que nous, qui sommes contraints de travailler notre imagination sur une multitude de signes inutilement diversifiés.
Mais, pour ne m’arrêter qu’à ce qui regarde mon sujet, comment se peut-il qu’on ne s’apperçoive point de cette foule de difficultés que l’usage des notes à introduites dans la Musique, ou que, s’en appercevant, on n’ait pas le courage d’en tenter le remede, d’essayer de la ramener à sa premiere simplicité, [252] & en un mot, de faire pour sa perfection ce que Gui d’Arezze à fait pour la gâter: car, en vérité, c’est le mot & je le dis malgré moi.
J’ai voulu chercher les raisons dont cet Auteur dut se servir pour faire abolir l’ancien système en faveur du sien, & je n’en ai jamais pu trouver d’autres que les deux suivantes, 1. Les notes sont plus apparentes que les chiffres, 2. Et leur position exprime mieux à la vue la hauteur & la abaissement des sons. Voilà donc les seuls principes sur lesquels notre Aretin bâtit un nouveau système de Musique, anéantit toute celle qui etoit en usage depuis deux mille ans, & apprit aux hommes à chanter difficilement.
Pour trouver si Gui raisonnoit juste, même en admettant la vérité de ses deux propositions, la question se réduiroit à savoir si les yeux doivent être ménages aux dépens de l’esprit, & si la perfection d’une méthode consiste à en rendre les signes plus sensibles en les rendant plus embarrassans: car c’est précisément le cas de la sienne.
Mais nous sommes dispenses d’entrer là-dessus en discussion, puisque ces deux propositions étant également fausses & ridicules, elles n’ont jamais pu servir de fondement qu’à un très-mauvais système.
En premier lieu; on voit d’abord que les notes de la Musique remplissant beaucoup plus de place que les chiffres aux-quels on les substitue, on peut, en faisant ces chiffres beaucoup plus gros, les rendre du moins aussi visibles que les notes, sans occuper plus de volume. On voit, de plus Musique notée ayant des points, des quarts-de-soupirs, des [253] lignes, des clefs, des dièse, & d’autres signes nécessaires autant & plus menus que les chiffres, c’est par ces signes-là, & non par la grosseur des notes, qu’il faut déterminer le point-de-vue.
En seconde lieu; Gui ne devoit pas faire sonner si haut l’irréalité de la position des notes: puisque, sans parler de cette foule d’inconvéniens dont elle est la cause, l’avantage qu’elle procure se trouve déjà tout entier dans la Musique naturelle: c’est-a-dire, dans la Musique par chiffres; on y voit du premier coup-d’oeil, de même qu’à l’autre, si un son est plus haut ou plus bas que celui qui le précédé ou que celui qui le suit, avec cette différence seulement que dans la méthode des chiffres, l’intervalle, ou le rapport des deux sons qui le composent, est précisément connu par la seule inspection; au lieu que dans la Musique ordinaire vous connoissez à l’oeil qu’il faut monter ou descendre, & vous ne connoissez rien de plus.
On ne sauroit croire quelle application, quelle persévérance, quelle adroite mécanique est nécessaire dans le système établi, pour acquérir passablement la science des intervalles & des rapports: c’est l’ouvrage pénible d’une habitude toujours trop longue & jamais assez étendue, puisqu’après une pratique de quinze & vingt ans, le Musicien trouve encore des sauts qui non-seulement quant à l’intonation, mais encore quant à la connoissance de l’intervalle, sur-tout, lorsqu’il est question de sauter d’une clef à l’autre. Cet article mérite d’être & j’en parlerai plus au long.
Le système de Gui est tout-a-fait comparable, quant à son idée, à celui d’un homme qui, ayant fait réflexion que les [254] chiffres n’ont rien dans leurs figures qui réponde à leurs différentes valeurs, proposeroit d’établir entr’eux une certaine grosseur relative, & proportionnelle aux nombres qu’ils expriment. Le deux, par exemple, seroit du double plus gros que l’unité, le trois de la moitie plus gros que le deux, & ainsi de suite. Les défenseurs de ce système me ne manqueroient pas de vous prouver qu’il est très-avantageux dans l’Arithmétique d’avoir sous les yeux des caracteres uniformes qui, sans aucune différence par la figure, n’en auroient que par la grandeur, & peindroient, en quelque sorte aux yeux les rapports dont seroient l’expression.
Au reste: cette connoissance oculaire des hauts, des bas, & des intervalles est si nécessaire dans la Musique, qu’il n’y à personne qui ne sente le ridicule de certains projets qui été quelquefois donnes pour noter sur une seule ligne, par les caracteres les plus bizarres, les plus mal imagines, & les moins analogues à leur signification; des queues tournée sa droite, à gauche, en haut, en bas, & de biais, dans tous les sens, pour représenter des ut des re, des mi,&c. Des têtes & des queues différemment situées pour répondre aux dénominations, pa, ra, ga, so, bo, lo, do, ou d’autres signes tout aussi singulièrement appliques. On sent d’abord que tout cela ne dit rien aux yeux & n’à nul rapport à ce qu’il doit signifier, & j’ose dire que les hommes ne trouveront jamais de caracteres convenables ni naturels que les seuls chiffres pour exprimer les sons & tous leurs rapports. On en connoîtra mille sons les raisons dans le cours de cette lecture; en attendant, il suffit de remarquer que les chiffres étant l’expression [255] qu’on à donnée aux nombres, & les nombres eux-mêmes étant les exposans de la génération des sons, rien n’est naturel que l’expression des divers sons par les chiffres Arithmétique.
Il ne faut donc pas être surpris qu’on ait tente quelquefois de ramener la Musique à cette l’expression naturelle. Pour peu qu’on réfléchisse sur cet Art, non en Musicien, mais en Philosophe on en sent bientôt les défauts: l’on sent encore que ces défauts sont inhérens au fond même du système, & dépendans uniquement du mauvais choix & non pas du mauvais usage de ses caracteres: car, d’ailleurs, on ne sauroit disconvenir qu’une longue pratique, suppléant en cela au raisonnement, ne nous ait appris à les combiner de la maniere la plus avantageuse qu’ils peuvent l’être.
Enfin, le raisonnement nous mene encore jusqu’à connoître sensiblement que la Musique dépendant des nombres elle devroit avoir la même expression qu’eux: nécessité qui ne naît pas seulement d’une certaine convenance générale: mais du fond même des principes physiques de cet Art.
Quand on est une fois parvenu-la, par une suite de raisonnemens bien fondes & bien conséquens, c’est alors qu’il faut quitter la Philosophie & redevenir Musicien, & c’est justement ce que n’ont fait aucun de ceux qui jusqu’à présent ont proposé des systèmes en ce genre. Les uns, partant quelquefois d’une théorie très-fine, n’ont jamais su venir à bout de la ramener à l’usage, & les autres, n’embrassant proprement que le mécanique de leur Art, n’ont pu remonter jusqu’aux grands principes qu’ils ne connoissoient pas, & d’ou cependant, il [256] faut nécessairement partir pour embrasser un système lie. Le défaut de pratique dans les uns, le défaut de théorie dans les autres, & peut-être, s’il faut le dire, le défaut de génie dans tous, ont fait que jusqu’à présent aucun des projets qu’on à publies, n’à remédie aux inconvéniens de la Musique ordinaire, en conservant ses avantages.
Ce n’est pas qu’il se trouve une grande difficulté dans l’expression des sons par les chiffres, puisqu’on pourroit toujours les représenter en nombre, ou par les degrés de leurs intervalles, ou par les rapports de leurs vibrations; mais l’embarras d’employer une certaine multitude de chiffres sans ramener les inconvéniens de la Musique ordinaire, & le besoin de fixer le genre & la progression des sons par rapport à tous les différens modes, demandent plus d’attention qu’il ne paroit d’abord: car la question est proprement de trouve une méthode générale pour représenter, avec un très-petit nombre de caracteres, tous les sons de la Musique considérés dans chacun des vingt-quatre modes.
Mais la grande difficulté ou tous les inventeurs de systèmes ont échoue, c’est celle de l’expression des différentes durées des silences & des sons. Trompes par les fausses regles de la Musique ordinaire, ils n’ont jamais pu s’élever au-dessus de l’idée des rondes, des noires & des croches; ils se sont rendus les esclaves de cette mécanique, ils ont adopte les mauvaises relations qu’elle établit: ainsi, pour donner aux notes des valeurs déterminées, il à falu inventer de nouveaux signes, introduire dans chaque note une complication de figures, par rapport à la durée, & par rapport au son [257] d’ou s’ensuivant des inconvéniens que n’à pas la Musique ordinaire, c’est avec raison que toutes ces méthodes sont tombées le décri; mais enfin, les défauts de cet Art n’en subsistent pas moins, pour avoir été compares avec des défauts plus grands; & quand on publieroit encore mille méthodes plus mauvaises; on en seroit toujours au même point de la question, & tout cela ne rendroit pas plus parfaite celle que nous pratiquons aujourd’hui.
Tout le monde, excepte les Artistes, ne cesse de se plaindre de l’extrême longueur qu’exige l’étude de la Mutique avant que de la posséder passablement: mais, comme la Musique est une des sciences sur lesquelles on à moins réfléchi, soit le plaisir qu’on y prend, nuise au sens-froid nécessaire pour méditer; soit que ceux qui la pratiquent ne soient pas trop communément gens à réflexions, on ne s’est gueres avise jusqu’ici de rechercher les véritables causes de sa difficulté, & l’on à injustement taxe l’Art même des défauts que l’Artiste y avoit introduits.
On sent bien, à la vérité, que cette quantité de lignes, de clefs, de transpositions, de dièse, de bémols, de bécarres, de mesures simples & composées, de rondes, de blanches, de noires, de croches, de doubles, de triples-croches, de pauses, de demi-pauses, de soupirs, de demi-soupirs, de quarts de soupir, &c. donne une foule de signes & de combinaisons, d’ou résulté bien de l’embarras & bien des inconvéniens mais quels sont précisément ces inconvéniens? Naissent-ils directement de la Musique elle-même, ou de la mauvaise maniere de l’exprimer? Sont-ils susceptibles de correction, & [258] quels sont les remèdes convenables qu’on y pourroit apporter, il est rare qu’on pousse l’examen jusque-là; & après avoir la patience pendant des années entières de s’emplir la tête de sons, & la mémoire de verbiage, il arrive souvent qu’on est tout étonne de ne rien concevoir à tout cela, qu’en prend en dégoût la Musique & le Musicien, & qu’on laisser-là l’un & l’autre, plus convaincu de l’ennuyeuse difficulté de cet Art que de ses charmes si vantes.
J’entreprens de justifier la Musique des torts dont on l’accuse, & de montrer qu’on peut, par des routes plus courtes & plus faciles, parvenir à la posséder plus parfaitement, avec plus d’intelligence, que par la méthode ordinaire, afin que si le public persiste à vouloir s’y tenir, il ne s’en prenne du moins qu’à lui-même des difficultés qu’il y trouvera.
Sans vouloir entrer ici dans le détail de tous les défauts du système établi, j’aurai, cependant, occasion de parler plus considérables, & il sera bon d’y remarquer toujours que ces inconvéniens étant des suites nécessaires du fond même la méthode, il est absolument impossible de les corriger autrement que par une refonte générale, telle que je la propose; il reste à examiner si mon système remédie en effet à tous ces défauts, sans en introduire d’équivalens, & c’est à cet examen que ce petit ouvrage est destine.
En général, on peut réduire tous les vices de la Musique ordinaire à trois classes principales. La premiere est la multitude des signes & de leurs combinaisons, qui surchargent inutilement l’esprit & la mémoire des Commençans, de façon que l’oreille étant forme, & les organes ayant acquis [259] toute la facilite nécessaire, long-tems avant qu’on toit en état chanter à livre ouvert, il s’ensuit que la difficulté est toute dans l’observation des regles, & nullement dans l’exécution du chant la seconde est le défaut d’évidence dans le genre des intervalles exprimes sur la même ou sur différentes clefs. Défaut d’une si grande étendue, que, non-seulement, il est la cause principale de la lenteur du progrès des écoliers; mais encore qu’il n’est point de Musicien forme qui n’en soit quelquefois incommode dans l’exécution. La troisieme enfin, est l’extrême diffusion des caracteres & le trop grand volume qu’ils occupent, ce qui, joint à ces lignes & à ces portées si ennuyeuses à tracer, devient une source d’embarras de plus d’une espece. Si le premier mérite des signes d’institution est d’être clairs, le second est d’être concis; quel jugement doit-on porter des notes de notre Musique, à qui l’un & l’autre manquent?
Il paroit d’abord assez difficile de trouver une méthode qui puisse remédier à tous ces inconvéniens à la fois. Comment donner plus d’évidence à nos signes, sans les augmenter en nombre? Et comment les augmenter en nombre, sans les rendre d’un cote plus longs à apprendre, plus difficiles à retenir, & de l’autre, plus étendus dans leur volume?
Cependant, à considérer la chose de près, on sent bientôt que, tous ces défauts partent de la même source; savoir, de la mauvaise institution des signes & de la quantité qu’il en à falu établir pour suppléer à l’expression bornée & mal-entendue qu’on leur à donnée en premier lieu; & il est démonstratif que des qu’on aura invente des signes équivalens, mais plus simples, & en moindre quantité, ils auront par-la [260] même plus de précision & pourront exprimer autant choses en moins d’espace.
Il seroit avantageux, outre cela que ces signes fussent déjà connus, afin que l’attention fut moins partagée, & facile à suggérer, afin de rendre la Musique plus commode.
Voilà les vues que je me suis proposées, en méditant le système que je présente au Public. Comme je destine un autre ouvrage au détail de ma méthode, telle qu’elle do être enseignée aux écoliers, on n’en trouvera ici qu’un plan général, qui suffira pour en donner la parfaite intelligent aux personnes qui cultivent actuellement la Musique, & dans lequel j’espere, malgré sa breveté, que la simplicité de mes principes ne donnera lieu ni à l’obscurité, ni à l’équivoque.
Il faut d’abord considérer dans la Musique deux objets principaux, chacun séparément. Le premier, doit être l’expression de tous les sons possibles, & l’autre, celles de toutes les différentes durées, tant des sons que de leurs silences relatifs, ce qui comprend aussi la différence des mouvemens.
Comme la Musique n’est qu’un enchaînement de sons qui se sont entendre, ou tous ensemble, ou successivement, il suffit que tous ces sons aient des expressions relatives qui leur assignent à chacun la place qu’il doit occuper, par rapport à un certain son fondamental naturel ou arbitraire, pourvu que ce son fondamental soit nettement exprime que la relation soit facile à connoître. Avantages que n’à déjà point la Musique ordinaire, ou le son fondamental n’à nulle évidence particuliere, & ou tous les rapports des notes ont besoin d’être long-tems étudies.
[261] Mais comment faut-il procéder pour déterminer ce son fondamental de la maniere la plus avantageuse qu’il est possible; c’est d’abord une question qui mérite fort d’être examinée? On voit déjà qu’il n’est aucun son dans la nature qui contienne quelque propriété particuliere & connue, par laquelle on puisse le distinguer, toutes les fois qu’on l’entendra. Vous ne sauriez décider sur un son unique, que ce fait un ut plutôt qu’un la, ou un re, & tant que vous l’entendrez seul vous n’y pouvez rien appercevoir qui vous doive engager à lui attribuer un nom plutôt qu’un autre. C’est ce qu’avoit déjà remarque Monsieur de Mairan. Il n’y a, dit-il, dans la nature, ni ut ni sol qui soit quinte ou quarte par soi-même, parce que ut, sol, ou re n’existent qu’hypothétiquement selon le son fondamental que l’on à adopte. La sensation de chacun des tons n’a rien en soi de propre à la place qu’il tient dans l’étendue du clavier, rien qui le distingue des autres pris séparément. Le re de l’Opéra pourroit être l’ut de Chapelle, ou au contraire: la même vitesse, la même fréquence de vibrations qui constitue l’un, pourra servir quand on voudra à constituer l’autre; ils ne différent dans le sentiment qu’en qualité de plus haut ou de plus bas, comme huit vibrations, par exemple, différent de neuf, & non pas d’une différence spécifique de sensation.
Voilà donc tous les sons imaginables réduits à la seule faculté d’exciter des sensations par les vibrations qui les produisent, & la propriété spécifique de chacun d’eux réduite au nombre particulier de ces vibrations, pendant un tems déterminé: or, comme il est impossible de compter ces vibrations, [262] du moins d’une maniere directe, il reste démontré qu’on ne peut trouver dans les sons aucune propriété spécifique par laquelle on les puisse reconnoître séparément, & à plus forte raison qu’il n’y à aucun d’eux qui mérite par préférence d’être, distingue de tous les autres & de servir de fondement aux rapports qu’ils ont entr’eux.
Il est vrai que M. Sauveur avoit propose un moyen de terminer un son fixe qui eut servi de base à tous les tons de l’échelle générale: mais ses raisonnemens mêmes prouvent qu’il n’est point de son fixe dans la nature, & l’artifice très-ingénieux & très-impraticable qu’il imagina pour en trouver un arbitraire, prouve encore combien il y à loin des hypothèses, ou même, si l’on veut, des vértés de spéculation, aux simples regles de pratique.
Voyons, cependant, si en épiant la nature de plus près, nous ne pourrons point nous dispenser de recourir à l’Art pour établir un ou plusieurs sons fondamentaux, qui puissent nous servir de principe de comparaison pour y rapporter tous les autres.
D’abord, comme nous ne travaillons que pour la pratique, dans la recherche des sons nous ne parlerons que de ceux qui composent le système tempéré, tel qu’il est universellement adopte, comptant pour rien ceux qui n’entrent point dans la pratique de notre Musique, & considérant comme justes sans exception tous les accords qui résultent du tempérament. On verra bientôt que cette supposition, qui est la même qu’on admet dans la Musique ordinaire, n’ôtera rien à la variété que le système tempéré introduit dans l’effet des différentes modulations.
[263] En adoptant donc la suite de tous les tous du clavier, telle qu’elle est pratiquée sur les Orgues & les Clavecins, l’expérience m’apprend qu’un certain son auquel on à donne le nom d’ut, rendu par un tuyau long de seize pieds ouvert, fait entendre assez distinctement, outre le son principal, deux autres sons plus foibles, l’un à la tierce majeure, & l’autre à la quinte* [*C’est-à-dire, à la douzieme, qui est le replique de la quinte & à la dix septieme, qui est la duplique de la tierce majeure. L’octave, & même plusieurs octaves s’entendent aussi assez distinctement, & s’entendroient bien mieux encore, si l’oreille ne les confondoit quelquefois avec le son principal.] auxquels on à donne les noms de mi & de sol. J’écris à part ces trois noms, & cherchant un tuyau à la quinte du premier, qui rende le même son que je viens d’appeller sol ou son octave, j’en trouve un de dix pieds huit pouces de longueur, lequel, outre le son principal sol, en rend aussi deux autres, mais plus foiblement; je les appel le si & re, & je trouve qu’ils sont précisément en même rapport avec le sol, que le sol & le mi l’etoient avec l’ut; je les écris à la suite des autres, omettant comme inutile d’écrire le sol une seconde fois. Cherchant un troisieme tuyau à l’unisson de la quinte re, je trouve qu’il rend encore deux autres sons outre le son principal re, & toujours en même proportion que les précédens; je les appelle fa & la* [*Le fa qui fait la tierce majeure du re se trouve, par conséquent, dièse dans cette progression, & il faut avouer qu’il n’est pas aise de développer l’origine du fa naturel considère comme quatrieme note du ton: mais il y auroit là-dessus des observations à faire qui nous méneroient loin & qui ne seroient pas propres à cet ouvrage. Au reste, nous devons d’autant moins nous arrêter à cette légère exception, qu’on peut démontrer que le fa naturel ne sauroit être traite dans le ton d’ut que comme dissonance ou préparation à la dissonance.] & je [264] les écris encore à la suite des précédens. En continuant de même sur le la, je trouverois encore deux autres sons: mais comme j’apperçois que la quinte est ce même me qui à fait la tierce du premier son ut je m’arrête-la, pour ne pas redoubler inutilement mes expériences, & j’ai les sept noms suivans, répondans au premier son ut & aux six autres j’ai trouves de deux en deux.
Ut, mi, sol, si, re, fa, la.
Rapprochant ensuite tous ces sons par octaves, dans les trouve ranges de cette sorte,
Ut, re, mi, fa, sol, la, si.
Et ces sept notes ainsi rangées, indiquent justement le progrès diatonique affecte au mode majeur, par la nature même: or, comme le premier son ut à servi de principe & de base à tous les autres, nous le prendrons pour ce son fondamental que nous avions cherche, parce qu’il est bien réellement la source & l’origine d’ou sont émanes tous ceux qui le suivent. Parcourir ainsi tous les sons de cette échelle, en commençant & finissant par le son fondamental, & en préférant toujours les premiers engendres aux derniers; c’est ce qu’on appelle moduler dans le ton d’ut majeur, & c’est-là proprement la gamme fondamentale, qu’on est convenu d’appeller naturelle préférablement aux autres, & qui sert de regle de comparaison, pour y conformer les sons fondamentaux de tous les tons pratiquables. Au reste: il est bien évident qu’en prenant le son rendu par tout autre tuyau pour [265] le son fondamental ut nous serions parvenus par des sons différens à une progression toute semblable, & que, par conséquent, ce chon’est que de pure convention & tout aussi arbitraire que celui d’un tel ou tel méridien pour déterminer les degrés de longitude.
Il suit de-là, que ce que nous avons fait et prenant ut pour base de notre opération, nous le pouvons faire de même en commençant par un des six sons qui le suivent, à notre choix, & qu’appellant ut ce nouveau son fondamental, nous arriverons à la même progression que ci-devant, & nous trouverons tout de nouveau,
Ut, re, mi, fa, sol, la, si.
Avec cette unique différence que ces derniers sons étant places à l’égard de leur son fondamental de la même maniere que les précédens l’étoient à l’égard du leur, & ces deux sons fondamentaux étant pris sur differéns tuyaux, il s’ensuit que leurs sons correspondans sont aussi rendus par différens tuyaux, & que le premier ut par exemple, n’étant pas le même que le second, le premier re n’est pas non plus le même que le second.
A présent l’un de ces deux tons étant pris pour le naturel, si vous voulez savoir ce que les différens sons du second sont à l’égard du premier, vous n’avez qu’à chercher à quel son naturel du premier ton se rapporte le fondamental du second, & le même rapport subsistera toujours entre les sons de même dénomination de l’un & de l’autre ton dans les octaves correspondantes. Supposant, par exemple, que l’ut du second [266] ton, soit un sol au naturel, c’est-à-dire à la quinte de l’ut naturel, le re du second ton sera surement un la naturel, c’est-a-dire, la quinte du re naturel, le misera un si, le fa un ut &c. & alors on dira qu’on est au ton majeur de sol, c’est-a-dire, qu’on à pris le sol naturel pour en faire le son fondamental d’un autre ton majeur.
Mais si, au lieu de m’arrêter en la dans l’expérience des trois sons rendus par chaque tuyau, j’avois continue ma progression de quinte en quinte jusqu’à me retrouver au premier ut d’ou j’etois parti d’abord, ou à l’une de ses octaves, alors j’aurois passe par cinq nouveaux sons altérés des premiers, lesquels sont avec eux la somme de douze sons différens renfermes dans l’étendue de l’octave, & faisant ensemble ce qu’on appelle les douze cordes du système chromatique.
Ces douze sons répliqués à différentes octaves, font toute l’étendue de l’échelle générale, sans qu’il puisse jamais s’en présenter aucun autre, du moins dans le système tempéré, puisqu’après avoir parcouru de quinte en quinte tous les sons que les tuyaux faisoient entendre, je suis arrive à la replique du premier par lequel j’avois commence, & que, par conséquent, en poursuivant la même opération, je n’aurois jamais que les répliqués, c’est-a-dire, les octaves des sons précédens.
La méthode que la nature m’à indiquée, & que j’ai suivie pour trouver la génération de tous les sons pratiques la Musique, m’apprend donc en premier lieu, non pas à trouver un son fondamental, proprement dit, qui n’existe point, mais à tirer d’un son établi par convention tous les mêmes avantages qu’il pourroit avoir s’il etoit réellement fondamental, [267] c’est-à-dire, à en faire réellement l’origine & le générateur de tous les autres sons qui sont en usage & qui n’y peuvent être qu’en conséquence de certains rapports détermines qu’ils ont avec lui, comme les touches du clavier à l’égard du C sol ut.
Elle m’apprend en second lieu, qu’après avoir détermine le rapport de chacun de ces sons avec le fondamental, on peut à son tour le considérer comme fondamental lui-même, puisque le tuyau qui le rend, faisant entendre sa tierce majeure & sa quinte aussi bien que le fondamental, on trouve, en partant de ce sons-là comme générateur, une gamme qui ne diffère en rien, quant à sa progression de la gamme, établie en premier lieu; c’est-a-dire, en un mot, que chaque touche du clavier peut & doit même être considérée sous deux sens tout-a-fait différens; suivant le premier, cette touche représenté un son relatif au C sol ut & qui, en cette qualité, s’appelle re, ou mi, ou sol, &c. selon qu’il’est le second, le troisieme ou le cinquieme degré de l’octave renfermée entre deux ut naturels. Suivant le second sens elle est le fondement d’un majeur, & alors elle doit constamment porter le nom d’ut & toutes les autres touches ne devant être considérées que par les rapports qu’elles ont avec la fondamentale, c’est un rapport qui détermine alors le nom qu’elles doivent porter suivant le degré qu’elles occupent: comme l’octave renferme douze sons, il faut indiquer celui qu’on choisit, & alors c’est un la ou un re,&c. naturel, cela détermine le son: mais quand il faut le rendre fondamental & y fixer le ton, alors c’est constamment un ut & cela détermine le progrès.
[268] Il résulté de cette explication que chacun des doute sons de l’octave peut être fondamental ou relatif, suivant la maniere dont il sera employé, avec cette distinction que la disposition de l’ut naturel dans l’échelle des tons, le rend fondamental naturellement, mais qu’il peut toujours devenir relatif à tout autre son que son voudra choisir pour fondamental; au lieu que ces autres sons naturellement relatifs à celui d’ut, ne deviennent fondamentaux que par une détermination particuliere. Au reste; il est évident que c’est la nature même qui nous conduit à cette distinction de fondement & de rapports dans les sons: chaque son peut être fondamental naturellement puisqu’il fait entendre les harmoniques, c’est-a-dire, sa tierce majeure & sa quinte, qui sont les cordes essentielles du ton dont il est le fondement, & chaque son peut encore être naturellement relatif, puisqu’il n’en est aucun qui ne soit une des harmoniques ou des cordes essentielles d’un son fondamental, & qui n’en puisse être engendre en cette qualité. On verra dans la suite pourquoi j’ai insiste sur ces observations.
Nous avons donc douze sons qui servent de fondemens ou de toniques aux douze tons majeurs, pratiques dans la Musique, & qui, en cette qualité, sont parfaitement semblables quant aux modifications qui résultent de chacun d’eux, traite comme fondamental, à regard du mode mineur, il ne tous est point indique par la nature, & comme nous ne trouvons aucun son qui en fasse entendre les nous ne pouvons concevoir qu’il n’à point de son fondamental absolu, & qu’il ne peut exister qu’eu vertu du rapport qu’il [269]a avec majeur dont il est engendre, comme il est aise de le faire voir.* [*voyez M. Rameau nouv. Syst. P. 21 & tr. De l’Har. P.12. & 13.]
Le premier objet que nous devons donc nous proposer dans l’institution de nos nouveaux signes, c’est d’en imaginer d’abord un qui désigne nettement, dans toutes les occasions, la corde fondamentale que l’on prétend établir, & le rapport qu’elle à avec la fondamental de comparaison, c’est-a-dire, avec l’ut naturel.
Supposons ce signe déjà choisi. La fondamentale étant déterminée, il s’agira d’exprimer tous les autres sons par le rapport qu’ils ont avec elle, car c’est elle seule qui en détermine le progrès & les altérations: ce n’est pas, à la vérité, ce qu’on pratique dans la Musique ordinaire, ou les sons sont exprimes constamment par certains noms détermines, qui ont un rapport direct aux touches des instrumens & à la gamme naturelle, sans égard au ton ou l’on est, ni à la fondamentale qui le détermine: mais comme il est ici question de ce qu’il convient le mieux de faire, & non pas de ce qu’on fait actuellement, est-on moins en droit de rejetter une mauvaise pratique, si je fais voir que celle que je lui substitue mérite la préférence qu’on le serait de quitter un mauvais guide pour un autre qui vous montreroit un chemin plus commode & plus court? Et ne se moqueroit-on pas du premier s’il vouloit vous contraindre à le suivre toujours, par cette unique raison, qu’il vous égare depuis long-tems?
Ces considérations nous menent directement au choix des chiffres pour exprimer les sons de la Musique, puisque les [270] chiffres ne marquent que des rapports, & que rapports, & que l’expression des sons n’est aussi que celle des rapports qu’ils ont ente’eux. Aussi avons-nous déjà remarque que les Grecs ne se servoient des lettres de leur Alphabet à cet usage, que parce que ces lettres etoient en même tems les chiffres de leur arithmétique, au lieu que les caracteres de notre Alphabet ne portant point communément avec eux les idées de nombre, ni de rapports, ne seroient pas, à beaucoup près, si propres à les exprimer.
Il ne faut pas s’étonner après cela si l’on à tente si souvent de substituer les chiffres aux notes de la Musique; c’etoit assurément le service le plus important, que l’on eut pu rendre à cet Art, si ceux qui l’ont entrepris avoient eu la patience ou les lumieres nécessaires pour embrasser un système général dans toute son étendue. Le grand nombre de tentatives qu’on à faites sur ce point, fait voir qu’on sent depuis long-tems les defaults des caractères établis. Mais il fait voir encore qu’il est bien plus aise de les appercevoir que de les corriger; faut-il conclure de-la que la chose est impossible?
Nous voilà donc déjà détermines sur le choix des caracteres; il est question maintenant de réfléchir sur la maniere de les appliquer. Il est sur que cela demande quelque soin: car s’il n’etoit question que d’exprimer tous les sons par autant de chiffres différens, il n’y auroit pas-là grande difficulté: mais aussi n’y auroit-il pas non plus grand mérite, & ce seroit ramener dans la Musique une confusion encore pire que celle qui naît de la position des notes.
Pour m’éloigner le moins qu’il est possible de l’esprit de la [271] méthode ordinaire, je ne ferai d’abord attention qu’au clavier naturel, c’est-a-dire, aux touches noires de l’Orgue & du Clavecin, réservant pour les autres des signes d’altération semblables à ceux qui se pratiquent communément. Ou plutôt, pour me fixer par une idée plus universelle, je considererai seulement le progrès & le rapport des sons affectés au mode majeur, faisant abstraction à la modulation & aux changemens de ton, bien sur qu’en faisant régulièrement l’application de mes caracteres, la fécondité de mon principe suffira à tout.
De plus: comme toute l’étendue du clavier n’est qu’une faite de plusieurs octaves redoublées, je me contenterai d’en considérer une à part, & je chercherai ensuite un moyen d’appliquer successivement à toutes, les mêmes caracteres que j’aurai affectes aux sons de celle-ci. Par-la, je me conformerai à la fois à l’usage qui donne les mêmes noms aux notes correspondantes des différentes octaves, à mon oreille qui se plaît à les sons, à la raison qui me fait voir les mêmes rapports multiplies entre les nombres qui les expriment, & enfin, je corrigerai un des grands défauts de la Musique ordinaire, qui est d’anéantir par une position vicieuse l’analogie & la ressemblance qui doit toujours se trouver entre les différentes octaves.
Il y à deux manieres de considérer les sons & les rapports qu’ils ont entr’eux; l’une, par leur génération, c’est-a-dire, par les différentes longueurs, des cordes ou des tuyaux qui les sont entendre; & l’autre, par les intervalles qui les séparent du grave à l’aigu.
A l’égard de la premiere, elle ne sauroit être de nulle conséquence [272] l’établissement de nos signes; soit parce qu’il faudroit de trop grands nombres pour les exprimer; soit enfin, parce que de tels nombres ne sont de nul avantage pour la facilite de l’intonation, qui doit être ici notre grand objet.
Au contraire, la seconde maniere de considérer les sons par leurs intervalles, renferme un nombre infini d’utilités: c’est sur elle qu’est sonde le système de la position, tel qu’il est pratique actuellement. Il est vrai que, suivant ce système, les notes n’ayant rien en elles-mêmes, ni dans l’espace qui les sépare, qui vous indique clairement le genre de l’intervalle, il faut anoner un tems infini avant que d’avoir acquis toute l’habitude nécessaire pour le reconnoître au premier coup-d’oeil. Mais comme ce défaut vient uniquement du mauvais choix des signes, on n’en peut rien conclure contre le principe sur lequel ils sont établis, & l’on verra bientôt comment, au contraire, on tire de ce principe tous les avantages qui peuvent rendre l’intonation aisée à apprendre & à pratiquer.
Prenant ut pour ce son fondamental, auquel tous les autres doivent se rapporter, & l’exprimant par le chiffre 1, nous aurons à sa suite l’expression des sept sons naturels, ut, re, mi, fa, sol, la, si, par les sept chiffres, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7; de façon que tant que le chant roulera dans l’étendue de ces sept sons; il suffira de les noter chacun par son chiffre correspondant, pour les exprimer tous sans équivoque.
Il est évident que cette maniere de noter, conserve pleinement l’avantage si vante de la position: car, vous connoissez à l’oeil, aussi clairement qu’il est possible, si un son est plus [273] haut ou plus bas qu’un autre; vous voyez parfaitement qu’il faut monter pour aller de l’1 au 5, & qu’il faut descendre pour aller du 4 au 2: cela ne souffre pas la moindre replique.
Mais je ne m’étendrai pas ici sur cet article, & je me contenterai de toucher, à la fin de cet Ouvrage, les principales réflexions qui naissent de la comparaison des deux méthodes; si l’on suit mon projet avec quelque attention, elles se présenteront d’elles-mêmes à chaque instant, &, en laissant à mes Lecteurs le plaisir de me prévenir, j’espere de me procurer la gloire d’avoir pense comme eux.
Les sept premiers chiffres ainsi disposes, marqueront; outre les degrés de leurs intervalles, celui que chaque son occupe à l’égard du son fondamental ut de façon qu’il n’est aucun intervalle dont l’expression par chiffres ne vous présente un double rapport, le premier, entre les deux sons qui le composent, & le second, entre chacun d’eux & le ton fondamental.
Soit donc établi que le chiffre que s’appellera toujours ut 2, s’appellera toujours re, 3, toujours mi, &c. conformément à l’ordre suivant.
1, 2, 3, 4, 5, 6, 7.
ut, re, mi, fa, sol, la, si.
Mais quand il est question de sortir de cette étendue, pour passer dans d’autres octaves, alors cela forme une nouvelle difficulté; car il faut nécessairement multiplier les chiffres, ou suppléer à cela par quelque nouveau signe qui détermine l’octave ou l’on chante, autrement l’ut d’en-haut étant écrit 1, aussi-bien que l’ut d’en-bas, le Musicien ne pourroit éviter [274] de les confondre, & l’équivoque auroit lieu nécessairement.
C’est ici le cas ou la position peut être admise avec les avantages qu’elle à dans la Musique ordinaire, sans en conserver ni les embarras, ni la difficulté. Etablissons une ligne horizontale, sur laquelle nous disposerons toutes les notes renfermées dans la même octave, c’est-a-dire, depuis & compris l’ut d’en-bas jusqu’à celui d’en-haut exclusivement. Faut-il passer dans l’octave qui commence à l’ut d’en-haut? Nous placerons nos chiffes au-dessus de la ligne. Voulons-nous, au contraire, passer dans l’octave inférieure laquelle commence en descendant par le si, qui suit l’ut pose sur la ligne? Alors nous les placerons au-dessous de la même ligne; c’est-a-dire, que la position qu’on est contraint de changer à chaque degré dans la Musique ordinaire, ne changera dans la mienne qu’à chaque octave, & aura, par conséquent, six sois moins de combinaisons.
(Voyez la Planche: Example 1.)
Après ce premier ut je descens au sol de l’octave inférieure: je reviens à mon ut &, après avoir fait le mi & le sol de la même octave, je passe à l’ut d’en-haut, c’est-a-dire, à l’ut qui commence l’octave supérieure: je redescens ensuite jusqu’au sol d’en-bas par lequel le reviens finir à mon premier ut.
Vous pouvez voir dans ces exemples (Voyez la Pl. Ex 1 & 2) comment le progrès de la voix est toujours annonce aux yeux, ou par les différentes valeurs des chiffres, s’ils sont de la même octave, ou par leurs différentes positons, si leurs octaves sont différentes.
Cette mécanique est si simple qu’on la conçoit du premier [275] regard, & la pratique en est la chose du monde la plus aisée. Avec une seule ligne vous modulez dans l’étendue de trois octaves, & s’il se trouvoit que vous voulussiez passer encore au-delà, ce qui n’arrivera gueres dans une Musique sage, vous avez toujours la liberté d’ajouter des lignes accidentelles en haut & en bas, comme dans la Musique ordinaire, avec la différence que dans celle-ci il faut onze lignes pour trois octaves, tandis qu’il n’en faut qu’une dans la mienne, & que je puis exprimer l’étendue de cinq, six, & près de sept octaves, c’est-a-dire, beaucoup plus que n’à d’étendue le grand clavier, avec trois lignes seulement.
Il ne faut pas confondre la position, telle que ma méthode l’adopte, avec celle qui se pratique dans la Musique ordinaire: les principes en sont tout différens. La Musique ordinaire n’à en vue que de vous indiquer des intervalles & de disposer en quelque façon vos organes par l’aspect du plus grand ou éloignement des notes, sans s’embarrasser de distinguer assez bien le genre de ces intervalles, ni le degré de cet éloignement, pour en rendre la connoissance indépendante de l’habitude. Au contraire, la connoissance des intervalles qui fait proprement le fond de la science du Musicien m’à paru un point si important, que j’ai cru en devoir faire l’objet essentiel de ma méthode. L’explication suivante montre comment on parvient par mes caracteres à déterminer tous les intervalles possibles par leurs genres & par leurs noms, sans autre peine que celle de lire une fois ces remarques.
Nous distinguons d’abord les intervalles en directs & renverses & les uns & les autres encore en simples et redoublés. [276] Je vais définir chacun de ces intervalles considère dans mon système.
L’intervalle direct est celui qui est compris entre deux sons, dont les chiffres sont d’accord avec le progrès, c’est-a-dire, que le son le plus haut doit avoir aussi le plus grand chiffre, & le son le plus bas, le chiffre le plus petit. (Voyez la pl Exemp.3)
L’intervalle renverse est celui dont le progrès est contrarie par les chiffres, c’est-a-dire que si l’intervalle monte le second chiffre est le plus petit, & si l’intervalle descend le second chiffre est le plus grand.
(Voyez la Pl. Ex. 4.)
L’intervalle simple est celui qui ne passe pas l’étendue d’une octave.(Voyez la Pl. Ex. 5.)
L’intervalle redouble est celui qui passe l’étendue d’une octave. Il est toujours la replique d’un intervalle simple, (Voyez la Pl.Exemple 6.)
Quand vous entrez d’une octave dans la suivante, c’est-a-dire que vous passez de la ligne au-dessus ou au-dessous d’elle, ou vice-versa, l’intervalle est simple s’il est renverse, mais s’il est direct il sera toujours redouble.
Cette courte explication suffit pour connoître à fond le genre de tout intervalle possible. Il faut à présent rapprendre à en trouver le nom sur le champ.
Tous les intervalles peuvent être considères, comme formes des trois premiers intervalles simples, qui sont la seconde, la tierce, la quarte; dont les complemens à l’octave sont la septieme, la sixte & la quinte; à quoi, si vous ajoutez cette octave elle-même, vous aurez tous les intervalles simples sans exception.
[277] Pour trouver donc le nom de tout intervalle simple direct, il ne faut qu’ajouter l’unité à la différence des deux chiffres qui expriment. Soit, par exemple, cet intervalle 1, 5; la différence des deux chiffres est 4, à quoi ajoutant l’unité vous avez 5, c’est-a-dire, la quinte pour le nom de cet intervalle; il en seroit de même si vous aviez eu 1, 6; ou 7, 3, &c. Soit cet autre intervalle 4, 5; la différence est 1, à quoi ajoutant l’unité vous avez 2, c’est-a-dire, une seconde pour le nom de cet intervalle. La regle est générale.
Si l’intervalle direct est redouble, après avoir procède comme ci-devant, il faut ajouter 7 pour chaque octave, & vous aurez encore très-exactement le nom de votre intervalle: par exemple, vous voyez déjà que - 1 - 3 est une tierce redoublée, ajoutez donc 7 à 3, & vous aurez 10, c’est-a-dire une dixieme pour le nom de votre intervalle.
Si l’intervalle est renverse, prenez le complément du direct, c’est le nom de votre intervalle: ainsi, parce que la sixte est le complément de la tierce, & que cet intervalle 1 - 3, est une tierce renversée, je trouve que c’est une sixte; si de plus il est redouble, ajoutez-y autant de fois 7 qu’il y à d’octaves. Avec ce peu de regles, dans quelque cas que vous soyez, vous pouvez nommer sur le champ & sans le moindre embarras quelque intervalle qu’on vous présente.
Voyons donc, sur ce que je viens d’expliquer, à quel point nous sommes parvenus dans l’art de solfier par la méthode que je propose.
D’abord toutes les notes sont connues sans exception; il n’à pas falu bien de la peine pour retenir les noms de sept [278] caracteres uniques, qui sont les seuls dont on ait à charger sa mémoire pour l’expression des sons; qu’on apprenne à les entonner juste en montant & en descendant, diatoniquement & par intervalles, & nous voilà tout d’un coup débarrasses des difficultés de la position.
A le bien prendre, la connoissance des intervalles, par rapport à la nomination, n’est pas d’une nécessité absolu, pourvu qu’on connoisse bien le ton d’ou l’on part, & qu’on fache trouver celui ou l’on va. On peut entonner exactement l’ut le fa sans savoir qu’on fait une quarte: & surement cela seroit toujours bien moins nécessaire par ma méthode que par la commune, ou la connoissance nette & précise des notes ne peut suppléer à celle des intervalles; au lieu que dans la mienne quand l’intervalle seroit inconnu, les deux notes qui le composent seroient toujours évidentes, sans qu’on put jamais s’y tromper dans quelque ton & à quelque clef que l’on fut. Cependant tous les avantages se trouvent ici tellement réunis, qu’au moyen de trois ou quatre observations très-simples, voilà mon Ecolier en état de nommer hardiment tout intervalle possible, soit sur la même partie, soit en sautant de d’une à l’autre, & d’en savoir plus à cet égard dans une heure d’application, que des Musiciens de dix & douze ans de pratique: car on doit remarquer, que les opérations dont je viens de parler se sont tout d’un coup par l’esprit & avec une rapidité bien éloignée des longues gradations indispensables dans la Musique ordinaire, pour arriver à la connoissance des intervalles, & qu’enfin les regles seroient toujours préférables à l’habitude, soit pour la certitude, soit pour la brièveté, [279] quand même elles ne feroient que produire le même effet.
Mais ce n’est rien d’être parvenus jusqu’ici: il est d’autres objets à considérer & d’autres difficultés à surmonter.
Quand j’ai ci-devant affecte le nom d’ut au son fondamental de la gamme naturelle, je n’ai fait que me conformer à l’esprit de la premiere institution du nom des notes, & à l’usage général des Musiciens, & quand j’ai dit que la fondamentale de chaque ton avoit le même droit de porter le nom d’ut que ce premier son, à qui il n’est affecte par aucune propriété particuliere, j’ai encore été autorise par la pratique universelle de cette méthode, qu’on appelle transposition, dans la Musique vocale.
Pour effacer tout scrupule qu’on pourroit concevoir à cet égard, il faut expliquer ma pensée avec un peu plus d’étendue: le none d’ut doit-il être nécessairement & toujours celui d’une touche fixe du clavier, ou doit-il au contraire être applique préférablement à la fondamentale de chaque ton, c’est la question qu’il s’agit de discuter.
A l’entendre énoncer de cette maniere, on pourroit, peut-être, s’imaginer que ce n’est ici qu’une question de mots. Cependant elle influe trop dans la pratique pour être méprisée: il s’agit moins des noms en eux-mêmes, que de déterminer les idées qu’on leur doit attacher, & sur lesquelles on n’à pas été trop bien d’accord jusqu’ici.
Demandez à une personne qui chante, ce que c’est qu’une telle vous dira que c’est le premier ton de la gamme demandez la même chose à un joueur d’instrumens, il vous [280] répondra que c’est une telle touche de son Violon ou de son Clavecin. Ils ont tous deux raison; ils s’accordent même en qu’ils un sens, & s’accorderoient tout-a-fait, si l’un ne se representoit pas cette gamme comme mobile, & l’autre cet ut comme invariable.
Puisque l’on est convenu d’un certain ton à-peu-près fixe pour y régler la portée des voix & le diapason des instrumens, il faut que ce son ait nécessairement un nom, & un fixe comme le son qu’il exprime; donnons-lui le nom d’ut: j’y consens. Réglons ensuite sur ce nom-la tous ceux des différens sons de l’échelle générale afin que nous puissions indiquer le rapport qu’ils ont avec lui & avec les différentes touches des instrumens; j’y consens encore; & jusque-là le symphoniste à raison.
Mais ces sons auxquels nous venons de donner des noms, & ces touches qui les sont entendre, sont disposes de telle maniere qu’ils ont entr’eux & avec la touche ut certains rapports qui constituent proprement ce qu’on appelle ton, & ce ton dont ut est la fondamentale est celui que sont entendre les touches noires de l’Orgue & du Clavecin quand on les joue dans un certain ordre, sans qu’il soit possible d’employer toutes les mêmes touches pour quelque autre ton dont ut ne seroit pas la fondamentale, ni d’employer dans celui noms celui d’ut aucune des touches blanches du clavier lesquelles n’ont même aucun nom propre, & en prennent de différens, s’appellant tantôt dièses & tantôt, bémols suivant les tons dans lesquels elles sont employées.
Or quand on veut établir une autre fondamentale, i1 faut [281] nécessairement faire un tel choix des sons qu’on veut employer, qu’ils aient avec elle précisément les mêmes rapports que le re, le me, le sol, & tous les autre sons de la gamme naturelle avoient avec l’ut. C’est le cas ou le Chanteur à droit de être au Symphoniste: pourquoi ne vous servez-vous pas des mêmes noms pour exprimer les mêmes rapports? Au reste, je crois peu nécessaire de remarquer qu’il faudroit toujours déterminer la fondamentale par son nom naturel, & que c’est seulement après cette détermination qu’elle prendroit le nom d’ut.
Il est vrai qu’en affectant toujours les mêmes noms aux mêmes touches de l’instrument & aux mêmes notes de la Musique, il semble d’abord qu’on établit un rapport plus direct entre cette note & cette touche, & que l’une excite plus aisément l’idée de l’autre qu’on ne seroit en cherchant toujours une égalité de rapports entre les chiffres des notes & le chiffre fondamental d’un cote, & de l’autre, entre le son fondamental & les touches de l’instrument.
On peut voir que je ne tâche pas d’énerver la force de l’objection: oserai je me flatter à mon tour que les préjugés n’ôteront rien à celle de mes réponses?
D’abord je remarquerai que le rapport fixe par les mêmes noms entre les touches de l’instrument & les notes de la Musique à bien des exceptions & des difficultés auxquelles on ne fait pas toujours assez d’attention.
Nous avons trois clefs dans la Musique, & ces trois clefs ont huit positions, ainsi, suivant ces différentes positions, voilà huit touches différentes pour la même position, & huit [282] positions pour la même touche & pour chaque touche de l’instrument: il est certain que cette multiplication d’idées nuit à leur netteté; il y à même bien des Symphonistes qui ne les possédent jamais toutes à un certain point, quoique toutes les huit clefs soient d’usage sur plusieurs instrumens.
Mais renfermons-nous dans l’examen de ce qui arrive sur une seule clef. On s’imagine que la même note doit toujours exprimer l’idée de la même touche, & cependant cela est très-faux: car par des accidens fort communs, causes par les dièses & les bémols, il arrive à tout moment, non-seulement que la note si devient la touche ut que la note mi devient la touche sa & réciproquement, mais encore qu’une note diésée à la clef & diésée par accident monte d’un ton tout entier, qu’un fa devient un sol, un ut un re, &c. & qu’au contraire par un double bémol un mi deviendra un re, un si un la & ainsi des autres. Ou en est donc la précision de nos idées? Quoi! je vois un sol & il saut que je touche un la! Est-ce la ce rapport si juste, si vante, auquel on veut sacrifier celui de la modulation?
Je ne nie pas cependant qu’il n’y ait quelque chose de très-ingénieux dans l’invention des accidens ajoutes à la clef pour indiquer, non pas les différens tons, car ils ne sont pas toujours connus par-la, mais les différentes altérations qu’ils causent. Ils n’expliquent pas mal la théorie des progressions, c’est dommage qu’ils fassent acheter si cher cet avantage par la peine qu’ils donnent dans la pratique du chant & des instrumens. Que me sert, à moi, de savoir qu’un tel demi-ton à change de place, & que de-la on l’à transporte la pour en [283] faire une note sensible, une quatrieme ou une sixieme note; si d’ailleurs je ne puis venir à bout de l’exécuter sans me donner la torture, & s’il faut que je me souvienne exactement de ces cinq dièses ou de ces cinq bémols pour les appliquer à toutes les notes que je trouverai sur les mêmes positions ou à l’octave, & cela précisément dans le tems que l’exécution devient la plus embarrassante par la difficulté particuliere de l’instrument? Mais ne nous imaginons pas que les Musiciens se donnent cette peine dans la pratique; ils suivent une autre route bien plus commode, & il n’y à pas un habile homme parmi eux qui après avoir prélude dans le ton ou il doit jouer, ne fasse plus d’attention au degré du ton ou il se trouve & dont il connoit la progression, qu’au dièse ou au bémol qui l’affecte.
En général, ce qu’on appelle chanter & exécuter au naturel est, peut-être, ce qu’il y à de plus mal imagine dans la Musique: car si les noms des notes ont quelque utilité réelle, ce ne peut être que pour exprimer certains rapports, certaines affections déterminées dans les progressions des sons. Or, des que le ton change, les rapports des sons & la progression changeant aussi, la raison dit qu’il faut de même changer les noms des notes en les rapportant par analogie au nouveau ton, sans quoi l’on renverse le sens des noms & l’on ôte aux mots le seul avantage qu’ils puissent avoir, qui est d’exciter d’autres idées avec celles des sons. Le passage du mi au fa ou du si à l’ut, excite naturellement dans l’esprit du Musicien l’idée du demi-ton. Cependant, si l’on est dans le ton de si ou dans celui de mi, l’intervalle du si à l’ut ou du mi [284] au sa est toujours d’un ton & jamais d’un demi-ton. Donc au lieu de leur conserver des noms qui trompent l’esprit & qui choquent l’oreille exercée par une différente habitude, il est important de leur en appliquer d’autres dont le sens connu ne soit point contradictoire, & annonce les intervalles qu’ils doive exprimer. Or, tous les rapports des sons du système diatonique se trouvent exprimes dans le majeur tant en montant qu’en descendant, dans l’octave comprise entre deux ut suivant l’ordre naturel, & dans le mineur dans l’octave comprise entre deux la suivant le même ordre en descendant seulement, car et montant le mode mineur est assujetti à des affections différentes qui présentent de nouvelles réflexions pour la théorie, lesquelles ne sont pas aujourd’hui de mon sujet, & qui ne sont rien au système que je propose.
Je ne disconviens pas qu’à l’égard des instrumens ma méthode ne s’écarte beaucoup de l’esprit de la méthode ordinaire: mais comme je ne crois pas la méthode extrêmement estimable, & que je crois même d’en démontrer les défauts, il faudroit toujours avant que de me condamner par-la, se mettre en etat de me convaincre, non pas de la différence, mais du désavantage de la mienne.
Continuons d’en expliquer la mécanique. Je reconnois dans la Musique douze sons ou cordes originales, l’un desquels est le C sol ut qui sert de fondement à la gamme naturelle: prendre un des autres sons pour fondamental, c’est lui attribuer toutes les propriétés de l’ut; c’est proprement transposer la gamme naturelle plus haut ou plus bas de tant de degrés. Pour déterminer ce son fondamental je me sers [285] du mot correspondant, c’est-à-dire, du sol, du re, du la, &c. & je l’écris à la marge au haut de l’air que je veux noter: alors ce sol ou ce re qu’on peut appeller la clef, devient ut & servant de fondement à un nouveau ton & à une nouvelle gamme, toutes les notes du Clavier lui deviennent relatives, & ce n’est alors qu’en vertu du rapport qu’elles ont avec ce son fondamental qu’elles peuvent être employées.
C’est-là, quoiqu’on en puisse dire, le vrai principe auquel il faut s’attacher dans la composition, dans le prélude, & dans le Chant; & si vous prétendez conserver aux notes leurs noms naturels, il faut nécessairement que vous les considériez tout à la fois sous une double relation, savoir, par rapport au C sol ut & à la gamme naturelle, & par rapport au son fondamental particulier, sur lequel vous êtes contraint d’en régler le progrès & les altérations. Il n’y à qu’un ignorant qui joue des dièses & des bémols sans penser au ton dans lequel il est; alors Dieu fait quelle justesse il peut y avoir dans son jeu!
Pour former donc un éleve suivant ma méthode, je parle de l’instrument, car pour le Chant la chose est si aisée qu’il feroit superflu de s’y arrêter; il faut d’abord lui apprendre à connoître & à toucher par leur nom naturel, c’est-a-dire, sur le clef d’ut, toutes les touches de son instrument. Ces premiers noms lui doivent servir de regle pour trouver ensuite les autres fondamentales, & toutes les modulations possibles des tons majeurs auxquels seuls il suffit de faire attention, comme je l’expliquerai bientôt.
Je viens ensuite à la clef sol, & après lui avoir fait toucher [286] le sol, je l’avertis que ce sol devenant la fondamental du ton doit alors s’appeller ut & je lui fais parcourir sur cet ut toute la gamme naturelle en haut & en bas suivant l’étendue de son instrument: comme il y aura quelque différence dans la touche ou dans la disposition des doigts à cause du demi-ton transpose, je la lui serai remarquer. Après l’avoir exerce quelque tems sur ces deux tons, je l’amenerai à la clef re, & lui faisant appeller ut le re naturel, je lui fais recommencer sur cet ut une nouvelle gamme, & parcourant ainsi toutes les fondamentales de quinte en quinte, il se trouvera enfin dans le cas d’avoir prélude en mode majeur sur les douze cordes du système chromatique, & de connoître parfaitement le rapport & les affections différentes de toutes les touches de sort instrument sur chacun de ces douze différens tons.
Alors je lui mets de la Musique aisée entre les mains. La clef lui montre quelle touche doit prendre la dénomination d’ut, & comme il a appris à trouver le mi & le sol, &c. c’est-à-dire, la tierce majeure & la quinte, &c. sur cette fondamentale, un 3 & un 5 sont bientôt pour lui des signes familiers, & si les mouvemens lui etoient connus que l’instrument n’eut pas ses difficultés particulieres, il seroit des lors en etat d’exécuter à livre ouvert toute sorte de Musique sur tous les tons & sur toutes les clefs. Mais avant que d’en dire davantage sur cet article, il faut achever d’expliquer la partie qui regarde l’expression des sons.
A l’égard du mode mineur, j’ai déjà remarque que 1a nature ne nous l’avoit point enseigne directement. Peut-être vient-il [287] d’une de la progression dont j’ai parle dans l’expérience des tuyaux, ou l’on trouve qu’à la quatrieme quinte cet ut qui avoit servi de fondement à l’opération fait une tierce mineure avec le la qui est alors le son fondamental. Peut-être est-ce aussi de-la que naît cette grande correspondance entre le mode majeur ut & le mode mineur de sa sixieme note, & réciproquement entre le mode mineur la & le mode majeur de sa médiante.
De plus; la progression des sons affectes au mode mineur est précisément la même qui se trouve dans l’octave comprise entre deux la, puisque, suivant Monsieur Rameau, il est essentiel au mode mineur d’avoir sa tierce & sa sixte mineurs, & qu’il n’y à que cette octave ave ou, tous les autres sons étant ordonnes comme ils doivent l’être, la tierce & la sixte se trouvent mineures naturellement.
Prenant donc la pour le nom de la tonique des tons mineurs, & l’exprimant par le chiffre 6, je laisserai toujours à sa médiante ut le privilege d’être, non pas tonique, mais fondamentale caractéristique; je me conformerai en cela à la nature qui ne nous fait point connoître de fondamentale proprement dite dans les tons mineurs, & je conserverai à la fois l’uniformité dans les noms des notes & dans les chiffres qui les expriment & l’analogie qui se trouve entre les modes majeur & mineur pris sur les deux cordes ut & la.
Mais cet ut qui par la transposition doit toujours être le nom de la tonique dans les tons majeurs, & celui de la médiante dans les tons mineurs, peut, par conséquent, être pris sur chacune des douze cordes du système chromatique, [288] & pour la designer, il suffira de mettre à la marge le nom de cette corde prise sur le clavier dans l’ordre naturel. On voit par-la que si le Chant est dans le ton d’ut majeur ou de la mineur, il faudra écrire ut à la marge; si le Chant est dans le ton de re majeur ou de si mineur, il faut écrire re à la marge; pour le ton de mi majeur ou d’ut dièse mineur, on écrira mi à la marge, & ainsi de suite, c’est-a-dire, que la note écrite à la marge, ou la clef désigne précisément la touche du clavier qui doit s’appeller ut & par conséquent être tonique dans le ton majeur, médiante dans le mineur & fondamentale dans tous les deux: sur quoi l’on remarquera que: j’ai toujours appelle cet ut fondamentale & non pas tonique, parce qu’elle ne l’est que dans les tons majeurs, mais qu’elle sert également de fondement à la & au nom des notes & même aux différentes octaves dans l’un & l’autre mode: mais à le bien prendre, la connoissance de cette clef n’est d’usage que pour les instrumens & ceux qui chantent n’ont jamais besoin d’y faire attention.
Il suit de-la que la même clef sous le même nom d’ut, désigne cependant, deux tons differens, savoir, le majeur dont elle est tonique & le mineur dont elle est médiante, & dont par conséquent, la tonique est une tierce au-dessous d’elle. Il suit encore que les mêmes noms des notes & les notes affectées de la même maniere, du moins en descendant, servent également pour l’un & l’autre mode, de sorte que non-seulement on n’à pas besoin de faire une étude particuliere des modes mineurs; mais que même on seroit à la rigueur dispense de les connoître, les rapports exprimes par les [289] les mêmes chiffres n’étant point differens, quand la fondamental est tonique, que quand elle est médiante; cependant pour l’évidence du ton & pour la facilite du prélude, on écrira la clef tout simplement quand elle sera tonique, & quand elle médiante on ajoutera au-dessous d’elle une petite horizontale.(Voyez la Pl. Ex. 7, & 8.)
Il faut parler à présent des changemens de ton: mais comme les altérations accidentelles des sons s’y présentent souvent, & elles ont toujours lieu dans le mode mineur, en montant de la dominante à la tonique, je dois auparavant en expliquer les signes.
Le dièse s’exprime par une petite ligne oblique, qui croise la note en montant de gauche à droite, sol dièse, par s’exemple; s’exprime ainsi, 8 fa dièse ainsi, 4. Le bémol s’exprime aussi par une semblable ligne qui croise la note en descendant, 7, 3, & ces signes, plus simples que ceux qui sont en usage, servent encore à montrer à l’oeil le genre d’altération qu’ils causent.
Pour le bécarre, il n’est devenu nécessaire que par le mauvais choix du dièse & du bémol, parce qu’étant des caracteres sépares des notes qu’ils alterent, s’il s’en trouve plusieurs de suite, sous l’un ou l’autre de ces lignes, on ne peut jamais distinguer celles qui doivent être affectées de celles qui ne le doivent pas, sans se servir du bécarre. Mais comme par mon système, le signe de l’altération, outre la simplicité de sa figure, à encore l’avantage d’être toujours inhérent à la note altérée, i1 est clair que toutes celles auxquelles on ne le [290] verra point, devront être exécutées au ton naturel qu’elles doivent avoir sur la fondamentale ou l’on est. Je retranche donc le bécarre comme inutile, & je le retranche encore comme équivoque, puisqu’il est commun de le trouver employé en deux sens tout opposes: car les uns s’en servent pour ôter l’altération causée par les signes de la clef, & les autres, au contraire, pour remettre la note au ton qu’elle doit avoir conformément à ces mêmes signes.
A l’égard des changemens de ton soit pour passer du majeur au mineur, ou d’une tonique à une autre, il pourroit suffire de changer la clef: mais comme il est extrêmement avantageux de ne point rendre la connoissance de cette clef nécessaire à ceux qui chantent, & que, d’ailleurs, il faudroit une certaine habitude pour trouver facilement le rapport d’une clef à l’autre; voici la précaution qu’il y saut ajouter. Il n’est question que d’exprimer la premiere note de ce changement, de maniere à représenter ce qu’elle etoit dans le ton d’ou l’on sort, & ce qu’elle est dans celui ou l’on entre. Pour cela: j’écris d’abord cette premiere note entre deux doubles lignes perpendiculaires par le chiffre qui la représenté dans le ton précédent, ajoutant au-dessus d’elle la clef ou le nom de la fondamentale du ton ou l’on va entrer: j’écris ensuite cette même note par le chiffre qui l’exprime dans le ton qu’elle commence. De sorte qu’eu égard à la suite du Chant, le premier chiffre indique le ton de la note, & le second sert à en trouver le nom.
Vous voyez(Pl. Ex. 9.) non-seulement que du ton de sol vous passez dans celui d’ut, mais que la note sa du ton [291] précédent est la même que la note ut qui se trouve la premiere dans celui où vous entrez.
Dans cet autre exemple, (Voyez Pl. Ex. 10.) la premiere note ut du premier changement seroit le mi bémol du mode précédent, & la premiere note mi du second changement seroit l’ut dièse du mode précédent, comparaison très-commode pour les voix & même pour les instrumens, lesquels ont de plus l’avantage du changement de clef. On y peut remarquer aussi que dans les changemens de mode, la fondamentale change toujours, quoique la tonique reste la même; ce qui dépend des regles que j’ai expliquées ci-devant.
I1 reste dans l’étendue du clavier une difficulté dont il est tems de parler. Il ne suffit pas de connoître le progrès affecte à chaque mode, la fondamentale qui lui est propre, si cette fondamental est tonique ou médiante, ni enfin de la savoir rapporter à la place qui lui convient, dans l’étendue de la gamme naturelle; mais il faut encore savoir à quelle octave, & en un mot à quelle touche précise du clavier elle doit appartenir.
Le grand clavier ordinaire à cinq octaves d’étendue, & je m’y bornerai pour cette explication, en remarquant seulement qu’on est toujours libre de le prolonger de part & d’autre tout aussi qu’on voudra, sans rendre la note plus diffuse ni plus incommode.
Supposons-donc que je sois à la clef d’ut c’est-a-dire au son d’ut majeur, ou de la mineur qui constitue le clavier naturel. Le clavier se trouve alors dispose de sorte que depuis le premier ut d’en-bas jusqu’au dernier ut d’en-haut, je trouve [292] quatre octaves completes, outre les deux portions qui restent en haut & en bas entre l’ut & le fa, qui termine le clavier de part & d’autre.
J’appelle à, la premiere octave comprise entre l’ut d’en bas & le suivant vers la droite, c’est-a-dire, tout ce est renferme entre 1 & 7 inclusivement. J’appelle B l’octave qui commence au second ut, comptant de même vers la droite; C la troisieme, D la quatrieme, &c. jusqu’à E, ou commence une cinquieme octave qu’on pousseroit plus haut si l’on vouloir. à l’égard de la portion d’en-bas qui commence au premier fa, & se termine au premier si, comme elle est imparfaite, ne commençant point par la fondamentale, nous l’appellerons l’octave X; & cette lettre X servira dans toute sorte de tons, à designer les notes qui resteront au bas du clavier au-dessous de la premiere tonique.
Supposons que je veuille noter un air à la clef’d’ut, c’est-à-dire, au ton d’ut majeur, ou de la mineur; j’écris ut au haut de la page à la marge, & je le rends médiante ou tonique, suivant que j’y ajoute ou non la petite ligne horizontale.
Sachant ainsi quelle corde doit être la fondamentale du ton, il n’est plus plus question que de trouver dans laquelle des cinq octaves roule davantage le Chant que j’ai à exprimer, & d’en. écrire la lettre au commencement de la ligne sur laquelle je place mes notes. Les deux espaces au-dessus & au-dessous représenteront les étages contigus, & serviront pour les notes qui peuvent excéder en haut ou en bas l’octave représentée par la lettre que j’ai mise au commencement de la ligne. J’ai déjà remarque que si le Chant se trouvoit assez [293] bizarre pour passer cette étendue, on seroit toujours libre d’ajouter une ligne en haut ou en bas, ce qui peut quelquefois avoir lieu pour les instrumens.
Mais comme les octaves se comptent toujours d’une fondamentale à l’autre, & que ces fondamentales sont différentes, suivant les différens tons ou l’on est, les octaves se prennent aussi sur différons degrés, & sont, tantôt plus hautes ou plus basses, suivant que leur fondamentale est éloignes du C sol ut naturel,
Pour représenter clairement cette mécanique, j’ai joint ici (Voyez la Planche) une table générale de tous les tons du clavier, ordonnes par rapport aux douze cordes du système chromatique, prises successivement pour fondamentales.
On y voit d’une maniere simple & sensible le progrès des différens sons, par rapport au ton ou l’on est. On verra aussi par l’explication suivante, comment elle facilite la pratique des instrumens, au point de n’en faire qu’un jeu, non-seulement par rapport aux instrumens à touches marquées, comme: le Basson, le Hautbois, la Flûte, la Basse-de-Viole, & le Clavecin, mais encore à l’égard du Violon, du. Violoncelle & de toute autre espece sans exception.
Cette représenté toute l’étendue du clavier, combine sur les douze cordes: le clavier naturel, ou l’ut conserve son propre nom, se trouve ici au sixieme rang marque par une étoile à chaque extrémité, & c’est à ce rang que tous les autres doivent se rapporter, comme au terme commun de comparaison. On voit qu’il s’étend depuis le fa d’en-bas: jusqu’à celui d’en-haut, à la distance de cinq octaves, qui sont ce qu’an appelle le grand clavier.
[294] J’ai déjà dit que l’intervalle compris depuis le premier 1 jusqu’au premier 7 qui le suit vers la droite, s’appelle à; que l’intervalle compris depuis le second 1 jusqu’à l’autre 7, s’appelle l’octave B; l’autre, l’octave C, &c. jusqu’au cinquieme 1, ou commence l’octave E, que je n’ai portée ici que jusqu’au fa. à l’égard des quatre notes qui sont à la gauche du premier ut j’ai dit encore qu’elles appartiennent à l’octave X, à laquelle je donne ainsi une lettre hors de rang, pour exprimer que cette octave n’est pas complete, parce qu’il faudroit pour parvenir jusqu’à l’ut, descendre plus bas que le clavier ne le permet.
Mais si je suis dans un autre ton, comme, par exemple, à la clef de re, alors ce rechange de nom & devient ut, c`est pourquoi l’octave A, comprise depuis la premiere tonique jusqu’à sa septieme note, est d’un degré plus élevée que le octave correspondante du ton précédent, ce qu’il est aise de voit par la table, puisque cet ut du troisieme rang, c’est-à-dire de la clef de re, correspond au re de la clef naturelle d’ut, sur lequel il tombe perpendiculairement, & par la même raison, l’octave X y à plus de notes que la même octave de la clef d’ut, parce que les octaves en s’élevant davantage, s’éloignent de la plus basse note du clavier.
Voilà pourquoi les octaves montent depuis la clef d’ut jusqu’à la clef de mi, & descendent depuis la même clef d’ut jusqu’à celle de sa; car ce sa qui est la plus basse note du clavier, devient alors fondamentale, & commence, par conséquent, la premiere octave A.
Tout ce qui est donc compris entre les deux premiers [295] lignes obliques vers la gauche, est toujours de l’octave A, mais à différens degrés, suivant le ton ou l’on est. La même touche, par exemple, sera ut dans le ton majeur de mi, re dans celui de re, mi dans celui d’ut, fa dans celui de si, sol dans celui de la, la dans celui de sol, si dans celui de fa. C’est toujours la même touche, parce que c’est la même colonne, & c’est la même octave, parce que cette colonne est renfermée entre les mêmes lignes obliques. Donnons un exemple de la façon d’exprimer le ton, l’octave & la touche sans équivoque. (Voyez la PL Exemple 11.)
Cet exemple est à la clef de re, il faut donc le rapporter au quatrieme rang, répondant à la même clef, l’octave B, marquée sur la ligne, montre que l’intervalle supérieur dans lequel commence le chant, répond à l’octave supérieure C: ainsi la note 3, marquée d’un à dans la table, est justement celle qui répond à la premiere de cet exemple. Ceci suffit pour faire entendre que dans chaque partie on doit mettre sur le commencer de ligne, la lettre correspondante à l’octave, dans laquelle le chant de cette partie roule le plus, & que les espaces qui sont au-dessus & au-dessous, seront pour les octave, supérieure & inférieure.
Les lignes horizontales servent à séparer, de demi-ton en demi-ton, les différentes fondamentales, dont les noms sont écrits à la droite de la table.
Les lignes perpendiculaires montrent que toutes les note traversées de la même ligne, ne sont toujours qu’une même touche, dont le nom naturel, si elle en à un, se trouve au sixieme rang, & les autres noms dans les autres rangs de la [296] même colonne suivant les différens tons ou l’on est. Ces lignes perpendiculaires sont de deux sortes; les unes noires, qui servent à montrer que les chiffres qu’elles joignent représentent une touche naturelle, & les autres ponctuées, qui sont pour les touches blanches ou altérées, de façon qu’en quelque ton que l’on soit, on peut connoître sur le champ, par le moyen de cette table, quelles sont les notes qu’il saut altérer pour exécuter dans ce ton-là.
Les clefs que vous voyez au commencement, servent à déterminer quelle note doit porter le nom d’ut, & à marquer le ton comme je l’ai déjà dit; il y en à cinq qui peuvent être doubles, parce que le bémol de la supérieure marque b, & le dièse de l’inférieure marque d, produisent le même effet.* [*Ce n’est qu’en venu du tempérament que!a même touche peut servir de dièse à l’une & de bémol à l’autre, puisque d’ailleurs, personne n’ignore que la somme de deux demi-tons mineurs ne sauroient faire un ton.] Il ne sera pas mal cependant de s’en tenir aux dénominations que j’ai choisies, & qui, abstraction faite de tout autre raison, sont du moins préférables, parce qu’elles sont les plus usitées.
Il est encore aise, par le moyen de cette table, de marquer précisément l’étendue de chaque partie, tant vocale qu’instrumentale, & la place qu’elle occupera dans ces différentes octaves suivant le ton ou l’on sera.
Je suis convaincu qu’en suivant exactement les principe que je viens d’expliquer, il n’est point de Chant qu’on ne soit en Etat de solfier en très-peu de tems, & de trouver de même sur quelque instrument que ce soit, avec toute la facilite [297] possible. Rappellons un peu en détail ce que j’ai dit sur cet article.
Au lieu de commencer’d’abord à faire exécuter machinalement des Airs à cet Ecolier; au lieu de lui faire toucher, tantôt des dièses, tantôt des bémols, sans qu’il puisse concevoir pourquoi il le fait, que le premier soin du Maître soit de lui faire connoître à fond tous les sons de son instrument, par rapport aux différens tons sur lesquels ils peuvent être pratiques.
Pour cela, après lui avoir appris les noms naturels de toutes les touches de son instrument, il faut lui présenter un autre point de vue, & le rappeller à un principe général, Il connoit déjà tous les sons de l’octave suivant l’échelle naturelle, il est question, à présent, de lui en faire faire l’analyse. Supposons-le devant tin Clavecin. Le clavier est divise en soixante & une touches: on lui explique que ces touches prises successivement, & sans distinction de blanches ni de noires, expriment des sons qui, de gauche à droite, vont en s’élevant de demi-ton en demi-ton. Prenant la touche ut pour fondement de notre opération, nous trouverons toutes les autres de l’échelle naturelle, disposées à son égard de la maniere suivante.
La deuxieme note, re, à un ton d’intervalle vers la droite, c’est-a-dire, qu’il faut laisser une touche intermédiaire entre l’ut & le re, pour la division des deux demi-tons.
La troisieme, mi, à un autre ton du re & à deux tons mas de l’ut, de sorte qu’entre le re & le mi, il faut encore une touche intermédiaire.
La quartieme, fa, à un demi-ton du mi & à deux tons [298] & demi de l’ut: par conséquent, le fa est la touche qui suit le mi immédiatement, sans en laisser aucune entre-deux.
La cinquieme, sol, à un ton du fa, & à trois tons & de mi de l’ut; il faut laisser une touche intermédiaire.
La sixieme, la, à un ton du sol, & à quatre tons & de mi de l’ut; autre touche intermédiaire.
La septieme, si, à un ton du la, & à cinq tons & de mi de l’ut; autre touche intermédiaire.
La huitième, ut d’en-haut, à demi-ton du si, & à six tons du premier ut dont elle est l’octave, par conséquent le si est contigu à l’ut qui le suit, sans touche intermédiaire.
En continuant ainsi tout le long du clavier, on n’y trouvera que la replique des mêmes intervalles, & l’Ecolier se les rendra aisément familiers, de même que les chiffres qui les expriment & qui marquent leur distance de l’ut fondamental. On lui sera remarquer qu’il y à une touche intermédiaire entre chaque degré de l’octave, excepte entre le mi & le fa, & entre le si & l’ut d’en-haut, ou l’on trouve deux intervalles de demi-ton chacun, qui ont leur position fixe dans l’échelle.
On observera aussi qu’à la clef d’ut toutes les touches noires sont justement celles qu’il faut prendre, & que toutes les blanches sont les intermédiaires qu’il faut laisser. On ne cherchera point à lui faire trouver du mystère dans cette distribution, & l’on lui dira seulement que comme le clavier seroit trop-étendu ou les touches trop-petites, si elles etoient toutes uniformes, & que d’ailleurs la clef d’ut est la plus usitée dans la Musique, on à, pour plus de commodité, rejette hors des [299] intervalles les touches blanches, qui n’y sont que de peu d’usage. On se gardera bien aussi d’affecter un air savant en lui parlant des tons & des demi-tons majeurs & mineurs, des comma, du tempérament; tout cela est absolument inutile à la pratique, du moins pour ce tems-la, en un mot, pour peu qu’un Maître ait d’esprit & qu’il, possede son Art, il à tant d’occasions de briller en instruisant, qu’il est inexcusable quand sa vanité est à pure perte pour le Disciple.
Quand on trouvera que l’ecolier possede assez bien son clavier naturel, on commencera alors à le lui faire transposer sur d’autres clefs, en choisissant d’abord celles ou les sons naturels sont les moins altères. Prenons, par exemple, la clef de sol.
Ce mot sol, direz-vous à l’ecolier, écrit ainsi à la marge, signifie qu’il faut transporter au sol & à son octave le nom & toutes les propriétés de l’ut & de la gamme naturelle. Ensuite, après l’avoir exhorte à se rappeller la disposition des tons de cette gamme, vous l’inviterez à l’appliquer dans le même ordre au sol considère comme fondamentale, c’est-à-dire; comme un ut; d’abord, il sera question de trouver le re; si l’Ecolier est bien conduit, il le trouvera de lui-même, & touchera le la naturel, qui est précisément par rapport au sol dans la même situation que le re par rapport à l’ut; pour trouver le mi, il touchera le si; pour trouver le sa il touchera l’ut, & vous lui ferez remarquer qu’effectivement ces deux dernieres touches donnent un demi-ton d’intervalle intermédiaire, de même que le mi 4c le fa dans l’échelle naturelle. En poursuivant de même, il touchera le [300] re pour le sol,& le mi pour le la. Jusqu’ici il n’aura trouve que des touches naturelles pour exprimer dans l’octave sol l’échelle de l’octave ut; de sorte que si vous poursuivez, & que vous demandiez le si sans rien ajouter, il est presque immanquable qu’il touchera le fa naturel; alors vous l’arrêterez-là, & vous lui demanderez s’il ne se souvient pas qu’entre le la & le si naturel il à trouve un intervalle d’un ton une touche intermédiaire: vous lui montrerez en même tems cet intervalle à la clef d’ut, & revenant à celle de sol, vous lui placerez le doigt sur le mi naturel que vous nommerez la en demandant ou est le si; alors il se corrigera surement & touchera le fa dièse; petit-être touchera-t-il le sol: mais au lieu de vous impatienter, il faut saisir cette occasion de lui expliquer si bien la regle des tons & demi-tons, par rapport à l’octave ut & sans distinction de touches noires & blanches, qu’il ne soit plus dans le cas de pouvoir s’y tromper.
Alors il faut lui faire parcourir le clavier de haut en bas & de bas en haut, en lui faisant nommer les touches conformément à ce nouveau ton, vous lui serez aussi observer que la touche blanche qu’on y emploie, y devient nécessaire pour constituer le demi-ton, qui doit être entre le si & l’ut d’en haut, & qui seroit sans ce la, entre le la & le si, ce est contre l’ordre de la gamme. Vous aurez soin, sur-tout, de lui faire concevoir qu’à cette clef-là, le sol naturel est réellement un ut, le la un re, le si un mi, &c. De forte que ces noms & la position de leurs touches relatives lui deviennent aussi familières qu’à la clef d’ut, & que tant qu’il, est à la clef de soi, il n’envisage le clavier que par cette seconde exposition.
[301] Quand on le trouvera suffisamment exercé, on le mettra à la clef de re, avec les mêmes précautions, & on l’amenera aisément à y trouver de lui-même le mi & le si sur deux touches blanches: cette troisieme clef achèvera de l’éclaircir sur la situation de tous les tons de l’échelle, relativement à quelque fondamentale que ce soit, & vraisemblablement il n’aura plus besoin d’explication pour trouver l’ordre des tons sur toutes les autres fondamentales.
Il ne sera donc plus question que de l’habitude, & il dépendra beaucoup du Maître de contribuer à la former, s’il s’applique à faciliter à l’Ecolier la pratique de tous les intervalles, par des remarques sur la position des doigts, qui lui en rendent bientôt la mécanique familière.
Après cela; de courtes explications sur le mode mineur, sur les altérations qui lui sont propres, & sur celles qui naissent de la modulation dans le cours d’une même piece, un Ecolier bien conduit par cette méthode, doit savoir à fond son clavier sur les tons dans moins de trois mois; donnons-lui en six, au bout desquels nous partirons de-la pour le mettre à l’exécution, & je soutiens que s’il à d’ailleurs quelque connoissance des mouvemens, il jouera dès-lors à livre ouvert les airs notés par mes caracteres, ceux, du moins, qui ne demanderont pas une grande habitude dans le doigter. Qu’il mette six autres mots à se perfectionner la main & l’oreille, soit pour l’harmonie, soit pour la mesure; & voilà dans l’espace d’un an un Musicien du premier ordre, pratiquant également toutes les clefs, connoissant les modes & tous les tons, toutes les cordes qui leur sont propres, toute la suite [302] de la modulation, & transposant toute piece de Musique dans toutes sortes de tons avec la plus parfaite. facilite.
C’est ce qui me paroit découler évidemment de la pratique de mon système, & que je suis près de confirmer, non-seulement par des preuves de raisonnement, mais par l’expérience, aux yeux de quiconque en voudra voir l’effet.
Au reste ce que j’ai dit du Clavecin, s’applique de même à tout autre instrument, avec quelques légères différences par rapport aux instrumens à manche, qui naissent des différentes altérations propres à chaque ton: comme je n’écris ici que pour les Maîtres à qui cela est connu, je n’en dirai, que ce qui est absolument nécessaire, pour mettre dans son jour une objection qu’on pourroit m’opposer, & pour en donner la solution.
C’est un fait d’expérience que les différens tons de la Musique ont tous certain caractere qui leur est propre & les distingue chacun en particulier. L’A mi la majeur, par exemple, est brillant; l’F ut fa est majestueux; le si bémol majeur est tragique; le sa mineur est triste; l’us mineur est tendre; & tous les tons ont de même, par préférence, je ne fais quelle aptitude à exciter tel ou tel sentiment, dont les habiles Maîtres savent bien se prévaloir. Or. puisque la modulation est la même dans tous les tons majeurs, pourquoi un ton majeur exciteroit-il une passion plutôt qu’un autre ton majeur? Pourquoi le même passage du re au fa produit-il des effets différens, quand il est pris sur différentes fondamentales, puisque le rapport demeure le même. Pourquoi cet air joue en A mi la ne rend-il plus cette expression qu’il avoit [303] en G re sol? Il n’est pas possible d’attribuer cette différence au changement de fondamentale; puisque, comme je l’ai dit, chacune de ces fondamentales, prise séparément, n’à rien. en elle qui puisse exciter d’autre sentiment que celui du son haut ou bas qu’elle fait entendre: ce n’est point proprement par les sons que nous sommes touches: c’est par les rapports qu’ils ont entre eux, & c’est uniquement par le choix de ces rapports charmans, qu’une belle composition peut émouvoir le cœur en flattant l’oreille. Or, si le rapport d’un ut à un sol, ou d’un re à un la est le même dans tous les tons, pourquoi produit-il différens effets?
Peut-être trouveroit-on des Musiciens embarrasses d’en expliquer la raison; & elle seroit, en effet, très-inexplicable, si l’on admettoit à la rigueur cette identité de rapport dans les sons exprimes par les mêmes noms & représentes par les intervalles sur tous les tons.
Mais ces rapports ont entre eux de légères différences, suivant les cordes sur lesquelles ils sont pris, & ce sont ces différences, si petites en apparence, qui causent dans la Musique cette variété d’expressions sensible à toute oreille délicate, & sensible à tel point, qu’il est peu de Musicien, qui en écoutant un concert, ne connoisse en quel ton l’on exécute actuellement.
Comparons, par exemple, le C sol ut mineur, & le D la re. Voilà deux modes mineurs desquels tous les sons sont exprimes par les mêmes intervalles & par les mêmes noms, chacun relativement à sa tonique: cependant l’affection n’est point la même, & il est incontestable que le C sol ut est plus touchant que le D la re. Pour en trouver la raison, il faut [304] entrer dans une recherche assez longue dont voici à-peu-près le résultat. L’intervalle qui se trouve entre la tonique re & fa seconde note, est un peu plus petit que se trouve entre la tonique du C sol ut & sa seconde note; au contraire, le demi-ton qui se trouve entre la seconde note & la médiante du D la re, est un peu plus grand que celui qui est entre la seconde note & la médiante du C sol ut; de sorte que tierce mineure restant à-peu-près égale de part & d’autre, elle est partagée dans le C sol ut en deux intervalles un peu plus inégaux que dans le D la re, ce qui rend l’intervalle du demi-ton plus petit de la même quantité dont celui du ton est plus grand.
On trouve aussi, par l’accord, ordinaire du Clavecin, le demi-ton compris entre le sol naturel & le la bémol, un peu plus petit que celui qui est entre le la & le si bémol. Or plus les deux sons qui forment un demi-ton se rapprochent, & plus le passage est tendre & touchant, c’est l’expérience qui nous l’apprend, & c’est, je crois, la véritable raison pour laquelle le mode mineur du C sol ut nous attendrit plus que celui du D la re; que si, cependant, la diminution vient jusqu’à causer de l’altération à l’harmonie, & jetter de la dureté dans le Chant, alors le sentiment se change en tristesse, & c’est l’effet que nous éprouvons dans l’F ut sa mineur.
En continuant nos recherches dans ce goût-là, peut-être parviendrions-nous à-peu-près à trouver par ces différences légères qui subsistent dans les rapports des sons & des intervalles, les raisons des différens sentimens excites par le divers tons de la Musique. Mais si l’on vouloit aussi trouver la [305] causes de ces différences, il faudroit entrer pour cela dans détail dont mon sujet me dispense, & qu’on trouvera suffisamment expliqué dans les ouvrages de Monsieur Rameau. Je me contenterai de dire ici en général que, comme il à fallu pour éviter de multiplier les sons, faire servir les mêmes à plusieurs usages, on n’à pu y réussir qu’en les altérant un peu, ce qui fait qu’eu égard à leurs différens rapports, ils perdent quelque chose de la justesse qu’ils devroient avoir. Le mi, par exemple, considère comme tierce majeure d’ut, n’est point, à la rigueur, le même mi qui doit faire la quinte du la; la différence est petite, à la vérité, mais enfin elle existe, & pour la faire évanouir il a fallu tempérer un peu cette quinte: par ce moyen on n’à employé que le même son pour ces deux usages: mais de-là vient aussi que le ton du re au mi n’est pas de la même espece que celui de l’ut ou re, & ainsi des autres.
On pourroit donc me reprocher que j’anéantis ces différences par mes nouveaux signes, & que, par-la même, je détruis cette variété d’expression si avantageuse dans la Musique. J’ai bien des choses à répondre à tout cela.
En premier lieu; le tempérament est un vrai défaut; c’est une altération que l’art à causée à l’harmonie, faute d’avoir pu mieux faire. Les harmoniques d’une corde ne nous donnent point de quinte tempérée, & la mécanique du tempérament introduit dans la modulation des tons si durs, par exemple, le re & le sol dièses, qu’ils ne sont pas supportables à l’oreille. Ce ne seroit donc pas une faute que d’éviter ce défaut, & sur-tout dans les caracteres de la Musique, qui, ne participant [306] pas au vice de l’instrument, devroient, du moins par leur signification, conserver toute la pureté de l’harmonie.
De plus; les altérations causées par les différens tons, ne sont point pratiquées par les voix; l’on n’entonne point, par exemple, l’intervalle 45, autrement que l’on entonneroit celui-ci 56, quoique cet intervalle ne soit pas tout-a-fait même, & l’on module en chantant avec la même justesse dans tous les tons, malgré les altérations particulieres que l’imperfection des instrumens introduit dans ces différens tons, & à laquelle la voix ne se conforme jamais, à moins qu’elle n’y soit contrainte par l’unisson des instrumens.
La nature nous apprend à moduler sur tous les tons, précisément dans toute la justesse des intervalles; les voix conduites par elle le pratiquent exactement. Faut-il nous éloigner de ce qu’elle prescrit pour nous assujettir à une pratique défectueuse, & faut-il sacrifier, non pas à l’avantage, mais au vice des instrumens, l’expression naturelle du plus partait de tous. C’est ici qu’on doit se rappeller tout ce que j’ai dit ci-devant sur la génération des sons, & c’est par-la qu’on se convaincra que l’usage de mes signes n’est qu’une expression très-fidelle & très-exacte des opérations de la nature.
En second lieu; dans les plus considérables instrumens, comme l’Orgue, le Clavecin & la Viole, les touches étant fixées, les altérations différentes de chaque ton dépendent uniquement de l’accord, & elles sont également pratiquées par ceux qui en jouent, quoiqu’ils n’y pensent point. Il en est de même des Flûtes, des Hautbois, Bassons & autres instrumens à trous, les dispositions des doigts sont fixées pour [307] chaque son, & le seront de même par mes caracteres, sans les écoliers pratiquent moins le tempérament pour n’en pas connoître l’expression.
D’ailleurs, on ne sauroit me faire là-dessus aucune difficulté qui n’attaque en même tems la Musique ordinaire, dans laquelle, bien loin que les petites différences des intervalles de même espece soient indiquées par quelque marque, les différences spécifiques ne le sont même pas, puisque les tierces ou les sixtes, majeures & mineures, sont exprimées par les mêmes intervalles & les mêmes positions; au lieu que dans système les différens chiffres employés dans les intervalles de même dénomination, sont du moins connoître s’ils sont majeurs ou mineurs.
Enfin, pour trancher tout d’un coup toute cette difficulté, c’est au Maître & à l’oreille à conduire l’Ecolier dans la pratique des différens tons & des altérations qui leur sont propres: la Musique ordinaire ne donne point de regles pour cette pratique que je ne puisse appliquer à la mienne avec encore plus d’avantage, & les doigts de l’écolier seront bien plus heureusement conduits en lui faisant pratiquer sur son Violon les intervalles, avec les altérations qui leur sont propres dans chaque ton, en avançant ou reculant un peu le doigt, que par cette foule de dièses c de bémols qui, faisant de plus petits intervalles entr’eux, & ne contribuant point à former l’oreille, troublent l’Ecolier par des différences qui lui sont long-tems insensibles.
Si la perfection d’un système de Musique consistoit à y pouvoir exprimer une plus grande quantité de sons, il seroit [308] aise en adoptant celui de M. Sauveur, de diviser toute l’étendue d’une seule octave en 3010 décamérides ou intervalles égaux, dont les sons seroient représentes par des notes différemment figurées; mais de quoi serviroient tous ces caracteres, puisque la diversité des sons qu’ils exprimeroient ne seroit non plus à la portée de nos oreilles, qu’à celle des organes de notre voix? Il n’est donc pas moins inutile qu’on apprenne à distinguer l’ut double dièse, du re naturel, des que nous sommes contraints de le pratiquer sur ce même re, & qu’on ne se trouvera jamais dans le cas d’exprimer en note la différence qui doit s’y trouver, parce que ces deux sons ne peuvent être relatifs à la même modulation.
Tenons pour une maxime certaine que tous les sons d’un mode doivent toujours être considères, par le rapport qu’ils ont avec la fondamentale de ce mode-la, qu’ainsi les intervalles correspondans devroient être parfaitement égaux dans tous les tons de même espece; aussi les considère-t-on comme tels dans la composition, & s’ils ne le sont pas à la rigueur dans la pratique, les Facteurs épuisent du moins toute leur habileté dans l’accord, pour en rendre la différence insensible.
Mais ce n’est pas ici le lieu de m’étendre davantage sur cet article: si de l’aveu de la plus savante Académie de l’Europe mon système à des avantages marques par-dessus la méthode ordinaire pour la Musique vocale, il me semble que ces avantages sont bien plus considérables dans la partie instrumentale, du moins, j’exposerai les raisons que j’ai de le croire ainsi; c’est à l’expérience à confirmer leur solidité. Les Musiciens ne manqueront pas de se récrier, & de dire qu’ils [309] exécutent avec la plus grande facilite, par la méthode ordinaire, & qu’ils sont de leurs instrumens tout ce qu’on en peut faire par quelque méthode que ce soit. D’accord; je les admire en ce point, & il ne semble pas en effet qu’on puisse pousser l’exécution à un plus haut degré de perfection que celui ou elle est aujourd’hui: mais enfin quand on leur sera voir qu’avec moins de tems & de peine on peut parvenir plus surement à cette même perfection, peut-être seront-ils contraints de convenir que les prodiges qu’ils operent, ne sont pas tellement inséparables des barres, des noires & des croches, qu’on n’y, puisse arriver par d’autres chemins. Proprement, j’entreprends leur prouver qu’ils ont encore plus de mérite qu’ils ne pensoient, puisqu’ils suppléent par la force de leurs talens aux défauts de la méthode dont ils se servent.
Si l’on à bien compris la partie de mon système que je viens d’expliquer, on sentira qu’elle donne une méthode générale pour exprimer sans exception tous les sons usités dans Musique, non pas, à la vérité, d’une maniere absolue, mais relativement à un son fondamental déterminé; ce qui produit un avantage considérable en vous rendant toujours présent le ton de la piece & la suite de la modulation. Il me reste maintenant à donner une autre méthode encore us facile, pour pouvoir noter tous ces mêmes sons, de la même maniere, sur un rang horizontal, sans avoir jamais besoin de lignes ni d’intervalles pour exprimer les différentes octaves.
Pour y suppléer donc, je me sers du plus simple de tous les lignes, c’est-a-dire, du point; & voici comment je le [310] mets en usage si je sors de l’octave par laquelle j’ai commence pour faire une note dans l’étendue de l’octave supérieure, & qui commence à l’ut d’en-haut, alors je mets point au-dessus de cette note par laquelle je sors de mon octave, & ce point une fois place, c’est un avis que non-seulement la note sur laquelle il est, mais encore toutes celles qui la suivront, sans aucun signe qui le détruise, devront être prises dans l’étendue de cette octave supérieure ou je suis entre. Par exemple,
Ut c 1 3 5 1 3 5
Le point que vous voyez sur le second ut marque que vous entrez-là dans l’octave au-dessus de celle ou vous avez commence, & que par conséquent le 3 & le 5 qui suivent sont aussi de cette même octave supérieure & ne sont point les mêmes que vous aviez entonnes auparavant.
Au contraire; si je veux sortir de l’octave ou je me trouve pour passer à celle qui est au-dessous, alors je mets le point sous la note par laquelle j’y entre.
Ut d 5 3 1 5 3 1
Ainsi ce premier 5 étant le même que le dernier de l’exemple précédent, par le point que vous voyez ici sous le second 5, vous êtes averti que vous sortez de l’octave ou vous étiez monte, pour rentrer dans celle par ou vous aviez commence précédemment.
En un mot: quand le point est sur la note vous passez [311] dans l’octave supérieure, s’il est au-dessous vous passez dans l’inférieure, & quand vous changeriez d’octave à chaque note, que vous voudriez monter ou descendre de deux ou trois, octaves tout d’un coup ou successivement, la regle est toujours générale & vous n’avez qu’à mettre autant de points au-dessous ou au-dessus que vous avez d’octaves à descendre ou à monter.
Ce n’est pas à dire qu’à chaque point vous montiez ou vous descendiez d’une octave: mais à chaque point vous entrez dans une octave différente, dans un autre étage soit en montant, soit en descendant, par rapport au son fondamental ut, lequel ainsi se trouve bien de la même octave en descendant diatoniquement, mais non pas en montant: le point, dans cette façon de noter, équivaut aux lignes & aux intervalles de la précédente; tout ce qui est dans la même position appartient au même point, & vous n’avez besoin d’un autre point que lorsque vous passez dans une autre position, c’est-a-dire, dans une autre octave. Sur quoi il faut remarquer que je ne me sers de ce mot d’octave qu’abusivement & pour ne pas multiplier inutilement les termes, parce que proprement l’étendue que je désigne par ce mot n’est remplie que étage de sept notes, l’ut d’en-haut n’y étant pas compris.
Voici une suite de notes qu’il sera aise de solfier par les regles que je viens d’établir.
Sol d 1 7 1 2 3 1 5 4 5 6 7 5 1 7 6 5 4 3 2 4 2 1 7 6 5 3 4 5 5 1.
Et voici (V. PL. Ex. 12.) le même exemple note suivant la premiere méthode.
[312] Dans une longue suite de Chant, quoique les points vous conduisent toujours très-juste, ils ne vous sont pourtant connoître l’octave ou vous vous trouvez, que relativement à ce qui à précédé; c’est pourquoi, afin de savoir précisément l’endroit du clavier ou vous êtes, il faudroit aller en remontant jusqu’à la lettre qui est au commencement de l’air opération exacte, à la vérité, mais d’ailleurs un peu trop longue. Pour m’en dispenser, je mets au commencement de chaque ligne la lettre de l’octave ou se trouve, non pas la premiere note de cette ligne, mais la derniere de la ligne précédaient, & cela afin que la regle des points n’ait pas d’exception.
L’e que j’ai mis au commencement de la seconde ligne marque que le sa qui finit la premiere est de la cinquieme octave, de laquelle je sors pour rentrer dans la quatrieme d par le point que vous voyez au-dessous du si de cette seconde ligne.
Rien n’est plus aise que de trouver cette lettre correspondante à la derniere note d’une ligne, & en voici la méthode.
Comptez tous les points qui sont au-dessus des notes de cette ligne: comptez aussi ceux qui sont au-dessous, s’ils sont égaux en nombre avec les premiers, c’est une preuve que derniere note de la ligne est dans la même octave que la premiere, & c’est le cas du premier exemple de la page précédaient, [313] ou après avoir trouve trois points dessus & autant dessous, vous concluez qu’ils se détruisent les uns les autres, & que par conséquent la derniere note fa de la ligne est de la même octave d que la premiere note ut de la même ligne, ce qui est toujours vrai de quelque maniere que les points soient ranges, pourvu qu’il y en ait autant dessus que dessous.
S’ils ne sont pas égaux en nombre, prenez leur différence: comptez depuis la lettre qui est au commencement de la ligne & reculez d’autant de lettres vers l’à, si l’excès est au-dessous; ou s’il est au-dessus, avancez au contraire d’autant de lettres dans l’Alphabet, que cette différence contient d’unités, & vous aurez exactement la lettre correspondante à la derniere note.
Dans la premiere ligne de cet exemple, qui commence à l’étage c, vous avez deux points au-dessous & quatre au-dessus, par conséquent deux d’excès, pour lesquels il faut ajouter à la lettre c autant de lettres, suivant l’ordre de l’Alphabet, & vous aurez la lettre e correspondante à la derniere note de la même ligne.
Dans la seconde ligne vous avez au contraire un point d’excès au-dessous, c’est-a-dire qu’il faut depuis la lettre e, qui est au commencement de la ligne, reculer d’une lettre [314] vers l’à, & vous aurez d pour la lettre correspondante à la derniere note de la seconde ligne.
Il faut de même observer de mettre la lettre de l’octave après chaque premiere & derniere note des reprises & des rondeaux, afin qu’en partant de-la on sache toujours surement si l’on doit monter ou descendre, pour reprendre ou pour recommencer. Tout cela s’éclaircira mieux par l’exemple suivant dans lequel cette marque § est un signe de reprise.
La lettre b que vous voyez après la derniere note de la premiere partie, vous apprend qu’il faut monter d’une sixte pour revenir au mi du commencement, puisqu’il est de l’octave supérieure c, & la lettre c que vous voyez également après la premiere & la derniere note de la seconde partie, vous apprend qu’elles sont toutes deux de la même octave, & qu’il faut par conséquent monter d’une quinte, pour revenir de la finale à la reprise.
Ces observations sont fort simples & fort aisées à retenir. Il saut avouer cependant que la méthode des points à quelques avantages de moins que celle de la position d’étage en étage que j’ai enseignée la premiere, & qui n’à jamais besoin de toutes ces différences de lettres: l’une & l’autre ont pourtant leur commodité, & comme elles s’apprennent par les mêmes regles & qu’on peut les savoir toutes deux ensemble, avec la même facilite qu’on à pour en apprendre une séparément, on les pratiquera chacune dans les occasions ou elle [315] paroîtra plus convenable. Par exemple, rien ne sera si commode que la méthode des points pour ajouter l’air à des paroles déjà écrites, pour noter des petits airs, des morceaux détaches, & ceux qu’on veut envoyer en Province, & en général pour la Musique vocale. D’un autre côté la méthode de position servira pour les partitions & les grandes pieces de Musique, pour la Musique instrumentale, & sur-tout pour commencer les Ecoliers, parce que la mécanique en est encore plus sensible que de l’autre maniere, & qu’en partant de celle-ci déjà connue, l’autre se conçoit du premier instant. Les compositeurs s’en serviront aussi par préférence à cause de la distinction oculaire des différentes octaves. Ils sentiront en la pratiquant toute l’étendue de ses avantages, que j’ose dire tels pour l’évidence de l’harmonie, que, quand ma méthode n’auroit nul cours dans la pratique, il n’est point de Compositeur qui ne dût l’employer pour son usage particulier & pour l’instruction de ses élevés.
Voilà ce que j’avois à dire sur la premiere partie de mon systême qui regarde l’expression des sons; passons à la seconde qui traite de leurs durées.
L’article dont je viens de parler n’est pas, à beaucoup près aussi difficile que celui-ci, du moins dans la pratique qui n’admet qu’un certain nombre de sons, dont les rapports sont fixés, & à-peu-près les mêmes dans tous les tons, au lieu que les différences qu’on peut introduire dans leurs durées peuvent varier presque à l’infini.
Il y à beaucoup d’apparence que l’établissement de la quantité dans la Musique à d’abord été relatif à celle du langage, [316] c’est-a-dire, qu’on faisoit passer plus vite les sons par lesquels on exprimoit les syllabes brèves, & durer un peu plus long-tems ceux qu’on adaptoit aux longues. On poussa bientôt les choses plus loin, & l’on établit à l’imitation de la Poésie une certaine régularité dans la durée des sons, par laquelle on les assujettissoit à des retours uniformes qu’on s’avisa de mesurer par des mouvemens égaux de la main ou du pied, & d’ou, à cause de ce la, ils prirent le nom de mesures. L’analogie est visible à cet égard entre la Musique & la Poésie. Les vers sont relatifs aux mesures, les pieds aux tems, & les syllabes aux notes. Ce n’est pas assurément donner dans des absurdités, que de trouver des rapports aussi naturels, pourvu qu’on n’aille pas, comme le P. Souhaitti, appliquer à l’une les signes de l’autre, & à cause de ce qu’elles ont de semblable, confondre ce qu’elles ont de différent.
Ce n’est pas ici le lieu d’examiner en Physicien d’ou naît cette égalité merveilleuse que nous éprouvons dans nos mouvemens, quand nous battons la mesure; pas un tems qui passe l’autre; pas la moindre différence dans leur durée successive, sans que nous ayons d’autre regle que notre oreille pour la déterminer: il y à lieu de conjecturer qu’un effet aussi singulier part du même principe qui nous fait entonner naturellement toutes les consonnances. Quoi qu’il en soit, il est clair que nous avons un sentiment sur pour juger du rapport mouvemens, tout comme de celui des sons, & des organes toujours prêts à exprimer les uns & les autres, selon les mêmes rapports, & il me suffit, pour ce que j’ai à dire, de remarquer le fait sans en rechercher la cause.
[317] Les Musiciens sont de grandes distinctions dans ces mouvemens, non-seulement quant aux divers degrés de vitesse qu’ils peuvent avoir, mais aussi, quant au genre même de la mesure, & tout cela n’est qu’une suite du mauvais principe par lequel ils ont fixe les différentes durées des sons: car pour trouver le rapport des uns aux autres, il à fallu établir un terme de comparaison, & il leur à plu de choisir pour ce terme une certaine quantité de durée qu’ils ont déterminée par une figurer ronde; ils ont ensuite imagine des notes de plusieurs autres figures, dont la valeur est fixée, par rapport à cette ronde, en proportion sous-double. Cette division seroit assez supportable, quoi qu’il s’en faille de beaucoup qu’elle n’ait l’universalité nécessaire, si le terme de comparaison, c’est-a-dire, si la durée de la ronde etoit quelque chose d’un peu moins vague: mais la ronde va tantôt plus vite, tantôt plus lentement, suivant le mouvement de la mesure ou l’on l’emploie, & l’on ne doit se flatter de donner quelque chose de plus précis en disant qu’une ronde est toujours l’expression de la durée d’une mesure à quatre, puisqu’outre que la durée même de cette mesure n’à rien de déterminé, on voit communément en Italie, des mesures à quatre & à deux contenir deux de quelquefois quatre rondes.
C’est pourtant ce qu’on suppose dans les chiffres des mesures doubles; le chiffre inférieur marque le nombre de notes d’une certaine valeur contenues dans une mesure à quatre tems, & le chiffre supérieur marque combien il faut de ces mêmes notes pour remplir une mesure de l’air que l’on va noter: mais pourquoi ce rapport de tant de différentes mesures [318] à celle de quatre tems qui leur est si peu semblable, ou pourquoi ce rapport de tant de différentes notes à une ronde dont la durée est si peu déterminée?
On diroit que les inventeurs de la Musique ont pris à tache de faire tout le contraire de ce qu’il falloit: d’un cote, ils ont négligé la distinction du son fondamental, indique par la nature, & si nécessaire pour servir de terme commun au rapport de tous les autres; & de l’autre, ils ont voulu établi une durée absolue & fondamentale, sans pouvoir en déterminer la valeur.
Faut-il s’étonner si l’erreur du principe à tant cause de défauts dans les conséquences; défauts essentiels à la pratique & tous propres à retarder long-tems les progrès des écoliers.
Les Musiciens reconnoissent au moins quatorze mesures différentes, dont voici les signes. 2, 3, c,
3/2, 2/4, 3/4, 6/4, 9/4, 12/4, 3/8, 6/8, 9/8, 12/8, 3/16, 6/16, 3/2.
On si ces signes sont institues pour déterminer autant de mouvemens différens en espece, il y en à beaucoup trop, & s’ils le sont, outre ce la, pour exprimer les différens degré de vitesse de ces mouvemens, il n’y en à pas assez. D’ailleurs, pourquoi se tourmenter si sort pour établir des signes qui ne servent à rien, puisqu’indépendamment du genre de la mesure, on est presque toujours contraint d’ajouter un mot au commencement de l’air, qui déterminé l’espece & degré du mouvement.
Cependant, on ne sauroit contester que la diversité de ces mesures ne brouille les commençans, pendant un tems infini, [319] & qui tout cela ne naisse de la fantaisie qu’on à de les vouloir rapporter à la mesure à quatre tems, ou d’en vouloir rapporter les notes à la valeur de la ronde.
Donner aux mouvemens & aux notes des rapports entièrement étrangers à la mesure ou l’on les emploie, c’est proprement leur donner des valeurs absolues, en conservant l’embarras des relations; aussi voit-on suivre de-la des équivoques terribles qui sont autant de pièges à la précision de la Musique & au goût du Musicien. En effet, n’est-il pas évident qu’en déterminant la durée des rondes, blanches, noires, croches, &c. non par la qualité de la mesure ou elles se rencontrent, mais par celle de la note même, vous trouvez à tout moment la relation en opposition avec le sens propre. De-la vient, par exemple, qu’une blanche dans une certaine mesure, passera beaucoup plus vite qu’une noire dans une autre, laquelle noire ne vaut cependant que la moitie de cette blanche, & de-la vient encore que les Musiciens de Province, trompes par ces faux rapports, donnent souvent aux airs des mouvemens tout différens de ce qu’ils doivent être, en s’attachant scrupuleusement à cette fausse relation, tandis qu’il faudra quelquefois passer une mesure à trois tems simples plus vite qu’une autre à trois huit, ce qui dépend du caprice des Compositeurs, & dont les Opéra présentent des exemples à chaque instant.
Il y auroit sur ce point bien d’autres remarques à faire auxquelles je ne m’arrêterai pas. Quand on à imagine, par exemple, la division sous-double des notes, telle qu’elle est établie, apparemment qu’on n’à pas prévu tous les cas, ou [320] bien l’on n’à pu les embrasser tous dans une regle générale; ainsi, quand il est question de faire la division d’une note ou d’un tems en trois-parties égales, dans une mesure à deux, à trois, ou à quatre, il faut nécessairement que le Musicien le devine, ou bien qu’on l’en avertisse par un signe étranger qui fait exception à la regle.
C’est en examinant les progrès de la Musique que nous pourrons trouver le remede à ces défauts. Il y à deux cents ans que cet Art etoit encore extrêmement grossier. Les rondes & les blanches etoient presque les seules notes qui y fussent employées, & l’on ne regardoit une croche qu’avec frayeur. Une Musique aussi simple n’amenoit pas de grandes dans la pratique, & cela faisoit qu’on ne prenoit pas non plus grand soin pour lui donner de la précision dans signes; on négligeoit la séparation des mesures, & l’on se contentoit de les exprimer par la figure des notes. à mesure que l’Art se perfectionna & que les difficultés augmenterez, on s’apperçut de l’embarras qu’il y avoit, dans une grande diversité de notes, de faire la distinction des mesures, & l’on commença à les séparer par des lignes perpendiculaires; on se mit ensuite à lier les croches pour faciliter les tems, & l’on s’en trouva si bien, que, depuis lors, les caracteres de la Musique sont toujours restes à-peu-près dans le même état.
Une partie des inconvéniens subsiste pourtant encore, la distinction des tems n’est pas toujours trop bien observée dans la Musique instrumentale, & n’à point lieu du tout dans le vocal: il arrive de-la qu’au milieu d’une grande mesure, [321] l’Ecolier ne sait ou il en est, sur-tout lorsqu’il trouve une quantité de croches & de doubles croches détachées dont il faut qu’il fasse lui-même la distribution.
Une réflexion toute simple sur l’usage des lignes perpendiculaires pour la séparation des mesures, nous fournira un moyen assure d’anéantir ces inconvéniens. Toutes les notes qui sont renfermées entre deux de ces lignes dont je viens de parler, sont justement la valeur d’une mesure: qu’elles soient en grande ou petite quantité, cela n’intéresse en rien la durée de cette mesure qui est toujours la même; seulement se divise-t-elle en parties égales ou inégales, selon la valeur & le nombre des notes qu’elle renferme: mais enfin sans connoître précisément le nombre de ces notes ni la valeur de chacune d’elles, on fait certainement qu’elles forment toutes ensemble une durée égale à celle de la mesure ou elles se trouvant.
Séparons les tems par des virgules comme nous séparons les mesures par des lignes, & raisonnons sur chacun de ces tems de la même maniere que nous raisonnons sur chaque mesure: nous aurons un principe universel pour la durée & la quantité des notes, qui nous dispensera d’inventer de nouveaux signes pour la déterminer, & qui nous mettra à portée de diminuer de beaucoup le nombre des différentes mesures usitées dans la Musique, sans rien ôter à la variété des mouvemens.
Quand une note seule est renfermée entre les deux lignes d’une mesure, c’est un signe que cette note remplit tous les tems de cette mesure & doit durer autant qu’elle: dans ce [322] cas, la séparation des tems seroit inutile, on n’à qu’à soutenir le même son pendant toute la mesure. Quand la mesure est divisée en autant de notes égales qu’elle contient de tems, on pourroit encore se dispenser de les séparer, chaque note marque un tems, & chaque tems est rempli par une note; mais dans le cas que la mesure soit chargée de notes d’inégales valeurs, alors il faut nécessairement pratiquer la séparation des tems par des virgules, & nous la pratiquerons même dans le cas précédent, pour conserver dans nos signes la plus parfaite uniformité.
Chaque tems compris entre deux virgules, ou entre une virgule & une ligne perpendiculaire, renferme une note ou plusieurs. S’il ne contient qu’une note, on conçoit qu’elle remplit tout ce tems-là, rien n’est si simple: s’il en renferme plusieurs, la chose n’est pas plus difficile; divisez ce tems en autant de parties égales qu’il comprend de notes: appliques chacune de ces parties à chacune de ces notes, & passez les de sorte que tous les tems soient égaux.
On voit dans les exemples précédens que je conserve les cadences & les liaisons comme dans la Musique ordinaire, & que pour distinguer le chiffre qui marque la mesure d’avec ceux des notes, j’ai soin de le faire plus grand & de l’en séparer une double ligne perpendiculaire.
Avant que d’entrer dans un plus grand détail sur cette méthode, remarquons d’abord combien elle simplifie la pratique de la mesure en anéantissant tout d’un coup toutes les mesures doubles; car, comme la division des notes est prise uniquement dans la valeur des tems & de la mesure ou elles se trouvent, il est évident que ces notes n’ont plus besoin. d’être comparées à aucune valeur extérieure pour fixer la leur; ainsi la mesure étant uniquement déterminée par le nombre de ses tems, on la peut très-bien réduire à deux [324] especes; savoir, mesure à deux & mesure à trois. à l’égard de la mesure à quatre, tout le monde convient qu’elle n’est que l’assemblage de deux mesures à deux tems: elle est traite comme telle dans la composition, & l’on peut compter que ceux qui pretendroient lui trouver quelque propriété particuliere, s’en rapporteroient bien plus à leurs yeux qu’à leurs oreilles.
Que le nombre des tems d’une mesure naturelle, sensible & agréable à l’oreille, soit borne à trois, c’est un fait d’expérience que toutes les spéculations du monde ne détruisent pas, on auroit beau chercher de subtiles analogies entre le tems de la mesure & les harmoniques d’un son, on trouveroit aussi-tôt une sixieme consonnance dans l’harmonie, qu’un mouvement à cinq tems dans la mesure, & quelle qu’en puisse être la raison, il est incontestable que le plaisir de l’oreille, & même sa sensibilité à la mesure, ne s’étend pas plus loin.
Tenons-nous en donc à ces deux genres de mesures, à deux & à trois tems: chacun des tems de l’une & de l’autre peuvent de même être partages en deux ou en trois parties égales, & quelquefois en quatre, six, huit, &c. par des sub-divisions de celle-ci, mais jamais par d’autres nombres qui ne seroient pas multiples de deux ou de trois.
Or, qu’une mesure soit à deux ou à trois tems, & que division de chacun de ses tems soit en deux ou en trois parties égales, ma méthode est toujours générale, & exprime tout avec la même facilite. On l’à déjà pu voir par le dernier exemple précédent, & l’on le verra encore par celui-ci, dans [325] lequel chaque tems d’une mesure à deux, partagé en trois parties égales, exprime le mouvement de six huit dans la Musique ordinaire.
Les notes, dont deux égales rempliront un tems, s’appelleront des demis; celles dont il en faudra trois, des tiers; celles dont il en faudra quatre, des quarts, &c.
Mais lorsqu’un tems se trouve partage, de sorte que toutes les notes n’y sont pas d’égale valeur: pour représenter, par exemple, dans un seul tems une noire & deux croches, je considere ce tems comme divise en deux parties égales, dont la noire fait la premiere, & les deux croches ensemble, la seconde; je les lie donc par une ligne droite que je place au-dessus ou au-dessous d’elles, & cette ligne marque que tout ce qu’elle embrasse ne représente qu’une seule note, laquelle doit être subdivisée ensuite en deux parties égales, ou en trois, ou en quatre, suivant le nombre des chiffres qu’elle couvre.
[326] la virgule qui se trouve avant la premiere note dans les deux exemples précédens, désigne la fin du premier tems, & marque que le chant commence par le second.
Quand il se trouve dans un même tems des subdivisions d’inégalités, on peut alors se servir d’une seconde liaison; par exemple, pour exprimer un tems composé d’une noire, d’une croche & de deux doubles-croches, on s’y prendroit ainsi,
Vous voyez-là que le second tems de la premiere mesure contient deux parties égales, équivalentes deux noires, savoir, le 5 pour l’une, & pour l’autre la somme des trois notes 121 qui sont sous la grande liaison; ces trois notes sont subdivises en deux autres parties égales, équivalentes à deux croches dont l’une est le premier 1, & l’autre les deux notes 2 & 1 jointes par la seconde liaison, lesquelles sont ainsi chacune le quart de la valeur comprise sous la grande liaison & le huitième du tems entier.
En général; pour exprimer régulièrement la valeur des notes, il faut s’attacher à la division de chaque tems par parties égales, ce qu’on peut toujours faire par la méthode je viens d’enseigner, en y ajoutant l’usage du point dont je parlerai tout l’heure, sans qu’il soit possible d’être arrête [327] aucune exception. Il ne sera même jamais nécessaire, quelque bizarre que puisse être une Musique, de mettre plus de deux liaisons sur aucune de ses notes, ni d’en accompagner de plus de deux points, à moins qu’on ne voulut imaginer dans grandes inégalités de valeurs es quintuples & des sextuples croches, dont la rapidité comparée n’est nullement à la porte des voix ni des instrumens, & dont à peine trouverroit-on d’exemple dans la plus grande débauche de cerveau nos Compositeurs.
A l’égard des tenues & des syncopes, je puis comme dans la Musique ordinaire les exprimer avec des notes lies ensemble, par une ligne courbe que nous appellerons liaison de tenue au chapeau, pour la distinguer de la liaison de valeur dont je viens de parler & qui se marque par une ligne droite. Je puis aussi employer le point au même usage en lui donnant un sens plus universel & bien plus commode que dans la Musique ordinaire. Car au lieu de lui valoir toujours la moitié de la note qui le précede, ce qui ne fait qu’un cas particulier, je lui donne de même qu’aux notes une valeur déterminée uniquement par la place qu’il occupe, c’est-a-dire, que si le point remplit seul un tems ou une mesure, le son qui à précédé doit être aussi soutenu pendant tout ce tems ou toute cette mesure, & si le point se trouve dans un tems avec d’autres notes, il fait nombre aussi bien qu’elles & doit être compte pour un tiers ou pour un quart, suivant la quantité de notes que renferme ce tems-là en y comprenant le point: en un mot, le point vaut autant, ou plus, ou moins, que la note qui l’à précédé, & dont il marque la tenue suivant [328] la place qu’il occupe dans je tems ou il est employé.
Au reste, il n’est pas craindre, comme on le voit par cet exemple, que ces points se confondent jamais avec ceux qui servent changer d’octaves, ils en sont trop bien distingues par leur position pour avoir besoin de l’être par leur figure. C’est pourquoi j’ai négligé de le faire, évitant avec soin de me servir de signes extraordinaires qui distrairoient l’attention sans exprimer rien de plus que la simplicité des miens.
A l’égard du degré de mouvement, s’il n’est pas déterminé par les caracteres de ma méthode, il est aise d’y suppléer par un mot mis au commencement de l’air, & l’on peut d’autant moins tirer de-la un argument contre mon système, que la Musique ordinaire à besoin du même secours; vous avez, par exemple, dans la mesure à trois tems simples, cinq ou six mouvemens très-differens les uns des autres, & tous exprimes par une noire à chaque tems; ce n’est donc pas la qualité des notes qu’on emploie qui sert déterminer le mouvement, & s’il se trouve des maîtres négligens qui s’en fient sur ce sujet au caractere de leur Musique & au goût de ceux qui la liront, leur constance se trouve si souvent punie par les mauvais mouvemens qu’on donne leurs airs, qu’ils doivent [329] assez sentir combien il est nécessaire d’avoir cet égard des indications plus précises que la qualité des notes.
L’imperfection grossiere de la Musique sur l’article dont nous parlons, seroit sensible pour quiconque auroit des yeux: mais les Musiciens ne la voient point, & j’ose prédire hardiment qu’ils ne verront jamais rien de tout ce qui pourroit tendre à corriger les défauts de leur Art. Elle n’avoit pas échappe à M. Sauveur, & il n’est pas nécessaire de méditer sur la Musique autant qu’il l’avoit fait, pour sentir combien il seroit important de ne pas laisser aux mouvemens des différentes mesures une expression si vague, & de n’en pas abandonner la détermination des goûts souvent si mauvais.
Le système singulier qu’il avoit propose; & en général tout ce qu’il à donne sur l’Acoustique, quoiqu’assez, chimérique selon ses vues, ne laissoit pas de renfermer d’excellentes choses qu’on auroit bien su mettre à profit dans tout autre Art. Rien n’auroit été plus avantageux, par exemple, que l’usage de son Echométre général, pour déterminer précisément la durée des mesures & des tems, & ce la, par la pratique du monde la plus aisée, il n’auroit été question que de fixer sur une mesure connue, la longueur du pendule simple, qui auroit fait un tel nombre juste de vibrations pendant un tems, ou une mesure d’un mouvement de telle espece. Un seul chiffre mis au commencement d’un air auroit exprime tout ce la, & par son moyen on auroit pu déterminer le mouvement avec autant de précision que l’Auteur même. Le pendule n’auroit été nécessaire que pour prendre une fois l’idée de chaque mouvement: après quoi, cette idée tant réveille dans d’autres airs par [330] les mêmes chiffres qui l’auroient fait naître, & par les airs mêmes qu’on y auroit déjà chantes, une habitude assurer, acquise par une pratique aussi exacte, auroit bientôt tenu lieu de regle, & rendu le pendule inutile.
Mais ces avantages mêmes qui devenoient de vrais inconvéniens par la facilite qu’ils auroient donne aux commençans de se passer de Maîtres & de se former le goût par eux-mêmes, ont peut-être été cause que le projet n’à point été admis dans la pratique; il semble que si l’on proposoit de rendre l’Art plus difficile, il y auroit des raisons pour être plutôt écoute.
Quoi qu’il en soit, en attendant que l’approbation du Public me mette en droit de m’étendre davantage sur les moyen qu’il y au oit prendre pour faciliter l’intelligence des mouvemens, de même que celle de bien d’autres parties de la Musique, sur lesquelles j’ai des remarques proposer, je puis me borner ici aux expressions de la méthode ordinaire; qui par des mots mis au commencement de chaque air en indiquent assez bien le mouvement. Ces mots, bien choisis, doivent je crois, dédommager & au de-la de ces doubles chiffres & de toutes ces différentes mesures qui, malgré leur nombre, laissent le mouvement indéterminé & n’apprennent rien, aux écoliers; ainsi, en adoptant seulement le 2 & le 3 pour les signes de la mesure, j’ôte la confusion des caracteres sans altérer la variété de l’expression.
Revenons à notre projet. On sait combien de figures étranges sont employées dans la Musique pour exprimer les silences; il y en à autant que d différentes valeurs, & par conséquent, [331] autant que de figures différentes dans les notes relatives: on est même contraint de les employer à proportion en plus grande quantité, parce qu’il n’à pas plu à leurs inventeurs d’admettre le point après les silences de la même maniere & au même usage qu’après les notes, & qu’ils ont mieux aime multiplier des soupirs, des demi-soupirs, des quarts-de-soupir à la file les uns des autres, que d’établir entre des signes relatifs une analogie si naturelle.
Mais comme dans ma méthode il n’est point nécessaire de donner des figures particulieres aux notes pour en déterminer la valeur, on y est aussi dispense de la même précaution pour les silences, & un seul signe suffit pour les exprimer tous sans confusion & sans équivoque. Il paroit assez indifférent dans cette unité de figure de choisir tel caractere qu’on voudra pour l’employer cet usage. Le zéro à cependant quelque chose de si convenable à cet effet, tant par l’idée de privation qu’il porte communément avec lui, que par sa qualité de chiffre, & sur-tout par la simplicité de sa figure, que j’ai cru devoir le préférer. Je l’employerai donc de la même maniere & dans le même sens par rapport à la valeur, que les notes ordinaires, c’est-a-dire, que les chiffres 1, 2, 3, &c. & les regles que j’ai établies l’égard des notes étant toutes applicables à leurs silences relatifs, il s’ensuit que le zéro par sa seule position & par les points qui le peuvent suivre, lesquels alors exprimeront des silences, suffit seul pour remplacer toutes les pauses, soupirs, demi-soupirs, & autres signes bizarres & superflus qui remplissent la Musique ordinaire.
Les chiffres 4 & 2 places ici sur des zéro marquent le nombre de mesures que l’on doit passer en silence.
Tels sont les principes généraux d’ou découlent les regles pour toutes sortes d’expressions imaginables, sans qu’il puisse naître cet égard aucune difficulté qui n’ait été prévue, & qui ne soit résolue en conséquence de quelqu’un de ces principes.
Je finirai par quelques observations qui naissent du parallele des deux systèmes.
Les notes de la Musique ordinaire sont-elles plus ou moins avantageuses que les chiffres qu’on leur substitue? C’est proprement le fond de la question.
Il est clair, d’abord, que les notes varient plus par leur seule position, que mes chiffres par leur figure & par leur position tout ensemble; qu’outre ce la, il y en à de sept figures différentes, autant que j’admets de chiffres pour les exprimer; que les notes n’ont de signification & de force que par le secours de la clef: & que les variations des clefs donnent un grand nombre de sens tout différens aux notes posées de la même maniere.
Il n’est pas moins évident que les rapports des notes & les intervalles de l’une à l’autre n’ont rien dans leur expression par la Musique ordinaire qui en indique le genre, & [333] qu’ils sont exprimes par des positions difficiles à retenir & dont la connoissance dépend uniquement de l’habitude & d’une très-longue habitude: car quelle prise peut avoir l’esprit pour saisir juste & du premier coup-d’oeil un intervalle de sixte, de neuvieme, de dixième dans la Musique ordinaire, moins que la coutume n’ait familiarise les yeux à lire tout l’un coup ces intervalles?
N’est-ce pas un défaut terrible dans la Musique de ne pouvoir rien conserver, dans l’expression des octaves, de l’analogie qu’elles ont entre elles? Les octaves ne sont que les répliques des mêmes sons; cependant ces répliques se présentent sous des expressions absolument différentes de celles de leur premier terme. Tout est brouille dans la position à la distance d’une seule octave la replique d’une note qui etoit sur une ligne se trouve dans un espace, celle qui etoit dans le espace à sa replique sur une ligne; montez-vous ou descendez-vous de deux octaves? Autre différence toute contraire à la premiere: alors les répliques sont places sur des lignes ou dans des espaces comme leurs premiers termes: ainsi la difficulté augmente en changeant d’objets, & l’on n’est jamais assure de connoître au juste l’espece d’un intervalle traverse par un si grand nombre de lignes; de sorte qu’il faut se faire d’octave en octave des regles particulieres qui ne finissent point, & qui sont de l’étude des intervalles; le terme effrayant & très-rarement atteint de la science du Musicien.
De-la cet autre défaut presque aussi nuisible, de ne pouvoir distinguer l’intervalle simple dans l’intervalle redouble; vous voyez une note posée entre la premiere & la seconde ligne, [334]& une autre note posée sur la septieme ligne, pour connoître leur intervalle vous décomptez de l’une l’autre, & après une longue & ennuyeuse opération., vous trouvez une douzième; or, comme on voit aisément qu’elle passe l’octave, il faut recommencer une seconde recherche pour s’assurer enfin que c’est une quinte redouble, encore pour déterminer l’espece de cette quinte faut-il bien faire attention aux signes de la clef, qui peuvent la rendre juste ou fausse suivant leur nombre & leur position.
Je sais que les Musiciens se sont communément se sont communément des regles plus abrégées pour se faciliter l’habitude & la connoissance des intervalles: mais ces regles mêmes prouvent le défaut des signes, en ce qu’il faut toujours compter les lignes des yeux & en ce qu’on est contraint de fixer son imagination d’octave en octave pour sauter de-la l’intervalle suivant, ce qui s’appelle suppléer de génie au vice de l’expression.
D’ailleurs, quand force de pratique on viendroit à bout de lire aisément tous les genres d’intervalles, de quoi vous servira cette connoissance, tant que vous n’aurez point de régler assurée pour en distinguer l’espece? Les tierces & les sixtes majores & mineure, les quintes & les quartes diminuées & superflues, & en général tous les intervalles de même nom, justes ou altères, sont exprimes par la même position indépendamment de leur qualité, ce qui fait que suivant les différentes situations des deux demi-tons de l’octave, qui changent de place chaque ton & chaque clef, les intervalles changent aussi de qualité sans changer de nom ni position, de-la l’incertitude sur l’intonation & l’inutilité de l’habitude dans les cas ou elle seroit la plus nécessaire.
[335] La méthode qu’on à adopte pour les instrumens, est visiblement une dépendance de ces défauts, & le rapport direct qu’il à fallu établir entre les touches de l’instrument & la position des notes, n’est qu’un méchant pis-aller pour suppléer à la science des intervalles & des relations toniques sans laquelle on ne sauroit jamais être qu’un mauvais Musicien.
Quelle doit être la grande attention du Musicien dans l’exécution? C’est sans doute d’entrer dans l’esprit du Compositeur, & de s’approprier ses idées pour les rendre avec toute la fidélité qu’exige le goût de la Piece. Or, l’idée du Compositeur dans le choix des sons, est toujours relative à le tonique, &, par exemple, il n’employera point le fa dièse comme une telle touche du clavier, mais comme faisant un tel accord, ou un tel intervalle avec sa fondamentale. Je dis donc que si le Musicien considere les sons par les mêmes rapports, il sera ses mêmes intervalles plus exacts, & exécutera avec plus de justesse qu’en rendant seulement les sons les uns après les autres les autres, sans liaison & sans dépendance que celle de la position des notes qui devant ses yeux, & de ces foules de dièses & de bémols qu’il ait incessamment présens à l’esprit; bien entendu qu’il observera toujours les modifications particulieres à chaque ton, qui sont, comme je l’ai déjà dit, l’effet du tempérament, & dont la connoissance pratique, indépendante de tout système, ne peut s’acquérir que par l’oreille & par l’habitude.
Quand on prend un fois un mauvais principe, on s’enfile d’inconvéniens en inconvéniens, & souvent on voit évanouit [336] les avantages mêmes qu’on s’etoit propos. C’est ce qui arrive dans la pratique de la Musique instrumentale; les difficultés s’y présentent en foule. la quantité de positions différentes, de dièses, de bémols, de changemens de clefs, y sont des obstacles éternels au progrès des Musiciens; & après tout cela, il faut encore perdre, la moitie du tems, cet avantage si vante du rapport direct de la touche à la note, puisqu’il arrive cent fois par la force des signes d’altération simples ou redoubles, que les mêmes notes deviennent relatives à des touches toutes différentes de ce qu’elles représentent, comme on l’à pu remarquer ci-devant.
Voulez-vous pour la commodité des voix, transposer la piece un demi-ton, ou un ton plus haut ou plus bas: voulez-vous présenter à ce Symphoniste de la Musique notée sur une clef étrangère son instrument? le voilà embarrasse, & souvent arrête tout court, si la Musique est un peu travaillée. Je crois, la vérité, que les grands Musiciens ne seront pas dans le cas; mais je crois aussi que les grands Musiciens ne le sont pas devenus sans peine, & c’est cette peine qu’il s’agit d’abréger. Parce qu’il ne sera pas tout-a-fait impossible d’arriver la perfection par la route ordinaire, s’ensuit-il qu’il n’en soit point de plus facile?
Supposons que je veuille transposer & exécuter en B fa si, une piece note en C sol ut à la clef de sol, sur la premiere ligne: voici tout ce que j’ai faire; je quitte l’idée de la clef de sol, & je lui substitue celle de la clef d’ut, sur la troisieme ligne: ensuite j’y ajoute les idées des cinq dièses poses, le premier sur le s\ fa, le second sur l’ut, le troisieme sur le sol, [337] le quatrieme sur le re, & le cinquieme sur le la; à tout cela joins enfin l’idée d’une octave au-dessus de cette clef d’ut, & il faut que je retienne continuellement toute cette complication d’idées pour l’appliquer chaque note, sans quoi me voilà tout à tout instant hors de ton. Qu’on juge de la facilite de tout cela!
Les chiffres employés de la maniere que je le propose, produisent des effets absolument différens. Leur force est en eux-mêmes, & indépendante de tout autre signe. Leurs rapports sont connus par la seule inspection, & sans que l’habitude ait y entrer pour rien; l’intervalle simple est toujours évident dans l’intervalle redouble: une leçon d’un quart-d’heure doit mettre toute personne en état de solfier, ou du moins de nommer les notes dans quelque Musique qu’on lui présente; un autre quart-d’heure suffit pour lui apprendre à nommer de même & sans hésiter, tout intervalle possible, ce qui dépend, comme je l’ai déjà dit, de la connoissance distincte de trois intervalles, de leurs renversemens, & réciproquement du renversement de ceux-ci, qui revient aux premiers. Or, il me semble que l’habitude doit se former bien plus aisément quand l’esprit en à fait la moitie de l’ouvrage, qu’il n’à lui-même plus rien à faire.
Non-seulement les intervalles sont connus par leur genre dans mon système, mais ils le sont encore par leur espece. Les tierces & les sixtes sont majeures ou mineures, vous en faites la distinction sans pouvoir vous y tromper; rien n’est si aise que de savoir une fois que l’intervalle 24 est une tierce mineure; l’intervalle 24, une sixte majeure; l’intervalle 31, [338] une sixte mineure, l’intervalle 31, une tierce majeure, &c. les quartes & les tierces, les secondes, les quintes & les septièmes, justes, diminues ou superflues, ne coûtent pas plus à connoître; les signes accidentels embarrassent encore moins & l’intervalle naturel étant connu, il est si facile déterminer ce même intervalle, altere par un dièse ou par un bémol, par l’un & l’autre tout-a-la-fois, ou par deux d’une même espece, que ce seroit prolonger le discours inutilement que d’entrer dans ce détail.
Appliquez ma méthode aux instrumens, les avantages en seront frappans. Il n’est question que d’apprendre à former le sept sons de la gamme naturelle, & leurs différentes octaves sur un ut fondamental, pris successivement sur les douze cordes* [*Je dis, les douze cordes, pour n’omettre aucune des difficultés possibles, puisqu’on pourroit se contenter des sept cordes naturelles, & qu’il est rare qu’on établisse la fondamentale d’un ton sur un des cinq sons altères, excepte, peut-être, le si bémol. Il est vrai qu’on y parvient assez fréquemment par la suite de la modulation: mais alors, quoiqu’on ait change de ton, la même fondamentale subsiste toujours, & le changement est amené par des altérations particulieres.] de l’échelle; ou plutôt, il n’est question que de savoir sur un son donne, trouver une quinte, une quarte, un tierce majeure, &c. & les octaves de tout cela, c’est-a-dire, de posséder les connoissances qui doivent être le moins ignorées des Musiciens, dans quelque système que ce soit. Après ces préliminaires si faciles à acquérir, & si propres à former l’oreille, quelques mois donnes à l’habitude de la mesure, mettent tout d’un coup l’Ecolier en état d’exécuter à livre ouvert: mais d’une exécution incomparablement plus intelligente [339] genre & plus sure que celle de nos Symphonistes ordinaires. Toutes les clefs lui seront également familières; tous les tons auront pour lui la même facilite, & s’il s’y trouve quelque différence, elle ne dépendra jamais que de la difficulté particuliere de l’instrument, & non d’une confusion de dièses, de bémols & de positions différentes, si fâcheuses pour les commençans.
Ajoutez à cela une connoissance parfaite des tons & de toute la modulation, suite nécessaire des principes de ma méthode; & sur-tout l’universalité des signes, qui rend avec les mêmes notes les mêmes airs dans tous les tons par le changement d’un seul caractere; d’ou résulte une facilite de transposer un air en tout autre ton, égale celle à de l’exécuter dans celui ou il est note; voilà ce que saura en très-peu de tems un Symphoniste forme par ma méthode. Toute jeune personne avec les talens & les dispositions ordinaires, & qui ne connoîtroit pas une note de Musique, doit, conduite par ma méthode, être en état d’accompagner du Clavecin, à livre ouvert, toute Musique qui ne passera pas en difficulté celle de nos Opéra, au bout de huit mois, & au bout de dix de celle de nos Cantates.
Or, si dans un si court espace on peut enseigner à la fois assez de Musique & d’accompagnement pour exécuter à livre ouvert, plus forte raison un Maître de Flûte ou de Violon, qui n’aura que la note à joindre à la pratique de l’instrument, pourra-t-il former un Eleve dans le même tems par les mêmes principes.
Je ne dis rien du Chant en particulier, parce qu’il ne me [340] paroit pas possible de disputer la supériorité de mon système à cet égard, & que j’ai sur ce point des exemples à donner plus forts & plus convaincans que tous les raisonnemens.
Après tous les avantages dont je viens de parler, il est permis de compter pour quelque chose le peu de volume qu’occupent mes caracteres, compare à la diffusion de l’autre Musique, & la facilite de noter sans tout cet embarras de papier raye, ou les cinq lignes de la portée ne suffisant presque jamais, il en faut ajouter d’autres à tout moment, qui se rencontrent quelquefois avec les portées voisines ou se mêlent avec les paroles, & causent une confusion à laquelle Musique ne sera jamais exposée. Sans vouloir en établir le prix sur cet avantage, il ne laisse pas cependant d’avoir une influence à mériter de l’attention; combien sera-t-il commode d’entretenir des correspondances de Musique, sans augmenter le volume des lettres? Quel embarras n’évitera-t-on point dans les Symphonies & dans les Partitions de tourner la feuille à tout moment? Et quelle ressource d’amusement n’aura-t-on pas de pouvoir porter sur soi des livres & des recueils de Musique, comme on en porte de Belles-lettres sans se; surcharger par un poids ou par un volume embarrassant, & d’avoir, par exemple, à l’Opéra un extrait de la Musique joint aux paroles, presque sans augmenter le prix la grosseur du livre? Ces considérations ne sont pas, je l’avoue, d’une grande importance, aussi ne les donne-je que comme des accessoires; ce n’est, au reste, qu’un tissu de semblables bagatelles qui fait les agrémens d la vie humaine, & rien [341] ne seroit si misérable qu’elle, si l’on n’avoit jamais fait d’attention aux petits objets.
Je finirai mes remarques sur cet article, en concluant qu’ayant retranche tout-d’un-coup par mes caracteres les soixante & dix combinaisons que la différente position des clefs & des accidens produit dans la Musique ordinaire; ayant établi un signe invariable & constant pour chaque son de l’octave dans tous les tons; ayant établi de même une position très-simple pour les différentes octaves; ayant fixé toute l’expression des sons par les intervalles propres au ton ou l’on est; ayant conservé aux yeux la facilité de découvrir du premier regard si les sons montent ou descendent; ayant fixé le degré de ce progrès avec une évidence que n’à point la Musique ordinaire; & enfin ayant abrégé de plus des trois quarts, & le tems qu’il faut pour apprendre solfier, & le volume des notes, il reste démontré que mes caracteres sont préférables à ceux de la Musique ordinaire.
Une seconde question qui n’est gueres moins intéressante que la premiere, est de savoir si la division des tems, que je substitue à celle des notes qui les remplissent, est un principe général plus simple & plus avantageux que toutes ces différences de noms & de figures qu’on est contraint d’appliquer aux notes, conformément à la durée qu’on leur veut donner.
Un moyen sûr pour décider ce le seroit d’examiner à priori si la valeur des notes est faite pour régler la longueur des tems, ou si ce n’est point, au contraire, par les tems mêmes de la mesure que la durée des notes doit être fixée. Dans le premier cas, la méthode ordinaire seroit incontestablement [342] la meilleure, moins qu’on ne regardât le retranchement de tant de figures comme une compensation suffisant d’une erreur de principe, d’ou résulteroient de meilleurs effets. Mais dans le second cas, si je rétablis également la cause & l’effet pris jusqu’ici l’un pour l’autre, & que par-la, je simplifie les regles & j’abrège la pratique, j’ai lieu d’espérer que cette partie de mon système, dans laquelle, au reste, on ne m’accusera d’avoir copie personne, ne paroîtra pas moins avantageuse que la précédente.
Je renvoie à l’Ouvrage dont j’ai déjà parle, bien des détails que je n’ai pu placer dans celui-ci. On y trouvera, outre la nouvelle méthode d’accompagnement dont j’ai parle dans la Préface, un moyen de reconnoître au premier coup-d’oeil les longues tirades de notes en montant ou en descendant, afin de n’avoir besoin de faire attention qu’à la premiere & à la derniere; l’expression de certaines mesures syncopées qui se trouvent quelquefois dans les mouvemens vifs à trois tems; une table de tous les mots propres à exprimer les différens degrés du mouvement; le moyen de trouver d’abord la plus haute & la plus basse note d’un air & de prélude en conséquence; enfin, d’autres regles particulieres qui toutes ne sont toujours que des développemens des principes que j’ai proposes ici; & sur-tout, un système de conduite pour les maîtres qui enseigneront à chanter, & à jouer des instrumens, bien différent dans la méthode & j’espere dans le progrès de celui dont en se sert aujourd’hui.
Si donc aux avantages généraux de mon système, si à tous ces retranchemens de signes & de combinaisons, si au développement [343] précis de la théorie, ou ajoute les utilités que ma méthode présente pour la pratique; ces embarras de lignes de portées tous supprimes, la Musique rendue si courte à apprendre, si facile à noter, occupant si peu de volume, exigeant moins de frais pour l’impression, & par conséquent, coûtant moins à acquérir; une correspondance plus parfaite établie entre les différentes parties, sans que les sauts d’une clef à l’autre soient plus difficiles que les mêmes intervalles pris sur la même clef; les accords & le progrès de l’harmonie offerts avec une évidence à laquelle les yeux ne peuvent se refuser; le ton nettement déterminé; toute la suite de la modulation exprimée, & le chemin que l’on à suivi, & le point ou l’on est arrive, & la distance ou l’on est du ton principal; mais sur-tout l’extrême simplicité des principes, jointe à la facilite des regles qui en découlent; peut-être trouvera-t-on dans tout cela de quoi justifier la confiance avec laquelle j’ose présenter ce projet au Public.
FIN.
JEAN JACQUES ROUSSEAU
ESSAI
SUR L’ORIGINE DES LANGUES,
Ou il est parle de la Mélodie & de l’imitation Musicale.
[1753 novembre 1755 octobre; 1761, retouches; 1763, mai-juin Bibliothèque de Neuchâtel, ms. R. 11; Œuvres posthumes de J.J. Rousseau, Genève, 1781; le Pléiade édition, t. V, pp. 371-429 = Du Peyrou /Moultou 1780-89 quarto édition, t. VIII, pp. 355-434.]
ESSAI
SUR
L’ORIGINE
DES LANGUES
Ou il est parle
de la Mélodie
& de l’imitation
Musicale.
CHAPITRE PREMIER
Des divers moyens de communiquer nos pensées.
La parole distingue l’homme entre les animaux: le langage distingue les nations entr’elles; on ne connoit d’ou est un homme qu’après qu’il a parle. L’usage & le besoin sont apprendre a chacun la langue de son pays; mais qu’est-ce qui fait que cette langue est celle de son pays & non pas d’un autre? Il faut bien remonter pour le dire, a quelque raison qui tienne au local, & qui soit antérieure aux mœurs mêmes: la parole étant la premiere institution sociale ne doit sa forme qu’a des causes naturelles.
Si-tôt qu’un homme fut reconnu par un autre pour un être sentant, pensant & semblable a lui, le désir ou le besoin de lui communiquer ses sentimens & ses pensées lui en fit chercher les moyens. Ces moyens ne peuvent se tirer que des sens, les seuls instrumens par lesquels un homme puisse agir sur un autre. Voilà donc l’institution des signes sensibles [358] pour exprimer la pensée. Les inventeurs du langage ne firent pas ce raisonnement, mais l’instinct leur en suggéra la conséquence.
Les moyens généraux par lesquels nous pouvons agir sur les sens d’autrui se bornent a deux; savoir le mouvement & la voix. L’action du mouvement est immédiate par le toucher ou médiate par le geste; la premiere ayant pour terme la longueur du bras, ne peut se transmettre a distance, mais l’autre atteint aussi loin que le rayon visuel. Ainsi restent seulement la vue & l’ouïe pour organes passifs du langage entre des hommes disperses.
Quoique la langue du geste & celle de la voix soient également, naturelles, toutefois la premiere est plus facile & dépend moins des conventions: car plus d’objets frappent nos yeux que nos oreilles & les figues ont plus de variété que les sons; elles sont aussi plus expressives & disent plus en moins de tems. L’amour, dit-on, fut l’inventeur du des sein. Il put inventer aussi la parole, mais moins heureusement. Peu content d’elle il la dédaigne, il a des manieres plus vives de s’exprimer. Que celle qui traçoit avec de plaisir l’ombre de son Amant lui disoit de choses! Quels sans eut-elle employés pour rendre ce mouvement de baguette?
Nos gestes ne signifient rien que notre inquiétude naturelle; ce n’est pas de ceux-là que je veux parler. Il n’y a que les Européens qui gesticulent en parlant. On diroit que toute la force de leur langue est dans leurs bras; ils y ajoutent encore celle des poumons & tout cela ne leur sert de gueres. Quand un Franc s’est bien démené, s’est bien tourmente [359] le corps a dire beaucoup de paroles, un Turc ôte un moment la pipe de sa bouche, dit deux mots a demi-voix, & l’écrase d’une sentence.
Depuis que nous avons appris a gesticuler nous avons publie l’art des pantomimes, par la même raison qu’avec beaucoup de belles grammaires nous n’entendons plus les symbole des egyptiens. Ce que les anciens disoient le plus vivement, ils ne l’exprimoient pas par des mots mais par des signes; ils ne le disoient pas, ils le montroient.
Ouvrez l’histoire ancienne vous la trouverez pleine de ces manieres d’argumenter aux yeux, & jamais elles ne manquent de produire un effet plus assure que tous les discours qu’on auroit pu mettre a la place. L’objet offert avant de parler, ébranle l’imagination, excite la curiosité, tient l’esprit en suspends & dans l’attente de ce qu’on va dire. J’ai remarque que les Italiens & les Provençaux, chez qui pour l’ordinaire le geste précéde le discours, trouvent ainsi le moyen de se faire mieux écouter & même avec plus de plaisir. Mais le langage le plus énergique est celui ou le signe a tout dit avant qu’on parle. Tarquin, Trasibule abattant les têtes des pavots, Alexandre appliquant son cachet sur la bouche de son favori, Diogene se promenant devant Zénon ne parloient-ils pas mieux qu’avec des mots? Quel circuit de paroles eut aussi bien exprime les mêmes idées? Darius engage dans la Scythie avec son armée, reçoit de la part du Roi des Scythes une grenouille, un oiseau, une souris & cinq flèches: le Héraut remet son présent en silence & part. Cette terrible harangue fut entendue, & Darius n’eut plus grande hâte que [360] de regagner son pays comme il put. Substituez une lettre a ces signes, plus elle sera menaçante moins elle effrayer; ne sera plus qu’une gasconade dont Darius n’auroit fait que rire.
Quand le Lévite d’ephraim voulut venger la mort de sa femme, il n’écrivit point aux Tribus d’Israel; il divisa le corps en douze pieces & les leur envoya. A cet horrible aspect ils courent aux armes en criant tout d’une voix: non, jamais rien de tel n’est arrive dans Israel, depuis le jour que nos peres sortirent d’egypte jusqu’à ce jour. et la Tribu de Benjamin fut exterminée.* [*Il n’en resta que six cents hommes sans femmes ni enfans.] De nos jours l’affaire tournée en plaidoyers en discussions, peut-être en plaisanteries eut traîne en longueur, & le plus horrible des crimes fut enfin demeure impuni. Le Roi Saul revenant du labourage dépeça de même les bœufs de sa charme, & usa d’un signe semblable pour faire marcher Israel au secours de la ville de Jabès. Les Prophètes des Juifs, les Législateurs des Grecs offrant souvent au peuple des objets sensibles, lui parloient mieux par ces objets qu’ils n’eussent fait par de longs discours, & la maniere dont Athénée rapporte que l’orateur Hyperide fit absoudre la courtisane Phryné sans alléguer un seul mot pour sa défense, est encore une éloquence muette, dont l’effet n’est pas rare dans tous les tems.
Ainsi l’on parle aux yeux bien mieux qu’aux oreilles: il n’y a personne qui ne sente la vérité du jugement d’Horace à cet égard. On voit même que les discours les plus éloquens sont ceux ou l’on enchâsse le plus d’images, & les sons [361] n’ont jamais plus d’énergie que quand ils sont l’effet des couleurs.
Mais lorsqu’il est question d’émouvoir le cœur & d’enflammer les passions, c’est toute autre chose. L’impression successive du discours, qui frappe à coups redoublés, vous donne bien une autre émotion que la présence de l’objet même, ou d’un coup-d’oeil vous avez tout vu. Supposez une situation de douleur parfaitement connue, en voyant la personne affligée vous serez difficilement ému jusqu’à pleurer; mais laissez-lui le tems de vous dire tout ce qu’elle sent, & bientôt vous allez fondre en larmes. Ce n’est que ainsi que les scenes de tragédie sont leur effet.* [*J’ai dit ailleurs pourquoi les malheurs feints nous touchent bien plus que les véritables. Tel sanglote à la tragédie qui n’eut de ses jours pitié d’aucun malheureux. L’invention du Théâtre est admirable pour énorgueillir notre amour-propre de toutes les vertus que nous n’avons point.] La seule pantomime sans discours vous laissera presque tranquille; le discours sans geste vous arrachera des pleurs. Les passions ont leurs gestes, mais elles ont aussi leurs accens, & ces accens qui nous sont tressaillir, ces accens auxquels on ne peut dérober son organe, pénètrent par lui jusqu’au fond du cœur, y portent malgré nous les mouvemens qui les arrachent, & nous sont sentir ce que nous entendons. Concluons que les signes visibles rendent l’imitation plus exacte, mais que l’intérêt s’excite par les sons.
Ceci me fait penser que si nous n’avions jamais eu que des besoins physiques, nous aurions fort bien pu ne parler jamais & nous entendre parfaitement, par la seule langue du geste. [362] Nous aurions pu établir des sociétés peu différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui, ou qui même auroient marche mieux à leur but: nous aurions pu instituer des loix, choisir des chefs, inventer des arts, établir le commerce, & faire en un mot, presque autant de choses que nous en faisons par le secours de la parole. La langue épistolaire des Salams* [*Les Salams sont des multitudes de choses les plus communes, comme une orange, un ruban, du charbon, &c. dont l’envoi forme un sens connu de tous les Amans dans lus pays ou cette Langue est en usage.] transmet, sans crainte des jaloux, les secrets de la galanterie orientale à travers les harems les mieux gardes. Les muets du Grand-Seigneur s’entendent entr’eux, & entendent tout ce qu’on leur dit par signes, tout aussi-bien qu’on peut le dire par le discours. Le sieur Pereyre, & ceux qui, comme lui, apprennent aux muets, non-seulement à parler, mais a savoir ce qu’ils disent, sont bien forces de leur apprendre auparavant une autre langue non moins compliquée, a l’aide de laquelle ils puissent leur faire entendre celle-là.
Chardin dit qu’aux Indes les Facteurs se prenant la main l’un a l’autre, & modifiant leurs attouchemens d’une maniere que personne ne peut appercevoir, traitent ainsi publiquement, mais en secret, toutes leurs affaires sans s’être dit un seul mot. Supposez ces Facteurs aveugles, sourds & muets, ils ne s’entendront pas moins entr’eux. Ce qui montre que des deux sens par lesquels nous sommes actifs, un seul suffiroit pour nous former un langage.
Il paroit encore par les mêmes observations, que l’invention de l’art de communiquer nos idées, dépend moins des
[363] organes qui nous servent à cette communication, que d’une faculté propre à l’homme, qui lui fait employer les organes à cet usage, & qui, si ceux-là lui manquoient, lui en seroit employer d’autres à la même fin. Donnez à l’homme une organisation tout aussi grossiere qu’il vous plaira; sans doute il acquerra moins d’idées; mais pourvu seulement qu’il y ait entre lui & ses semblables quelque moyen de communication par lequel l’un puisse agir, & l’autre sentir, ils parviendront à se communiquer enfin tout autant d’idées qu’ils en auront.
Les animaux ont pour cette communication une organisation plus que suffisante, & jamais aucun d’eux n’en a fait cet usage. Voilà, ce me semble, une différence bien caractéristique. Ceux d’entr’eux qui travaillent & vivent en commun, les Castors, les Fourmis, les Abeilles, ont quelque langue naturelle pour s’entre-communiquer, je n’en fais aucun doute. Il y a même lieu de croire que la langue des Castors & celle des Fourmis sont dans le geste & parlent seulement aux yeux. Quoi qu’il en soit, par cela même que les unes & les autres de ces langues sont naturelles, elles ne sont pas acquises; les animaux qui les parlent les ont en naissant, ils les ont tous, & par-tout la même: ils n’en changent point, ils n’y sont pas le moindre progrès. La langue de convention n’appartient qu’a l’homme. Voilà pourquoi l’homme fait des progrès, soit en bien, soit en mal; & pourquoi les animaux n’en sont point. Cette seule distinction paroit mener loin: on l’explique, dit-on, par la différence des organes. Je serois curieux de voir cette explication.
CHAPITRE II
Que la premiere invention de la parole ne vient pas besoins, mais des passions.
Il est donc à croire que les besoins dictèrent les premiers gestes, & que les passions arrachèrent les premieres voix. En suivant, avec ces distinctions, la trace des faits, peut-être faudroit-il raisonner sur l’origine des langues tout autrement qu’on n’a fait jusqu’ici.. Le génie des langues orientales, plus anciennes qui nous soient connues, dément absolument la marche didactique qu’on imagine dans leur composition. Ces langues n’ont rien de méthodique & de raisonne; elles sont vives & figurées. On nous fait du langage des premiers hommes des langues de Géométries, & nous voyons que ce furent des langues de Poetes.
Cela dut être. On ne commença pas par raisonner, mais par sentir. On prétend que les hommes inventèrent la parole pour exprimer leurs besoins; cette opinion me paroit insoutenable. L’effet naturel des premiers besoins, fut d’écarter les hommes & non de les rapprocher. Il le faloit ainsi pour que l’espece vint à s’étendre, & que la terre se peuplât promptement, sans quoi le genre humain se fut entasse dans un coin du monde, & tout le reste fut demeure désert.
De cela seul il suit, avec évidence, que l’origine, langues n’est point due aux premiers besoins des hommes; [365] il seroit absurde que de la cause qui les écarte, vint le moyen qui les unit. D’ou peut donc venir cette origine? des besoins moraux, des passons. Toutes les passions rapprochent les hommes que la nécessité de chercher à vivre force a se fuir. Ce n’est ni la faim, ni la soif, mais l’amour, la haine, la pitié, la colere, qui leur ont arrache les premieres voix. Les fruits ne se dérobent point à nos mains, on peut s’en nourrir sans parler, on poursuit en silence la proie dont on veut se repaître; mais pour émouvoir un jeune cœur, pour repousser un agresseur injuste; la nature dicte des accens, des cris, des plaintes: voilà les plus anciens mots inventés, & voilà pourquoi les premieres langues furent chantantes & passionnées, avant d’être simples & méthodiques. Tout ceci n’est pas vrai, sans distinction, mais j’y reviendrai ci-après.
CHAPITRE III
Que le premier langage dût être figuré.
Comme les premiers motifs qui firent parler l’homme, furent des passions, ses premieres expressions furent des Tropes. Le langage figuré fut le premier à naître, le sens propre fut trouve le dernier. On n’appella les choses de leur vrai nom, que quand on les vit sous leur véritable forme. D’abord on ne parla qu’en poésie; on ne s’avisa de raisonner que long-tems après.
Or, je sens bien qu’ici le Lecteur m’arrête, & me demande [366] comment une expression peut être figurée avant d’avoir un sens propre, puisque ce n’est que dans la translation du sens que consiste la figure. Je conviens de cela; mais pour m’entendre il faut substituer l’idée que la passion nous présente, au mot que nous transposons; car on ne transpose les mots que parce qu’on transpose aussi les idées, autrement le langage figure ne signifieroit rien. Je réponds donc par un exemple.
Un homme sauvage en rencontrant d’autres se sera d’abord effraye. Sa frayeur lui aura fait voir ces hommes plus grands & plus forts que lui-même; il leur aura donne le nom de Géans. Après beaucoup d’expériences il aura reconnu que ces prétendus Géans n’étant ni plus grands, ni plus sorts que lui, leur stature ne convenoit point à l’idée qu’il avoir d’abord attachée au mot de Géant. Il inventera donc un autre nom commun à eux & à lui, tel, par exemple, que le nom d’Homme, & laissera celui de Géant à l’objet faux qui l’avoit frappe durant son illusion. Voilà comment le mot figure naît avant le mot propre, lorsque la passion nous fascine les veux, & que la premiere idée qu’elle nous offre n’est pas celle de la vérité. Ce que j’ai dit des mots & des noms est sans difficulté pour les tours de phrases. L’image illusoire offerte par la passion, se montrant la premiere, le langage qui lui repondoit fut aussi le premier invente; il devint ensuite métaphorique quand l’esprit éclaire, reconnoissant sa premiere erreur, n’en employa les expressions que dans les mêmes passions qui l’avoient produite.
CHAPITRE IV
Des caracteres distinctifs de la premiere Langue & des changemens qu’elle dut éprouver.
Les simples sons sortent naturellement du gosier, la bouche est naturellement plus ou moins ouverte; mais les modification de la langue & du palais qui sont articuler, exigent de l’attention, de l’exercice, on ne les fait point sans vouloir les faire, tous les enfans ont besoin de les apprendre, & plusieurs n’y parviennent pas aisément. Dans toutes les langues les exclamations les plus vives sont inarticulées; les cris, les gémissemens sont de simples voix; les muets, c’est-a-dire, les sourds ne poussent que des sons inarticulés: le Pere Lami ne conçoit pas même que les hommes en eussent pu jamais inventer d’autres, si Dieu ne leur eut expressément appris à parler. Les articulations sont en petit nombre, les sons sont en nombre infini, les accens qui les marquent peuvent se multiplier de même; toutes les notes de la Musique sont autant d’accens; nous n’en avons, il est vrai, que trois ou quatre dans la parole, mais les Chinois en ont beaucoup davantage; en revanche ils ont moins de consonnes. A cette source de combinaisons, ajoutez celle des tems ou de la quantité, & vous aurez non-seulement plus de mots, mais plus de diversifiées que la plus riche des langues n’en a besoin.
Je ne doute point qu’indépendamment du vocabulaire & de [368] la syntaxe, la premiere langue, si elle existoit encore, n’eut garde des caracteres originaux qui la distingueroient de toutes les autres. Non-seulement tous les tours de cette langue devoient être en images, en sentimens, en figures; mais dans sa partie mécanique elle devroit répondre a son premier objet, & présenter au sens, ainsi qu’a l’entendement, les impressions presque inévitables de la passion qui cherche a se communiquer.
Comme les voix naturelles sont inarticulées, les mots auroient peu d’articulations; quelques consonnes interposées effacant l’hiatus des voyelles, suffiroient pour les rendre coulantes & faciles à prononcer. en revanche les sons seroient très-varies, & la diversité des accens multiplieroit les mêmes voix: la quantité, le rythme, seroient de nouvelles sources de combinaisons; en sorte que les voix, les sons, l’accent, le nombre, qui sont de la nature, laissant peu de chose a faire aux articulations qui sont de convention, l’on chanteroit au lieu de parler; la plupart des mots radicaux seroient des sons imitatifs, ou de l’accent des passions, ou de l’effet des objets sensibles; l’onomatopée s’y seroit sentir continuellement.
Cette langue auroit beaucoup de synonymes pour exprimer le même être par ses differens rapports;* [*On dit que l’Arabe a plus de mille mots differens pour dire un chameau, plus de cent pour dire un glaive, &c.] elle auroit peu d’adverbes & de mots abstraits pour exprimer ces mêmes rapports. elle auroit beaucoup d’augmentatifs, de diminutifs, de mots composes, de particules explétives pour donnez de [369] la cadence aux périodes, & de la rondeur aux phrases; elle auroit beaucoup d’irrégularités & d’anomalies, elle negligeroit l’analogie grammaticale pour s’attacher a l’euphonie, au nombre, à l’harmonie & à la beauté des sons; au lieu d’argumens elle auroit des sentences, elle persuaderoit sans convaincre, & peindroit sans raisonner; elle ressembleroit à la langue Chinoise, à certains égards; a la Grecque, à d’autres, l’Arabe, à d’autres. étendez ces idées dans toutes leurs branches, & vous trouverez que le Cratyle de Platon n’est pas si ridicule qu’il paroit l’être.
CHAPITRE V
De l’Ecriture.
Quiconque, étudiera l’histoire & le progrès des langues, verra que plus les voix deviennent monotones, plus les consonnes se multiplient, & qu’aux accens qui s’effacent, aux quantités qui s’égalisent, on supplée par des combinaisons grammaticales & par de nouvelles articulations: mais ce n’est qu’a force de tems que se sont ces changemens. A mesure que les besoins croissent, que les affaires s’embrouillent, que les lumieres s’étendent, le langage change de caractere; il devient plus juste & moins passionne; il substitue aux sentimens les idées, il ne parle plus au cœur, mais à la raison. Par la-même l’accent s’éteint, l’articulation s’étend, la langue devient plus exacte, plus claire., mais plus traînante, [370] plus sourde & plus froide. Ce progrès me paroit tout-a-fait naturel.
Un autre moyen de comparer les langues & de juger de leur ancienneté, se tire de l’ecriture, & cela en raison inverse de la perfection de cet art. Plus l’ecriture est grossiere, plus la langue est antique. La premiere maniere d’écrire n’est pas de peindre les sons, mais les objets mêmes, soit directement, comme faisoient les Mexicains, soit par des figures allégoriques, comme firent autrefois les egyptiens. Cet etat répond à la langue passionnée, & suppose déjà quelque société & des besoins que les passions ont fait naître.
La seconde maniere est de représenter les mots & les propositions par des caracteres conventionnels., ce qui peut le faire que quand la langue est tout-à-fait formée & qu’un peuple entier est uni par des loix communes; car il y a déjà ici double convention: telle est l’ecriture, Chinois; c’est-là véritablement peindre les sons & parler aux yeux.
La troisieme est de décomposer la voix parlante à un certain nombre de parties élémentaires, soit vocales, soit articulées, avec lesquelles on puisse former tous les mots & toutes les syllabes. imaginables. Cette maniere d’écrire, qui est la notre, a du être imaginée par des peuples commerçans qui, voyageant en plusieurs pays & ayant à parler plusieurs langues, furent forces d’inventer des caracteres qui pussent être communs à toutes. Ce n’est pas précisément peindre la parole, c’est l’analyser.
Ces trois manieres d’écrire répondent assez exactement [371] aux trois divers états, sous lesquels en peut considérer les hommes rassemblés en nations. La peinture des objets convient aux peuples sauvages; les figues des mots & des propositions aux peuples barbares, & l’alphabet aux peuples polices.
Il me faut donc pas penser que cette derniere invention soit une preuve de la haute antiquité du peuple inventeur. Au contraire il est probable que le peuple qui l’a trouvée avoit en vue une communication plus facile avec d’autres peuples parlant d’autres langues, lesquels du moins étoient ses contemporains & pouvoient être plus anciens que lui. On ne peut pas dire la même chose des deux autres méthodes. J’avoue, cependant, que si l’on s’en tient à l’histoire & aux faits connus, l’ecriture par alphabet paroît remonter aussi haut qu’aucune autre. Mais il n’est pas surprenant que nous manquions de monumens des tems ou l’on n’ecrivoit pas.
Il est peu vraisemblable que les premiers qui s’avisèrent de résoudre la parole en signes élémentaires, aient fait d’abord des divisions bien exactes. Quand ils s’apperçurent ensuite de l’insuffisance de leur analyse, les uns, comme les Grecs, multiplierent les caracteres de leur alphabet, les autres se contèrent d’en varier le sens ou le son par des positions ou combinaisons différentes. Ainsi paroissent écrites les inscriptions des ruines de Tchelminar, dont Chardin nous a tracé des Ectypes. On n’y distingue que deux figures ou caracteres,* [*Des gens s’étonnent, dit Chardin, que deux figures puissent faire tant de lettres, mais pour moi je ne vois pas la de quoi s’étonner si fort, puisque les lettres de notre Alphabet, qui sont au nombre de vingt-trois, ne sont pourtant composées que de deux lignes, la droite & la circulaire, c’est-à-dire, qu’avec un C & un I, on fait toutes les lettres qui composent nos mots.] mais de diverses grandeurs & posés en différens sens.
[372] Cette langue inconnue & d’une antiquité presque effrayante, devoit pourtant être alors bien formée, à en juger par la perfection des arts qu’annoncent la beauté des caracteres* [*Ce caractere parole fort beau & n’a rien de confus ni de barbare. L’on diroit que les lettres auroient été dorées; car il y en a plusieurs & surtout des Majuscules, ou il paroit encore de l’or, & c’est assurément quelque chose d’admirable & d’inconcevable que l’air n’ait pu manger cette dorure durant tant de siecles. Du reste, ce n’est pas merveille qu’aucun de tous les Savans du monde n’aient jamais rien compris a cette ecriture, puisqu’elle n’approche en aucune maniere d’aucune ecriture qui soit venue a notre connoissance, au lieu que toutes les ecritures connues aujourd hui, excepté le Chinois, ont beaucoup d’affinité entr’elles, & paroissent venir de la même source. Ce qu’il y a en ceci de plus merveilleux, est que les Guebres qui sont les restes des Anciens Perses, & qui en conservent. & perpétuent la Religion, non-seulement ne connoissent pas mieux ces caracteres que nous, mais que leurs caracteres n’y ressemblent pas plus que let nôtres. D’ou il s’ensuit, ou que c’est un caractere de cabale; ce qui n’est pas vraisemblable, puisque ce caractere est le commun & naturel de l’édifice en tous endroits, & qu’il’n’y en a pas d’autre du même ciseau; ou qu’il est d’une si grande antiquité que nous n’oserions presque le dire. En effet, Chardin seroit présumer, sur ce passage, que du tems de Cirus & des Mages, ce caractere etoit déjà oublie, & tout aussi peu connu qu’aujourd’hui.] & les monumens admirables ou se trouvent ces inscriptions. Je ne sais pourquoi l’on parle si peu de ces étonnantes ruines: quand j’en lis la description dans Chardin, je me crois transporte dans un autre monde. Il me semble que tout cela donne furieusement à penser.
L’art d’écrire ne tient point à celui de parler. Il tient à des besoins d’une autre nature, qui naissent plutôt ou plus tard [373] selon des circonstances tout-a-fait indépendantes de la durée des peuples, & qui pourroient n’avoir jamais eu lieu chez des nations très-anciennes. On ignore durant combien de siecles l’art des Hiéroglyphes fut peut-être la seule ecriture des egyptiens, & il est prouve qu’une telle ecriture peut suffire a un peuple police, par l’exemple des Mexicains qui en avoient une encore moins commode.
En comparant l’alphabet Cophte a l’alphabet Syriaque ou Phénicien, on juge aisément que l’un vient de l’autre, & il ne seroit pas étonnant que ce dernier fut l’original, ni que le peuple le plus moderne eut a cet égard instruit le plus ancien. Il est clair aussi que l’alphabet Grec vient de l’alphabet Phénicien; l’on voit même qu’il en doit venir. Que Cadmus ou quelque autre l’ait apporte de Phénicie, toujours paroit-il certain que les Grecs ne l’allerent pas chercher & que les Phéniciens l’apporteront eux-mêmes: car, des peuples de l’Asie & de l’Afrique, ils furent les premiers & presque les seuls* [*Je compte les Carthaginois pour Phéniciens, puis qu’ils etoient une colonie de Tyr.] qui commerceront en europe & ils vinrent bien plutôt chez les Grecs que les Grecs n’allerent chez eux: ce qui ne prouve nullement que le peuple Grec ne soit pas aussi ancien que le peuple de Phénicie.
D’abord les Grecs n’adoptèrent pas seulement les caracteres des Phéniciens, mais même la direction de leurs lignes de droite à gauche. ensuite ils s’avisèrent d’écrire par sillons, c’est-a-dire, en retournant de la gauche a la droite, puis de [374] la droite à la gauche alternativement.* [*V. Pausanias Arcad. Les Latins, dans les commencemens, écrivirent de même, & de-la, selon Marius Victorinus, est venu le mot de versus.] enfin ils écrivirent comme nous saisons aujourd’hui en recommençant toutes les lignes de gauche à droite., Ce progrès n’a rien que de naturel: l’ecriture par sillons est sans contredit la plus commode a lire. Je suis même étonne qu’elle ne se soit pas établie avec l’impression, mais étant difficile à écrire à la main, elle dut s’abolir quand les manuscrits se multiplierent.
Mais bien que l’alphabet Grec vienne de l’alphabet Phénicien, il ne s’ensuit point que la langue Grecque vienne de la Phénicienne. Une de ces propositions ne tient point à l’autre, & il paroit que la langue Grecque etoit déjà fort ancienne, que l’art d’écrire etoit récent & même imparfait chez les Grecs. Jusqu’au siège de Troye ils n’eurent que seize lettres, si toutefois ils les eurent. On dit que Palamede en ajouta quatre & Simonide les quatre autres. Tout cela est pris d’un peu loin. Au contraire le Latin, langue plus moderne, eut presque des sa naissance un alphabet complet, dont cependant les premiers Romains ne se servoient gueres, puisqu’ils commencerent si tard d’écrire leur histoire, & que les lustres ne se marquoient qu’avec des clous.
Du reste il n’y a pas une quantité de lettres ou éliminés de la parole absolument déterminée; les uns en ont plus les autres moins, selon les langues & selon les diverses modifications qu’on donne aux voix & aux consonnes. Ceux qui ne comptent que cinq voyelles se trompent fort: les Grecs en [375] ecrivoient sept, les premiers Romains six,* [*Vocales quas Graece septem, Romulus sex, usus posterier quinque commemorat, y velut graeca rejecta. Mart. Capel. L. III.] MM. de Port-Royal en comptent dix, M. Duclos dix-sept, & je ne doute pas qu’on n’en trouvât beaucoup davantage si l’habitude avoir rendu l’oreille plus sensible & la bouche plus exercée aux diverses modifications, dont elles sont susceptibles. A proportion de la délicatesse de l’organe, on trouvera plus ou moins de modifications, entre l’a aigu & l’o grave, entre l’i & l’e ouvert, &c. C’est ce que chacun peut éprouver en passant d’une voyelle a l’autre par une voix continue & nuancée; car on peut fixer plus ou moins de ces nuances & les marquer par des caracteres particuliers, selon qu’a force d’habitude on s’y est rendu plus ou moins sensible, & cette habitude dépend des sortes de voix usitées dans le langage, auxquelles l’organe se forme insensiblement. La même chose peut se dire à-peu-près des lettres articulées ou consonnes. Mais la plupart des nations n’ont pas fait ainsi. elles ont pris l’alphabet les unes des autres, & représenté par les mêmes caracteres, des voix & des articulations très-différentes. Ce qui fait que, quelque exacte que soit l’orthographe, on lit toujours ridiculement une autre langue que la sienne, a moins qu’on n’y soit extrêmement exerce.
L’ecriture, qui semble devoir fixer la langue, est précisément ce qui l’altere; elle n’en charge pas les mots mais le génie; elle substitue l’exactitude à l’expression. L’on rend ses sentimens quand on parle & ses idées quand on écrit. en écrivant on est force de prendre tous les mots dans l’acception [376] commune; mais celui qui parle varie les acceptions par les tons, il les détermine comme il lui plaît; moins gêne pour être clair, il donne plus a la force, & il n’est pas possible qu’une langue qu’on écrit garde long-tems la vivacité de celle qui n’est que parlée. On écrit les voix & non pas les sons: or dans une langue accentuée ce sont les sons, les accens, les inflexions de toute espece qui sont la plus grande énergie du langage; & rendent une phrase, d’ailleurs commune, propre seulement au lieu ou elle est. Les moyens qu’on prend pour suppléer a celui-là étendent, alongent la langue écrite, & passant des livres dans le discours énervent la parole même.* [*Le meilleur de ces moyens, & qui n’auroit pas ce défaut, seroit la ponctuation, si on l’eut laissée moins imparfaite. Pourquoi, par exemple, n’avons-nous pas de point vocatif? Le point interrogant que nous avons etoit beaucoup moins nécessaire: car, par la seule construction, on voit si l’on interroge ou si l’on n’interroge pas, au moins dans notre langue. Venez-vous & vous venez ne sont pas la même chose. Mais comment distinguer, par écrit, un homme qu’on nomme d’un homme qu’on appelle? C’est-là vraiment une équivoque qu’eut lève le point vocatif. La même équivoque se trouve dans l’ironie, quand l’accent ne la fait pas sentir.] en disant tout comme on l’ecriroit on ne fait plus que lire en parlant.
CHAPITRE VI
S’il est probable qu’Homere ait su écrire.
Quoi qu’on nous dise de l’invention de l’alphabet Grec je la crois beaucoup plus moderne qu’on ne la fait, & je fonde principalement cette opinion sur le caractere de la langue. Il m’est venu bien souvent dans l’esprit de douter non-seulement qu’Homere sut écrire; mais même qu’on écrivit de [377] son tems. J’ai grand regret que ce doute sois si formellement démenti par l’histoire de Bellerophon dans l’Iliade; comme j’ai le malheur aussi bien que le Pere Hardouin d’être un peu obstine dans mes paradoxes, si j’etois moins ignorant, je serois bien tente d’étendre mes doutes sur cette histoire même, & l’accuser d’avoir été sans beaucoup d’examen interpollée par les compilateurs d’Homere. Non-seulement dans le reste de l’Iliade on voit peu de traces de cet art; mais j’ose avancer que toute l’Odissée n’est qu’un tissu de bêtises & d’inepties qu’une lettre ou deux eussent réduit en fumée, au lieu qu’on rend ce poème raisonnable & même assez bien conduit, en supposant que ses héros aient ignore l’ecriture. Si l’Iliade eut été écrite, elle eut été beaucoup moins chantée, les Rhapsodes eussent été moins recherches & se seroient moins multiplies. Aucun autre Poete n’a été ainsi chante si ce n’est le Tasse a Venise, encore n’est-ce que par les Gondoliers qui ne sont pas grands lecteurs. La diversité des dialectes employés par Homere forme encore un préjugé très-fort. Les dialectes distingues par la parole se rapprochent & se confondent par l’ecriture, tout se rapporte insensiblement a un modele commun. Plus une nation lit & s’instruit, plus ses dialectes s’effacent, & enfin ils ne restent plus qu’en forme de jargon chez le peuple, qui lit peu & qui n’écrit point.
[378] Or ces deux Poèmes étant postérieurs au siège de Troye; il n’est gueres apparent que les Grecs qui firent ce siège connussent l’ecriture, & que le Poete qui le chanta ne la connut pas. Ces Poèmes resterent long-tems ecrits, seulement dans la mémoire des hommes; ils surent rassembles par écrit assez tard & avec beaucoup de peine. Ce fut quand la Grece commença d’abonder en livres & en poésie écrite, que tout le charme de celle d’Homere se fit sentir par comparaison. Les autres Poetes ecrivoient, Homere seul avoit chante, & ces chants divins n’ont cesse d’être écoutes avec ravissement que quand l’europe s’est couverte de barbares, qui se sont mêles de juger ce qu’ils ne pouvoient sentir.
CHAPITRE VII
De la Prosodie moderne.
Nous n’avons aucune idée d’une langue sonore & harmonieuse, qui parle autant par les sans que par les voix. Si l’on croit suppléer à l’accent par les accens on se trompe: on n’invente les accens que quand l’accent est déjà perdu.* [*Quelques Savans prétendent, contre l’opinion commune & contre la preuve tirée de tous les anciens manuscrits, que les Grecs ont connu & pratique dans l’ecriture les signes appelles accent, & ils fondent cette opinion sur deux passages que je vais transcrire l’un & l’autre, afin que le lecteur puisse juger de leur vrai sens.
Voici le premier tire de Ciceron, dans son traite de l’Orateur, liv. III. N°44
Hanc diligentiam subsequitur modus etiam & forma verborum, quod jam vercori ne huic Catulo videatur esse puerile. Versus enim veteres illi in hac soluta oratione propemodum, hoc est, numeros quosdam, nobis esse adhibendos putaverunt. Interspirationis enim, non desatigationis nostra; neque librariorum notis, sed verborum & sententiarum rnodo, interpunctas clausulas in orationibus esse voluerunt: idque Princeps Isocrates instituisse fertur, ut ineonditam antiquorum dicendi consuctudinem, delectationis, atque aurium cause (quemadmodum seribit discipulus ejus Naucrates) numeris adstringeret.
Namque hoec duo, musici, qui erant quondam iidem poete, rnachinati ad voluptatem sunt versum, atque cantum, ut & verborum numero, & vocum modo, delectatione vincerent aurium satietatem. Haec igitur duo, vocis duo moderationem & verborum conclusionem quoad orationis severitas pati offit, a poetica ad eloquentiam traducenda duxerunt.
Voici le second tire d’Isidore, dans ses Origines. L. I. C. 20.
Praeterea quaedam sententiarum notae apud celeberrimos auctores fuerunt, quasque antiqui ad distinctionem scripturarum carminbus & historiis apposuerunt. Nota, est figura propria in litterae modum posita, ad demonstrandum unamquamque verbi sententiarunique ac versuum rationem. Notae autem versibus apponuntur mero XXVI. quae, sunt nominibus infra scriptis, &c.
Pour moi je vios-là que du tems de Ciceron, les bons Copistes pratiquoient la séparation des mots, & certains signes equivalens à notre ponctuation. J’y vois encore l’invention du nombre & de la déclamation de la prose attribuée à Isocrate. Mais je n’y vois point du tout les signes ecrits, les accens, & quand je les y verrois, on n’en pourroit conclure qu’une chose que je ne dispute pas & qui rentre tout-a-fait dans mes principes; savoir que, quand les Romains commencerent à étudier le Grec, les Copistes, pour leur en indiquer la prononciation, inventèrent les signes des accens, des esprits & de la prosodie, mais il ne s’ensuivroit nullement que ces signes fussent en usage parmi les Grecs qui n’en avoient aucun besoin.] Il y a plus;nous croyons avoir des accens dans [379] notre langue, & nous n’en avons point: nos prétendus accens ne sont que des voyelles ou des signes de quantité; ils ne marquent aucune variété de sons. La preuve est que ces accens se rendent tous, ou par des tems inégaux, ou par des [380] modifications des levres, de la langue ou du palais qui sont la diversité des voix, aucun par des modifications de la glote qui sont la diversité des sons. Ainsi quand notre circonflexe n’est pas une simple voix, il est une longue ou il n’est rien. Voyons à présent ce qu’il etoit chez les Grecs.
Denis d’Halycarnasse dit, que l’élévation du ton dans l’accent aigu & l’abaissement dans le grave etoient une quinte; ainsi l’accent prosodique etoit aussi musical, sur-tout le circonflexe, ou la voix après avoir monte d’une quinte descendoit d’une autre quinte sur la même syllabe.* [*M. Duclos, Rem. sur la gram. génér & raisonné, p. 30.] On voit assez par ce passage & par ce qui s’y rapporte, que M. Duclos ne reconnoît point d’accent musical dans notre langue, mais seulement l’accent prosodique & l’accent vocal; on y ajoute un accent orthographique qui ne change rien a la voix, ni au son, ni à la quantité, mais qui tantôt indique une lettre supprimée comme le circonflexe, & tantôt fixe le sens équivoque d’un monosyllabe, tel que l’accent prétendu grave. qui distingue ou adverbe de lieu de ou particule disjonctive, & a pris pour article du même a pris pour verbe; cet accent distingue à l’oeil seulement ces monosyllabes, rien ne les distingue à la prononciation.* [*On pourroit croire que c’est par ce même accent, que les Italiens distinguent, par exemple, è verbe de e conjonction; mais le premier se distingue à l’oreille par un son plus fort & plus appuyé, ce qui rend vocal l’accent dont il est marque: observation que le Buonmattel a eu tort ne pas faire.] Ainsi la définition de l’accent que les François ont généralement adoptée, ne convient à aucun des accens de leur langue.
[381] Je m’attende bien que plusieurs de leurs grammairiens, prévenus que les accens marquent élévation ou abaissement de voix, se récrieront encore ici au paradoxe, & faute de mettre assez de soins à l’expérience, ils croiront rendre par les modifications de la glote ces mêmes accens qu’ils rendent uniquement en variant les ouvertures de la bouche ou les positions de la langue. Mais voici ce que j’ai à leur dire pour constater l’expérience & rendre ma preuve sans replique.
Prenez exactement avec la voix l’unisson de quelque instrument de Musique, & sur cet unisson prononcez de suite tous les mots françois les plus diversement accentues que vous pourrez rassembler; comme il n’est pas ici question de l’accent oratoire, mais seulement de l’accent grammatical, il n’est pas même nécessaire que ces divers mots aient un sens suivi. Observez en parlant ainsi, si vous ne marquez pas sur ce même son tous les accens aussi sensiblement, aussi nettement que si vous prononciez sans gêne en variant votre ton de voix. Or, ce fait suppose, & il est incontestable, je dis que puisque tous vos accens s’expriment sur le même ton, ils ne marquent donc pas des sons differens. Je n’imagine pas ce qu’on peut répondre a cela.
Toute langue ou son peut mettre plusieurs airs de Musique sur les mêmes paroles, n’a point d’accent musical détermine. Si l’accent etoit détermine, l’air le seroit aussi. Des que le chant est arbitraire, l’accent est compte pour rien.
Les langues modernes de l’europe sont toutes du plus au moins dans le même cas. Je n’en excepte pas même l’italienne. La langue italienne, non plus que la françoise, n’est [382] point par elle-même une langue musicale. La différence est seulement que l’une se prête à la Musique, & que l’autre ne s’y prête pas.
Tout ceci mene à la confirmation de ce principe, que par un progrès naturel toutes les langues lettrées doivent changer de caractere & perdre de la force en gagnant de la clarté; que plus on s’attache à perfectionner la grammaire & la logique, plus on accélere ce progrès, & que pour rendre bientôt une langue froide & monotone, il ne faut qu’établir des académies chez le peuple qui la parle.
On connoit les langues dérivées par la différence de l’orthographe à la prononciation. Plus les langues sont antiques & originales, moins il y a d’arbitraire dans la maniere de les prononcer, par conséquent moins de complication, de caracteres pour déterminer cette prononciation. Tous les signes prosodiques des anciens, dit M. Duclos, supposé que l’emploi en fut bien fixe, ne valoient pas encore l’usage. Je dirai plus; ils y furent substitues. Les anciens Hébreux n’avoient ni points, ni accens, ils n’avoient pas même des voyelles. Quand les autres Nations ont voulu se mêler de parler Hébreu, & que les Juifs ont parle d’autres langues; la leur a perdu son accent; il a fallu des points, des signes pour le régler, & cela a bien plus rétabli le sens des mots que la prononciation de la langue. Les Juifs de nos jours, parlant Hébreu, ne feroient plus entendus de leurs ancêtres.
Pour savoir l’Anglois, il faut l’apprendre deux sois, l’une à le lire, & l’autre à le parler. Si un Anglois lit à haute voix, & qu’un etranger jette les yeux sur le livre l’etranger [383] n’apperçoit aucun rapport entre ce qu’il voit & ce qu’il entend. Pourquoi cela? parce que l’Angleterre ayant été successivement conquise par divers peuples, les mots se sont toujours ecrits de même, tandis que la maniere de les prononcer a souvent change. Il y a bien de la différence entre les signes qui déterminent le sens de l’ecriture & ceux qui reglent la prononciation. Il seroit aise de faire avec les seules consonnes une langue fort claire par écrit, mais qu’on ne sauroit parler. L’Algebre a quelque chose de cette langue-là. Quand une langue est plus claire par son orthographe que par sa prononciation, c’est un signe qu’elle est plus écrite que parlée; telle pouvoit être la langue savante des egyptiens; telles sont pour nous les langues mortes. Dans celles qu’on charge de consonnes inutiles, l’ecriture semble même avoir précédé la parole, & qui ne croiroit la Polinoise dans ce cas-là? Si cela etoit, le Polonois devroit être la plus froide de toutes les langues.
CHAPITRE VIII
Différence générale & locale dans l’Origine des Langues.
Tout ce que j’ai dit jusqu’ici convient aux langues primitives en général, & aux progrès qui résultent de leur durée, mais n’explique ni leur origine, ni leurs différences. La principale cause qui les distingue est locale, elle vient des climats ou elles naissent, & de la maniere dont elles se forment; [384] c’est à cette cause qu’il faut remonter pour concevoir la différence générale & caractéristique qu’on remarque entre les langues du midi & celles du nord. Le grand défaut des Européens est de philosopher toujours sur les origines des choses, d’après ce qui se passe autour d’eux. Ils ne manquent point de nous montrer les premiers hommes, habitant une terre ingrate & rude, mourant de froid & de faim, empresses a se faire un couvert & des habits; ils ne voient par-tout que la neige & les glaces de l’Europe; sans songer que l’espece humaine, ainsi que toutes les autres, a pris naissance dans les pays chauds, & que sur les deux tiers du globe l’hiver est à peine connu. Quand on veut étudier les hommes il faut regarder près de soi; mais pour étudier l’homme il faut apprendre à porter sa vue au loin; il faut d’abord observer les différences pour découvrir les propriétés.
Le genre-humain ne dans les pays chauds, s’étend de-la dans les pays froids; c’est dans ceux-ci qu’il se multiplie & reflue ensuite dans les pays chauds. De cette action & réaction, viennent les révolutions de la terre & l’agitation continuelle de ses habitans. Tachons de suivre dans nos recherches l’ordre même de la nature. J’entre dans une longue digression sur un sujet si rebattu qu’il est trivial, mais auquel il faut toujours revenir malgré qu’on en ait pour trouver l’origine des institutions humaines.
CHAPITRE IX
Formation des Langues Méridionales.
Dan les premiers tems* [*J’appelle les premiers tems ceux de la dispersion des hommes, à quelque âge du genre-humain qu’on veuille en fixer l’époque] les hommes pars sur la face de la terre n’avoient de société que celle de la famille, de loix que celles de la nature, de langue que le geste & quelques sons inarticulés.* [*Les véritables langues n’ont point une origine domestique, il n’y a qu’une convention plus générale & plus durable qui les puisse établir. Les Sauvages de l’Amérique ne parlent presque jamais que hors de chez eux; chacun garde le silence dans sa cabane, il parle par signes sa famille, & ces lignes sont peu frequens, parce qu’un Sauvage est moins inquiet, moins impatient qu’un Européen, qu’il n’a pas tant de besoins, & qu’il prend soin d’y pourvoir lui-même.] Ils n’etoient lies par aucune idée de fraternité commune, & n’ayant aucun arbitre que la force, ils se croyoient ennemis les uns des autres. C’etoient leur foiblesse & leur ignorance qui leur donnoient cette opinion. Ne connoissant rien, ils craignoient tout, ils attaquoient pour se défendre. Un homme abandonne seul sur la face de la terre, à la merci du genre-humain, devoit être un animal féroce. Il etoit prêt a faire aux autres tout le mal qu’il craignoit d’eux. La crainte & la foiblesse sont les sources de cruauté
Les affections sociales ne se développent en nous qu’avec nos lumieres. La pitié, bien que naturelle au cœur de [386] l’homme, resteroit éternellement inactive sans l’imagination qui la met en jeu. Comment nous laissons-nous émouvoir a la pitié? En nous transportant hors de nous-mêmes;en nous identifiant avec l’être souffriront. Nous ne souffrons qu’autant que nous jugeons qu’il souffre; ce n’est pas dans nous, c’est dans lui que nous souffrons. Qu’on songe combien ce transport suppose de connoissances acquises! Comment imaginerois-je des maux dont je n’ai nulle idée? comment souffrirois-je en voyant souffrir un autre, si le ne fais pas même qu’il souffre, si j’ignore ce qu’il y a de commun entre lui & moi? Celui qui n’a jamais réfléchi, ne peut être ni élément, ni juste, ni pitoyable: il ne peut pas non plus être méchant & vindicatif. Celui qui n’imagine rien, ne sent que lui-même; il est seul au milieu du genre-humain.
La réflexion naît des idées comparées, & c’est la pluralité des idées qui porte les comparer. Celui qui ne voit qu’un seul objet n’a point de comparaison faire. Celui qui n’en voit qu’un petit nombre, & toujours les mêmes des son enfance, ne les compare point encore, parce que l’habitude de les voir lui ôte l’attention nécessaire pour les examiner: mais à mesure qu’un objet nouveau nous frappe, nous voulons le connoître; dans ceux qui nous sont connus nous lui cherchons des rapports: c’est ainsi que nous apprenons la considérer ce qui est sous nos yeux, & que ce qui nous est etranger nous porte à l’examen de ce qui nous touche.
Appliquez ces idées aux premiers hommes, vous verrez la raison de leur barbarie N’ayant jamais rien vu que ce qui etoit autour d’eux, cela même ils ne le connoissoient pas; [387] ils ne se connoissoient pas eux-mêmes. Ils avoient l’idée d’un pere, d’un fils, d’un frere, & non pas d’un homme. Leur cabane contenoit tous leurs semblables; un etranger, une bête, un monstre, etoient pour eux la même chose: hors eux leur famille, l’univers entier ne leur etoit rien.
De-la, les contradictions apparentes qu’on voit entre les peres des nations: tant de naturel & tant d’inhumanité, des mœurs si féroces & des cœurs si tendres, tant d’amour pour leur famille & d’aversion pour leur espece. Tous leurs sentimens concentres entre leurs proches, en avoient plus d’énergie. Tout ce qu’ils connoissoient leur etoit cher. Ennemis du reste du monde qu’ils ne voyoient point & qu’ils ignoroient, ils ne haissoient que ce qu’ils ne pouvoient connoître.
Ces tems de barbarie etoient le siecle d’or, non parce que les hommes etoient unis, mais parce qu’ils etoient sépares. Chacun, dit-on, s’estimoit le maître de tout, cela peut être; mais nul ne connoissoit & ne desiroit que ce qui etoit sous sa main: ses besoins, loin de le rapprocher de ses semblables l’en éloignoient. Les hommes, si l’on veut, s’attaquoient dans la rencontre, niais ils se rencontroient rarement. Par tout régnoit l’etat de guerre, & toute la terre etoit en paix.
Les premiers hommes furent chasseurs ou bergers, & non pas laboureurs; les premiers biens furent des troupeaux & non pas des champs. Avant que la propriété de la terre fut partagée, nul ne pensoit a la cultiver. L’Agriculture est un art qui demande des instrumens; semer pour recueillir est une précaution qui demande de la prévoyance. L’homme en société cherche a s’étendre, l’homme isole se resserre. Hors [388] de la portée ou son œil peut voir, & ou son bras atteindre, il n’y a plus pour lui ni droit, ni propriété. Quand le Cyclope a roule la pierre à l’entrée de sa caverne, ses troupeaux & lui sont en sureté. Mais qui garderoit les moissons de celui pour qui les loix ne veillent pas?
On me dira que Cain fut laboureur & que Noe planta la vigne. Pourquoi non? Ils etoient seuls, qu’avoient-ils a craindre? D’ailleurs ceci ne fait rien contre moi; j’ai dit ci-devant ce que j’entendois par les premiers tems. En devenant fugitif Cain fut bien force d’abandonner l’agriculture; la vie errante des descendans de Noe dut aussi la leur faire oublier; il falut peupler la terre avant de la cultiver; ces deux choses se sont mal ensemble. Durant la premiere dispersion du genre-humain, jusqu’à ce que la famille fut arrêtée, & que l’homme eut une habitation fixe, il n’y eut plus d’agriculture. Les peuples qui ne se fixent point ne sauroient cultiver la terre; tels furent autrefois les Nomades, tels furent les Arabes vivant sous des tentes, les Scythes dans leurs chariots, tels sont encore aujourd’hui les Tartares errans, & la Sauvages de l’Amérique.
Généralement chez tous les peuples dont l’origine nous est connue, on trouve les premiers barbares voraces & carnaciers plutôt qu’agriculteurs & granivores. Les Grecs nomment le premier qui leur apprit à labourer la terre, & il paroit qu’ils ne connurent cet art que fort tard: mais quand ils ajoutent qu’avant Triptoleme ils ne vivoient que de gland, ils disent sine chose sans vraisemblance & que leur propre histoire dément; car ils mangeoient de la chair avant Triptoleme, [389] puisqu’il leur défendit d’en manger. On ne voit pas, au reste, qu’ils aient tenu grand compte de cette défense.
Dans les festins d’Homere, on tue un boeuf pour régaler les hôtes, comme on tueroit de nos jours un cochon de lait. En lisant qu’Abraham servit un veau a trois personnes, qu’Eumée fit rôtir deux chevreaux pour le dîner d’Ulisse, & qui autant en fit Rebecca pour celui de son mari, on peut juger quels terribles dévoreurs de viande etoient les hommes de ces tems-là. Pour concevoir les repas des anciens on n’a qu’a voir aujourd’hui ceux des Sauvages; j’ai failli dire ceux des Anglois.
Le premier gâteau qui fut mange fut la communion du genre-humain. Quand les hommes commencerent a se fixer ils défrichoient quelque peu de terre autour de leur cabane, c’etoit un jardin plutôt qu’un champ. Le peu de grain qu’on recueilloit se broyoit entre deux pierres, on en faisoit quelques gâteaux qu’on cuisoit sous la cendre, ou sur la braise, ou sur une pierre ardente, dont on ne mangeoit que dans les festins. Cet antique usage qui fut consacre chez les Juifs par la Pàque, se conserve encore aujourd’hui dans la Perse & dans les Indes. On n’y mange que des pains sans levain, & ces pains en feuilles minces se cuisent & se consomment a chaque repas. On ne s’est avise de faire fermenter le pain que quand il en a salu davantage, car la fermentation se fait mal sur une petite quantité.
Je sais qu’on trouve déjà l’agriculture en grand des le tems des Patriarches. Le voisinage de l’Egypte avoit du la porter de bonne heure en Palestine. Le livre de Job, le plus ancien, [390] peut-être, de tous les livres qui existent, parle de la culture des champs, il compte cinq cents paires de bœufs parmi les richesses de Job; ce mot de paires montre ces bœufs accouples pour le travail; il est dit positivement que ces bœufs labouroient quand les Sabéens les enlevèrent, & l’on peut juger quelle étendue de pays devoient labourer cinq cents paires de bœufs.
Tout cela est vrai; mais ne confondons point les tems, L’âge patriarchal que nous connoissons est bien loin du premier âge. L’ecriture compte dix générations de l’un l’autre dans ces siecles ou les hommes vivoient long-tems. Qu’ont-ils fait durant ces dix générations? Nous n’en savons rien. Vivant épars & presque sans société, a peine parloient-ils: comment pouvoient-ils écrire? & dans l’uniformité de leur vie isolée quels evenemens nous auroient-ils transmis?
Adam parloit; Noe parloit; soit. Adam avoir été instruit par Dieu même. En se divisant, les enfans de Noe abandonnèrent l’agriculture, & la langue commune périt avec la premiere société. Cela seroit arrive quand il n’y auroit jamais eu de tour de Babel. On a vu dans des Isles désertes des solitaires oublier leur propre langue: rarement après plusieurs générations, des hommes hors de leurs pays conservent leur premier langage, même ayant des travaux commuas & vivant entre’eux en société.
épars dans ce vaste désert du monde, les hommes retombèrent dans la stupide barbarie ou ils se seroient trouves s’ils etoient nés de la terre. En suivant ces idées si naturelles, il est aise de concilier l’autorité de l’Ecriture avec les monumens [391] antiques, & l’on n’est pas réduit à traiter de fables des traditions aussi anciennes que les peuples qui nous les ont transmises.
Dans cet etat d’abrutissement il falloit vivre. Les plus actifs, les plus robustes, ceux qui alloient toujours en avant ne pouvoient vivre que de fruits & de chasse; ils devinrent donc chasseurs, violens, sanguinaires; puis avec le tems guerriers, conquérans, usurpateurs. L’histoire a souille ses monumens des crimes de ces premiers Rois; la guerre & les conquêtes ne sont que des chasses d’hommes. Après les avoir conquis, ne leur manquoit que de les dévorer. C’est ce que leurs successeurs ont appris à faire.
Le plus grand nombre, moins actif & plus paisible, s’arrêta le plutôt qu’il put, assembla du bétail, l’apprivoisa, le rendit docile à la voix de l’homme, pour s’en nourrir, apprit à le garder, à le multiplier; & ainsi commença la vie pastorale.
L’industrie humaine s’étend avec les besoins qui la font naître. Des trois manieres de vivre possibles à l’homme, savoir la chasse, le soin des troupeaux & l’agriculture, la premiere exerce le corps la force, à l’adresse, à la courte; l’ame au courage, à la ruse; elle endurcit l’homme & le rend féroce. Le pays des chasseurs n’est pas long-tems celui de la chasse,* [*Le métier de chasseur n’est point favorable à la population. Cette observation qu’on a faite quand l’es Iles de St. Domingue & de la Tortue etoient habitées par des boucaniers, se confirme par l’etat de l’Amérique Septentrionale. On ne voit point que les peres d’aucune nation nombreuse, aient été chasseurs par etat; ils ont tout été agriculteurs ou bergers. La chasse doit donc moins être considérée ici comme ressource de subsistance, que comme un accessoire de l’etat pastoral.] il faut poursuivre au loin le gibier, de-la l’équitation. Il [392] faut atteindre le même gibier qui fuit; de-la les armes légères, la fronde, la flèche, le javelot. L’art pastoral, pere du repos & des passions oiseuses est celui qui se suffit le plus à lui-même. Il fournit a homme, presque sans peine, la vie & le vêtement; il lui fournit même sa demeure; les tentes des premiers bergers etoient faites de peaux de bêtes: le toit de l’arche & du tabernacle de Moise n’etoit pas d’une autre étoffe. A l’égard de l’agriculture, plus lente naître, elle tient à tous les arts; elle amene la propriété, le gouvernement, les loix, & par degré la misère & les crimes, inséparables pour notre espece, de la science du bien & du mal. Aussi les Grecs ne regardoient-ils pas seulement Triptoleme comme l’inventeur d’un art utile, mais comme un instituteur & un sage, duquel ils tenoient leur premiere discipline & leurs premieres loix. Au contraire, Moise semble porter un jugement d’improbation sur l’agriculture, en lui donnant un méchant pour inventeur & faisant rejetter de Dieu ses offrandes: on diroit que le premier laboureur annonçoit dans son caractere les mauvais effets de son art. L’auteur de la Genèse avoit vu plus loin qu’Herodote.
A la division précédente se rapportent les trois etats de l’homme considère par rapport la société. Le Sauvage est chasseur, le Barbare est berger, l’homme civil est laboureur.
Soit donc qu’on recherche l’origine des arts, soit qu’on observe les premieres mœurs on voit que tout se rapporte, [393] dans son principe aux moyens de pourvoir à la subsistance, & quant à ceux de ces moyens qui rassemblent les hommes, ils sont détermines par le climat & par la nature du sol. C’est donc aussi par les mêmes causes qu’il faut expliquer la diversité des langues & l’opposition de leurs caracteres.
Les climats doux, les pays gras & fertiles ont été les premiers peuples & les derniers ou les nations se sont formées, parce que les hommes s’y pouvoient passer plus aisément les uns des autres, & que les besoins qui sont naître la société, s’y sont faits sentir plus tard.
Supposez un printems perpétuel sur la terre; supposez partout de l’eau, du bétail, des pâturages; supposez les hommes, sortant des mains de la nature, une fois disperses parmi tout cela: le n’imagine pas comment ils auroient jamais renoncé a leur liberté primitive & quitte la vie isolée & pastorale, si convenable à leur indolence naturelle,* [*Il est inconcevable a quel point l’homme est naturellement paresseux. On diroit qu’il ne vit que pour dormir, végéter, rester immobile; à peine peut-il se résoudre à se donner les mouvemens nécessaires pour s’empêcher de mourir de faim. Rien ne maintient tant les Sauvages dans l’amour leur etat que cette délicieuse indolence. Les passions qui rendent l’homme inquiet, prévoyant, actif, ne naissent que dans la société. Ne rien faire est la premiere & la plus forte passion de l’homme après celle de se conserver. Si l’on y regardoit bien, l’on verroit que, même parmi nous, c’est pour parvenir au repos que chacun travaille; c’est encore la paresse qui nous rend laborieux.] pour s’imposer sans nécessite l’esclavage, les travaux, les miseres inséparables de l’etat social.
Celui qui voulut que l’homme fut sociable, toucha du doigt l’axe du globe & l’inclina sur l’axe de l’univers. A ce léger [394] mouvement je vois changer la face de la terre & décider la vocation du genre-humain: j’entends au loin les cris de joie d’une multitude insensée; je vois édifier les Palais & les Villes; je vois naître les arts, les loix, le commerce; je vois les peuples se former, s’étendre, se dissoudre, se succéder comme les flots de la mer: je vois les hommes rassembles sur quelques points de leur demeure. pour s’y dévorer mutuellement, faire un affreux désert du reste du monde, digne monument de l’union sociale & de l’utilité des arts.
La terre nourrit les hommes; mais quand les premiers besoins les ont disperses, d’autres besoins les rassemblent, & c’est alors seulement qu’ils parlent & qu’ils sont parler d’eux. Pour ne pas me trouver en contradiction avec moi-même; il faut me laisser le tems de m’expliquer.
Si l’on cherche en quels lieux sont nés les peres du genre-humain, d’ou sortirent les premieres colonies, d’ou vinrent les premieres émigrations, vous ne nommerez pas les heureux climats de l’Asie-mineure, ni de la Sicile, ni de l’Afrique, pas même de l’Egypte; vous nommerez les fables de la Chaldée, les rochers de la Phénicie. Vous trouverez la même chose dans tous les tems. La Chine a beau se peupler de Chinois, elle se peuple aussi de Tartares; les Scythes ont inonde l’Europe & l’Asie; les montagnes de Suisse versent actuellement dans nos régions fertiles une colonie perpétuelle qui promet de ne point tarir.
Il est naturel, dit-on, que les habitans d’un pays ingrat le quittent pour en occuper un meilleur. Fort bien; mais pourquoi ce meilleur pays, au lieu de fourmiller de ses propres [395] habitans fait-il place à d’autres? Pour sortir d’un pays ingrat il y faut être. Pourquoi donc tant d’hommes y naissent-ils par préférence? On croiroit que les pays ingrats ne devroient se peupler que de l’excédent des pays fertiles, & nous voyons que c’est le contraire. La plupart des Peuples Latins se disoient Aborigènes,* [*Ces noms d’Autocthones & d’Aborigènes signifient seulement que les premiers habitans du pays etoient Sauvages, sans sociétés, sans loix, sans traditions, & qu’ils peupleront avant de parler] tandis que la grande Grece, beaucoup plus fertile, n’etoit peuplée que d’etrangers. Tous les peuples Grecs avouoient tirer leur origine de diverses colonies, hors celui dont le sol etoit le plus mauvais, savoir le Peuple Attique, lequel se disoit Autocthone ou ne de lui-même. Enfin sans percer la nuit des tems, les siecles modernes offrent une observation décisive; car quel climat au monde est plus triste que celui qu’on nomma la fabrique du genre-humain?
Les associations d’hommes sont en grande partie l’ouvrage des accidens de la nature; les déluges particuliers, les mers extravasées, les éruptions des volcans, les grands tremblemens de terre, les incendies allumes par la foudre & qui détruisoient les forets, tout ce qui dut effrayer & disperser les sauvages habitans d’un pays, dut ensuite les rassembler pour réparer en commun les pertes communes. Les traditions des malheurs de la terre, si frequens dans les anciens tems, montrent de quels instrumens se servit la Providence pour forcer les humains à se rapprocher. Depuis que les sociétés sont établies, ces grands accidens ont cesse & sont devenus plus rares; il semble que cela doit encore être; les mêmes malheurs [396] qui rassemblèrent les hommes épars, disperseroient ceux qui sont réunis.
Les révolutions des saisons sont une autre cause plus générale & plus permanente, qui dut produire le même effet dans les climats exposes a cette variété. Forces de s’approvisionner pour l’hiver, voir les habitans dans le cas de s’entre-aider, les voilà contraints d’établir entr’eux quelque sorte de convention. Quand les courses deviennent impossibles & que la rigueur du froid les arrête, l’ennui les lie autant que le besoin. Les Lapons ensevelis dans leurs glaces, les Esquimaux, le plus sauvage de tous les peuples, se rassemblent l’hiver dans leurs cavernes, & l’été ne se connoissent plus. Augmentez d’un degré leur développement & leurs lumieres, les voilà réunis pour toujours.
L’estomac ni les intestins de l’homme ne sont pas faits pour digérer la chair crue, en général son goût ne la supporte pas; a l’exception peut-être des seuls Esquimaux, dont je viens de parler, les Sauvages mêmes grillent leurs viandes. A l’usage du feu, nécessaire pour les cuire, se joint le plaisir qu’il donne a la vue, & sa chaleur agréable au corps. L’aspect de la flamme qui fait fuir les animaux attire l’homme.* [*Le feu sait grand plaisir aux animaux ainsi qu’l’homme, lorsqu’ils sont accoutumes à sa vue & qu’ils ont senti sa doue chaleur. Souvent même il ne se leur seroit gueres moins utile qu’a nous, au moins pour réchauffer leurs petits. Cependant on n’a jamais oui dire qu’aucune bête, ni sauvage ni domestique, ait acquis assez d’industrie pour faire du feu, même a notre exemple. Voilà donc ces êtres raisonneurs qui forment, dit-on, devant l’homme une société fugitive, dont, cependant, l’intelligence n’a pu s’élever jusqu’à tirer d’un caillou des étincelles, & les recueillir, ou conserver au moins quel feux abandonnes! Par ma foi les Philosophes se moquent de nous tout ouvertement. On voit bien par leurs ecrits qu’en effet ils nous prennent pour des bêtes.] On se rassemble autour d’un foyer commun, on y sait des festins, on y danse; les doux liens de l’habitude y rapprochent insensiblement [397] l’homme de ses semblables, & sur ce foyer rustique brûle le feu sacre qui porte au fond des cœurs le premier sentiment de l’humanité.
Dans les pays chauds, les sources & les rivières, inégalement dispersées, sont d’autres points de réunion d’autant plus nécessaires que les hommes peuvent moins se passer d’eau que de feu. Les Barbares sur-tout qui vivent de leurs troupeaux, ont besoin d’abreuvoirs communs, & l’histoire des plus anciens tems nous apprend, qu’en effet c’est-là que commencerent & leurs traites & leurs querelles.* [*Voyez l’exemple de l’un & de l’autre au chapitre 21 de la Genèse entre Abraham & Abimelec, au sujet du puits du ferment.] La facilite des eaux peut retarder la société des habitans dans les lieux bien arroses. Au contraire, dans les lieux arides il falut concourir à creuser des puits, a tirer des canaux pour abreuver le bétail. On y voit des hommes associes de tems presque immémorial, car il faloit que le pays restât désert ou que le travail humain le rendit habitable. Mais le penchant que nous avons a tout rapporter à nos usages, rend sur ceci quelques réflexions nécessaires.
Le premier etat de la terre differoit beaucoup de celui ou elle est aujourd’hui, qu’on la voit parée ou défigurée par la main des hommes. Le cahos que les Poetes ont feint dans [398] les éliminés régnoit dans ses productions. Dans ces tems recules, ou les révolutions etoient fréquentes, ou mille accidens changeoient la nature du sol & les aspects du terrain, tout croissoit confusément, arbres, légumes, arbrisseaux, herbages; nulle espece n’avoit le tems de s’emparer du terrain qui lui convenoit le mieux & d’y étouffer les autres; elles se separoient lentement, peu-à-peu, & puis un bouleversement survenoit quai confondoit tout.
Il y a un tel rapport entre les besoins de l’homme & les productions de la terre, qu’il suffit qu’elle soit peuplée, & tout subsiste; mais avant que les hommes réunis missent par leurs travaux communs une balance entre ses productions, il faloit pour qu’elles subsistassent toutes, que la nature se chargeât seule de l’équilibre que la main des hommes conserve aujourd’hui; elle maintenoit ou rémblissoit ce l’équilibre par des révolutions, comme ils le maintiennent ou rétablissent par leur inconstance. La guerre qui ne régnoit pas encore entr’eux, sembloit régner entre les éliminés; les hommes ne bruloient point de Villes, ne creusoient point de mines, n’abattoient point d’arbres; mais la nature allumoit des volcans, excitoit des tremblemens de terre, le feu, du Ciel consumoit des forets. Un coup de foudre, un déluge, une exhalaison faisoient alors en peu d’heures ce que cent mille bras d’hommes sont aujourd’hui dans un siecle. Sans cela je ne vois pas comment le système eut pu subsister & l’équilibre se maintenir. Dans les deux règnes organises, les grandes especes eussent à la longue absorbe les petites.* [*On prétend que, par une sorte d’action & de réaction naturelle, les diverses especes du regne se maintiendroient d’elles-mêmes dans un balancement perpétuel qui leur tiendroit lieu d’équilibre. Quand l’espece dévorante se sera, dit-on, trop multipliée aux dépens de l’espece dévorée, alors ne trouvant plus de subsistance, il faudra que la premiere diminue & laisse à la seconde le tems de se repeupler; jusqu’à ce que, fournissant de nouveau une subsistance abondante l’autre, celle-ci diminue encore, tandis que l’espece dévorante se repeuple de nouveau. Mais une telle oscillation ne me paroit point vraisemblable: car, dans ce système, il faut qu’il y ait un tems ou l’espece qui sert de proie, augmente & ou celle qui s’en nourrit diminue; ce qui me semble contre toute raison.] Toute la terre n’eut bientôt été [399] couverte que d’arbres & de bêtes féroces; la fin tout eut péri.
Les eaux auroient perdu peu-à-peu la circulation qui vivifie la terre. Les montagnes se dégradent & s’abaissent, les fleuves charient, la mer se comble & s’étend, tout tend insensiblement au niveau; la main des hommes retient cette pente & retarde ce progrès; sans eux il seroit plus rapide, & la terre seroit peut-être déjà sous les eaux. Avant le travail humain les sources mal distribuées se repandoient plus inégalement, fertilisoient moins la terre, en abreuvoient plus difficilement les habitans. Les rivières etoient souvent inaccessibles, leurs bords escarpes ou marécageux: l’art humain ne les retenant point dans leurs lits, elles en sortoient fréquemment, s’extravasoient à droite ou gauche, changeoient leurs directions & leurs cours, se partageoient en diverses branches; tantôt on les trouvoit a sec, tantôt des fables mouvans en defendoient l’approche; elles etoient comme n’existant pas, & l’on mouroit de soif au milieu des eaux.
Combien de pays arides ne sont habitables que par les saignées & par les canaux que les hommes ont tire des fleuves. La Perse presque entiere ne subsiste que par cet artifice: [400] la Chine fourmille de peuple à l’aide de ses nombreux canaux: sans ceux des Pays-Bas ils seroient inondes par les fleuves, comme ils le seroient par la mer sans leurs digues: l’Egypte, le plus fertile pays de la terre, n’est habitable que par le travail humain. Dans les grandes plaines dépourvues de rivières & dort le sol n’a pas essez de pente, on n’a d’autre ressource que les puits. Si donc les premiers Peuples dont il soit fait mention dans l’histoire, n’habitoient pas dans les pays gras ou sur de faciles rivages, ce n’est pas que ces climats heureux fussent déserts, mais c’est que leurs nombreux habitans, pouvant se passer les uns des autres, vécurent plus longtems isoles dans leurs familles & sans communication. Mais dans les lieux arides ou l’on ne pouvoir avoir de l’eau que par des puits, il falut bien se réunir pour les creuser ou du moins s’accorder pour leur usage. Telle dut être l’origine des sociétés & des langues dans les pays chauds,
La se formèrent les premiers liens des familles; la furent les premiers rendez-vous des deux sexes. Les jeunes filles venoient chercher de l’eau pour le ménage, les jeunes hommes venoient abreuver leurs troupeaux. La des yeux accoutumes aux mêmes objets des l’enfance, commencerent d’en voir de plus doux. Le cœur s’émut à ces nouveaux objets, un attrait inconnu le rendit moins sauvage, il sentit le plaisir de n’être pas seul. L’eau devint insensiblement plus nécessaire, le bétail eut soif plus souvent; on arrivoit en hâte & l’on partoit à regret. Dans cet âge heureux ou rien ne marquoit les heures, rien n’obligeoit à les compter; le tems n’avoit d’autre mesure que l’amusement & l’ennui. Sous de vieux chênes [401] vainqueurs des ans, une ardente jeunesse oublioit par degrés sa férocité, on s’apprivoisoit peu-à-peu les uns avec les autres; en s’efforçant de se faire entendre, on apprit à s’expliquer. La se firent les premieres fêtes, les pieds bondissoient de joie, le geste empresse ne suffisoit plus, la voix l’accompagnoit d’accens passionnes, le plaisir & le désir confondus ensemble, se faisoient sentir a la fois. La fut enfin le vrai berceau des peuples, & du pur cristal des fontaines sortirent les premiers feux de l’amour.
Quoi donc! Avant ce tems les hommes naissoient-ils de la terre? Les générations se succedoient-elles sans que les deux sexes fussent unis, & sans que personne s’entendit? Non, il y avoir des familles, mais il n’y avoir point de nations; il y avoit des langues domestiques, mais il n’y avoit point de langues populaires; il y avoit des mariages, mais il n’y avoit point d’amour. Chaque famille se suffisoit elle-même & se perpétuoit par son seul sang. Les enfans nés des mêmes parens croissoient ensemble, & trouvoient peu-à-peu des manieres de s’expliquer entr’eux; les sexes se distinguoient avec l’âge, le penchant naturel suffisoit pour les unir, l’instinct tenoit lieu de passion, l’habitude tenoit lieu de préférence, on devenoit maris & femmes sans avoir cesse d’être frere & soeur.* [*Il falut bien que les premiers hommes épousassent leurs sœurs. Dans la simplicité des premieres mœurs, cet usage se perpétua sans inconvénient, tant que les familles resterent isoles, & même après la réunion des plus anciens peuples; mais la loi qui l’abolit n’est pas moins sacrée pour être d’institution humaine. Ceux qui ne la regardent que par la liaison qu’elle forme entre les familles, n’en voient pas le côte le plus important. Dans la familiarité que le commerce domestique établit nécessairement entre les deux sexes, du moment qu’une si sainte loi cesseroit de parler au cœur & d’en imposer aux sens, il n’y auroit plus d’honnêteté parmi les hommes, & les plus effroyables mœurs causeroient bientôt la destruction du genre-humain.] Il n’y avoit rien d’assez anime pour [402] dénouer la langue, rien qui put arracher assez fréquemment les accens des passions ardentes, pour les tourner en institutions, & l’on en peut dire autant des besoins rares & peu pressans, qui pouvoient porter quelques hommes concourir a des travaux communs: l’un commençoit le bassin de la fontaine, & l’autre l’achevoit ensuite, souvent sans avoir eu besoin du moindre accord, & quelquefois même sans s’être vus. En un mot, dans les climats doux, dans les terrains fertiles, il falut toute la vivacité des passons agréables pour commencer à faire parler les habitans. Les premieres langues, filles du plaisir & non du besoin, porterent long-tems l’enseigne de leur pere; leur accent séducteur ne s’effaça qu’avec les sentimens qui les avoient fait naître, lorsque de nouveaux besoins introduits parmi les hommes forcèrent chacun de ne songer qu’lui-même & de retirer son cœur au dedans de lui.
CHAPITRE X
Formation des Langues du Nord.
A la longue tous hommes deviennent semblables, mais l’ordre de leur progrès différent. Dans les climats méridionaux, ou la nature est prodigue, les besoins naissent des passions, dans les pays froids ou elle est avare, les passons naissent des besoins, & les langues, tristes filles de la nécessité, se sentent de leur dure origine.
Quoique l’homme s’accoutume aux intempéries de l’air, au froid, au mal-aise, même à la faim, il y a pourtant un point ou la nature succombe. En proie à ces cruelles épreuves, tout ce qui est débile périt; tout le reste se renforce, & il n’y a point de milieu entre la vigueur & la mort. Voilà d’ou vient que les peuples septentrionaux sont si robustes; ce n’est pas d’abord le climat qui les a rendus tels, mais il n’a souffert que ceux qui l’etoient, & il n’est pas étonnant que les enfans gardent la bonne constitution de leurs peres.
On voit déjà que les hommes, plus robustes, doivent avoir des organes moins délicats, leurs voix doivent être plus après & plus fortes. D’ailleurs, quelle différence entre les inflexions touchantes qui viennent des mouvemens de l’ame aux cris qu’arrachent les besoins physiques? Dans ces affreux climats ou tout est mort durant neuf mois de l’année, ou le soleil n’échauffe l’air quelques semaines que pour apprendre [404] aux habitans de quels biens ils sont prives, & prolonger leur misère, dans ces lieux ou la terre ne donne rien qu’a force de travail, & ou la force de la vie semble être plus dans les bras que dans le cœur, les hommes, sans cesse occupes à pourvoir à leur subsistance, songeoient à peine à des liens plus doux, tout se bornoit à l’impulsion physique, l’occasion faisoit le choix, la facilite faisoit la préférence. L’oisiveté qui nourrit les passions, fit place au travail qui les réprimé. Avant de songer à vivre heureux, il faloit, songer a vivre. Le besoin mutuel unissant les hommes, bien mieux que le sentiment n’auroit fait, la société ne se forma que par l’industrie, le continuel danger de périr ne permettoit pas de se borner à la langue du geste, & le premier mot ne fut pas chez eux, aimez-moi, mais aidez-moi.
Ces deux termes, quoi qu’assez semblables, se prononcent d’un ton bien différent. On n’avoit rien à faire sentir, on avoit tout à faire entendre; il ne s’agissoit donc pas d’énergie, mais de clarté. A l’accent que le cœur ne fournissoit pas, on substitua des articulations fortes & sensibles, & s’il y eut dans la forme du langage quelque impression naturelle, cette impression contribuoit encore à sa dureté.
En effet, les hommes septentrionaux ne sont pas sans passions, mais ils en ont d’une autre espèce. Celles des pays chauds sont des passions voluptueuses, qui tiennent à l’amour & a la mollesse. La nature fait tant pour les habitant qu’ils n’ont presque rien à faire. Pourvu qu’un Asiatique ait des femmes & du repos, il est content. Mais dans le Nord ou les habitans consomment beaucoup sur un sol ingrat, des [405] hommes soumis à tant de besoins sont faciles a irriter; tout ce qu’on fait autour d’eux les inquiète: comme ils ne subsistent qu’avec peine, plus ils sont pauvres, plus ils tiennent au qu’ils ont; les approcher c’est attenter à leur vie. De-la leur vient ce tempérament irascible, si prompt, à se tourner en fureur contre tout ce qui les blesse. Ainsi leurs voix les plus naturelles sont celles de la colere & des menaces, & ces voix s’accompagnent toujours d’articulations fortes qui les rendent dures & bruyantes.
CHAPITRE XI
Réflexions sur ces différences.
Voilà selon mon opinion, les causes physiques les plus générales de la différence caractéristique des primitives langues. Celles du Midi durent être vives, sonores, accentuées, éloquentes, & souvent obscures, force d’énergie: celles du Nord: durent être sourdes, rudes, articulées, criardes, monotones, claires à force de mots plutôt que par une ne construction. Les langues modernes cent fois mêlées & refondues, gardent encore quelque chose de ces différences. Le François, l’Anglois, l’Allemand sont le langage, prive des hommes qui s’entre-aident, qui raisonnent entr’eux de sang-froid, ou de gens emportes qui se fâchent: mais les ministres des Dieux, annonçant les mysteres sacres, les sages donnant des loix aux peuples, les chefs entraînant la multitude [406] doivent parler Arabe ou Persan.* [*Le Turc est une langue septentrionale.] Nos langues valent mieux écrites que parlées, & l’on nous lit avec plus de plaisir qu’on ne nous écoute. Au contraire, les langues orientales écrites perdent leur vie & leur chaleur. Le sens n’est qu’a moitie dans les mots, toute sa force est dans les accens. Juger du génie des Orientaux par leurs livres, c’est vouloir peindre un homme sur sort cadavre.
Pour bien apprécier les actions des hommes il faut les prendre dans tous leurs rapports, & c’est ce qu’on ne nous apprend point à faire. Quand nous nous mettons a la place des autres, nous nous y mettons toujours tels que nous sommes modifies, non tels qu’ils doivent l’être, & quand nous pensons les juger sur la raison, nous ne faisons que comparer leurs préjugés aux nôtres. Tel pour savoir lire un peu d’Arabe sourit en feuilletant l’Alcoran, qui, s’il eut entendu Mahomet l’annoncer en personne dans cette langue éloquente & cadencée, avec cette voix sonore & persuasive qui seduisoit l’oreille avant le cœur, & sans cesse animant ses sentences de l’accent de l’enthousiasme, se fut prosterne contre terre en criant: grand Prophète, envoyé de Dieu, menez-nous à la gloire, au martyr; nous voulons vaincre ou mourir pour vous. Le fanatisme nous paroit toujours risible, parce qu’il n’a point de voix parmi nous pour se faire entendre. Nos fanatiques même ne sont pas de vrais fanatiques, ce ne sont que des fripons ou des foux. Nos langues, au lieu d’inflexions pour des inspires, n’ont que des cris pour des possèdes du Diable.
CHAPITRE XII
Origine de la Musique & ses rapports.
Avec les premieres voix se formèrent les premieres articulations ou les premiers sons, selon le genre de la passion qui dictoit les uns ou les autres. La colere arrache des cris menaçans, que la langue & le palais articulent; mais la voix de la tendresse est plus douce, c’est la glote qui la modifie & cette voix devient un son. Seulement les accens en sont plus frequens ou plus rares, les inflexions plus ou moins aigues, selon le sentiment qui s’y joint. Ainsi la cadence & les sons naissent avec les syllabes, la passion fait parler tous les organes, & pare la voix de tout leur éclat; ainsi les vers, les chants, la parole ont une origine commune. Autour des fontaines dont j’ai parle, les premiers discours furent les premieres chansons: les retours périodiques & mesures du rythme, les inflexions mélodieuse des accens firent naître la poésie & la Musique avec la langue, ou plutôt tout cela n’etoit que la langue même pour ces heureux climats & ces heureux tems, ou les seuls besoins pressans qui demandoient le concours d’autrui etoient ceux que le cœur faisoit naître.
Les premieres histoires, les premieres harangues, les premieres loix furent en vers; la poésie fut trouvée avant la prose; cela devoir être, puisque les passions parlèrent avant raison. Il en fut de même de la Musique; il n’y eut point [408] d’abord d’autre Musique que la mélodie, ni d’autre mélodie; que le son varie de la parole, les accens formoient le chant, les quantités formoient la mesure, & l’on parloit autant par les sons & par le rythme, que par les articulations & les voix. Dire & chanter etoient autrefois la même chose, dit Strabon; ce qui montre, ajoute-t-il, que la poésie est la source de l’éloquence.* [*Geogr. L. I.] Il faloit dire que l’une & l’autre eurent la même source & ne furent d’abord que la même chose. Sur la maniere dont se lièrent les premieres sociétés, étoit-il étonnant qu’on mit en vers les premieres histoires, & qu’on chantât les premières loix? Etoit-il étonnant que les premiers Grammairiens soumissent leur art à la Musique & fussent la fois professeurs de l’un & de l’autre?* [*Architas arque Aristoxenes etiam subjectam grammaticen musicae putaverunt, & eosdem utrinsque rei praeceptores fuisse...Tum Eupolis apud quem Prodamus & musicen & litteras docet. Et Maricas, qui est Hyperbolus, nihil se ex musicis scire nisi litteras consitetur. Quintil, L, I. C. X.]
Une langue qui n’a que des articulations & des voix, n’a donc que la moitie de sa richesse; elle rend des idées, il est vrai, mais pour rendre des sentimens, des images, il lui faut encore un rythme & des sons, c’est-a-dire, une mélodie: voilà ce qu’avoit la langue Grecque, & ce qui manque à la nôtre.
Nous sommes toujours dans l’étonnement sur les effets prodigieux de l’éloquence, de la poésie & de la musique parmi les Grecs; ces effets ne s’arrangent point dans nos têtes, parce que nous n’en éprouvons plus de pareils, & tout ce [409] que nous pouvons gagner sur nous en les voyant si bien attestes, est de faire semblant de les croire par complaisance pour nos savans.* [*Sans doute il faut faire en toute chose déduction de l’exagération grecque, mais c’est aussi trop donner au préjuge moderne, que de pousser ces déductions jusqu’à faire évanouir toutes les différences. "Quand la Musique des Grecs, dit l’Abbé Terrasson, du tems d’Amphion & d’Orphée, en etoit au point ou elle est aujourd’hui dans les villes les plus alignées de la Capitale; c’est alors qu’elle suspendoit le cours des fleuves, qu’elle attiroit les chênes. & qu’elle faisoit mouvoir les rochers. Aujourd’hui qu’elle est arrive a un très-haut point de perfection, ou l’aime beaucoup, on en pénetre même les beautés, mais elle laisse tout sa place. Il en a été ainsi des vers d’Homere, Poete ne dans les tems qui se ressentoient encore de l’enfance de l’esprit humain, en comparaison de ceux qui l’ont suivi. On s’est extasie sur ses vers, de l’on s’y contente aujourd’hui de goûter & d’estimer ceux des bons Poetes." On. ne peut nier que l’Abbé Terrassons n’eut quelquefois de la philosophie; mais ce n’est surement pas dans ce passage qu’il en a montré.] Burette ayant traduit comme il put en notes de notre Musique certains morceaux de Musique grecque, eut la simplicité de faire exécuter ces morceaux l’Académie des Belles-Lettres, & les Académiciens eurent la patience de les écouter. J’admire cette expérience dans un pays la Musique est indéchiffrable pour toute autre nation. Donnez un monologue d’Opéra françois exécuter par tels Musiciens etrangers qu’il vous plaira, je vous défie d’y rien reconnoître. Ce sont pourtant ces mêmes François qui prétendoient juger la mélodie d’une ode de Pindare mise en Musique il y a deux mille ans!
J’ai lu qu’autrefois en Amérique, les Indiens voyant l’effet étonnant des armes a feu, ramassoient à terre des balles de mousquet; puis les jettant avec la main en faisant un grand [410] bruit de la bouche, ils etoient tout surpris de n’avoir tue personne. Nos orateurs, nos musiciens, nos savans ressemblent ces Indiens. Le prodige n’est pas qu’avec notre Musique nous ne fassions plus ce que, faisoient les Grecs avec la leur; il seroit, au contraire, qu’avec des instrumens si differens on produisît les mêmes effets.
CHAPITRE XIII
De la Mélodie.
L’homme est modifie par ses sens, personne n’en doute; mais faute de distinguer les modifications, nous en confondons les causes; nous donnons trop & trop peu d’empire aux sensations; nous ne voyons pas que souvent elles ne nous affectent point seulement comme sensations, mais comme signes ou images, & que leurs effets moraux ont aussi des cause morales. Comme les sentimens qu’excite en nous la Peinture ne viennent point des couleurs, l’empire que la Musique a sur nos ames n’est point l’ouvrage des sons. De belles couleurs bien nuancées plaisent a la vue; mais ce plaisir est purement de sensation. C’est le dessein, c’est l’imitation qui donne a ces couleurs de la vie & de l’ame, ce sont les passions qu’elles expriment qui viennent émouvoir les nôtres, ce sont les objets qu’elles représentent qui viennent nous affecter, L’intérêt & le sentiment ne tiennent point aux couleurs; les traits d’un tableau touchant, nous touchent encore dans [411] estampe; ôtez ces traits dans le tableau, les couleurs ne feront plus rien.
La Mélodie fait précisément dans la Musique ce que fait le dessein dans la Peinture; c’est telle qui marque les traits & les figures, dont les accords & les sons ne sont que les couleurs; mais, dira-t-on, la mélodie n’est qu’une succession de sons; sans doute; mais le dessein n’est aussi qu’un arrangement de couleurs. Un orateur se sert d’encre pour tracer ses ecrits; est-ce à dire que l’encre soit une liqueur fort éloquente?
Supposez un pays ou l’on n’auroit aucune idée du dessein, mais ou beaucoup de gens, passant leur vie combiner, mêler, leur des couleurs, croiroient exceller en Peinture; ces gens-là raisonneroient de la notre précisément comme nous raisonnons de la Musique des Grecs. Quand on leur parleroit de l’émotion que nous causent de beaux tableaux & du charme m’attendrir devant un sujet pathétique, leurs savans approfondiroient aussi-tôt la matiere, compareroient leurs couleurs aux nôtres, examineroient si notre verd est plus tendre ou notre rouge plus éclatant; ils chercheroient quels accords de couleurs peuvent faire pleurer, quels autre peuvent mettre en colere? Les Burettes de ce pays-là rassembleroient sur des guenilles quelques lambeaux défigurés de nos tableaux; puis on se demanderoit. avec surprise ce qu’il y a de si merveilleux dans ce coloris?
Que si dans quelque nation voisine on commençoit à former quelque trait, quelque ébauche de dessein, quelque figure re imparfaite, tout cela passeroit pour du barbouillage, [412] pour une Peinture capricieuse & baroque, & l’on s’en tiendroit, pour conserver le goût, a ce beau simple, qui véritablement n’exprime rien, mais qui fait briller de belles nuances, de grandes plaques bien colorées, de longues dégradations de teintes sans aucun trait.
Enfin, peut-être à force de progrès on viendroit à l’expérience du prisme. Aussi-tôt quelque Artiste célebre etabliroit là-dessus un beau système. Messieurs, leur diroit-il, pour bien philosopher, il faut remonter aux causes physiques. Voilà la décomposition de la lumière, voilà toutes les couleurs primitives, voilà leurs rapports, leurs proportions; voilà les vrais principes du plaisir que vous fait la Peinture. Tous ces mots mystérieux de dessein, de représentation, de figure, sont une pure charlatanerie des Peintres François, qui, par leurs imitations pensent donner je ne sais quels mouvemens à l’ame tandis qu’on sait qu’il n’y a que des sensations. On vous dit des merveilles de leurs tableaux, mais voyez mes teintes.
Les Peintres françois, continueroit-il, ont peut-être observe l’arc-en-ciel, ils ont pu recevoir de la nature quelque goût de nuance & quelque instinct de coloris. Moi, je vous ai montre les grands, les vrais principes de l’art. Que dis-je, de l’art? De tous les arts, Messieurs, de toutes les sciences. L’analyse des couleurs, le calcul des réfractions du prisme vous donnent les seuls rapports exacts qui soient dans la nature, la regle de tous les rapports. Or, tout dans l’univers n’est que rapport. On sait donc tout quand on sait peindre, on sait tout quand on sait assortir des codeurs.
Que dirions-nous du Peintre assez dépourvu de sentiment [413] & de goût pour raisonner de la sorte, de borner stupidement au physique de ton art le plaisir que nous fait la Peinture? Que dirions-nous du Musicien qui, plein de préjugés semblables, croiroit voir dans la seule harmonie la source des grands effets de la Musique? Nous enverrions le premier mettre en couleur des boiseries, & nous condamnerions l’autre a faire des Opéra françois.
Comme donc la Peinture n’est pas l’art de combiner des couleurs d’une maniere agréable, la vue, la Musique n’est pas non plus l’art de combiner des sons d’une maniere agréable a l’oreille. S’il n’y avoit que cela, l’une & l’autre seroient au nombre des sciences naturelles & non pas des beaux-arts. C’est l’imitation seule qui les eleve à ce rang. Or, qu’est-ce qui fait de la Peinture un art d’imitation? C’est le dessein. Qu’est-ce qui de la Musique en fait un autre? C’est la mélodie.
CHAPITRE XIV
De L’Harmonie.
La beauté des sons est de la nature; leur effet est purement physique il résulte du concours des diverses particules d’air mises en mouvement par le corps sonore, & par toutes ses aliquotes, peut-être à l’infini; le tout ensemble donne une sensation agréable: tous les hommes de l’univers prendront plaisir à écouter de beaux sons; mais si ce plaisir n’est anime par des inflexions mélodieuses qui leur soient familières, [414] il ne sera point délicieux, il ne se changera point en volupté. Les plus beaux chants, à notre gré, toucheront toujours médiocrement une oreille qui n’y sera point accoutumée; c’est une langue dont il faut avoir le Dictionnaire.
L’harmonie proprement dite est dans un cas bien moins favorable encore. N’ayant que des beautés de convention, elle ne flatte à nul égard les oreilles qui n’y sont pas exercées; il faut en avoir une longue habitude pour la sentir & pour la goûter. Les oreilles rustiques n’entendent que du bruit dans nos consonnances. Quand les proportions naturelles sont altérées, il n’est pas étonnant que le plaisir naturel n’existe plus.
Un son porte avec lui tous les sons harmoniques concomitans, dans les rapports de force d’intervalles qu’ils doivent avoir entre eux pour donner la plus parfaite harmonie de ce même son. Ajoutez-y la tierce ou la quinte, ou quelque autre consonnance, vous ne l’ajoutez pas, vous, la redoublez; vous laissez le rapport d’intervalle, mais vous altérez celui de force: en renforçant une consonnance & non pas les autres, vous rompez la proportion: en voulant faire mieux que la nature, vous faites plus mal. Vos oreilles & votre goût sont gâtes par un art mal-entendu. Naturellement il n’y a point d’autre harmonie que l’unisson.
M. Rameau prétend que les dessus d’une certaine simplicité suggèrent naturellement leurs basses, & qu’un homme ayant l’oreille juste & non exercée, entonnera naturellement cette basse. C’est-là un préjugé de Musicien, démenti par toute expérience. Non-seulement celui qui n’aura jamais entendu ni [415] basse, ni harmonie, ne trouvera de lui-même ni cette harmonie, ni cette basse, mais même elles lui déplairont si on les lui fait entendre, & il aimera beaucoup mieux le simple unisson.
Quand on calculeroit mille ans les rapports des sons & des loix de l’harmonie, comment fera-t-on jamais de cet art un art d’imitation, ou est le principe de cette imitation prétendue, de quoi l’harmonie est-elle signe, & qu’y a-t-il de commun entre des accords & nos passions?
Qu’on fasse la même question sur la mélodie, la réponse vient d’elle-même, elle est d’avance dans l’esprit des lecteurs. La mélodie, en imitant les inflexions de la voix, exprime les plaintes, les cris de douleur ou de joie, les menaces, les gémissemens; tous les signes vocaux des passions sont de son ressort. Elle imite les accens des langues, & les tours affectes dans chaque idiome certains mouvemens de l’ame; elle n’imite pas seulement, elle parle, & son langage inarticulé, mais vif, ardent, passionne, a cent fois plus d’énergie que la parole même. Voilà d’ou naît la force des imitations musicales; voilà d’ou naît l’empire du chant sur les cœurs sensibles. L’harmonie y peut concourir en certains systèmes, en liant la succession des sons par quelques loix de modulation, en rendant les intonations plus justes, en portant a l’oreille un témoignage assure de cette justesse, en rapprochant & fixant à des intervalles consonance & lies, des inflexions inappréciables. Mais en donnant aussi des entraves a la mélodie, elle lui ôte l’énergie & l’expression, elle efface l’accent passionne pour y substituer l’intervalle harmonique; assujetit a deux seuls modes des chants qui devroient en [416] avoir autant qu’il y a de tons oratoires, elle efface & détruit des multitudes de sons ou d’intervalles qui n’entrent pas dans son système; en un mot, elle sépare tellement le chant, de la parole, que ces deux langages se combattent, se contrarient, s’ôtent mutuellement tout caractere de vérité, & ne se peuvent réunit sans absurdité dans un sujet pathétique. De-la vient que le peuple trouve toujours ridicule qu’on exprime en chant les passions fortes & sérieuses; car il sait que dans nos langues; ces passions n’ont point d’inflexions musicales, & que les hommes du Nord, non plus que les cygnes, ne meurent pas en chantant.
La seule harmonie est même insuffisante pour les expressions qui semblent dépendre uniquement d’elle. Le tonnerre, le murmure des eaux, les vents, les orages sont mal rendus par de simples accord. Quoi qu’on fasse, le seul bruit ne dit rien a l’esprit, il faut que les objets parlent pour se faire entendre; il faut toujours, dans toute imitation, qu’une espece de discours supplée à la voix de la nature. Le Musicien qui veut rendre du bruit par du bruit, se trompe; il ne connoit ni le foible ni le fort de son art; il en juge sans goût, sans lumieres; apprenez-lui qu’il doit rendre du bruit par du chant; que s’il faisoit croasser des grenouilles, il faudroit qu’il les fit chanter; car il suffit pas qu’il imite, il faut qu’il touche & qu’il plaise, sans quoi sa maussade imitation n’est rien, & ne donnant d’intérêt à personne, elle ne fait nulle impression.
CHAPITRE XV
Que nos plus vives sensations agissent souvent par des impressions morales.
Tant qu’on ne voudra considérer les sons que par l’ébranlement qu’ils excitent dans nos nerfs, on n’aura point de vrais principes de la Musique & de son pouvoir sur les cœurs. Les sons dans la mélodie, n’agissent pas seulement sur nous comme sons, mais comme signes de nos affections, de nos sentimens; c’est ainsi qu’ils excitent en nous les mouvemens qu’ils expriment, & dont nous y reconnoissons l’image. On apperçoit quelque chose de cet effet moral jusques dans les animaux. L’aboyement d’un chien en attire un autre. Si mon chat m’entend imiter un miaulement, à l’instant je le vois attentif, inquiet, agite. S’apperçoit-il que c’est moi qui contrefais la voix de son semblable, il se rassied & reste en repos. Pourquoi cette différence d’impression, puisqu’il n’yen a point dans l’ébranlement des fibres, & que lui-même y a d’abord été trompe?
Si le plus grand empire qu’ont sur nous nos sensations, n’est pas du à des causes morales, pourquoi donc sommes nous si sensibles a des impressions qui sont nulles pour des barbares? Pourquoi nos plus touchantes musiques ne sont-elles qu’un vain bruit à l’oreille d’un Caraibe? Ses nerfs sont-ils d’une autre nature que les nôtres, pourquoi ne sont-ils [418] pas ébranles de même, ou pourquoi ces mêmes ébranlemens affectent-ils tant les uns & si peu les autres?
On cite en preuve du pouvoir physique des sons, la guérison des piqûres des Tarentules. Cet exemple prouve tout le contraire. Il ne faut ni des sons absolus, ni les mêmes airs pour guérir tous ceux qui sont piques de cet insecte, il faut à chacun d’eux des airs d’une mélodie qui lui soit connue & des phrases qu’il comprenne. Il faut l’Italien, des airs Italiens; au Turc, il faudroit des airs Turcs. Chacun n’est affecte que des accens qui lui sont familiers; ses nerfs ne s’y prêtent qu’autant que son esprit les y dispose: il faut qu’il entende la langue qu’on lui parle, pour que ce qu’on lui dit puisse le mettre en mouvement. Les Cantates de Bernier ont, dit-on, guéri de la fievre un Musicien François, elles l’auroient donnée à un Musicien de toute autre nation.
Dans les autres sens, & jusqu’au plus grossier de tous, on peut observer les mêmes différences. Qu’un homme ayant la main posée & l’oeil fixe sur le même objet, le croye successivement anime & inanimé, quoique les sens soient frappes de même, quel changement dans l’impression? La rondeur, la blancheur, la fermeté, la douce chaleur, la résistance élastique, le renflement successif, ne lui donnent plus qu’un toucher doux mais insipide, s’il ne croit sentir un cœur plein de vie, palpiter & battre sous tout cela.
Je ne connois qu’un sens aux affections duquel rien de moral ne se mêle: c’est le goût. Aussi la gourmandise n’est-elle jamais le vice dominant que des gens qui ne sentent rien.
Que celui donc qui veut philosopher sur la force des sensations, [419] commence par écarter des impressions purement sensuelles, les impressions intellectuelles & morales que nous recevons par la voie des sens, mais dont ils ne sont que les causes occasionnelles; qu’il évite l’erreur de donner aux objets sensibles un pouvoir qu’ils n’ont pas, ou qu’ils tiennent des affections de l’ame qu’ils nous représentent. Les couleurs & les sons peuvent beaucoup comme représentations & signes, peu de chose comme simples objets des sens. Des suites de sons ou d’accords m’amuseront un moment peut-être; mais pour me charmer & m’attendrir, il faut que ces suites m’offrent quelque chose qui ne soit ni son, ni accord, & qui me vienne émouvoir malgré moi. Les chants mêmes qui ne sont qu’agréables & ne disent rien, lassent encore; car ce n’est pas tant l’oreille qui porte le plaisir au cœur, que le cœur qui le porte à l’oreille. Je crois qu’en développant mieux ces idées, on se fut épargné bien de sots raisonnemens sur Musique ancienne. Mais dans ce siecle ou l’on s’efforce de matérialiser toutes les opérations de l’ame, & d’ôter toute moralité aux sentimens humains, je suis trompe si la nouvelle philosophie ne devient aussi funeste au bon goût qu’a la vertu.
CHAPITRE XVI
Fasse Analogie entre les couleurs & les sons.
Il n’y a sortes d’absurdités auxquelles les observations physiques n’aient donne lieu dans la considération des Beaux-Arts. On a trouve dans l’analyse du son, les mêmes rapports que dans celle de la lumière. Aussi-tôt on a saisi vivement cette analogie, sans s’embarrasser de l’expérience & de la raison. L’esprit de système a tout confondu, & faute de savoir peindre aux oreilles, on s’est avise de chanter aux yeux. J’ai vu ce fameux Clavecin, sur lequel on pretendoit faire de la Musique avec des couleurs; c’etoit bien mal connoître les opérations de la nature, de ne pas voir que l’effet des couleurs est dans leur permanence, & celui des sons dans, leur succession.
Toutes les richesses du coloris s’étalent à la fois sur la face de la terre. Du premier coup-d’oeil tout est vu; mais plus on regarde & plus on est enchante. Il ne faut plus qu’admirer & contempler sans cesse.
Il n’en est pas ainsi du son: la nature ne l’analyse point & n’en sépare point les harmoniques; elle les cache, au contraire, sous l’apparence de l’unisson; ou si quelquefois elle les sépare dans le chant module de l’homme, & dans le ramage de quelques oiseaux, c’est successivement, & l’un après l’autre; elle inspire des chants & non des accords, elle dicte de la mélodie & non de l’harmonie. Les couleurs sont la [421] parure des êtres inanimés; toute matiere est colorée; mais les sons annoncent le mouvement, la voix annonce un être sensible; il n’y a que des corps animes qui chantent. Ce n’est pas le Flûteur automate qui joue de la flûte, c’est le Mécanicien qui mesura le vent & fit mouvoir les doigts.
Ainsi chaque sens a son champ qui lui est propre. Le champ de la Musique est le tems, celui de la Peinture est l’espace. Multiplier les sons entendus a la sois, ou développer les couleurs l’une après l’autre, c’est changer leur économie, c’est mettre l’oeil à la place de l’oreille, & l’oreille à la place de l’oeil.
Vous dites: comme chaque couleur est déterminée par l’angle de réfraction du rayon qui la donne, de même chaque son est détermine par le nombre des vibrations du corps sonore, en un tems donne. Or, les rapports de ces angles & de ces nombres étant les mêmes, l’analogie est évidente. Soit; mais cette analogie est de raison, non de sensation, & ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Premièrement l’angle de réfraction est sensible & mesurable, & non pas le nombre des vibrations. Les corps sonores soumis à l’action de l’air, changent incessamment de dimensions & de sons. Les couleurs sont durables, les sons s’évanouissent, & l’on n’a jamais de certitude que ceux qui renaissent soient les mêmes que ceux qui sont éteints. De plus, chaque couleur est absolue, indépendante au lieu que chaque son n’est pour nous que relatif, & ne se distingue par comparaison. Un son n’a par lui-même aucun caractere absolu qui le fasse reconnoître, il est grave ou aigu, fort ou doux par rapport a un autre, [422] en lui-même il n’est rien de tout cela. Dans le système harmonique, un son quelconque n’est rien non plus naturellement; il n’est ni tonique, ni dominant, ni harmonique, ni fondamental, parce que toutes ces propriétés ne sont que des rapports, & que le système entier pouvant varie du grave à l’aigu, chaque son change d’ordre & de place dans le système, selon que le système change de degré. Mais les propriétés des couleurs ne consistent point en des rapports. Le jaune est jaune, indépendant du rouge & du bleu, par-tout il est sensible & reconnoissable, & sitôt qu’on aura fixe l’angle de réfraction qui le donne, on sera sur d’avoir le même jaune dans tous les tems.
Les couleurs ne sont pas dans les corps colores, mais dans la lumière; pour qu’on voye un objet, il faut soit éclaire. Les sous ont aussi besoin d’un mobile, & pour qu’ils existent, il faut que le corps sonore soit ébranle. C’est un autre avantage en saveur de la vue, car la perpétuelle émanation des astres est l’instrument naturel qui agit sur elle, au lieu que la nature seule engendre peu de sons, & à moins qu’on n’admette l’harmonie des sphères célestes, il faut des êtres vivans pour la produire.
On voit par-la que la Peinture est plus près de la nature, & que la Musique tient plus à l’art humain. On sent aussi que l’une intéresse plus que l’autre, précisément parce qu’elle rapproche plus l’homme de l’homme & nous donne toujours quelque idée de nos semblables. La Peinture est souvent morte & inanimée; elle vous peut transporter au fond d’un désert; mais si-tôt que des signes vocaux frappent votre oreille, ils [423] vous annoncent un être semblable à vous, ils sont, pour ainsi dire, les organes de l’ame, & s’ils vous peignent aussi la solitude, ils vous disent que vous n’y êtes pas seul. Les oiseaux sifflent, l’homme seul chante, & l’on ne peut entendre ni chant, ni symphonie, sans se dire à l’instant, un autre être sensible est ici.
C’est un des plus grands avantages du Musicien, de pouvoir peindre les choses qu’on ne sauroit entendre, tandis qu’il est impossible au Peintre de représenter celles qu’on ne sauroit voir, & le plus grand prodige d’un art qui n’agit que le mouvement est d’en pouvoir former jusqu’à l’image du repos. Le sommeil, le calme de la nuit, la solitude & le silence même entrent dans les tableaux de la Musique. On sait que le bruit peut produire l’effet du silence, & le silence l’effet du bruit, comme quand on s’endort à une lecture égale & monotone & qu’on s’éveille à l’instant qu’elle cesse. Mais la Musique agit plus intimement sur nous, en excitant par un sens des affections semblables à celles qu’on peut exciter par un autre, & comme le rapport ne peut être sensible que l’impression ne soit forte, la Peinture dénuée de cette force, ne peut rendre à la Musique les imitations que celle-ci rire d’elle. Que toute la nature soit endormie, celui qui la contemple ne dort pas, & l’art du Musicien consiste à substituer à l’image insensible de l’objet, celle des mouvemens que sa présence excite dans le cœur du contemplateur. Non-seulement il agitera la mer, animera les flammes d’un incendie, fera couler les ruisseaux, tomber la pluie & grossir les torrens; mais il peindra l’horreur d’un désert affreux, rembrunira [424] les murs d’une prison souterraine, calmera la tempête, rendra l’air tranquille & serein, & répandra de l’Orchestre une fraîcheur nouvelle sur les bocages. Il ne représentera pas directement ces choses, mais il excitera dans l’ame les mêmes sentimens qu’on éprouve en les voyant.
CHAPITRE XVII
Erreur des Musiciens nuisible leur Art.
Voyez comment tout nous ramene sans cesse aux effets moraux dont j’ai parle, & combien les Musiciens qui ne considèrent la puissance des sons que par l’action de l’air & l’ébranlement des fibres, sont loin de connoître en quoi réside la force de cet art. Plus ils le rapprochent des impressions purement physiques, plus ils l’éloignent de son origine, & plus ils lui ôtent aussi de sa primitive énergie. En quittant l’accent oral & s’attachant aux seules institutions harmoniques, la Musique devient plus bruyante à l’oreille, & moins douce au cœur. Elle a déjà cessé de parler, bientôt elle ne chantera plus, & alors avec tous ses accords & toute son harmonie elle ne sera plus aucun effet sur nous.
CHAPITRE XVIII
Que le système musical des Grecs n’avoit aucun rapport au nôtre.
Comment ces changemens sont-ils arrives? Par un changement naturel du caractere des langues. On sait que notre harmonie est une invention gothique. Ceux qui prétendent trouver le système des Grecs dans le nôtre, se moquent de nous. Le système des Grecs n’avoit absolument d’harmonique dans notre sens, que ce qu’il faloit pour fixer l’accord des instrumens sur des consonnances parfaites. Tous les peuples qui ont des instrumens à cordes, sont forces de les accorder par des consonnances; mais ceux qui n’en ont pas, ont dans leurs chants des inflexions que nous nommons fausses, parce qu’elles n’entrent pas dans notre système & que nous ne pouvons les noter. C’est ce qu’on a remarque sur les chants des Sauvages de l’Amérique, & c’est ce qu’on auroit du remarquer aussi sur divers intervalles de la Musique des Grecs, si l’on eut étudie cette Musique avec moins de prévention pour la nôtre.
Les Grecs divisoient leur diagramme par tétracordes, comme nous divisons notre clavier par octaves, & les mêmes divisions se repetoient exactement chez eux à chaque tétracorde, comme elles se répetent chez nous à chaque octave; similitude qu’on n’eut pu conserver dans l’unité du mode harmonique [426] & qu’on n’auroit pas même imaginée. Mais comme on passe par des intervalles moins grands quand on parle que quand on chante, il fut naturel qu’ils regardassent la répétition des tétracordes, dans leur mélodie orale, comme nous regardons la répétition des octaves dans notre mélodie harmonique.
Ils n’ont reconnu pour consonnances que celles que nous appellons consonnances parfaites; ils ont rejette de ce nombre les tierces & les sixtes. Pourquoi cela? C’est que l’intervalle du ton mineur étant ignore d’eux, ou du moins proscrit de la pratique, & leurs consonnances n’étant point tempérées, toutes leurs tierces majeures etoient trop fortes d’un comma, leurs tierces mineures trop foibles d’autant, & par conséquent leurs sixtes majeures & mineures réciproquement altérées de même. Qu’on s’imagine maintenant quelles notons d’harmonie on peut avoir & quels modes harmoniques on peut établir en bannissant les tierces & les sixtes du nombre des consonnances! Si les consonnances mêmes qu’ils admettoient leur eussent été connues par un vrai sentiment d’harmonie, ils les auroient au moins sous-entendues au-dessous de leurs chants, la consonnance tacite des marches fondamentales eut prête son nom aux marches diatoniques qu’elles leur sugéroient. Loin d’avoir moins de consonnances que nous, ils en auroient eu davantage, & préoccupes, par exemple, de la basse ut sol, ils eussent donne le nom de consonnance la seconde ut re.
Mais, dira-t-on, pourquoi donc des marches diatoniques? Par un instinct qui dans une langue accentuée & chantante [427] nous porte à choisir les inflexions les plus commodes: car entre les modifications trop fortes qu’il faut donner à la glotte pour entonner continuellement les grands intervalles des consonnances, & la difficulté de régler l’intonation, dans les rapports très-composes des moindres intervalles, l’organe prit un milieu & tomba naturellement sur des intervalles plus petits que les consonnances, & plus simples que les comma; ce qui n’empêcha pas que de moindres intervalles n’eussent aussi leur emploi dans des genres plus pathétiques.
CHAPITRE XIX
Comment la Musique a dégénéré.
A mesure que la langue se perfectionnoit, la mélodie en s’imposant de nouvelles regles perdoit insensiblement de son ancienne énergie, & le calcul des intervalles fut substitue a la finesse des inflexions. C’est ainsi, par exemple, que la pratique du genre enharmonique s’abolit peu-à-peu. Quand les théâtres eurent pris une forme régulière, on n’y chantoit plus que sur des modes prescrits, & a mesure qu’on multiplioit les regles de l’imitation, la langue imitative s’affoiblissoit.
L’étude de la Philosophie & le progrès du raisonnement ayant perfectionne la grammaire, ôterent à la langue ce ton vif & passionne qui l’avoit d’abord rendue si chantante. Des le tems de Ménalippide & de Philoxène, les Symphonistes, [428] qui d’abord etoient aux gages des Poetes, & n’exécutoient que sous eux, & pour ainsi dire à leur dictée, en devinrent independans, & c’est de cette licence que se plaint si amèrement la Musique dans une Comedie de Phérécrate, dont Plutarque nous a conserve le passage. Ainsi la mélodie commençant n’être plus si adhérente au discours, prit insensiblement une existence à part, & la Musique devint plus indépendante des paroles. Alors aussi cessèrent peu-à-peu ces prodiges qu’elle avoir produits, lorsqu’elle n’etoit que l’accent & l’harmonie de la Poésie, & qu’elle lui donnoit sur les passions, cet empire que la parole n’exerça plus dans la suite que sur la raison. Aussi des que la Grece fut pleine de Sophistes & de Philosophes, n’y vit-on plus ni Poetes, ni Musiciens célébres. En cultivant l’art de convaincre on perdit celui d’émouvoir. Platon lui-même jaloux d’Homere & d’Euripide, décria l’un & ne put imiter l’autre.
Bientôt la servitude ajouta son influence a celle de la l’Philosophie. La Grece aux sers perdit ce feu qui n’échauffe que les ames libres, & ne trouva plus pour louer ses tyrans le ton dont elle avoit chante ses héros. Le mélange des Romains affoiblit encore ce qui restoit au langage d’harmonie & d’accent. Le latin, langue plus sourde & moins musicale, fit tort a la Musique en l’adoptant. Le chant employé dans la Capitale altéra peu-à-peu celui des Provinces; les théâtres de Rome nuisirent ceux d’Athenes: quand Neron remportoit des prix, la Grece avoir cesse d’en mériter; & la même mélodie, partagée a deux langues, convint moins a l’une & a l’autre.
[429] Enfin arriva la catastrophe qui détruisit les progrès de l’esprit humain, sans ôter les vices qui en etoient l’ouvrage. L’Europe inondée de Barbares & asservie par des ignorans, perdit à-la-fois ses sciences, ses arts, & l’instrument universel des uns & des autres, savoir la langue harmonieuse perfectionnée. Ces hommes grossiers que le Nord avoit engendres, accoutumèrent insensiblement toutes les oreilles à la rudesse de leur organe; leur voix dure & dénuée d’accent etoit bruyante sans être sonore. L’empereur Julien comparoit le parler des Gaulois au croassement des grenouilles. Toutes leurs articulations étant aussi après que leurs voix etoient nazardes & sourdes, ils ne pouvoient donner qu’une sorte d’éclat à leur chant, qui etoit de renforcer le son des voyelles pour couvrir l’abondance & la dureté des consonnes.
Ce chant bruyant, joint à l’inflexibilité de l’organe, obligea ces nouveaux venus & les peuples subjugues qui les imitèrent, de ralentir tous les sons pour les faire entendre. L’articulation pénible & les sons renforces concourent également a chasser de la mélodie tout sentiment de mesure & de rythme; comme ce qu’il y avoit de plus dur à prononcer étoit toujours le passage d’un son à l’autre, on n’avoit rien de mieux a faire que de s’arrêter sur chacun, le plus qu’il etoit possible, de le renfler, de le faire éclater le plus qu’on pouvoit. Le chant ne fut bientôt plus qu’une suite ennuyeuse & lente de sons traînans & cries, sans douceur, sans mesure & sans grace; & si quelques savans disoient qu’il faloit observer les longues & les brèves dans le chant latin, il est sur au moins qu’on chanta les vers comme de l’prose, & qu’il ne fut plus [430] question de pieds, de rythmes, ni d’aucune espece de mesure.
Le chant ainsi dépouille de toute mélodie, & consistant uniquement dans la force & la durée des sons, dut suggérer enfin les moyens de le rendre plus sonore encore, à l’aide des consonnances. Plusieurs voix traînant sans cesse à l’unisson des sons d’une durée illimitée, trouvèrent par hazard quelques accords qui, renforçant le bruit, le leur firent paroître agréable, & ainsi commença la pratique du discant & du contrepoint.
J’ignore combien de siecles les Musiciens tournèrent autour des vaines questions, que l’effet connu d’un principe ignore leur fit agiter. Le plus infatigable Lecteur ne supporteroit pas dans Jean de Muris, le verbiage de huit ou dix grands Chapitres, pour savoir, dans l’intervalle de l’octave coupée en deux consonnances, si c’est la quinte ou la quarte qui doit être au grave; & quatre cents ans après on trouve encore dans Bontempi des énumérations non moins ennuyeuses, de toutes les basses qui doivent porter la sixte au lieu de la quinte. Cependant l’harmonie prit, insensiblement la route que lui prescrit l’analyse, jusqu’ce qu’enfin l’invention du mode mineur & des dissonances, y eut introduit l’arbitraire dont elle est pleine, & que le seul préjuge nous empêche d’appercevoir.* [*Rapportant toute l’harmonie à ce principe très-simple de la résonance des cordes dans leurs aliquotes, M. Rameau fonde le mode mineur la dissonance sur sa prétendue expérience qu’une corde sonore en mouvement. fait vibrer d’autres cordes plus longues a sa douzieme & à sa dix-septieme majeure au grave.
Ces cordes, selon lui, vibrent & frémissent dans toute leur longueur, mais elles ne résonent pas. Voilà, ce me semble, une singuliere physique; c’est comme si l’on disoit que le soleil luit & qu’on ne voit rien.
Ces cordes plus longues, ne rendant que le son de la plus aigue, parce qu’elles se divisent, vibrent, résonent a son unisson, confondent leur son avec le sien, & paroissent n’en rendre aucun. l’erreur est d’avoir cru les voir vibrer dans toute leur longueur, & d’avoir mal observe les nœuds. Deux cordes sonores formant quelque intervalle harmonique, peuvent faire entendre leur son fondamental au grave, même sans une troisieme corde, c’est l’expérience connue & confirmée de M. Tartini; mais une corde seule n’a point d’autre son fondamental que le sien, elle ne fait point résoner ni vibrer ses multiples, mais seulement son unisson & les aliquotes. Comme le son n’a d’autre cause que les vibrations du corps sonore, & qu’ou la cause agit librement, l’effet suit toujours, séparer les vibrations de la résonance c’est dire une absurdité.]
[431] La mélodie étant oubliée & l’attention du Musicien s’étant tournée entièrement vers l’harmonie, tout se dirigea peu-à-peu sur ce nouvel objet, les genres, les modes, la gamme, tout reçut des faces nouvelles; ce furent les successions harmoniques qui réglerent la marche des parties. Cette marche ayant usurpe le nom de mélodie, on ne put méconnoître en effet dans cette nouvelle mélodie les traits de sa mere, & notre système musical étant ainsi venu par degrés purement harmonique, il n’est pas étonnant que l’accent oral en ait souffert, & la Musique ait perdu pour nous presque toute son énergie.
Voilà comment le chant devint par degrés un art entièrement sépare de la parole dont il tire son origine, comment les harmoniques des sons firent oublier les inflexions de la voix, & comment enfin, bornée à l’effet purement physique du concours des vibrations, la Musique se trouva privée des effets moraux qu’elle avoit produits, quand elle etoit doublement la voix de la nature.
CHAPITRE XX
Rapport des Langues aux Gouvernemens.
Ces progrès ne sont ni fortuits, ni arbitraires, ils tiennent aux vicissitudes des choses. Les langues se forment naturellement sur les besoins des hommes; elles changent & s’alterent selon les changemens de ces mêmes besoins. Dans les anciens tems, ou la persuasion tenoit lieu de force publique, l’éloquence etoit nécessaire. A quoi serviroit-elle aujourd’hui, que la force publique supplée à la persuasion? L’on n’a besoin ni d’art, ni de figure pour dire, tel est mon plaisir. Quels discours restent donc à faire au peuple assemble? des sermons. Et qu’importe à ceux qui les sont de persuader le peuple, puisque ce n’est pas lui qui nomme aux Bénéfices? Les langues populaires nous sont devenues aussi parfaitement inutiles que l’éloquence. Les sociétés ont pris leur derniere forme; on n’y change plus rien qu’avec du canon & des écus, & comme on n’a plus rien à dire au peuple, sinon, donnez de l’argent, on le dit avec des placards au coin des rues, ou des soldats dans les maisons; il ne faut assembler personne pour cela: au contraire, il faut tenir les sujets épars, c’est la premiere maxime de la politique moderne.
Il y a des langues favorables à la liberté, ce sont les langues sonores, prosodiques, harmonieuses, dont on distingue le discours de fort loin. Les nôtres sont faites pour lu bourdonnement [433] des Divans. Nos Prédicateurs se tourmentent, se mettent en sueur dans les Temples, sans qu’on sache rien de ce qu’ils ont dit. Après s’être épuces à crier pendant une heure, ils sortent de la chaire à demi-morts. Assurément ce n’etoit pas la peine de prendre tant de fatigue.
Chez les anciens on se faisoit entendre aisément au peuple sur la place publique; on y parloit tout un jour sans s’incommoder. Les Généraux haranguoient leurs Troupes; on les entendoit, & ils ne s’épuisoient point. Les historiens modernes qui ont voulu mettre des harangues dans leurs histoires, se sont fait moquer d’eux. Qu’on suppose un homme haranguant en François le peuple de Paris dans la place de Vendôme. Qu’il crie pleine tête, on entendra qu’il crie, on ne distinguera pas un mot. Herodote lisoit son histoire aux peuples de la Grece, assembles en plein air, & tout retentissoit d’applaudissemens. Aujourd’hui l’Académicien qui lit un mémoire, un jour d’assemblée publique, est a peine entendu au bout de la Salle. Si les Charlatans des places abondent moins en France qu’en Italie, ce n’est pas qu’en France ils soient moins écoutes, c’est seulement qu’on ne les entend pas si bien. M. d’Alembert croit qu’on pourroit débiter le Récitatif François a l’Italienne; il faudroit donc le débiter l’oreille, autrement on n’entendroit rien du tour. Or, je dis que toute langue avec laquelle on ne peut pas se faire entendre au peuple assemble, est une langue servile; il est impossible qu’un peuple demeure libre & qu’il parle cette langue-là.
Je finirai ces réflexions superficielles, mais qui peuvent [434] en faire naître de plus profondes, par le passage qui me les a suggérées.
Ce seroit la matiere d’un examen assez philosophique, que d’observer dans le fait, de montrer, par des exemples, combien le caractère, les mœurs & les intérêts d’un peuple influent sur sa langue.* [*Remarques sur la gramm. gêner & raison par M. Déclos, pag. H.]
FIN.
JEAN JACQUES ROUSSEAU
LETTRE
SUR LA MUSIQUE FRANÇOISE
[1752, été -1753; novembre 1753; «le ms. a disparu.»; édition originale, 1753; deuxieme édition, 1753 avec l’avertissement et corrections; le Pléiade édition, t. V, pp. 286-328 =Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VIII, pp. 435-494.]
LETTRE
SUR LA MUSIQUE
FRANÇOISE.
AVERTISSEMENT
La querelle, excitée l’année derniere a l’Opéra, n’ayant abouti qu’à des injures, dites, d’un cote, avec beaucoup d’es prit, & de l’autre avec beaucoup, d’animosité, je n’y voulus prendre aucune part; car cette espece de guerre ne me convenoit en aucun sens, & je sentois bien que ce n’etoit pas le tems de ne dire que des raisons. Maintenant que les Bouffons sont congédies, ou prêts a l’être, & qu’il n’est plus question de Cabales, je trois pouvoir hazarder mon sentiment, & je le dirai avec ma franchise ordinaire, sans craindre en cela, d’offenser personne; il me semble même que, sur un pareil sujet, toute précaution seroit injurieuse pour les Lectures; car j’avoue que j’aurois fort mauvaise opinion d’un Peuple* [*De peur que mes Lecteurs ne prennent les dernieres lignes de cet alinéa pour une satyre ajoutée après coup, je dois les avertir qu’elles sont tirées exactement de la premiere édition de cette Lettre; tout ce qui fuit fut ajoutée dans la seconde.] qui donnneroit à des Chansons une importance ridicule; qui feroit plus de cas de ses Musiciens que de ses Philosophes, & chez lequel il faudrait parler de Musique avec plus de circonspection que des plus graves sujets de morale.
C’est par la raison que je viens d’exposer [437] quelques-uns m’accusent, a ce qu’un dit, d’avoir manque de respect a la Musique Françoise dans ma premiere édition, le respect beaucoup plus grand & l’estime que je dois a la Nation, m’empêchent de rien changer, a cet égard, dans celle-ci.
Une chose presque incroyable, si elle regardoit tout autre que moi, c’est qu’on ose m’accuser d’avoir parle de la langue avec mépris, dans un Ouvrage ou il n’en peut être question que par rapport a la Musique. Je n’ai pas change la dessus un seul mot dans cette édition; ainsi, en la parcouront de sens-froid, le Lecteur pourra voir si cette accusation est juste. Il est vrai que, quoique nous ayons eu d’excellens Poetes & même quelques Musiciens qui n’etoient pas sans génie, je crois notre langue peu propre à la Poésie, & point du tout a la Musique. Je ne crains pas de m’en rapporter sur point aux Poetes mêmes; car, quant aux Musiciens, chacun sait qu’on petit se dispenser de les consulter sur toute affaire de raisonnement. En revanche, la langue Françoise me paroit celle des Philosophes & des Sages:* [*C’est le sentiment de l’Auteur de la Lettre sur les Sourds & les Muets, sentiment qu’il soutient très-bien dans l’addition a cet Ouvrage, & qu’il prouve encore mieux par tous ses Ecrits.] elle semble faite pour être l’organe delà vérité & de la raison: malheur a quiconque offense l’une ou l’autre dans des Ecrits qui la déshonorent. Quant a moi, le plus digne hommage [438] que je croye pouvoir rendre à cette belle & langue, dont J’ai le bonheur de faire usage, est de tacher de ne la point avilir.
Quoique je ne veuille & ne doive point changer de ton avec le Public, que je n’attende rien de lui, & que je me soucie tout aussi peu de ses satires que de ses éloges, je crois le respecter beaucoup plus que cette foule d’Ecrivains mercenaires & dangereux, qui le flattent pour leur intérêt. Ce respect, il est vrai, ne consiste pas dans de vaine managemens qui marquent l’opinion qu’on a de la foiblesse de ses Lecteurs; mais a rendre hommage à leur jugement, en appuyant, par des raisons solides, le sentiment qu’on leur propose, & c’est ce que je me suis toujours efforce de faire. Ainsi, de quelque sens qu’on veuille envisager les choses, en appréciant équitablement toutes les clameurs que cette Lettre a excitées, j’ai bien peur, qu’à la fin, mon plus grand tort ne soit d’avoir raison; car je sais trop que celui-là ne me sera jamais pardonne.
LETTRE SUR LA MUSIQUE FRANÇOISE.
Stunt verba & voces, praetereàque nihil.
Vous souvenez-vous, Monsieur, de l’histoire de cet enfant de Silésie, dont parle M. de Fontenelle, & qui etoit ne avec une dent d’or? Tous les Docteurs de l’Allemagne s’épuiserent d’abord en savantes dissertations, pour expliquer comment on pouvoit naître avec une dent d’or: la derniere chose dont on s’avisa sur de versifier le fait, & il se trouva que la dent n’etoit pas d’or. Pour éviter un semblable inconvénient, avant que de parler de l’excellence de notre Musique, il seroit peut-être bon de s’assurer de son existence, & d’examiner d’abord, non pas si elle est d’or, mais si nous en avons une.
Les Allemands, les Espagnols & les Anglois, ont longtems prétendu posséder une Musique propre a leur langue: en effet, ils avoient des Opéra Nationaux qu’ils admiroient de très-bonne foi, & ils etoient bien persuades qu’il y alloit de leur gloire a laisser abolir ces chefs-d’oeuvre insupportables a [440] toutes les oreilles, excepte les leurs. Enfin le plaisir l’a emporte chez eux sur la vanité, ou du moins, ils s’en sont fait une mieux entendue de sacrifier au goût & à la raison, des préjugés qui rendent souvent les Nations ridicules, par l’honneur même qu’elles y attachent.
Nous sommes encore en france à l’égard de notre Musique, dans les sentimens ou ils etoient alors sur la leur; mais qui nous assurera que pour avoir été plus opiniâtres, notre entêtement en soit mieux fonde? Ignorons-nous combien l’habitude des plus mauvaises choses peut fasciner nos sens en leur faveur,* [*Les curieux seront peut-être bien-aises de trouver ici le passage suivant, tire d’un ancien partisan du Coin de la Reine, & que je m’abstiens de traduire pour de fort bonnes raisons.
Et reversus est Rex piissimus Carolus, & celebravit Roma Pascha cum Domno Apostolico. Ecce orta est contentio par dies festos Paschae inter Cantores Romanorum & Gallorum: dicebant se Galli melius cantare & pulchrius quam Romani: dicebant se Romani doctissime cantilenas ecclesiasticas proferre, sicut docti fuerant a Sancto Gregorio Papa; GaIlos corrupte cantare, & cantilenam sanam destruendo dilacerare. Quae contentio ante Domnum Regent Carolum pervenit. Galli vero, propter secritatem Domni Regis Caroli, valde exprobrabant Cantoribus Romanis. Romani verd propter auctoritatem magnae doctrinae eos stultos, rusticos & indoctos velut bruta animalia affirmabant, & doctrinam Sancti Grergorii praeferchant rusticitati corum: & cum altercatio de neutra parte finiret, ait Domnus piissimus rex Carolus ad suos Cantores: dicite palam quis purior est, & quis melior, aut sons vivus, aut rivuli ejus longe decurrentes? Responderunt onunes una voce, sontem, velut caput & originem, purtiorem esse; rivulos autem ejut quanto longius a fonte recesserint, tanto turbuientos & sordibus ac immunditils corruptos; & ait Domnus Rex Carlos: Rcvertimini vos ad fontem Sancti Gregorii, quia manifeste corrupistis contilenam ecclesiasticam. Mox petit Domnus Rex Carlos ab Adriano Papa Cantores qui Franciam corrigerent de Canto. At ille dedit ei Theodorum & Benedictum doctissimos Cantores qui a Sancto Gregorio eruditi fuerant, tribuitque Antiphonarios Sancti Gregorii, quos ipse notaverat nota Romana: Domnus vcro Rex Ccarolus revertcns in Franciam misit unum Cantorem in Metis Civitate, alterum in Suessonis Civitate, praecipiens de omnibus Civitatibus Francia Magistros scholae Antiphonarios eis ad corrigendum tradere, & ab eis discere cantare. Correcti sunt ergo Antipltonarii Francorum, quos unusquisque pro suo arbitrio vitiaverat, addens vel minuens; & omnes Franciae Cantores didicerunt notam Romanam quam nune votant notam Franciscam: excepto qued tremulus & vinnulas, sive collisibiles vel secabiles voces in Cantu non poterant perfecte exprimere Franci, naturali voce barbarica frangentes in gutture voces, quam potius exprimentes. Majus autem agisterium Cantandi in Metis remansit, quantiumque Magisterium Romanum superat. Metense in arte Cantandi, tanto superat Metensis Cantilena caeteras scholas Gallorum. Similiter crudierunt Romani Cantores supradictos Cantores Francorum in arte organandi; & Domnus Rex Carolus iterium a ome artis grammaticae & computatoriae Magistros secum adduxit in Franciam, & ubique studium litterarum expandere jussit. Ante ipsum enim Domnum Regem Carolum in Gallia nullum studium fuerat liberalium artium.] & combien le raisonnement & la réflexion
[441] sont nécessaires pour rectifier dans tous les beaux arts, l’approbation mal-entendue que le peuple donne souvent aux productions du plus mauvais goût, & détruire le faux plaisir qu’il y prend? Ne seroit-il donc point propos, pour bien juger de la Musique Françoise, indépendamment de ce qu’en pense la populace de tous les etats, qu’on essayât une fois de la soumettre a la coupelle de la raison, & de voir si elle en soutiendra l’épreuve? Concedo ipse hoc multis, disoit Platon, voluptate Musicam judicandam, sed illam ferme Musicam esse dico pulcherriman quae optimos, satisque eruditos delectet.
Je n’ai pas dessein d’approfondir ici cet examen; ce n’est pas l’affaire d’une Lettre, ni peut-être la mienne. Je voudrois [442] seulement tacher d’établir quelques principes, sur lesquels, en attendant qu’on en trouve de meilleurs, les maîtres de l’Art, ou plutôt les Philosophes pussent diriger leurs recherches: car, disoit autrefois un Sage, c’est au Poete a faire de la Poésie, & au Musicien a faire de la Musique; mais il n’appartient qu’au Philosophe de bien parler de l’une & de l’autre.
Toute Musique ne peut être composée que de ces trois choses; mélodie ou chant, harmonie ou accompagnement, mouvement ou mesure.* [*Quoiqu’on entende par mesure la détermination du nombre & du rapport des tems, & par mouvement celle du degré de vitesse, j’ai cru pouvoir ici confondre ces chose l’idée générale de modification de la durée ou du tems]
Quoique le chant tire son principal caractere de la mesure; comme il naît immédiatement de l’harmonie, & qu’il assujettit toujours l’accompagnement a sa marche, j’unirai ces deux parties dans un même article, puis je parlerai de la mesure séparément.
L’harmonie ayant son principe dans la nature, est la même pour toutes les Nations, ou si elle a quelques différences, elles sont introduites par celle de la mélodie; ainsi, c’est de la mélodie seulement qu’il faut tirer le caractere particulier d’une Musique Nationale; d’autant plus que ce caractere étant principalement donne par la langue, le chant proprement dit doit ressentir sa plus grande influence.
On peut concevoir des langues plus propres à la Musique les unes que les autres; on ne peut concevoir qui ne le seroient [443] point du tout. Telle en pourroit être une qui ne seroit composée que de sons mixtes, de syllabes muettes, sourdes ou nazales, peu de voyelles sonores, beaucoup de consonnes & d’articulations, & qui manqueroit encore d’autres conditions essentielles, dont je parlerai dans l’article de la mesure. Cherchons, par curiosité, ce qui resulteroit de la Musique appliquée à une telle langue.
Premièrement, le défaut d’éclat dans le son des voyelles obligeroit d’en donner beaucoup a celui des notes, & parce que la langue seroit sourde, la Musique seroit criarde. En second lieu, la dureté & la fréquence des consonnes forceroit a exclure beaucoup de mots, a ne procéder sur les autres que par des intonations élémentaires, & la Musique seroit insipide & monotone; sa marche seroit encore lente & ennuyeuse par la même raison, & quand on voudroit presser un peu le mouvement, sa vitesse ressembleroit a celle d’un corps dur & anguleux qui roule sur le pave.
Comme une telle Musique seroit dénuée de toute mélodie agréable, on tâcheroit d’y suppléer par des beautés factices & peu naturelles; on la chargeroit de modulations fréquentes & régulières, mais froides, sans graces & sans expression. On inventeroit des fredons, des cadences, des ports de voix d’autres agrémens postiches qu’on prodiguerait dans le chant, & qui ne feroient que le rendre plus ridicule sans le rendre moins plat. La Musique avec toute cette maussade parure resteroit languissante & sans expression, & ses images, dénuées de force & d’énergie, peindroient peu d’objets en beaucoup de notes, comme ces ecritures gothiques, dont les lignes [444] remplies de traits & de lettres figurées, ne contiennent que deux ou trois mots, & qui renferment très-peu de sens en un grand espace.
L’impossibilité d’inventer des chants agréables obligeroit les Compositeurs à tourner tous leurs soins du cote de l’harmonie, & faute de beautés réelles, ils y introduiroient des beautés de convention, qui n’auroient presque d’autre mérite que la difficulté vaincue: au lieu d’une bonne Musique, ils imagineroient une Musique savante; pour suppléer au chant, ils multiplieroient les accompagnemens; il leur en couteroit moins de placer beaucoup de mauvaises parties les unes au-dessus des autres, que d’en faire une qui fut bonne. Pour ôter l’insipidité, ils augmenteroient la confusion; ils croiroient faire de la Musique, & ils ne seroient que du bruit.
Un autre effet qui resulteroit du défaut de mélodie, seroit que les Musiciens n’en ayant qu’une fausse idée, trouveroient par-tout une mélodie à leur maniere: n’ayant pas de véritable chant, les parties de chant ne leur couteroient rien a multiplier, parce qu’ils donneroient hardiment ce nom a ce qui n’en seroit pas; même jusqu’à la Basse-continue, a l’unisson de laquelle ils seroient sans façon réciter les Basses-tailles, sauf a couvrir le tout d’une sorte d’accompagnement, dont la prétendue mélodie n’auroit aucun rapport à celle de la partie vocale. Par-tout ou ils verroient des notes ils trouveroient du chant, attendu qu’en effet leur chant ne seroit que des notes. Voces, praetereàque nihil.
Passions maintenant à la mesure, dans le sentiment de laquelle [445] consiste en grande partie la beauté & l’expression du chant. La mesure est à-peu-près à la mélodie ce que la Syntaxe est au discours: c’est elle qui fait l’enchaînement des mots, qui distingue les phrases, & qui donne un sens, une liaison au tout. Toute Musique dont on ne sent point la mesure ressemble, si la faute vient de celui qui l’exécute, à une ecriture en chiffres, dont il faut nécessairement trouver la clef pour en démêler le sens; mais si en effet cette Musique n’a pas de mesure sensible, ce n’est alors qu’une collection confuse de mots pris au hazard & ecrits sans suite, auxquels le Lecteur ne trouve aucun sens, parce que l’Auteur n’y en a point mis.
J’ai dit que toute Musique Nationale tire sort principal caractere de la langue qui lui est propre, & je dois ajouter que c’est principalement la prosodie de la langue qui constitue ce caractere. Comme la Musique vocale a précédé de beaucoup l’instrumentale, celle-ci a toujours reçu de l’autre ses tours de chant & sa mesure, & les diverses mesures de la Musique vocale n’ont pu naître que des diverses manieres dont on pouvoit scander le discours & placer les brèves & les longues les unes a l’égard des autres: ce qui est très-évident dans la Musique Grecque, dont toutes les mesures n’etoient que les formules d’autant de rythmes fournis par tous les arrangemens des syllabes longues ou brèves, & des pieds dont la langue & la Poésie etoient susceptibles. De sorte que quoiqu’on puisse très-bien distinguer dans le rythme musical la mesure de la prosodie, la mesure du vers, & la mesure du chant, il ne faut pas douter que la Musique la plus agréable, [446] ou du-moins la mieux cadencée, ne soit celle ou ces trois mesures concourent ensemble le plus parfaitement qu’il est possible.
Après ces éclaircissemens, je reviens à mon hypothèse, & je suppose que la même langue, dont je viens de parler, eut une mauvaise prosodie, peu marquée, sans exactitude & sans précision, que les longues & les brèves n’eussent pas entr’elles en durées & en nombres des rapports simples & propres à rendre le rythme agréable, exact, régulier; qu’elle eut des longues plus ou moins longues les unes que les autres, des brèves plus ou moins brèves, des syllabes ni brèves, ni longues, & que les différences des unes & des autres autres fussent indéterminées & presque incommensurables: il est clair que la Musique Nationale étant contrainte de recevoir dans sa mesure les irrégularités de la prosodie, n’en auroit qu’une fort vague, inégale & très-peu sensible; que le récitatif se sentiroit, sur-tout, de cette irrégularité; qu’on ne sauroit presque comment y faire accorder les valeurs des notes & celles des syllabes; qu’on seroit contraint d’y charger de mesure a tout moment, & qu’on ne pourroit jamais y rendre les vers dans un rythme exact & cadence; que même dans les airs mesures tous les mouvemens seroient peu naturels & sans précision; que pour peu de lenteur qu’on joignît à ce défaut, l’idée de l’égalité des tems se perdroit entièrement dans l’esprit du Chanteur & de l’Auditeur, & qu’enfin la mesure n’étant plus sensible, ni ses retours égaux, elle ne seroit assujettie qu’au caprice du Musicien, qui pourroit a chaque instant la presser ou ralentir a son gré, de [447] sorte qu’il ne seroit pas possible dans un concert, de se passer de quelqu’un qui la marquât à tous, selon la fantaisie ou la commodité d’un seul.
C’est ainsi que les Acteurs contracteroient tellement l’habitude de s’asservir la mesure, qu’on les entendroit même l’altérer à dessein dans les morceaux ou le Compositeur seroit venu à bout de la rendre sensible. Marquer la mesure seroit ne faute contre la composition, & la suivre en seroit une contre le goût du chant; les défauts passeroient pour des beautés, & les beautés pour &s défauts; les vices seroient établis en regles, & pour faire de la Musique au goût de la Nation, il ne faudroit que s’attacher avec soin à ce qui déplaît à tous les autres.
Aussi avec quelque art qu’on cherchât a couvrir les défauts d’une pareille Musique, il seroit impossible qu’elle plut jamais à d’autres oreilles qu’à celles des naturels du pays ou elle seroit en usage: a force de essuyer des reproches sur leur mauvais goût, à force d’entendre dans une langue plus favorable de la véritable Musique, ils chercheroient à en rapprocher la leur, & ne seroient que lui ôter son caractere & la convenance qu’elle avoit avec la langue pour laquelle elle avoit été faite. S’ils vouloient dénaturer leur chant, ils le rendroient dur, baroque & presque inchantable; s’ils se contentoient de l’orner par d’autres accompagnemens que ceux qui lui sont propres, ils ne seroient que marquer mieux sa platitude par un contraste inévitable; ils ôteroient à leur Musique la seule beauté dont elle etoit susceptible, en ôtant à toutes ses parties l’uniformité de caractere qui la faisoit [448] être une; & en accoutumant les oreilles a dédaigner le chant pour n’écouter que la symphonie, ils parviendroient enfin à ne faire servir les voix que d’accompagnent a l’accompagnement.
Voilà par quel moyen la Musique d’une telle Nation se diviseroit en Musique vocale & Musique instrumentale; voilà comment, en donnant des caracteres differens a ces deux especes, on en seroit un tout monstrueux. La symphonie voudroit aller en mesure, & le chant ne pouvant souffrir aucune gêne, on entendroit souvent dans les mêmes morceaux les Acteurs & l’Orchestre se contrarier & se faire obstacle mutuellement. Cette incertitude & le mélange des deux caracteres introduiroient dans la maniere d’accompagner, une froideur & une lâcheté qui se tourneroit tellement en habitude, que les Symphonistes ne pourroient pas, même en exécutant de bonne Musique, lui laisser de la force & de l’énergie. En la jouant comme la leur, ils l’énerveroient entièrement; ils feroient fort les doux, doux les fort, & ne connoîtroient pas une des nuances de ces deux mots. Ces autres mots, rinsorzando, dolce,* [*Il n’y a peut-être pas quatre Symphonistes François qui sachent la différence de piano & dolce, & c’est fort inutilement qu’ils la sauroient; car, qui d’entr’eux seroit en etat de la rendre?] risoluto, congusto, spiritoso, sostenuto, con brio, n’auroient pas même de synonymes dans leur langue, & celui d’expression n’y auroit aucun sens. Ils substitueroient je ne sais combien de petits ornemens froids & maussades a la vigueur du coup d’archet. Quelque nombreux que fut l’Orchestre, il ne feroit aucun effet, ou n’en [449] feroit qu’un très-désagréable. Comme l’exécution seroit toujours lâche, & que les Symphonistes aimeroient mieux jouer proprement que d’aller en mesure, ils ne seroient jamais ensemble: ils ne pourroient venir à bout de tirer un son net & juste, ni de rien exécuter dans son caractere, & les Etrangers seroient tout surpris qu’à quelques-uns près, un Orchestre vante comme le premier du monde, seroit à peine digne des tréteaux d’une guinguette.* [*Comme on m’a assure qu’il y avoit parmi les Symphonistes de l’Opéra, non-seulement de très bons violons, ce que je confesse qu’ils sont presque tous pris séparément, mais véritablement honnêtes-gens qui ne se prêtent point aux cabales de leurs confrères pour mal servir le Public; je me hâte d’ajouter ici cette distinction, pour réparer, autant qu’il est en moi, le tort que je puis avoir vis-à-vis de ceux qui la méritent.] Il devroit naturellement arriver que de tels Musiciens prissent en haine la Musique qui auroit mis leur honte en évidence, & bientôt joignant la mauvaise volonté au mauvais goût, ils mettroient encore du dessein prémédité dans la ridicule exécution, dont ils auroient bien pu se fier à leur mal-adresse.
D’après une autre supposition contraire à celle que je viens de faire, je pourrois déduire aisément toutes les qualités une véritable Musique, faite pour émouvoir, pour imiter, pour plaire, & pour porter au cœur les plus douces impressions de l’harmonie & du chant; mais comme ceci nous encarterait trop de notre sujet & sur-tout des idées qui nous sont connues, j’aime mieux me borner a quelques observations sur la Musique Italienne, qui puissent nous aider à mieux juger la notre.
[450] Si l’on demandoit laquelle de toutes les langues doit avoir une meilleure Grammaire; je repondrois que c’est celle du Peuple qui raisonne le mieux; & si l’on demandoit lequel de tous les Peuples doit avoir une meilleure Musique, je dirois que c’est celui dont la langue y est le plus propre. C’est ce que j’ai déjà établi ci-devant, & que j’aurai occasion de confirmer dans la suite de cette Lettre. Or s’il y a en Europe une langue propre à la Musique, c’est certainement l’Italienne; car cette langue est douce, sonore, harmonieuse, & accentuée plus qu’aucune autre, & ces quatre qualités sont précieusement les plus convenables au chant.
Elle est douce, parce que les articulations y sont peu composées, que la rencontre des consonnes y est rare & sans rudesse, & qu’un très-grand nombre de syllabes n’y étant formées que de voyelles, les fréquentes élisions en rendent la prononciation plus coulante: elle est sonore, parce que la plupart des voyelles y sont éclatantes, qu’elle n’a pas de diphtongues composées, qu’elle a peu ou point de voyelles nazales, & que les articulations rares & faciles distinguent mieux le son des syllabes, qui en devient plus net & plus plein. A l’égard de l’harmonie, qui dépend du nombre & de la prosodie autant que des sons, l’avantage de la langue Italienne est manifeste sur ce point: car il faut remarque que ce qui rend une langue harmonieuse & véritablement pittoresque, dépend moins de la force réelle de ses termes, que de la distance qu’il y a du doux au fort entre les sons qu’elle emploie, & du choix qu’on en peut faire pour les tableaux qu’on a à peindre. Ceci suppose, que ceux qui pensent que [451] l’Italien n’est que le langage de la douceur & de la tendresse, prennent la peine de comparer entr’elles ces deux strophes du Tasse.
Teneri sdegri e placide e tranquille
Repulse e cari vezzi e liete paci,
Sorrisi, parolette, e dolci stille
Di pianto e sospir, tronchi e molli bacci:
Fuse tai cose tutte, e poscia unille,
Et al foce tempro di lente saci;
E ne formo quel si mirabil cinto
Di ch’ella aveva il bel fianco succinto;
Chiama gl’abitator de l’ombre eterne
Il rauco suon de la tartarea tromba;
Treman le spaziose atre caverne,
E l’aer cieco a quel romor rimbomba;
Ne si stridendo mai da le superne
Regioni del Cielo il folgor piomba,
Me si scossa giammai trema la terra
Quando i vapori in sen gravida serra.
Et s’ils désespèrent de rendre en François la douce harmonie de l’une, qu’ils essayent d’exprimer la rauque dureté de l’autre: il n’est pas besoin pour juger de ceci d’entendre la langue, il ne faut qu’avoir des oreilles & de la bonne soi. Au reste, vous observerez que cette dureté de la derniere strophe n’est point sourde, mais très-sonore, & qu’elle n’est que pour l’oreille & non pour la prononciation: car la langue n’articule pas moins facilement les r multipliées qui sont [452] la rudesse de cette strophe, que les l qui rendent la premiere si coulante. Au contraire, toutes les fois que nous voulons donner de la dureté à l’harmonie de notre langue, nous sommes forces d’entasser des consonnes de toute espece qui forment des articulations difficiles & rudes, ce qui retarde la marche du chant & contraint souvent la Musique d’aller plus lentement, précieusement quand le sens des paroles le plus de vitesse.
Si je voulois m’étendre sur cet article, je pourrois peut-être vous faire voir encore que les inversions de la langue Italienne sont beaucoup plus favorables à la bonne mélodie que l’ordre didactique de la notre, & qu’une phrase Musicale se développe d’une maniere plus agréable & plus intéressante, quand le sens du discours, long-tems suspendu, se résout sur le verbe avec la cadence, que quand il se développe à mesure, & laisse affoiblir ou satisfaire ainsi par degrés le degrés de l’esprit, tandis que celui de l’oreille augmente en raison contraire jusqu’à la fin de la phrase. Je vous prouverois encore que l’art des suspendons & des mots entrecoupes, que l’heureuse constitution de la langue rend si familier à la Musique Italienne, est entièrement inconnu dans la notre, & que nous n’avons d’autres moyens pour y suppléer, que des silences qui ne sont jamais du chant, & qui, dans ces occasions, montrent plutôt la pauvreté de la Musique que les ressources du Musicien.
Il me resteroit à parler de l’accent, mais ce point important demande une si profonde discussion, qu’il vaut mieux la réserver a une meilleure main: je vais donc passer aux choses [453] plus essentielles à mon objet, & tacher d’examiner notre Musique en elle-même.
Les Italiens prétendent que notre mélodie est plate & sans aucun chant, & toutes les Nations* [*Il a été un tems, dit Mylord Schaftesbury, ou l’usage de parler François avoit mis, parmi nous, la Musique Françoise à la mode. Mais bientôt la Musique Italienne, nous montrant la Nature de plus près, nous dégoûte de l’autre, & nous sa fit appercevoir aussi lourde, aussi plate, & aussi maussade qu’elle l’est en effet.] neutres confirment unanimement leur jugement sur ce point; de notre cote nous accusons la leur d’être bizarre & baroque.* [*Il me semble qu’on n’ose plus tant faire ce reproche à la mélodie Italienne, depuis qu’elle s’est fait entendre parmi nous: c’est ainsi que cette Musique admirable n’a qu’à se montrer, telle qu’elle est, pour se justifier de tous les torts dont on l’accuse] J’aime mieux croire que les uns ou les autres se trompent, que d’être réduit à dire que dans des contrées ou les Sciences & tous, les Arts sont parvenus a un si haut degré, la Musique seule est encore à naître.
Les moins prévenus d’entre nous* [*Plusieurs condamnent l’exclusion totale que les Amateurs de Musique donnent sans balancer à la Musique Françoise; ces modéras conciliateurs ne voudroient pas de goûts exclusifs, comme si l’amour des bennes choses devoir faire aimer les mauvaises.] se contentent de dire que la Musique Italienne & la Françoise sont toutes deux bonnes, chacune dans son genre, chacune pour la langue qui lui est propre, mais outre que les autres Nations ne conviennent pas de cette parité, il resteroit toujours à savoir laquelle des deux langues peut comporter le meilleur genre de Musique en soi. Question sort agitée en France, mais qui ne le sera jamais ailleurs; question qui ne peut être décédée que par une oreille [454] parfaitement neutre, & qui par conséquent devient tous les jours plus difficile a résoudre dans le seul pays ou elle soit en problème. Voici sur ce sujet quelques expériences que chacun est maître de versifier, & qui me paroissent pouvoir servir a cette solution, du moins quant a la mélodie, a laquelle seule se réduit presque toute la dispute.
J’ai pris dans les deux Musiques des airs également estimes chacun dans son genre, & les dépouillant les uns de leurs ports-de-voix & de leurs cadences éternelles, les autres des notes sous-entendues que le Compositeur ne se donne point la peine d’écrire, & dont il se remet à l’intelligence du Chanteur,* [*C’est donner toute la saveur a la Musique Françoise, que de s’y prendre ainsi car ces notes, sous-entendues dans l’Italienne, ne sont pas moins de l’essence de la mélodie, que celles qui sont sur lu papier. Il s’agit moins de ce qui est écrit que de ce qui doit se chanter, & cette maniere de noter doit seulement passer pour une sorte d’abréviation, au lieu que les cadences & les ports-de-voix du chant François sont bien, si l’on veut, exiges par le goût, mais ne constituent point la mélodie, & ne sont pas de son essence; c’est pour elle une sorte de fard qui couvre sa laideur sans la détruire, & qui ne la rend que plus ridicu1e aux oreilles sensibles.] je les ai solfies exactement sur la note, sans aucun ornement, & sans rien fournir de moi-même au sens ni a la liaison de la phrase. Je ne vous dirai point quel a été dans mon esprit le résultat de cette comparaison, parce que j’ai le droit de vous proposer mes raisons & non pas mon autorité: je vous rends compte seulement des moyens que j’ai pris pour me déterminer, afin que si vous les trouvez bons, vous puissiez les employer a votre tour. Je dois vous avertir seulement, que cette expérience demande bien plus de précautions [455] qu’il ne semble. La premiere & la plus difficile de toutes est d’être de bonne foi, & de se rendre également équitable dans le choix & dans le jugement. La seconde est que pour tenter cet examen il faut nécessairement être également verse dans les deux styles; autrement celui qui seroit le plus familier se presenteroit a chaque instant a l’esprit au préjudice de l’autre; & cette deuxieme condition n’est gueres plus facile que la premiere, car de tous ceux qui connoissent bien l’une & l’autre Musique, nul ne balance sur le choix, & l’on a pu voir par les plaisans barbouillages de ceux qui se sont mêles d’attaquer l’Italienne, quelle connoissance ils avoient d’elle & de l’Art en général.
Je dois ajouter qu’il est essentiel d’aller bien exactement en mesure; mais je prévois que cet avertissement, superflu dans tout autre pays, sera fort inutile dans celui-ci, & cette seule omission entraîne nécessairement l’incompétence du jugement.
Avec toutes ces précautions, le caractere de chaque genre ne tarde pas à se déclarer, & alors il est bien difficile de ne pas revêtir les phrases des idées qui leur conviennent, & de n’y pas ajouter, du moins par l’esprit, les tours & les ornemens qu’on a la force de leur refuser par le chant. Il ne faut pas non plus s’en tenir à une seule épreuve, car un air peut plaire plus qu’un autre, sans que cela décide de la préférence du genre; & ce n’est qu’après un grand nombre d’essais qu’on peut établir un jugement raisonnable: d’ailleurs, en s’ôtant la connoissance des paroles, on s’ôte celle de la partie la plus importante de la mélodie, qui est l’expression; & tout ce qu’on peut décider par cette voie, c’est si la modulation [456] est bonne & si le chant a du naturel & de la beauté. Tout cela nous montre combien il est difficile de prendre assez de précautions contre les préjugés, & combien le raisonnement nous est nécessaire pour nous mettre en etat de juger sainement des choses de goût.
J’ai fait une autre épreuve qui demande moins de précautions, & qui vous paroître peut-être plus décisive. J’ai donne a chanter à des Italiens les plus beaux airs de Lulli, & à des Musiciens François des airs de Leo & du Pergolese, & j’ai remarque que, quoique ceux-ci fussent fort éloignes de saisir le vrai goût de ces morceaux, ils en sentoient pourtant la mélodie, & en tiroient à leur maniere des phrases de Musique chantantes, agréables & bien cadencées. Mais les Italiens solfiant très-exactement nos airs les plus pathétiques, n’ont jamais pu y reconnoîtra ni phrases ni chant; ce n’etoit pas pour eux de la Musique qui eut du sens, mais seulement des suites de notes placées sans choix & comme au hazard; ils les chantoient précieusement, comme vous liriez des mots Arabes ecrits en caracteres François.* [*Nos Musiciens prétendent tirer un grand avantage de cette différence; Nous exécutons la Musique Italienne, dirent-ils avec leur fierté accoutumée, & les Italiens ne peuvent exécuter la notre; donc notre Musique vaut mieux que la leur. Ils ne voient pas qu’ils devroient tirer une conséquence toute contraire & dire; donc les Italiens ont une mélodie & nous n’en avons point.]
Troisieme expérience. J’ai vu à Venise un Arménien, l’homme d’esprit qui n’avoit jamais entendu de Musique, & devant [457] lequel on exécuta dans un même concert un monologue François qui commence par ce vers:
Temple sacre, séjour tranquille
Et un air de Galuppi qui commence par celui-ci
Voi che languite senza speranza
l’un & l’autre surent chantes médiocrement pour le François, & mal pour l’Italien, par un homme accoutume seulement à la Musique Françoise, & alors très-enthousiaste de celle de M. Rameau. Je remarquai dans l’Arménien, durant tout le chant François, plus de surprise que de plaisir; mais tout le monde observa des les premieres mesures de l’air Italien, que son visage & ses yeux s’adoucissoient; il etoit enchante, il prétoit son ame aux impressions de la Musique, & quoiqu’il entendit peu la langue, les simples sons lui causoient un ravissement sensible. Des ce moment on ne put plus lui faire écouter aucun air François.
Mais sans chercher ailleurs des exemples, n’avons-nous pas même parmi nous plusieurs personnes qui ne connoissant que notre Opéra, croyoient de bonne soi n’avoir aucun goût pour le chant, & n’ont été désabuses que par les intermèdes Italiens. C’est précieusement parce qu’ils n’aimoient que la véritable Musique, qu’ils croyoient ne pas aimer la Musique.
J’avoue que tant de faits m’ont rendu douteuse l’existence de notre mélodie, & m’ont fait soupçonner qu’elle pourroit bien n’être qu’une sorte de plain-chant module, qui n’a rien d’agréable en lui-même, qui ne plaît qu’à l’aide de quelques [458] ornemens arbitraires, & seulement à ceux qui sont convenus de les trouver beaux. Aussi à peine notre Musique est-elle supportable a nos propres oreilles, lorsqu’elle est exécutée par des voix médiocres qui manquent d’art pour la faire valoir. Il faut des Fel & des Jeliotte pour chanter la Musique Françoise, mais toute voix est bonne pour l’Italienne, parce que les beautés du chant Italien sont dans la Musique même, au lieu que celles du chant François, s’il en a, ne sont que dans l’art du Chanteur.* [*Au reste, c’est une erreur de croire qu’en général, les Chanteurs Italiens aient moins de voix que les François. Il faut au contraire qu’ils aient le timbre plus fort & plus harmonieux pour pouvoir se faire entendre sur les théâtres immenses de l’Italie, sans cesser de ménager les sons, comme le veut la Musique Italienne. Le chant François exige tout l’effort des poumons, toute l’étendue de la voix; plus fort, nous disent nos Maîtres; enflez les sons, ouvrez la bouche, donnez toute votre voix. Plus doux, disent les Maîtres Italiens, ne forcez point, chantez sans gêne, rendu, vos sons doux, flexibles & coulans, réservez les éclats pour ces momens rares & passagers ou il faut surprendre & déchirer. Or, il me paroit que, dans la nécessité de se faire entendre, celui-là doit avoir plus de voix, qui peut se passer de crier.]
Trois choses me paroissent concourir à la perfection de la mélodie Italienne. La premiere est la douceur de la langue qui rendant toutes les inflexions faciles, laisse au goût du Musicien la liberté d’en faire un choix plus exquis, de varier davantage les combinaisons, & de donner a chaque Acteur un tour de chant particulier, de même que chaque homme a son geste & son ton qui lui sont propres, & qui le distinguent d’un autre homme.
La deuxieme est la hardiesse des modulations, qui quoique [459] que moins servilement préparées que les nôtres, se rendent plus agréables, en se rendant plus sensibles, & sans donner la dureté au chant, ajoutent une vive énergie a l’expression. C’est par elle que le Musicien, passant brusquement d’un ton ou d’un mode à un autre, & supprimant quand il le faut transitions intermédiaires & scholastiques, fait exprimer les réticences, les interruptions, les discours entre-coupes qui sont le langage des passions impétueuses, que le bouillant Métastase a employé si souvent, que les Porpora, les Galuppi, Cocchi, les Jumella, les Perez, les Terradeglias ont su rendre avec succès, & que nos Poetes lyriques connoissent aussi peu que nos Musiciens.
Le troisieme avantage & celui qui prête a la mélodie son plus grand effet, est l’extrême précision de mesure qui s’y fait sentir dans les mouvemens les plus lents, ainsi que, dans les plus gais; précision qui rend le chant anime & intéressant, les accompagnemens vifs & cadences, qui multiplie réellement les chants, en faisant d’une même combinaison de sons, autant de différentes mélodies qu’il y a de manieres de les scander; qui porte au cœur tous les sentimens, & à l’esprit tous les tableaux; qui donne au Musicien le moyen de mettre en air tous les caracteres de paroles imaginables, plusieurs dont nous n’avons pas même l’idée,* [*Pour ne pas sortir du genre comique, le seul connu à l’airs, voyez les airs, Quando sciolto avro il contratto, &c. Io o un vespajo, &c. 0 questo o quello t’ai a risolvere, &c. A un gusto da stordire, &c. Stizzoso mio, stizzoso, &c. Io sono una Donaella, &c. I Sbirri gia lo aspettano, &c. Ma dunquc il testamento, &c. Senti rne, se brami stare, o che risa, che piacere, &c.tous caractères d’airs dont la Musique Françoise n’a pas les premiers élémens, & dont elle n’est pas en etat d’exprimer un seul mot] & qui rend [460] tous les mouvemens propres à exprimer tous les caracteres* [*Je me contenterai d’en citer un seul exemple, mais très-frappant; c’est l’air Se pur d’un infelice, &c. de la Fausse Suivante; air très-pathétique sur un mouvement très-gai, auquel il n’a manque qu’une voix pour le chanter, un Orchestre pour l’accompagner, des oreilles pour l’entendre, & la seconde partie qu’il ne faloit pas supprimer.] ou un seul mouvement propre a contraster & changer de caractere au gré du Compositeur.
Voilà, ce me semble, les sources d’ou le chant Italien tire les charmes & son énergie; a quoi l’on peut ajouter une nouvelle & très-forte preuve de l’avantage de sa mélodie, en ce qu’elle n’exige pas autant que la notre de ces frequens renversemens d’harmonie, qui donnent à la Basse-continue le véritable chant d’un dessus. Ceux qui trouvent de si grandes beautés dans la mélodie Françoise, devroient bien nous dire à laquelle de ces choses elle en est redevable, ou nous montrer les avantages qu’elle a pour y suppléer.
Quand on commence a connoître la mélodie Italienne, on ne lui trouve d’abord que des graces, & on ne la croit propre qu’à exprimer des sentimens agréables; mais pour peu qu’on étudie son caractere pathétique & tragique, on est bientôt surpris de la force que lui prête l’art des Compositeurs dans les grands morceaux de Musique. C’est a l’aide de ces modulations savantes, de cette harmonie simple & pure, de ces accompagnemens vifs & brillans, que ces chants divins déchirent ou ravissent l’ame, mettent le Spectateur hors de lui-même, & lui arrachent, dans ses transports, [461] des cris, dont jamais nos tranquilles Opéra ne furent honores.
Comment le Musicien vient-il à bout de produire ces grands effets? Est-ce à force de contraster les mouvemens, de multiplier les accords, les notes, les parties? Est-ce à force d’entasser desseins sur desseins, instrumens sur instrumens? Tout ce fatras, qui n’est qu’un mauvais supplément ou le génie manque, étoufferoit le chant loin de l’animer, & detruiroit l’intérêt en partageant l’attention. Quelque harmonie que puissent faire ensemble plusieurs parties toutes en chantantes, l’effet de ces beaux chants s’évanouit aussi-tôt qu’ils se sont entendre à la fois, & il ne reste que celui d’une suite d’accords, qui, quoiqu’on puisse dire, est toujours froide quand la mélodie ne l’anime pas; de sorte que plus on entasse des chants mal à propos, & moins la Musique est agréable & chantante; parce qu’il est impossible a l’oreille de se prêter au même instant a plusieurs mélodies, & que l’une effacant l’impression de l’autre, il ne résulte du tout que de la confusion & du bruit. Pour qu’une Musique devienne intéressante, pour qu’elle porte à l’ame les sentimens qu’on y veut exciter, il faut que toutes les parties concourent à fortifier l’expression du sujet; que l’harmonie ne serve qu’à le rendre plus énergique; que l’accompagnement l’embellisse, sans le couvrir ni le défigurer; que la Basse, par une marche uniforme & simple, guide en quelque sorte celui qui chante & celui qui écoute, sans que ni l’un, ni l’autre, s’en apperçoive; il faut, en un mot, que le tout ensemble ne porte à la fois qu’une mélodie à l’oreille & qu’une idée a l’esprit.
[462] Cette unité de mélodie me paroit une regle indispensable & non moins importante en Mutique, que l’unité d’action dans une Tragédie; car elle est sondée sur le même principe, & dirigée vers le même objet. Aussi tous les bons Compositeurs Italiens s’y conforment-ils avec un soin qui dégénéré quelquefois en affectation; & pour peu qu’on y réfléchisse, on sent bientôt que c’est d’elle que leur Musique tire son principal effet. C’est dans cette grande regle qu’il faut chercher la cause des frequens accompagnemens à l’unisson qu’on remarque dans la Musique Italienne, & qui, fortifiant l’idée du chant, en rendent en même-tems les sons plus moelleux, plus doux & moins fatigans pour la voix. Ces unissons ne sont point praticables dans notre Musique, si ce n’est sur quelques caracteres d’airs choisis & tournes exprès pour cela; jamais un air pathétique François ne seroit supportable accompagne de cette maniere, parce que la Musique vocale & l’instrumentale ayant parmi nous des caracteres differens, on ne peut, sans pécher contre la mélodie & le goût, appliquer à l’une les mêmes tours qui conviennent à l’autre, sans compter que la mesure étant toujours vague & indéterminée, sur-tout dans les airs lents, les instrumens & la voix ne pourroient jamais s’accorder, & ne marcheroient point assez de concert pour produire ensemble un effet agréable. Une beauté qui résulte encore de ces unissions, c’est de donner une expression plus sensible a la mélodie, tantôt en renforçant tout d’un coup les instrumens sur un passage, tantôt en les radoucissant, tantôt en leur donnant un trait de chant énergique & saillant, que la voix n’auroit pu faire, & que [463] l’Auditeur, adroitement trompe, ne laisse pas de lui attribuer quand l’Orchestre fait le faire sortir a propos. De-là naît encore cette parfaite correspondance de la symphonie & du chant, qui fait que tous les traits qu’on admire dans l’une, ne sont que des développemens de l’autre, de sorte que c’est toujours dans la partie vocale qu’il faut chercher la source de toutes les beautés de l’accompagnement. Cet accompagnement est si bien un avec le chant, & si exactement relatif aux paroles, qu’il semble souvent déterminer le jeu & dicter à l’Acteur le geste qu’il doit faire,* [*On en trouve des exemples frequens dans les lntermedes qui nous ont été donnes cette année, entr’autres dans l’air à un gusto da stordire du Maître de Musique, dans celui son Padrone de la femme orgueilleuse, dans celui vi flo ben du Tracollo, dans celui tu non pensi no signora de la Bohemienne, & dans presque tous ceux qui demandent du jeu.] & tel qui n’auroit pu jouer le rôle sur les paroles seules, le jouera très-juste sur la Musique, parce qu’elle fait bien sa fonction d’interprété.
Au reste, il s’en faut beaucoup que les accompagnemens Italiens soient toujours à l’unisson de la voix. Il y a deux cas assez frequens ou le Musicien les en sépare: l’un, quand la voix roulant avec légèreté sur des cordes d’harmonie, fixe assez l’attention pour que l’accompagnement ne puisse la partager, encore alors donne-t’on tant de simplicité à cet accompagnement, que l’oreille affectée seulement d’accords agréables, n’y sent aucun chant qui puisse la distraire. L’autre cas demande un peu plus de soin pour le faire entendre.
Quand le Musicien saura son art, dit l’Auteur de la Lettre sur les Sourds & les Muets, les parties d’accompagnement [464] concourront ou a fortifier l’expression de la partie chantante, ou a ajouter de nouvelles idées que le sujet demandoit, & que la partie chantante n’aura pu rendre. Ce passage me paroit renfermer un précepte très-utile, & voici comment je pense qu’on doit l’entendre.
Si le chant est de nature a exiger quelques additions, ou comme disoient nos anciens Musiciens, quelques diminutions* [*On trouvera le mot diminution dans le quatrieme volume de l’Encyclopédie.] qui ajoutent a l’expression ou à l’agrément, sans détruire en cela l’unité de mélodie, de sorte que l’oreille, qui blâmeroit peut-être ces additions faites par la voix les approuve dans l’accompagnement & s’en laisse doucement affecter, sans cesser pour cela d’être attentive au chant; lors l’habile Musicien, en les ménageant à propos & les employant avec goût, embellira son sujet & le rendra plus expressif sans le rendre moins un; & quoique l’accompagnement n’y soit pas exactement semblable à la partie chantante, J’un & l’autre ne seront pourtant qu’un chant & qu’une mélodie. Que si le sens des paroles comporte une idée accessoire que le chant n’aura pas pu rendre, le Musicien l’enchâssera dans des silences ou dans des tenues, de maniere qu’il puisse la présenter a l’Auditeur, sans le détourner de celle du chant. L’avantage seroit encore plus grand, si cette idée accessoire pouvoit être rendue par un accompagnement contraint & continu, qui fit plutôt un léger murmure qu’un véritable chant, comme seroit le bruit d’une rivière ou le gazouillement des oiseaux: car alors le Compositeur pourroit [465] séparer tout-à-fait le chant de l’accompagnement; & destinant uniquement ce dernier à rendre l’idée accessoire, il disposera son chant de maniere à donner des jours frequens à l’Orchestre, en observant avec soin que la symphonie soit toujours dominée par la partie chantante, ce qui dépend encore plus de l’art du Compositeur, que de l’exécution des Instrumens: mais ceci demande une expérience consommée pour éviter la duplicité de mélodie.
Voilà tout ce que la regle de l’unité peut accorder au goût du Musicien, pour parer le chant ou le rendre plus expressif, soit en embellissant le sujet principal, soit en y en ajoutant un autre qui lui reste assujetti. Mais de faire chanter a part des Violons d’un cote, de l’autre des Flûtes, de l’autre des Bassons, chacun sur un dessein particulier; & presque sans rapport entr’eux, & d’appeller tout ce cahos de la Musique, c’est insulter également l’oreille & le jugement des Auditeurs.
Une autre chose, qui n’est pas moins contraire que la multiplication des parties, à la regle que je viens d’établir, c’est l’abus ou plutôt l’usage des fugues, imitations, doubles desseins, & autres beautés arbitraires & de pure convention, qui n’ont presque de mérite que la difficulté vaincue, & qui toutes ont été inventées dans la naissance de l’art pour faire briller le savoir, en attendant qu’il fut question du génie. Je ce dis pas qu’il soit tout-à-fait impossible de conserver l’unité de mélodie dans une fugue, en conduisant habilement l’attention de l’Auditeur d’une partie à l’autre, à mesure que le sujet y passe; mais ce travail est si pénible, que presque personne y réussit, & si ingrat qu’à peine le succès peut-il dédommager
[466] de la fatigue d’un tel ouvrage. Tout cela n’aboutissant qu’à faire du bruit, ainsi que la plupart de nos chœurs si admires,* [*Les Italiens ne sont pas eux-mêmes tout-à-fait revenus de ce préjuge barbare. Ils se piquent encore d’avoir, dans leurs Eglises, de la Musique bruyante; ils ont souvent des Messes & des Motets à quatre Chœurs chacun sur un dessein différent; mais les grands Maîtres ne sont que rire de tout ce fatras. Je me souviens que Terradeglias me parlant de plusieurs Motets de sa composition, ou il avoit mis des Chœurs travailles avec un grand soin, etoit honteux d’en avoir fait de si beaux, & s’en excusoit sur sa jeunesse; autrefois, disoit-il, j’ai mois à faire du bruit; à présent je tache de faire de la Musique] est également indigne d’occuper la plume d’un homme de génie, & l’attention d’un homme de goût. A l’égard des contre-fugues, doubles fugues, fugues renversées, basses contraintes, & autres sottises difficiles que l’oreille ne peut souffrir, & que la raison ne peut justifier, ce sont évidemment des restes de barbarie & de mauvais goût, qui ne subsistent, comme les portails de nos Eglises gothiques, que pour la honte de ceux qui ont eu la patience de les faire.
Il a été un tems ou l’Italie etoit barbare, & même après la renaissance des autres Arts que l’Europe lui doit tous, la Musique plus tardive n’y a point pris aisément cette pureté de goût qu’on y voit briller aujourd’hui, & l’on ne peut gueres donner une plus mauvaise idée de ce qu’elle etoit alors, qu’en remarquant qu’il n’y a eu pendant long-tems qu’une même Musique en France & en Italie,* [*L’Abbé du Bos se tourmente beaucoup pour faire honneur au Pays-Bas du renouvellement de la Musique a cela pourroit s’admettre, si l’on donnoit le nom de Musique à un continuel remplissage d’accords; mais si l’harmonie n’est que la base commune & que la mélodie seule constitue le caractere, non-seulement la Musique moderne est née en Italie, mais il y a quelque apparence que, dans toutes nos Langues vivantes, la Musique Italienne est la seule qui qui puisse réellement exister. Du tems d’Orlande & d’Goudimel, on faisoit de l’harmonie & des sons; Lully y a joint un peu de cadence; Correlli, Buononcini, Vinci & Pergolese, sont les premiers qui aient fait de la Musique.] & que les Musiciens [467] des deux contrées communiquoient familièrement entr’eux, non pourtant sans qu’on put remarquer déjà dans les nôtres le germe de cette jalousie, qui est inséparable de l’infériorité. Lully même, alarme de l’arrivée de Correlli, se hâta de le faire chasser de France: ce qui lui sut d’autant plus, aise que Correlli etoit plus grand-homme, & par conséquent moins courtisan que lui. Dans ces tems ou la Musique naissoit a peine, elle avoit en Italie cette ridicule emphase de science harmonique, ces pédantesques prétentions de doctrine qu’elle a chèrement conservées parmi nous, & par lesquelles on distingue aujourd’hui cette Musique méthodique, compassée, mais sans génie, sans invention & sans goût, qu’on appelle a Paris, Musique écrite par excellence, & qui, tout au plus, n’est bonne, en effet, qu’à écrire, & jamais a exécuter.
Depuis même que les Italiens ont rendu l’harmonie plus tire, plus simple, & donne tous leurs soins a la perfection de la mélodie, je ne nie pas qu’il ne soit encore demeure parmi eux quelques légères traces des fugues & desseins; gothiques, & quelquefois de doubles & triples mélodies. C’est de quoi je pourrois citer plusieurs exemples dans les Intermèdes qui nous sont connus, & entr’autres le mauvais quatuor qui est à la fin de la Femme orgueilleuse. Mais, outre que ces choses sortent du caractere établi, outre qu’on ne [468] trouve jamais rien de semblable dans les Tragédies, & qu’il n’est pas plus juste de juger l’Opéra Italien sur ces farces, que de juger notre Théâtre François sur l’Impromptu de Campagne, ou le Baron de la Crasse; il faut aussi rendre justice à l’art avec lequel les Compositeurs ont souvent évite dans ces Intermèdes, les pièges qui leur etoient tendus par les Poetes, & ont fait tourner au profit de la regle des situations qui sembloient les forcer à l’enfreindre.
De toutes les parties de la Musique, la plus difficile à traiter sans sortir de l’unité de mélodie, est le Duo, & cet article mérite de nous arrêter un moment. L’Auteur de la Lettre sur Omphale a déjà remarque que les Duo sont hors de la nature; car rien n’est moins naturel que de voir deux personnes se parler à la fois durant un certain tems, soit pour dire la même chose, soit pour se contredire, sans jamais s’écouter ni se répondre. Et quand cette supposition pourroit s’admettre en certains cas, il est bien certain que ce ne seroit jamais dans la Tragédie, ou cette indécence n’est convenable ni a la dignité des personnages qu’on y fait parler, ni à l’éducation qu’on leur suppose. Or, le meilleur moyen de sauver cette absurdité, c’est de traiter le plus qu’il est possible, le Duo en Dialogue, & ce premier soin regarde le Poete; ce qui regarde le Musicien, c’est de trouver un chant convenable au sujet, & distribue de telle sorte, que chacun des Interlocuteurs parlant alternativement, toute la suite du Dialogue ne forme qu’une mélodie, qui, sans changer de sujet, ou du moins sans altérer le mouvement, passe dans son progrès d’une partie à l’autre, sans cesser d’être une, & [469] sans enjamber. Quand on joint ensemble les deux parties, ce qui doit se faire rarement & durer peu; il faut trouver un chant susceptible d’une marche par tierces, ou par sixtes, dans lequel la seconde partie fasse son effet sans distraire l’oreille de la premiere. Il faut garder la dureté des dissonances, les sons perçans & renforces, le fortissimo de l’Orchestre pour des instans de désordre & de transport, ou les Acteurs semblant s’oublier eux-mêmes, portent leur égarement dans l’ame de tout Spectateur sensible, & lui sont éprouver le pouvoir de l’harmonie sobrement ménagée. Mais ces instans doivent être rares & amènes avec art. Il faut, par une Musique douce & affectueuse, avoir déjà dispose l’oreille & le cœur a l’émotion, pour que l’un & l’autre se prêtent a ces ébranlemens violens, & il faut qu’ils passent avec la rapidité qui convient à notre foiblesse; car quand l’agitation est trop forte, elle ne sauroit durer, & tout ce qui est au-delà de la Nature ne touche plus.
En disant ce que les Duo doivent être, j’ai dit précieusement ce qu’ils sont dans les Opéra Italiens. Si quelqu’un a pu entendre sur un Théâtre d’Italie un Duo tragique chante par deux bons Acteurs, & accompagne par un véritable Orchestre, sans en être attendri; s’il a pu d’un œil sec assister aux adieux de Mandane & d’Arbace, je le tiens digne de pleurer a ceux de Lybie & d’Epaphus.
Mais sans insister sur les Duo tragiques, genre de Mutique dont on n’a pas même l’idée à Paris, je puis vous citer un Duo comique qui est connu de tout le monde, & je le citerai hardiment comme un modele de chant, d’unité, [470] de mélodie, de dialogue & de goût, auquel, selon moi; rien ne manquera, quand il sera bien exécute, que des Auditeurs qui fâchent l’entendre: c’est celui du premier acte de la Serva Padrona, Lo conosco a quegl’occhietti, &c. J’avoue que peu de Musiciens François sont en Etat d’en sentir les beautés, & je dirois volontiers du Pergolese, comme Cice non disoit d’Homere, que c’est avoir déjà fait beaucoup de progrès dans l’Art, que de se plaire à sa lecture.
J’espere, Monsieur, que vous me pardonnerez la longueur de cet article, en faveur de sa nouveauté, & de l’importance de son objet. J’ai cru devoir m’étendre un peu sur une regle aussi essentielle que celle de l’unité de mélodie; regle donc aucun Théoricien, que je fache, n’a parle jusqu’à ce jour; que les Compositeurs Italiens ont seuls sentie & pratiquée; sans se douter, peut-être, de son existence; & de laquelle dépendent la douceur du chant, la force de l’expression, & presque tout le charme de la bonne Musique. Avant que de quitter ce sujet, il me reste à vous montrer qu’il en résulte de nouveaux avantages pour l’harmonie même, aux dépens de laquelle je semblois accorder tout l’avantage à la mélodie; & que l’expression du chant donne lieu à celle des accords en forçant le Compositeur a les ménager.
Vous ressouvenez-vous, Monsieur, d’avoir entendu quelquefois dans les Intermèdes qu’on nous a donnes cette année, le fils de l’Entrepreneur Italien, jeune enfant de dix ans au plus, accompagner quelquefois a l’Opéra. Nous fumes frappes des le premier jour, de l’effet que produisoit sous ses petits doigts, l’accompagnement du Clavecin; & tout le [471] spectacle s’apperçut a son jeu précis & brillant que ce n’etoit pas l’Accompagnateur ordinaire. Je cherchai aussi-tôt les raisons de cette différence, car je ne doutois pas que le sieur Noblet ne fut bon harmoniste & n’accompagnât très-exactement: mais quelle fut ma surprise en observant les mains du petit bon-homme, de voir qu’il ne remplissoit presque jamais les accords, qu’il supprimoit beaucoup de sons, & n’employoit très-souvent que deux doigts, dont l’un sonnoit presque toujours l’octave de la Basse! Quoi! disois-je en moi-même, l’harmonie complète fait moins d’effet que l’harmonie mutilée, & nos Accompagnateurs en rendant tous les accords pleins, ne sont qu’un bruit confus, tandis que celui-ci avec moins de sons fait plus d’harmonie, ou du moins, rend son accompagnement plus sensible & plus agréable! Ceci fut pour moi un problème inquiétant, & j’en compris encore mieux toute l’importance, quand après d’autres observations je vis que les Italiens accompagnoient tous de la même maniere que le petit Bambin, & que, par conséquent, cette épargne dans leur accompagnement, devoit tenir au même principe que celle qu’ils affectent dans leurs partitions.
Je comprenois bien que la Basse étant le fondement de toute l’harmonie, doit toujours dominer sur le reste, & que quand les autres parties l’étouffent ou la couvrent, il en résulte une confusion qui peut rendre l’harmonie plus sourde; & je m’expliquois ainsi pourquoi les Italiens, si économes de leur main droite dans l’accompagnement, redoublent ordinairement a la gauche l’octave de la Basse; pourquoi ils mettent tant de Contre-basses dans leurs Orchestres, & pourquoi ils [472] sont si souvent marcher leurs quintes* [*On peut remarquer a l’Orchestre de notre Opéra que, dans la Musique Italienne, les quintes ne jouent presque jamais leur partie quand elle est à l’octave de la Basse, peut-être ne daigne-t-on pas même la copier en pareil cas. Ceux qui conduisent l’Orchestre ignoreroient-ils que ce défaut de liaison entre la Basse & le dessus rend l’harmonie trop sèche?] avec la Basse, au lieu de leur donner une autre partie, comme les François ne manquent jamais de faire. Mais ceci, qui pouvoit rendre raison de la netteté des accords, n’en rendoit pas de leur énergie, & je vis bientôt qu’il devoir y avoir quelque principe plus cache & plus fin de l’expression que je remarquois dans la simplicité de l’harmonie Italienne, tandis que je trouvois la notre si composée, si froide & si languissante.
Je me souvins alors d’avoir lu dans quelque ouvrage de M. Rameau, que chaque consonnance a son caractere particulier, c’est-à-dire, une maniere d’affecter l’ame qui lui est propre; que l’effet de la tierce n’est point le même que celui de la quinte, ni l’effet de la quarte le même que celui de la sixte. De même les tierces & les sixtes mineures doivent produire des affections différentes de celles que produisent les tierces & les sixtes majeures; & ces faits une fois accordes, il s’ensuit assez évidemment que les dissonances & tous les intervalles possibles seront aussi dans le même cas. Expérience que la raison confirme, puisque toutes les fois que les rapports sont differens, l’impression ne sauroit être la même.
Or, me disois-je à moi-même en raisonnant d’après cette supposition, je vois clairement que deux consonnances ajouter l’une à l’autre mal à propos, quoique selon les regles des [473] accords, pourront, même en augmentant l’harmonie, affoiblir mutuellement leur effet, le combattre, ou le partager. Si tout l’effet d’une quinte m’est nécessaire pour l’expression dont j’ai besoin, je peux risquer d’affoiblir cette expression par un troisieme son, qui divisant cette quinte en deux autres intervalles; en modifiera nécessairement l’effet par celui des deux tierces, dans lesquelles je la résous; & ces tierces mêmes, quoique le tout ensemble fasse une fort bonne harmonie, étant de différente espece, peuvent encore nuire mutuellement à l’impression l’une de l’autre. De même si l’impression simultanée de la quinte & des deux tierces m’etoit nécessaire, j’affoiblirois & j’altérerois mal à propos cette impression, en retranchant un des trois sons qui en forment l’accord. Ce raisonnement devient encore plus sensible, applique à la dissonance. Supposons que j’aye besoin de toute la dureté du triton, ou de toute la fadeur de la fausse-quinte; opposition, pour le dire en passant, qui prouve combien les divers renversemens des accords en peuvent changer l’effet; si dans une telle circonstance, au lieu de porter à l’oreille les deux uniques sons qui forment la dissonance, je m’avise de remplir l’accord de tous ceux qui lui conviennent, alors j’ajoute au triton la seconde & la sixte, & à la fausse-quinte la sixte & la tierce, c’est-à-dire, qu’introduisant dans chacun de ces accords une nouvelle dissonance, j’y introduis en même-tems trois consonnances, qui doivent nécessairement en tempérer & affoiblir l’effet, en rendant un de ces accords moins fade & l’autre moins dur. C’est donc un principe certain & fonde dans la nature, que toute Musique ou l’harmonie [474] est scrupuleusement remplie, tout accompagnement ou tous les accords sont complets, doit faire beaucoup de bruit, mais avoir très-peu d’expression: ce qui est précieusement le, caractere de la Musique Françoise. Il est vrai qu’en ménageant les accords & les parties, le choix devient difficile & demande beaucoup d’expérience & de goût pour le faire toujours a propos; mais s’il y a une regle pour aider un Compositeur a se bien conduire en pareille occasion, c’est certainement celle de l’unité de mélodie que j’ai tache d’établir;; ce qui se rapporte au caractere de la Musique Italienne & rend raison de la douceur du chant jointe a la force d’expression qui y regnent.
Il suit de tout ceci, qu’après avoir bien étudie les regles élémentaires de l’harmonie, le Musicien ne doit point se hâter de la prodiguer inconsidérément, ni se croire en etat de composer, parce qu’il fait remplir des accords; mais qu’il doit, avant que de mettre la main a l’oeuvre, s’appliquer a l’étude beaucoup plus longue & plus difficile des impressions diverses que les consonnances, les dissonances & tous les accords sont sur les oreilles sensibles, & se dire souvent a lui-même, que le grand art du Compositeur ne consiste pas moins savoir discerner dans l’occasion les sons qu’on doit supprimer, que ceux dont il faut faire usage. C’est en étudiant & feuilletant sans cesse les chefs-d’oeuvre de l’Italie qu’il apprendra a faire ce choix exquis, si la nature lui a donne assez de génie & de goût pour en sentir la nécessité; car les difficulté de l’art ne se laissent appercevoir qu’à ceux qui sont faits pour les vaincre, & ceux-là ne s’aviseront pas de compter [475] avec mépris les portées vides d’une partition, mais voyant la facilite qu’un Ecolier auroit eue à les remplir, ils soupçonneront & chercheront les raisons de cette simplicité trompeuse, d’autant plus admirable, qu’elle cache des prodiges sous une feinte négligence, & que l’arte che tutto sa nulla si scuopre.
Voilà, à ce qu’il me semble, la cause des effets surprenans que produit l’harmonie de la Musique Italienne, quoique beaucoup moins chargée que la notre, qui en produit si peu. Ce qui ne signifie pas qu’il ne faille jamais remplir l’harmonie, mais qu’il ne faut la remplir qu’avec choix & discernement; ce n’est pas non plus à dire que pour ce choix le Musicien soit oblige de faire tous ces raisonnemens, mais qu’il en doit sentir le résultat. C’est à lui d’avoir du génie & du goût pour trouver les choses d’effet; c’est au Théoricien a en chercher les causes, & à dire pourquoi ce sont des choses d’effet.
Si vous jettez les yeux sur nos compositions modernes, sur-tout si vous les ecoutez, vous reconnoîtrez bientôt que nos Musiciens ont si mal compris tout ceci, que, s’efforçant d’arriver au même but, ils ont directement suivi la route opposée; & s’il m’est permis de vous dire naturellement ma pensée, je trouve que plus notre Musique se perfectionne en apparence, & plus elle se gâte en effet. Il etoit peut-être nécessaire qu’elle vint au point ou elle est, pour accoutumer insensiblement nos oreilles a rejetter les préjugés de l’habitude, & a goûter d’autres airs que ceux dont nos Nourrices nous ont endormis; mais je prévois que pour la porter [476] au très-médiocre degré de bonté dont elle est susceptible, il faudra tôt ou tard commencer par redescendre ou remonter au point ou Lully l’avoit mise. Convenons que l’harmonie de ce célébré Musicien est plus pure & moins renversée, que ses Basses sont plus naturelles & marchent plus rondement, que son chant est mieux suivi, que ses accompagnemens moins charges naissent mieux du sujet & en sortent moins, que son récitatif est beaucoup moins maniere, & par conséquent beaucoup meilleur que le notre; ce qui se confirme par le goût de l’exécution: car l’ancien récitatif etoit rendu par les Acteurs de ce tems-là tout autrement que nous ne faisons aujourd’hui; il etoit plus vis & moins traînant on le chantoit moins, & on le déclamoit, davantage.* [*Cela se prouve par la durée des Opéra de Lully, beaucoup plus grande aujourd’hui que de son tems, selon le rapport unanime de tous ceux qui les ont vus anciennement. Aussi toutes les fois qu’on redonne ces Opéra est-on oblige d’y faire des retranchemens considérables.] Les cadences, les ports-de-voix se sont multiplies dans le notre; il est devenu encore plus languissant, & l’on n’y trouve presque plus rien qui le distingue de ce qu’il bous plaît d’appeller air.
Puisqu’il est question d’airs & de récitatifs, vous voulez bien, Monsieur, que je termine cette Lettre par quelques observations sur l’un & sur l’autre, qui deviendront peut-être des éclaircissemens utiles à la solution du problème dont il s’agit.
On peut juger de l’idée de nos Musiciens sur la constitution d’un Opéra, par la singularité de leur nomenclature. Ces [477] grands morceaux de Musique Italienne qui ravissent; ces chefs-d’oeuvre de génie qui arrachent des larmes, qui offrent les tableaux les plus frappans, qui peignent les situations les plus vives, & portent dans l’ame toutes les passions qu’ils expriment, les François les appellent des Ariettes. Ils donnent le nom d’airs à ces insipides chansonnettes, dont ils entre-mêlent les scenes de leurs Opéra, & réservent celui de monologues par excellence à ces traînantes & ennuyeuses lamentations, à qui il ne manque pour assoupir tout le monde, que d’être chantées juste & sans cris.
Dans les Opéra Italiens tous les airs sont en situation & sont partie des scenes. Tantôt c’est, un pere désespéré qui croit voir l’ombre d’un fils qu’il a fait mourir injustement, lui reprocher sa cruauté: tantôt c’est un prince débonnaire, qui, force de donner un exemple de sévérité, demande aux Dieux de lui ôter l’empire, ou de lui donner un cœur moins sensible. Ici c’est une mere tendre qui verse des larmes en retrouvant son fils qu’elle croyoit mort. Là, c’est le langage de l’amour, non rempli de ce fade & puérile galimatias de flammes & de chaînes, mais tragique, vis, bouillant, entrecoupe, & tel qu’il convient aux passions impétueuses. C’est sur de telles paroles qu’il sied bien de déployer toutes les richesses d’une Musique pleine de force & d’expression, & de renchérir sur l’énergie de la Poésie par celle de l’harmonie & du chant. Au contraire, les paroles de nos ariettes, toujours détachées du sujet, ne sont qu’un misérable jargon emmielle, qu’on est trop heureux de ne pas entendre: c’est une collection faite au hazard du très-petit nombre de mots sonores [478] que notre langue peut fournir, tournes de retournes de toutes les manieres, excepte de celle qui pourroit leur donner du sens. C’est sur ces impertinens amphigouris que nos Musiciens épuisent leur goût & leur savoir, & nos Acteurs leurs gestes & leurs poumons; c’est a ces morceaux extravagans que nos femmes se pâment d’admiration; & la preuve la plus marquée que la Musique Françoise ne fait ni peindre ni parler, c’est qu’elle ne peut développer le peu de beautés dont elle est susceptible, que sur des paroles qui ne signifient rien. Cependant, à entendre les François parler de Musique, on croiroit que c’est dans leurs Opéra qu’elle peint de grands tableaux & de grandes passions, & qu’on ne trouve que des ariettes dans les Opéra Italiens, ou le nom même d’ariette & la ridicule chose qu’il exprime sont également inconnus. Il ne faut pas être surpris de la grossièreté de ces préjugés: la Musique Italienne n’a d’ennemis, même parmi nous, que ceux qui n’y connoissent rien; & tous les François qui ont tente de l’étudier dans le seul dessein de la critiquer en connoissance de cause, ont bientôt été ses plus zèles admirateurs.* [*C’est un préjuge peu favorable a la Musique Françoise, que ceux qui la méprirent le plus soient précieusement ceux qui la connoissent le mieux; car elle est aussi ridicule quand on l’examine, qu’insupportable quand on l’écoute.]
Après les ariettes, qui sont a Paris le triomphe du goût moderne, viennent les fameux monologues qu’on admire dans nos anciens Opéra: sur quoi l’on doit remarquer que nos plus beaux airs sont toujours dans les monologues & [479] jamais dans les scenes, parce que nos Acteurs n’ayant aucun jeu muet, & la Musique n’indiquant aucun geste & ne peignant aucune situation, celui qui garde le silence ne sait que faire de sa personne pendant que l’autre chante.
Le caractere traînant de la langue, le peu de flexibilité de nos voix, & le ton lamentable qui regne perpétuellement dans notre Opéra, mettent presque tous les monologues François sur un mouvement lent, & comme la mesure ne s’y fait sentir ni dans le chant, ni dans la Basse, ni dans l’accompagnement, rien n’est si traînant, si lâche, si languissant que ces beaux monologues que tout le monde admire en baillant; ils voudroient être trilles & ne sont qu’ennuyeux; ils voudroient toucher le cœur, & ne sont qu’affliger les oreilles.
Les Italiens sont plus adroits dans leurs Adagio: car lorsque le chant est si lent qu’il seroit a craindre qu’il ne laissât affoiblir l’idée de la mesure, ils sont marcher la basse par notes égales qui marquent le mouvement, & l’accompagnement le marque aussi par des subdivisions de notes, qui, soutenant la voix & l’oreille en mesure, ne rendent le chant que plus agréable & sur-tout plus énergique par cette précision. Mais la nature du chant François interdit cette ressource a nos Compositeurs: car des que l’Acteur seroit force d’aller en mesure, il ne pourroit plus développer sa voix ni son jeu, traîner son chant, renfler, prolonger ses sons, ni crier a pleine tête, & par conséquent il ne seroit plus applaudi.
Mais ce qui prévient encore plus efficacement la monotonie & l’ennui dans les Tragédies Italiennes, c’est l’avantage [480] de pouvoir exprimer tous les sentimens & peindre tous les caracteres avec telle mesure & tel mouvement qu’il plaît Compositeur. Nous mélodie, qui ne dit rien par elle-même tire toute son expression du mouvement qu’on lui donne; elle est forcement triste sur une mesure lente, furieuse ou gaie sur un mouvement vis, grave sur un mouvement modère: le chant n’y fait presque rien, la mesure seule, ou, pour parler plus juste, le seul degré de vitesse détermine le caractere. Mais la mélodie Italienne trouve chaque mouvement des expressions pour tous les caracteres, des tableaux pour tous les objets. Elle est, quand il plaît au Musicien, triste sur un mouvement vif, gaie sur un mouvement lent, & comme je l’ai déjà dit, elle change sur même mouvement de caractere au gré du Compositeur; ce qui lui donne la facilite des contraste, sans dépendre en cela du Poete, si sans s’exposer à des contre-sens.
Voilà la source de cette prodigieuse variété que les grands Maîtres d’Italie savent répandre dans leurs Opéra, sans jamais sortir de la nature: variété qui prévient la monotonie, la langueur & l’ennui, & que les Musiciens François ne peuvent imiter, parce que leurs mouvemens sont donnes par le sens des paroles, qu’ils sont: forces de s’y tenir, s’ils ne veulent tomber dans des contre-sens ridicules,
A l’égard du recitatif, dont il me relie à parler, il semble que pour en bien juger, il faudroit une fois savoir précieusement ce que c’est; car jusqu’ici je ne sache pas que de tous ceux qui en ont dispute, personne le soit avise de le définir. Je ne sais, Monsieur, quelle idée vous pouvez avoir de [481] ce mot; quant à moi, j’appelle récitatif une déclamation harmonieuse, c’est-à-dire, une déclamation dont toutes les inflexions se sont par intervalles harmoniques. D’ou il suit que comme chaque langue a une déclamation qui lui est propre, chaque langue doit aussi avoir son récitatif particulier; ce qui n’empêche pas qu’on ne puisse très-bien comparer un récitatif à un autre, pour savoir lequel des deux est le meilleur, ou celui qui se rapporte le mieux a son objet.
Le récitatif est nécessaire dans les drames lyriques, 1̊ Pour lier l’action & rendre le spectacle un. 2̊ Pour faire valoir les airs, dont la continuité deviendroit insupportable. 3̊ Pour exprimer une multitude de choses qui ne peuvent ou ne doivent point être exprimées par la Musique chantante & cadencée. La simple déclamation ne pouvoir convenir à tout cela dans un ouvrage lyrique, parce que la transition de la parole au chant, & sur-tout du chant à la parole, a une dureté à laquelle l’oreille se prête difficilement, & forme un contraste choquant qui détruit toute l’illusion, & par conséquent l’intérêt; car il y a une sorte de vraisemblance qu’il faut, conserver, même a l’Opéra, en rendant le discours tellement uniforme, que le tout puisse être pris au moins pour une langue hypothétique. Joignez à cela que le secours des accords augmente l’énergie de la déclamation harmonieuse, & dédommage avantageusement de ce qu’elle a de moins naturel dans les intonations.
Il est évident, d’après ces idées, que le meilleur récitatif, dans quelque langue que ce soit, si elle a d’ailleurs les conditions nécessaires, est celui qui approche le plus de la parole; [482] s’il y en avoir un qui en approchât tellement, en conservant l’harmonie qui lui convient, que l’oreille ou l’esprit put s’y tromper, on devroit prononcer hardiment que celui-là auroit atteint toute la perfection dont aucun récitatif puisse être susceptible.
Examinons maintenant sur cette regle ce qu’on appelle en France, récitatif, & dites-moi, je vous prie, quel rapport vous pouvez trouver entre ce récitatif & notre déclamation? Comment concevrez-vous jamais que la langue François, dont l’accent est si uni, si simple, si modeste, si peu chantant, soit bien rendue par les bruyantes & criardes intonations de ce récitatif; & qu’il y ait quelque rapport entre les douces inflexions de la parole & ces sons soutenus & renfles, ou plutôt ces cris éternels qui sont le tissu de cette partie de notre Musique encore plus même que des airs? Faites, par exemple, réciter à quelqu’un qui sache lire, les quatre premiers vers de la fameuse reconnoissance d’Iphigénie. A peine reconnoitrez-vous quelques légères inégalités, quelques foibles inflexions de voix dans un récit tranquille, qui n’a rien de vis ni de passionne, rien qui doive engager celle qui le fait à élever ou abaisser la voix. Faites ensuite réciter par une de nos Actrices ces mêmes vers sur la note du Musicien, & tachez, si vous le pouvez, de supporter cette extravagante criaillerie qui passe a chaque instant de bas en haut & de haut en bas, parcourt sans sujet toute l’étendue de la voix, & suspend le récit hors de propos pour filer de beaux sons sur des syllabes qui ne signifient rien, & qui ne forment aucun repos dans le sens!
[483] Qu’on joigne a cela les fredons, les cadences, les ports-de-voix qui reviennent a chaque instant, & qu’on me dise quelle analogie il peut y avoir entre la parole & toute cette maussade pretintaille, entre la déclamation & ce prétendu récitatif? qu’on me montre au moins quelque cote par lequel on puisse raisonnablement vanter ce merveilleux récitatif François, dont l’invention fait la gloire de Lully?
C’est une chose assez plaisante que d’entendre les Partisans de la Musique Françoise, se retrancher dans le caractere de la langue, & rejetter sur elle des défauts dont ils n’osent accuser leur idole, tandis qu’il est de toute évidence que le meilleur récitatif qui petit convenir a la langue Françoise doit être oppose presque en tout, à celui qui y est en usage: qu’il doit rouler entre de fort petits intervalles, n’élever ni n’abaisser beaucoup la voix, peu de sons soutenus, jamais d’éclats, encore moins de cris, rien sur-tout qui ressemble au chant, peu d’inégalité dans la durée ou valeur des notes, ainsi que dans leurs degrés. En un mot le vrai récitatif François, s’il peut y en avoir un, ne se trouvera que dans une route directement contraire à celle de Lully & de ses successeurs; dans quelque route nouvelle, qu’assurément les Compositeurs Françoise, si fiers de leur faux savoir, & par conséquent si éloignes de sentir & d’aimer le véritable, ne s’aviseront pas de chercher si-tôt, & que probablement ils ne trouveront jamais.
Ce seroit ici le lieu de vous montrer par l’exemple du récitatif Italien, que toutes les conditions que j’ai supposées dans un bon récitatif, peuvent en effet s’y trouver; qu’il [484] peut avoir à la sois toute la vivacité de la déclamation & toute l’énergie de l’harmonie; qu’il peut marcher aussi rapidement que la parole, & être aussi mélodieux qu’un véritable chant; qu’il peut marquer toutes les inflexions dont les passions les plus véhémentes animent le discours, sans forcer la voix du chanteur, ni étourdir les oreilles de ceux qui écoutent. Je pourrois vous montrer comment, à l’aide d’une marche fondamentale particuliere, on peut multiplier les modulations du récitatif d’une maniere qui lui soit propre, & qui contribue à le distinguer des airs, ou, pour conserver les de la graces mélodie, il faut changer de ton moins fréquemment; comment sur-tout, quand on veut donner à la passion le tems de déployer tous ses mouvemens, on peut, à l’aide d’une symphonie habilement ménagée, faire exprimer à l’Orchestre, par des chants pathétiques & varies, ce que l’Acteur ne doit que réciter: chef-d’oeuvre de l’art du Musicien, par lequel il sait, dans un récitatif oblige,* [*J’avois espere que le sieur Caffarelli nous donneroit, au Concert Spirituel, quelque morceau grand récitatif & de chant pathétique, pour faire entendre une fois aux prétendus Connoisseurs ce qu’ils jugent depuis si long-tems; mais sur ses raisons pour n’en rien faire, j’ai trouve qu’il connnoissoit encore mieux que moi la portée de ses Auditeurs.] joindre la mélodie la plus touchante à toute la véhémence de la déclamation, sans jamais confondre l’une avec l’autre: je pourrois vous déployer les beautés sans nombre de cet admirable récitatif, dont un fait en France tant de contes aussi absurdes que les qu’on s’y mêle d’en porter; comme si quelqu’un pouvoit prononcer sur un récitatif, sans connoître à fond la langue à laquelle il est propre. Mais pour entrer dans ces détails, il [485] faudroit, pour ainsi dire, créer un nouveau Dictionnaire, inventer à chaque instant des termes pour offrir aux, le lecteurs François des idées inconnues parmi eux, & leur tenir des discours qui leur paroîtroient du galimatias. En un mot, pour en être compris, il faudroit leur parler un langage qu’ils entendissent, & par conséquent de science & d’arts de tout genre, excepte la seule Musique. Je n’entrerai donc point sur cette matiere dans un détail affecte qui ne serviroit de rien pour l’instruction des Lecteurs, & sur lequel ils pourroient présumer que je ne dois qu’à leur ignorance en cette partie, la force apparente de mes preuves.
Par la même raison je ne tenterai pas non plus le parallele qui a été propose cet hiver, dans un écrit adresse au petit Prophète & à les adversaires, de deux morceaux de Musique, l’un Italien & l’autre François, qui y sont indiques. La scene Italienne, confondue en Italie avec mille autres chefs-d’oeuvre égaux ou supérieurs, étant peu connue à Paris, peu de gens pourroient suivre la comparaison, & il se trouveroit que je n’aurois parle que pour le petit nombre de ceux qui savoient déjà ce que j’avois à leur dire. Mais, quant à la scene Françoise, j’en crayonnerai volontiers, l’analyse avec d’autant plus de plaisir, qu’étant le morceau consacre dans la Nation par les plus unanimes suffrages, je n’aurai pas à craindre qu’on m’accuse d’avoir mis de la partialité dans le choix, ni d’avoir voulu soustraire mon jugement à celui des Lecteurs par un sujet peu connu.
Au reste, comme le ne puis examiner ce morceau sans en adopter le genre, au moins par hypothèse, c’est rendre à la [486] Musique Françoise tout l’avantage que la raison m’a force à lui ôter dans le cours de cette Lettre; c’est la juger sur m propres regles; de sorte que quand cette scene seroit aussi parfaite qu’on le prétend, on n’en pourroit conclure autre chose, sinon que c’est de la Musique Françoise bien faite, ce qui n’empecheroit pas que le genre étant démontre mauvais ce ne fut absolument de mauvaise Musique; il ne s’agit donc ici que de voir si l’on peut l’admettre pour bonne, au moins dans son genre.
Je vais pour cela, tacher d’analyser, en peu de mots, ce célébré monologue d’Armide, enfin est en ma puissance, qui passe pour un chef-d’oeuvre de déclamation, & que les Maîtres donnent eux-mêmes pour le modele le plus parfait du vrai récitatif François.
Je remarque d’abord que M. Rameau l’a cite avec raison, en exemple d’une modulation exacte & très-bien liée: mais cet éloge applique au morceau dont il s’agit, devient une véritable satire, & M. Rameau lui-même se seroit bien garde de mériter une semblable louange en pareil cas; car que peut-on penser de plus mal conçu que cette régularité scholastique, dans une scene ou l’emportement, la tendresse & le contraste des passions opposées mettent l’Actrice & Spectateurs dans la plus vive agitation? Armide furieuse vient poignarder son ennemi. A son aspect, elle hésite, elle se laisse attendrir, le poignard lui tombe des mains; elle oublie tous ses projets de vengeance, & n’oublie pas un seul instant sa modulation. Les réticences, les interruptions, transitions intellectuelles que le Poete offroit au Musicien, [487] n’ont pas été une seule fois saisies par celui-ci. L’Héroine finit par adorer celui qu’elle vouloir égorger au commencement; le Musicien finit en E si mi comme il avoir commence, sans avoir jamais quitte les cordes les plus analogues au ton principal, sans avoir mis une seule fois dans la déclamation de l’Actrice, la moindre inflexion extraordinaire qui fit soi de l’agitation de son ame, sans avoir donne la moindre expression à l’harmonie: & je défie qui que ce soit d’assigner par la Musique seule, soit dans le ton, soit dans la mélodie, soit dans la déclamation, soit dans l’accompagnement, aucune différence sensible entre le commencement & la fin de cette scene, par ou le Spectateur puisse juger du changement prodigieux qui s’est fait dans le cœur d’Armide.
Observez cette Basse-continue: que de croches! que de petites notes passagères pour courir après la succession harmonique! Est-ce ainsi que marche la Basse d’un bon récitatif, ou l’on ne doit entendre que de grosses notes, de loin en loin, le plus rarement qu’il est possible, & seulement pour empêcher la voix du récitant & l’oreille du Spectateur. de s’égarer?
Mais voyons comment sont rendus les beaux vers de ce monologue, qui peut passer en effet pour un chef-d’œuvre de Poésie.
Enfin, il est en ma puissance.
Voilà un trille, [*Je suis contraint de franciser en mot, pour exprimer le battement de gosier que les Italiens appellent ainsi, parce que, me trouvant a chaque instant dans la nécessite de me servir du mot de, cadence dans une autre acception, il ne m’etoit pas pas possible d’éviter autrement des équivoques continuelles.] &, qui pis est, un repos absolu des [488] le premier vers, tandis que le sens n’est acheve qu’au second. J’avoue que le Poete eut peut-être mieux fait ce second vers, & de laisser aux Spectateurs le plaisir d’en lire le sens dans l’ame de l’Actrice; mais puisqu’il l’a employé, c’etoit au Musicien de le rendre.
Ce fatal ennemi, ce superbe vainqueur!
Je pardonnerois peut-être au Musicien d’avoir mis ce second vers dans un autre ton que le premier, s’il se permettoit un peu plus d’en changer dans les occasions nécessaires.
Le charme du sommeil le livre a ma vengeance.
Les mots de charme & de sommeil ont été pour le Musicien un piège inévitable; il a oublie la fureur d’Armide, pour faire ici un petit somme, dont il se réveillera au mot percer. Si vous croyez que c’est par hazard qu’il a employé des sons doux sur le premier hémistiche, vous n’avez qu’à écouter la Basse: Lully n’etoit pas homme a employer de ces dièses pour rien.
Je vais percer ton invincible cœur.
Que cette cadence finale est ridicule dans un mouvement aussi impétueux! Que ce trille est froid & de mauvaise grace! Qu’il est mal place sur une syllabe brève, dans un récitatif qui devroit voler, & au milieu d’un transport violent!
Par lui tous mes Captifs sont sortis d’esclavage:
Qu’il éprouve toute ma rage.
[489] On voit qu’il y a ici une adroite réticence du Poete. Armide, après avoir dit qu’elle va percer l’invincible cœur de Renaut, sent dans le sien les premiers mouvemens de la pitié, ou plutôt de l’amour; elle cherche des raisons poux se raffermir, & cette transition intellectuelle amene fort bien ces deux vers, qui sans cela se lieroient mal avec les procédons, & deviendroient une répétition tout-a-fait superflue de ce qui n’eut ignore ni de l’Actrice ni des Spectateurs.
Voyons, maintenant, comment le Musicien a exprime cette marche secrete du cœur d’Armide. Il a bien vu qu’il faloit mettre un intervalle entre ces deux vers & les précédens, & il a fait un silence qu’il n’a rempli de rien, dans un moment ou Armide avoit tant de choses a sentir, & par conséquent l’Orchestre, à exprimer. Après cette pause, il recommence exactement dans le même ton, sur le même accord, sur la même note par ou il vient de finir, passe successivement par tous les sons de l’accord durant une mesure entiere, & quitte enfin avec peine & dans un moment ou cela n’eut plus nécessaire, le ton autour duquel il vient de tourner si mal-à-propos.
Quel trouble me saisit? Qui me fait hésiter?
Autre silence, & puis c’est tout. Ce vers est dans le même ton, presque dans le même accord que le précédent. Pas une altération qui puisse indiquer le changement prodigieux qui se fait dans l’ame & dans les discours d’Armide. La tonique il est vrai, devient dominante par un mouvement de Basse. Eh Dieux! il est bien question de tonique & de dominante dans un instant ou toute liaison harmonique doit être interrompue, [490] ou tout doit peindre le désordre & l’agitation! D’ailleurs, une légère altération qui n’est que dans la Basse, peut donner plus d’énergie aux inflexions de la voix, mais jamais y suppléer. Dans ce vers, le cœur, les yeux, le visage, le geste d’Armide, tout est change, hormis sa voix: elle parle plus bas, mais elle garde le même ton.
Qu’est ce qu’en sa saveur la pitié me veut dire?
Frappons.
Comme ce vers peut être pris en deux sens differens, je ne veux pas chicaner Lully pour n’avoir pas préféré celui que j’aurois choisi. Cependant il est incomparablement plus vis, plus anime, & fait mieux valoir ce qui fuit. Armide, comme Lully la fait parler, continue à s’attendrir en s’en demandant la cause à elle-même
Qu’est-ce qu’en sa faveur la pitié me veut dire?
Puis tout-d’un-coup elle revient à sa fureur par ce seul mot:
Frappons.
Armide indignée, comme je la conçois, après avoir hésité, rejette avec précipitation sa vaine pitié, & prononce vivement & tout d’une haleine en levant le poignard.
Qu’est ce qu’en sa saveur la pitié me veut dire?
Frappons.
Peut-être Lully même a-t-il entendu ainsi ce vers, quoiqu’il l’ait rendu autrement: car sa note décide si peu la déclamation, qu’on lui peut donner sans risque le sens que l’on aime mieux.
........ Ciel! qui peut m’arrêter?
Achevons...je frémis. Vengeons-nous...je soupire.
Voilà certainement le moment le plus violent de toute le scene. C’est ici que se fait le plus grand combat dans le cœur d’Armide. Qui croiroit que le Musicien a laisse toute cette agitation dans le même ton, sans la moindre transition intellectuelle, sans le moindre écart harmonique, d’une maniere si insipide, avec une mélodie si peu caractérisée & une si inconcevable mal-adresse, qu’au lieu du dernier vers que dit le Poete,
Achevons; je frémis. Vengeons-nous; je soupire.
Le Musicien dit exactement celui-ci.
Achevons; achevons. Vengeons-nous; vengeons-nous.
Les trilles sont sur-tout un bel effet sur de telles paroles, & c’est une chose bien trouvée que la cadence parfaite sur le mot soupire!
Est-ce ainsi que je dois me venger aujourd’hui?
Ma colere s’éteint quand j’approche de lui.
Ces deux vers seroient bien déclames s’il y avoit plus d’intervalle entr’eux, & que le second finit pas par une cadence parfaite. Ces cadences parfaites sont toujours la mort de l’expression, sur-tout dans, le récitatif François ou elles tombent si lourdement.
Plus je le vois, plus ma vengeance est vaine.
Toute personne qui sentira la véritable déclamation de ce [492] vers, jugera que le second hémistiche est à contre-sens; la voix doit s’élever sur ma vengeance, & retomber doucement sur vaine.
Mon bras tremblant se refuse a ma haine.
Mauvaise cadence parfaite! d’autant plus qu’elle est accompagnée d’un trille.
Ah! quelle cruauté de lui ravir le jour!
Faites déclamer ce vers à Mlle. Dumesnil, & vous trouverez que le mot cruauté sera le plus eleve, & que la voix ira toujours en baissant-jusqu’à la fin du vers: mais, le moyen de ne pas faire poindre le jour! je reconnois là le Musicien.
Je passe, pour abréger, le reste de cette scene, qui n’a plus rien d’intéressant ni de remarquable, que les contre-sens ordinaires & des trilles continuels, & je finis par le vers qui la termine.
Que, s’il se peut, je le haisse.
Cette parenthèse, s’il se peut, me semble une épreuve suffisante du talent du Musicien; quand on la trouve sur le même ton, sur les mêmes notes que je le haisse, il est bien difficile de ne pas sentir combien Lully etoit peu capable de mettre de la Musique sur les paroles du grand homme qu’il tenoit à ses gages.
A l’égard du petit air de guinguette qui est à la fin de ce monologue, je veux bien consentir à n’en rien dire, & s’il y a quelques amateurs de la Musique Françoise, qui connoissent la scene Italienne qu’on a mise en parallele avec celle-ci, & sur-tout l’air impétueux, pathétique & tragique [493] qui la termine, ils me sauront gré sans doute de ce silence.
Pour résumer en peu de mots mon sentiment sur le célébré monologue, je dis que si on l’envisage comme du chant, on n’y trouve ni mesure, ni caractere, ni mélodie: si l’on veut que ce soit du récitatif, on n’y trouve ni naturel ni expression; quelque nom qu’on veuille lui donner, on le trouve rempli de sons files, de trilles & autres ornemens du chant bien plus ridicules encore dans une pareille situation, qu’ils ne le sont communément dans la Musique Françoise. La modulation en est régulière, mais puérile par cela même, scholastique, sans énergie, sans affection sensible. L’accompagnement s’y borne à la Basse-continue, dans une situation ou toutes les puissances de la Musique doivent être déployées; & cette Basse est plutôt celle qu’on seroit mettre a un Ecolier sous sa leçon de Musique, que l’accompagnement d’une vive scene d’Opéra, dont l’harmonie doit être choisie & appliquée avec un discernement exquis pour rendre la déclamation plus sensible & l’expression plus vive. En un mot, si l’on s’avisoit d’exécuter la Musique de cette scene sans y joindre les paroles, sans crier ni gesticuler, il ne seroit pas possible d’y rien démêler d’analogue à la situation qu’elle veut peindre & aux sentimens qu’elle veut exprimer, & tout cela ne paroîtroit qu’une ennuyeuse suite de sous, modulée au hazard & seulement pour la faire durer.
Cependant ce monologue a toujours fait, & je ne doute pas qu’il ne fit encore un grand effet au théâtre, parce que les vers en sont admirables & la situation vive & intéressante. Mais sans les bras & le jeu de l’Actrice, je suis persuade que [494] personne n’en pourroit souffrir le récitatif, & qu’une pareille Musique a grand besoin du secours des yeux, pour être supportable aux oreilles.
Je crois avoir fait voir qu’il n’y a ni mesure ni dans la Musique Françoise, parce que la langue n’en est pas susceptible; que le chant François n’est qu’un aboyement continuel, insupportable à toute oreille non prevenue; que l’harmonie en est brute, sans expression & sentant uniquement son remplissage d’ecolier; que les airs François ne sont point des airs; que le récitatif François n’est point du récitatif. D’ou je-conclus que les François n’ont point de Musique & n’en peuvent avoir;* [*Je n’appelle pas avoir une Musique, que d’emprunter celle d’une autre langue pour tacher de l’appliquer a la sienne, & j’aimerois mieux que nous gardassions notre maussade & ridicule chant, que d’associer encore plus ridiculement la mélodie Italienne a la langue Françoise. Ce dégoûtant assemblage, qui peut-être sera désormais l’étude de nos Musiciens, est trop monstrueux pour être admis, & le caractere de notre langue ne s’y prêtera jamais. Tout au plus, quelques pieces comiques pourront-elles passer en faveur de la symphonie; mais je prédis hardiment que le genre tragique ne sera pas même tente. On a applaudi cet été à l’Opéra comique, l’ouvrage d’un homme de talent qui paroit avoir écoute la bonne Musique avec de bonnes oreilles, & qui en a traduit le genre en François d’aussi près qu’il etoit possible; ses accompagnement sont bien imites sans être copies, s’il n’a point fait de chant, c’est qu’il n’est pas possible d’en faire. Jeunes Musiciens qui vous sentez du talent continuez de mépriser en public la Musique Italienne, je sens bien quoi votre intérêt présent l’exige, mais hâtez-vous d’étudier en particulier cette langue 8t cette Musique, si vous voulez pouvoir tourner un jour contre vos Camarades le dédain que vous affectez aujourd’hui contre vos Maîtres.] ou que si jamais ils en ont une, ce sera tant pis pour eux.
Je suis, &c.
FIN.
JEAN JACQUES ROUSSEAU
LETTRE D’UN SYMPHONISTE
DE L’ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE,
A SES CAMARADES DE L’ORCHESTRE
[1753 sept.-oct.; Bibliothèque de Neuchâtel, ms. R. 61; Amsterdam, octobre 1753; Paris, 1754; le Pléiade édition, t. V, pp. 275-285 = Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VIII, pp. 495-506.]
LETTRE
D’UN SYMPHONISTE
DE L’ACADÉMIE ROYALE
DE MUSIQUE,
A SES CAMARADES
DE L’ORCHESTRE.
Enfin, mes chers Camarades, nous triomphons; les bouffons sont renvoyés: nous allons briller de nouveau dans les symphonies de Monsieur de Lully, nous n’aurons plus si chaud a l’Opéra ni tant de fatigue a l’orchestre. Convenez Messieurs, que c’etoit un métier pénible que celui de jouer cette chienne de Musique ou la mesure alloit sans miséricorde, & n’attendoit jamais que nous pussions la suivre. Pour moi quand je me sentois observe par quelqu’un de ces maudits habitans du coin de la Reine, & qu’un reste de mauvaise honte m’obligeoit de jouer à-peu-près ce qui etoit sur ma partie, je me trouvois le plus embarrasse du monde, & au bout d’une ligne ou deux, ne fâchant plus ou j’en étois, je feignois de compter des pauses, ou bien je me tirois d’affaire, en sortant pour aller pisser.
Vous ne sauriez croire quel tort nous a sait cette Musique qui va si vite, ni jusqu’ou s’etendoit déjà la réputation d’ignorance [496] que quelques prétendus connoisseurs osoient nous donner. Pour ses quarante sols, le moindre poliçon se croyoit en droit de murmurer lorsque nous jouyons faux, ce qui troubloit très-fréquemment l’attention des spectateurs. Il n’y avoit pas jusqu’à certaines gens qu’on appelle, je crois, des Philosophes, qui sans le moindre respect pour une Académie Royale, n’eussent l’insolence de critiquer effrontément des personnes de notre sorte. Enfin, j’ai vu le moment qu’enfreignant sans pudeur nos antiques & respectables privilèges, on alloit les officiers du Roi a savoir la Musique, & a jouer tout de bon de l’instrument pour lequel ils sont payes.
Hélas. qu’est devenu le tems heureux de notre gloire? Que sont devenue ces jours fortunes ou d’une voix unanime nous passions, parmi les anciens de la Chambre des Comptes & les meilleurs bourgeois de la rue St. Denis, pour le premier Orchestre l’Europe, ou l’on se pâmoit a cette célébré ouverture d’Isis a cette belle tempête d’Alcyone, a cette d’Alcyone, a cette brillante Logistille de Roland, & ou le bruit de notre premier coup d’archet s’elevoit jusqu’au ciel avec les acclamations du Parterre. Maintenant, chacun se mêle impudemment de contrôler notre exécution, & parce que nous ne jouons pas trop juste & que nous n’allons gueres bien ensemble, on nous traite sans façon de racleurs de boyau, & l’on nous chasseroit volontiers du spectacle si les sentinelles qui sont ainsi que nous au service du Roi, & par conséquent d’honnêtes gens & du bon parti, ne maintenoient un peu la subordination: mais, mes chers Camarades, qu’ai-je besoin, pour exciter votre juste colere, de vous rappeller notre antique splendeur, [497] & les affronts qui nous en ont fait déchoir? Ils sont présens a votre mémoire, ces affronts cruels, & vous montre par votre ardeur a en éteindre l’odieuse cause, combien vous êtes peu disposes a les endurer. Oui, Messieurs, c’est cette dangereuse Musique étrangere qui, sans autre secours que ses propres charmes, dans un pays etoit contre elle, a failli détruire la notre qu’on joue si a son aise. C’est elle qui nous perd d’honneur & c’est contre elle que nous devons tous rester unis jusqu’au dernier soupir.
Je me souviens, qu’avertis du danger par les premiers succès de la Serva Padrona, & nous étant assembles en secret pour chercher les moyens d’estropier cette Musique enchanteresse, le plus qu’il seroit possible, l’un de nous, que j’ai reconnu depuis pour un faux frere* [*Il y a quelques jours que, poliçonnant avec lui a l’Opéra, comme vous avons tous accoutume de faire, je surpris dans sa poche un papier qui contenoit cette scandaleuse épigramme.
O Pergolese inimitable,
Quand notre Orchestre impitoyable
Te fait crier sous son lourd violon,
Je crois qu’as rebours de la Fable,
Marsyas écorche apollon.
Ils sont comme cela, deux ou trois dans l’Orchestre qui s’avisent de blâmer vos cabales, qui osent publiquement approuver la Musique Italienne, & qui, sans égards pour le Corps veulent se mêler de faire leur devoir & d’être honnêtes-gens. Mais nous comptons les faire bientôt déguerpir a force d’avanies, & nous ne voulons souffrir que des Camarades qui fassent cause commune avec nous.] s’avisa de dire, d’un ton moitie goguenard, que nous n’avions que faire de tant délibérer & qu’il faloit hardiment la jouer tout de notre mieux: jugez de ce qu’il en seroit arrive si nous eussions eu la maladroite modestie de suivre cet avis, puisque tous nos soins, joints a nos grands talens pour laisser aux Ouvrages que nous [498] exécutons tout le mérite du plaisir qu’ils peuvent donner, ont eu peine a empêcher le Public de sentir les beautés de la Musique Italienne livrée a nos archets. Nous avons donc écorche & cette Musique & les oreilles des spectateurs, avec une intrépidité sans exemple & capable de rebuter les plus détermines bouffonistes. Il est vrai que l’entreprise etoit hazardeuse, & que par-tout ailleurs la moitie de notre bande se seroit fait mettre vingt fois au cachot, mais nous connoissons nos droits & nous en usons. C’est le Public, s’il se plaint, qui sera mis au cachot.
Non conteras de cela, nous avons joint l’intrigue a l’ignorance & a la mauvaise volonté; nous n’avons pas oublie de dire autant de mal des Acteurs que nous en faisions a leur Musique, & le bruit du traitement qu’ils ont reçu de nous a opère un, très-bon effet en dégoûtant de venir a Paris, pour y recevoir des affronts, tous les bons sujets que Bambini a tache d’attirer. Réunis par un puissant intérêt commun & par le désir de venger la gloire de notre archet, il ne nous a pas été difficile d’écraser de pauvres etrangers, qui, ignorant les mysteres de la boutique, n’avoient d’autres protecteurs que leurs talens, d’autres partisans que les oreilles sensibles & équitables, ni d’autre cabale que le plaisir que le plaisir qu’ils s’efforçoient de faire aux spectateurs. Ils ne savoient pas, les bonnes-gens, que ce plaisir même aggravoit leur crime & acceleroit leur punition. Ils sont prêts a la recevoir enfin, sans même qu’ils s’en doutent; car pour qu’ils sentent davantage, nous aurons la satisfaction de les voir congédies brusquement, sans être avertis ni payes, & sans, qu’ils aient eu le [499] tems de chercher quelque asyle ou il leur soit permis de plaire impunément au Public.
Nous espérons aussi, pour la consolation des vrais Citoyens, & sur-tout des gens de goût qui fréquentent notre théâtre, que les Comédiens François, délaisses de tout le monde & surcharges d’affronts, seront bientôt obliges a fermer le leur, ce qui nous sera d’autant plus de plaisir que le coin de la Reine est compose de leurs plus ardens partisans, dignes admirateurs des farces de Corneille, Racine & Voltaire, ainsi que de celles des Intermèdes. C’est ainsi que les etrangers qui ont tous la grossièreté de rechercher la Comedie Françoise & l’Opéra Italien, ne trouvant plus a Paris que la Comedie Italienne & l’Opéra François, monumens précieux du goût de la nation, cesseront d’y accourir avec tant d’empressement; ce qui sera un grand avantage pour le Royaume, attendu qu’il y fera meilleur vivre, & que les loyers n’y seront plus si chers.
Tout ce que nous avons fait est quelque, chose & ce n’est pas encore assez. J’ai découvert un fait sur lequel il est bon que vous soyez tous prévenus, afin de concerter la conduite qu’il faut tenir en cette occasion; c’est que le Sieur Bambini, encourage par le succès de la Bohémienne, prépare un nouvel Intermede qui pourroit bien paroître encore avant son départ. Je ne puis comprendre ou diable il prend tant d’Intermèdes car nous assurions tous qu’il n’y en avoit que trois ou quatre dans toute l’Italie. Je crois, pour moi, que ces maudits Intermèdes tombent du Ciel tout faits par les Anges, exprès pour nous faire damner.
[500] Il s’agit donc, Messieurs, de nous bien réunir dans ce moment pour empêcher que celui-ci ne soit mis au théâtre, ou du moins pour l’y faire tomber avec éclat, sur-tout s’il est bon, afin que les bouffons s’en aillent charges de la haine publique, & que tout Paris apprenne, par cet exemple, a craindre notre autorité & a respecter nos décisions. Dans cette vue, je me suis adroitement insinue chez le Sieur Bambini, sous prétexte d’amitié, & comme le bon-homme ne se défioit de rien, car il n’a pas seulement l’esprit de voir les tours que nous lui jouons, il m’a sans mystère montre son Intermede. Le titre en est l’Oiseleuse Angloise, & l’Auteur de la Musique est un certain Jommelli. Or vous saurez que ce Jommelli est un de ces ignorans d’Italiens qui ne savent rien, & qui sont, on ne sait comment, de la Musique ravissante que nous avons quelquefois beaucoup de peine a défigures. Pour en méditer a loisir les moyens, j’ai examine la partition avec autant de soin qu’il m’a été possible; malheureusement, je ne suis pas, non plus que les autres; sort habile a déchiffrer, mais j’en ai vu suffisamment pour connoître que cette symphonie semble faite exprès pour favoriser nos projets: elle est fort coupée, fort variée, pleine de petits jours, de petites réponses de divers instrumens qui entrent les uns après les autres; en un mot, elle demande une précision singuliere dans l’exécution. Jugez de la facilite que nous aurons a brouiller tout cela sans affectation & d’un air tout-à-fait naturel: pour peu que nous voulions nous entendre, nous allons faire un charivari de tous les Diables; cela sera délicieux. Voici donc un projet de règlement que nous avons [501] médite avec nos illustres chefs, & entr’autres avec Monsieur l’Abbé & Monsieur Caraffe, qui en toute occasion ont si bien mérite du bon parti & fait tant de mal a la bonne Musique.
I. On ne suivra point en cette occasion la méthode ordinaire, employée avec succès dans les autres Intermèdes: mais avant que de mal parler de celui-ci on attendra de le connoître dans les répétitions. Si la Musique en es médiocre, nous en parlerons avec admiration; nous affecterons tous unanimement de l’élever jusqu’aux nues, afin qu’on attende des prodiges & qu’on se trouve plus loin de compte a la premiere représentation. Si malheureusement la Musique se trouve bonne, comme il n’y a que trop lieu de le craindre, nous en parlerons avec dédain, avec un mépris outre, comme de la plus misérable chose qui ait été faite; notre jugement séduira les sots, qui ne se rétractent jamais que quand ils ont eu raison, & le plus grand nombre sera pour nous.
II.Il faudra jouer de notre mieux aux répétitions pour disculper les chefs a qui l’on reprocheroit sans cela de n’avoir pas réitéré les répétitions jusqu’à ce que le tout allât bien. Ces répétitions ne seront pas pour cela a pure perte, car c’est-là que nous concerterons entre nous les moyens d’être aux représentations, le plus discordants qu’il sera possible.
[502] III.L’accord se prendra, selon la regle, sur l’avis du premier violon, attendu qu’il est sourd.
IV.Les violons se distribueront en trois bandes dont la premiere jouera un quart-de-ton trop haut, la deuxieme un quart-de-ton trop bas, & la troisieme jouera le plus juste qu’il lui sera possible. Cette cacophonie se pratiquera facilement, en haussant ou baissant subtilement le ton de l’instrument durant l’exécution. A l’égard des hautbois, il n’y a rien a leur dire & d’eux-mêmes ils iront a souhait.
V.On en usera pour la mesure, à-peu-près comme pour le ton, un tiers la suivra, un tiers l’anticipera, & un autre tiers ira après tous les autres. Dans toutes les entrées les violons se gardent sur-tout d’être ensemble, mais partant successivement, & les uns après les autres, ils seront des manieres de petites fugues ou d’imitations qui produiront un très-grand effet. A l’égard des violoncelles, ils sont exhortes d’imiter l’exemple édifiant de l’un d’entr’eux, qui se pique avec cane juste fierté de n’avoir jamais accompagne un Intermede Italien dans le ton, & de jouer toujours majeur quand le mode est mineur, & mineur quand il est majeur.
VI.On aura grand soin d’adoucir les forts & de renforcer les [503] doux, principalement sous le chant; il faudra sur-tout racler à tout-de-bras quand la Tonelli chantera, car il est sur-tout d’une grande importance d’empêcher qu’elle ne soit entendue.
VII.Une autre précaution qu’il ne faut pas oublier, c’est de forcer les seconds autant qu’a sera possible, & d’adoucir les premiers afin qu’on n’entende partout que la mélodie du second Dessus; il faudra aussi engager Durand a ne pas se donner la peine de copier les parties de quintes, toutes les fois qu’elles sont a l’octave de la Basse, afin que ce défaut de liaison entre les Basses & les Dessus rende l’harmone plus feche.
VIII.On recommande aux jeunes racleurs de ne pas manquer de prendre l’octave, de miauler sur le chevalet, & de doubler défigurer leur partie, sur-tout lorsqu’ils ne pourront pas jouer le simple, afin de donner le change sur leur mal-adresse, de barbouiller toute la Musique, & de montrer qu’ils sont au-dessus des loix de tous les Orchestres du monde.
IX.Comme le Public pourroit a la fin s’impatienter de tout ce charivari, si nous nous appercevons qu’il nous observe de trop près, il faudra changer de méthode pour prévenir les caquets: alors, tandis que trois ou quatre violons joueront comme ils savent, tous les autres se mettront a s’accorder durant les airs, & auront soin, de racler de toute leur force [504] & de faire un bruit de Diable avec leurs cordes a vides, précieusement dans les endroits les plus doux. Par ce moyen nous gâterons la plus belle Musique sans qu’on ait rien a nous dire; car encore faut-il bien s’accorde? Que si l’on nous reprenoit là-dessus, nous aurions le plus beau prétexte du monde de jouer aussi faux qu’il nous plairoit. Ainsi, soit qu’on nous permettre d’accorder, soit qu’on noua en empêcher, nous trouverons toujours le moyen de n’être jamais d’accord.
Nous continuerons de crier tous au scandale & la profanation: nous nous plaindrons hautement qu’on déshonore le séjour des Dieux par des Bateleurs; nous tacherons de prouver que nos Acteurs ne sont pas des Bateleurs comme les autres, attendu qu’ils chantent & gesticulent tout au plus, mais qu’ils ne jouent point: que a petite Tonelli se sert de ses bras pour faire son rôle avec une intelligence & une gentillesse ignominieuse, au lieu que l’illustre Mademoiselle Chevaler ne se sert des siens que pour aider a I’effort de ses poumons, ce qui est beaucoup plus décent; qu’au surplus il n’y a que le talent qui déroge, & que nos Acteurs n’ont jamais déroge. Nous ferons voir aussi que la Musique Italienne déshonore notre théâtre, par la raison qu’une Académie Royale de Musique doit se soutenir avec la seule pompe de son titre & son privilege, & qu’il n’est pas de sa dignité d’avoir besoin pour cela de bonne Musique.
[505] XI. La plus essentielle précaution que nous avons a prendre en cette occasion est de tenir nos délibérations secrètes: de si grands intérêts ne doivent point être exposes aux yeux d’un vulgaire stupide, qui s’imagine follement que nous sommes payes pour le servir. Les spectateurs sont d’une telle arrogance, que si cette Lettre venoit a se divulguer par l’indiscrétion de quelqu’un de vous, ils se croiroient en droit d’observer de plus près notre conduite, ce qui ne laisseroit pas d’avoir sort incommodité; car enfin, quelque supérieur qu’on puisse être au Public, il n’est point agréable d’en essuyer les clabauderies.
Voilà, Messieurs, quelques articles préliminaires sur lesquels il nous paroit convenable de se concerter d’avance; a l’égard des discours particuliers que nous tiendrons, quand l’Ouvrage en question sera en train, comme ils doivent être modifies sur la maniere dont on le recevra, il est a propos de réserver a ce tems-la d’en convenir. Chacun de nous, a quelques-uns près, s’est jusqu’ici comporte si convenablement a l’intérêt commun, qu’il n’y a pas d’apparence que nul se démente là-dessus au moment de couronner l’oeuvre; & nous espérons que si l’on nous reproche de manquer de talent, ce ne sera pas au moins de celui de bien cabaler.
C’est ainsi qu’après avoir expulse avec ignominie toute cette engeance Italienne, nous allons nous établir un tribunal redoutable; bientôt le succès, ou du moins, la chute des pieces [506] dépendra de nous seuls; les Auteurs, saisis d’une juste crainte; viendront en tremblant rendre hommage a l’archet qui peut les écorcher; & d’une bande de misérables racleurs, pour laquelle on nous prend maintenant, nous deviendrons un jour les juges suprêmes de l’Opéra François, & les arbitres souverains de la chaconne & du rigaudon.
J’ai l’honneur d’être avec un très-profond respect, mes chers Camarades, &c.
FIN.
JEAN JACQUES ROUSSEAU
LETTRE
A MONSIEUR ABBÉ RAYNAL,
Au sujet d’un nouveau Mode de Musique, invente par M. Blainville.
LETTRE
A MONSIEUR ABBÉ RAYNAL
Au sujet d’un nouveau Mode de Musique, invente par M. Blainville.
[D. 1754, mai; SOURCE=Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VIII 507-511]
LETTRE
A MONSIEUR ABBÉ RAYNAL,
Au sujet d’un nouveau Mode de Musique, invente par M. Blainville.
Paris, le 30 Mai 1754, au sortir du Concert.
Vous-êtes bien aise, Monsieur, vous le Panégyriste & l’ami des Arts, de la tentative de M. Blainville, pour l’introduction d’un nouveau Mode dans notre Musique. Pour moi, comme mon sentiment là-dessus ne fait rien a l’affaire, je passe immédiatement au jugement que vous me demandez sur la découverte même.
Autant que j’ai pu saisir les idées de M. Blainville, durant la rapidité de l’exécution du morceau que nous venons d’entendre, je trouve que le Mode qu’il nous propose, n’a que deux cordes principales, au lieu de trois qu’ont chacun des deux Modes usités. L’une de ces deux cordes est la tonique, l’autre est la quarte au-dessus de cette tonique; & cette quarte s’appellera, si l’on veut, dominante. L’auteur me paroit avoir eu de sort bonnes raisons pour préférer ici la quarte a la quinte, & celle de toutes ces raisons qui se présente la premiere, [508] en parcourant sa gamme, est le danger de tomber dans les fausses relations.
Cette gamme est ordonnée de la maniere suivante; il monte d’abord d’un semi-ton majeur de la tonique sur la seconde note, puis d’un ton sur la troisieme; & montant encore d’un ton, il arrive a sa dominante, sur laquelle il établit le repos, ou, s’il m’est permis de parler ainsi, l’hémistiche du Mode. Puis recommençant sa marche un ton au-dessus de la dominante, il monte ensuite d’un semi-ton majeur, d’un ton, &, encore d’un ton, & l’octave est parcourue selon cet ordre de notes, mi, fa, sol, la: si, ut, re, mi. Il redescend de même, sans aucune altération.
Si vous procédez diatoniquement, soit en montant, soit en descendant de la dominante d’un Mode mineur a l’octave de cette dominante, sans dièses ni bémols accidentels, vous aurez précisément la gamme de M. Blainville; par ou l’on voir, 1̊. que sa marche diatonique est directement opposée a la notre, ou, partant de la tonique, on doit monter d’un ton, ou descendre d’un semi-ton; 2̊. qu’il a falu substituer une autre harmonie a l’accord sensible usité dans nos Modes, & qui se trouve exclus du sien; 3̊. trouver, pour cette nouvelle gamme, des accompagnemens differens de ceux que l’on emploie dans la regle de l’octave; 4̊. & par conséquent d’autres progressions de Basse fondamentale que celles qui sont admises.
La gamme de son Mode est précisément semblable au diagramme des Grecs; car si l’on commence par la corde hypate, en montant, ou par la note en descendant, a parcourir diatoniquement [509] deux tétracordes disjoints, on aura précisément la nouvelle gamme; c’est notre ancien Mode plagal, qui subsiste encore dans le Plain-chant; c’est proprement un Mode mineur dont le diapason se prendroit, non d’une tonique a son octave, en passant par la dominante; mais d’une dominante a son octave, en passant par la tonique; & en effet, la tierce majeure que l’Auteur est oblige de donner a sa finale, jointe a la maniere d’y descendre par semi-ton, donne a cette tonique tout-a-fait l’air d’une dominante. Ainsi, si l’on pouvoit, de ce côté-là, disputer a M. Blainville le mérite de l’invention, on ne pourroit du moins lui disputer celui d’avoir ose braver, en quelque chose, la bonne opinion que notre siecle a de soi-même, & son mépris pour tous les autres âges en matiere de sciences & de goût.
Mais ce qui paroit appartenir incontestablement a M. Blainville, c’est l’harmonie qu’il affecte a un Mode institue dans des tems ou nous avons tout lieu de croire qu’on ne connoissoit point l’harmonie, dans le sens que nous donnons aujourd’hui a ce mot. Personne ne lui disputera, ni la science qui lui a suggéré de nouvelles progressions fondamentales, ni l’art avec lequel il l’a lu mettre en œuvre pour ménager nos oreilles, bien plus délicates sur les choses nouvelles, que sur les mauvaises choses.
Des qu’on ne pourra plus lui reprocher de n’avoir pas trouve ce qu’il nous propose, on lui reprochera de l’avoir trouve. On conviendra que sa découverte est bonne, s’il veut avouer qu’elle n’est pas de lui: s’il prouve qu’elle est de lui, on lui soutiendra qu’elle est mauvaise; & il ne sera pas [510] le premier contre lequel les artistes auront argumente de la sorte. On lui demandera sur quel fondement il prétend déroger aux loix établies, & en introduire d’autres de son autorité.
On lui reprochera de vouloir ramener a l’arbitraire, les regles d’une science qu’on a fait tant d’effort pour réduire en principes; d’enfreindre dans ses progressions la liaison harmonique, qui est la loi la plus générale & l’épreuve la plus sure de toute bonne harmonie.
On lui demandera ce qu’il prétend substituer a l’accord sensible, dont son Mode n’est nullement susceptible, pour annoncer les changemens de ton. Enfin on voudra savoir encore pourquoi, dans l’essai qu’il a donne au Public, il a tellement entre-mêle son Mode avec les deux autres, qu’il n’y a qu’un très-petit nombre de Connoisseurs, dont l’oreille exercée & attentive, ait démêlé ce qui appartient en propre a son nouveau système.
Ses réponses, je crois les prévoir à-peu-près. Il trouvera aisément en sa saveur des analogies, du moins aussi bonnes que celles dont nous avons la bonté de nous contenter. Selon lui, le Mode mineur n’aura pas de meilleurs fondemens que le lien. Il nous soutiendra que l’oreille est notre premier maître d’harmonie, & que, pourvu que celui-là soit content, la raison doit se borner a chercher pourquoi il l’est, & non a lui prouver qu’il a tort de l’être. Qu’il ne cherche, ni a introduire dans les choses l’arbitraire qui n’y est point, ni a dissimuler celui qu’il y trouve. Or, cet arbitraire est si constant que, même dans la regle de l’octave, il y a une faute contre les regles; remarque qui ne sera pas, si l’on [511] veut, de M. Blainville, mais que je prends sur mon compte.
Il dira encore que cette liaison harmonique qu’on lui objecte, n’est rien moins qu’indispensable dans l’harmonie, & il ne sera pas embarrasse de le prouver.
Il s’excusera d’avoir entre-mêle les trois Modes, sur ce que nous sommes sans cesse dans le même cas avec les deux nôtres, sans compter que, par ce mélange adroit, il aura eu le plaisir, diroit Montagne, de faire donner a nos Modes des nazardes sur le nez du sien. Mais quoi qu’il fasse, il faudra toujours qu’il ait tort, par deux raisons sans replique, l’une qu’il est inventeur, l’autre qu’il a a faire a des Musiciens.
Je suis, &c.
FIN.
JEAN JACQUES ROUSSEAU
EXAMEN
DE DEUX PRINCIPES
Avances par M. Rameau, dans sa Brochure intitulée:
ERREURS SUR LA MUSIQUE DANS L’ENCYCLOPEDIE.
[1755, début; Bibliothèque de Neuchâtel, ms. R. 58, ms. R. 59, ms. R. 60; Œuvres posthumes, Genève, 1781; le Pléiade édition, t. V, pp. 345-370 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VIII, pp. 513-539.]
EXAMEN
DE DEUX PRINCIPES
Avances par M. Rameau, dans sa Brochure intitulée:
ERREURS SUR LA MUSIQUE DANS L’ENCYCLOPEDIE.
AVERTISSEMENT
Je jettai cet Ecrit sur le papier en I755, lorsque parut la Brochure de M. Rameau après avoir déclaré publiquement, sur la grande querelle que j’avois eut a soutenir, que je ne répondrois plus a mes adversaires. Content même d’avoir fait note de mes observations sur l’Ecrit de M. Rameau, je ne les publiai point; & je ne les joins maintenant ici, que parce qu’elles servent a l’éclaircissement de quelques Articles de mon Dictionnaire, ou la forme de l’Ouvrage ne me permettoit pas d’entrer dans de plus longues discussions.
EXAMEN
DE DEUX
PRINCIPES
Avances par M. Rameau, dans sa Brochure intitulée:
ERREURS SUR LA MUSIQUE DANS L’ENCYCLOPEDIE.
C’est toujours avec plaisir que je vois paroître de nouveaux ecrits de M. Rameau: de quelque maniere qu’ils soient accueillis du Public, ils sont précieux aux Amateurs de l’Art, & je me fais honneur d’être de ceux qui tachent d’en profiter. Quand cet illustre Artiste relève mes fautes, il m’instruit, il m’honore, je lui dois des remercîmens; & comme, en renonçant aux querelles qui peuvent troubler ma tranquillité, je ne m’interdis point celles de pur amusement, je discuterai par occasion quelques points qu’il décide, bien sur d’avoir toujours fait une chose utile; s’il en peut résulter de sa part le nouveaux éclaircissemens. C’est même entrer en cela, dans les vues de ce grand Musicien, qui dit qu’on ne peut contester [516] les propositions qu’il avance, que pour lui fournir les moyens mettre dans un plus grand jour; d’ou je conclus qu’il est bon qu’on les conteste.
Je suis, au reste, fort éloigne de vouloir descendre mes articles de l’Encyclopédie; personne, a la vérité, n’en devroit être plus que M. Rameau, qui les attaque; mais personne au monde n’en est plus mécontent que moi. Cependant, quand on sera instruit du tems ou ils ont été faits, de que j’eus pour les faire, & de l’impuissance ou j’ai toujours été de reprendre un travail une fois fini; quand on saura je plus, que je n’eus point la présomption de me proposer pour celui-ci, mais que ce fut, pour ainsi dire, une imposée par l’amitié, on lira peut-être, avec quelque indulgence, des articles que j’eus a peine le tems d’écrire dans l’espace qui m’etoit donne pour les méditer, & que je n’aurois point entrepris, si je n’avois consulte que le tems & mes forces.
Mais ceci est une justification envers le Public, & pour autre lieu. Revenons a M. Rameau que j’ai beaucoup loue, & qui me fait un crime de ne l’avoir pas loue davantage. Si les Lecteurs veulent bien jetter les yeux sur les articles qu’il attaque, tels que CHIFFRER, ACCORD, ACCOMPAGNEMENT, &c. s’ils distinguent les vrais éloges que l’équité mesure aux talens, du vil encens que l’adulation prodigue a tout le monde; enfin s’ils sont instruits du poids que les procèdes de M. Rameau, vis-a-vis de moi, ajoute a la justice que j’aime a lui rendre, j’espere qu’en blâmant les fautes que j’ai pu faire dates dans l’exposition de ses principes, ils seront contens, [517] au moins des hommages que j’ai rendus a l’Auteur,
Je ne feindrai pas d’avouer que l’écrit intitule: Erreurs sur la Musique, me paroit en effet fourmiller d’erreurs, & que je n’y vois rien de, plus jette que le titre. Mais ces erreurs ne sont point dans les lumieres de M. Rameau, elles n’ont leur source que dans son cœur; & quand la passion ne l’aveuglera pas, il jugera mieux que personne des bonnes regles de son Art. Je ne m’attacherai donc point a relever un nombre de petites fautes qui disparoîtront avec sa haine; encore moins défendrai-je celles dont il m’accuse, & dont plusieurs en effet, ne sauroient être niées. Il me fait un crime, par exemple, d’écrire pour être entendu; c’est un défaut qu’il impute a mon ignorance, & dont je suis peu tente de la justifier. J’avoue avec plaisir, que, faute de choses savantes, je suis réduit a n’en dire que de raisonnables, & je n’envie a personne le profond savoir qui n’engendre que des ecrits inintelligibles.
Encore un coup, ce n’est point pour ma justification que j’écris, c’est pour le bien de la chose. Laissons toutes ces disputes personnelles qui ne sont rien au progrès de l’Art, ni a l’instruction du Public. Il faut abandonner ces petites chicanes aux Commençans, qui veulent se faire un nom aux dépens des noms déjà connus, & qui, pour une erreur qu’ils corrigent, ne craignent pas d’en commettre cent. Mais, ce qu’on ne sauroit examiner avec trop de soin, ce sont les principes de l’Art même, dans lesquels la moindre erreur est une source. d’egaremens, & ou l’Artiste ne peut se tromper en rien, que tous les efforts qu’il fait, pour perfectionner l’Art n’en éloignent la perfection.
[518] Je remarque, dans les erreurs sur la Musique; deux de ces principes importans. Le premier qui a guide M. Rameau dans tous tes ecrits, &, qui pis est, dans toute sa Musique, est que l’harmonie est l’unique fondement de l’Art, que la mélodie en dérive, & que tous les grands effets de la Musique naissent de la seule harmonie.
L’autre principe, nouvellement avance par M. Rameau, & qu’il me reproche de n’avoir pas ajoute a ma définition de l’accompagnement, est que cet accompagnement représente le corps sonore. J’examinerai séparément ces deux principes. Commençons par le premier & le plus important, dont la vérité ou la fausseté démontrée, doit servir en quelque maniere de base a tout l’Art Musical.
Il faut d’abord remarquer que M. Rameau fait dériver toute l’harmonie de la résonance du corps sonore. Et il est certain que tout son est accompagne de trois autres sons harmoniques concomitans ou accessoires, qui forment avec lui un accord parfait, tierce-majeure. En cc sens, l’harmonie est naturelle & inséparable de la mélodie & du chant, tel qu’il puisse être, puisque tout son porte avec lui son accord parfait. Mais, outre ces trois sons harmoniques, chaque son principal en donne beaucoup d’autres qui ne sont point harmoniques & n’entrent point dans l’accord parfait. Telles sont toutes les aliquotes non réductibles par leurs octaves a quelqu’une de ces trois premieres. Or, il y a une infinité de ces aliquotes qui peuvent échapper a nos sens, mais dont la résonance est démontré par induction, & n’est pas impossible a confirmer par expérience. L’Art les a rejetées de l’harmonie, & voilà [519] ou il a commence a substituer ses regles a celles de la nature.
Veut-on donner aux trois sons qui constituent l’accord parfait, une prérogative particuliere, parce qu’ils forment entr’eux une sorte de proportion qu’il a plu aux anciens d’appeller harmonique, quoiqu’elle n’ait qu’une propriété de calcul? Je dis que cette propriété se trouve dans des rapports de sons qui ne sont nullement harmoniques. Si les trois sons représentés par les chiffres 1 1/3 1/5, lesquels sont en proportion harmonique, forment un accord consonant, les trois sons représentés par ces autres chiffres 1/5 1/6 1/7, sont de même en proportion harmonique, & ne forment qu’un accord discordant. Vous pouvez diviser harmoniquement une tierce-majeure, une tierce-mineure, un ton majeur, un ton mineur, &c. & jamais les sons donnes par ces divisons, ne feront des accords consonnans. Ce n’est donc, ni parce que les sons qui composent l’accord parfait répondent avec le son principal, ni parce qu’ils répondent aux aliquotes de la corde entiere, ni parce qu’ils sont en proportion harmonique, qu’ils ont été choisis exclusivement pour composer l’accord parfait, mais seulement parce que, dans l’ordre des intervalles, ils offrent les rapports les plus simples. Or cette simplicité, des rapports est une regle commune a l’harmonie & a la mélodie; regle dont celle-ci s’écarte pourtant en certains cas, jusqu’à rendre toute harmonie impraticable; ce qui prouve que la mélodie n’a point reçu la loi d’elle, & ne lui est point naturellement subordonnée.
Je n’ai. parle que de l’accord, parfait majeur. Que sera-ce quand il faudra montrer la génération du mode mineur, de 1a dissonance, & les regles de la Modulation? A l’instant [520] je perds la nature de vue, l’arbitraire perce de toutes parts, le plaisir même de l’oreille est l’ouvrage, de l’habitude; & de quel droit l’harmonie, qui ne peut se donner a elle-même un fondement naturel, voudroit-elle être celui de la qui fit des prodiges deux mille ans avant qu’il fut d’harmonie & d’accords?
Qu’une marche consonnante & régulière de Basse-fondamentale engendre des harmoniques qui procèdent diatoniquement & forment entr’eux une sorte de chant, cela se connoit & peut s’admettre. On pourroit même renverser cette génération, & comme, selon M. Rameau, chaque son n’a pas seulement la puissance d’ébranler ses aliquotes au-dessus, mais ses multiples en-dessous, le simple chant pourroit engendrer une sorte de Basse, comme la Basse engendre une sorte de chant, & cette génération seroit aussi naturelle que celle du mode mineur; mais je voudrois demander a M. Rameau deux choses: l’une, si ces sons ainsi engendres sont ce qu’il appelle mélodie, & l’autre, si c’est ainsi qu’il trouve la sienne, ou s’il pense même que jamais personne en ait trouve de cette maniere? Puissions-nous préserver nos oreilles de toute Musique dont l’Auteur commencera par établir une belle Basse-fondamentale; & pour nous mener savamment de dissonance en dissonance, changera de ton ou de mode a chaque note, entassera sans cesse accords sur accords, sans songer aux accens d’une mélodie simple, naturelle & passionnée, qui ne tire pas, son expression des progressions de la Baisse, mais inflexions que le sentiment donne a la voix!
Non, ce n’est point la sans doute ce que M. Rameau veut [521] qu’on fasse, encore moins ce qu’il sait lui-même. Il entend seulement que l’harmonie guide l’artiste, sans qu’il y songe, dans l’invention de sa mélodie, & que toutes les fois qu’il fait un beau chant, il suit une harmonie régulière; ce qui doit être vrai, par la liaison que l’art a mise entre ces deux parties, dans tous les pays ou l’harmonie a dirige la marche des sons, les regles du chant, & l’accent musical: car ce qu’on appelle chant prend alors une beauté de convention, laquelle n’est point absolue, mais relative au système harmonique, & a ce que, dans ce système, on estime plus que le chant.
Mais si la longue routine de nos successions harmoniques guide l’homme exerce & le Compositeur de profession; quel fut le guide de ces ignorans, qui n’avoient jamais entendu d’harmonie, dans ces chants que la nature a dictes long-tems avant l’invention de l’Art? Avoient-ils donc un sentiment d’harmonie antérieur l’expérience; & si quelqu’un leur eut fait entendre la Basse-fondamentale de l’air qu’ils avoient compose, pense-t-on qu’aucun d’eux eut reconnu-là son guide, & qu’il eut trouve le moindre rapport entre cette Basse & cet air?
Je dirai plus. A juger de la mélodie des Grecs par les trois ou quatre airs qui nous en restent, comme il est impossible d’ajuster sous ces airs une bonne Basse-fondamentale, il est impossible aussi que le sentiment de cette Basse; d’autant plus régulière qu’elle est plus naturelle, leur ait suggère ces mêmes airs. Cependant cette mélodie qui les transportoit, etoit excellente a leurs oreilles, & l’on ne peut douter que la notre [522] ne leur eut paru d’une barbarie insupportable. Donc ils en jugeoient sur un autre principe que nous.
Les Grecs n’ont reconnu pour consonnances que celles que nous appellons consonnances parfaites; ils ont rejette de ce nombre les tierces & les sixtes. Pourquoi cela? C’est que l’intervalle du ton mineur étant ignore d’eux ou du moins proscrit de la pratique, & leurs consonnances n’étant point tempérées, toutes leurs tierces majeures etoient trop sortes d’un comma, & leurs tierces mineures trop foibles d’autant, & par conséquent leurs sixtes majeures & mineures altérées de même. Qu’on pense maintenant quelles notions d’harmonie on peut avoir, & quels modes harmoniques on peut établir, en bannissant les tierces & les sixtes du nombre des consonnances! Si les consonnances mêmes qu’ils admettoient leur eussent été connues par un vrai sentiment d’harmonie, ils les eussent du sentir ailleurs que dans la mélodie, ils les auroient, pour ainsi dire, sous-entendues au-dessous de leurs chants: la consonnance tacite des marches fondamentales leur eut fait donner ce nom aux marches diatoniques qu’elles engendroient; loin d’avoir eu moins de consonnances que nous, ils en auroient eu davantage, & préoccupes, par exemple, de la Basse tacite ut sol, ils eussent donne le nom de consonnance a l’intervalle mélodieux d’ut à re.
«Quoique l’auteur d’un chant, dit M. Rameau, ne connoisse pas les sons fondamentaux dont ce chant dérive, il ne puise pas moins dans cette source unique de toutes nos productions en Musique.» Cette doctrine est sans doute fort savante, car il m’est impossible de l’entendre. Tachons, s’il se peut, de m’expliquer ceci.
[523] La plupart des hommes qui ne savent pas la Musique, & qui n’ont pas appris combien il est beau de faire grand bruit, prennent tous leurs chants dans le Médium de leur voix, & son diapason ne s’étend pas communément jusqu’à pouvoir en entonner la Basse-fondamentale, quand même ils la sauroient. Ainsi, non-seulement cet ignorant qui compose un air, n’a nulle notion de la Basse-fondamentale de cet air, il est même également hors d’etat & d’exécuter cette Basse lui-même, & de la reconnoître lorsqu’un autre l’exécute. Mais cette Basse-fondamentale qui lui a suggère son chant, & qui n’est ni dans son entendement, ni dans son organe, ni dans sa mémoire, ou est-elle donc?
M. Rameau prétend qu’un ignorant entonnera naturellement les sons fondamentaux les plus sensibles, comme, par exemple, dans le ton. d’ut un sol sous un re, & un ut sous un mi. Puisqu’il dit en avoir fait l’expérience, je ne veux pas en ceci rejetter son autorité. Mais quels sujets a-t-il pris pour cette épreuve? Des gens qui, sans savoir la Musique, avoient cent fois entendu de l’harmonie & des accords; de sorte que l’impression des intervalles harmoniques, & du progrès correspondant des Parties dans les passages les plus frequens, etoit restée dans leur oreille, & se transmettroit a leur voix sans même qu’ils s’en doutassent. Le jeu des racleurs de Guinguettes suffit seul pour exercer le peuple des environs de Paris, a l’intonation des tierces & des quintes. J’ai sait ces mêmes expériences sur des hommes plus rustiques & dont l’oreille etoit juste; elles ne m’ont jamais rien donne de semblable. Ils n’ont entendu la Basse qu’autant que je la leur [524] soufflois; encore souvent ne pouvoient-ils la saisir: ils n’appercevoient jamais le moindre rapport entre deux sons differens entendus a la fois: cet ensemble même leur deplaisoit toujours, quelque juste que fut l’intervalle; leur oreille etoit choque d’une tierce comme la notre l’est d’une dissonance, & le puis assurer qu’il n’y en avoit pas un pour qui la cadence rompue n’eut pu terminer un air tout aussi bien que la cadence parfaite, si l’unisson s’y fut trouve de même.
Quoique le principe de l’harmonie soit naturel, comme il ne s’offre au sens que sous l’apparence de l’unisson, le sentiment qui le développe est acquis & factice, comme la plupart de ceux qu’on attribue a la nature, & c’est sur-tout en cette partie de la Musique qu’il y a, comme dit très-bien M. d’Alembert, un art d’entendre comme un art d’exécuter. J’avoue que ces observations, quoique justes, rendent a Paris les expériences difficiles, car les oreilles ne s’y préviennent gueres moins vite que les esprits: mais c’est un inconvéniens inséparable des grandes villes, qu’il y faut toujours chercher la nature au loin.
Un autre exemple dont M. Rameau attend tout, & qui me semble a moi ne prouver rien, c’est l’intervalle des deux notes ut fa dièse, sous lequel, appliquant différentes Basses qui marquent différentes transitions harmoniques, il prétend montrer par les diverses affections qui en naissent, que la force de ces affections dépend de l’harmonie & non du chant. Comment M. Rameau a-t-il pu se laisser abuser par ses yeux, par ses préjuges, au point de prendre tous ces divers passages pour un même chant, parce que c’est le même intervalle [525] apparent, sans songer qu’un intervalle ne doit être censé le même, & sur-tout en mélodie, qu’autant qu’il a le même rapport au mode; ce qui n’a lieu dans aucun des passages qu’il cite. Ce sont bien sur le clavier les mêmes touches, & voilà ce qui trompe M. Rameau, mais ce sont réellement autant de mélodies différentes; car, non-seulement elles se présentent toutes a l’oreille sous des idées diverses, mais même leurs intervalles exacts différent presque tous les uns des autres. Quel est le Musicien qui dira qu’un triton & une fausse quinte, une septieme diminuée & une sixte majeure, une tierce mineure & une seconde superflue forment la même mélodie, parce que les intervalles qui les donnent sont les mêmes sur le clavier? Comme si l’oreille n’apprecioit pas toujours les intervalles selon leur justesse dans le mode, & ne corrigeoit par les erreurs du tempérament sur les rapports de la modulation! Quoique la Basse détermine quelquefois avec plus de promptitude & d’Energie les changemens de ton, ces changemens ne laisseroient pourtant pas de se faire sans elle, & je n’ai jamais prétendu que l’accompagnement fut inutile a la mélodie, mais seulement qu’il lui devoit être subordonne. Quand tous ces passages de l’ut au fa dièse seroient exactement le même intervalle, employés dans leurs différentes places, ils n’en seroient pas moins autant de chants differens, étant pris ou supposes sur différentes cordes du mode, & composes de plus ou moins de degrés. Leur variété ne vient donc pas de l’harmonie, mais seulement de la modulation qui appartient incontestablement a la mélodie.
Nous ne parlons ici que de deux notes d’une durée indéterminée; [526] mais deux notes d’une durée indéterminée ne suffisent pas pour constituer un chant, puisqu’elles ne marquent ni mode ni phrase, ni commencement ni fin. Qui est-ce qui peut imaginer un chant dépourvu de tout cela? A quoi pense M. Rameau, de nous donner pour des accessoires de la mélodie, la mesure, la différence du haut ou du bas, du doux ou du fort, du vite & du lent; tandis que toutes ces choses ne sont que la mélodie elle-même, & que si on les en separoit, elle n’existeroit plus. La mélodie est un langage comme la parole; tout chant qui ne dit rien n’est rien, & celui-là seul peut dépendre de l’harmonie. Les sons aigus ou graves représentent les accens semblables dans le discours, les brèves les longues, les quantités semblables dans la prosodie, la mesure égale & constante, le rythme & les pieds des vers, les doux & les forts, la voix remisse ou véhément de l’orateur. Y a-t-il un homme au monde assez froid, assez dépourvu d’sentiment pour dire ou lire des choses passionnées, sans jamais adoucir ni renforcer la voix. M. Rameau, pour comparer la mélodie a l’harmonie, commence par dépouiller la premiere de tout ce qui lui étant propre, ne peut convenir a l’autre: il ne considère pas la mélodie comme un chant, mais comme un remplissage; il dis que ce remplissage naît de l’harmonie, & il a raison.
Qu’est-ce qu’une suite de sons indéterminés, quant a durée? Des sons isoles & dépourvus de tout effet commun qu’on entend, qu’on saisit séparément les uns des autres, & qui bien qu’engendres par une succession harmonique, n’offrent aucun ensemble a l’oreille, & attendent, pour former [527] une phrase & dire quelque chose, la liaison que la mesure leur donne. Qu’on présente au Musicien une suite de notes de valeur indéterminée, il en va faire cinquante mélodies entièrement différentes, seulement par les diverses manieres de les scander, d’en combiner & varier les mouvemens; preuve invincible que c’est a la mesure qu’il appartient de fixer toute mélodie. Que si la diversité d’harmonie qu’on peut donner a ces suites, varie aussi leurs effets, c’est qu’elle en fait réellement encore autant de mélodies différentes, en donnant aux mêmes intervalles, divers emplacemens dans l’échelle du mode, ce qui, comme je l’ai déjà dit, change entièrement les rapports des sons & le sens des phrases.
La raison pourquoi les anciens n’avoient point de Musique purement instrumentale, c’est qu’ils n’avoient pas l’idée d’un chant sans mesure, ni d’une autre mesure que celle de la Poésie; & la raison pourquoi les Vers se chantoient toujours & jamais l’a Prose, c’est que la Prose n’avoit que la partie du chant qui dépend de l’intonation, au lieu que les vers avoient encore l’autre partie constitutive de la mélodie, savoir le rythme.
Jamais personne, pas même M. Rameau, n’a divise la Musique en mélodie, harmonie & mesure, mais en harmonie & mélodie; après quoi l’une & l’autre se considère par les sons & par les tems.
M. Rameau prétend que tout le charme, toute l’énergie de la Musique est dans l’harmonie, que la mélodie n’y a qu’une part surbordonnée & ne donne a l’oreille qu’un léger & stérile agrément. Il faut l’entendre raisonner lui-même. Ses [528] preuves perdroient trop a être rendues par un autre que lui.
Tout chœur de Musique, dit-il, qui est lent, dont la succession harmonique est bonne, plaît toujours sans le secours, d’aucun dessein, ni d’une mélodie qui puisse affecter d’elle-même; & ce plaisir est tout autre que celui qu’on éprouve ordinairement d’un chant agréable ou simplement vis & gai. (Ce parallele d’un chœur lent & d’un air vis & gai me paroit assez plaisant). L’un se rapporte directement a l’ame, (notez bien que c’est le grand chœur a quatre parties.) L’autre ne passe pas le canal de l’oreille. (C’est le chant selon M. Rameau. (J’en appelle encore a l’Amour triomphe, déjà cite plus d’une fois. (Cela est vrai,) Que l’on compare le plaisir, qu’on éprouve a celui que cause un air, soit vocal, soit instrumental. J’y consens, Qu’on me laisse choisir la voix & l’air, sans me restreindre au seul mouvement vis & gai, car cela n’est pas juste; & que M. Rameau vienne de son cote avec son chœur l’Amour triomphe & tout ce terrible appareil d’instrumens & de voix, il aura beau se choisir des juges qu’on n’affecte qu’a force de bruit & qui sont plus touches d’un tambour que du rossignol, ils seront hommes enfin. Je n’en veux pas davantage pour leur faire sentir que les sons les plus capables d’affecter l’ame ne sont point ceux d’un chœur de Musique.
L’harmonie est une cause purement physique; l’impression qu’elle produit reste dans le même ordre; des accords ne peuvent qu’imprimer aux nerfs un ébranlement passager & stérile; ils donneroient plutôt des vapeurs que des passions. Le plaisir qu’on prend a entendre un chœur lent, dépourvu [529] de mélodie, est purement de sensation, & tourneroit bientôt a l’ennui, si l’on n’avoit soin de faire ce chœur très-court, sur-tout lorsqu’on y met toutes les voix dans leur Médium. Mais si les voix sont remisses & bases, il peut affecter l’ame sans le secours de l’harmonie; car une voix remisse & lente est une expression naturelle de tristesse; un chœur a l’unisson pourroit faire le même effet.
Les plus beaux accords, ainsi que les plus belles couleurs, peuvent porter aux sens une impression agréable, & rien de plus. Mais les accens de la voix passent jusqu’à l’ame; car ils sont l’expression naturelle des passions, & en les peignant, ils les excitent. C’est par eux que la oratoire, éloquente, imitative, ils en forment le langage; c’est par eux qu’elle peint a l’imagination les objets, qu’elle porte au cœur les sentimens. La mélodie est dans la Musique ce qu’est le dessein dans la Peinture, l’harmonie n’y fait que l’effet des couleurs. C’est par le chant, non par les accords que les sons ont de l’expression, du feu, de la vie; c’est le chant seul qui leur donne les effets moraux qui sont toute l’énergie de la Musique. En un mot, le seul physique de l’Art se réduit a bien peu de chose, & l’harmonie ne passe pas au-delà.
Que s’il y a quelques mouvemens de l’ame qui semblent excites par la seule harmonie, comme l’ardeur des soldats par les instrumens militaires, c’est que tout grand bruit, tout bruit éclatant peut être bon pour cela; parce qu’il n’est question que d’une certaine agitation qui transmet de l’oreille au cerveau, & que l’imagination, ébranlée ainsi, fait le reste. Encore cet effet dépend-il moins de l’harmonie que [530] du rhythme ou de la mesure, qui est une des parties constitutives de la mélodie, comme je l’ai fait voir ci-dessus.
Je ne suivrai point M. Rameau dans les exemples qu’il tire de tes Ouvrages pour illustrer son principe. J’avoue qu’il ne lui est pas difficile de montrer, par cette voie, l’infériorité de la mélodie; mais l’ai parle de la Musique, de non de sa Musique. Sans vouloir démentir les éloges qu’il se donne, je puis n’être pas de son avis sur tel ou tel morceau; & tous ces jugemens particuliers, pour ou contre, ne sont pas d’un grand avantage au progrès de l’Art.
Après avoir établi comme on a vu, le fait, vrai par rapport a nous, mais très-faux, généralement parlant, que l’harmonie engendre la mélodie, M. Rameau finit sa dissertation dans ces termes: Ainsi, toute Musique étant comprise dans l’harmonie, on en doit conclure que ce n’est qu’a cette seule harmonie qu’on doit comparer quelque science que ce soit, pag. 64. J’avoue que je ne vois rien a répondre a cette merveilleuse conclusion.
Le second principe avance par M. Rameau, & duquel il me reste a parler, est que l’harmonie représente le corps sonore. Il me reproche de n’avoir pas ajoute cette idée dans la définition de l’accompagnement. Il est à croire que si le l’y eusse ajoutée, il me l’eut reproche davantage, ou du moins avec plus de raison. Ce n’est pas sans répugnance que j’entre dans l’examen de cette, addition qu’il exige: car, quoique le principe que je viens d examiner, ne soit pas en lui-même plus vrai que celui-ci, l’on doit beaucoup l’en distinguer, en ce que si c’est une erreur, c’est au moins l’erreur d’un grand [531] Musicien s’égare a force de science. Mais ici je ne vois que des mots vides de sens, & je ne puis pas même supposer de la bonne soi dans l’Auteur qui les ose donner au Public, comme un principe de l’Art qu’il professe.
L’harmonie représente le corps sonore! Ce mot de corps sonore a un certain éclat scientifique, il annonce un Physicien dans celui qui l’emploie; mais en Musique que signifie-t-il? Le Musicien ne considère pas le corps sonore en lui-même, il ne le considère qu’en action. Or, qu’est-ce que le corps sonore en action? c’est le son: l’harmonie représente donc le son. Mais l’harmonie accompagne le son. Le son n’a donc pas besoin qu’on le représente, puisqu’il est la. Si ce galimathias paroit risible, ce n’est pas ma faute assurément.
Mais ce n’est peut-être pas le son mélodieux que l’harmonie représente, c’est la collection des sons harmoniques qui l’accompagnent: mais ces sons ne sont que l’harmonie elle-même; l’harmonie représente donc l’harmonie, & l’accompagnement, l’accompagnement.
Si l’harmonie ne représente ni le son mélodieux, ni ses harmoniques, que représente-t-elle donc? Le son fondamental & ses harmoniques, dans lesquels est compris le son mélodieux. Le son fondamental & ses harmoniques sont donc ce que M. Rameau appelle le corps sonore. Soit; mais voyons.
Si l’harmonie doit représenter le corps sonore, la Basse ne doit jamais contenir que des sons fondamentaux; car, a chaque renversement, le corps sonore ne rend point sur la Basse l’harmonie renversée du son fondamental, mais l’harmonie directe du son renverse qui est a la Basse, & qui, dans le. corps sonore, [532] devient ainsi fondamentale. Que M. Rameau prenne la peine de répondre à cette seule objection, mais qu’il y réponde clairement, & je lui donne gain de cause.
Jamais le son fondamental ni ses harmoniques, pris pour le corps sonore, ne donnent d’accord mineur; jamais ils ne donnent la dissonance; je parle dans le système de M. Rameau. L’harmonie & l’accompagnement sont pleins de tout cela, principalement dans sa pratique: donc l’harmonie & l’accompagnement ne peuvent représenter le corps sonore.
Il faut qu’il y ait une différence inconcevable entre la maniere de raisonner de cet Auteur & la mienne; car voici les premieres conséquences que son principe, admis par supposition, me suggère.
Si l’accompagnement représente le corps sonore, il ne doit rendre que les sons rendus parle corps sonore. Or, ces sons ne forment que des accords parfaits. Pourquoi donc hérisser l’accompagnement de dissonances?
Selon M. Rameau, les sons concomitans rendus par le corps sonore, se bornent a deux; savoir la tierce-majeure & la quinte. Si l’accompagnement représente le corps sonore, il faut donc le simplifier.
L’instrument dont on accompagne, est un corps sonore lui-même, dont chaque son est toujours accompagne de ses harmoniques naturels. Si donc l’accompagnement représente le corps sonore, on ne doit frapper que des unissons; car les harmoniques des harmoniques ne se trouvent point dans le corps sonore. En vérité, si ce principe que je combats m’etoit venu? & que je l’eusse trouve solide, je m’en serois [533] servi contre le système de M. Rameau, & je l’aurois cru renverse.
Mais donnons, s’il se peut, de la précision a ses idées; nous pourrons mieux en sentir la justesse ou la fausseté.
Pour concevoir son principe, il faut entendre que le corps sonore est représente par la Basse & son accompagnement, de façon que la Basse-fondamentale représente le son générateur, & l’accompagnement ses productions harmoniques. Or, comme les sons harmoniques sont produits par la Basse-fondamentale, la Basse-fondamentale, a son tour, est produite par le concours des sons harmoniques: ceci n’est pas un principe de système, c’est un fait d’expérience, connu dans l’Italie depuis long-tems.
Il ne s’agit donc plus que de voir quelles conditions sont requises dans l’accompagnement, pour représenter exactement les productions harmoniques du corps sonore, & fournir par leur concours, la Basse-fondamentale qui leur convient.
Il est évident que la premiere & la plus essentielle de ces conditions est de produire, a chaque accord, un son fondamental unique; car, si vous produisez deux sans fondamentaux, vous représentez deux corps sonores au lieu d’un, & vous avez duplicité d’harmonie, comme il a déjà été observe par M. Serre.
Or, l’accord parfait, tierce-majeure, est le seul qui ne donne qu’un son fondamental; tout autre accord le multiplie ceci n’a besoin de démonstration pour aucun Théoricien, je me contenterai d’un exemple i simple, que sans figure ni note, il puisse été entendu des Lectures les moins verses [534] en Musique, pourvu que les termes leur en soient connus.
Dans l’expérience dont je viens de parler, on trouve que la tierce-majeure produit pour son fondamental, l’octave du son grave, & que la tierce-mineure produit la dixième majeure; c’est-a-dire, que cette. tierce-majeure ut mi vous donnera l’octave de l’ut pour son fondamental, & que cette tierce-mineure mi sol, vous donnera encore le même ut pour son fondamental. Ainsi, tout cet accord entier ut mi sol ne vous donne qu’un son fondamental; car la quinte ut sol qui donne l’unisson de sa note grave, peut être censée en donner l’octave, ou bien en descendant ce sol a son octave, l’accord est un a la derniere rigueur; car le son fondamental de la sixte-majeure sol mi est a la quinte du grave, &, le son fondamental de la quarte sol ut est encore a la quinte, du grave. De cette maniere, l’harmonie est bien ordonnée & représente exactement le corps sonore: mais, au lieu de diviser harmoniquement la quinte, en mettant la tierce-majeure au grave, & la mineure a l’aigu, transposons cet ordre en la divisant arithmétiquement, nous aurons cet accord parfait tierce-mineure, ut mi bémol sol & prenant d’autres notes pour plus de commodité, cet accord semblable la ut mi.
Alors on trouve la dixième fa pour son fondamental de la tierce-mineure la ut, & l’octave ut pour son fondamental de la tierce-majeure ut mi. On ne sauroit donc frapper cet accord complet, sans produire a la fois deux sons fondamentaux n’étant le vrai fondement de l’accord & du mode, il mous faut une troisieme Basse la qui donne ce fondement. [535] Alors il est manifeste que l’accompagnement ne peut représenter le corps sonore, qu’en prenant seulement les notes deux a deux; auquel cas on aura la pour Basse engendrée sous la quinte la mi, fa sous la tierce-mineure la ut, & ut sous la tierce-majeure ut mi. Si-tôt donc que vous ajouterez un troisieme son, ou vous ferez un accord parfait majeur, ou vous aurez deux sons fondamentaux, & par conséquent la représentation du corps sonore disparoîtra.
Ce que je dis ici de l’accord parfait mineur, doit s’entendre a plus sorte raison de tout accord dissonant complet, ou les sons fondamentaux se multiplient par la composition de l’accord, & l’on ne doit pas oublier que tout cela n’est déduit que du principe même de M. Rameau, adopte par supposition. Si l’accompagnement devoit représenter le corps sonore, combien donc n’y devroit-on pas être circonspect dans le choix des sons & des dissonances, quoique régulières & bien sauvées. Voilà la premiere conséquence qu’il faudroit tirer de ce principe suppose vrai. La raison, l’oreille, l’expérience, la pratique de tous les peuples qui ont le plus de justesse & de sensibilité dans l’organe, tout suggéroit cette conséquence a M. Rameau. Il en tire pourtant une toute contraire; &, pour l’établir, il réclame les droits de la nature, mois qu’en qualité d’Artiste il ne devroit jamais prononcer.
Il me fait un grand crime d’avoir dit qu’il faloit retrancher quelquefois des sons dans l’accompagnement, & un bien plus grand encore d’avoir compte la quinte parmi ces sons qu’il faloit retrancher dans l’occasion. La quinte, dit-il, qui est l’arc-boutant de l’harmonie, & qu’on doit par conséquent [536] préférer par-tout ou elle doit être employée. A la bonne heure, qu’on la préféré quand elle doit être employée: mais cela me prouve: pas qu’elle doive toujours l’être: au-contraire; c’est justement parce qu’elle est trop harmonieuse & sonore qu’il la faut souvent retrancher, sur-tout dans les accords trop éloignes des cordes principales, de peur que l’idée du ton ne s’éloigne & ne s’éteigne, de peur que d’oreille incertaine ne partage son attention entre les deux sons qui forment la quinte, ou ne la donne précisément a celui qui est etranger a la mélodie, & qu’on doit le moins écouter. L’ellipse n’a pas moins d’usage dans l’harmonie que dans la grammaire; il ne s’agit pas toujours de tout dire, mais de se faire entendre suffisamment. Celui qui, dans un accompagnement écrit, voudroit sonner la quinte dans chaque accord ou elle entre, seroit une harmonie insupportable, & M. Rameau lui-même s’est bien garde d’en user ainsi.
Pour revenir au Clavecin, j’interpelle tout homme dont une habitude invéterée n’a pas corrompu les organes; qu’il écoute, s’il peut, l’étrange & barbare accompagnement prescrit par M. Rameau, qu’il le compare avec l’accompagnement simple & harmonieux des Italiens., &’s’il refuse de juger par la raison, qu’il juge au moins le sentiment. entre-eux & lui. Comment un homme de goût a-t-il pu jamais imaginer qu’il falut remplir tous les accords, pour représenter le corps sonore, qu’il employer toutes les dissonances qu’on peut employer? Comment a-t-il pu faire un crime a Correlli de n’avoir pas chiffre toutes celles qui pouvoient entrer dans son accompagnement? Comment la plume ne lui tomboit-elle [537] pas des mains a chaque faute qu’il reprochoit a ce grand harmoniste de n’avoir pas faite? Comment n’a-t-il pas senti que la confusion n’a’jamais rien produit d’agréable, qu’une harmonie trop chargée est la mort de toute expression, & que c’est par cette raison que toute la Musique, sortie de son ecole, c’est que du bruit sans effet? Comment ne se reproche-t-il pas a lui-même d’avoir fait hérisser les Basses Françoises de ces forets de chiffres, qui sont mal aux oreilles seulement a les voir? Comment la force des beaux chants qu’on trouve quelquefois dans sa Musique, n’a-t-elle pas désarme sa main paternelle, quand il les gâtoit sur son Clavecin?
Son système ne me paroit gueres mieux fonde dans les principes de théorie, que dans ceux de pratique. Toute sa génération harmonique se borne a des progressions d’accords parfaits majeurs; on n’y comprend plus rien, si-tôt qu’il s’agit du mode mineur & de la dissonance; & les vertus des nombres de Pythagore ne sont pas plus ténébreuses que les propriétés physiques qu’il prétend donner a de simples rapports.
M. Rameau dit que la résonnance d’une corde sonore met en mouvement une autre corde sonore triple ou quintuple de la premiere, & la fait frémir sensiblement dans sa totalité, quoi qu’elle ne résonne point. Voilà le fait sur lequel il établit les calculs qui lui servent a la production de la dissonance & du mode mineur. Examinons.
Qu’une corde vibrante, se divisant en ses aliquotes, les fasse vibrer & résonner chacune en particulier, de sorte que les vibrations, plus fortes de la corde en produisent de plus foibles dans ses parties, ce phénomène, ce conçoit & n’a rien [538] de contradictoire. Mais qu’une aliquote puisse émouvoir son tout, en lui donnant des vibrations plus lentes, & conséquemment plus sortes,* [*Ce qui rend les vibrations plus lentes, c est, ou plus de matiere a mouvoir dans la corde, eu son plus grand écart de la ligne de repos.] qu’une force quelconque en produise une autre triple & une autre quintuple d’elle-même, c’est ce que l’observation dément, & que la raison ne peut admettre. Si l’expérience de M. Rameau est vraie, il faut nécessairement que celle de M. Sauveur soit fausse. Car, si une corde résonnante fait vibrer son triple & son quintuple, il s’ensuit que les nœuds de M. Sauveur ne pouvoient exister, que sur la résonnance d’une partie, la corde entiere ne pouvoit frémir, que les papiers blancs & rouges devoient également tomber, & qu’il faut rejetter sur ce fait; le témoignage de toute l’Académie.
Que M. Rameau prenne la peine de nous expliquer ce que c’est qu’une corde sonore qui vibre & ne résonne pas. Voici certainement une nouvelle physique. Ce ne sont donc plus les vibrations du corps sonore qui produisent le son, nous n’avons qu’a chercher une autre cause.
Au reste, je n’accuse point ici M. Rameau de mauvaise foi; je conjecture même comment il a pu te tromper. Premièrement, dans une expérience fine & délicate, un homme a système voit souvent ce qu’il a envie de voir. De plus, la grande corde se divisant en parties égales entr’elles & a la petite, on a vu frémir a la fois toutes ses parties, & l’on a pris cela pour le frémissement de la corde entiere: on n’a point entendu de son; cela est encore fort naturel. Au lieu du son de la corde entiere qu’on attendoit, on n’a eu que [539] l’unisson de la plus petite partie, & on ne l’a pas distingue. Le fait important, dont il faloit s’assurer & dont dependoit tout le reste, etoit qu’il n’existoit point de nœuds immobiles; & que, tandis qu’on n’entendoit que le son d’une partie, on voyoit frémir la corde dans la totalité; ce qui est faux.
Quand cette expérience seroit vraie, les origines qu’en déduit M. Rameau ne seroient pas plus réelles: car l’harmonie ne consiste pas dans les rapports de vibrations, mais dans le concours des sons qui en résultent; & si ces sons sont nuls, comment toutes les proportions du monde leur donneroient-elles une existence qu’ils n’ont pas?
Il est tems de m’arrêter. Voilà jusqu’où l’examen des erreurs de M. Rameau peut importer a la science harmonique. Le reste n’intéresse ni les Lecteurs, ni moi-même. Arme par le droit d’une juste défense, j’avois a combattre deux principes de cet Auteur, dont l’un a produit toute la mauvaise Musique dont son ecole inonde le Public depuis nombre d’années; l’autre le mauvais accompagnement qu’on apprend par sa méthode. J’avois a montrer que son système harmonique est insuffisant, mal prouve, fonde sur une fausse expérience. J’ai cru ces recherches intéressantes. J’ai dit mes raisons, M. Rameau a dit ou dira les siennes; le Public nous jugera. Si je finis si-tôt cet écrit, ce n’est pas que la matiere me manque; mais j’en ai dit assez pour l’utilité de l’Art & pour l’honneur de la vérité; je ne crois pas avoir a défendre le mien contre les outrages de M. Rameau. Tant qu’il m’attaque en Artiste, je me fais un devoir de lui répondre, & discute avec lui volontiers les points contestes. Si-tôt que l’homme se montre & m’attaque personnellement, je n’ai plus rien a lui dire, & ne vois en lui que le Musicien.
FIN.
JEAN JACQUES ROUSSEAU
LETTRE
A. M. BURNEY SUR LA MUSIQUE,
Avec Fragmens d’Observations sur l’Alceste Italien de M. le Chevalier Gluck, Extrait d’une Réponse du Petit Faiseur a son Préte-Nom, Sur un morceau de l’Orphée de M. le Chevalier Gluck.
[1774-1776 (Albert Jansen); Bibliothèque de Neuchâtel, ms. R. 63, ms. R. 64, ms. R. 62; Œuvres posthumes, Genève, 1781; le Pléiade édition, t. V, pp. 431-465 =Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VIII, pp. 541-583; Lettre à M.Burney....Mars 1778/1782, pp. 541-553; Fragmens d’Observations....Mars-Mai, 1778/1782; Extrait d’une Réponse.... 1781/1782, pp. 577-583.]
AVERTISSEMENT DES EDITEURS
Les deux Pieces qui des Fragmens d’un Ouvrage que M. Rousseau n’acheva point. Il donna son Manuscrit, presque indéchiffrable, a M. Prévost de l’Académie Royale des Sciences & Belles-Lettres de Berlin, qui a bien voulu nous le remettre.. Il y a joint la Copie qu’il en fit lui; même sous les yeux de M. Rousseau, qui la corrigea de sa main, & distribua ces Fragmens dans l’ordre ou nous les donnons. M. Prévost, connu du Public par une excellente Traduction de l’Oreste d’Euripide, a supplée, dans les Observations sur l’Alceste, quelques passages dont le sens etoit reste suspendu, & qui ne seulement point se lier avec le reste du Discours; nous avons fait écrire ces passages en Italiques, sans cette précaution, il auroit été difficile de les distinguer du texte de M. Rousseau.
LETTRE
DE J.J. ROUSSEAU
A M. LE DOCTEUR BURNEY,
Auteur de l’Histoire générale de la Musique.
Vous m’avez fait successivement, Monsieur, plusieurs cadeaux précieux de vos ecrits, chacun desquels meritoit bien un remercîment exprès. La presque absolue impossibilité d’écrire m’a jusqu’ici empêche de remplir ce devoir; mais le premier volume de votre histoire générale de la Musique, en ranimant en moi un reste de zele pour un Art auquel le votre vous a fait employer tant de travaux, de tems, de voyages & de dépensés, m’excite a vous en marquer ma reconnoissance, en m’entretenant quelque tems avec vous du sujet favori de vos recherches, qui doit immortaliser votre nom chez les vrais amateurs de ce bel Art.
Si j’avois eu le bonheur d’en conférer avec vous un peu a loisir, tandis qu’il me restoit quelques idées encore fraîches, j’aurois pu tirer des vôtres bien des instructions, dont le Public pourra profiter, mais qui seront perdues pour moi, désormais prive [544] de mémoire & hors d’etat de rien lire. Mais je puis du moins consigner ici sommairement quelques-uns des points sur lesquels j’aurois désire vous consulter, afin que les ne soient pas prives des éclaircissemens qu’ils leur vaudront de votre part, & laissant bavarder sur la Musique en phrases, ceux qui, sans en savoir faire, ne laissent pas d’étonner le Public de leurs savantes spéculations; je me bornerai a ce qui tient plus immédiatement a la pratique, qui ne donne pas une prise si commode aux oracles des beaux esprits, mais dont l’étude est seule utile aux véritables progrès de l’Art.
1 ̊. Vous vous en êtes trop occupe, Monsieur, pour n’a voir m souvent remarque combien notre maniere d’écrire la Musique est confuse, embrouillée, & souvent équivoque; ce qui est une des causes qui rendent son étude si longue & si difficile. Frappe de ces inconvéniens, j’avois imagine, il y a une quarantaine d’armées, une maniere, de l’écrire par chiffres, moins volumineuse, plus simple &, selon moi, beaucoup plus claire. J’en lus le projet en 1742, a l’Académie des Sciences, & je le proposai l’année suivante au Public, dans une brochure que j’ai honneur de vous envoyer. Si vous prenez la peine de la parcourir, vous y verrez a quel point j’ai réduit le nombre & simplifie l’expression des signes. Comme il n’y a dans l’échelle que sept notes diatoniques, je n’ai non plus que sept caracteres pour les exprimer. Toutes les autres, qui n’en sont que les répliques, s’y présentent a leur degré, mais toujours sous le signe primitif; les intervalles majeurs, mineurs, superflus & diminues ne s’y confondent jamais de position, comme, dans la Musique ordinaire, [545] mais chacun a son caractere inhérent & propre qui, sans égard a la position ni a la clef, se présente au premier coup-d’oeil; je proscris le bécarre comme inutile, je n’ai jamais ni bémol ni dièse a la clef; enfin, les accords, l’harmonie & l’enchaînement des modulations s’y montrent dans une partition, avec une clarté qui ne laisse rien échapper a l’oeil; de sorte que la succession en est aussi claire aux regards du Lecteur, que dans l’esprit du Compositeur même.
Mais la partie la plus neuve & la plus utile de ce système, & celle cependant qu’on a le moins remarquée, est celle qui se rapporte aux valeurs des notes & à l’expression de la durée & des quantités dans le tems. C’est la grande simplicité de cette partie qui l’a empêché de faire sensation. Je n’ai point de figures particulieres pour les rondes, blanches, noires, croches, doubles-croches, &c. tout cela, ramené par la position seule a des aliquotes égales, présente à l’oeil les divisions de la mesure & des tems, sans presque avoir besoin, pour cela, de signes propres. Le zéro seul suffit pour exprimer un silence quelconque; le point, après une note ou un zéro, marque tous les prolongemens possibles d’un silence ou d’un son. Ii peut représenter toutes sortes de valeurs; ainsi, les pauses, demi-pauses, soupirs, demi-soupirs, quarts-de-soupirs, &c. sont proscrits ainsi que les diverses figures de notes. J’ai pris en tout le contre-pied de la note ordinaire; elle représente les valeurs par des figures, & les intervalles par des positions; moi, j’exprime les valeurs par la position seule, & les intervalles par des chiffres, &c.
Cette maniere de noter n’a point été adoptée, comment [546] auroit-elle pu l’être? elle etoit nouvelle & c’etoit moi qui la proposois? Mais ses défauts, que j’ai remarqué le premier, n’empêchent pas qu’elle n’ait de grands avantages sur l’autre, sur-tout pour la pratique de la composition, pour enseigner la Musique a ceux qui ne la savent pas, & pour noter Commodément, en petit volume, les airs qu’on entend & qu’on peut désirer de retenir. Je l’ai donc conservée pour, mon usage, je l’ai perfectionnée en la pratiquant, & je l’emploie sur-tout à noter la Basse sous an chant quelconque, parce que cette Basse, écrite ainsi par une ligne de chiffres, une portée, double mon espace, & fait que je suis obligé de tourner la moitié moins souvent.
2̊. En perfectionnant cette maniere de noter, j’en ai trouvé une autre avec laquelle je l’ai combinée, & dont j’ai maintenant à vous rendre compte.
Dans les exemples que vous avez donnés du chant Juifs vous les avez, avec raison, notés de droite à gauche. Cette direction des lignes est la plus ancienne, & elle restée dans l’écriture orientale. Les Grecs eux-mêmes la d’abord; suivirent d’abord; ensuite ils imaginèrent d’écrite les lignes eu en sillons, c’est-à-dire, alternativement de droite à gauche, & de gauche à droite. Enfin, la difficulté de lite & d’écrire, dans les deux sens, leur fit abandonner tout-a-fait l’ancienne direction, & ils écrivirent; comme nous faisons aujourd’hui uniquement de gauche à droite, revenant toujours à la gauche pour recommencer chaque ligne.
Cette marche a un inconvénient dans le faut que est forcé de faire de la fin de chaque ligne au commencement [547] de la suivante, & du bas de chaque page au haut de celle qui suit. Cet inconvénient, que l’habitude nous rend insensible dans la lecture, se fait mieux sentir en lisant la Musique, ou les lignes étant plus longues, l’oeil a un plus grand faut a faire, & ou la rapidité de ce saut fatigue a la longue, surtout dans les mouvemens vîtes; en sorte qu’il arrive quelquefois dans un Concerto, que le Symphoniste se trompe de portée, & que l’exécution est arrêtée.
J’ai pense qu’on pourroit remédier a cet inconvénient & rendre la Musique plus commode, & moins fatigante a lire, en renouvellant pour elle la méthode d’écrire par sillons, pratiquée par les anciens Grecs, & cela d’autant plus heureusement ce cette méthode n’a pas pour la Musique la même difficulté que pour l’ecriture; car la note est également facile a lire dans les deux sens, & l’on n’a pas plus de peine, par exemple, a lire le Plain-chant des Juifs, comme vous l’avez note, que s’il etoit note de gauche a droite comme le notre. C’est un fait d’expérience que chacun peut vérifier sur le champ, que qui chante a livre ouvert de gauche a droite, chantera de même a livre ouvert de droite a gauche, sans s’y être aucunement préparé. Ainsi point d’embarras pour la pratique.
Pour m’assurer de cette méthode par l’expérience, prévoir toutes les objections & lever toutes les difficultés, j’ai écrit de cette maniere beaucoup de Musique tant vocale qu’instrumental, tant en parties séparées qu’en partition, m’attachant toujours a cette constante regle, de disposer tellement la succession des lignes & des pages, que l’oeil n’eut jamais de saut [548] a faire, ni de droite a gauche, ni de bas en haut, mais qu’il recommençât toujours la ligne ou la page suivante, même en tournant, du lieu même ou finit la précédente, ce qui fait procéder alternativement la moitie de mes pages de bas en haut, comme la moitie de mes lignes de gauche a droite.
Je ne. parlerai point des avantages cette maniere d’écrire la Musique, il suffit d’exécuter une Sonate notée de cette façon pour les sentir. A l’égard des objections, je n’en ai pu trouver qu’une seule, & seulement pour la Musique vocale; c’est la difficulté de lire les paroles écrites a rebours, difficulté qui revient de deux en deux lignes, & j’avoue que je ne vois nul autre moyen de la vaincre, que de s’exercer quelques jours a lire & écrire de cette façon, comme sont les Imprimeurs, habitude qui se contracte très-promptement. Mais quand on ne voudroit pas vaincre ce léger obstacle pour les parties de chant, les avantages resteroient toujours tous entiers sans aucun inconvénient pour les parties instrumentales & pour toute espece de symphonies; & certainement dans l’exécution d’une Sonate ou d’un Concerto, ces avantages sauveront toujours beaucoup de fatigue aux concertans & sur-tout a l’instrument principal.
3̊. Les deux façons de notes dont je viens de vous parler, ayant chacune les avantages, j’ai imagine de les réunir dans une note combinée des deux, afin sur-tout d’épargner de la place & d’avoir a tourner moins souvent. Pour cela je note tri Musique ordinaire, mais a la Grecque, c’est-a-dire, en sillons les parties chantantes & obligées, & quant a la Basse [549] qui procède ordinairement par notes plus simples & moins suggérées, je la note de même en sillons, mais par chiffres dans les entrelignes qui séparent les portées. De cette maniere chaque accolade a une portée de moins, qui est celle de la Basse, & comme cette Basse est écrite a la place ou l’on met ordinairement les paroles, j’écris ces paroles au-dessus du chant, au lieu de les mettre au-dessous, ce qui est indifférent en soi, & empêche que les chiffres de la Basse ne se confondent avec l’ecriture. Quand il n’y a que deux parties, cette maniere de noter épargne la moitie de la place.
4̊. Si j’avois été a portée de conférer avec vous avant la publication de votre premier volume, ou vous donnez l’histoire de la Musique ancienne, je vous aurois propose, Monsieur, d’y discuter quelques points concernant la Musique des Grecs, desquels l’éclaircissement me paroit devoir jetter de grandes lumieres sur la nature de cette Musique, tant jugée & si peu connue; points qui néanmoins n’ont jamais excite de question chez nos érudits, parce qu’ils ne se sont pas même avises d’y penser.
Je ne renouvelle point, parmi ces questions, celle qui regarde notre harmonie, demandant si elle a été connue & pratiques des Grecs, parce que cette question me paroit n’en pouvoir faire une pour quiconque a quelque notion de l’Art: & de ce qui nous reste, sur cette matiere, dans les Auteurs Grecs, il faut laisser chamailler là-dessus les érudits, & se contenter de rire. Vous avez mis, sous l’air antique d’une Ode de Pindare, une fort bonne Basse. Mais je suis très-sur qu’il n’y avoit pas une oreille Grecque que cette Basse n’eut écorchée au point de ne la pouvoir endurer.
[550] Mais j’oserois demander, 1̊. si la Poésie Grecque etoit susceptible d’être chantée de plusieurs manieres, s’il etoit possible de faire plusieurs airs differens sur les mêmes paroles, & s’il y a quelque exemple que cela ait été pratique? 2̊. Quelle etoit la distinction caractéristique de la Poésie lyrique ou accompagnée, d’avec la Poésie purement oratoire? Cette distinction ne consistoit-elle que dans le metre & dans le style, ou consistoit-elle aussi dans le ton de la récitation? N’y avoit-il rien de chanté dans la Poésie qui n’étoit pas lyrique, & y avoit-il quelques cas ou l’on pratiquât, comme parmi nous, le rhythme cadence sans aucune mélodie? Qu’est-ce que c’etoit proprement que la Musique instrumentale des Grecs? avoient-ils des symphonies proprement dites, composées sans aucunes paroles? Ils jouoient des airs qu’on ne chantoit pas, je sais cela; mais n’y avoit-il pas originairement des paroles sur tous ces airs, & y en avoit-il quelqu’un qui n’eut point été chante ni fait pour l’être? Vous sentez que cette question seroit bien-ridicule, si celui qui la fait, croyoit qu’ils eussent des accompagnemens semblables aux nôtres, qui eussent fait des parties différentes de la vocale; car, en pareil cas, ces accompagnemens auroient fait de la Musique purement instrumentale. Il est vrai que leur note etoit différente pour les instrumens & pour les voix, mais cela n’empêchoit pas, selon moi, que l’air note des deux façons ne fut le même.
J’ignore si ces questions sont superficielles; mais je sais qu’elles ne sont pas oiseuses. Elles tiennent toutes par quelque cote a d’autres questions intéressantes. Comme de savoir s’il n’y a qu’une Musique, comme le prononcent magistralement [551] nos docteurs, ou si peut-être, comme moi & quelques autres esprits vulgaires, avons ose le penser, il y a essentiellement & nécessairement une Musique propre a chaque langue, excepte pour les langues qui, n’ayant point d’accent & ne pouvant avoir de Musique a elles, se servent comme elles peuvent de celle d’autrui, prétendant, a cause de cela, que ces Musiques étrangères qu’elles usurpent au préjudice de nos oreilles, ne sont a personne ou sont a tous: comme encore a l’éclaircissement de ce grand principe de l’unité de Mélodie, suivi trop exactement par Pergolese & par Leo, pour n’avoir pas été connu d’eux; suivi très-souvent encore, mais pas instinct & sans le connoître, par les Compositeurs Italiens mode mes; suivi très-rarement par hazard, par quelques Compositeurs Allemands, mais ni connu par aucun Compositeur François, ni suivi jamais dans aucune autre Musique Françoise que le seul Devin du Village, & propose par l’Auteur de la Lettre sur la Musique Françoise, & du Dictionnaire de Musique, sans avoir été, ni compris, ni suivi, ni peut-être lu par personne; principe dont la Musique moderne s’écarte journellement de plus en plus, jusqu’à ce qu’enfin elle vienne a dégénérer en un tel charivari, que les oreilles ne pouvant plus la souffrir, les Auteurs soient ramènes de force a ce principe si dédaigne, & a la marche de la nature.
Ceci, Monsieur, me meneroit a des discussions techniques qui vous ennuyeroient peut-être par leur inutilité, & infailliblement par leur longueur. Cependant, comme il pourroit se trouver par hazard, dans mes vieilles reveries Musicales, quelques bonnes idées, je m’étois propose d’en jetter quelques-unes [552] dans les remarques que M. Gluck m’avoit prie de faire sur son Opéra Italien d’Alceste, & j’avois commence cette besogne quand il me retira son Opéra, sans me demander mes remarques qui n’etoient que commencées, & dont l’indéchiffrable brouillon n’etoit pas en etat de lui être remis. J’ai imagine de transcrite ici ce fragment dans cette occasion, & de vous l’envoyer, afin que si vous avez la fantaisie d’y jetter les yeux, mes informes idées sur la Musique: lyrique, puissent vous en suggérer de meilleures, dont le Public profitera dans votre histoire de la Musique moderne.
Je ne puis ni compléter cet extrait, ni donner a ses membres épars la liaison nécessaire, parce que je n’ai plus l’Opéra sur lequel il a été fait. Ainsi, je me borne a transcrire ici ce qui est fait. Comme l’Opéra d’Alceste a été imprime a Vienne, je suppose qu’il peut aisément passer sous vos yeux, & au pis aller, il peut se trouver par-ci, par-la, dans ce fragment, quelque idée générale qu’on peut entendre sans exemple & sans application. Ce qui me donne quelque confiance dans les jugemens que je portois ci-devant dans cet extrait, c’est qu’ils ont été presque tous confirmes depuis lors par le Public, dans l’Alceste François que M. Gluck nous a donne cette année a l’Opéra, & ou il a, avec raison, employé tant qu’il a pu la même Musique de son Alceste Italien.
FIN.
JEAN JACQUES ROUSSEAU
FRAGMENS D’OBSERVATIONS
Sur l’Alceste Italien de M. le Chevalier Gluck
L’examen de l’Opéra d’Alceste de Gluck, est trop au-dessus de mes forces, sur-tout dans l’etat de dépérissement ou sont, depuis plusieurs années, mes idées, ma mémoire & toutes mes facultés, pour que j’eusse eu la présomption d’en faire de moi-même la pénible entreprise, qui d’ailleurs ne peut être bonne a rien; mais M. Gluck m’en a si fort presse, que je n’ai pu lui refuser cette complaisance, quoi qu’aussi fatigante pour moi, qu’inutile pour lui. Je ne suis plus capable de donner l’attention nécessaire a un Ouvrage aussi travaille. Toutes mes observations peuvent être fausses & mal fondées; &, loin de les lui donner pour des regles, je les soumets a son jugement, sans vouloir, en aucune façon, les défendre: mais quand je me serois trompe dans toutes, ce qui restera toujours réel & vrai, c’est le témoignage qu’elles rendent a M. Gluck de ma déférence pour ses desirs, & de mon estime pour ses Ouvrages.
En considérant d’abord la marche totale de cette piece, j’y trouve une espece de contre-sens général, en ce que le [554] premier acte est le plus fort de Musique & le dernier le plus foible, ce qui est directement contraire a la bonne gradation du Drame, ou l’intérêt doit toujours aller en se renforçant. Je conviens que le grand pathétique du premier acte seroit hors de place dans les suivans, mais les forces de la Musique ne sont pas exclusivement dans le pathétique, mais dans l’énergie de tous les sentimens, & dans la vivacité de tous les tableaux. Par-tout ou l’intérêt est plus vis, la Musique doit être plus animée, & ses ressources ne sont pas moindres dans les expressions brillantes & vives, que dans les gémissemens & les pleurs.
Je conviens qu’il y a plus ici de la faute du Poete que du Musicien; mais je n’en crois pas celui-ci tout-a-fait disculpe. Ceci demande un peu d’explication.
Je ne connois point d’Opéra, ou les passions soient moins variées que dans l’Alceste; tout y roule presque sur deux seuls sentimens, l’affliction & l’effroi; & ces deux sentimens toujours prolonges, ont du coûter des peines incroyables au Musicien, pour ne pas tomber dans la plus lamentable monotonie. En général, plus il y a de chaleur dans les situations, & dans les expressions, plus leur passage doit être prompt & rapide, sans quoi la force de l’émotion se ralentit dans les Auditeurs, & quand la mesure est passée, l’Acteur a beau continuer de se démener, le spectateur s’attiédit, se glace,: & finit par s’impatienter.
Il résulté de ce défaut que l’intérêt, au lieu de s’échauffer par degrés dans la marche de la piece, s’attiédit au contraire jusqu’au dénouement qui, n’en déplaise a Euripide lui-même, est froid, plat & presque risible a force du simplicité.
[555] Si l’Auteur du Drame a cru sauver ce défaut par la petite fête qu’il a mise au second acte, il s’est trompe. Cette fête, mal placée & ridiculement amenée, doit choquer a la représentation, parce qu’elle est contraire a toute vraisemblance & a toute bienséance, tant a cause de la promptitude avec laquelle elle se préparé & s’exécute, qu’a cause de l’absence de la Reine, dont on ne se met point en peine, jusqu’à ce que le Roi s’avise a la fin d’y penser.* [*J’ai donne, pour mieux encadrer cette fête de la rendre touchante & déchirante par sa gaîté même, une idée dont M. Gluck a profite dans son Alceste Françoise.]
J’oserai dire que cet Auteur, trop plein de son Euripide, n’a pas tire de son sujet ce qu’il pouvoit lui fournir pour soutenir l’intérêt, varier la scene & donner au Musicien de l’étoffe pour de nouveaux caracteres de Musique. Il faloit faire mourir Alceste au econd acte & employer tout le troisieme a préparer, par un nouvel intérêt, sa résurrection; ce qui pouvoit amener un coup de théâtre aussi admirable & frappant que ce froid retour est insipide. Mais, sans m’arrêter a ce que l’Auteur du Drame auroit du faire, je reviens ici a la Musique.
Son Auteur avoit donc a vaincre l’ennui de cette uniformité de passion, & a prévenir l’accablement qui devoit en être l’effet. Quel etoit le premier, le plus grand moyen qui se presentoit pour cela? C’etoit de suppléer a ce que n’avoir pas fait l’Auteur du Drame, en graduant tellement sa marche, que la Musique augmentât toujours de chaleur en avançant, & devint enfin d’une véhémence qui transportât l’Auditeur; [556] & il faloit tellement ménager ce progrès, que cette agitation finit ou change d’objet avant jetter l’oreille & le cœur dans l’épuisement.
C’est ce que M. Gluck me paroit n’avoir pas fait, puisque son premier acte, aussi fort de Musique que le second, l’est beaucoup plus que le troisieme, qu’ainsi la véhémence ne va point en croissant; &, des les deux premieres scenes du second acte, l’Auteur ayant épuise toutes les forces de son Art, ne peut plus dans la suite, que soutenir foiblement des émotions du même genre, qu’il a trop tôt portées au plus haut degré.
L’objection se présente ici d’elle-même. C’etoit a l’Auteur des paroles de renforcer, par une marche graduée, la chaleur & l’intérêt: celui de la Musique n’a pu rendre les affections de ses personnages, que dans le même ordre & au même degré que le Drame les lui présentoit. Il eut fait des contre-sens, s’il eut donne a ses expressions d’autres nuances que celles qu’exigeoient de lui les paroles qu’il avoit a rendre. Voilà l’objection: voici ma réponse. M. Gluck sentira bientôt qu’entre tous les Musiciens elle n’est faite que pour lui seul.
Trois choses concourent a produire les effets de la Musique Dramatique; savoir, l’accent, l’harmonie & le rhythme. L’accent est détermine par le Poete, & le Musicien ne peut gueres, sans faire des contre-sens, s’écarter en cela, ni pour le choix, ni pour la force de la juste expression des paroles. Mais, quant aux deux autres parties qui ne sont pas de même inhérentes a la langue, il peut, jusqu’à certain point, les [557] combiner a son gré, pour modifier & graduer l’intérêt, selon. qu’il convient a la marche qu’il s’est prescrite.
J’oserai même dire que le plaisir de l’oreille doit quelquefois l’emporter sur la vérité de l’expression; car la Musique ne sauroit aller au cœur que par le charme de la mélodie, & s’il n’etoit question que de rendre l’accent de la passion, l’art de la déclamation suffroit seul, & la Musique, devenue inutile, seroit plutôt importune qu’agréable: voilà l’un des écueils que le Compositeur, trop plein de son expression, doit éviter soigneusement. Il y a, dans tous les bons Opéra, & sur-tout dans ceux de M. Gluck, mille morceaux qui sont couler des larmes par la Musique, & qui ne donneroient qu’une émotion médiocre ou nulle, dépourvus de son secours, quelque bien déclames qu’ils pussent être.
Il suit de-la que, sans altérer la vérité de l’expression, le Musicien qui module long-tems dans les mêmes tons, & n’en change que rarement, est maître d’en varier les nuances par la combinaison des deux parties accessoires qu’il y fait concourir; savoir, l’harmonie & le rhythme. Parlons d’abord de la premiere. J’en distingue de trois especes. L’harmonie diatonique, la plus simple des trois, & peut-être la seule naturelle. L’harmonie chromatique, qui consiste en de continuels changemens de ton, par des successions fondamentales de quintes. Et enfin l’harmonie que j’appelle pathétique, qui consiste en des entrelacemens d’accords superflus & diminues, a la faveur desquels on parcourt des tons qui [558] ont peu d’analogie entr’eux; on affecte l’oreille d’intervalles déchirans, & l’ame d’idées rapides & vives, capables de la troubler.
L’harmonie diatonique n’est nulle part déplacée, elle est propre a tous les caracteres, a l’aide du rhythme & de la mélodie, elle peut suffire a toutes les expressions; elle est nécessaire aux deux autres harmonies, & toute Musique ou elle n’entreroit point, ne pourroit jamais être qu’une Musique détestable.
L’harmonie chromatique entre de même dans l’harmonie pathétique; mais elle peut fort bien s’en passer & rendre, quoiqu’a son défaut, peut-être plus foiblement les expressions les plus pathétiques. Ainsi, par la succession ménagée de ces trois harmonies, le Musicien peut graduer & renforcer les sentimens de même genre que le Poete a soutenus trop longtems au même degré d’énergie.
Il a pour cela, une seconde ressource dans la mélodie, & sur-tout dans sa cadence diversement scandée par le rhythme. Les mouvemens extrêmes de vitesse & de lenteur, les mesures contractées, les valeurs inégales, mêlées de lenteur & de rapidité; tout cela peut de même se graduer pour soutenir & ranimer l’intérêt & l’attention. Enfin, l’on a le plus ou moins de bruit & d’éclat, l’harmonie plus ou moins pleine, les silences de l’Orchestre, dont le perpétuel fracas seroit accablant pour l’oreille, quelques beaux qu’en pussent être les effets.
Quant au rhythme, en quoi consiste la plus grande force de la Musique, il demande un grand Art pour être heureusement [559] traite dans la vocale. J’ai dit & je le crois, que les Tragédies Grecques etoient de vrais Opéra. La langue Grecque, vraiment harmonieuse & musicale, avoit par elle-même un accent mélodieux, il ne faloit qu’y joindre le rhythme, pour rendre la déclamation Musicale; ainsi, non-seulement les Tragédies mais toutes les Poésies etoient nécessairement chantées; les Poetes disoient avec raison, je chante, au commencement de leurs Poèmes; formule que les nôtres ont très-ridiculement conservées: mais nos langues modernes, production des Peuples Barbares, n’étant point naturellement musicales, pas même l’Italienne, il faut, quand on veut leur appliquer la Musique, prendre de grandes précautions pour rendre cette union supportable, & pour la rendre allez naturelle dans la Musique imitative, pour faire illusion au théâtre; mais de quelque façon qu’on s’y prenne, on ne parviendra jamais a persuader a l’Auditeur, que le chant qu’il entend n’est que de la parole; & si l’on y pouvoit parvenir, ce ne seroit jamais qu’en fortifiant une des grandes puissances de la Musique, qui est le rhythme musical, bien différent pour nous du rhythme poétique, & qui ne peut même s’associer avec lui que très-rarement & très-imparfaitement.
C’est un grand & beau problème a résoudre, déterminer jusqu’à quel point on peut faire chanter la langue & parler la Musique. C’est d’une bonne solution de ce problème que dépend toute la théorie de la Musique Dramatique. L’instinct seul a conduit, sur ce point, les Italiens dans la pratique, aussi bien qu’il etoit possible, & les défauts énormes de leurs Opéra, ne viennent pas d’un mauvais genre de [560] Musique, mais d’une mauvaise application d’un bon genre.
L’accent oral par lui-même, a sans doute une grande force, mais c’est seulement dans la déclamation; cette force est indépendante de toute Musique; & avec cet accent seul, on peut faire entendre une bonne Tragédie, mais non pas un bon Opéra. Si-tôt que la Musique s’y mêle, il faut qu’elle s’arme de tous ses charmes pour subjuguer le cœur par l’oreille; si elle n’y déployé toutes ses beautés, elle y sera importune, comme si l’on faisoit accompagner un Orateur par des instrumens; mais en y mêlant ses richesses, il faut pourtant que ce soit avec un grand ménagement, afin de prévenir l’épuisement ou jetteroit bientôt nos organes, un longue action toute en Musique.
De ces principes il suit qu’il faut varier dans un Drame, l’application de la Musique, tantôt en laissant dominer l’accent de la langue & le rhythme poétique, & tantôt en faisant dominer la Musique a son tour, & prodiguant toutes les richesses de la mélodie, de l’harmonie & du rhythme musical, pour frapper l’oreille & toucher le cœur par des charmes auxquelles il ne puisse résister. Voilà les raisons de la division d’un Opéra en récitatif simple, récitatif oblige & airs.
Quand le discours, rapide dans sa marche, doit être simplement débite, c’est le cas de s’y livrer uniquement a l’accent de la déclamation, & quand la langue a un accent, il ne s’agit que de rendre cet accent appréciable, en le notant par des intervalles musicaux, en s’attachant fidèlement a la prosodie, au rhythme poétique & aux inflexions passionnées qu’exige le sens du discours. Voilà le récitatif [561] simple, & ce récitatif doit être aussi pris de la simple parole qu’il est possible; il ne doit tenir a la Musique que parce que la Musique est la langue de l’Opéra, & que parler & chanter alternativement, comme on fait ici dans les Opéra comiques, c’est s’énoncer successivement dans deux langues différentes, ce qui rend toujours choquant & ridicule le passage de l’une a l’autre, & qu’il est souverainement absurde qu’au moment ou l’on se passionne, on change de voix pour dire une chanson. L’accompagnement de la Basse est nécessaire dans le récitatif simple, non-seulement pour soutenir & guider l’acteur, mais aussi pour déterminer l’espece des intervalles, & marquer avec précision les entrelacemens de modulation qui sont tant d’effet dans un beau récitatif: mais loin qu’il soit nécessaire de rendre cet accompagnement éclatant, je voudrois au contraire qu’il ne se fit point remarquer & qu’il produisit son effet sans qu’on y fit aucune attention. Ainsi je crois que les autres instrumens ne doivent point s’y mêler, quand ce ne seroit que pour laisser reposer, tant les oreilles des auditeurs que l’Orchestre qu’on doit tout-a-fait oublier, & dont les rentrées bien ménagées, sont par-la un plus grand effet; au lieu que quand la symphonie regne tout le long de la piece, elle a beau commencer par plaire, elle finit par accabler.
Le récitatif ennuyé sur les théâtres d’Italie, non-seulement parce qu’il est trop long, mais parce qu’il est mal chante & plus mal place. Des scenes vives, intéressantes, comme doivent toujours être celles d’un Opéra, rendues avec chaleur, avec vérité, & soutenues d’un jeu naturel & anime, ne peuvent manquer d’émouvoir [562] & de plaire a la faveur de l’illusion; mais débitées froidement & platement par castrâtes, comme des leçons d’ecolier, elles ennuyeront sans doute, & sur-tout quand elles seront trop longues, mais ce ne sera pas la faute du récitatif.
Dans les momens ou le récitatif, moins récitant & plus passionne, prend un caractere plus touchant, on peut y placer avec sucées un simple accompagnement de notes tenues qui, par le concours de cette harmonie, donnent plus de douceur a l’expression. C’est le simple récitatif accompagne, qui revenant par intervalles rares & bien choisis, contraste avec la sécheresse du récitatif nud & produit un très-bon effet.
Enfin, quand la violence de la passion fait entre-couper la parole par des propos commences & interrompus, tant a cause de la force des sentimens qui ne trouvent point de termes suffisans pour s’exprimer, qu’a cause de leur impétuosité qui les fait succéder en tumulte les uns aux autres, avec une rapidité sans suite & sans ordre, je crois que le mélange alternatif de la parole & de la symphonie peut seul exprimer une pareille situation. L’acteur livre tout entier a sa passion n’en doit trouver que l’accent. La mélodie trop peu appropriée a l’accent de la langue, & le rhythme musical qui ne s’y prête point du tout, affoibliroient, énerveroient toute l’expression en s’y mêlant; cependant ce rhythme & cette mélodie ont un grand charme pour l’oreille, & par elle une grande force sur le cœur. Que faire alors pour employer a la sois toutes ces especes de forces? Faire exactement ce qu’on fait dans le récitatif oblige; donner a la parole tout l’accent [563] possible & convenable a ce qu’elle exprime, & jetter dans des ritournelles de symphonie toute la mélodie, toute la cadence & le rhythme qui peuvent venir a l’appui. Le silence de l’acteur dit alors plus que ses paroles, & ces réticences bien placées, bien ménagées & remplies d’un cote par la voix de l’Orchestre & d’un autre par le jeu muet d’un Acteur qui sent & ce qu’il dit & ce qu’il ne peut dire, ces réticences, dis-je, sont un effet supérieur a celui même de la déclamation & l’on ne peut les ôter sans lui ôter la plus grande partie de sa force. Il n’y a point de bon Acteur qui dans ces momens violens ne fasse de longues pauses, & ces pauses remplies d’une expression analogue par une ritournelle mélodieuse & bien ménagée, ne doivent-elles pas devenir encore plus intéressantes que lorsqu’il y regne un silence absolu? Je n’en veux pour preuve que l’effet étonnant que ne manque jamais de produire tout récitatif oblige bien place & bien traite.
Persuade que la langue Françoise destituée de tout accent n’est nullement propre a la Musique, & principalement au récitatif, j’ai imagine un genre de Drame, dans lequel les paroles & la Musique, au lieu de marcher ensemble, se sont entendre successivement, & ou la phrase parlée est en quelque sorte annoncée & préparée par la phrase musicale. La scene de Pygmalion est un exemple de ce genre de composition, qui n’a pas eu d’imitateurs. En perfectionnant cette méthode, reuniroit le double avantage de soulager l’Acteur par de frequens repos, & d’offrir au Spectateur François l’espece de mélodrame le plus convenable a sa langue. Cette réunion de l’art déclamatoire avec l’art musical, ne produira qu’imparfaitement [564] tous les effets du vrai récitatif, & les oreilles délicates s’appercevront toujours désagréablement du contraste qui regne entre le langage de l’Acteur & celui de l’Orchestre qui l’accompagne; mais un Acteur sensible & intelligent, en rapprochant le ton de sa voix & l’accent de sa déclamation de ce qu’exprime le trait musical, mêle ces couleurs étrangères avec tant d’art, que le spectateur n’en peut discerner les nuances. Ainsi cette espece d’ouvrage pourroit constituer un genre moyen entre la simple déclamation & le véritable melodrame, dont il n’atteindra jamais la beauté. Au reste, quelques difficultés qu’offre la langue, elles ne sont pas insurmontables; l’Auteur du Dictionnaire de Musique* [*Diction. De Mus. art, Récitatif oblige.] a invite les Composteurs François a faire de nouveaux le essais, & a introduire dans leurs Opéra, le récitatif oblige qui, lorsqu’on l’emploie a propos, produit les plus grands effets.
D’ou naît le charme du récitatif oblige, qu’est-ce qui fait son énergie? L’accent oratoire & pathétique de l’acteur produiroit-il seul autant d’effet? Non, sans doute. Mais les traits alternatifs de symphonie, réveillant & soutenant le sentiment de la mesure que le seul récitatif laisseroit éteindre, joignent a l’expression purement, déclamatoire toute celle du rhythme musical qui la renforce. Je distingue ici le rhythme & la mesure, parce que ce sont en effet deux choses très-différentes. La mesure n’est qu’un retour périodique de tems égaux, le rhythme est la combinaison des valeurs ou quantités qui remplissent les mêmes tems, appropriée aux expressions qu’on veut rendre & aux passions qu’on veut exciter. Il peut y avoir mesure [565] sans rhythme, mais il n’y a point de rhythme sans mesure.... C’est en approfondissant cette partie de son art, que le Compositeur donne l’essor a son génie, toute la science des accords ne peut suffire a ses besoins.
Il importe ici de remarquer, contre le préjugé de tous les Musiciens, que l’harmonie par elle-même, ne pouvant parler qu’a l’oreille & n’imitant rien, ne peut avoir que de très-foibles effets. Quand elle entre avec succès dans la Musique imitative, ce n’est jamais qu’en représentant, déterminant & renforçant les accens mélodieux qui, par eux-mêmes, ne sont pas toujours assez détermines sans le secours de l’accompagnement. Des intervalles absolus n’ont aucun caractere par eux-mêmes; une seconde superflue & une tierce-mineure, une septieme mineure & une sixte superflue, une fausse quinte & un triton, sont le même intervalle, & ne prennent les affections qui les déterminent, que par leur place dans la modulation, & c’est a l’accompagnement de leur fixer cette place, qui resteroit souvent équivoque par le seul chant. Voilà quel est l’usage & l’effet de l’harmonie dans la Musique imitative & théâtral. C’est par les accens de la mélodie, c’est par la cadence du rhythme que la Musique, imitant les inflexions que donnent les passions a la voix humaine, peut pénétrer jusqu’au cœur & l’émouvoir par des sentimens; au lieu que la seule harmonie n’imitant rien, ne peut donner qu’un plaisir de sensation. De simples accords peuvent flatter l’oreille, comme de belles couleurs flattent les yeux; mais ni les uns, ni ales autres ne porteront jamais au cœur la moindre émotion, parce que ni les uns, ni les autres n’imitent [566] rien, si le dessin ne vient animer les couleurs, & si la mélodie ne vient animer les accords. Mais, au contraire, le dessin par lui-même peut, sans coloris, nous représenter des objets attendrissans, & la mélodie imitative peut de même nous émouvoir seule, sans le secours des accords.
Voilà ce qui rend toute la Musique Françoise si languissante & si fade, parce que dans leurs froides scenes, pleins de leurs sots préjugés & de leur science, qui, dans le fond, n’est qu’une ignorance véritable, puisqu’ils ne savent pas en quoi consistent les plus grandes beautés de leur Art, les Compositeurs François ne cherchent que dans les accords, les grands effets dont l’énergie n’est que dans le rhythme. M. Gluck fait mieux que moi que le rhythme sans harmonie, agit bien plus puissamment sur l’ame, que l’harmonie sans rhythme; lui qui, avec une harmonie a mon avis un peu monotone, ne laisse pas de produire de si grandes émotions, parce qu’il sent & qu’il emploie, avec un Art profond, tous les prestiges de la mesure & de la quantité. Mais je l’exhorte a ne pas trop se prévenir pour la déclamation, & a penser toujours qu’un des défauts de la Musique purement déclamatoire, est de perdre une partie des ressources du dont la plus grande force est dans les airs.
J’ai rempli la partie la moins pénible de la tache que je me suis imposée; une observation générale sur la marche de l’Opéra d’Alceste, m’a conduit a traiter cette question vraiment intéressante: quelle est la liberté qu’on doit accorder [567] au Musicien qui travailla sur un Poème, dont il n’est pas l’Auteur?.l’ai distingue les trois parties de la Musique imitative, en convenant que l’accent est détermine par le Poete, j’ai fait voir que l’harmonie, & sur-tout le rhythme, offroient au Musicien des ressources dont il devoit profiter.
Il faut entrer dans les détails; c’est une grande fatigue pour moi de suivre des partitions un peu chargées; celle d’Alceste l’est beaucoup, & de plus très-embrouillée, pleine de fausses clefs, de fausses notes, de parties entassées confusément.
En examinant le Drame d’Alceste, & la maniere dont M. Gluck s’est cru oblige de le traiter, on a peine a comprendre comment il en a pu rendre la representation supportable. Non que ce Drame, ecrit sur le plan des Tragedies Grecques, ne brille de solides beautes, non que la Musique n’en soit admirable, mais par les difficultes qu’il a falu vaincre dans une si grande uniformite de caracteres & d’expression, pour prevenir l’accablement & l’ennui, & soutenir jusqu’au bout l’interet & l’attention.
L’ouverture d’un seul morceau d’une belle & simple ordonnance y est bien & regalierement dessinée; l’Auteur a eu l’intention d’y préparer les spectateurs a la tristesse, ou il alloit les plonger des le commencement du premier acte & dans tout le cours de la Piece. Et pour cela, il a module sort ouverture presque toute entiere, en mode mineur, & même avec affectation, puisqu’il n’y a, dans tout ce morceau qui est assez long, que la premiere accolade de la page 4, & la [568] premiere accolade relative de la page 9 qui soient en majeur. Il a d’ailleurs affecte les dissonances superflues & diminuées, & des sons soutenus & forces dans le haut, pour exprimer les gemissemens & les plaintes; tout cela est bon & bien entendu en soi, puisque l’ouverture ne doit être employée qu’a disposer le cœur du spectateur au genre d’intérêt, par lequel on va l’émouvoir; mais il en résulte trois inconvéniens: le premier, l’emploi d’un genre d’harmonie trop peu sonore pour une ouverture destinée a éveiller le spectateur, en remplissant son oreille & le préparant a l’attention, l’autre, d’anticiper sur ce même genre d’harmonie qu’on sera force d’employer si long-tems, & qu’il faut par conséquent ménager très-sobrement pour prévenir la satiété; & le troisieme, d’anticiper aussi sur l’ordre des tems, en nous exprimant d’avance une douleur qui n’est pas encore sur la scene, & qu’y va seulement faire naître l’annonce du Héraut public, & je ne crois pas qu’on doive marquer dans un ordre rétrograde, ce qui est a venir comme déjà passe. Pour remédier a tout cela, j’aurois imagine de composer l’ouverture de deux morceaux de caractere différent; mais tous deux traites dans une harmonie sonore & consonnante; le premier, portant dans les cœurs le sentiment d’une douce & tendre gaîté, eut représente la félicite du regne d’Admete & les charmes de l’union conjugale; le second, dans une mesure plus coupée & par des mouvemens plus vifs & un phrase plus interrompu, eut exprime l’inquiétude du Peuple sur la maladie d’Admete, & eut servi d’introduction très-naturelle au début de la piece & a l’annonce du Crieur. [569] Page 12. Après les deux mots qui suivent ces mots Udite, je serois cesser l’accompagnement jusqu’à la fin du récitatif. Cela exprimeroit mieux le silence du Peuple écoutant le Crieur; & les spectateurs, curieux de bien entendre cette annonce, n’ont pas besoin de cet accompagnement; la Basse suffit toute seule, & l’entrée du Chœur qui suit en feroit plus d’effet encore. Ce Chœur alternatif, avec les petits Solos d’Evandre de d’Ismene, me paroit un très-beau début & d’un bon caractere. La ritournelle de quatre mesures qui s’y reprend plusieurs fois, est triste sans être sombre & d’une simplicité exquise. Tout ce Chœur seroit d’un très-bon ton; s’il ne s’y mêloit souvent, & des la seconde mesure, des expressions trop pathétiques. Je n’aime gueres non plus le coup de tonnerre de la page 14, c’est un trait joue sur le mot & qui me paroit déplace. Mais j’aime fort la maniere dont le même Chœur repris, page 34, s’anime ensuite a l’idée du malheur prêt a le foudroyer.
E vuoi morire o misera. Cette lugubre psalmodie est d’une simplicité sublime, & doit produire un grand effet. Mais la même tenue, répétée de la même maniere sur ces autres paroles, Altro non puoi raccogliere, me paroit froide & presque plate. Il est naturel a la voix de s’élever un peu quand on parle plusieurs fois de suite a la même personne; si l’on eut donc fait monter la seconde fois cette même psalmodie, seulement d’un semi-ton sur dis, c’est-a-dire sur mi bémol, cela eut pu suffire pour la rendre plus naturelle & même plus énergique: mais je crois qu’il faloit un peu la varier de quelque [570] que maniere. Au reste il y a, dans la huitième & dans la dixième mesure, un triton qui n’est ni ne peut être sauve, quoi qu’il paroisse l’être la deuxieme sois par le second violon;cela produit une succession d’accords qui n’ont pas un bon fondement & sont contre les regles. Je sais qu’on peut tout faire sur une tenue, sur-tout en pareil cas; & ce n’est pas que je désapprouve le passage, quoique j’en marque l’irrégularité
(Fin d’une observation sur le Chœur suggiamo, dont le commencement est perdu).
Ce ne doit pas être une suite de précipitation, comme devant l’ennemi, mais une suite de consternation qui, pour ainsi dire, doit être honteuse & clandestine, plutôt qu’éclatante & rapide. Si l’Auteur eut voulu faire de la fin de ce Chœur exhortation la joie, il n’eut pas pu mieux réussir.
Après le Chœur suggiamo, j’aurois sait taire entièrement tout l’Orchestre, & déclamer le récitatif ove son avec la simple Basse. Mais immédiatement après ces mots. V’e chi t’anca a tal segno, j’aurois fait commencer un récitatif oblige par une symphonie noble, éclatante, sublime qui annonçât dignement le parti que va prendre Alceste; qui disposât l’Auditeur a sentir toute l’énergie de ces mots Ah vi son io, trop peu annonces par les deux mesures qui précèdent. Cette symphonie qui auroit offert l’image de ces deux vers, qui tolle alla mia mente luminare si mostra; la grande idée eut été soutenue avec le même éclat durant toutes les ritournelles de ce récitatif. J’aurois traite l’air qui suit Ombre larve sur deux [571] mouvemens contrastes; savoir, un allegro sombre & terrible jusqu’à ces mots non voglio pieta, & un adagio ou largo plein de tristesse & de douceur. Sur ceux-ci, se vi tolgo l’amato consorte. M. Gluck, qui n’aime pas les rondeaux, me permettra de lui dire que c’etoit ici le cas d’en employer un bien heureusement, en faisant du reste de ce monologue la seconde partie de l’air, & reprenant seulement l’allegro pour finir.
L’air eterni Dei me paroit d’une grande beauté; j’aurois désire seulement qu’on n’eut pas été oblige d’en varier les expressions par des mesures différentes. Deux, quand elles sont nécessaires, peuvent former des contrastes agréables, mais trois c’est trop, & cela rompt l’unité. Les oppositions sont bien plus belles & sont plus d’effet, quand elles se sont sans changer de mesure & par les seules combinaisons de valeur & de quantité. La raison pourquoi il vaut mieux contraster sur le même mouvement que d’en changer, est que pour produire l’illusion & l’intérêt, il faut cacher l’art autant qu’il est possible, & qu’aussi-tôt qu’on change le mouvement, l’art se décèle & se fait sentir. Par la même raison, je voudrois que, dans un même air, l’on changeât de ton le moins qu’il est possible, qu’on se contentât autant qu’on pourroit de deux seules cadences principale & dominante, & qu’on cherchât plutôt les effets dans, un beau phrase & dans les combinaisons mélodieuses, que dans une harmonie recherchée & des changemens de ton
[572] L’air io non chiedo eterni Dei, est sur-tout dans son commencement d’un chant exquis, comme sont presque tous ceux du même Auteur. Mais ou est dans cet air l’unité de dessein, de tableau, de caractere? Ce n’est point la, ce me semble, un air, mais une suite de plusieurs airs: les enfans y mêlent leur chant a celui de leur mere, ce pas ce que je désapprouve. Mais on y change fréquemment, de mesure, non pour contraster & alterner les deux parties d’un même motif, mais pour passer successivement par des chants absolument differens. On ne sauroit montrer dans ce morceau, aucun dessein commun qui le lie & le fasse un. Cependant, c’est ce qui me paroit nécessaire pour constituer véritablement un air. L’Auteur, après avoir module dans plusieurs tons, se croit néanmoins oblige de finir en E la fa comme il a commence. Il sent donc bien lui-même que le tout doit être traite sur un même dessein, & former unité. Cependant, je ne puis la voir dans les differens membres de cet air, a moins qu’on ne veuille la trouver dans la répétition modifiée de l’allegro non comprende i mali miei, par laquelle finit ce morceau; ce qui ne me paroit pas suffisant pour faire liaison entre tous les membres dont il est compose. J’avoue que le premier changement de mesure rend admirablement le sens & la ponctuation des paroles. Mais il n’en est pas moins vrai qu’on pouvoir y parvenir aussi sans en changer, qu’en général ces changemens de mesure, dans un même air, doivent faire contraste & changer aussi le mouvement; & qu’enfin celui-ci amene deux fois de suite cadence sur la même dominante, sorte de monotonie qu’on doit éviter autant qu’il se [573] peut. Je prendrai encore la liberté de dire que la derniere mesure de la page 27, me paroît d’une expression bien foible pour l’accent du mot qu’elle doit rendre. Cette quinte que le chant fait sur la Basse & la tierce-mineure qui s’y joint, font à mon oreille un accord un peu languissant. J’aurois mieux aimé rendre le chant un peu plus animé & substituer la sixte à la quinte, à-peu-près de la maniere suivante, que je n’ai pas l’impertinence de donner comme une correction, mais que je propose seulement pour mieux expliquer mon idée.
(Ici vient le Choeur des Prêtres d’Apollon).
Le seul reproche que j’aie à faire à ce récitatif, est qu’il est trop beau. Mais, dans la place où il est, ce reproche en est un. Si l’Auteur commence dès-a-présent à prodiguer l’enharmonique, que sera-t-il donc dans les situations déchirantes qui doivent suivre? Ce récitatif doit être touchan & pathétique; je le fais bien, mais non pas, ce me semble, à un si haut degré, parce qu’à mesure qu’on avance, il faut se ménager des coups de force pour réveiller l’Auditeur, [574] quand il commence a se laisser même des belles choses. Cette gradation me paroit absolument nécessaire dans un Opéra.
Page 55.
Le récitatif du grand-Prêtre est un bel exemple de l’effet du récitatif oblige, on ne peut mieux annoncer l’oracle & la majesté de celui qui va le rendre. La seule chose que j’y desirerois, seroit une annonce qui fut plus brillante que terrible; car il me semble qu’Apollon ne doit ni paroître, ni parler; comme Jupiter. Par la même raison, je ne voudrois pas donner a ce Dieu, qu’on nous représente sous la figure d’un beau jeune blondin, une voix de basse-taille.
Pag. 39 Dilegua il nero turbine
Me freme al trono intorno,
O faretrato Apolline
Col chiaro tuo splendor.
Tout ce Chœur en rondeau pourroit être mieux, ces quatre vers doivent être d’abord chantes par le grand-Prêtre, puis répétés entiers par le Chœur, sans en excepter les deux derniers que l’Auteur fait dire seul au grand-Prêtre. Au contraire le grand-Prêtre doit dire seul les vers suivans;
Sai che ramingo, esule,
T’accolse Admetto un di,
Che del anfriso al margine
Tu fosti il suo pastor.
Et le Chœur, au lieu de ces vers qu’il ne doit pas répéter [575] non plus que le grand-Prêtre, doit reprendre les quatre premiers. Je trouve aussi que la réponse des deux premieres mesures en espece d’imitation n’a pas assez de gravite. J’aimerois mieux que tout le Chœur fut syllabique.
Au reste j’ai remarque, avec grand plaisir, la maniere également agréable, simple & savante dont l’Auteur passe du ton de la médiante a celui de la septieme note du ton dans les trois dernieres mesures de la pag. 39.
Et après y avoir séjourne assez long-tems, revient pat une marche analogue a son ton principal, en repassant derechef par la médiante dans la 2, 3 & 4e mesure de la pag. 43, mais ce que je n’ai pas trouve si simple a beaucoup près, c’est le récitatif, nume eterno. pag. 52.
Je ne parlerai point de l’air de danse de la page 17, ni de tous ceux de cet Ouvrage. J’ai dit, dans mon article Opéra, ce que je pensois des ballets coupant les pieces & suspendant la marche de l’intérêt. Je n’ai pas change de sentiment depuis lors sur cet article, mais il est très-possible que je me trompe.
Je ne voudrois point d’accompagnement que la Basse au récitatif d’Evandre, pag. 20, 21 & 22
Je trouve encore le Choeur, pag. 22, beaucoup trop pathétique, malgré les expressions douloureuses dont il est plein; mais les alternatives de la droite & de la gauche, & les réponses des divers instrumens me paroissent devoir rendre cette Musique très-intéressante au théâtre
[576] Popoli di Tessaglia, pag. 24. Je citerai ce récitatif d’Alceste en exemple d’une modulation touchante & tendre, sans aller jusqu’au pathétique, si ce n’est tout a la fin. C’est par des renversemens d’une harmonie assez simple, que M. Gluck produit ces beaux effets. Il eut été le maître de se tenir long-tems dans la même route sans devenir languissant & froid. Mais on voit par, le récitatif accompagne nume eterno de la page 52, qu’il ne tarde pas a prendre un autre vol.
FIN.
JEAN JACQUES ROUSSEAU
EXTRAIT
D’UNE RÉPONSE DU PETIT FAISEUR
A SON PRETE-NOM
Sur un morceau de l’Orphie de M. le Chevalier Gluck.
Quant au passage enharmonique de l’Orphie de M. Gluck, que vous me dites avoir tant de peine a entonner & même a entendre, j’en fais bien la raison: c’est que vous ne pouvez rien sans moi, & qu’en quelque genre que ce puisse être, dépourvu de mon assistance vous ne ferez jamais qu’un ignorant. Vous sentez du moins la beauté de ce passage, & c’est déjà quelque chose; mais vous ignorez ce qui la produit; je vais vous l’apprendre.
C’est que du même trait, & qui plus est, du même accord, ce grand Musicien a su tirer dans toute leur force les deux effets les plus contraires; savoir, la ravissante douceur du chant d’Orphée, & le stridor déchirant du cri des furies. Quel moyen a-t-il pris pour cela? Un moyen très-simple; comme sont toujours ceux qui produisent les grands effets. Si vous eussiez mieux médite l’article enharmonique que je vous dictai jadis, vous auriez compris qu’il faloit chercher cette cause remarquable, non simplement dans la nature des intervalles [578] & dans la succession des accords, mais dans les idées qu’ils excitent; & dont les plus grands ou moindres rapports, si peu connus des Musiciens, sont pourtant, sans qu’ils s’en doutent, la source de toutes les expressions qu’ils ne trouvent que par instinct.
Le morceau dont il s’agit est en mi bémol majeur, & une chose digne d’être observée est que cet admirable morceau est, autant que je puis me le rappeller, tout entier dans le même ton, ou du moins si peu module que l’idée du ton principal ne s’efface pas un moment. Au reste, n’ayant plus ce morceau sous les yeux & ne m’en souvenant qu’imparfaitement, je n’en puis parler qu’avec doute.
D’abord ce nò des furies, frappe & réitéré de tems a autre pour toute réponse, est une des plus sublimes inventions en ce genre que je connoisse, & si peut-être elle est due au Poete, il faut convenir que le Musicien l’a saisie de maniere a se l’approprier. J’ai oui dire que dans l’exécution de cet Opéra l’on ne peut s’empêcher de frémir a chaque fois que ce terrible nò se répete, quoi qu’il ne soit chante qu’a l’unisson ou a l’octave, & sans sortir dans son harmonie de l’accord parfait jus’qu’au passage dont il s’agit. Mais au moment qu’on s’y attend le moins, cette dominante diésée forme un glapissement affreux auquel l’oreille & le cœur ne peuvent tenir, tandis que dans le même instant, le chant d’Orphée redouble de douceur & de charme, & ce qui met le comble à l’étonnement est qu’en terminant ce court passage, on se retrouve dans le même ton par ou l’on vient d’y entrer, sans qu’on puisse presque comprendre comment on a pu nous transporter [579] si loin & nous ramener si proche avec tant de force & de rapidité.
Vous aurez peine a croire que toute cette magie s’opère par un passage tacite du mode majeur au mineur, & par le retour subit au majeur. Vous vous en convaincrez aisément sur le Clavecin. Au moment que la Basse, qui sonnoit la dominante avec son accord, vient a frapper l’ut bémol, vous changez non de ton mais de mode, & passez en mi bémol tierce mineure: car non-seulement cet ut, qui est la sixieme note du ton, prend le bémol qui appartient au mode mineur, mais l’accord précédent qu’il garde a la fondamentale près, devient pour lui celui de septieme diminuée sur le re naturel, & l’accord de septieme diminuée sur le re appelle naturellement l’accord parfait mineur sur le mi bémol. Le chant d’Orphée, furie, larve, appartenant également au majeur & au mineur, reste le même dans l’un & dans l’autre; mais aux mots ombre sdegnose, il détermine tout-a-fait le mode mineur: c’est probablement pour n’avoir pas pris assez tôt l’idée de ce mode, que vous avez eu peine a entonner juste ce trait dans son commencement; mais il rentre en finissant en majeur; c’est dans cette nouvelle transition, a la fin du mot sdegnose qu’est le grand effet de ce passage, & vous éprouverez que toute la difficulté de le chanter juste s’évanouit quand, en quittant le la bémol, on reprend a l’instant l’idée du mode majeur pour entonner le sol naturel qui en est la médiante.
Cette seconde superflue ou septieme diminuée, se suspend en passant alternativement & rapidement du majeur au mineur, [580] & vice-versa, par l’altération de la Basse entre la dominante si bémol & la sixieme note ut bémol, puis il se résout enfin tout-a-fait sur la tonique dont la Basse sonne la médiante sol, après avoir passe par la sous-dominante la bémol portant tierce mineure & triton, ce qui fait toujours le même accord de septieme diminuée sur la note: sensible re.
Passons maintenant au glapissement nò des furies sur le si bécarre. Pourquoi ce si bécarre & non pas ut bémol comme a la Basse? Parce que cc nouveau son, quoi qu’en vertu de l’enharmonique il entre l’accord précédent, n’est pourtant point dans le même ton & en annonce un tout différent. Quel est le ton annonce par ce si bécarre? C’est le ton d’ut mineur dont, il devient note sensible. Ainsi l’âpre discordance du cri des furies vient de cette duplicité de ton qu’il fait sentir, gardant pourtant, ce qui est admirable, une étroite analogie entre les deux tons: car l’ut mineur, comme vous devez au moins savoir, est l’analogue correspondant du mi bémol majeur, qui est ici le ton principal.
Vous me ferez une objection. Toute cette beauté, me direz-vous, n’est qu’une beauté de convention & n’existe que sur le papier; puisque ce si bécarre n’est réellement que l’octave de l’ut bémol de la Basse: car comme il ne se résout point comme note sensible, frais disparoit ou redescend sur le si bémol dominante du ton, quand on le par ut bémol comme a la Basse, le passage & son effet seroit le même absolument au jugement de l’oreille. Ainsi, toute cette merveille enharmonique n’est que pour les yeux.
Cette objection, mon cher Prête-Nom, seroit solide si la [581] divsion tempérée de Orgue & du Clavecin etoit la véritable division harmonique, & si les intervalles ne se modifioient dans l’intonation de la voix sur les rapports dont la modulation donne l’idée & non sur les altérations du tempérament. Quoi qu’il soit vrai que sur le Clavecin le si bécarre est l’octave de l’ut bémol, il n’est pas vrai qu’entonnant chacun de ces deux, sons, relativement au mode qui le donne; vous entonniez exactement ni l’unisson, ni l’octave. Le si bécarre comme note sensible s’éloignera davantage du si bémol dominante, & s’approchera d’autant par excès de la tonique ut qu’appelle ce bécarre; & l’ut bémol, comme, sixieme note en mode mineur s’éloignera moins de la dominante qu’elle quitte, qu’elle rappelle, & sur laquelle elle va retomber. Ainsi le semi-ton que fait la Basse en montant du si bémol a l’ut bémol, est beaucoup moindre que celui que font les furies en montant du si bémol a son bécarre. La septieme superflue que semblent faire ces deux tons surpasse même l’octave, & c’est par cet excès que se fait la discordance du cri des furies; car l’idée de, note sensible jointe au bécarre, porte naturellement la voix plus haut que l’octave, de l’ut bémol, & cela est si vrai que ce cri ne fait, plus son effet sur le Clavecin comme avec la voix, parce que le son de l’instrument ne se modifie pas de même.
Ceci, je le sais bien, est directement contraire aux calculs établis & a l’opinion commune qui, donne le nom de semi-ton mineur au passage d’une note a son dièse ou a son bémol, & de semi-ton majeur au passage d’une note au bémol supérieur ou au dièse inférieur. Mais dans ces dénominations [582] on a eu plus d’égard a la différence du degré qu’a vrai rapport de l’intervalle, comme s’en convaincra bientôt tout homme qui aura de l’oreille & de la bonne-foi. Et quant au calcul, je vous développerai quelque jour, mais a vous seul une théorie plus naturelle, qui vous sera voir combien celle sur laquelle on a calcule les intervalles est a contre-sens.
Je finirai ces observations par une remarque qu’il ne faut pas omettre; c’est que tout l’effet du passage que je viens d’examiner lui vient de ce que le morceau dans lequel il se trouve est en mode majeur: car s’il eut été mineur, le chant d’Orphée restant le même eut été sans force & sans effet,’l’intonation, des furies par le bécarre eut été impossible & absurde, & il n’y auroit rien eu d’enharmonique dans le passage. Je parierois tout au monde qu’un François, ayant ce morceau a faire, l’eut traite en mode mineur. Il y auroit pu mettre d’autres beautés, sans-doute, mais aucune qui fut aussi simple & qui valut celle-là.
Voilà ce que ma mémoire a pu me suggérer sur ce passage & sur son explication. Ces grands effets se trouvent par le génie qui est rare, & se sentent par l’organe sensitif, dont tant de gens sont prives; mais ils ne s’expliquent que par une étude réfléchie de l’art. Vous n’auriez pas besoin maintenant de mes analyses, si vous aviez un peu plus médite sur les réflexions que nous faisions jadis quand je vous dictois notre Dictionnaire. Mais, avec un naturel très-vif, vous avez un esprit d’une lenteur inconcevable. Vous ne saisissez aucune idée que long-tems après qu’elle s’est présentée a vous, & vous ne voyez aujourd’hui que ce que vous avez regarde hier. [583] Croyez-moi, mon cher Prête-Nom, ne nous brouillons jamais ensemble; car sans moi vous êtes nul. Je suis complaisant, vous le savez, je ne me refuse jamais au travail que vous désirez, quand vous vous donnez la peine de m’appeller & le tems de m’attendre: mais ne tentez jamais rien sans moi dans aucun genre, ne vous mêlez jamais de l’impromptu en quoi que ce soit, si vous ne voulez gâter en un instant, par votre ineptie, tout ce que j’ai fait jusqu’ici pour vous donner l’air d’un homme pensant.
Fin de la seconde Partie.
FIN.
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