JEAN JACQUES ROUSSEAU
ÉMILE
OU
DE L’ÉDUCATION
LIVRE SECOND
C’est ici le second terme de la vie, & celui auquel proprement finit l’enfance; car les mots infans & puer ne sont pas synonymes. Le premier est compris dans l’autre, & signifie qui ne peut parler, d’où vient que dans Valère Maxime on trouve puerum infantem. Mais je continue à me servir de ce mot selon l’usage de notre langue, jusqu’à l’âge pour lequel elle a d’autres noms.
Quand les enfans commencent à parler, ils pleurent moins. Ce progrès est naturel: un langage est substitué à l’autre. Sitôt qu’ils peuvent dire qu’ils souffrent avec des paroles, pourquoi le diraient-ils avec des cris, si ce n’est quand la douleur est trop vive pour que la parole puisse l’exprimer? S’ils continuent alors à pleurer, c’est la faute des gens qui sont autour d’eux. Dès qu’une fois Émile aura dit, j’ai mal, il faudra des douleurs bien vives pour le forcer de pleurer
Si l’enfant est délicat, sensible, que naturellement il se mette à crier pour rien, en rendant ces cris inutiles & sans [82] effet, j’en taris bientôt la source. Tant qu’il pleure, je ne vais point à lui, j’y cours sitôt qu’il s’est tu. Bientôt sa manière de m’appeler sera de se taire, ou tout au plus de jeter un seul cri. C’est par l’effet sensible des signes que les enfans jugent de leur sens, il n’y a point d’autre convention pour eux: quelque mal qu’un infant se fasse, il est très rare qu’il pleure quand il est seul, à moins qu’il n’ait l’espoir d’être entendu.
S’il tombe s’il se fait une bosse à la tête, s’il saigne du nez, s’il se coupe les doigts, au lieu de m’empresser autour de lui d’un air alarmé je resterai tranquille, au moins pour un peu de temps. Le mal est fait, c’est une nécessité qu’il l’endure; mon empressement ne serviroit qu’à l’effrayer davantage & augmenter sa sensibilité. Au fond, c’est moins le coup que la crainte qui tourmente quand on s’est blessé. je lui épargnerai du moins cette dernière angoisse; car très sûrement il jugera de son mal comme il verra que j’en juge: s’il me voit accourir avec inquiétude, le consoler, le plaindre il s’estimera perdu; s’il me voit garder mon sang-froid, il re rendra bientôt le sien, & croira le mal guéri quand il ne le sentira plus. C’est à cet âge qu’on prend les premières leçons de courage, & que, souffrant sans effroi de légères douleurs, on apprend par degrés à supporter les grandes.
Loin d’être attentif a éviter qu’Emile ne se blesse, je serois fort fâché qu’il ne se blessât jamais, & qu’il grandît sans connaître la douleur. Souffrir est la première chose qu’il doit apprendre, & celle qu’il aura le plus grand besoin de [83] savoir. Il semble que les enfans ne soient petits & foibles que pour prendre ces importantes leçons sans danger. Si l’enfant tombe de son haut, il ne se cassera pas la jambe; s’il se frappe avec un bâton, il ne se cassera pas le bras; s’il saisit un fer tranchant, il ne serrera guère, & ne se coupera pas bien avant. Je ne sache pas qu’on ait jamais vu d’enfant en liberté se tuer, s’estropier ni se faire un mal considérable, à moins qu’on ne l’ait indiscrètement exposé sur des lieux élevés, ou seul autour du feu, ou qu’on n’ait laissé des instruments dangereux à sa portée. Que dire de ces magasins de machines qu’on rassemble autour d’un enfan pour l’armer de toutes pièces contre la douleur, jusqu’à ce que, devenu grand, il reste à sa merci, sans courage & sans expérience, qu’il se croie mort à la première piqûre & s’évanouisse en voyant la première goutte de son sang?
Notre manie enseignante & pédantesque est toujours d’apprendre aux enfans ce qu’ils apprendraient beaucoup mieux d’eux-mêmes, & d’oublier ce que nous aurions pu seuls leur enseigner. Y a-t-il rien de plus sot que la peine qu’on prend pour leur apprendre à marcher, comme si l’on en avoit vu quelqu’un qui, par la négligence de sa nourrice, ne sçût pas marcher étant grand? Combien voit-on de gens au contraire marcher mal toute leur vie, parce qu’on leur a mal appris à marcher!
Emile n’aura ni bourelets, ni paniers roulans, ni charriots, ni lisières; ou du moins, dès qu’il commencera de savoir mettre un pied devant l’autre, on ne le soutiendra que sur [84] les lieux pavés, & l’on ne fera qu’y passer en hâte.* [*Il n’y a rien de plus ridicule & de plus mal assuré que la démarche des gens qu’on a trop menés par la lisière étant petits: c’est encore une de ces observations triviales à force d’être justes & qui sont justes en plus d’un sens.] Au lieu de le laisser croupir dans l’air usé d’une chambre, qu’on le mène journellement au milieu d’un pré. Là, qu’il coure, lui s’ébatte, qu’il tombe cent fois le jour, tant mieux: en apprendra plus tôt à se relever. Le bien-être de la liberté rachète beaucoup de blessures. Mon élève aura souvent des contusions; en revanche, il sera toujours gai. Si les vôtres en ont moins, ils sont toujours contrariés, toujours enchaînés, toujours tristes. Je doute que le profit soit de leur côté.
Un autre progrès rend aux enfans la plainte moins nécessaire: c’est celui de leurs forces. Pouvant plus par eux-mêmes, ils ont un besoin moins fréquent de recourir à autrui. Avec leur force se développe la connaissance qui les met en état de la diriger. C’est à ce second degré que commence proprement la vie de l’individu; c’est alors qu’il prend la conscience de lui-même. La mémoire étend le sentiment de l’identité sur tous les moments de son existence; il devient véritablement un, le même, & par conséquent déjà capable de bonheur ou de misère. Il importe donc de commencer à le considérer ici comme un être moral.
Quoiqu’on assigne à peu près le plus long terme de la vie humaine & les probabilités qu’on a d’approcher de ce terme à chaque âge, rien n’est plus incertain que la durée de la vie [85] de chaque homme en particulier; très peu parviennent à ce plus long terme. Les plus grands risques de la vie sont dans son commencement; moins on a vécu, moins on doit espérer de vivre. Des enfants qui naissent, la moitié, tout au plus, parvient à l’adolescence; & il est probable que votre Elève n’atteindra pas l’âge d’homme.
Que faut-il donc: penser de cette éducation barbare qui sacrifie le présent à un avenir incertain, qui charge un enfan de chaînes de toute espèce, & commence par le rendre misérable, pour lui préparer au loin je ne sais quel prétendu bonheur dont il est a croire qu’il. ne jouira jamais? Quand je supposerois cette éducation raisonnable dans son objet, comment voir sans indignation de pauvres infortunés soumis à un joug insupportable & condamnés à des travaux continuels comme des galériens, sans être assuré que tant de soins leur seront jamais utiles! L’age de la gaieté se passe au milieu des pleurs, des châtiments, des menaces, de l’esclavage. On tourmente le malheureux pour son bien, & l’on ne voit pas la mort qu’on appelle, & qui va le saisir au milieu de ce triste appareil. Qui sait combien d’enfants périssent victimes de l’extravagante sagesse d’un père ou d’un maître? Heureux d’échapper à sa cruauté, le seul avantage qu’ils tirent des maux qu’il leur a fait souffrir est de mourir sans regretter la vie, dont ils n’ont connu que les tourment.
Hommes, soyez humains, c’est votre premier devoir: soyez-le pour tous les états, pour tous les âges, pour tout ce qui n’est pas étranger à l’homme. Quelle sagesse y a-t-il pour vous hors de l’humanité? Aimez l’enfance; favorisez [86] ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct. Qui de vous n’a pas regretté quelquefois cet âge où le rire est toujours sur ces lèvres, & où l’âme est toujours en paix? Pourquoi voulez-vous ôter à ces petits innocents la jouissance d’un temps si court: qui leur échappe, & d’un bien si précieux dont ils ne sauraient abuser? Pourquoi voulez-vous remplir d’amertume & de douleurs ces premiers ans si rapides, qui ne reviendront pas plus pour eux qu’ils ne peuvent re venir pour vous? Pères, savez-vous le moment où la mort attend vos enfans? Ne vous préparez pas des regrets en leur ôtant le peu d’instants que la nature leur donne: aussitôt qu’ils peuvent sentir le plaisir d’être, faites qu’ils en jouissent; faites qu’à quelque heure que Dieu les appelle, ils ne meurent point sans avoir goûté la vie.
Que de voix vont s’élever contre moi! J’entends de loin les clameurs de cette fausse sagesse qui nous jette incessamment hors de nous, qui compte toujours le présent pour rien, &, poursuivant sans relâche un avenir qui fuit à mesure qu’on avance, à force de nous transporter où nous ne sommes pas, nous transporte où nous ne serons jamais.
C’est, me répondez-vous, le temps de corriger les mauvaises inclinations de l’homme; c’est dans l’âge de l’enfance, où les peines sont le moins sensibles, qu’il faut les multiplier, pour les épargner dans l’âge de raison. Mais qui vous dit que tout cet arrangement est à votre disposition, & que toutes ces belles instructions dont vous accablez le faible esprit d’un enfan ne lui seront pas un jour plus pernicieuses qu’utiles? Qui vous assure que vous épargnez [87] quelque chose par les chagrins que vous lui prodiguez? Pourquoi lui donnez-vous plus de maux que son état n’en comporte, sans être sûr que ces maux présents sont à la décharge de l’avenir? Et comment me prouverez-vous que ces ma penchants dont vous prétendez le guérir ne lui viennent pas de vos soins mal entendus, bien plus que de la nature? Malheureuse prévoyance, qui rend un être actuellement misérable, sur l’espoir bien ou mal fondé de le rendre heureux un jour! Que ci ces raisonneurs vulgaires confondent la licence avec la liberté, & l’enfant qu’on rend heureux avec l’enfant qu’on gâte, apprenons-leur à les distinguer.
Pour ne point courir après des chimères, n’oublions pas ce qui convient à notre condition. L’humanité a sa place dans l’ordre des choses; l’enfance a la sienne dans l’ordre de la vie humaine: il faut considérer l’homme dans l’homme, et l’enfant dans l’enfant. Assigner à chacun sa place & l’y fixer, ordonner les passions humaines selon la constitution de l’homme, est tout ce que nous pouvons faire pour son bien-être. Le reste dépend de causes étrangères qui ne sont point en notre pouvoir.
Nous ne savons ce que c’est que bonheur ou malheur absolu. Tout est mêlé dans cette vie; on n’y goûte aucun sentiment pur, on n’y reste pas deux moments dans le même état. Les affections de nos âmes, ainsi que les modifications de nos corps, sont dans un flux continuel. Le bien & le mal nous sont communs à tous, mais en différentes mesures. Le plus heureux est celui qui souffre le moins de peines; le plus misérable est celui qui sent le [88] moins de plaisirs. Toujours plus de souffrances que de jouissances: voilà la différence commune à tous. La félicité de l’homme ici-bas n’est donc qu’un état négatif; on doit la mesurer par la moindre quantité de maux qu’il souffre.
Tout sentiment de peine est inséparable du désir de s’en délivrer; toute idée de plaisir est inséparable du désir d’en jouir; tout désir suppose privation, & toutes les privations qu’on sent sont pénibles; c’est donc dans la disproportion de nos désirs et de nos facultés que consiste notre misère. Un être sensible dont les facultés égaleraient les désirs seroit un être absolument heureux.
En quoi donc consiste la sagesse humaine ou la route du vrai bonheur? Ce n’est pas précisément à diminuer nos désirs; car, s’ils étaient au-dessous de notre puissance, une partie de nos facultés resteroit oisive, & nous ne jouirions pas de tout notre être. Ce n’est pas non plus à étendre nos facultés, car si nos désirs s’étendaient à la fois en plus grand rapport, nous n’en deviendrions que plus misérables: mais c’est à diminuer l’excès des désirs sur les facultés, & à mettre en égalité parfaite la puissance & la volonté. C’est alors seulement que, toutes les forces étant en action, l’âme cependant restera paisible, & que l’homme se trouvera bien ordonne.
C’est ainsi que la nature, qui fait tout pour le mieux, l’a d’abord institue. Elle ne lui donne immédiatement que les désirs nécessaires à sa conservation & les facultés suffisantes pour les satisfaire. Elle a mis toutes les autres comme en réserve au fond de son âme, pour s’y développer au [89] besoin. Ce n’est que dans cet état primitif que l’équilibre du pouvoir & du désir se rencontre, & que l’homme n’est pas malheureux. Sitôt que ses facultés virtuelles se mettent en action, l’imagination, la plus active de toutes, s’éveille & les devance. C’est l’imagination qui étend pour nous la mesure des possibles, soit en bien, soit en mal, & qui par conséquent, excite & nourrit les désirs par l’espoir de les satisfaire. Mais l’objet qui paraissoit d’abord sous la main fuit plus vite qu’on ne peut le poursuivre; quand on croit l’atteindre, il se transforme & se montre au loin devant nous. Ne voyant plus le pays déjà parcouru, nous le comptons pour rien; celui qui reste à parcourir s’agrandit, s’étend sans cesse. Ainsi l’on s’épuise sans arriver au terme; et plus nous gagnons sur la jouissance, plus le bonheur s’éloigne de nous.
Au contraire, plus l’homme est resté près de sa condition naturelle, plus la différence de ses facultés à ses désirs est petite, & moins par conséquent il est éloigné d’être heureux. il n’est jamais moins misérable que quand il paraît dépourvu de tout; car la misère ne consiste pas dans la privation des choses, mais dans le besoin qui s’en fait sentir.
Le monde réel a ses bornes, le monde imaginaire est infini; ne pouvant élargir l’un, rétrécissons l’autre; car c’est de leur seule différence que naissent toutes les peines qui nous rendent vraiment malheureux. Otez la force, la santé, le bon témoignage de soi, tous les biens de cette vie sont dans l’opinion; ôtez les douleurs du corps. et. les remords [90] de la conscience, tous nos maux sont imaginaires. Ce principe est commun, dira-t-on; j’en conviens; mais l’application pratique n’en est pas commune, & c’est uniquement de la pratique qu’il s’agit ici lire?
Quand on dit que l’homme est faible, que veut-on dire? Ce mot de faiblesse indique un rapport, un rapport de les l’être auquel on l’applique. Celui dont l a force passe les besoins, fût-il un insecte, un ver, est un être fort; celui dont les besoins passent la force, fût-il un éléphant, un lion; un conquérant, un héros; fut-il un dieu; c’est un être faible. L’ange rebelle qui méconnut sa nature étoit plus faible que l’heureux mortel qui vit en paix selon la sienne. L’homme est très fort quand il se contente d’être ce qu’il est; il est très faible quand il veut s’élever au-dessus de l’humanité. N’allez donc pas vous figurer qu’en étendant vos facultés vous étendez vos forces; vous les diminuez, au contraire, si votre orgueil s’étend plus qu’elles. Mesurons le rayon de notre sphère, & restons au centre comme l’insecte au milieu de sa toile; nous nous suffirons toujours à nous-mêmes, & nous n’aurons point à nous plaindre de notre faiblesse, car nous ne la sentirons jamais.
Tous les animaux ont exactement les facultés nécessaires pour se conserver. L’homme seul en a de superflues. N’est il pas bien étrange que ce superflu soit l’instrument de sa misère? Dans tout pays les bras d’un homme valent plus que sa subsistance. S’il étoit assez sage pour compter ce surplus pour rien, il aurait toujours le nécessaire, parce qu’il n’auroit jamais rien de trop. Les grands besoins, disoit [91] Favorin, * [* Noct. Attic. L. IX. C. 8.] naissent des grands biens; & souvent le meilleur moyen de se donner les choses dont on manque est de s’ôter celles qu’on a. C’est à force de nous travailler pour augmenter notre bonheur, que nous le changeons en misère. Tout homme qui ne voudroit que vivre, vivroit heureux; par conséquent il vivrait bon; car où seroit pour lui l’avantage d’être méchant?
Si nous étions immortels, nous serions des êtres très misérables. Il est dur de mourir, sans doute; mais il est doux d’espérer qu’on ne vivra pas toujours, et qu’une meilleure vie finira les peines de celle-ci. Si l’on nous offrait l’immortalité sur la terre, qui est-ce* [*On conçoit que je parle ici des hommes qui réfléchissent, et non pas de tous les hommes.] qui voudroit accepter ce triste présent? Quelle ressource, quel espoir, quelle consolation nous resterait-il contre les rigueurs du sort & contre les injustices des hommes? L’ignorant, qui ne prévoit rien, sent peu le prix de la vie, & craint peu de la perdre; l’homme éclairé voit des biens d’un plus grand prix, qu’il préfère à celui-là. Il n’y a que le demi-savoir & la fausse sagesse qui, prolongeant nos vues jusqu’à la mort, & pas au delà, en font pour nous le pire des maux. La nécessité de mourir n’est à l’homme sage qu’une raison pour supporter les peines de la vie. Si l’on n’étoit pas sur de la perdre une fois, elle coûteroit trop à conserver.
Nos maux moraux sont tous dans l’opinion, hors seul, qui est le crime; & celui-là dépend de nous: nos maux physiques se détruisent ou nous détruisent. Le temps [92] ou la mort sont nos remèdes; mais nous souffrons d’autant plus que nous savons moins souffrir; & nous nous donnons plus de tourment pour guérir nos maladies, que nous n’en aurions à les supporter. Vis selon la nature, sois patient, & chasse les médecins; tu n’éviteras pas la mort, mais tu ne la sentiras qu’une fois, tandis qu’ils la portent chaque jour dans ton imagination troublée, & que leur art mensonger, au lieu de prolonger tes jours, t’en ôte la jouissance. Je demanderai toujours quel vrai bien cet art a fait aux hommes. Quelques-unes de ceux qu’il guérit mourraient, il est vrai; mais des millions qu’il tue resteraient en vie. Homme sensé, ne mets point à cette loterie, où trop de chances sont contre toi. Souffre, meurs ou guéris; mais surtout vis jusqu’à ta dernière heure.
Tout n’est que folie & contradiction dans les institutions humaines. Nous nous inquiétons plus de notre vie a mesure qu’elle perd de son prix. Les vieillards la regrettent plus que les jeunes gens; ils ne veulent pas perdre les apprêts qu’ils ont faits pour en jouir; à soixante ans, il est bien cruel de mourir avant d’avoir commencé de vivre. On croit que l’homme a un vif amour pour sa conservation, et cela est vrai; mais on ne voit pas que cet amour, tel que nous le sentons, est en grande partie l’ouvrage des hommes. Naturellement l’homme ne s’inquiète pour se conserver qu’autant que les moyens en sont en son pouvoir; sitôt que ces moyens lui échappent, il se tranquillise & meurt sans se tourmenter inutilement. La première loi de la résignation nous vient de la nature. Les sauvages, ainsi que les bêtes, [93] se débattent fort peu contre la mort, & l’endurent presque sans se plaindre. Cette loi détruite, il s’en forme une autre qui vient de la raison; mais peu savent l’en tirer, & cette résignation factice n’est jamais aussi pleine & entière que la première.
La prévoyance! la prévoyance qui nous porte sans cesse au delà de nous, et souvent nous place ou nous n’arriverons point, voilà la véritable source de toutes nos misères. Quelle manie a un être aussi passager que l’homme de regarder toujours au loin dans un avenir qui vient si rarement, & de négliger le présent dont il est sûr! manie d’autant plus funeste qu’elle augmente incessamment avec l’âge, & que les vieillards, toujours défiants, prévoyants, avares, aiment mieux se refuser aujourd’hui le nécessaire que de manquer du superflu dans cent ans. Ainsi nous tenons à tout, nous nous accrochons à tout; les temps, les lieux, les hommes, les choses, tout ce qui est, tout ce qui sera, importe à chacun de nous; notre individu n’est plus que la moindre partie de nous-mêmes. Chacun s’étend, pour ainsi dire, sur la terre entière, & devient sensible sur toute cette grande surface. Est-il étonnant que nos maux se multiplient dans tous les points par où l’on peut nous blesser? Que de princes se désolent pour la perte d’un pays qu’ils n’ont jamais vu! Que de marchands il suffit de toucher aux Indes, pour les faire crier à Paris!
Est-ce la nature qui porte ainsi les hommes si loin d’eux-mêmes? Est-ce elle qui veut que chacun apprenne son destin des autres, & quelquefois l’apprenne le dernier, en [94] sorte que tel est mort heureux ou misérable, sans en avoir jamais rien su? Je vois un homme frais, gai, vigoureux, bien portant; sa présence inspire la joie; ses yeux annoncent le contentement, le bien-être; il porte avec lui l’image du bonheur. Vient une lettre de la poste; l’homme heureux la regarde, elle est à son adresse, il l’ouvre, il la lit. A l’instant son air change; il pâlit, il tombe en défaillance. Revenu à lui, il pleure, à s’agite, il gémit, il s’arrache les cheveux’, il fait retentir l’air de ses cris, il semble attaqué d’affreuse convulsions. Insensé! quel mal t’a donc fait ce papier? quel membre t’a-t-il ôté? quel crime t’a-t-il fait commettre? enfin qu’a-t-il changé dans toi-même pour te mettre dans l’état où je te vois?
Que la lettre se fût égarée qu’une main charitable l’eût jetée au feu, le sort de ce mortel, heureux & malheureux la fois, eût été, ce me semble, un étrange problème. Son malheur, direz-vous, étoit réel. Fort bien, mais il ne le sentoit pas. Où était-il donc? Son bonheur étoit imaginaire. J’entends; la santé, la gaieté, le bien-être, le contentement d’esprit, ne sont plus que des visions. Nous n’existons plus ou nous sommes, nous n’existons qu’ou nous ne sommes pas. Est-ce la peine d’avoir une si grand peur de la mort, pourvu que ce en quoi nous vivons reste?
O homme! resserre ton existence au dedans de toi, & tu ne seras plus misérable. Reste à la place que la nature t’assigne dans la chaîne des êtres, rien ne t’en pourra faire sortir; ne regimbe point contre la dure loi de la nécessite, & n’épuise pas, à vouloir lui résister, des forces que le [95] Ciel ne t’a point données pour étendre ou prolonger ton existence, mais seulement pour la conserver comme il lui plaît et autant qu’il lui plaît. Ta liberté, ton pouvoir, ne s’étendent qu’aussi loin que tes forces naturelles, & pas au delà; tout le reste n’est qu’esclavage, illusion, prestige. La domination même est servile, quand elle tient à l’opinion; car tu dépends des préjugés de ceux que tu gouverne par les préjugés. Pour les conduire comme il te plaît, il faut te conduire comme il leur plaît. Ils n’ont qu’à changer de manière de penser, il faudra bien par force que tu changes de manière d’agir. Ceux qui t’approchent n’ont qu’a savoir gouverner les opinions du peuple que tu crois gouverner, ou des favoris qui te gouvernent ou celles de ta famille, ou les tiennes propres: ces visirs, ces courtisans, ces prêtres, ces soldats, ces valets, ces caillettes, & jusqu’à des enfants, quand tu serais un Thémistocle en génie,* [*Ce petit garçon que vous voyez là, disoit Thémistocle à ses amis, est l’arbitre de la Grèce; car il gouverne sa mère, sa mère me gouverne, je gouverne les Athéniens, et les Athéniens gouvernent les Grecs. Oh! quels petits conducteurs on trouverait souvent aux plus grand empires, si du prince on descendoit par degrés jusqu’à la première main qui donne le branle en secret.] vont te mener, comme un enfant toi-même au milieu de tes légions. Tu as beau faire, jamais ton autorité réelle n’ira plus loin que tes facultés réelles. Sitôt qu’il faut voir par les yeux des autres, il faut vouloir par leurs volontés. Mes peuples sont mes sujets, dis-tu fièrement. Soit. Mais toi, qu’es-tu? le sujet de tes ministres. Et tes ministres à leur tour, que sont-ils? les sujets de leurs commis, de leurs maîtresses les [96] valets de leurs valets. Prenez tout, usurpez tout, & puis versez l’argent à pleines mains; dressez des batteries de canon; élevez des gibets, des roues; donnez des lois, des édits; multipliez les espions, les soldats, les bourreaux, les prisons, les chaînes: pauvres petits hommes, de quoi vous sert tout cela? vous n’en serez ni mieux servis, ni moins volés, ni moins trompés, ni plus absolus. Vous direz toujours: nous voulons; & vous ferez toujours ce que voudront les autres.
Le seul qui fait sa volonté est celui qui n’a pas besoin, la faire, de mettre les bras d’un autre au bout des siens: d’ou il suit que le premier de tous les biens n’est pas l’autorité, mais la liberté. L’homme vraiment libre ne veut que ce il peut, & fait ce qu’il lui plaît. Voilà ma maxime fondamentale. Il ne s’agit que de l’appliquer à l’enfance, & toutes les règles de l’éducation vont en découler.
La société a fait l’homme plus faible, non seulement en lui ôtant le droit qu’il avait sur ses propres forces, mais surtout en les lui rendant insuffisantes. Voilà pourquoi ses désirs se multiplient avec sa faiblesse, & voila ce qui fait celle de l’enfance, comparée à l’âge d’homme. Si l’homme est un être fort, & si l’enfant est un être faible, ce n’est pas parce que le premier a plus de force absolue que le second, mais c’est parce que le premier peut naturellement se suffire à lui-même et que l’autre ne le peut. L’homme doit donc avoir plus de volontés, & l’enfant plus de fantaisies; mot par lequel j’entends tous les désirs qui ne sont pas de vrais besoins, & qu’on ne peut contenter qu’avec le secours d’autrui.
[97] J’ai dit la raison de cet état de faiblesse. La nature y pourvoit par l’attachement des pères & des mères: mais cet attachement peut avoir son excès, son défaut, ses abus. Des parents qui vivent dans l’état civil y transportent leur enfan avant l’âge. En lui donnant plus de besoins qu’il n’en a, ils ne soulagent pas sa faiblesse, ils l’augmentent. Ils l’augmentent encore en exigeant de lui ce que la nature n’exigeait pas, en soumettant à leurs volontés le peu de forces qu’il a pour servir les siennes, en changeant de part ou d’autre en esclavage la dépendance réciproque où le tient sa faiblesse & ou les tient leur attachement.
L’homme sage sait rester à sa place; mais l’enfant, qui ne connaît pas la sienne, ne sauroit s’y maintenir. Il a parmi nous mille issues pour en sortir; c’est a ceux gouvernent à l’y retenir, & cette tâche n’est pas facile. Il ne doit être ni bête ni homme, mais enfant; il faut qu’il sente sa faiblesse & non qu’il en souffre, il faut qu’il dépende & non qu’il obéisse; il faut qu’il demande & non qu’il commande. Il n’est soumis aux autres qu’à cause de ses [besoins, & parce qu’ils voient mieux que lui ce lui est utile, ce qui peut contribuer ou nuire à sa conservation. Nul n’a droit, pas même le père, de commander à l’enfant ce qui ne lui est bon à rien.
Avant que les préjugés & les institutions humaines aient altéré nos penchants naturels, le bonheur des enfans ainsi que des hommes consiste dans l’usage de leur liberté; mais cette liberté dans les premiers est bornée par leur faiblesse. Quiconque fait ce qu’il veut est heureux, s’il se suffit à [98] lui-même; c’est le cas de l’homme vivant dans l’état de nature. Quiconque fait ce qu’il veut n’est pas heureux, si ses besoins passent ses forces: c’est le cas de l’enfant dans le même état. Les enfans ne jouissent même dans l’état de nature que d’une liberté imparfaite, semblable à celle dont jouissent les hommes dans l’état civil. Chacun de nous ne pouvant plus se passer des autres, redevient à cet égard faible & misérable. Nous étions faits pour être hommes; les lois & la société nous ont replonges dans l’enfance. Les riches, les grands, les rois sont tous des enfans qui, voyant qu’on s’empresse à soulager leur misère, tirent de cela même une vanité puérile, & sont tout fiers des soins qu’on ne leur rendroit pas s’ils étaient hommes faits.
Ces considérations sont importantes, & servent a résoudre toutes les contradictions du système social. Il y a deux sortes de dépendances: celle des choses, qui est de la nature; celle des hommes, qui est de la société. La dépendance des choses, n’ayant aucune moralité, ne nuit point à la liberté, et n’engendre point de vices: la dépendance des hommes étant désordonnée* [*Dans mes Principes du Droit politique, il est démontré nulle volonté particulière ne peut être ordonnée dans le système social] les engendre tous, & c’est par elle que le maître & l’esclave se dépravent mutuellement. S’il y a quelque moyen de remédier à ce mal dans la société, c’est de substituer la loi à l’homme, & d’armer les volontés générales d’une force réelle, supérieure à l’action de toute volonté particulière. Si les lois des nations pouvaient avoir, comme celles de la nature, une inflexibilité que jamais aucune [99] force humaine ne put vaincre, la dépendance des hommes redeviendroit alors celle des choses; on réuniroit dans la république tous les avantages] de l’état naturel à ceux de l’état civil; on joindroit à la liberté qui maintient l’homme exempt de vices, la moralité qui l’élève a la vertu.
Maintenez l’enfant dans la seule dépendance des choses, vous aurez. suivi l’ordre de la nature dans le progrès de son éducation. N’offrez jamais à ses volontés indiscrètes des obstacles physiques ou des punitions qui naissent actions mêmes & qu’il se rappelle dans l’occasion; sans lui défendre de mal faire, il suffit de l’en empêcher. L’expérience ou l’impuissance doivent seules lui tenir lieu de loi. N’accordez rien à ses désirs parce qu’il le demande, mais parce qu’il en a besoin. Qu’il ne sache ce que c’est l’obéissance quand il agit ni ce que c’est qu’empire quand on agit pour lui. Qu’il sente également sa liberté dans ses actions & dans les vôtres. Suppléez à la force qui lui manque, autant précisément qu’il en a besoin pour être libre & non pas impérieux; qu en recevant vos services avec une sorte d’humiliation, il aspire au moment où il pourra s’en passer, & où il aura l’honneur de se servir lui-même.
La nature a, pour fortifier le corps & le faire croître, des moyens qu’on ne doit jamais contrarier. Il ne faut point contraindre un enfan de rester quand il veut aller, ni d’aller quand il veut rester en place. Quand la volonté des enfans n’est point gâtée par notre faute, ils ne veulent rien inutilement il faut qu’ils sautent, qu’ils courent, qu’ils crient, quand ils en ont envie. Tous leurs mouvements [100] sont des besoins de leur constitution, qui cherche à se fortifier; mais on doit se défier de ce qu ils désirent sans le pouvoir faire eux-mêmes, & que d’autres sont obligés de faire pour eux. Alors il faut distinguer avec soin le vrai besoin, le besoin naturel, du besoin de fantaisie qui commence à naître, ou de celui ne vient que de la surabondance de vie dont j’ai parlé.
J’ai déjà dit ce qu’il faut faire quand un enfan pleure pour avoir ceci ou cela. J’ajouterai seulement que, dès qu’il peut demander en parlant ce qu’il désire, et que, pour l’obtenir plus vite ou pour vaincre un refus, il appuie lie pleurs sa demande, elle lui doit être irrévocablement refusée, Si le besoin l’a fait paler, vous devez le savoir, & faire aussitôt ce’il demande; mais céder quelque chose à ses larmes, c’est l’exciter à en verser, c’est lu’i apprendre à douter de votre bonne volonté, & à croire que l’importunité peut plus sur vous que la bienveillance. S’il ne vous croit pas bon, bientôt il sera méchant; s’il vous croit faible, il sera bientôt opiniâtre; il importe d’accorder toujours au premier signe ce qu’on ne veut pas refuser. Ne soyez point prodigué en refus, mais ne les révoquez jamais.
Gardez-vous surtout de donner à l’enfant de vaines formules de politesse, qui lui servent au besoin de paroles magiques pour soumettre à ses volontés tout ce qui l’entoure, & obtenir à l’instant ce qu’il lui plaît. Dans l’éducation façonnière des riches on ne manque jamais de les rendre poliment impérieux, en leur prescrivant les [101] termes dont ils doivent se servir pour que personne n’ose leur résister; leurs enfants n’ont ni ton ni tours suppliants; ils sont aussi arrogants, même plus, quand ils prient que quand ils commandent, comme étant bien plus surs d’être obéis. On voit d’abord que s’il vous plaît signifie dans leur bouche il me plaît, & que je vous prie signifie je vous ordonne. Admirable politesse, qui n’aboutit pour eux qu’à changer le sens des mots, & à ne pouvoir jamais paler autrement qu’avec empire! Quant à moi, qui crains moins qu’Emile ne soit grossier qu’arrogant, j’aime beaucoup mieux qu’il dise en priant, faites cela, qu’en commandant, je vous prie. Ce n’est pas le terme dont il se sert qui m’importe, mais bien l’acception qu’il y joint.
Il y a un excès de rigueur & un excès d’indulgence, tous deux également à éviter. Si vous laissez pâtir les enfants, vous exposez leur santé, leur vie; vous les rendez actuellement misérables; si vous leur épargnez avec trop de soin toute espèce de mal être, vous leur préparez de grandes misères; vous les rendez délicats, sensibles; vous les sortez de leur état d’hommes dans lequel ils rentreront un jour malgré vous. Pour ne les pas exposer à quelques maux de la nature, vous êtes l’artisan de ceux qu’elle ne leur a pas donnés. Vous me direz que je tombe dans le cas de ces mauvais pères auxquels je reprochois de sacrifier le bonheur des enfants à la considération d’un temps éloigné qui peut ne jamais être.
Non pas: car la liberté que je donne à mon élève le dédommage amplement des légères incommodités [102] aux-quelles je le laisse exposé. Je vois de petits polissons jouer sur la neige, violets, transis, & pouvant à peine remuer les doigts. Il ne tient à eux de s’aller chauffer, ils n’en font rien; si on les y forçait, ils sentiraient cent fois plus les rigueurs de la contrainte, qu’ils ne sentent celles du froid. De quoi donc vous plaignez-vous? Rendrai-je votre enfan misérable en ne l’exposant qu’aux incommodités qu’il veut bien souffrir? Je fais son bien dans le moment présent, en le laissant libre; je fais son bien dans l’avenir, en l’armant contre les maux qu’il doit supporter. S’il avoit le choix d’être mon élève ou le votre, pensez-vous qu’il balançât un instant?
Concevez-vous quelque vrai bonheur possible pour aucun être hors de sa constitution? & n’est-ce pas sortir l’homme de sa constitution, que de vouloir l’exempter également de tous les maux de son espèce? Oui, je le soutiens: pour sentir les grands biens, il faut qu’il connaisse les petits maux; telle est sa nature. Si le physique va trop bien, le moral se corrompt. L’homme qui ne connaîtroit pas la douleur, ne connaîtroit ni l’attendrissement de l’humanité, ni la douceur de la commisération; son coeur ne seroit ému de rien, il ne serait pas sociable, il serait un monstre parmi ses semblables.
Savez-vous quel est le plus sûr moyen de rendre votre enfan misérable? c’est de l’accoutumer à tout obtenir; car ses désirs croissant incessamment par la facilité de les satisfaire, tôt ou tard l’impuissance vous forcera malgré vous d’en venir au refus; & ce refus inaccoutumé lui donnera plus [103] de tourment que la privation même de ce qu’il désire. D’abord il voudra la canne que vous tenez; bientôt il voudra votre montre; ensuite il voudra l’oiseau qui vole; il voudra l’étoile qu’il voit briller; il voudra tout ce qu’il verra: à moins d’être Dieu, comment le contenterez-vous?
C’est une disposition naturelle à l’homme de regarder comme sien tout ce qui est en son pouvoir. En ce sens le principe de Hobbes est vrai jusqu’à certain point: multipliez avec nos désirs les moyens de les satisfaire, chacun se fera le maître de tout. L’enfant donc qui n’a qu’à vouloir pour obtenir se croit le propriétaire de l’univers; il regarde tous les hommes comme ses esclaves: & quand enfin l’on est forcé de lui refuser quelque chose, lui, croyant tout possible quand il commande, prend ce refus pour un acte de rébellion; toutes les raisons qu’on lui donne dans un âge incapable de raisonnement ne sont à son gré que des prétextes; il voit partout de la mauvaise volonté: le sentiment d’une injustice prétendue aigrissant son naturel, il prend tout le monde en haine, & sans jamais savoir gré de la complaisance, il s’indigne de toute opposition.
Comment concevrais-je qu’un enfant, ainsi dominé parla colère & dévoré des passions les plus irascibles, puisse jamais être heureux? Heureux, lui! c’est un despote; c’est à la fois le plus vil des esclaves & la plus misérable des créatures. J’ai vu des enfans élevés de cette manière voulaient qu’on renversât la maison d’un coup d’épaule, qu’on leur donnât le coq qu’ils voyaient sur un clocher, qu’on arrêtât un régiment en marche pour entendre les tambours [104] plus longtemps, & qui perçaient l’air de leurs cris, sans vouloir écouter personne, aussitôt qu’on tardoit à leur obéir. Tout s’empressoit vainement à leur complaire; leurs désirs s’irritant par la facilité d’obtenir, ils s’obstinaient aux choses impossibles, & ne trouvaient partout que contradictions, qu’obstacles, que peines, que douleurs. Toujours grondants, toujours mutins, toujours furieux, ils passaient les à crier, à se plaindre. Étaient-ce là des êtres bien fortunes? La faiblesse & la domination réunies n’engendrent que folie & misère. De deux enfans gâtes, l’un bat la table, et l’autre fait fouetter la mer; ils auront bien à fouetter & à battre avant de vivre contents.
Si ces idées d’empire & de tyrannie les rendent misérables dès leur enfance, que sera-ce quand ils grandiront, & que leurs relations avec les autres hommes commenceront à s’étendre & se multiplier? Accoutumés à voir tout fléchir devant eux, quelle surprise, en entrant dans le monde, de sentir que tout leur résiste, et de se trouver écrasés du poids de cet univers qu’ils pensaient mouvoir à leur gré! Leurs airs insolents, leur puérile vanité, ne leur attirent que mortifications, dédains, railleries; ils boivent les affronts comme l’eau; de cruelles épreuves leur apprennent bientôt qu’ils ne connaissent ni leur état ni leurs forces; ne pouvant tout, ils croient ne rien pouvoir. Tant d’obstacles inaccoutumés les rebutent, tant de mépris les avilissent: ils deviennent lâches, craintifs, rampants, & retombent autant au-dessous d’eux-mêmes, qu’ils s’étaient élevés au-dessus.
Revenons à la règle primitive. La nature a fait les enfans [105] pour être aimés et secourus; mais les a-t-elle faits pour être obéis & craints? Leur a-t-elle donné un air imposant, un sévère, une voix rude & menaçante, pour se faire redouter? Je comprends que le rugissement d’un lion épouvante les animaux, & qu’ils tremblent en voyant sa terrible hure; mais si jamais on vit un spectacle indécent, odieux, risible, c’est un corps de magistrats, le chef à la tête, en habit de cérémonie, prosternés devant un enfan au maillot, qu’ils haranguent en termes pompeux, & qui crie, & bave pour toute réponse.
A considérer l’enfance en elle-même, y a-t-il au monde un être plus faible, plus misérable, plus à la merci de tout ce qui l’environne, qui ait si grand besoin de pitié, de soins, de protection, qu’un enfant? Ne semble-t-il vas qu’il ne montre une figure si douce & un air si touchant qu’afin que tout ce qui l’approche s’intéresse à sa faiblesse & s’empresse à le secourir? Qu’y a-t-il donc de plus choquant, de plus contraire à l’ordre, que de voir un enfan impérieux & mutin commander à tout ce qui l’entoure & prendre impudemment le ton de maître avec ceux qui n’ont qu’à l’abandonner pour le faire périr?
D’autre part, qui ne voit que la faiblesse du premier âge enchaîne les enfans de tant de manières, qu’il est barbare d’ajouter à cet assujettissement celui de nos caprices, en leur ôtant une liberté si bornée, de laquelle ils peuvent si peu abuser, et dont il est peu utile à eux & à nous qu’on les prive? S’il n’y a point d’objet si digne de risée qu’un enfan hautain, il n’y a point d’objet si digne de pitié qu’un enfan [106] craintif. Puisque avec l’âge de raison commence la servitude civile, pourquoi la prévenir par la servitude privée.? Souffrons qu’un moment de la vie soit exempt de ce joug que la nature ne nous a pas impose, & laissons à l’enfance l’exercice de la liberté, qui l’éloigne au moins pour un temps des vices que l’on contracte dans l’esclavage. Que ces instituteurs sévères, que ces pères asservis à leurs enfans viennent donc les uns les autres avec leurs frivoles objections, et qu’avant de vanter leurs méthodes, ils apprennent une rois celle de la nature.
Je reviens à la pratique. J’ai déjà dit que votre enfan ne doit rien obtenir parce qu’il le demande, mais parce qu’il en a besoin,* [*On doit sentir que, comme la peine est souvent une nécessité, le plaisir est quelquefois un besoin. Il n’y a donc qu’un seul désir des enfans auquel on ne doive jamais complaire: c’est celui de se faire obéir. D’où il suit que, dans tout ce qu’ils demandent, c’est surtout au motif qui les porte à demander qu’il faut faire attention. Accordez leur, tant qu’il est possible, tout ce qui peut leur faire un plaisir réel; refusez-leur toujours ce qu’ils ne demandent que par fantaisie ou pour faire un acte d’autorité.] ni rien faire par obéissance, mais seulement par nécessité. Ainsi les mots d’obéir & de der seront proscrits de son dictionnaire, encore plus ceux de devoir & d’obligation; mais ceux de force, de nécessite d’impuissance & de contrainte y doivent tenir une grande place. Avant l’âge de raison, l’on ne sauroit avoir aucune idée des êtres moraux ni des relations sociales il faut donc éviter, autant qu’il se peut, d’employer des, mots qui les expriment, de peur que l’enfant n’attache d’abord à ces mots de fausses [107] idées qu’on ne saura point ou qu’on ne pourra plus détruire. La première fausse idée qui entre dans sa tête est en lui le germe de l’erreur & du vice; c’est à ce premier pas qu’il faut surtout faire attention. Faites que tant qu’il n’est frappé que des choses sensibles, toutes ses idées s’arrêtent aux sensations; faites que de toutes parts il n’aperçoive autour de lui que le monde physique: sans quoi soyez sûr qu’il ne vous écoutera point du tout, ou qu’il se fera du monde moral, dont vous lui parlez, des notions fantastiques que vous n’effacerez de la vie.
Raisonner avec les enfans étoit la grande maxime de Locke; c’est la plus en vogue aujourd’hui; son succès ne me paraît pourtant pas fort propre à la mettre en crédit; & pour moi je ne vois rien de plus sot que ces enfans avec qui l’on a tant raisonné. De toutes les facultés de l’homme, la raison, qui n’est, pour ainsi dire, qu’un composé de toutes les autres, est celle qui se développe le plus difficilement et le plus tard; & c’est de celle-là qu’on veut se servir pour développer les premières! Le chef-d’oeuvre d’une bonne éducation est de faire un homme raisonnable: & l’on prétend élever un enfan par la raison! C’est commencer par la fin, c’est vouloir faire l’instrument de l’ouvrage. Si les enfans entendaient raison, ils n’auraient pas besoin d’être élevés; mais en leur parlant dès leur bas âge une Languue qu’ils n’entendent point, on les accoutume à se payer de mots, à contrôler tout ce qu’on leur dit, à se croire aussi sages que leurs maîtres, à devenir disputeurs & mutins; & tout ce qu’on pense obtenir d’eux par des motifs [108] raisonnables, on ne l’obtient jamais que par ceux de convoitise, ou de crainte, ou de vanité, qu’on est toujours forcé d’y joindre.
Voici la formule à laquelle peuvent se réduire à peu près toutes les leçons de morale qu’on fait & qu’on peut faire aux enfants.
LE MAITRE Il ne faut pas faire cela.
L’ENFANT Et pourquoi ne faut-il pas faire cela
LE MAITRE Parce que c’est mal fait.
L’ENFANT Mal fait! Qu’est-ce qui est mal fait?
LE MAITRE Ce qu’on vous défend.
L’ENFANT Quel mal y a-t-il à faire ce qu’on me défend.
LE MAITRE On vous punit pour avoir désobéi.
L’ENFANT Je ferai en sorte qu’on n’en sache rien.
[109] LE MAITRE On vous épiera.
L’ENFANT Je me cacherai.
LE MAITRE On vous questionnera.
L’ENFANT Je mentirai.
LE MAITRE Il ne faut pas mentir.
L’ENFANT Pourquoi ne faut-il pas mentir?
LE MAITRE Parce que c’est mal fait, etc.
Voilà le cercle inévitable. Sortez-en, l’enfant ne entend plus. Ne sont-ce pas là des instructions fort utiles je serais bien curieux de savoir ce qu’on pourrait mettre à la place de ce dialogue. Locke lui-même y eut à coup sûr été fort embarrassé. Connaître le bien & le mal, sentir la raison des devoirs de l’homme, n’est pas l’affaire d’un enfant.
La nature veut que les enfans soient enfans avant que [110] d’être hommes. Si nous voulons pervertir cet ordre, nous produirons des fruits précoces, qui n’auront ni maturité ni saveur, & ne tarderont pas à se corrompre; nous aurons de jeunes docteurs & de vieux enfants. L’enfance a des manières de voir, de penser, de sentir, qui lui sont propres; rien n’est moins sensé que d’y vouloir substituer les nôtres; & j’aimerois autant exiger qu’un enfan eût cinq pieds de haut, que du jugement à dix ans. En effet, à quoi lui serviroit la raison à cet âge? Elle est le frein de la force, & l’enfant n’a pas besoin de ce frein.
En essayant de persuader à vos élèves le devoir de l’obéissance, vous joignez à cette prétendue persuasion la force & les menaces, ou, qui pis est, la flatterie et les promesses. Ainsi donc, amorcés par l’intérêt ou contraints par la force, ils font semblant d’être convaincus par la raison. Ils voient très bien que l’obéissance leur est avantageuse, & la rébellion nuisible, aussitôt que vous vous apercevez de l’une ou de l’autre. Mais comme vous n’exigez rien d’eux qui ne leur soit désagréable et qu’il est toujours pénible de faire les volontés d’autrui, ils se cachent pour faire les leurs, persuadés qu’ils font bien si l’on ignore leur désobéissance, mais prêts à convenir qu’ils font mal, s’ils sont découverts, de crainte d’un plus grand mal. La raison du devoir n’étant pas de leur age, il n’y a homme au monde qui vînt à bout de la leur rendre vraiment sensible; mais la craint du châtiment, l’espoir du pardon, l’importunité, l’embarras de répondre leur arrachent tous les aveux qu’on exige, & l’on croit les avoir [111] convaincus, quand on ne les a qu’ennuyes ou intimidés.
Qu’arrive-t-il de la? Premièrement, qu’en leur imposant un devoir qu’ils ne sentent pas, vous le indisposez contre votre tyrannie; & les détournez de vous aimer; que vous leur apprenez à devenir dissimulés, faux, menteurs, pour extorquer des récompenses ou se dérober aux châtiments; qu’enfin, les accoutumant à couvrir toujours d’un motif apparent un motif secret, vous leur donnez vous-même le moyen de vous abuser sans cesse, de vous ôter la connaissance de leur vrai caractère, & de payer vous & les autres de vaines paroles dans l’occasion. Les lois, direz-vous, quoique obligatoires pour la conscience, usent de même de contrainte avec les hommes faits. J’en conviens. Mais que sont ces hommes, sinon des enfans gâtés par l’éducation? Voilà précisément ce qu’il faut prévenir. Employez la force avec les enfans & la raison avec les hommes; tel est l’ordre naturel; le sage da pas besoin de lois.
Traitez votre élève selon son âge. Mettez-le d’abord à sa place, & tenez l’y si bien, qu’il ne tente plus d’en sortir. Alors, avant de savoir ce que c’est que sagesse, il en pratiquera la plus importante leçon. Ne lui commandez jamais rien, quoi que ce soit au monde, absolument rien. Ne lui laissez pas même imaginer que vous prétendiez avoir aucune autorité sur lui. Qu’il sache seulement qu’il est faible et que vous êtes fort; que, par son état & le vôtre, il est nécessairement à votre merci; qu’il le sache, qu’il l’apprenne, qu’il le sente; qu’il sente de bonne heure sur sa tête altière le dur joug que la nature impose à l’homme, le [112] pesant joug de la nécessité, sous lequel il faut que tout être fini ploie; qu’il voie cette nécessité dans les choses, jamais dans le caprice* [*On doit être sûr que l’enfant traitera de caprice toute volonté contraire à la sienne, & dont il ne sentira pas la raison. Or, un enfant ne sent la raison de rien dans tout ce qui ses fantaisies.] des hommes; que le frein qui le retient soit la force, & non l’autorité. Ce dont il doit s’abstenir, ne le lui défendez pas; empêchez-le de le faire, sans explications, sans raisonnements; ce que vous lui accordez, accordez-le à son premier mot, sans sollicitations, sans prier surtout sans conditions. Accordez avec plaisir, ne refusez qu’avec répugnance; mais que tous vos refus soient irrévocables; qu’aucune importunité ne vous ébranle; que le non prononcé soit un mur d’airain, contre lequel l’enfant n’aura pas épuisé cinq ou six fois ses forces, qu il ne tentera plus de le renverser.
C’est ainsi que vous le rendrez patient, égal, résigne, paisible, même quand il n’aura pas ce qu’il a voulu; car il est dans la nature de l’homme d’endurer patiemment la nécessité des choses, mais non la mauvaise volonté d’autrui. Ce mot: il n’y en a plus est une réponse contre laquelle jamais enfan ne s’est mutiné, à moins qu’il ne crut que c’étoit un mensonge. Au reste, il n’y a point ici de milieu; il faut n’en rien exiger du tout, ou le plier d’abord à la plus parfaite obéissance. La pire éducation est de le laisser flottant entre ses volontés & les vôtres, & de disputer sans cesse entre vous & lui à qui des deux sera le maître; j’aimerois cent fois mieux qu’il le fût toujours.
[113] Il est bien étrange que, depuis qu’on se mêle d’élever des enfants, on n’ait imaginé d’autre instrument pour les conduire que l’émulation, la jalousie, l’envie, la vanité, l’avidité, la vile crainte, toutes les passions les plus dangereuses, les plus promptes à fermenter, & les plus propres à corrompre l’âme, même avant que le corps soit formé. A chaque instruction précoce qu’on veut faire entrer dans leur tête, on plante un vice au fond de leur coeur; d’insensés instituteurs pensent faire des merveilles en les rendant méchants pour leur apprendre ce que c’est que bonté; et puis ils nous disent gravement: Tel est l’homme, Oui, tel est l’homme que vous avez fait.
On a essayé tous les instruments, hors un, le seul précisément qui peut réussir: la liberté bien réglée. Il ne faut point se mêler d’élever un enfan quand on ne sait pas le conduire où l’on veut par les seules lois du possible & de l’impossible. La sphère de l’un & de l’autre lui étant également inconnue, on l’étend, on la resserre autour de lui comme on veut. On l’enchaîne, on le pousse, on le retient, avec le seul lien de la nécessité, sans qu en murmure: on le rend souple & docile par la seule force des choses, sans qu’aucun vice ait l’occasion de germer en lui; car jamais les passions ne s’animent, tant qu’elles sont de nul effet.
Ne donnez à votre élève aucune espèce de leçon verbale; il n’en doit recevoir que de l’expérience: ne lui infligez aucune espèce de châtiment, car il ne sait ce que c’est qu’être en faute: ne lui faites jamais demander pardon, car il ne [114] sauroit vous offenser. Dépourvu de toute moralité dans ses actions, il ne peut rien faire qui soit moralement mal, & qui mérite ni châtiment ni réprimandé.
Je vois déjà le lecteur effrayé juger de cet enfan par les nôtres: il se trompe. La gêne perpétuelle où vous tenez vos élèves irrite leur vivacité; plus ils sont contraints sous vos yeux, plus ils sont turbulents au moment qu’ils s’échappent; il faut bien qu’ils se dédommagent quand ils peuvent de la dure contrainte où vous les tenez. Deux écoliers de la ville feront plus de dégât dans un pays que la jeunesse de tout un village. Enfermez un petit monsieur & un petit paysan dans une chambre; le premier aura tout renversé, tout brisé, avant que le second soit sorti de sa lace. Pourquoi cela, si ce n est que l’un se hâte d’abuser d’un moment de licence, tandis que l’autre, toujours sûr de sa liberté, ne se presse jamais en user? Et cependant les enfans des villageois, souvent flattés ou contrariés, sont encore bien loin de l’état où je veux qu’on les tienne.
Posons pour maxime incontestable que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits: il n’y a point de perversité originelle dans le coeur humain; il ne s’y trouve pas un seul vice dont on ne puisse dire comment & par où il y est entré. La seule passion naturelle à l’homme est l’amour de soi-même, ou l’amour-propre pris dans un sens étendu. Cet amour-propre en soi ou relativement à nous est bon & utile; &, comme il n’a point de rapport nécessaire à autrui, il est à cet égard naturellement indifférent; il ne devient bon ou mauvais que par l’application [115] qu’on en fait & les relations qu’on lui donne. Jusqu’à ce que le guide de l’amour-propre, qui est la raison, puisse naître, il importe donc qu’un enfant ne fasse rien parce qu’il est vu ou entendu, rien en un mot par rapport aux autres, mais seulement ce que la nature lui demande; & alors il ne fera rien que de bien.
Je n’entends pas qu ne fera jamais de dégât, qu’il ne se blessera point, qu’il ne brisera pas peut-être un meuble de prix s’il le trouve à sa portée. Il pourroit faire beau coup de mal sans mal faire, parce que la mauvaise action dépend de l’intention de nuire, & qu’il n’aura jamais cette intention. S’il l’avait une seule fois, tout seroit déjà perdu; il seroit méchant presque sans ressource.
Telle chose est mal aux yeux de l’avarice, qui ne l’est as aux yeux de la raison. En laissant les enfans en pleine liberté d’exercer leur étourderie, il convient d’écarter d’eux tout ce qui pourroit la rendre coûteuse, & de ne laisser à leur portée rien de fragile & de précieux. Que leur appartement soit garni de meubles grossiers et solides; point de miroirs, point de porcelaines, points d’objets de luxe. Quant à mon Émile que j’élève à la campagne, sa chambre n’aura rien qui la distingue de celle d’un paysan. A quoi bon la parer avec tant de soin, puisqu’il y doit rester si peu? Mais je me trompe; il la parera lui-même, & nous verrons bientôt de quoi.
Que si, malgré vos précautions, l’enfant vient à faire quelque désordre, à casser quelque pièce utile, ne le punissez point de votre négligence, ne le grondez point; qu’il [116] n’entende pas un seul mot de reproche; ne lui laissez pas même entrevoir qu’il vous ait donné du chagrin; agissez exactement comme si le meuble se fût cassé de lui-même; enfin croyez avoir beaucoup fait si vous pouvez ne rien dire.
Oserais-je exposer ici la plus grande, la plus importante, la plus utile règle de toute l’éducation? ce n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre. Lecteurs vulgaires, pardonnez-moi mes paradoxes: il en faut faire quand on réfléchit; et, quoi que vous puissiez dire, j’aime mieux être homme a paradoxes qu’homme à préjugés. Le plus dangereux intervalle de la vie humaine est celui de la naissance à l’âge de douze ans. C’est le temps où germent les erreurs & les vices, sans qu’on ait encore aucun instrument pour les détruire; & quand l’instrument vient, les racines sont si profondes, qu’il n’est plus temps de les arracher. Si les enfants sautaient tout d’un coup de la mamelle à l’âge de raison, l’éducation qu’on leur donne pourroit leur convenir; mais, selon le progrès naturel, il leur en faut une toute contraire. Il faudroit qu’ils ne fissent rien de leur âme jusqu’à ce qu’elle eût toutes ses facultés; car il est impossible qu’elle aperçoive le flambeau que vous lui présentez tandis qu’elle est aveugle, & qu’elle suive, dans l’immense plaine des idées, une route que la raison trace encore si légèrement pour les meilleurs yeux..
La première éducation doit donc être purement négative. Elle consiste, non point à enseigner la vertu ni la vérité, mais à garantir le coeur du vice & l’esprit de l’erreur. Si vous pouviez ne rien faire & ne rien laisser faire; si vous [117] pouviez amener votre élève sain & robuste à l’âge de douze arts, sans qu’il sût distinguer sa main droite de sa main gauche, dès vos premières leçons les yeux de son entendement s’ouvriraient à la raison; sans préjugés, sans habitudes il n’auroit rien en lui qui pût contrarier l’effet de vos soins. Bientôt il deviendroit entre vos mains le plus sage des hommes; & en commençant par ne rien faire, vous auriez fait un prodige d’éducation.
Prenez bien le contre-pied de l’usage, & vous ferez presque toujours bien. Comme on ne veut pas faire d’un enfan un enfant, mais un docteur, les pères et les maîtres dont jamais assez tôt tancé, corrigé, réprimandé, flatté, menacé, promis, instruit, parlé raison. Faites mieux: soyez raisonnable, & ne raisonnez point avec votre élève, surtout pour lui faire approuver ce qui lui déplaît; car amener ainsi toujours a raison dans les choses désagréables, ce n’est que la lui rendre ennuyeuse, & la décréditer de bonne heure dans un esprit qui n’est pas encore en état de l’entendre. Exercez son corps, ses organes, ses sens, ses forces, niais tenez son âme oisive aussi longtemps qu’il se pourra. Redoutez tous les sentiments antérieurs au jugement qui les apprécie. Retenez, arrêtez les impressions étrangères: &, pour empêcher le mai de naître, ne vous pressez point de faire le bien; car il n’est jamais tel que quand la raison l’éclaire. Regardez tous les délais comme es avantages: c’est gagner beaucoup que d’avancer vers le terme sans rien perde; laissez mûrir l’enfance dans les enfants. Enfin, quelque leçon leur devient-elle nécessaire? gardez-vous de la donner [118] aujourd’hui, si vous pouvez différer jusqu’à demain sans danger.
Une autre considération qui confirme l’utilité de cette méthode, est celle du génie particulier de l’enfant, qu’il faut bien connaître pour savoir quel régime moral lui convient. Chaque esprit a sa forme propre, selon laquelle il a besoin d’être gouverné; & il importe au succès des soins qu’on prend qu’il soit gouverné par cette forme & non par une autre. Homme prudent, épiez longtemps la nature, observez bien votre élève avant de lui dire le premier mot; laissez d’abord le germe de son caractère en pleine liberté de se montrer, ne le contraignez en quoi que ce puisse être, afin de le mieux voir tout entier. Pensez-vous que ce temps de liberté soit perdu pour lui? tout au contraire, il sera le mieux employé; car c’est ainsi que vous apprendrez à ne pas perdre un seul moment dans un temps précieux: au lieu que, si vous commencez d’agir avant de savoir ce qu’il faut faire, vous agirez au hasard; sujet à vous tromper, il faudra revenir sur vos pas; vous serez plus éloigné du but que si vous eussiez été moins presse de l’atteindre. Ne faites donc pas comme l’avare qui perd beaucoup pour ne vouloir rien perdre. Sacrifiez dans le premier âge un temps que vous regagnerez avec usure dans un âge plus avancé. Le sage médecin ne donne pas étourdiment des ordonnances à la première vue, mais à étudie premièrement le tempérament du malade avant de lui rien prescrire; il commence tard à le traiter, mais il le guérit, tandis que le médecin trop presse le tue.
[119] Mais où placerons-nous cet enfan pour l’élever ainsi comme un être insensible, comme un automate? Le tiendrons-nous dans le globe de la lune, dans une île déserte? L’écarterons-nous de tous les humains? N’aura-t-il pas continuellement dans le monde le spectacle & l’exemple des passions d’autrui? Ne verra-t-il jamais d’autres enfans de son âge? Ne verra-t-il pas ses parents, ses voisins, sa nourrice, sa gouvernante, son laquais, son gouverneur même, qui après tout ne sera as un ange?
Cette objection est forte & solide. Mais vous ai-je dit que ce fût une entreprise aisée qu’une éducation naturelle? O hommes! est-ce ma faute si vous avez rendu difficile tout ce qui est bien? Je sens ces difficultés, j’en conviens: peut-être sont-elles insurmontables; mais toujours est-il sur qu’en s’appliquant à les prévenir on les prévient jusqu’à certain point. Je montre le but qu’il faut q on se propose: je ne dis pas qu’on y puisse arriver; mais je dis que celui qui en approchera davantage aura le mieux réussi.
Souvenez-vous qu’avant d’oser entreprendre de former un homme, il faut s’être fait homme soi-même; il faut trouver en soi l’exemple qu’il se doit proposer. Tandis que l’enfant est encore sans connaissance, on a le temps de préparer tout ce qui l’approche à ne frapper ses premiers regards que des objets qu’il lui convient de voir. Rendez-vous respectable à tout le monde, commencez par vous faire aimer, afin que chacun cherche à vous complaire. Vous ne serez point maître de l’enfant, si vous ne l’êtes de tout ce qui l’entoure; & cette autorité ne sera jamais suffisante, si [120] elle n’est fondée sur l’estime de la vertu. Il ne s’agit point d’épuiser sa bourse & de verser l’argent à pleines mains; je n’ai jamais vu que l’argent fît aimer personne. Il ne faut point être avare & dur, ni plaindre la misère qu’on soulager; mais vous aurez beau ouvrir vos coffres, si vous n’ouvrez aussi votre coeur, celui des autres vous restera toujours fermé. C’est votre temps, ce sont vos soins, vos affections, c’est vous-même qu’il faut donner; car, quoi que vous puissiez faire, on sent toujours que votre argent n’est point vous. Il y a des témoignages d’intérêt & de bienveillance qui font plus d’effet, & sont réellement plus utiles que tous les dons: combien de malheureux, de malades, ont plus besoin de consolations que d’aumônes! combien d’opprimés à quil la protection sert plus que l’argent! Raccommodez les gens qui se brouillent, prévenez les procès; portez les enfans au devoir, les pères à l’indulgence; favorisez d’heureux mariages; empêchez les vexations; employez, prodiguez le crédit des parents de votre élève en faveur du faible a qui on refuse justice, & que le puissant accable. Déclarez-vous hautement le protecteur des malheureux. Soyez juste, humain, bien-faisant. Ne faites pas seulement l’aumône, faites la charité; les œuvres de miséricorde soulagent plus de maux que l’argent; aimez les autres, & ils vous aimeront; servez-les & ils vous serviront; soyez leur frère, & ils seront vos enfants.
C’est encore ici une des raisons pourquoi je veux élever Émile à la campagne, loin de la canaille des valets, les derniers des hommes après leurs maîtres; loin des noires [121] moeurs des villes, que le vernis dont on les couvre rend séduisantes et contagieuses pour les enfants; au lieu que les vices des paysans, sans apprêt et dans toute leur grossièreté, sont plus propres à rebuter qu’à séduire, quand on n’a nul intérêt à les imiter.
Au village, un gouverneur sera beaucoup plus maître des objets qu’il voudra présenter à l’enfant; sa réputation ses discours, son exemple, auront une autorité qu’ils ne sauraient avoir à la ville; étant utile à tout le monde chacun s’empressera de l’obliger, d’être estimé de lui, de se montrer au disciple tel que le maître voudroit qu’on fût en effet; & si l’on ne se corrige pas du vice, on s’abstiendra du scandale; c’est tout ce ont nous avons besoin pour notre objet.
Cessez de vous en prendre aux autres de vos propres fautes: le mal que les enfants voient les corrompt moins que celui que vous leur apprenez. Toujours sermonneurs, toujours moralistes, toujours pédants, pour une idée que vous leur donnez la croyant bonne, vous leur en donnez à la fois vingt autres qui ne valent rien: pleins de ce qui se passe dans votre tête, vous ne voyez pas l’effet que vous produisez dans la leur. Parmi ce long flux de paroles dont vous les excédez incessamment, pensez-vous qu’il n’y en ait pas une qu’ils saisissent à faux? Pensez-vous qu’ils ne commentent pas à leur manière vos explications diffuses, et qu’ils n’y trouvent pas de quoi se faire un système à leur portée, qu’ils sauront vous opposer dans l’occasion?
Écoutez un petit bonhomme qu’on vient d’endoctriner; laissez-le jaser, questionner, extravaguer à son aise, & [122] vous allez être surpris du tour étrange qu’ont pris vos raisonnements dans son esprit: il confond tout, il renverse tout, il vous impatienté, il vous désole quelque-fois par des objections imprévues; il vous réduit a vous taire, ou à le faire taire; & que peut-il penser de ce silence de la part d’un homme qui aime tant à paler? Si jamais il remporte cet avantage, & qu’il s’en aperçoive, adieu l’éducation; tout est fini dès ce moment, il ne cherche plus à s’instruire, il cherche à vous réfuter.
Maîtres zélés, soyez simples, discrets, retenus: ne vous hâtez jamais d’agir que pour empêcher d’agir les autres; je le répéterai sans cesse, renvoyez, s’il se peut, une bonne instruction, de peur d’en donner une mauvaise. Sur cette terre, dont la nature eût fait le premier paradis de l’homme, craignez d’exercer l’emploi du tentateur en voulant donner à l’innocence la connaissance du bien & du mal; ne pouvant empêcher que l’enfant ne s’instruise au dehors par des exemples, bornez toute votre vigilance à imprimer ces exemples dans son esprit sous l’image qui lui convient.
Les passions impétueuses produisent un grand effet sur l’enfant qui en est témoin, parce qu’elles ont des signes très sensibles qui le frappent & le forcent d’y faire attention. La colère surtout est si bruyante dans ses emportements, qu’il est impossible de ne pas s’en apercevoir étant à portée ne faut as demander si c’est la pour un pédagogue l’occasion d’entamer un beau discours. Eh! Point de beaux discours, rien du tout, pas un seul mot. Laissez venir l’enfant: étonné du spectacle, il ne manquera pas de vous questionner. La [123] réponse est simple; elle se tire des objets mêmes qui frappent ses sens. Il voit un visage enflammé, des yeux étincelants, un geste menaçant, il entend des cris; tous signes que le corps n’est pas dans son assiette. Dites, lui posément, sans mystère: Ce pauvre homme est malade, il est dans un accès de fièvre. Vous pouvez de là tirer occasion de lui donner, mais en peu de mots, une idée des maladies & de leurs effets; car cela aussi est de la nature, & c’est un des liens de la nécessité auxquels il se doit sentir assujetti.
Se peut-il que sur cette idée, qui n’est pas fausse, il ne contracte pas de bonne heure une certaine répugnance à se livrer aux excès des passions, qu’il regardera comme des maladies? Et croyez-vous qu’une pareille notion, donnée à propos, ne produira pas un effet aussi salutaire que le plus ennuyeux sermon de morale? Mais voyez dans l’avenir es conséquences de cette notion: nous voilà autorisé, si jamais vous y êtes contraint, à traiter un enfan mutin comme un enfan malade; à l’enfermer dans sa chambre, dans son lit s’il le faut, à le tenir au régime, a l’effrayer lui-même de ses vices naissants, à les lui rendre odieux & redoutables, sans que jamais il puisse regarder comme un châtiment la sévérité dont vous serez peut-être forcé d’user pour l’en guérir. Que s’il vous arrive à vous-même, dans quelque moment de vivacité, de sortir du sang-froid & de la modération dont vous devez faire votre étude, ne cher-chez point à lui déguiser votre faute; mais dites-lui franchement, avec un tendre reproche: Mon ami, vous m’avez fait mal.
[124] Au reste, il importe que toutes les naïvetés que peut produite dans un enfan la simplicité des idées dont il est nourri, ne soient jamais relevées en sa présence, ni citées de manière qu’il puisse l’rendre. Un éclat de rire indiscret peut gâter le travail de six mois, & faire un tort irréparable pour toute la vie. Je ne puis assez redire que pour être le maître de l’enfant, il faut être son propre maître. Je me représente mon petit Émile, au fort d’une rixe entre deux voisines, s’avançant vers la lus furieuse, & lui disant d’un ton de commisération: Ma bonne, vous êtes malade, j’en suis bien fâché. A coup sûr, cette saillie ne restera pas sans effet sur les spectateurs, ni peut-être sur les actrices. Sans rire, sans le gronder, sans le louer, je l’emmène de ou de force avant qu’il puisse apercevoir cet effet, ou témoins avant qu’il y pense, & je me hâte de le distraire sur d’autres objets qui le lui fassent bien vite oublier.
Mon dessein n’est point d’entrer dans tous les détails, mais seulement d’exposer les maximes générales, & de donner des exemples dans les occasions difficiles. Je tiens pour impossible qu’au sein de la société l’on puisse amener un enfan à l’âge de douze ans, sans lui donner qu l’idée des rapports d’homme à homme, & de la moralité que actions humaines. Il suffit qu’on s’applique à lui rendre ces notions nécessaires le plus tard qu’il se pourra, & que, quand elles deviendront inévitables, on les borne à l’utilité présente, seulement pour qu’il ne se croie pas le maître de tout, & qu’il ne fasse pas du mal à autrui sans scrupule & sans le savoir. Il y a des caractères doux & tranquilles qu’on peut mener [125] loin sans danger dans leur première innocence; mais il y a aussi des naturels violents dont la férocité se développe de bonne heure, & qu’il faut se hâter de faire hommes, pour n’être pas obligé de les enchaîner.
Nos premiers devoirs sont envers nous; nos sentiments primitifs se concentrent en nous-mêmes; tous nos mouvements naturels se rapportent d’abord à notre conservation & à notre bien-être. Ainsi le premier sentiment de la justice ne nous vient as de celle que nous devons, mais de celle qui nous est due; & c’est encore un des contre-sens des éducations communes, que, parlant d’abord aux enfans de leurs devoirs, jamais de leurs droits, on commence par leur dire le contraire de ce qu’il faut, ce qu’ils ne sauraient entendre, & ce qui ne peut les intéresser.
Si j’avois donc à conduire un de ceux que je viens de supposer, je me dirais: Un enfant ne s’attaque pas aux personnes,* [*On ne doit jamais souffrir qu’un enfant se joue aux grandes personnes comme avec ses inférieurs, ni même comme avec ses égaux. S’il osoit frapper sérieusement quelqu’un, fût-ce son laquais, fût-ce le bourreau, faites qu’on lui rende toujours ses coups avec usure, & de manière à lui ôter l’envie d’y revenir. J’ai vu d’imprudentes gouvernantes animer la mutinerie d’un enfant, l’exciter à battre, s’en laisser battre elles-mêmes, & rire de ses faibles coups, sans songer qu’ils étaient autant de meurtres dans l’intention du petit furieux, & que celui qui veut battre étant jeune, voudra tuer étant grand.] mais aux choses; & bientôt il apprend par l’expérience à respecter quiconque le passe en âge & en force; mais les choses ne se défendent pas elles-mêmes. La première idée qu’il faut lui donner est donc moins celle de la [126] liberté que de la propriété; &, pour qu’il puisse avoir cette idée, il faut qu’il ait quel que chose en propre. Lui citer ses hardes, ses meubles, ses jouets. c’est ne lui rien dire; puisque, bien qu’il dispose de ces choses, il ne sait ni pourquoi ni comment il les a. Lui dire qu’il les a parce qu’on les lui a données, c’est ne faire guère mieux; car, pour donner il faut avoir: voilà donc une propriété antérieure a la sienne; & c’est le principe de la propriété qu’on lui veut expliquer; sans compter que le don est une convention, & que l’enfant ne peut savoir encore ce que c’est que convention.* [*Voilà pourquoi la plupart des enfans veulent ravoir ce qu’ils ont donné, & pleurent quand on ne le leur veut pas rendre. Cela leur arrive plus quand ils ont bien conçu ce que c’est que don: seulement ils sont alors plus circonspecte à donner.] Lecteurs, remarquez, je vous prie, dans cet exemple et dans cent mille autres, comment, fourrant dans la tête des enfans des mots qui n’ont aucun sens à leur portée, on croit pourtant les avoir fort bien instruits.
Il s’agit donc de remonter à l’origine de la propriété; car c’est de là que la première idée en doit naître. L’enfant, vivant à la campagne, aura pris quelque notion des travaux champêtres; il ne faut pour cela que des yeux, du loisir, & il aura l’un et l’autre. Il est de tout âge, surtout du sien, de vouloir créer, imiter, produire, donner des signes de puissance & d’activité. Il n’aura pas vu deux fois labourer un jardin, semer, lever, croître des légumes, qu’il voudra jardiner à son tour.
Par les principes ci-devant établis, je ne m’oppose point [127] à son envie; au contraire, je la favorise, je partage son goût, je travaille avec lui, non pour son plaisir, mais pour le mien; du moins il le croit ainsi; je deviens son garçon jardinier; en attendant qu’il ait des bras, le laboure pour lui la terre; il en prend possession en y plantant une fève; & sûrement cette possession est plus sacrée & plus respectable que celle que prenoit Nunes Balboa de l’Amérique méridionale au nom du roi d’Espagne, en plantant son étendard sur les côtes de la mer du Sud.
On vient tous les jours arroser les fèves, on les voit lever dans des transports de joie. J’augmente cette joie en lui disant: Cela vous appartient; & lui expliquant alors ce terme d’appartenir, je lui fais sentir qu’il a mis là son temps, son travail, sa peine, sa personne enfin; qu’il y a dans cette terre quelque chose de lui-même qu’il peut réclamer contre qui que ce soit, comme il pourroit retirer son bras de la main d’un autre homme qui voudroit le retenir malgré lui.
Un beau jour il arrive empressé, & l’arrosoir à la main. O spectacle! ô douleur! toutes les fèves sont arrachées, tout le terrain est bouleversé, la place même ne se reconnaît plus. Ah! qu’est devenu mon travail, mon ouvrage, le doux fruit de mes soins & de mes sueurs? Qui m’a ravi mon bien? qui m’a pris mes fèves? Ce jeune coeur se soulève; le premier sentiment de l’injustice y vient verser sa triste amertume; les larmes coulent en ruisseaux; l’enfant désolé remplit l’air de gémissements & de cris. On prend part a sa peine, a son indignation; on cherche, on s’informe, on fait des perquisitions. Enfin l’on [128] découvre que le jardinier a fait le coup: on le fait venir.
Mais nous voici bien loin de compte. Le jardinier, apprenant de quoi on se plaint, commence à se plaindre plus haut que nous. Quoi! messieurs, c’est vous qui m’avez ainsi gâté mon ouvrage! J’avois semé là des melons de Malte dont la vaine m avoit été donnée comme un trésor, & desquels j’espérois vous régaler quand ils seraient mûrs; mais voilà que, pour y planter vos misérables fèves, vous m’avez détruit mes melons déjà tout levés, & que je ne remplacerai jamais. Vous m’avez fait un tort irréparable, & vous vous êtes privés vous-mêmes du plaisir de manger des melons exquis.
JEAN-JACQUES Excusez-nous, mon pauvre Robert. Vous aviez mis là votre travail, votre peine. Je vois bien que nous avons] eu tort de gâter votre ouvrage; mais nous vous ferons venir eu tort de gâter votre ouvrage; mais nous vous ferons venir d’autre graine de Malte, & nous ne travaillerons plus la terre avant de savoir si quelqu’un n’y a point mis la main avant nous
ROBERT Oh! bien messieurs, vous pouvez donc vous reposer, car il n’y a plus guère de terre en friche. Moi, je travaille celle que mon père a bonifiée; chacun en fait autant de son côté, & toutes les terres que vous voyez sont occupées depuis longtemps.
[129] ÉMILE Monsieur Robert, il y a donc souvent de la graine de melon perdue?
ROBERT Pardonnez-moi, mon jeune cadet; car il ne nous vient pas souvent de petits messieurs aussi étourdis que vous. Personne ne touche au jardin de son voisin; chacun respecte le travail des autres, afin que le sien soit en sûreté.
ÉMILE Mais moi je n’ai point de jardin.
ROBERT Que m’importe? si vous gâtez le mien, je ne vous y laisserai plus promener; car, voyez-vous, je ne veux pas perdre ma peine.
JEAN-JACQUES Ne pourrait-on pas pro oser un arrangement au bon Robert? Qu’il nous accorde, à mon petit ami & à moi, un coin de son jardin pour le cultiver, à condition qu’il aura la moitié du produit.
ROBERT Je vous l’accorde sans condition. Mais souvenez-vous que j’irai labourer vos fèves, si vous touchez à mes melons.
[130] Dans cet essai de la manière d’inculquer aux enfans les notions primitives, on voit comment l’idée de la propriété remonte naturellement au droit du premier occupant par le travail. Cela est clair, net, simple, & toujours à la portée de l’enfant. De là jusqu’au droit de propriété & aux échanges, il n’y a plus qu’un pas, après lequel il faut s’arrêter tout court.
On voit encore qu’une explication que je renferme ici dans deux pages d’écriture sera peut-être l’affaire d’un an pour la pratique; car, dans la carrière des idées morales on ne peut avancer trop lentement, ni trop bien s’affermir à chaque pas. Jeunes maîtres, pensez, je vous prie, à cet exemple, & souvenez-vous qu’en toute chose vos leçons doivent être plus en actions qu’en discours; car les enfants oublient aisément ce qu’ils ont dit & ce qu’on leur a dit mais non pas ce qu’ils ont fait & ce qu’on leur a fait,
De pareilles instructions se doivent donner, comme je l’ai dit, plus tôt ou plus tard, selon que le naturel paisible ou turbulent de l’élève en accélère ou retarde le besoin; leur usage est d’une évidence qui saute aux yeux; mais, pour ne rien omettre d’important dans les choses difficiles donnons encore un exemple.
Votre enfan dyscole gâte tout ce qu’il touche: ne vous fâchez point; mettez hors de sa portée ce qu’il peut gâter. Il brise les meubles dont il se sert; ne vous hâtez point de lui en donner d’autres: laissez-lui sentir le préjudice de la privation. Il casse les fenêtres de sa chambre; laissez le vent souffler sur lui nuit & jour sans vous soucier des rhumes; [131] car il vaut mieux qu’il soit enrhumé que fou. Ne vous plaignez jamais des incommodités qu’il vous cause, mais faites qu’il les sente le premier. A la fin vous faites raccommoder les vitres, toujours sans rien dire. Il les casse encore? changez alors de méthode; dites-lui sèchement, mais sans colère: Les fenêtres sont a moi; elles ont été mises là par mes soins; je veux les garantir. Puis vous l’enfermerez à l’obscurité dans un lieu sans fenêtre. A ce procédé si nouveau il commence par crier, tempêter; personne ne l’écoute. Bientôt il se lasse et change de ton; il se plaint, il gémit: un domestique se présente, le mutin le prie de le délivrer. Sans chercher de prétexte pour n’en rien faire, le domestique répond: J’ai aussi des vitres à conserver, & s’en va. Enfin, après que l’enfant aura demeuré là plusieurs heures, assez longtemps s’y ennuyer & s’en souvenir, quelqu’un lui suggérera de vous proposer un accord au moyen duquel vous lui a rendriez la liberté, & il ne casseroit plus de vitres. Il ne demandera pas mieux. Il vous fera prier de le venir voir: vous viendrez; il vous fera sa proposition, & vous l’accepterez à l’instant en lui disant: C’est très bien pense; nous y gagnerons tous deux: que n’avez-vous eu plus tôt cette bonne idée! Et puis, sans lui demander ni protestation ni confirmation de sa promesse, vous l’embrasserez avec joie et l’emmènerez sur-le-champ dans sa chambre, regardant cet accord comme sacré & inviolable autant que si le serment y avait passé. Quelle idée pensez-vous qu’il prendra, sur ce procède, de la foi des engagements & de leur utilité? Je suis trompe s’il y a sur la terre un seul enfant, non déjà gâté, a l’epreuve [132] de cette conduite, & qui s’avise cela de casser une fenêtre à dessein. Suivez la chaîne de tout cela. Le petit méchant ne songeait guère, en faisant un trou pour planter sa fève, qu’il se creusoit un cachot où sa science ne tarderoit pas à le faire enfermer.* [*Au reste, quand ce devoir de tenir ses engagements ne seroit pas affermi dans l’esprit de l’enfant par le poids de son utilité, bientôt le sentiment intérieur, commençant à poindre, le lui imposerait comme une loi de la conscience, comme un principe inné qui n’attend pour se développer que les connaissances auxquelles il s’applique. Ce premier trait n’est point marqué par la main des hommes, mais gravé dans nos coeurs par l’auteur de toute justice. Otez la loi primitive des conventions & l’obligation qu’elle impose, tout est illusoire & vain dans la société humaine. Qui ne tient que par son profit à sa promesse n’est guère plus lie que s’il n’eût rien promis; ou tout au plus il en sera du pouvoir de la violer comme de la bisque des joueurs, qui ne tardent à s’en prévaloir que pour attendre le moment de s’en prévaloir avec plus d’avantage. Ce principe est de la dernière importance, & mérite d’être approfondi; car c’est ici que l’homme commence à se mettre en contradiction avec lui-même.]
Nous voilà dans le monde moral, voilà la porte ouverte au vice. Avec les conventions & les devoirs naissent la tromperie & le mensonge. Dès qu’on peut faire ce qu’on ne doit pas, on veut cacher qu’on n’a pas dû faire. Dès qu’un intérêt fait promettre, un intérêt plus grand peut faire violer la promesse; il ne s’agit plus de la violer impunément: la ressource est naturelle; on se cache & l’on ment. N’ayant pu prévenir le vice, nous voici déjà dans le cas de le punir. Voilà les misères de la vie humaine qui commencera avec ses erreurs.
J’en ai dit assez pour faire entendre qu’il ne faut jamais [133] infliger aux enfans le châtiment comme châtiments, mais qu’il doit toujours leur arriver comme une suite le leur mauvaise action. Ainsi vous ne déclamerez point contre le mensonge, vous ne les punirez point précisément pour avoir menti; mais vous ferez que tous les mauvais effets du mensonge, comme de n’être point cru quand on dit la vérité, d’être accusé du mal qu’on n’a point fait, quoiqu’on s’en défende, se rassemblent sur leur tête quand ils ont menti. Mais expliquons ce que est que mentir pour les enfants.
Il y a deux sortes de mensonges: celui de fait qui regarde le passé, celui de droit qui regarde l’avenir. Le premier a lieu quand on nie d’avoir fait ce qu’on a fait, ou quand on affirme avoir fait ce qu’on n’a pas fait, & en général quand on parle sciemment contre la vérité de choses. L’autre a lieu quand on promet ce qu’on n’a pas dessein de tenir, & en général quand on montre une intention contraire à celle qu’on a. Ces deux mensonges peuvent quelquefois se rassembler dans le même;* [*Comme, lorsque accusé d’une mauvaise action, le coupable s’en défend en se disant honnête homme. Il ment alors dans le fait & dans le droit.] mais je les considère par ce qu’ils ont de différent.
Celui qui sent le besoin qu’il a du secours des autres, & qui ne cesse d’éprouver leur bienveillance, n’a nul intérêt de les tromper; au contraire, il a un intérêt sensible qu’ils voient les choses comme elles sont, de peur qu’ils ne se trompent a son préjudice. Il est donc clair que le mensonge [134] de fait n’est pas naturel aux enfants; mais c’est la loi de l’obéissance qui produit la nécessité de mentir, parce que l’obéissance étant pénible, on s’en dispense en secret le plus qu’on peut, et que l’intérêt présent d’éviter le châtiment ou le reproche l’emporte sur l’intérêt éloigné d’exposer la vérité. Dans l’éducation naturelle & libre, pourquoi donc votre enfan vous mentirait-il? Qu’a-t-il à vous cacher? Vous ne le reprenez point, vous ne le punissez de rien, vous n’exigez rien de lui. Pourquoi ne vous dirait-il pas tout ce qu’il a fait aussi naïvement qu’à son petit camarade? Il ne peut voir à cet aveu plus de danger d’un côté que de l’autre.
Le mensonge de droit est moins naturel encore, puisque les promesses de faire ou de s’abstenir sont des actes conventionnels, qui sortent de l’état de nature et dérogent à la liberté. Il y a plus: tous les engagements des enfans sont nuls par eux-mêmes, attendu que leur vue bornée ne pouvant s’étendre au delà du présent, en s’engageant ils ne savent ce qu’ils font. A peine l’enfant peut-il mentir quand il s’engage; car, ne songeant qu’à se tirer d’affaire dans le moment présent, tout moyen qui n’a pas un effet présent lui devient égal; en promettant pour un temps futur, il ne promet rien, & son imagination encore endormie ne sait point étendre son être sur deux temps différents. S’il pouvoit éviter le fouet ou obtenir un cornet de dragées en promettant de se jeter demain par la fenêtre, il le promettroit à l’instant. Voilà pourquoi les lois n’ont aucun égard aux engagements des enfants; et quand les pères & les maîtres plus [135] sévères exigent qu’ils les remplissent, c’est seulement dans ce que l’enfant devroit faire, quand même il ne l’aurait pas mis.
L’enfant, ne sachant ce qu’il quand il s’engage ne peut donc mentir en s’engageant. Il n en est pas de même quand il manque à sa promesse, ce qui est encore une espèce mensonge rétroactif: car il se souvient très bien d’avoir fait cette promesse; mais ce qu’il ne voit pas, c’est l’importance de la tenir. Hors d’état de lire dans l’avenir, il ne peut prévoir les conséquences des choses; & quand il viole ses engagements, il ne fait rien contre la raison de son âge.
Il suit de là que les mensonges des enfans sont tous l’ouvrage des maîtres, & que vouloir leur apprendre à dire la vérité n’est autre chose que leur apprendre à mentir. Dans l’empressement qu’on a de les régler, de les gouverner, de les instruire, on ne se trouve jamais assez d’instruments pour en venir à bout. On veut se donner de nouvelles prises dans leur esprit par des maximes sans fondement, par des préceptes sans raison, & l’on aime mieux qu’ils sachent leurs leçons et qu’ils mentent, que s’ils demeuraient ignorants & vrais.
Pour nous, qui ne donnons à nos élèves que des leçons de pratique, & qui aimons mieux qu’ils soient bons que savants, nous n’exigeons point d’eux la vérité, de peur qu’ils ne la déguisent, & nous ne leur faisons rien promettre qu’ils soient tentés de ne pas tenir. S’il s’est fait en mon absence quelque mal dont j’ignore l’auteur, je me garderai d’en accuser [136] Émile, ou de lui dire: Est-ce vous?* [*Rien n’est plus indiscret qu’une pareille question, surtout quand l’enfant est coupable: alors, s’il croit que vous savez ce qu’il a fait, il verra que vous lui tendez un piège, & cette opinion ne peut manquer de l’indisposer contre vous. S’il ne le croit pas, il se dira découvrirais-je ma faute? Et voilà la première tentation du mensonge devenue l’effet de votre imprudente question.] Car en cela que ferais-je autre chose, sinon lui apprend à le nier? Que si son naturel difficile me force à avec lui quelque convention, je prendrai si bien mes mesures que la proposition en vienne toujours de lui, jamais de moi; que, quand il s’est engagé, il ait toujours un intérêt présent & sensible à remplir son engagement; & qui, si jamais il y manque, ce mensonge attire sur lui des maux qu’il voie sortir de l’ordre même des choses, & non pas de la vengeance de son gouverneur. Mais, loin besoin de recourir à de si cruels expédients, je suis presque sûr qu’Emile apprendra fort tard ce que c’est que mentir, & qu’en l’apprenant il sera fort étonné, ne pouvant concevoir à quoi peut être bon le mensonge. Il est il très clair que plus je rends son bien-être indépendant, soit des volontés, soit des jugements des autres, plus je coupe en lui tout intérêt de mentir.
Quand on n’est point pressé d’instruire, on point pressé d’exiger, & l’on prend son temps pour ne rien exiger qu’à propos. Alors l’enfant se forme, en qu’il ne se gâte point. Mais, quand un étourdi de précepteur, ne sachant comment s’y prendre, lui fait à chaque instant promettre ceci ou cela, sans distinction, sans choix sans mesure, l’enfant, ennuyé, surchargé de toutes ces promesses, les [137] néglige, les oublie, les dédaigne enfin, &, les regardant comme autant de vaines formules, se fait un jeu de les faire & de les violer. Voulez-vous donc qu’il soit fidèle à tenir sa parole, soyez discret à l’exiger.
Le détail dans lequel je viens d’entrer sur le mensonge peut à bien des égards s’appliquer à tous les autres qu’on ne prescrit aux enfans qu’en les leur rendant seulement haïssables, mais impraticables. Pour leur prêcher la vertu, on leur fait aimer tous les vices on les leur donne, en leur défendant de les avoir. Veut-on les rendre pieux, on les mène s’ennuyer à l’église; cri leur faisant incessamment marmotter des prières, on les force d’aspirer au bonheur de ne plus prie, Dieu. Pour leur inspirer la charité, on leur fait donner l’aumône, comme si l’on dédaignoit de la donner soi-même. Eh! ce n’est pas l’enfant qui doit donner, c’est le maître: quelque attachement qu’il ait pour son élève, il doit lui disputer cet honneur; il doit lui faire juger qu’à son âge on n’en est point encore digne. L’aumône est une action d’homme qui connaît la valeur de ce qu’il donne, & le besoin que son semblable en a. L’enfant, qui ne connaît rien de cela, ne peut avoir aucun mérite à donner; il donne sans charité, sans bienfaisance; il est presque honteux de donner, quand, fondé sur son exemple & le vôtre, il croit qu’il n’y a que les enfans qui donnent, & qu’on ne fait plus l’aumône étant grand.
Remarquez qu’on ne fait jamais donner par l’enfant que des choses dont il ignore la valeur, des pièces de métal qu’il a dans sa poche, & qui ne lui servent qu’à cela. Un [138] enfan donneroit plutôt cent louis qu’un gâteau. Mais engagez ce prodigue distributeur à donner les choses qui lui sont chères, des jouets, des bonbons, son goûter, & nous saurons bientôt si vous l’avez rendu vraiment libéral.
On trouve encore un expédient à cela, c’est de rendre bien vite à l’enfant ce qu’il a donné, de sorte qu’il s’accoutume à donner tout ce qu’il sait bien qui lui va revenir. Je n’ai guère vu dans les enfans que ces deux espèces de générosité: donner ce qui ne leur est bon à rien, ou donner ce qu’ils sont sûrs qu’on va leur rendre. Faites en sorte, dit Locke, qu’ils soient convaincus par expérience que le plus libéral est toujours le mieux partagé. C’est là rendre un enfan libéral en apparence & avare en effet. Il ajoute que les enfans contracteront ainsi l’habitude de la libéralité. Oui, d’une libéralité usurière, qui donne un oeuf pour avoir un boeuf. Mais, quand il s’agira de donner tout de bon, adieu l’habitude; lorsqu’on cessera de leur rendre, ils cesseront bientôt de donner. Il faut regarder à l’habitude de l’âme plutôt qu’à celle des mains. Toutes les autres vertus qu’on apprend aux enfants ressemblent à celle-là. Et c’est à leur prêcher ces solides vertus qu’on use leurs j’unes ans dans la tristesse! Ne voilà-t-il pas une savante éducation!
Maîtres, laissez les simagrées, soyez vertueux & bons, que vos exemples se gravent dans la mémoire élèves, en attendant qu’ils puissent entrer dans leur coeurs, Au lieu de me hâter d’exiger du mien des actes de charité, j’aime mieux en faire en sa présence, & lui ôter même le moyen de m’imiter en cela, comme un honneur qui n’est pas de son âge; [139] car il importe qu’il ne s’accoutume pas à regarder les devoirs des hommes seulement comme des devoirs d’enfants. Que si, me voyant assister les pauvres, il me questionne là-dessus, & qu’il soit temps de lui répondre,* [*On doit concevoir que je ne résous pas ses questions quand il lui plaît, mais quand il me plaît; autrement ce seroit m’asservir à ses volontés, & me mettre dans la plus dangereuse dépendance ou un gouverneur puisse être de son élève.] je lui dirai: " Mon ami, c’est que quand les pauvres ont bien voulu qu’il y eût des riches, les riches ont promis de nourrir tous ceux qui n’auraient de quoi vivre ni par leur bien ni par leur travail." "Vous avez donc aussi promis cela?" reprendra-t-il. "Sans doute; je ne suis maître du bien qui passe par mes mains qu’avec la condition qui est attachée a sa propriété."
Après avoir entendu ce discours, & l’on a vu comment on peut mettre un enfant en état de l’entendre, un autre qu’Emile seroit tenté de m’imiter & de se conduire en homme riche; en pareil cas, j’empêcherais au moins que ce ne fût avec ostentation; j’aimerais mieux qu’il me dérobât mon droit & se cachât pour donner. C’est une fraude de son âge, & la seule que je lui pardonnerais.
Je sais que toutes ces vertus par imitation sont des vertus de singe, & que nulle bonne action n’est moralement bonne que quand on la fait comme telle, & non parce que d’autres la font. Mais, dans un âge où le coeur ne sent rien encore, il faut bien faire imiter aux enfans les actes dont on veut leur donner l’habitude, en attendant qu’ils les puissent faire [140] par discernement & par amour du bien. L’homme est imitateur, l’animal même l’est; le goût de l’imitation est de la nature bien ordonnée; mais il dégénère en vice dans la société. Le singe imité l’homme qu’il craint, & n’imite pas les animaux qu’il méprise; il juge bon ce que fait un être meilleur que lui. parmi nous, au contraire, nos arlequins de toute espece imitent le beau pour le dégrader, pour le rendre ridicule; ils cherchent dans le sentiment de leur bassesse à s’égaler ce qui vaut mieux qu’eux; ou, s’ils s’efforcent d’imiter ce qu’ils admirent, on voit dans le choix des objets le faux goût des imitateurs: ils veulent bien plus en imposer aux autres ou faire applaudir leur talent, que se rendre meilleurs ou plus sages. Le fondement de l’imitation parmi nous vient du désir de se transporter toujours hors de soi. Si je réussis dans mon entreprise, Emile n’aura sûrement pas ce désir. Il faut donc nous passer du bien apparent qu’il peut produire.
Approfondissez toutes les règles de votre éducation, vous les trouverez ainsi toutes à contre sens, surtout en ce qui concerne les vertus & les moeurs. La seule leçon de morale qui convienne à l’enfance, & la plus importante à tout âge, est de ne jamais faire de mal à personne. Le précepte même de faire du bien, s’il n’est subordonné à celui-là, est dangereux, faux, contradictoire. Qui est-ce qui ne fait pas du bien? tout le monde en fait, le méchant comme les autres; il fait un heureux aux dépens de cent misérables; & de là viennent toutes nos calamités. Les plus sublimes vertus sont négatives: elles sont aussi les plus difficiles, parce qu’elles sont [141] sans ostentation, & au-dessus même de ce plaisir si doux au coeur de l’homme, d’en renvoyer un autre content de nous. O quel bien fait nécessairement à ses semblables celui d’entre eux, s’il en est un, qui ne leur fait jamais de mal! De quelle intrépidité d’âme, de quelle vigueur de caractère il a besoin pour cela! Ce n’est pas en raisonnant sur cette maxime, c’est en tâchant de la pratiquer, qu’on sent combien il est grand & pénible d’y réussir.* [*Le précepte de ne jamais nuire à autrui emporte celui de tenir à la société humaine le moins qu’il est possible; car, dans l’état social, le bien de l’un fait nécessairement le mal de l’autre. Ce rapport est dans l’essence de la chose, & rien ne sauroit le changer. Qu’on cherche sur ce principe lequel est le meilleur, de l’homme social ou du solitaire. Un auteur illustre dit qu’il n’y a que le méchant qui soit seul; moi je dis qu’il n’y a que le bon qui soit seul. Si cette proposition est moins sentencieuse, elle est plus vraie et mieux raisonnée que la précédente. Si le méchant étoit seul, quel mal ferait-il? C’est dans la société qu’il dresse ses machines pour nuire aux autres. Si l’on veut rétorquer cet argument pour l’homme de bien, je réponds par l’article auquel appartient cette note.]
Voilà quelques foibles idées des précautions avec les quelles je voudrois qu’on donnât aux enfans les instructions qu’on ne peut quelquefois leur refuser sans les exposer à nuire à eux-mêmes ou aux autres, & surtout a contracter de mauvaises habitudes dont on auroit peine ensuite à les corriger: mais soyons sûrs que cette nécessite se présentera rarement pour les enfans élevés comme ils doivent l’être, parce qu’il est impossible qu’ils deviennent indociles, méchants, menteurs, avides, quand or n’aura pas semé dans leurs coeurs les vices qui les rendent tels. Ainsi ce que j’ai dit sur ce point sert plus aux [142] exceptions qu’aux règles; mais ces exceptions sont plus fréquentes à mesure que les enfans ont plus d’occasions de sortir de leur état & de contracter les vices des hommes. Il faut nécessairement, à ceux qu’on élève au milieu du monde, des instructions plus précoces qu’à ceux qu’on élève dans la retraite. Cette éducation solitaire seroit donc préférable, quand elle ne feroit que donner à l’enfance le temps de mûrir.
Il est un autre genre d’exceptions contraires pour ceux qu’un heureux naturel élève au-dessus de leur age. Comme il y a des hommes qui ne sortent jamais de l’enfance, il y en a d’autres qui, pour ainsi dire, n’y passent point, & sont hommes presque en naissant. Le mal est que cette dernière exception est très rare, très difficile à connaître, & que chaque mère, imaginant qu’un enfan peut être un prodige, ne doute point que le sien n’en soit un. Elles font plus, elles prennent pour des indices extraordinaires ceux mêmes qui marquent l’ordre accoutumé: la vivacité, les saillies, l’étourderie, la piquante naïveté; tous signes caractéristiques de l’âge, & qui montrent le mieux qu’un enfan n’est qu’un enfant. Est-il étonnant que celui qu’on fait beaucoup parler & à qui l’on permet de tout dire, qui n’est gêné par aucun égard, par aucune bienséance, fasse par hasard quelque heureuse rencontre? Il le seroit bien plus qu’il n’en fît jamais, comme il le seroit qu’avec mille mensonges un astrologue ne prédît jamais aucune vérité. Ils mentiront tant, disoit Henri IV, qu’à la fin ils diront vrai. Quiconque veut trouver quelques bons mots n’a qu’à dire beaucoup de sottises. Dieu garde de mal les gens à la mode, qui n’ont pas d’autre mérite pour être fêtés!
[143] Les pensées les plus brillantes peuvent tomber dans le cerveau des enfants, ou plutôt les meilleurs mots dans leur] bouche, comme les diamants du plus grand prix sous leurs mains, sans que pour cela ni les pensées ni les diamants leur appartiennent; il n’y a point de véritable propriété pour cet âge en aucun genre. Les choses que dit un enfan ne sont pas pour lui ce qu’elles sont pour nous; il n’y joint pas les mêmes idées. Ces idées, si tant est qu’il en ait, n’ont dans sa tête ni suite ni liaison; rien de fixe, rien d’assuré dans tout ce qu’il pense. Examinez votre prétendu prodige. En de certains moments vous lui trouverez un ressort d’une extrême activité, une clarté d’esprit à percer les nues. Le plus souvent ce même esprit vous paroit lâche, moite, & comme environné d’un épais brouillard. Tantôt il vous devance, & tantôt il reste immobile. Un instant vous diriez: c’est un génie, et l’instant d’après: c’est un sot. Vous vous tromperiez toujours; c’est un enfant. C’est un aiglon qui fend l’air un instant, & retombe l’instant d’après dans son aire.
Traitez-le donc selon son âge malgré les apparences, & craignez d’épuiser ses forces pour les avoir voulu trop exercer. Si ce jeune cerveau s’échauffe, si vous voyez qu’il commence à bouillonner, laissez-le d’abord fermenter en liberté, mais ne l’excitez jamais, de peur que tout ne s’exhale; & quand les premiers esprits se seront évaporés, retenez, comprimez les autres, jusqu’à ce qu’avec les années tout se tourne en chaleur vivifiante & en véritable force. Autrement vous perdrez votre temps & vos soins, vous détruirez votre propre ouvrage; & après vous être indiscrètement enivrés de toutes ces [144] vapeurs inflammables, il ne vous restera qu’un marc sans vigueur.
Des enfans étourdis viennent les hommes vulgaires: je ne sache point d’observation plus générale & plus certaine que cella-la. Rien n’est plus difficile que de distinguer dans l’enfance la stupidité réelle, de cette apparente & trompeuse stupidité qui est l’annonce des âmes fortes. Il paraît d’abord étrange que les deux extrêmes aient des signes si semblables: et cela doit pourtant être; car, dans un âge où l’homme n’a encore nulles véritables idées, toute la différence qui se trouve entre celui qui a du génie & celui qui n’en a pas, est que le dernier n’admet que de fausses idées, & que le premier, n’en trouvant que de telles, n’en admet aucune: il ressemble donc au stupide en ce que l’un n’est capable de rien, et que rien ne convient à l’autre. Le seul signe qui peut les distinguer dépend du hasard, qui peut offrir au dernier quelque idée à sa portée, au lieu que le premier est toujours le même partout. Le jeune Caton, durant soi, enfance, sembloit un imbécile dans la maison. il étoit taciturne & opiniâtre, voilà tout le jugement qu’on portoit de lui. Ce ne fut que dans l’antichambre de Sylla que son oncle apprit à le connaître. S’il ne fût point entré dans cette antichambre, peut-être eût-il passé pour une brute jusqu’à l’âge de raison. Si César n’eût point vécu, être eût-on toujours traite de visionnaire ce même Caton qui pénétra son funeste génie, et prévit tous ses projets de si loin. O que ceux qui jugent si précipitamment le enfants sont sujets à se tromper! Ils sont souvent plus enfans qu’eux j’ai vu, dans un âge assez avancé, un [145] homme qui m’honoroit de son amitié passer dans sa famille & chez ses amis pour un esprit borné: cette excellente tête se mûrissait en silence. Tout à coup il s’est montré philosophe, & je ne doute pas que la postérité ne lui marque une place honorable & distinguée parmi les meilleurs raisonneurs et les plus profonds métaphysiciens de son siècle.
Respectez l’enfance, & ne vous pressez point de la juger, soit en bien, soit en mal. Laissez les exceptions s’indiquer, se prouver, se confirmer longtemps avant d’adopter pour elles des méthodes particulières. Laissez longtemps agir la nature, avant de vous mêler d’agir à sa place, de peur de contrarier ses opérations. Vous connaissez, dites-vous, le prix du temps & n’en voulez point perdre. Vous ne voyez pas que c’est bien plus le perdre d’en mal user que de n’en rien faire, et qu’un enfan mal instruit est plus loin de la sagesse que celui qu’on n’a point instruit du tout. Vous êtes alarmé de le voir consumer ses premières années à ne rien faire. Comment! n’est-ce rien que d’être heureux? n’est-ce rien que de sauter, jouer, courir toute la journée? De sa vie il ne sera si occupé. Platon, dans sa République, qu’on croit si austère, n’élève les enfans qu’en fêtes, jeux, chansons, passe-temps; on diroit qu’il a tout fait quand il leur a bien appris à se réjouir; et Sénèque, parlant de l’ancienne jeunesse romaine: Elle était, dit-il, toujours debout, on ne lui enseignoit rien qu’elle dût apprendre assise. En valait-elle moins, parvenue à l’âge viril? Effrayez-vous donc peu de cette oisiveté prétendue. Que diriez-vous d’un homme qui, pour mettre toute la vie à profit ne voudroit jamais dormir? Vous [146] diriez: Cet homme est insensé; il ne jouit pas du temps, il se l’ôte; pour fuir le sommeil, il court à la mort. Songez donc que c’est ici la même que j’enfance est le sommeil de la raison.
L’apparente facilité d’apprendre est cause de la perte des enfants. On ne voit pas que cette facilité même est la preuve qu’ils n’apprennent rien. Leur cerveau lisse et poli rend comme un miroir les objets qu’on lui présente; mais rien ne reste, rien ne pénètre. L’enfant retient les mots, les idées se réfléchissent; ceux qui l’écoutent les entendent, lui seul ne les entend point.
Quoique la mémoire & je raisonnement soient deux facultés essentiellement différentes, cependant l’une ne se développe véritablement qu’avec l’autre. Avant l’âge de raison l’enfant ne reçoit pas des idées, mais des images; & il y a cette différence entre les unes & les autres, que les images ne sont que des peintures absolues des objets sensibles, & que les idées sont des notions des objets, déterminées par des rapports. Une image peut être seule dans l’esprit qui se la représente; mais toute idée en suppose d’autres. Quand on imagine, on ne fait que voir; quand on conçoit, on compare. Nos sensations sont purement passives au lieu que toutes nos perceptions ou idées naissent d’un principe actif qui juge. Cela sera démontré ci-après.
Je dis donc que les enfants, n’étant pas capables de jugement, n’ont point de véritable mémoire. Ils retiennent des sons, des figures, des sensations, rarement des idées, plus rarement leurs liaisons. En m’objectant qu’ils apprennent [147] quelques éléments de géométrie, on croit bien prouver contre moi; & tout au contraire, C’est pour moi qu’on prouve: on montre que, loin de savoir raisonner d’eux-mêmes, ils ne savent pas même retenir les raisonnements d’autrui; car suivez ces petits géomètres dans leur méthode, vous voyez aussitôt qu’ils n’ont retenu que l’exacte impression de la figure & les termes de la démonstration. A la moindre objection nouvelle, ils n’y sont plus; renversez la figure, ils n’y sont plus. Tout leur savoir est dans la sensations, rien n’a passé jusqu’à l’entendement. Leur mémoire elle-même n’est guère plus parfaite que leurs autres facultés, puisqu’il faut presque toujours qu’ils rapprennent, étant grands, les choses dont ils ont appris les mots dans l’enfance.
Je suis cependant bien éloigné de penser que les enfans n’aient aucune espèce de raisonnement.* [*J’ai fait cent fois réflexion, en écrivant, qu’il est impossible, dans un long ouvrage, de donner toujours les mêmes sens aux mêmes mots. Il n’y a point de Languue assez riche pour fournir autant de termes, de tours & de phrases que nos idées peuvent avoir de modifications. La méthode de définir tous les termes, & de substituer sans cesse la définition à la place du défini, est belle, mais impraticable; car comment éviter le cercle? Les définitions pourraient être bonnes si l’on pas des mots pour les faire. Malgré cela, je suis persuadé qu’on peut être clair, même dans la pauvreté de notre langue, non pas en donnant toujours les mêmes acceptions aux mêmes mots, mais en faisant en sorte, autant de fois qu’on emploie chaque mot, que l’acception qu’on lui donne soit suffisamment déterminée par les idées qui s’y rapportent, & que chaque période où ce mot se trouve lui serve, pour ainsi dire, de définition. Tantôt je dis que les enfants sont incapables de raisonnement, & tantôt je les fais raisonner avec assez de je ne crois pas en cela me contredire dans mes idées, mais je ne puis disconvenir que je ne me contredise souvent dans mes expressions.] Au contraire, je vois qu’ils raisonnent très bien dans tout ce qu’ils connaissent & qui se rapporte à leur intérêt présent & sensible. Mais c’est sur leurs connaissances que l’on se trompe en leur prêtant celles qu’ils n’ont pas, & les faisant raisonner sur ce qu’ils ne sauraient comprendre. On se trompe encore [148] en voulant les rendre attentifs à des considérations qui ne les touchent en aucune manière, comme celle de leur intérêt à venir, de leur bonheur étant hommes, de l’estime qu’on aura pour eux quand ils seront grands; discours qui, tenus à des êtres dépourvus de toute prévoyance, ne signifient absolument rien pour eux. Or, toutes les études forcées de ces pauvres infortunés tendent à ces objets entièrement étrangers à leurs esprits. Qu’on juge de. l’attention qu’ils y peuvent donner.
Les pédagogues qui nous étalent en grand appareil les instructions qu’ils donnent à leurs disciples sont payés pour tenir un autre langage: cependant on voit, par leur propre conduite, qu’ils pensent exactement comme moi. Car, que leur apprennent-ils, enfin? Des mots, encore des mots, & toujours des mots. Parmi les diverses sciences qu’ils se vantent de leur enseigner, ils se gardent bien de choisir celles qui leur seraient véritablement utiles, parce que ce seraient es sciences de choses, & qu’ils n’y réussiraient pas; mais celles qu’on paraît savoir quand on en sait les termes, le blason, la géographie, la chronologie, les langues, etc.; [149] Toutes études si loin de l’homme, & surtout de l’enfant, que c’est une merveille si rien de tout cela lui peut être que une seule fois en sa vie.
On sera surpris que je compte l’étude des Langues au nombre des inutilités de l’éducation: mais on se souviendra que je ne parle ici que des études du premier âge, & quoi que qu’on puisse dire, je ne crois pas que jusqu’à l’âge de douze ou quinze ans nul enfant, les prodiges à part, ait jamais vraiment appris deux Langues.
Je conviens que si l’étude des Langues n’étoit que celle des mots, c’est-a-dire des figures ou des sons qui les expriment, cette étude pourroit convenir aux enfans: mais les Langues en changeant les signes modifient aussi les idées qu’ils représentent. Les têtes se forment sur les langages, les pensées prennent la teinte des idiomes. La raison seule est commune, l’esprit un chaque Languue a sa forme particulière; différence qui pourroit bien être en partie la cause ou l’effet des caractères nationaux; &, ce qui paraît confirmer cette conjecture est que, chez toutes les nations du monde, la Langue suit les vicissitudes des moeurs, & se conserve ou s’altère comme elles.
De ces formes diverses l’usage en donne une à l’enfant, & c’est la seule qu’il garde jusqu’à l’âge de raison. Pour en avoir deux, il faudrait qu’il sçut comparer des idées; & comment les comparerait-il quand il est à peine en état de les concevoir? Chaque chose peut avoir pour lui mille signes différens; mais chaque idée ne peut avoir qu’une forme, il ne peut donc apprendre à parler qu’une Langue. [150] Il en apprend cependant plusieurs, me dit-on: je le nie. J’ai vu de ces petits prodiges qui croyaient paler cinq ou six langues. Je les ai entendus successivement parle allemand, en termes latins, en termes français, en termes italiens; ils se servaient à la vérité de cinq ou six dictionnaires, mais ils ne parlaient toujours qu’allemand. En un mot, donnez aux enfans tant de synonymes qu’il vous plaira: vous changerez les mots, non la langue; ils n’en sauront jamais qu’une.
C’est pour cacher en ceci leur inaptitude qu’on les exerce par préférence sur les langues mortes, dont il n’y a plus de juges qu’on ne puisse récuser. L’usage familier de ces langues étant perdu depuis longtemps, on se contente d’imiter ce qu’on en trouve écrit dans les livres; & l’on appelle cela les paler. Si tel est le grec et le latin des maîtres, qu’on juge de celui des enfants! A peine ont-ils appris par coeur leur rudiment, auquel ils n’entendent absolument rien, qu’on leur apprend d’abord à rendre un discours en mots latins; puis, quand ils sont plus avancés, à coudre en prose des phrases de Cicéron, & en vers des centons de Virgile. Alors ils croient paler latin: qui est-ce qui viendra les contredire?
En quelque étude que ce puisse être, sans l’idée des choses représentées, les si nés représentants ne sont rien. On borne pourtant toujours l’enfant à ces signes, sans jamais pouvoir lui faire comprendre aucune des choses qu’ils représentent. En pensant lui apprendre la description de la terre, on ne lui apprend qu’à connaître des cartes; on lui apprend des [151] noms de villes, de pays, de rivières, qu’il ne conçoit pas exister ailleurs que sur le papier où on les lui montre. Je me souviens d’avoir vu quelque part une géographie qui commençoit ainsi: Qu’est-ce que le monde? C’est un globe de carton. Telle est précisément la géographie des enfants. Je pose en fait qu’après deux ans de sphère & de cosmographie, il n’y a pas un seul enfant de dix ans qui, sur les règles qu’on lui a données, sût se conduire de Paris à Saint-Denis. Je pose en fait qu’il n’y en a pas un qui, sur un plan du jardin de son père, fut en état d’en suivre les détours sans s’égarer. Voilà ces docteurs qui savent à point nommé où sont Pékin, Ispahan, le Mexique, & tous les pays de la terre.
J’entends dire qu’il convient d’occuper les enfans à des études où il ne faille que des yeux: ce a pourroit être s’il y avoit quelque étude où il ne fallût que des yeux; mais je n’en connois point de telle.
Par une erreur encore plus ridicule, on leur fait étudier l’histoire: on s’imagine que l’histoire est à leur portée, parce qu’elle n’est qu’un recueil de faits. Mais qu’entend-on par ce mot de faits? Croit-on que les rapports qui déterminent les faits historiques soient si faciles à saisir, que les idées s’en forment sans peine dans l’esprit des enfans? Croit-on que la véritable connaissance des événements soit séparable de celle de leurs causes, de celle de leurs effets, & que l’historique moral qu’on puisse connaître l’un sans l’autre? Si vous ne voyez dans les actions des hommes que les mouvements extérieurs & purement physiques, qu’apprenez-vous [152] dans l’histoire? Absolument rien; & cette étude, dénuée de tout intérêt, ne vous donne pas plus de plaisir que d’instruction. Si vous voulez apprécier ces actions par leurs rapports moraux, essayez de faire entendre ces rapports à vos élèves, & vous verrez alors si l’histoire est de leur âge.
Lecteurs, souvenez-vous toujours que celui qui vous parle n’est ni un savant ni un philosophe, mais un homme Simple, ami de la vérité, sans parti, sans système; un solitaire qui, vivant peu avec es hommes, a moins d’occasions de s’imboire de leurs préjugés, & plus de temps pour réfléchir sur ce qui le frappe quand il commerce avec eux. Mes raisonnements sont moins fondés sur des principes que sur des faits; & je crois ne pouvoir mieux vous mettre à portée d’en juger, que de vous rapporter souvent quelque exemple des observations qui me les suggèrent.
J’étois allé passer quelques jours à la campagne chez une bonne mère de famille qui prenoit grand soin de ses enfans & de leur éducation. Un matin que j’étais présent aux leçons de l’aîné, son gouverneur, qui l’avoit très bien instruit de l’histoire ancienne, reprenant celle d’Alexandre, tomba sur le trait connu du médecin Philippe, qu’on a mis en tableau, & qui sûrement en valoit bien la peine. Le gouverneur, homme de mérite, fit sur l’intrépidité d’Alexandre plusieurs réflexions qui ne me plurent point, mais que j’évitai de combattre, pour ne pas le décréditer dans l’esprit de son élève. A table, on ne manqua pas, selon la méthode française, de faire beaucoup babiller le petit bonhomme. La vivacité naturelle à son âge, & l’attente d’un applaudissement [153] sûr, lui firent débiter `mille sottises, tout à travers lesquelles partaient de temps en temps quelques mots heureux qui faisaient oublier le reste. Enfin vint l’histoire du médecin Philippe: il la raconta fort nettement & avec beaucoup de grâce. Après l’ordinaire tribut d’éloges qu’exigeoit la mère & qu’attendoit le fils, on raisonna sur ce qu’il avoit dit. Le plus grand nombre blâma la témérité d’Alexandre; quelques-uns, à l’exemple du gouverneur, admiraient sa fermeté, son courage: ce qui me fit comprendre qu’aucun de ceux qui étaient présents ne voyoit en quoi consistoit la véritable beauté de ce trait. Pour moi, leur dis-je, il me paroit que s’il y a le moindre courage, la moindre fermeté dans l’action d’Alexandre, elle n’est qu’une extravagance. Alors tout le monde se réunit, & convint que c’étoit une extravagance. J’allois répondre & m’échauffer, quand une femme qui étoit à côté de moi, & qui n’avoit pas ouvert la bouche, se pencha vers mon oreille, & me dit tout bas: Tais-toi, Jean-Jacques, ils ne t’entendront pas. Je la regardai, je fus frappé, & je me tus.
Après le dîner, soupçonnant sur plusieurs indices que mon jeune docteur n’avait rien compris du tout à l’histoire qu’il avoit si bien racontée, je le pris par la main, je fis avec lui un tour de parc, & l’ayant questionné tout à mon aise, je trouvai qu’il admiroit plus que personne le courage si vanté d’Alexandre: mais savez-vous où il voyoit ce courage? uniquement dans celui d’avaler d’un seul trait un breuvage de mauvais goût, sans hésiter, sans marquer la moindre répugnance. Le pauvre enfant, à qui l’on avoit fait prendre [154]médecine il n’y avoit pas quinze jours, et qui ne l’avoit prise qu’avec une peine infinie, en avoit encore le déboire à la bouche. La mort, l’empoisonnement, ne passaient dans son esprit que pour des sensations désagréables, & il ne concevoit pas, pour lui, d’autre poison que du séné. Cependant il faut avouer que la fermeté du héros avoit fait une grande impression sur son jeune coeur, & qu’à la première médecine il faudroit avaler il avoit bien résolu d’être un Alexandre. Sans entrer dans des éclaircissements qui passaient évidemment sa portée, je le confirmai dans ces dispositions louables, et je m’en retournai riant en moi-même de la haute sagesse es pères & des maîtres, qui pensent apprendre l’histoire aux enfants.
Il est aisé de mettre dans leurs bouches les mots de rois, d’empires, de guerres, de conquêtes, de révolutions, de lois; mais quand il sera question d’attacher à ces mots des idées nettes, il y aura loin de l’entretien du jardinier Robert à toutes ces explications.
Quelques lecteurs, mécontents du Tais-toi, Jean-Jacques, demanderont, je le prévois, ce que je trouve enfin de si beau dans l’action d’Alexandre. Infortunés! s’il faut vous le dire, comment le comprendrez-vous? C’est qu’Alexandre croyait à la vertu; c’est qu’il y croyoit sur sa tête, sur sa propre vie; c’est que sa grande me étoit faite pour y croire. O que cette médecine avalée étoit une belle profession de foi! Non, jamais mortel n’en fit une si sublime. S’il est quelque moderne Alexandre, qu’on me le montre à de pareils traits.
[155]S’il n’y a point de science de mots, il n y a point d’étude propre aux enfants. S’ils n’ont pas de vraies idées, ils n’ont point de véritable mémoire; car je n’appelle pas ainsi celle qui en retient que des sensations. Que sert d’inscrire dans leur tête un catalogue de signes qui ne représentent rien pour eux? En apprenant les choses, n’apprendront-ils pas les signes? Pourquoi leur donner la peine inutile de les apprend eux fois? Et cependant quels dangereux préjuges ne commence-t-on pas à leur inspirer, en leur faisant prendre pour de la science des mots qui n’ont aucun sens pour eux! C’est du premier mot dont l’enfant se paye, c’est de la première chose qu’il apprend sur la parole d’autrui, sans en voir l’utilité lui-même, que son jugement est perdu: il aura longtemps à briller aux yeux des sots avant qu’il répare une telle perte* [*La plupart des savants le sont à la manière des enfants. La vaste érudition résulte moins d’une multitude d’idées que d’une multitude d’images. Les dates, les noms propres, les lieux, tous les objets isolés ou dénués d’idées, se retiennent uniquement par la mémoire des signes, & rarement se rappelle-t-on quelqu’une de ces choses sans voir en même temps le recto ou le verso de la page où on l’a lue, ou la figure sous laquelle on la vit la première fois. Telle étoit à peu près la science à la mode des siècles derniers. Celle de notre siècle est autre chose: on n’etudie plus, on n’observe plus; on rêve, & l’on nous donne gravement pour de la philosophie les rêves de quelques mauvaises nuits. On me dira que je rêve aussi; j’en conviens: mais ce que les autres n’ont garde de faire, je donne mes rêves pour des rêves, laissant chercher au lecteur s’ils ont quelque chose d’utile aux gens éveillés.]
Non, si la nature donne au cerveau d’un enfan cette souplesse qui le rend propre à recevoir toutes sortes [156] d’impressions, ce n’est pas pour qu’on y grave des noms de rois, des dates, des termes de blason, de sphère, de géographie, & tous ces mots sans aucun sens pour son âge & sans aucune utilité pour quelque âge que ce soit; dont on accable sa triste & stérile enfance; mais c’est pour que toutes les idées qu’il peut concevoir & qui lui sont utiles, toutes celles qui se rapportent à son bonheur & doivent l’éclairer un jour sur ses devoirs, s’y tracent de bonne heure en caractères ineffaçables, & lui servent à se conduire pendant sa vie d’une manière convenable à son être & à ses facultés.
Sans étudier dans les livres, l’espèce de mémoire que peut avoir un enfan ne reste pas pour cela oisive; tout ce qu’il voit, tout ce qu’il entend le frappe, & il s’en souvient; il tient registre en lui-même des actions, des discours des hommes; et tout ce qui l’environne est le livre dans lequel, sans y songer, il enrichit continuellement sa mémoire en attendant que son jugement. puisse en profiter. C’est dans le choix de ces objets, c’est dans le soin, de lui présenter sans cesse ceux qu’il peut connaître & de lui cacher ceux qu’il doit ignorer, que consiste le véritable art de cultiver en lui cette première faculté; & c’est par là qu’il faut tâcher de lui former un magasin de connaissances qui servent à son éducation durant sa jeunesse, & à sa conduite dans tous les temps. Cette méthode, il est vrai, ne forme point de petits prodiges & ne fait pas briller les gouvernantes et les précepteurs; mais elle forme des hommes judicieux, robustes, sains de corps et d’entendement, qui, sans s’être fait admirer étant jeunes, se font honorer étant grands.
[157] Émile n’apprendra jamais rien par coeur, pas même des fables, pas même celles de la Fontaine, toutes naïves, toutes charmantes qu’elles sont; car les mots des fables ne sont pas plus les fables que les mots de l’histoire ne sont l’histoire. Comment peut-on s’aveugler assez pour appeler les fables la morale des enfants, sans songer que l’apologue, en les amusant, les abuse; que, séduits par le mensonge, ils laissent échapper la vérité, & que ce qu’on fait pour leur rendre l’instruction agréable les empêche d’en profiter? Les fables peuvent instruire les hommes; mais il faut dire la vérité nue aux enfans: sitôt qu’on la couvre d’un voile, ils ne se donnent plus la peine de le lever.
On fait apprendre les fables de la Fontaine à tous les enfants, & il n’y en a pas un seul qui les entende. Quand ils les entendraient, ce seroit encore pis; car la morale en est tellement mêlée & si disproportionnée à leur âge, qu’elle les porteroit plus au vice qu’à la vertu. Ce sont encore là, direz-vous, des paradoxes. Soit; mais voyons si ce sont des vérités.
Je dis qu’un enfan n’entend point les fables qu’on lui fait apprendre, parce que quelque effort qu’on fasse pour les rendre simples, l’instruction qu’on en veut tirer force d’y faire entrer des idées qu’il ne peut saisir, & que le tour même de la poésie, en les lui rendant plus faciles à retenir, les lui rend plus difficiles à concevoir, en sorte qu’on achète l’agrément aux dépens de la clarté. Sans citer cette multitude de fables qui n’ont rien d’intelligible ni d’utile pour les enfants, et qu’on leur fait indiscrètement apprendre avec les autres, parce qu’elles [158] s’y trouvent mêlées, bornons-nous à celles que l’auteur semble avoir faites spécialement pour eux.
Je ne connois dans tout le recueil de la Fontaine que] fables où brille éminemment la naïveté puérile; de ces cinq ou six je prends pour exemple la première de toutes,* [*C’est la seconde, & non la première, comme l’a très bien remarqué M. Formey.] parce que c’est celle dont la morale est le plus de tout âge, celle que les enfans saisissent le mieux, celle qu’ils apprennent avec le plus de plaisir, enfin celle que pour ce a même l’auteur a mise par référence à la tête de son livre. En lui supposant réellement: l’objet d’être entendue des enfants, de leur plaire & de les instruire, cette fable est assurément son chef-d’oeuvre: qu’on me permette donc de la suivre & de l’examiner en peu de mots.
LE CORBEAU ET LE RENARD
FABLE
Maître corbeau, sur un arbre perché,
Maître! que signifie ce mot en lui-même? que signifie-t-il au-devant d’un nom propre? quel sens a-t-il dans cette occasion?
Qu’est-ce qu’un corbeau?
Qu’est-ce qu’un arbre perché? L’on ne dit pas sur un arbre perché, l’on dit perché sur un arbre. Par conséquent, il faut paler des inversions de la poésie; il faut dire ce que c’est que prose & que vers.
[159]Tenoit dans son bec un fromage.
Quel fromage? était-ce un fromage de Suisse, de Brie, ou de Hollande? Si l’enfant n’a point vu de corbeaux, que gagnez-vous à lui en paler? s’il en a vu, comment concevra-t-il qu’ils tiennent un fromage à leur bec? Faisons toujours des images d’après nature.
Maître renard, par l’odeur alléché,
Encore un maître! mais pour celui-ci c’est à bon titre: il est maître passé dans les tours de son métier. Il faut dire ce que c’est qu’un renard, & distinguer son vrainaturel du caractère de convention qu’il a clans les fables.
Alléché. Ce mot n’est pas usité. Il le faut expliquer, il faut dire qu’on ne s’en sert plus qu’en vers. L’enfant demandera pourquoi l’on parle autrement en vers qu’en prose. Que lui répondrez-vous?
Alléché par l’odeur d’un fromage! Ce fromage, tenu par un corbeau perché sur un arbre, devoit avoir beaucoup d’odeur pour être senti par le renard dans un taillis ou dans son terrier! Est-ce ainsi que vous exercez votre élève à cet esprit de critique judicieuse qui ne s’en laisse imposer qu’a bonnes enseignes, & sait discerner la vérité du mensonge dans les narrations d’autrui?
Lui tint à peu près ce langage:
Ce langage! Les renards parlent donc? ils parlent donc la même Languue que les corbeaux? Sage précepteur, [160] prends garde à toi; pèse bien ta réponse avant de la faire; elle importe plus que tu n’as pensé.
Eh! bonjour, monsieur le corbeau!
Monsieur! titre que l’enfant voit tourner en dérision, même avant qu’il sache que c’est un titre d’honneur. Ceux qui disent monsieur du Corbeau auront bien d’autres affaires avant que d’avoir expliqué ce du.
Que vous etes joli! que vous ne semblez beau!
Cheville, redondance inutile. L’enfant, voyant répéter la même chose en d’autres termes, apprend à paler lâchement. Si vous dites que cette redondance est un art de l’auteur, qu’elle entre dans le dessein du renard qui veut paraître multiplier les éloges avec des paroles, cette excuse sera bonne pour moi, mais non pas pour mon élève.
Sans mentir, si votre ramage
Sans mentir! on ment donc quelquefois? Où en sera l’enfant si vous lui apprenez que le renard ne dit sans mentir que parce qu’il ment?
Répondoit à votre plumage,
Répondait! que signifie ce mot? Apprenez à comparer des qualités aussi différentes que la voix le plumage; vous verrez comme il vous entendra.
[161] Vous seriez le phénix des hôtes de ces bois.
Le phénix! Qu’est-ce qu’un phénix? Nous voici tout à coup jetés dans la menteuse antiquité, presque dans la mythologie.
Les hôtes de ces bois! Quel discours figuré! Le flatteur ennoblit son langage & lui donne plus de dignité pour le rendre plus séduisant. Un enfan entendra-t-il cette finesse? sait-il seulement, peut-il savoir ce que c’est qu’un style noble & un style bas?
A ces mots, le corbeau ne se sent pas de joie,
Il faut avoir éprouvé déjà des passions bien vives pour sentir Cette expression proverbiale.
Et, pour montrer sa belle voix,
N’oubliez pas que, pour entendre ce vers & toute la fable, l’enfant doit savoir ce que c’est que la belle voix du corbeau.
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Ce vers est admirable, l’harmonie seule en fait image. Je vois un grand vilain bec ouvert; j’entends tomber le fromage à travers les branches: mais ces sortes de beautés sont perdues pour les enfants.
Le renard s’en saisit, & dît: Mon bon monsieur,
Voilà donc la bonté transformée en bêtise. Assurément on ne perd pas de temps pour instruire les enfants.
[162] Apprenez que tout flatteur
Maxime générale; nous n’y sommes plus.
Vit aux dépens de celui qui l’écoute.
Jamais enfan de dix ans n’entendit ce vers-là.
Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute.
Ceci s’entend, & la pensée est très bonne. Cependant il y aura encore bien peu d’enfants qui sachent comparer une leçon à un fromage, & qui ne préférassent le fromage à la leçon. Il faut donc leur faire entendre que ce propos n’est qu’une raillerie. Que de finesse pour des enfants!
Le corbeau, honteux & confus,
Autre pléonasme; mais celui-ci est inexcusable.
Jura, mais un peu tard qu’on ne l’y prendroit plus.
Jura! Quel est le sot de maître qui ose expliquer à l’enfant ce que c’est qu’un serment?
Voilà bien des détails, bien moins cependant qu’il n’en faudrait pour analyser toutes les idées de cette fable, & les réduire aux idées simples & élémentaires dont chacune d’elles est composée. Mais que est-ce qui croit avoir besoin de cette analyse pour se entendre à la jeunesse? Nul de nous n’est assez philosophe pour savoir se mettre à la place d’un enfant. Passons maintenant à la morale.
[163] Je demande si c’est à des enfans de dix ans qu’il faut apprendre qu’il y a des hommes qui flattent & mentent pour leur profit? On pourroit tout au plus leur apprendre qu’il y a des railleurs qui persiflent les petits garçons, & se moquent en secret de leur sotte vanité; mais le fromage gâte tout; on leur apprend moins à ne pas le laisser tomber de leur bec qu’à le faire tomber du bec d’un autre. C’est ici mon second paradoxe, & ce n’est pas le moins important.
Suivez les enfans apprenant leurs fables, & vous verrez que, quand ils sont en état d’en faire l’application, ils en font presque toujours une contraire à l’intention de l’auteur, & qu’au lieu de s’observer sur le défaut dont on les veut guérir ou préserver, ils penchent à aimer le vice avec lequel on tire parti des défauts des autres. Dans la fable précédente, les enfans se moquent du corbeau, mais ils s’affectionnent tous au renard; dans la fable qui suit, vous croyez leur donner la cigale pour exemple; & point du tout, c’est la fourmi qu’ils choisiront. On n’aime point à s’humilier: ils prendront toujours le beau rôle; c’est le choix de l’amour-propre, c’est un choix très naturel. Or, quelle horrible leçon pour l’enfance! Le plus odieux de tous les monstres seroit un enfan avare & dur, qui sauroit ce qu’on lui demande & ce qu’il refuse. La fourmi fait plus encore, elle lui apprend à railler dans ses refus.
Dans toutes les fables où le lion est un des personnages, comme c’est d’ordinaire le plus brillant, l’enfant ne manque point de se faire lion; & quand il préside à quelque partage, [164] bien instruit par son modèle, il a grand soin de s’emparer de tout. Mais, quand le moucheron terrasse le lion, c’est une autre affaire; alors l’enfant n’est plus lion, il est moucheron. Il apprend à tuer un jour à coups d’aiguillon ceux qu’il n’oseroit attaquer de pied ferme.
Dans la fable du loup maigre & du chien gras, au lieu d’une leçon de modération qu’on retend lui donner, il en prend une de licence. Je n’oublierai jamais d’avoir vu beaucoup pleurer une petite fille qu’on avoit désolée avec cette fable, tout en lui prêchant toujours la docilité. On eut peine à savoir la cause de ses pleurs; on la sut enfin. La pauvre enfan s’ennuyoit d’être à la chaîne, elle se sentoit le cou pelé; elle pleuroit de n’être pas loup.
Ainsi donc la morale de la première fable citée est pour l’enfant une leçon de la plus basse flatterie; celle de la seconde, une leçon d’inhumanité; celle de la troisième, une leçon d’injustice; celle de la quatrième, une leçon de satire; celle de la cinquième, une leçon d’indépendance. Cette dernière leçon, pour être superflue à mon élève, n’en est pas plus convenable aux vôtres. Quand vous leur donnez des préceptes qui se contredisent, quel fruit espérez-vous de vos soins? Mais peut-être, à cela près, toute cette morale qui me sert d’objection contre les fables fournit-elle autant de raisons de les conserver. Il faut une morale en paroles & une en actions dans la société, & ces deux morales ne se ressemblent point. La première est dans le catéchisme, où on la laisse; l’autre est dans les fables de la Fontaine pour les enfants, & dans ses [165] contes pour les mères. Le même auteur suffit à tout.
Composons, monsieur de la Fontaine. Je promets, quant à moi, de vous lire avec choix, de vous aimer, de m’instruire dans vos fables; car j’espère ne pas me tromper sur leur objet; mais, pour mon élève, permettez que je ne lui en laisse pas étudier une seule jusqu’à ce que vous m’ayez prouve qu’il est bon pour lui d’apprendre des choses dont il ne comprendra pas le quart; que, dans celles qu’il pourra comprendre, il ne prendra jamais le change, & qu’au lieu de se corriger sur la dupe, il ne se formera pas sur le fripon.
En ôtant ainsi tous les devoirs des enfants, j’ôte les instruments de leur plus grande misère, savoir les livres. La lecture est le fléau de l’enfance, & presque la seule occupation qu’on lui sait donner. A peine à douze ans Emile saura-t-il ce que c’est qu’un livre. Mais il faut bien moins, dira-t-on, qu’il sache lire. J’en conviens: il faut qu’il sache lire quand la lecture lui est utile; jusqu’àlors elle n’est bonne qu à l’ennuyer.
Si l’on ne doit rien exiger des enfans par obéissance, ils’ensuit qu’ils ne peuvent rien apprendre dont ils ne sentent l’avantage actuel & présent, soit d’agrément, soit d’utilité; autrement quel motif les porteroit à l’apprendre? L’art de paler aux absents & de les entendre, l’art lu leur communiquer au loin sans médiateur nos sentiments, nos volontés, nos désirs, est un art dont l’utilité peut être rendue sensible à tous les âges. Par quel prodige cet art si utile & si agréable est-il devenu un tourment pour l’enfance? Parce qu’on [166] la contraint de s’y appliquer malgré elle, et qu’on le met à des usages auxquels elle ne comprend rien. Un enfan n’est pas fort curieux de perfectionner l’instrument avec lequel on le tourmente; mais faites que cet instrument serve à ses plaisirs, & bientôt il s’y appliquera malgré vous.
On se fait une grande affaire de chercher les meilleures méthodes d’apprendre à lire; on invente des bureaux, des cartes; on fait de la chambre d’un enfan un atelier d’imprimerie. Locke veut qu’il apprenne à lire avec des dés. Ne voilà-t-il pas une invention bien trouvée? Quelle pitié! Un moyen plus sûr que tout cela, et celui qu’on oublie toujours, est le désir d’apprendre. Donnez à l’enfant ce désir, puis laissez là vos bureaux & vos dés, toute méthode lui sera bonne.
L’intérêt présent, voilà le grand mobile, le seul qui mène sûrement & loin. Émile reçoit quelquefois de son père, de sa mère, de ses parents, de ses amis, des billets d’invitation pour un dîner, pour une promenade, pour une promenade, pour une partie sur l’eau, pour voir quelque fête publique. Ces billets sont courts, clairs, nets, bien écrits. Il faut trouver quelqu’un qui les lui lise; ce quelqu’un ou ne se trouve pas toujours a point nommé, ou rend à l’enfant le peu de complaisance que l’enfant eut pour lui la veille. Ainsi l’occasion, le moment se passe. On lui lit enfin le billet, mais il n’est plus temps. Ah! si l’on eût su lire soi-même! On en reçoit d’autres: ils sont si courts! le sujet en est si intéressant! on voudroit essayer de les déchiffrer; on trouve tantôt de l’aide & tantôt des refus. On s’évertue, on déchiffre enfin la moitié d’un billet: [167] il s’agit d’aller demain manger de la crème... on ne sait où ni avec qui... Combien on fait d’efforts pour lire le reste! Je ne crois pas qu’Émile ait besoin du bureau. Parle à présent de l’écriture? Non, j’ai honte de m’amuser a ces niaiseries dans un traité de l’éducation.
J’ajouterai ce seul mot qui fait une importante maxime c’est que, d’ordinaire, on obtient très sûrement & très vite ce qu’on n’est pas pressé d’obtenir. Je suis presque sûr qu’Emile saura parfaitement lire & écrire avant l’âge de dix ans, précisément parce qu’il m’importe fort peu qu’il le sache avant quinze; mais j’aimerois mieux qu’il ne sût jamais lire que d’acheter cette science au prix de tout ce qui peut la rendre utile: de quoi lui servira la lecture quand on l’en aura rebuté pour jamais? Id imprimis cavere oportebit, ne studia, qui amare nondum potest, oderit, & amaritudinem semel perceptam etiam ultra rudes annos reformidet.* [*Quintil. L. I. C. 1.]
Plus j’insiste sur ma méthode inactive, plus je sens les objections se renforcer. Si votre élève n’apprend rien de vous, il apprendra des autres. Si vous ne prévenez l’erreur par la vérité, il apprendra des mensonges; les préjugés que vous craignez de lui donner, il les recevra e tout ce qui l’environne, ils entreront par tous ses sens; ou ils corrompront. Sa raison, même avant qu’elle soit formée, ou son esprit, engourdi par une longue inaction, s’absorbera dans la [168] matière. L’inhabitude de penser dans l’enfance en ôte la faculté durant le reste de la vie.
Il me semble que je pourrois aisément répondre à cela; mais pourquoi toujours des réponses? Si ma méthode répond d’elle-même aux objections, elle est bonne; si elle n’y répond pas, elle ne vaut rien. Je poursuis..
Si, sur le plan que j’ai commencé de tracer, vous suivez des règles directement contraires à celles qui sont établies; si, au lieu de porter au loin l’esprit de votre élève; si, au lieu de l’égarer sans cesse en d’autres lieux, en d’autres climats, en d’autres siècles, aux extrémités de la terre, & jusque dans les cieux, vous vous appliquez à le tenir toujours en lui-même & attentif à ce qui le touche immédiatement alors vous le trouverez capable de perception, de mémoire, et même de raisonnement; c’est l’ordre de la nature. A mesure que l’être sensitif devient actif, il acquiert un discernement proportionnel à ses forces; & ce n’est qu’avec la force surabondante à celle dont il a besoin pour se conserver, que se développe en lui la faculté spéculative propre à employer cet excès de force à d’autres usages. Voulez-vous donc cultiver I’intelligence de votre élève; cultivez les forces qu’elle doit gouverner. Exercez continuellement son corps; rendez-le robuste & sain, pour le rendre sage & raisonnable; qu’il travaille, qu’il agisse, qu’il coure, qu’il crie, qu’il soit toujours en mouvement; qu’il soit homme par la vigueur, & bientôt il le sera par la raison.
Vous l’abrutiriez, il est vrai, par cette méthode, si vous alliez toujours le dirigeant, toujours lui disant: Va, viens [169] reste, fais ceci, ne fais pas cela. Si votre tête conduit toujours ses bras, la sienne lui devient inutile. Mais souvenez vous de nos conventions: si vous n’êtes qu’un pédant, ce n’est pas la peine de me lire.
C’est une erreur bien pitoyable d’imaginer que l’exercice du corps nuise aux opérations de l’esprit; comme si ces deux actions ne devaient pas marcher de concert, & que l’une ne dût pas toujours diriger l’autre!
Il y a deux sortes d’hommes dont les corps sont dans un exercice continuel, & qui sûrement songent aussi peu les uns que les autres à cultiver leur âme, savoir, les paysans & les sauvages. Les premiers sont rustres, grossiers, maladroits; les autres, connus par leur grand sens, le sont encore par la subtilité de leur esprit; généralement: il n’y a rien de plus lourd qu’un paysan, ni rien de plus fin qu’un sauvage. D’où vient cette différence? C’est que le premier, faisant toujours ce qu’on lui commande, ou ce qu’il a vu faire à son père ou ce qu’il a fait lui-même dès sa jeunesse, ne va jamais que par routine; &, dans sa vie presque automate, occupé sans cesse des mêmes travaux, l’habitude & l’obéissance lui tiennent lieu de raison.
Pour le sauvage, c’est autre chose: n’étant attaché à aucun lieu, n’ayant point de tâche prescrite, n’obéissant à personne, sans autre loi que sa volonté, il est forcé de raisonner à chaque action de sa vie; il ne fait pas un mouvement, pas un pas, sans en avoir d’avance envisagé les suites. Ainsi, plus son corps s’exerce, plus son esprit s’éclaire; sa force & sa raison croissent à la fois & s’entendent l’une par l’autre.
[170] Savant précepteur, voyons lequel de nos élèves ressemble au sauvage, & lequel ressemble au paysan. Soumis en tout à une autorité toujours enseignante, le vôtre ne fait sur parole; il n’ose manger quand il a faim, ni rire rien quand il est gai, ni pleurer quand il est triste, ni présenter une main pour l’autre, ni remuer le pied que comme on le lui prescrit; bientôt il n’osera respirer que sur vos règles. A quoi voulez-vous qu’il pense, quand vous pensez à tout pour lui? Assuré de votre prévoyance, qu’a-t-il besoin d’en avoir? Voyant que vous conservation, de son bien-être, il se sent délivré de ce soin; son jugement se repose sur le vôtre; tout ce que vous ne lui défendez pas, il le fait sans réflexion, sachant bien qu’il le fait sans risque. Qu’a-t-il besoin d’apprendre a prévoir la pluie? Il sait que vous regardez au ciel pour lui? Qu’a-t-il besoin de régler sa promenade? il ne craint pas que vous lui laissiez passer l’heure du dîner. Tant que vous ne lui défendez pas de manger, il mange; quand vous le lui défendez, il ne mange plus; il n’écoute plus les avis son estomac, mais les vôtres. Vous avez beau ramollir son corps dans l’inaction, vous n’en rendez pas son entendement plus flexible. Tout au contraire, vous achevez de décréditer la raison dans son esprit, en lui faisant user le peu qu’il en a sur les choses qui lui paraissent le plus inutiles. Ne voyant jamais a quoi elle est bonne, il juge enfin qu’elle n’est bonne à rien. Le pis qui pourra lui arriver de mal raisonner sera d’être repris, & il l’est si souvent qu’il n’y songe guère; un danger si commun ne l’effraye plus.
[171] Vous lui trouvez pourtant de l’esprit; & il en a pour babiller avec les femmes, sur le ton dont j’ai déjà parle; mais qu’il soit dans le cas d’avoir à payer de sa personne, a prendre un parti dans quelque difficile, vous le verrez cent fois plus stupide & plus bête que le fils du plus gros manant.
Pour mon élève, ou plutôt celui de la nature, exercé de bonne heure à se suffire à lui-même autant qu’il est possible, il ne s’accoutume point à recourir sans cesse aux autres, encore moins à leur étaler son grand savoir. En revanche, il juge il prévoit, il raisonne en tout ce qui se rapporte immédiatement à lui. Il ne jase pas, il agit; il ne sait pas un mot de ce qui se fait dans le monde, mais il sait fort bien faire ce qui lui convient. Comme il est sans cesse en mouvement, à est forcé d’observer beaucoup de choses, de connaître beaucoup d’effets; il acquiert de bonne heure une grande expérience: il prend ses de la nature & non pas des hommes; il s’instruit d’autant mieux qu’il ne voit nulle part l’intention de l’instruire. Ainsi son corps & son esprit s’exercent à la fois. Agissant toujours d’après sa pensée, & non d’après celle d’un autre, il unit continuellement deux opérations; plus il se rend fort & robuste, plus il devient sensé & judicieux. C’est le moyen d’avoir un jour ce qu’on croit incompatible & ce que presque tous les grands hommes ont réuni, la force du corps & celle de l’âme, la raison d’un sage & la vigueur d’un athlète.
Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de [172] gouverner sans préceptes, & de tout faire en ne faisant rien. Cet art, j’en conviens, n’est pas de votre age; il n’est pas propre à faire briller d’abord vos talents, ni à vous faire valoir auprès des pères: mais c’est le seul propre à réussir. Vous ne parviendrez jamais à faire des sages si vous ne faites d’abord des polissons; c’étoit l’éducation des Spartiates: au lieu de les coller sur des livres, on commençait par leur apprendre à voler leur dîner. Les Spartiates étaient-ils pour cela grossiers étant grands? Qui ne connaît la force & le sel de leurs reparties? Toujours faits pour vaincre, ils écrasaient leurs ennemis en toute espèce de guerre & les babillards Athéniens craignaient autant leurs mots que leurs coups.
Dans les éducations les plus soignées, le maître commande & croit gouverner: c’est en effet l’enfant qui gouverne. il se sert de ce que vous exigez de lui pour obtenir de vous ce qu’il lui plaît; & il sait toujours vous faire payer une heure d’assiduité par huit jours de complaisance. A chaque instant il faut pactiser avec lui. Ces traités, que vous proposez à votre mode, & qu’il exécute à la sienne, tournent toujours au profit de ses fantaisies, surtout quand on a la maladresse de mettre en condition pour son profit ce qu’il est bien sûr d’obtenir, soit qu’il remplisse ou non la condition qu’on lui impose en échange. L’enfant, pour l’ordinaire, lit beaucoup mieux dans l’esprit du maître que le maître dans le coeur de l’enfant. Et cela doit être: car toute la sagacité qu’eut employée l’enfant livré à lui même à pourvoir à la conservation de sa personne, il l’emploie à [173] sauver sa liberté naturelle des chaînes de son tyran; au lieu que celui-ci, n’ayant nul intérêt si pressant à pénétrer l’autre, trouve quelquefois mieux son compte à lui laisser sa paresse ou sa vanité.
Prenez une route opposée avec votre élève; qu’il croie toujours être le maître, et que ce soit toujours vous qui le soyez. Il n’y a point d’assujettissement si parfait que celui qui garde l’apparence de la liberté; on captive ainsi la volonté même. Le pauvre enfan qui ne sait rien, qui ne peut rien, qui ne connaît rien, n’est-il pas à votre merci? Ne disposez-vous pas, par rapport à lui, de tout ce qui l’environne? N’êtes-vous pas le maître de l’affecter comme à il vous plaît? Ses travaux, ses jeux, ses plaisirs, ses peines, tout n’est-il pas dans vos mains sans qu’il le sache? Sans doute il ne doit faire que ce qu’il veut; mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu; il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire.
C’est alors qu’il pourra se livrer aux exercices du corps que lui demande son âge, sans abrutir son esprit; c’est alors qu’au lieu d’aiguiser sa ruse à éluder un incommode empire, vous le verrez s’occuper uniquement à tirer de tout ce qui l’environne le parti le plus avantageux pour son bien-être actuel; c’est alors que vous serez étonné de la subtilité de ses inventions pour s’approprier tous les objets auxquels il peut atteindre, & pour jouir vraiment des choses sans le secours de l’opinion.
En le laissant ainsi maître de ses volontés, vous ne [174] fomenterez point ses caprices. En ne faisant jamais que ce qui lui convient, il ne fera bientôt que ce qu’il doit aire; &, bien que son corps soit dans un mouvement continuel, tant qu’il s’agira de son intérêt présent & sensible, vous verrez toute la raison dont il est capable se développer beaucoup mieux & d’une manière beaucoup plus appropriée à lui, que dans des études de pure spéculation.
Ainsi, ne vous voyant point attentif à le contrarier, ne se défiant point de vous, n’ayant rien à vous cacher, il ne vous trompera point il ne vous mentira point; il se montrera tel qu’il est sans crainte; vous pourrez l’étudier tout à votre aise, et disposer tout autour de lui les leçons que vous voulez lui donner, sans qu’il pense jamais en recevoir aucune.
Il n’épiera point non plus vos moeurs avec une curieuse jalousie, & ne se fera point un plaisir secret de vous prendre en faute. Cet inconvénient que nous prévenons est très grand. Un des premiers soins des enfans est, comme je l’ait dit, de découvrir le faible de ceux qui les gouvernent. Ce penchant porte à la méchanceté, mais il n’en vient pas vient du besoin d’éluder une autorité qui les importune. Surchargés du joug qu’on leur impose, ils cherchent à le secouer; et les défauts qu’ils trouvent dans les maîtres leur fournissent de bons moyens pour cela. Cependant l’habitude se prend d’observer les gens par leurs défauts, & de se plaire à leur en trouver. Il est clair que voilà encore une source de vices bouchée dans le coeur d’Emile; n’ayant nul intérêt à me [175] trouver des défauts, il ne m’en cherchera pas, & sera peu tenté d’en chercher à d’autres.
Toutes ces pratiques semblent difficiles, parce qu’on ne s’en avise pas; mais dans le fond elles ne doivent point l’être. On est en droit de vous supposer les lumières nécessaires pour exercer le métier que vous avez choisi; on doit présumer que vous connaissez la marche naturelle du coeur humain, que vous savez étudier l’homme & l’individu; que vous savez d’avance à quoi se pliera. la volonté de votre élève à l’occasion de tous les objets intéressants pour son âge que vous ferez passer sous ses yeux. Or, avoir les instruments, & bien savoir leur usage, n’est-ce pas être maître de l’opération?
Vous objecterez les caprices de l’enfant; & vous avez tort. Le caprice des enfants n’est jamais l’ouvrage de la nature, mais d’une mauvaise discipline: c’est qu’ils ont obéi ou commandé; & j’ai dit cent fois qu’il ne fallait ni l’un ni l’autre. Votre élève n’aura donc de caprices que ceux que vous lui aurez donnés: il est juste que vous portiez la peine de vos fautes. Mais, direz-vous, comment y remédier? Cela se peut encore, avec une meilleure conduite & beaucoup de patience.
Je m’étois chargé, durant quelques semaines, d’un enfan accoutumé non seulement à faire ses volontés, mais encore à les faire faire à tout le monde, par conséquent plein de fantaisie. Des le premier jour, pour mettre à l’essai ma complaisance, il voulut se lever à minuit, Au plus fort de mon sommeil, il saute à bas de son lit, prend sa robe de [176] chambre & m’appelle. Je me lève, j’allume la chandelle; il n’en vouloit pas davantage; au bout d’un quart d’heure le sommeil le gagne, & il se recouche, content de son épreuve. Deux jours après, il la réitère avec le même succès, & de ma part sans le moindre signe d’impatience. Comme il m’embrassoit en se recouchant, je lui dis très posément: Mon petit ami, cela va fort bien, mais n’y revenez plus. Ce mot excita sa curiosité, & dès le lendemain, voulant voir un peu comment j’oserois lui désobéir, il ne manqua pas de se relever à la même heure, & de m’appeler. Je lui demandai ce qu’il voulait. Il me dit qu’il ne pouvoit dormir. Tant pis, repris-je, & je me tins coi. Il me pria d’allumer la chandelle. Pourquoi faire? & je me tins coi. Ce ton laconique commençoit à l’embarrasser. Il s’en fut à tâtons chercher le fusil qu’il fit semblant de battre, et je ne pouvois m’empêcher de rire en l’entendant se donner des coups sur les doigts. Enfin, bien convaincu qu’il n’en viendroit pas à bout, il m’apporta le briquet à mon lit; je lui dis que je n’en avois que faire, & me tournai de l’autre côté. Alors il se mit à courir étourdiment par la chambre, criant, chantant, faisant beaucoup de bruit, se donnant, à la table & aux chaises, des coup qu’il avait grand soin de modérer, & dont il ne laissoit pas crier bien fort, espérant me causer de l’inquiétude. Tout cela ne prenoit point; & je vis que, comptant sur de belles exhortations ou sur de la colère, il ne s’étoit nullement arrangé pour ce sang-froid.
Cependant, résolu de vaincre ma patience à force [177] d’opiniâtreté, il continua son tintamarre avec un tel succès, qu’à la fin je m’échauffai; &, pressentant que j’allais tout gâter par un emportement hors de propos, je pris mon parti d’une autre manière. Je me levai sans rien dire, j’allai au fusil que je ne trouvai point; je le lui demande, il me le donne, pétillant de joie d’avoir enfin triomphé de moi. Je bats le fusil, j’allume la chandelle, je prends par la main mon petit bonhomme, je le mène tranquillement dans un cabinet voisin dont les volets étaient bien fermés, et où il n’y avoit rien à casser: je l’y laisse sans lumière; puis, fermant sur lui la porte à la clef, je retourne me coucher sans lui avoir dit un seul mot. Il ne faut pas demander si d’abord il y eut du vacarme, je m’y étois attendu: je ne m’en émus point. Enfin le bruit s’apaise; J’écoute, je l’entends s’arranger, je me tranquillise. Le lendemain, j’entre au jour dans le cabinet; je trouve mon petit mutin couché sur un lit de repos, & dormant d’un profond sommeil, dont, après tant de fatigue, il devoit avoir grand besoin.
L’affaire ne finit pas là. La mère apprit que l’enfant avait passé les deux tiers de la nuit hors de son lit. Aussitôt tout fut perdu, c’étoit un enfan autant que mort. Voyant l’occasion bonne pour se venger, il fit le malade, sans prévoir qu’il n’y gagneroit rien. Le médecin fut mêlé. Malheureusement pour la mère, ce médecin étoit un plaisant, qui, pour s’amuser de ses frayeurs, s’appliquait à les augmenter. Cependant il me dit à l’oreille: Laissez-moi faire, je vous promets que l’enfant sera guéri pour quelque temps de la fantaisie d’être malade. En effet, la diète & la chambre furent [178] prescrites, & il fut recommandé à l’apothicaire. Je soupirois de voir cette pauvre mère ainsi la dupe de tout ce qui l’environnait, excepté moi seul, qu’elle prit en haine, précisément parce que je ne la trompois pas.
Après des reproches assez durs, elle me dit que son fils était délicat, qu’il était l’unique héritier de sa famille, qu’il falloit le conserver à quelque prix que ce fût, et qu’elle ne vouloit as qu’il fût contrarié. En cela j’étois bien d’accord avec elle; mais elle entendoit par le contrarier ne lui pas obéir en tout. Je vis qu’il falloit prendre avec la mère le même ton qu’avec l’enfant. Madame, lui dis-je assez froidement, je ne sais point comment on élève un héritier, &, qui plus est, je ne veux pas l’apprendre; vous pouvez vous arranger la-dessus. On avoit besoin de moi pour quelque temps encore: le père apaisa tout; la mère écrivit au précepteur de hâter son retour; & l’enfant, voyant qu’il ne gagnoit rien à troubler mon sommeil ni à être malade, prit enfin le parti de dormir lui-même & de se bien porter.
On ne sauroit imaginer à combien de pareils caprices le petit tyran avoit asservi son malheureux gouverneur; car l’éducation se faisoit sous les yeux de la mère, qui ne souffroit pas que l’héritier fut désobéi en rien. A quelque heure qu’il pas que voulut sortir, il falloit être prêt pour le mener, ou plutôt pour le suivre, & il avoit toujours grand soin de choisir le moment où il voyoit son gouverneur le plus occupé. Il voulut user sur moi du même empire, & se venger lu jour du repos qu’il étoit forcé de me laisser la [179] nuit. Je me prêtai de bon coeur a tout, & je commençai par bien constater à ses propres yeux le plaisir que j’avois a lui complaire; après cela, quand il fut question de le guérir de sa fantaisie, je m’y pris autrement.
Il fallut d’abord le mettre dans son tort, & cela difficile. Sachant que les enfants ne songent jamais qu’au présent, je pris sur lui le facile avantage de la prévoyance; j’eus soin de lui procurer au logis un amusement que je savois être extrêmement de son goût; &, dans le moment où je l’en vis le plus engoué, j’allai lui proposer un tour de promenade; il me renvoya bien loin; j’insistai, il ne m’écouta pas; il fallut me rendre, & il nota précieusement en lui-même ce signe d’assujettissement.
Le lendemain ce fut mon tour. Il s’ennuya, j’y avois pourvu; moi, au contraire, je paraissois profondément occupe. Il n’en falloit pas tant pour le déterminer. Il ne manqua pas de venir m’arracher à mon travail pour le mener promener au plus vite. Je refusai; il s’obstina. Non, lui dis-je; en, faisant votre volonté vous m’avez appris à faire la mienne: je ne veux pas sortir. Eh bien, reprit-il vivement, je sortirai tout seul. Comme vous voudrez. Et je reprends mon travail.
Il s’habille, un peu inquiet de voir que je le laissois faire & que je ne l’imitois pas. Prêt à sortir, il vient me saluer; je le salue; il tâche de m’alarmer par le récit des courses qu’il va faire; à l’entendre, on eût cru qu’il allait au bout du monde. Sans m’émouvoir, je lui souhaite un bon voyage. Son embarras redouble. Cependant il fait [180] bonne contenance, &, prêt à sortir, il dit à son laquois de le suivre. Le laquais, déjà prévenu, répond qu’il n’a pas le temps, & qu’occupé par mes ordres, il doit m’obéir plutôt qu’à lui. Pour le coup l’enfant n’y est plus. Comment concevoir qu’on le laisse sortir seul, lui qui se croit l’être important à tous les autres, & pense que ciel & la terre sont intéressés à sa conservation? Cependant il commence à sentir sa faiblesse; il comprend qu’il se va trouver seul au milieu de gens qui ne le connaissent pas; il voit d’avance les risques qu’il va courir; l’obstination seule le soutient encore; il descend l’escalier lentement & fort interdit. Il entre enfin dans la rue, se consolant un peu du mal qui lui peut arriver par l’espoir qu’on m’en rendra responsable.
C’étoit là que je l’attendais. Tout était préparé d’avance; & comme il s’agissait d’une espèce de scène publique, je m’étois muni du consentement du père. A peine avait-il fait quelques pas, qu’il entend à droite & à gauche différens propos sur son compte. Voisin, le joli monsieur! où va-t-il ainsi tout seul? il va se perdre; je veux le prier d’entrer chez nous. Voisine, gardez-vous-en bien. Ne voyez vous pas que c’est un petit libertin qu’on a chassé de la maison de son père parce qu’il ne vouloit rien valoir? Il ne faut pas retirer les libertins; laissez-le aller où il voudra. Eh bien donc! que Dieu le conduise! je serois fâchée qu’il lui arrivât malheur. Un peu plus loin, il recontre des polissons à peu près de son age, qui l’agacent & se moquent de lui. Plus il avance, plus il trouve [181] d’embarras. Seul et sans protection, il se voit le jouet de tout le monde, & il éprouve avec beaucoup de surprise que son noeud d’épaule & son parement d’or ne le font pas plus respecter.
Cependant un de mes amis, qu’il ne connaissoit point & que j’avis chargé de veiller sur lui, le suivoit pas à pas sans qu’il y prit garde, & l’accosta quand il en fut temps. Ce rôle qui ressembloit à celui de Sbrigani dans Pourceaugnac, demandoit un homme d’esprit, & fut parfaitement rempli. Sans rendre l’enfant timide & craintif en le frappant d’un trop grand effroi, il lui fit si bien sentir l’imprudence de son équipée, qu’au bout d’une demi-heure il me le ramena souple, confus, & n’osant lever les yeux.
Pour achever le désastre de son expédition, précisément au moment qu’il rentrait, son père descendoit pour sortir, & le rencontra sur l’escalier. Il fallut dire d’où il venoit & pour quoi je n’étois pas avec lui.* [*En cas pareil, on peut sans risque exiger d’un enfan la vérité, car il sait bien alors qu’il ne sauroit la déguiser, & que, s’il osoit dire un mensonge, il en seroit à l’instant convaincu.] Le pauvre enfant eut voulu être cent pieds sous terre. Sans s’amuser à lui faire une longue réprimande, le père lui dit plus sèchement que je ne m’y serois attendu: Quand vous voudrez sortir seul, vous en êtes le maître; mais, comme je ne veux point d’u bandit dans ma maison, quand cela vous arrivera, ayez soin de n’y plus rentrer.
Pour moi, je le reçus sans reproche & sans raillerie, mais avec un peu de gravité; et de peur qu’il ne soupçonnât [182] que tout ce qui s’étoit passé n’étoit qu’un jeu, je rit voulus point le mener promener le même jour. Le lendemain avec grand plaisir qu’il passoit avec moi d’un air de triomphe devant les mêmes gens qui s’étaient moqués de lui la veille pour l’avoir rencontré tout seul. On conçoit bien qu’il ne me menaça plus de sortir sans moi.
C’est par ces moyens & d’autres semblables que, durant le peu de temps que je fus avec lui, je vins à bout de lui faire faire tout ce que je voulois sans lui rien prescrire, sans lui défendre, sans sermons, sans exhortations, sans l’ennuyer de leçons inutiles. Aussi, tant que je parlais, il étoit content; mais mon silence le tenoit en crainte; il comprenoit que quelque chose n’alloit pas bien, & toujours la leçon lui venoit de la chose même. Mais revenons.
Non seulement ces exercices continuels, ainsi laissés à la seule direction de la nature, en fortifiant le corps, n’abrutissent point l’esprit; mais au contraire ils forment en nous la seule espèce de raison dont le premier âge soit susceptible, et la plus nécessaire à quelque âge que ce soit. Ils nous apprennent à bien connaître l’usage de nos forces, les rapports de nos corps aux corps environnants, l’usage des instruments naturels qui sont à notre portée & qui conviennent à nos organes. Y a-t-il quelque stupidité pareille à celle d’un enfan élevé toujours dans la chambre & sous les yeux de sa mère, lequel, ignorant ce que c’est que poids et que résistance, veut arracher un grand arbre, ou soulever un rocher? La première fois que je sortis de Genève, je voulois suivre un [183] cheval au galop, je jettois des pierres contre la montagne de Salève qui étoit à deux lieues de moi; jouet de tous les enfans du village, j’étois un véritable idiot pour eux. A dix-huit ans on apprend en Philosophie ce que c’est qu’un levier: il n’y a point de petit Paysan à douze qui ne sache se servir d’un levier mieux que le premier Mécanicien de l’Académie. Les leçons que les écoliers prennent entre eux dans la cour du Collège leur sont cent fois plus utiles que tout ce qu’on leur dira jamais dans la Classe.
Voyez un chat entrer pour la première fois dans une chambre; il visite, il regarde, il flaire, il ne reste pas un moment en repos, il ne se fie à rien qu’après avoir tout examiné, tout connu. Ainsi fait un enfan commençant à marcher, & entrant pour ainsi dire dans l’espace du monde. Toute la différence est, qu’à la vue commune à l’enfant & au chat, le premier joint, pour observer, les mains que lui donna la nature, & l’autre l’odorat subtil dont elle l’a doue. Cette disposition bien ou mal cultivée est ce qui rend les enfans adroits ou lourds, pesants ou dispos, étourdis ou prudents.
Les premiers mouvements naturels de l’homme étant donc de se mesurer avec tout ce qui l’environne, & d’éprouver dans chaque objet qu’il aperçoit toutes les qualités sensibles qui peuvent se rapporter à lui, sa première étude est une sorte de Physique expérimentale relative a sa propre conservation, & dont on le détourne par des études spéculatives avant qu’il ait reconnu sa place ici-bas. Tandis que ses organes délicats & flexibles peuvent s’ajuster aux corps sur [184] lesquels ils doivent agir, tandis que ses sens encore purs sont exempts d’illusion, c’est le temps d’exercer les uns & les autres aux fonctions qui leur sont propres; c’est le temps d’apprendre à connaître les rapports sensibles que les chose sont avec nous. Comme tout ce qui entre dans l’entendement humain y vient par les sens, la première raison de l’homme est une raison sensitive; c’est elle qui sert de base à la raison intellectuelle: nos premiers maîtres de philosophie sont nos pieds, nos mains, nos yeux. Substituer des livres a tout cela, ce n’est pas nous apprendre à raisonner, c’est nous apprendre a nous servir de la raison d’autrui; c’est nous apprendre à beaucoup croire, & à ne jamais rien savoir.
Pour exercer un art, il faut commencer par s’en procurer les instruments, &, pour pouvoir employer utilement ces instruments, il faut les faire assez solides pour résister à leur usage. Pour apprendre à penser, il faut donc exercer nos membres, nos sens, nos organes, qui sont les instruments de notre intelligence; & pour tirer tout le parti possible de ces instruments, il faut que le corps, qui les fournit, soit robuste & sain. Ainsi, loin que la véritable raison de l’homme se forme indépendamment du corps, c’est la bonne constitution du corps qui rend les opérations de l’esprit faciles & sûres.
En montrant à quoi l’on doit employer la longue oisiveté de l’enfance, j’entre dans un détail qui paraîtra ridicule. Plaisantes leçons, me dira-t-on, qui, retombant sous votre propre critique, se bornent à enseigner ce que nul n’a besoin [185] d’apprendre! Pourquoi consumer le temps à des instructions qui viennent toujours d’elles-mêmes, & ne coûtent ci peines ni soins? Quel enfan de douze ans ne sait pas tout ce que vous voulez apprendre au vôtre, &, de plus, ce que ses maîtres lui ont appris?
Messieurs, vous vous trompez: j’enseigne a mon élevé un art très long, très pénible, & que n’ont assurément pas les vôtres; c’est celui d être ignorant: car la science de quiconque ne croit savoir que ce qu’il sait se réduit a bien peu de chose. Vous donnez la science, à la bonne heure; moi je m’occupe de l’instrument propre à l’acquérir. On dit qu’un jour les Vénitiens montrant en grande pompe leur trésor de Saint-Marc a un ambassadeur d’Espagne, celui-ci, pour tout compliment, ayant regardé sous les tables, leur dit: Qui non c’è la radice. Je ne vois jamais un précepteur étaler le savoir de son disciple, sans être tenté de lui en dire autant.
Tous ceux qui ont réfléchi sur la manière de vivre des anciens attribuent aux exercices de la gymnastique cette vigueur de corps & d’âme qui les distingue le plus sensiblement des modernes. La manière dont Montaigne appuie ce sentiment montre qu il en étoit fortement pénétré; il y revient sans cesse & de mille façons. En parlant de l’éducation d’un enfant, pour lui raidir l’âme, il faut, dit-il, lui durcir les muscles en accoutumant au travail, on l’accoutume à la douleur; il le faut rompre à l’âpreté des exercices, pour le dresser a l’âpreté de la dislocation, de la colique & de tous les maux. Le sage Locke, le bon Rollin, le savant Fleury, le [186] pédant de Crouzas, si différens entre eux dans tout le reste s’accordent tous en ce seul point d’exercer beaucoup les corps de enfants. C’est le plus judicieux de leurs préceptes; c’est celui qui est & sera toujours le plus négligé. J’ai déjà suffisamment parlé de son importance, & comme on ne peut la-dessus donner de meilleures raisons ni des règles plus sensées que celles qu’on trouve dans le livre de Locke, le me contenterai d’y renvoyer, après avoir pris la liberté d’ajouter quelques observations aux siennes.
Les membres d’un corps qui croît doivent être tous au large dans leur vêtement; rien ne doit gêner leur mouvement ni leur accroissement, rien de trop juste, rien qui colle au corps; point de ligatures. L’habillement français, gênant & malsain pour les hommes, est pernicieux surtout aux enfants. Les humeurs, stagnantes, arrêtées dans leur circulation, croupissent dans un repos qu’augmente la vie inactive & sédentaire, se corrompent & causent le scorbut, maladie tous les jours plus commune parmi nous, & presque ignorée des anciens, que leur manière de se vêtir & de vivre en préservait. L’habillement de houssard, loin de remédier à cet inconvénient, l’augmente, & pour sauver aux enfans quelques ligatures, les presse par tout le corps. Ce qu’il y a de mieux à faire est de les laisser en jaquette aussi longtemps qu’il est possible, puis de leur donner un vêtement fort large, et de ne se point piquer de marquer leur taille, ce qui ne sert qu’à la déformer. Leurs défauts du corps & de l’esprit viennent presque tous de la même cause; on les veut faire hommes avant le temps.
[187] Il y a des couleurs gaies & des couleurs tristes premières sont plus du goût des enfants; elles leur siéent mieux aussi; & je ne vois pas pourquoi l’on ne consulterai pas en ceci des convenances si naturelles; mais du moment qu’ils préfèrent une étoffe parce qu’elle est riche, leurs coeurs sont déjà livrés au luxe, à toutes les fantaisies de l’opinion; & ce goût ne leur est sûrement pas venu d’eux-mêmes. On ne sauroit dire combien le choix des vêtements & les motifs de ce choix influent sur l’éducation. Non seulement d’aveugles mères promettent à leurs enfans des parures pour récompenses, on voit même d’insensés gouverneurs menacer leurs élèves d’un habit plus grossier & plus simple, comme d’un châtiment. Si vous n’étudiez mieux, si vous ne conservez mieux vos hardes, on vous habillera comme ce petit paysan. C’est comme s’ils leur disaient: Sachez que l’homme n’est rien que par ses habits, que votre prix est tout dans les vôtres. Faut-il s’étonner que de si sages leçons profitent à la jeunesse, qu’elle n’estime que la parure, & qu’elle ne juge du mérite que sur le seul extérieur?
Si j’avois à remettre la tête d’un enfan ainsi gâté, j’aurois soin que ses habits les plus riches fussent les plus incommodes, qu’il y fût toujours gêné, toujours contraint, toujours assujetti de mille manières, je ferois fuir la liberté, la gaieté devant sa magnificence; s’il vouloit se mêler aux jeux d’autres enfans plus simplement mis, tout cesserait, tout disparaîtroit à l’instant. Enfin je l’ennuierais, je le rassasierois tellement de son faste, je le rendrois tellement l’esclave de son habit doré, que j’en ferois le fléau de sa vie, & qu’il [188] verroit avec moins d’effroi le plus noir cachot que les apprêts de sa parure. Tant qu’on n’a pas asservi l’enfant à nos préjugés, être à son aise & libre est toujours son premier désir; le vêtement le plus simple, le plus commode, celui lui l’assujettit le moins, est toujours le plus précieux pour lui.
Il y a une habitude du corps convenable aux exercices, & une autre plus convenable à l’inaction. Celle-ci, laissant aux humeurs un cours égal & uniforme, doit garantir le corps des altérations de l’air; l’autre le faisant passer sans cesse de l’agitation au repos & de la chaleur au froid, doit l’accoutumer aux mêmes altérations. Il suit de là que les gens casaniers & sédentaires doivent s’habiller chaudement en tout] temps, afin de se conserver le corps dans une température uniforme, la même à peu près dans toutes les saisons & à toutes heures du jour. Ceux, au contraire, qui vont & viennent, au vent, au soleil, a la pluie, qui agissent beaucoup & passent la plupart de leur temps sub dio doivent être toujours vêtus légèrement, afin de s’habituer à toutes les vicissitudes de l’air & à tous les degrés de température, sans en être incommodes. Je conseillerois aux uns & aux autres de ne point changer d’habits selon les saisons, & ce sera la pratique constante de mon Émile; en quoi je n’entends pas qu’il porte l’été ses habits d’hiver, comme les gens sédentaires, mais qu’il porte l’hiver ses habits d’été, comme les gens laborieux. Ce dernier usage a été celui du chevalier Newton pendant toute sa vie, et il a vécu quatre-vingts ans.
[189] Peu ou point de coiffure en toute saison, Les anciens Egyptiens avaient toujours la tête nue; les Perses la couvraient de grosses tiares, & la couvrent encore de gros turban, dont, selon Chardin, l’air du pays leur rend l’usage nécessaire. J’ai remarqué dans un autre endroit * [* Lettre à M. d’Alembert sur les Spectacles. Page 109, premiere Edition.] la distinction que fit Hérodote sur un champ de bataille entre les crânes des Perses & ceux des Égyptiens. Comme donc il importe que les os de la tête deviennent plus durs, plus compacts, moins fragiles & moins poreux, pour mieux armer le cerveau non seulement contre les blessures, mais contre les rhumes, les fluxions, & toutes les impressions de l’air, accoutumez vos enfans à demeurer été & hiver, jour & nuit toujours tête nue. Que si, pour la propreté & pour tenir leurs cheveux en ordre, vous leur voulez donner une coiffure durant la nuit, que ce soit un bonnet mince à claire-voie, & semblable au réseau dans lequel les Basques enveloppent leurs cheveux. Je sais bien que la plupart des mères, plus frappées de l’observation de Chardin que de mes raisons, croiront trouver partout l’air de Perse; mais moi je n’ai pas choisi mon élève Européen pour en faire un Asiatique.
En général, on habille trop les enfants, & surtout durant le premier âge. Il faudrait plutôt les endurcir au froid qu’au chaud: le grand froid ne les incommode jamais, quand on les y laisse exposés de bonne heure; mais le [190] tissu de leur peau, trop tendre & trop lâche encore, laissant un trop libre passage à la transpiration, les livre par l’extrême chaleur un épuisement inévitable. Aussi remarque-t-on qu’il en meurt plus dans le mois d’août que dans aucun autre mois. D’ailleurs il parait constant, par la comparaison des peuples du Nord & de ceux du Midi, qu’on se rend plu, robuste en supportant l’excès du froid que l’excès de la chaleur. Mais, à mesure que l’enfant grandit & que ses fibres se fortifient, accoutumez-le peu à peu à braver les rayons du soleil; en allant par degrés, vous l’endurcirez sans danger aux ardeurs de la zone torride.
Locke, au milieu des préceptes mâles & sensés qu’il nous donne, retombe dans des contradictions qu’on n’attendroit pas d’un raisonneur aussi exact. Ce même homme, qui veut que les enfans se baignent l’été dans l’eau glacée, ne veut pas, quand ils sont échauffés, qu’ils boivent frais, ni qu’ils se couchent par terre dans des endroits humides.* [*Comme si les petits paysans choisissaient la terre bien sèche pour s’y asseoir ou pour s’y coucher, & qu’on eût jamais oui dire que l’humidité de la terre eût fait du mal à pas un d’eux. A écouter la-dessus les médecins, on croiroit les sauvages tout perclus de rhumatismes.] Mais puisqu’il veut que les souliers des enfans prennent l’eau dans tous les temps, la prendront-ils moins quand l’enfant aura chaud? & ne peut-on pas lui faire du corps, par rapport aux pieds, les mêmes inductions qu’il fait ses pieds par rapport aux mains, & du corps par rapport au visage? Si vous voulez, lui dirai-je, que l’homme soit tout visage, [191] pourquoi me blâmez-vous de vouloirqu’il soit tout pieds?
Pour empêcher les enfans de boire quand ils ont chaud, il prescrit de les accoutumer à manger préalablement un morceau de pain avant que de boire. Cela est bien étrange que, quand l’enfant a soif, il faille lui donner à manger; j’aimerais autant, quand il a faim, lui donner à boire. jamais on ne me persuadera que nos premiers appétits soient si déréglés, qu’on ne puisse les satisfaire sans nous exposer à périr. Si cela était, le genre humain se fût cent fois détruit avant qu’on eût appris ce qu’il faut faire pour le conserver.
Toutes les fois qu’Emile aura soif, je veux qu’on lui donne à boire; je veux qu’on lui donne de l’eau pure & sans aucune préparation, pas même de la faire dégourdir fût-il tout en nage, & fût-on dans le coeur de l’hiver. Le seul soin que je recommande est de distinguer la qualité des eaux. Si c’est de l’eau de rivière, donnez-la-lui sur-le-champ telle qu’elle sort de la rivière; si c’est de, l’eau de source, il la faut laisser quelque temps à l’air avant qu’il la boive. Dans les saisons chaudes, les rivières sont chaudes; il n’en est pas de même des sources, qui n’ont pas reçu le contact de l’air; il faut attendre qu’elles soient à la température de l’atmosphère. L’hiver, au contraire, l’eau de source est à cet égard moins dangereuse que l’eau de rivière. Mais il n’est ni naturel ni fréquent qu’on se mette l’hiver en sueur, surtout en plein air; car l’air froid, frappant incessamment sur la peau, répercute en dedans la sueur & empêche les pores de s’ouvrir assez pour lui donner un [192] passage libre. Or, je ne prétends pas qu’Emile s’exerce l’hiver au coin d’un bon feu, mais dehors, en pleine campagne, au milieu des glaces. Tant qu’il ne s’échauffera qu’à faire & lancer des balles de neige, laissons-le boire quand il aura soit; qu’il continue de s’exercer après avoir bu, & n’en craignons aucun accident. Que si par quelque autre exercice se met en sueur & qu’il ait soif, qu’il boive froid, même en ce temps-là. Faites seulement en sorte de le mener au loin et à petits pas chercher son eau. Par le froid qu’on suppose, il sera suffisamment rafraîchi en arrivant pour la boire sans aucun danger. Surtout prenez ces précautions sans qu’il s’en aperçoive. J’aimerois mieux qu’il fut quelquefois malade que sans cesse attentif à sa santé.
Il faut un long sommeil aux enfants, parce qu’ils font un extrême exercice. L’un sert de correctif à l’autre; aussi voit-on qu’ils ont besoin de tous deux. Le temps du repos est celui de la nuit, il est marqué par la nature. C’est une observation constante que le sommeil est plus tranquille & plus doux tandis que le soleil est sous l’horizon, & que l’air échauffé de ses rayons ne maintient pas nos sens dans un si grand calme. Ainsi l’habitude la plus salutaire est certainement de se lever et de se coucher avec le soleil. D’où il suit que dans nos climats l’homme & tous les animaux ont en général besoin de dormir plus longtemps l’hiver que l’été. Mais la vie civile n’est pas assez simple, assez naturelle, assez exempte de révolutions, d’accidents, pour qu’on doive accoutumer l’homme à cette uniformité, au point de la lui rendre nécessaire. Sans doute il faut [193] s’assujettir aux règles; mais la première est de pouvoir les enfreindre sans risque quand la nécessité le veut. N’allez donc pas amollir indiscrètement votre élève dans la continuité d’un paisible sommeil, qui ne soit jamais interrompu. Livrez-le d’abord sans gêne à la loi de la nature; mais n’oubliez pas que parmi nous il doit être au-dessus de cette loi; qu’il doit pouvoir se coucher tard, se lever matin être éveillé brusquement, passer les nuits debout, sans en être incommodé. En s’y prenant assez tôt, en allant toujours doucement & par degrés, on forme le tempérament aux mêmes choses qui le détruisent quand on l’y soumet déjà tout formé.
Il importe de s’accoutumer d’abord à être mal couché. C’est le moyen de ne plus trouver de mauvais lit. En général la vie dure, une fois tournée en habitude, multiplie les sensations agréables; la vie molle en prépare une infinité de déplaisantes. Les gens élevés trop délicatement ne trouvent plus le sommeil que sur le duvet; les gens accoutumes à dormir sur des planches le trouvent partout: il n’y a point de lit dur pour qui s’endort en se couchant.
Un lit mollet, où l’on s’ensevelit dans la plume ou dans l’édredon, fond & dissout le corps pour ainsi dire. Les reins enveloppés trop chaudement s’échauffent. De là résultent souvent la pierre ou d’autres incommodités, & infailliblement une complexion délicate qui les nourrit toutes.
Le meilleur lit est celui qui procure un meilleur sommeil. Voilà celui que nous nous préparons Émile & moi pendant [194] la journée. Nous n’avons pas besoin qu’on nous amène des esclaves de Perse pour faire nos lits; en labourant la terre nous remuons nos matelas.
Je sais par expérience que quand un enfan est en santé, l’on est maître de le faire dormir & veiller presque à volonté. Quand l’enfant est couché, & que de son babil il ennuie sa bonne, elle lui dit: Dormez; c’est comme si elle lui disait: Portez-vous bien! quand il est malade. Le vrai moyen de le faire dormir est de l’ennuyer lui-même. Parlez tant qu’il soit forcé de se taire, & bientôt il dormira: les sermons sont toujours bons à quelque chose; autant vaut le prêcher que le bercer; mais si vous employez le soir ce narcotique, gardez-vous de l’employer le jour.
J’éveillerai quelquefois Émile, moins de peur qu’il ne prenne l’habitude de dormir trop longtemps que pour l’accoutumer à tout, même à être éveillé brusquement. Au surplus, j’aurois bien peu de talent pour mon emploi, si je ne savois pas le forcer à s’éveiller de lui-même, & à se lever, pour ainsi dire, à ma volonté, sans que je lui dise un seul mot.
S’il ne dort pas assez, je lui laisse entrevoir pour le lendemain une matinée ennuyeuse, & lui-même regardera comme autant de gagné tout ce qu’il en pourra laisser au sommeil; s’il dort trop, je lui montre à son réveil un amusement de son goût. Veux-je qu’il s’éveille à point nommé, je lui dis: Demain à six heures on part pour la pêche, on se va promener à tel endroit; voulez-vous. en être? Il consent, il me prie de l’éveiller: je promets, ou je ne promets point, [195] selon le besoin; s’il s’éveille trop tard, il me trouve parti. Il y aura du malheur si bientôt il n’apprend à s’éveiller de lui-même.
Au reste, s’il arrivait, ce qui est rare, que quelque enfan indolent eût du penchant à croupir dans la paresse, il ne faut point le livrer à ce penchant, dans le paresse, il ne faut point le livrer a ce penchant, dans lequel il s’engourdiroit tout à fait, mais lui administrer qu que stimulant qui l’éveille. On conçoit bien qu’il n’est pas question de le faire agir par force, mais de l’émouvoir par quelque appétit qui l’y porte; & cet appétit, pris avec choix dans la nature, nous mène à la fois à deux fins.
Je n’imagine rien dont, avec un peu d’adresse, on ne pût inspirer le goût, même la fureur, aux enfants, sans vanité, sans émulation, sans jalousie. Leur vivacité, leur esprit imitateur, suffisent; surtout leur gaieté naturelle, instrument dont la prise est sûre, & dont jamais précepteur ne sçut s’aviser. Dans tous les jeux où ils sont bien persuadés que ce n’est que jeu, ils souffrent sans se plaindre, & même en riant, ce qu’ils ne souffriraient jamais autrement sans verser des torrents de larmes. Les longs jeûnes, les coups, la brûlure, les fatigues de toute espèce, sont les amusements des jeunes sauvages; preuve que la douleur même a son assaisonnement qui peut en ôter l’amertume; mais il n’appartient pas à tous les maîtres de savoir apprêter ce ragoût, ni peut-être à tous les disciples de le savourer sans grimace. Me voilà de nouveau, si je n’y prends garde, égaré dans les exceptions.
Ce qui n’en souffre point est cependant l’assujettissement de l’homme à la douleur, aux maux de son espèce, aux accidents [196] aux périls de la vie, enfin à la mort; plus on le familiarisera avec toutes ces idées, plus on le guérira de l’importune sensibilité qui ajoute au mal l’impatience de l’endurer; plus on apprivoisera avec les souffrances qui peuvent l’atteindre, plus on leur ôtera, comme eut dit Montaigne, la pointure de l’étrangeté; & plus aussi l’on rendra son âme invulnérable & dure; son corps sera la cuirasse qui rebouchera tous les traits dont il pourroit être atteint au vif. Les approches mêmes de la mort n’étant point la mort, a peine la sentira-t-il comme telle: il ne mourra pas, pour ainsi dire, il sera vivant ou mort, rien de plus. C’est de lui que le même Montaigne eut pu dire, comme il a dit d’un roi de Maroc, que nul homme n’a vécu si avant dans la mort. La constance & la fermeté sont, ainsi que les autres vertus, des apprentissages de l’enfance; mais ce n’est pas en apprenant leurs noms aux enfans qu’on les leur enseigne, c’est en les leur faisant goûter, sans qu’ils sachent ce que c’est.
Mais, à propos de mourir, comment nous conduirons nous avec notre élève relativement au danger de la petite vérole? La lui ferons-nous inoculer en bas âge, ou si nous attendrons qu’il la prenne naturellement? Le premier parti plus conforme à notre pratique, garantit du péril où la vie est la plus précieuse, au risque de celui où elle l’est le moin, si toutefois on peut donner le nom de risque à l’inoculation bien administrée.
Mais le second est plus dans nos principes généraux, de laisser faire en tout la nature dans les soins qu’elle aime à prendre seule, & qu’elle abandonne aussitôt que l’homme veut [197] s’en mêler. L’homme de la nature est toujours préparé: laissons-le inoculer par ce maître, il choisira mieux le moment que nous.
N’allez. pas de là conclure que je blâme l’inoculation; car le raisonnement sur lequel j’en exempte mon élève iroit très mal aux vôtres. Votre éducation les prépare à ne point échapper à la petite vérole au moment qu’ils en seront attaques; si vous la laissez venir au hasard, il est probable qu’ils en périront. Je vois que dans les différens pays on résiste d’autant plus à l’inoculation qu’elle y devient plus nécessaire; & la raison de cela se sent aisément. A peine aussi daignerai-je traiter cette question pour mon Émile. Il sera inoculé, ou il ne le sera pas, selon les temps, les lieux, les circonstances: cela est presque indifférent pour lui. Si on lui donne la petite vérole, on aura l’avantage de prévoir & connaître son mal d’avance; c’est quelque chose; mais s’il la prend naturellement, nous l’aurons préservé du médecin, c’est encore plus.
Une éducation exclusive, qui tend seulement à distinguer du peuple ceux qui l’ont reçue, préfère toujours les instructions les plus coûteuses aux plus communes, et par cela même aux plus utiles. Ainsi les jeunes gens élevés avec soin apprennent tous à monter à cheval, parce qu’il en coûte beaucoup pour cela; mais presque aucun d’eux n’apprend à nager, parce qu’il n’en coûte rien, & qu’un artisan peut savoir nager aussi bien que qui que ce soit. Cependant, sans avoir fait son académie, un voyageur monte à cheval, s’y tient, & s’en sert assez pour le besoin; mais, dans l’eau, si l’on [198] ne nage on se noie, & l’on ne nage point sans l’avoir appris. Enfin l’on n’est pas obligé de monter à cheval sous peine de la vie, au lieu que nul n’est sûr d’éviter un danger auquel on est si souvent exposé. Émile sera dans l’eau comme sur la terre. Que ne peut-il vivre dans tous les éléments! Si l’on pouvoit apprendre à voler dans les airs, j’en ferois un aigle; j’en ferois une salamandre, si l’on pouvoit s’endurcir au feu.
On craint qu’un enfan ne se noie en apprenant à nager; qu’il se noie en apprenant ou pour n’avoir pas appris, ce sera toujours votre faute. C’est la seule vanité qui nous rend téméraires; on ne l’est point quand on n’est vu de personne: Émile ne le seroit pas, quand il seroit vu de tout l’univers. Comme l’exercice ne dépend pas du risque, dans un canal du parc de son père il apprendroit à traverser l’Hellespont; mais il faut s’apprivoiser au risque même, pour apprendre à ne s’en pas troubler; c’est une partie essentielle de l’apprentissage dont je parlois tout à l’heure. Au reste, attentif à mesurer le danger à ses forces & à le partager toujours avec lui, je n’aurai guère d’imprudence a craindre, quand je réglerai le soin de sa conservation sur celui que je dois a la mienne.
Un enfan est moins grand qu’un homme; il n’a ni sa force ni sa raison: mais il voit & entend aussi bien que lui, ou à très peu près; il a le goût aussi sensible, quoiqu’il moins délicat, & distingue aussi bien les odeurs, il n’y mette pas la même sensualité. Les premières facultés qui se forment & se perfectionnent en nous sont les sens. Ce sont donc les [199] premières qu’il faudroit cultiver; ce sont les seules qu’on oublie, ou celles qu’on néglige le plus.
Exercer les sens n’est pas seulement en faire usage, c’est apprendre à bien juger par eux, c’est apprendre, pour ainsi dire, à sentir; car nous ne savons ni toucher, ni voir, ni entendre, que comme nous avons appris.
Il y a un exercice purement naturel & mécanique, qui sert à rendre le corps robuste sans donner aucune prise au jugement: nager, courir, sauter, fouetter un sabot, lancer des pierres; tout cela est fort bien; mais n’avons nous que des bras et des jambes? n’avons-nous pas aussi des yeux, des oreilles? & ces organes sont-ils superflus à l’usage des premiers? N’exercez donc pas seulement les forces, exercez tous les sens qui les dirigent; tirez de chacun d’eux tout le parti possible, puis vérifiez l’impression de l’un par l’autre. Mesurez, comptez, pesez, comparez. N’employez la force qu’après avoir estimé la résistance; faites toujours en sorte que l’estimation de l’effet précède l’usage des moyens. Intéressez l’enfant à ne jamais faire d’efforts insuffisants ou superflus. Si vous l’accoutumez à prévoir ainsi l’effet de tous ses mouvements, & à redresser ses erreurs par l’expérience, n’est-il pas clair que plus il agira, plus il deviendra judicieux?
S’agit-il d’ébranler une masse; s’il prend un levier trop long, il dépensera trop de mouvement; s’il le prend trop court, il n’aura pas assez de force; l’expérience lui peut apprendre à choisir précisément le bâton qu’il lui fait. Cette sagesse n’est donc pas au-dessus de son âge. S’agit-il de porter un fardeau; s’veut le prendre aussi pesant qu’il peut le porter & n’en [200] point essayer qu’il ne soulève, ne sera-t-il pas forcé d’en estimer le poids à la vue? Sait-il comparer des masses de même matière & de différentes grosseurs, qu’il choisisse entre des masses de même grosseur & de différentes matières; il faudra bien qu’il s’applique à comparer leurs poids spécifiques. J’ai vu un jeune homme, très bien élevé, qui ne voulut croire qu’après l’épreuve qu’un seau plein de gros copeaux de bois de chêne fût moins pesant que le même seau rempli d’eau.
Nous ne sommes pas également maîtres de l’usage de tous nos sens. Il y en a un, savoir, le toucher, dont l’action n’est jamais suspendue durant la veille; il a été répandu sur la surface entière de notre corps, comme une garde continuelle pour nous avertir de tout ce qui peut l’offenser. C’est aussi celui dont, bon gré, mal gré, nous acquérons le plus tôt l’expérience par cet exercice continuel, & auquel, par conséquent, nous avons moins besoin de donner une culture particulière. Cependant nous observons que les aveugles ont le tact plus sûr & plus fin que nous, parceque, n’étant pas guidés par la vue, ils sont forcés d’apprendre à tirèrent uniquement du premier sens les jugements que nous fournit l’autre. Pourquoi donc ne nous exerce-t-on pas à marcher comme eux dans l’obscurité, à connaître les corps que nous pouvons atteindre, à juger des objets qui nous environnent, à faire, en un mot, de nuit & sans lumière, tout ce qu’ils font de jour et sans yeux? Tant que le soleil luit, nous avons sur eux l’avantage; dans les ténèbres, ils sont nos guides à leur tour. Nous sommes aveugles la moitié de la vie; avec la différence que les [201] vrais aveugles savent toujours se conduire, & que nous n’osons faire un pas au coeur de la nuit. On a de la lumière, me dira-t-on. Eh quoi! toujours des machines! Qui vous répond qu’elles vous suivront partout au besoin? Pour moi, j’aime mieux qu’Émile ait des yeux au bout de ses doigts que dans la boutique d’un chandelier.
Etes-vous enfermé dans un édifice au milieu de la nuit, frappez des mains; vous apercevrez, au résonnement du lieu, si l’espace est grand ou petit, si vous êtes au milieu ou dans un coin. A demi-pied d’un mur, l’air moins ambiant & plus réfléchi vous porte une autre sensation au visage. Restez en place, et tournez-vous successivement de tous les côtés; s’il y a une porte ouverte, un léger courant d’air vous l’indiquera. Êtes-vous dans un bateau, vous connaîtrez, à la manière dont l’air vous frappera le visage, non seulement en quel sens vous allez, mais si le fil de la rivière vous entraîne lentement ou vite. Ces observations, et mille autres semblables, ne peuvent bien se faire que de nuit; quelque attention que nous voulions leur donner en plein jour, nous serons aidés ou distraits par la vue, elles nous échapperont. Cependant il n’y a encore ici ni mains ni bâton. Que de connaissances oculaires on peut acquérir par le toucher, même sans rien toucher du tout!
Beaucoup de jeux de nuit. Cet avis est plus important qu’il ne semble. La nuit effraye naturellement les hommes, & quelquefois les animaux.* [*Cet effroi devient très manifeste dans les grandes éclipses de soleil.] La raison, les connaissances, [202] l’esprit, le courage, délivrent peu de gens de ce tribut l’ai vu des raisonneurs, des esprits forts, des philosophes, des militaires intrépides en plein jour, trembler la nuit comme des femmes au bruit d’une feuille d’arbre. On attribue cet effroi aux contes des nourrices; on se trompe: il a une cause naturelle. Quelle est cette cause? la même qui rend les sourds défiants & le peuple superstitieux, l’ignorance des choses qui nous environnent & à ce qui se passe autour de nous.* [*En voici encore une autre cause bien expliquée par un philosophe dont je cite souvent le livre, & dont les grandes vues m’instruisent encore plus souvent. «Lorsque, par des circonstances particulières, nous ne pouvons avoir une idée juste de la distance, & que nous ne pouvons juger des objets que par la grandeur de l’angle ou plutôt de l’image qu’ils forment dans nos yeux, nous nous trompons alors nécessairement sur la grandeur de ces objets. Tout le monde a éprouvé qu’en voyageant la nuit on prend un buisson dont on est près pour un grand arbre dont on est loin, ou bien on prend un grand arbre éloigné pour un buisson qui est voisin; de même, si on ne connaît pas les objets par leur forme, & qu’on ne puisse avoir par ce moyen aucune idée de distance, on se trompera encore nécessairement. Une mouche qui passera avec rapidité à quelques pouces de distance de nos yeux nous paraîtra dans ce cas être un oiseau qui en seroit à une très grande distance; un cheval qui seroit sans mouvement dans le milieu d’une campagne, & qui seroit dans une attitude semblable, par exemple, à celle d’un mouton, ne nous paraîtra plus qu’un gros mouton, tant que nous ne reconnaîtrons pas que c’est un cheval; mais, dès que nous l’aurons reconnu, il nous paraîtra dans l’instant gros comme un cheval, & nous rectifierons sur-le-champ notre premier jugement. Toutes les fois qu’on se trouvera dans la nuit dans des lieux inconnus où l’on ne pourra juger de la distance, & où l’on ne pourra reconnaître la forme des choses à cause de l’obscurité, on sera en danger de tomber à tout instant dans l’erreur au sujet des jugements que l’on fera sur les objets qui se présenteront. C’est de là que vient la frayeur & l’espèce de crainte intérieure que l’obscurité de la nuit fait sentir à presque tous les hommes; c’est sur cela qu’est fondée l’apparence des spectres et des figures gigantesques & épouvantables que tant de gens disent avoir vus. On leur répond communément que ces figures étaient dans leur imagination; cependant elles pouvaient être réellement dans leur yeux, & il est très possible qu’ils aient en effet vu ce qu’ils disent avoir vu; car il doit arriver nécessairement, toutes les fois qu’on ne pourra juger d’un objet que par l’angle qu’il forme dans l’oeil, que cet objet inconnu grossira & grandira à mesure qu’on en sera plus voisin; & que s’il a d’abord paru au spectateur, qui ne peut connaître ce qu’il voit ni juger à quelle distance il le voit; que s’il a paru, dis-je, d’abord de la hauteur de quelques pieds lorsqu’il étoit à la distance de vingt ou trente pas, il doit paraître haut de plusieurs toises lorsqu’il n’en sera plus éloigné que de quelques pieds; ce qui doit en effet l’étonner & l’effrayer jusqu’à ce qu’enfin il vienne à toucher l’objet ou à le reconnaître car, dans l’instant même qu’il reconnaîtra ce que c’est, cet objet, qui lui paraissoit gigantesque, diminuera tout à coup, & ne lui paraîtra plus avoir que sa grandeur réelle; mais, si l’on fuit ou qu’on n’ose approcher, il est certain qu’on n’aura d’autre idée de cet objet que celle de l’image qu’il formait dans l’oeil, & qu’on aura réellement vu une figure gigantesque ou épouvantable par la grandeur & par la forme. Le préjugé des spectres est donc fondé dans la nature, & ces apparences ne dépendent pas, comme le croient les philosophes, uniquement de nation l’imagination.» (Hist. nat., t. VI, p. 22, in-2.) J’ai tâché de montrer dans le texte comment il en dépend toujours en partie, et, quant à la cause expliquée dans ce passage, on voit que l’habitude de marcher la nuit doit nous apprendre à distinguer les apparences que la ressemblance des formes & la diversité des distances font prendre aux objets à nos yeux dans l’obscurité; car, lorsque l’air est encore assez éclairé pour nous laisser apercevoir les contours des objets, comme il y a plus d’ait interposé dans un plus grand éloignement, nous devons toujours voir ces contours moins marqués quand l’objet est plus loin de nous; ce qui suffit à force d’habitude pour nous garantir de l’erreur qu’explique ici M. de Buffon. Quelque explication qu’on préfère, ma méthode est donc toujours efficace, & c’est ce que l’expérience confirme parfaitement.] Accoutumé d’apercevoir de loin les objets & [203] de prévoir leurs impressions d’avance, comment, ne voyant plus rien de ce qui m’entoure, n’y supposerais-je pas mille êtres, mille mouvements qui peuvent me nuire, & dont il m’est impossible de me garantir? J’ai beau savoir que je suis en sûreté dans le lieu où je me trouve, je ne le sais jamais aussi bien que si je le voyois actuellement: j’ai donc toujours un sujet de crainte que je n’avois pas en plein jour. Je sais, il est vrai, qu’un corps étranger ne peut guère agir sur le mien sans s’annoncer par quelque bruit; aussi, combien j’ai sans cesse l’oreille alerte! Au moindre bruit dont je ne puis discerner la cause, l’intérêt de ma conservation me fait d’abord [204] supposer tout ce qui doit le plus m’engager à me tenir sur mes gardes, & par conséquent tout ce qui est le plus propre à m’effrayer.
N’entends-je absolument rien, je ne suis pas pour cela tranquille; car enfin sans bruit on peut encore me surprendre. Il faut que je suppose les choses telles qu’elles étaient auparavant, telles qu’elles doivent encore être, que je voie ce que je ne vois pas. Ainsi, forcée mettre en jeu mon imagination, bientôt je n’en suis plus je maître, & ce que j’ai fait pour me rassurer ne sert qu’à m’alarmer davantage. Si j’entends du bruit, j’entends des voleurs; si je n’entends rien, je vois des fantômes; la vigilance que m’inspire le soin de me conserver ne me donne que sujets de crainte. Tout ce qui doit me rassurer n’est que dans ma raison, l’instinct plus fort me [205]parle tout autrement qu’elle. A quoi bon penser qu’on n’a rien à craindre, puisque alors on n’a rien à faire?
La cause du mal trouvée indique le remède. Un toute chose l’habitude tue l’imagination; il n’y a que les objets nouveaux qui la réveillent. Dans ceux que l’on voit tous les jours, ce n’est plus l’imagination qui agit, c’est la mémoire; & voilà la raison de l’axiome: Ab assuetis non fit passio, car ce n’est qu’au feu de l’imagination que les passions s’allument. Ne raisonnez donc pas avec celui que vous voulez guérir de l’horreur des ténèbres; menez-l’y souvent, & soyez sûr que tous les arguments de la philosophie ne vaudront pas cet usage. La tête ne tourne point aux couvreurs sur les toits, & l’on ne voit plus avoir peur dans l’obscurité quiconque est accoutumé d’y être.
Voilà donc pour nos jeux de nuit un autre avantage ajouté au premier; mais pour que ces jeux réussissent, je il, puis trop recommander la gaieté. Rien n’est si triste que les ténèbres; n’allez pas enfermer votre enfan dans un cachot. Qu’il rie en entrant dans l’obscurité; que le rire le reprenne avant qu’il en sorte; que, tandis qu’il y est, l’idée des amusements qu’il quitte, & de ceux qu’il va retrouver, le défende des imaginations fantastiques qui pourraient l’y venir chercher.
Il est un terme de la vie au delà duquel on rétrograde en avançant. je sens que j’ai passé ce terme. Je recommence, pour ainsi dire, une autre carrière. Le vide de l’âge mur, qui s’est fait sentir à moi, me retrace le doux temps du premier âge. En vieillissant, je redeviens enfant, & je me rappelle [206] plus volontiers ce que j’ai fait à dix ans qu’à trente. Lecteurs, pardonnez-moi donc de tirer quelquefois mes exemples de moi-même; car, pour bien faire ce livre, faut que je le fasse avec plaisir.
J’étois à la campagne en pension chez un ministre appelé M. Lambercier. J’avais pour camarade un cousin plus riche que moi, & qu’on traitoit en héritier, tandis éloigné de mon père, je n’étois qu’un pauvre orphelin. Mon grand cousin Bernard étoit singulièrement poltron, surtout la nuit. Je me moquai tant de sa frayeur, que M. Lambercier, ennuyé de mes vanteries, voulut mettre mon courage à l’épreuve. Un soir d’automne, qu’il faisoit très obscur, il me donna la clef du temple, & me dit d’aller chercher dans la chaire la Bible qu’on y avoit laissée. Il ajouta, pour me piquer d’honneur, quelques mots qui me mirent dans l’impuissance de reculer.
Je partis sans lumière; si j’en avois eu, ç’auroit peut-être été pis encore. Il fallait passer par le cimetière: je le traversai gaillardement; car, tant que je me sentois en plein air, je n’eus jamais de frayeurs nocturnes.
En ouvrant la porte, j’entendis à la voûte un certain retentissement que je crus ressembler à des voix, & qui commença d’ébranler ma fermeté romaine. La porte ouverte, je voulus entrer; mais à peine eus-je fait quelques pas, que je m’arrêtai. En apercevant l’obscurité profonde qui régnoit dans ce vaste lieu, je fus saisi d’une terreur qui me fit dresser les cheveux: je rétrograde, je sors, je me mets à fuir tout tremblant. Je trouvai dans la cour un petit chien nommé Sultan, dont [207] les caresses me rassurèrent. Honteux de ma frayeur, je revins sur mes pas, tâchant pourtant d’emmener avec moi Sultan, qui ne voulut pas me suivre. Je franchis brusquement la porte, j’entre dans l’église. A peine y fus-je rentré, que la frayeur me reprit, mais si fortement que je perdis la tête; &, quoique la chaire fût à droite, et que je le susse très bien, ayant tourné sans m’en apercevoir, je la cherchai longtemps à gauche, je m’embarrassai dans les bancs, je ne savois plus où j’étais, et, ne pouvant trouver ni la chaire ni la porte, je tombai dans un bouleversement inexprimable. Enfin, j’aperçois la porte, je viens à bout de sortir du temple, & je m’en éloigne comme la première fois, bien résolu de n’y jamais rentrer seul qu’en plein jour.
Je reviens jusqu’à la maison. Prêt à entrer, je distingue la voix de M. Lambercier à de grands éclats de rire. Je les prends pour moi d’avance, &, confus de m’y voir expose, j’hésite à ouvrir la porte. Dans cet intervalle, j’entends Mlle Lambercier s’inquiéter de moi dire à la servante de prendre la lanterne, & M. Lambercier se disposer à ni er chercher, escorté de mon intrépide cousin, auquel ensuite on n’auroit pas manque de faire tout l’honneur de l’expédition. A l’instant toutes mes frayeurs cessent, & ne me laissent que celle d’être surpris dans ma fuite: je cours, je vole au temple; sans m égarer, sans tâtonner, j’arrive a la chaire; j’y monte, je prends la Bible, je m’élance en bas; dans trois sauts je suis hors du temple dont j’oubliai même de fermer la porte; il entre dans la chambre, hors d’haleine, je jette la Bible sur la table, effaré, [208] mais palpitant d’aise d’avoir prévenu le secours qui m’étoit destiné.
On me demandera si je donne ce trait pour un modèle à suivre, & pour un exemple de la gaieté que j’exige dans ces sortes d’exercices. Non; mais je le donne pour preuve que rien n’est plus capable de rassurer quiconque est effrayé des ombres de a nuit, que d’entendre dans une chambre voisine une compagnie assemblée rire & causer tranquillement. Je voudrois qu’au lieu de s’amuser ainsi seul avec son élève, on rassemblât les soirs beaucoup d’enfants de bonne humeur; qu’on ne les envoyât pas d’abord séparément, mais plusieurs ensemble, & qu’on n’en hasardât aucun parfaitement seul, qu’on ne se fût bien assuré d’avance qu’il n’en seroit pas trop effrayé,
Je n’imagine rien de si plaisant & de si utile que de pareils jeux, pour peu qu’on voulût user d’adresse à les ordonner. Je ferois dans une grande salle une espèce de labyrinthe avec des tables, des fauteuils, des chaises, des paravents. Dans les inextricables tortuosités de ce labyrinthe j’arrangerais, au milieu de huit ou dix boîtes s’attrapes, une autre boîte presque semblable, bien garnie de bonbons; je désignerois en termes clairs, mais succincts, le lieu précis où se trouve la bonne boîte; je donnerois le renseignement suffisant pour la distinguer à des gens plus attentifs & moins étourdis que des enfants,* [*Pour les exercer à l’attention, ne leur dites jamais que des choses qu’ils aient un intérêt sensible & présent à bien entendre; surtout point de longueurs, jamais un mot superflu; mais aussi ne laissez dans vos discours ai obscurité ni équivoque.] puis, après avoir fait tirer au sort les [209] petits concurrents, je les enverrois tous l’un après l’autre, jusqu’à ce que la bonne boîte fût trouvée: ce que j’aurois soin de rendre difficile à proportion de leur habileté.
Figurez-vous un petit Hercule arrivant une boîte à la main, tout fier de son expédition. La boîte se met sur la table, on l’ouvre en cérémonie. J’entends d’ici les éclats de rire, les huées de la bande joyeuse, quand, au lieu des confitures qu’on attendait, on trouve, bien proprement arrangés sur de la mousse ou sur du coton, un hanneton, un escargot, du charbon, du gland, un navet, ou quelque autre pareille denrée. D’autres fois, dans une pièce nouvellement blanchie, on suspendra près du mur quelque jouet, quelque petit meuble qu’il s’agira d’aller chercher sans toucher au mur. A peine celui qui l’apportera sera-t-il rentré, que, pour peu qu’il ait manqué à la condition, le bout de son chapeau blanchi, le bout de ses souliers, la basque de son habit, sa manche trahiront sa maladresse. En voilà bien assez, trop peut-être, pour faire entendre l’esprit de ces sortes de jeux. S’il faut tout vous dire, ne me lisez point.
Quels avantages un homme ainsi élevé n’aura-t-il pas la nuit sur les autres hommes? Ses pieds accoutumés à s’affermir dans les ténèbres, ses mains exercées à s’appliquer aisément à tous les corps environnants, le conduiront sans peine dans la plus épaisse obscurité. Son imagination, pleine des jeux nocturnes de sa jeunesse, se tournera difficilement sur des objets effrayants. S’il croit entendre des éclats de rire, au heu de ceux des esprits follets, ce seront ceux de ses anciens camarades; s’il se peint une assemblée, ce ne sera [210] point pour lui le sabbat, mais la chambre de son gouverneur. La nuit, ne lui rappelant que des idées gaies, ne lui sera jamais affreuse; au lieu de la craindre, il l’aimera. S’agit-il d’une expédition militaire, il sera prêt à toute heure, aussi bien seul qu’avec sa troupe. Il entrera dans le camp de Saül, il le parcourra sans s’égarer, il ira jusqu’à la tente du roi sans éveiller personne, il s’en retournera sans être aperçu. Faut-il enlever les chevaux de Rhésus, adressez-vous à lui sans crainte. Parmi les gens autrement élevés, vous trouverez difficilement un Ulysse
J’ai vu des gens vouloir, par des surprises, accoutumer les enfans à ne s’effrayer de rien la nuit. Cette méthode est très mauvaise; elle produit un effet tout contraire à celui qu’on cherche, & ne sert qu’a les rendre toujours plus craintifs. Ni la raison ni l’habitude ne peuvent rassurer sur l’idée d’un danger présent dont on ne peut connaître le degré ni l’espèce, ni sur la crainte des surprises qu’on a souvent éprouvées. Cependant, comment s’assurer de tenir toujours votre élève exempt de pareils accidents? Voici le meilleur avis, ce me semble, dont on se le prévenir là-dessus. Vous êtes alors, dirais-je à mon Emile, dans le cas d’une juste défense; car l’agresseur ne vous laisse pas juger s’il veut vous faire mal ou peur, et, comme il a pris ses avantages, la fuite même n’est pas un refuge pour vous. Saisissez donc hardiment celui qui vous surprend de nuit, homme ou bête, il n’importe; serrez-le, empoignez-le de toute votre force; s’il se débat, frappez, ne marchandez point les. coups; &, quoi qu’il puisse dire ou faire, ne lâchez jamais prise, que [211] vous ne sachiez bien ce que c’est. L’éclaircissement vous apprendra probablement qu’il n’y avoit pas beaucoup à craindre, & cette manière de traiter les plaisants doit naturellement les rebuter d’y revenir.
Quoique le toucher soit de tous nos sens celui dont nous avons le plus continuel exercice, ses jugements restent pourtant, comme je l’ai dit, imparfaits & grossiers plus que ceux d’aucun autre, parce que nous mêlons continuellement à son usage celui de la vue, & que, l’oeil atteignant à l’objet plus tôt que la main, l’esprit juge presque toujours sans elle. En revanche, les jugements u tact sont les plus sûrs, précisément parce qu’ils sont les plus bornés; car, ne s’étendant qu’aussi loin que nos mains peuvent atteindre, ils rectifient l’étourderie des autres sens, qui s’élancent au loin sur des objets qu’ils aperçoivent à peine, au lieu que tout ce qu’aperçoit le toucher, il l’aperçoit bien. Ajoutez que, joignant, quand il nous plaît, la force des muscles à l’action des nerfs, nous unissons, par une sensation simultanée, au jugement de la température, des grandeurs, des figures, le jugement du poids & de la solidité. Ainsi le toucher, étant de tous les sens celui qui nous instruit le mieux de l’impression que les corps étrangers peuvent faire sur le nôtre, est celui dont l’usage est le plus fréquent, & nous donne le plus immédiatement la connaissance nécessaire à notre conservation.
Comme le toucher exercé supplée à la vue, pourquoi ne pourrait-il pas aussi suppléer à l’ouïe jusqu’à certain point puisque les sons excitent dans les corps sonores des ébranlements sensibles au tact? En posant une main sur le corps [212] d’un violoncelle, on peut, sans le secours des yeux ni des oreilles, distinguer, à la seule manière dont le bois vibre & frémit, si le son qu’il rend est grave ou aigu, s’il est tiré de la chanterelle ou du bourdon. Qu’on exerce le sens a ces différences, je ne doute pas qu’avec le temps on n’y pût devenir sensible au point, d’entendre un air entier par les doigts. Or, ceci suppose, il est clair qu’on pourrait aisément parler aux souris en musique; car les tons & les temps, n’étant pas moins susceptibles de combinaisons régulières que les articulations & les voix, peuvent être pris de même pour les éléments du discours.
Il y a des exercices qui émoussent le sens du toucher & le rendent plus obtus; d’autres, au contraire, l’aiguisent & le rendent plus délicat & plus fin. Les premiers, joignant beaucoup de mouvement & de force à la continuelle impression des corps durs, rendent la peau rude, calleuse, & lui ôtent le sentiment naturel; les seconds sont ceux qui varient ce même sentiment par un tact léger et fréquent, en sorte que l’esprit, attentif à des impressions incessamment répétées, acquiert la facilité de juger toutes leurs modifications. Cette différence est sensible dans l’usage des instruments de musique: le toucher dur & meurtrissant du violoncelle, de la contre-basse, du violon même, en rendant les doigts plus flexibles, racornit leurs extrémités. Le toucher lisse & poli du clavecin les rend aussi flexibles & plus sensibles en même temps. En ceci donc le clavecin est à préférer.
Il importe que la peau s’endurcisse aux impressions de air & puisse braver ses altérations; car c’est elle qui défend [213] tout le reste. A cela près, je ne voudrois pas que la main, trop servilement appliquée aux mêmes travaux, vînt à s’endurcir, ni que sa peau devenue presque osseuse perdît ce sentiment exquis qui donne à connaître quels sent les corps sur lesquels on la passe, &, selon l’espèce de contact, nous fait quelquefois, dans l’obscurité, frissonner en diverses manières..
Pourquoi faut-il que mon élève soit forcé d’avoir toujours sous ses pieds une peau de boeuf? Quel mal y aurait-il que la sienne propre pût au besoin lui servir de semelle? Il est clair qu’en cette partie la délicatesse de la peau ne peut jamais être utile à rien, & peut souvent beaucoup nuire. Éveillés à minuit au coeur de l’hiver par l’ennemi dans leur ville, les Genevois trouvèrent Plus tôt leurs fusils que leurs souliers. Si nul d’eux n’avait su marcher nu-pieds, qui sait si Genève n’eût point été prise?
Armons toujours l’homme contre les accidents imprévus. Qu’Emile coure les matins à pieds nus, en toute saison, par la chambre, par l’escalier, par le jardin; loin de l’en gronder, je l’imiterai; seulement j’aurai soin d’écarter le verre. Je parlerai bientôt des travaux & des jeux manuels. Du reste, qu’il apprenne à faire tous les pas qui favorisent les évolutions du corps, à prendre dans toutes les attitudes une position aisée & solide; qu’il sache sauter en éloignement, en hauteur, grimper sur un arbre, franchir un mur; qu’il trouve toujours son équilibre; que tous ses mouvements, ses gestes soient ordonnés selon les lois de la pondération, longtemps avant que la statique se mêle de es lui expliquer. A la manière [214] dont son pied pose à terre & son corps porte sur sa jambe, il doit sentir s’a est bien ou mal. Une assiette assurée a toujours de la grâce, & les postures les plus fermes sont aussi les plus élégantes. Si j’étois maître à danser, je ne ferois pas toutes les singeries de Marcel,* [*Célèbre maître à danser de Paris, lequel, connaissant bien son monde, faisoit l’extravagant par ruse, & donnait à son art une importance qu’on feignoit de trouver ridicule, mais pour laquelle on lui portait au fond le plus grand respect. Dans un autre art non moins frivole, on voit encore aujourd’hui un artiste comédien faire ainsi l’important & le fou, & ne réussir pas moins bien. Cette méthode est toujours sûre en France. Le vrai talent, plus simple et moins charlatan, n’y fait point fortune. La modestie y est la vertu des sots] bonnes pour le pays où il les fait; mais, au lieu d’occuper éternellement mon élève à des gambades, je le mènerois au pied d’un rocher; là, je lui montrerois quelle attitude il faut prendre, comment il faut porter le corps & la tête, quel mouvement il faut faire, de quelle manière il faut poser, tantôt le pied, tantôt la main, pour suivre légèrement les sentiers escarpés, raboteux & rudes, & s’élancer de pointe en pointe tant en montant qu’en descendant. J’en ferois l’émule d’un chevreuil plutôt qu’un danseur de l’Opéra.
Autant le toucher concentre ses opérations autour de l’homme, autant la vue étend les siennes au delà de lui; c’est là ce qui rend celles-ci trompeuses: d’un coup d’oeil un homme embrasse la moitié de son horizon. Dans cette multitude de sensations simultanées & de jugements qu’elles excitent, comment ne se tromper sur aucun? Ainsi la vue est de tous nos sens le plus fautif, précisément parce qu’il [215] est le plus étendu, & que, précédant de bien loin tous les autres, ses opérations sont trop promptes & trop vastes pour pouvoir être rectifiées par eux. Il y a plus, les illusions mêmes de la perspective nous sont nécessaires pour parvenir à connaître l’étendue & à comparer ses parties. Sans les fausses apparences, nous ne verrions rien dans l’éloignement; sans les gradations de grandeur & de lumière, nous ne pourrions estimer aucune distance, ou plutôt il n’y en aurait point pour nous. Si de deux. arbres. égaux celui qui est à cent pas de nous nous paraissait aussi grand & aussi distinct que celui qui est à dix, nous les placerions à côté l’un de l’autre. Si nous apercevions toutes les dimensions des objets sous leur véritable mesure, nous ne verrions aucun espace, & tout nous paraîtroit sur notre oeil.
Le sens de la vue n’a, pour juger la grandeur des objets & leur distance, qu’une même mesure, savoir, l’ouverture de l’angle qu’ils font dans notre oeil; & comme cette ouverture est un effet simple d’une cause composée, le jugement qu’il excite en nous laisse chaque cause particulière indéterminée, ou devient nécessairement fautif. Car, comment distinguer à la simple vue si l’angle sous lequel je vois un objet plus petit qu’un autre est tel, parce que ce premier objet est en effet plus petit, ou parce qu’il est plus éloigné? Il faut donc suivre ici une méthode contraire à la précédente; au lieu de simplifier la sensation, la doubler, la vérifier toujours par une autre, assujettir l’organe visuel à l’organe tactile, & réprimer, pour ainsi dire, l’impétuosité du premier sens par la marche pesante & réglée du second. Faute de [216] nous asservir à cette pratique, nos mesures par estimation sont très inexactes. Nous n’avons nulle précision dans le coup d’oeil pour juger les hauteurs, les longueurs les profondeurs, les distances; & la preuve que ce n’est pas tant la faute du sens que de son usage, c’est que les ingénieurs, les arpenteurs, les architectes, les maçons, les peintres ont en général le coup d’oeil beaucoup plus sûr que nous, & apprécient les mesures de l’étendue avec plus de justesse; parce que leur métier leur donnant en ceci l’inexpérience que nous négligeons d’acquérir, ils ôtent l’équivoque de l’angle par les apparences qui l’accompagenent, & qui déterminent plus exactement à leurs yeux le rapport des deux causes de cet angle.
Tout ce qui donne du mouvement au corps sans le contraindre est toujours facile à obtenir des enfants. Il va mille moyens de les intéresser à mesurer, à connaître, à estimer les distances. Voilà un cerisier fort haut, comment ferons-nous pour cueillir des cerises? L’échelle de la grange est-elle bonne pour cela? Voilà un ruisseau fort large, comment le traverserons-nous? une des planches de la cour posera-t-elle sur les deux bords? Nous voudrions, de nos fenetres, pêcher dans les fossés du château; combien de brasses doit avoir notre ligne? Je voudrois faire une balançoire entre ces deux arbres; une corde de deux toises nous suffira-t-elle? On me dit que dans l’autre maison notre chambre aura vingt-cinq pieds carrés; croyez-vous qu’elle nous convienne? sera-t-elle plus grande que celle-ci? Nous avons grand’faim; voilà deux villages; auquel des deux serons-nous plus tôt pour dîner? etc.
[217] Il s’agissoit d’exercer à la course un enfan indolent & paresseux, qui ne se portait pas de lui-même à cet exercice ni à aucun autre, quoiqu’on le destinât à l’état militaire; il s’étoit persuadé, le ne sais comment, qu’un homme de son rang ne devoit rien faire ni rien savoir, & que sa noblesse devoit lui tenir lieu de bras, de jambes, ainsi que de toute espèce de mérite. A faire d’un tel gentilhomme un Achille au pied léger, l’adresse de Chiron même eût eu peine à suffire. La difficulté était d’autant plus grande que je ne voulois lui prescrire absolument rien; j’avois banni de mes droits les exhortations, les promesses, les menaces, l’émulation, le désir de briller; comment lui donner celui de courir sans lui rien dire? Courir moi-même eût été un moyen peu sûr & sujet à inconvénient. D’ailleurs il s’agissoit encore de tirer de cet exercice quelque objet d’instruction pour lui, afin d’accoutumer les opérations de la machine & celles du jugement à marcher toujours de concert. Voici comment je m’y pris: moi, c’est-a-dire celui qui parle dans cet exemple.
En m’allant promener avec lui les après-midi, je mettois quelquefois dans ma poche deux gâteaux d’une espèce qu’il aimoit beaucoup; nous en mangions chacun un à la promenade,* [*Promenade champêtre, comme on verra dans l’instant. Les promenades publiques des villes sont pernicieuses aux enfans de l’un & de l’autre sexe. C’est là qu’ils commencent à se rendre vains & à vouloir être regardés: c’est au Luxembourg, aux Tuileries, surtout au Palais-Royal, que la belle jeunesse de Paris va prendre cet air impertinent & fat qui la rend si ridicule, et la fait huer & détester dans toute l’Europe.] &, nous revenions fort contents. Un jour il [218] s’aperçut que j avois trois gâteaux; il en auroit pu manger six sans s’incommoder; il dépêche promptement le sien pour me demander le troisième. Non, lui dis-je: je le mangerois fort bien moi-même, ou nous le partagerions; mais j’aime mieux le voir disputer à la course par ces deux petits garçons que voilà. Je les appelai, je leur montrai le gâteau & leur proposai la condition. Ils ne demandèrent pas mieux. Le gâteau fut posé sur une grande pierre qui servit de but; la carrière fut marquée: nous allâmes nous asseoir; au signal donné, les petits garçons partirent; le victorieux se saisit du gâteau, & le mangea sans miséricorde aux yeux des spectateurs & du vaincu.
Cet amusement valoit mieux que le gâteau; mais il ne prit pas d’abord & ne produisit rien. Je ne me rebutai ni ne me pressai: l’instruction des enfans est un métier où il faut savoir perdre du temps pour en gagner. Nous continuâmes nos promenades; souvent on prenoit trois gâteaux, quelquefois quatre, & de temps à autre il y en avoit un, même deux pour les coureurs. Si le prix n’étoit pas grand, ceux qui le. disputaient n’étaient pas ambitieux: celui qui le remportoit étoit loué, fêté; tout se faisoit avec appareil. Pour donner lieu aux révolutions & augmenter l’intérêt, je marquois la carrière plus longue, j’y souffrois plusieurs concurrents. A peine étaient-ils dans la lice, que tous les passants s’arrêtaient pour les voir; les acclamations, les cris, les battements de mains les animaient; je voyois quelquefois mon petit bonhomme tressaillir, se lever, s’écrier quand l’un étoit près d’atteindre ou de passer l’autre; c’étaient pour lui les jeux olympiques.
[219] Cependant les concurrents usaient quelquefois de supercherie; ils se retenaient mutuellement, ou se faisaient tomber, ou poussaient des cailloux au passage l’un de l’autre. Cela me fournit un sujet de les séparer, & de les faire partir de différents termes, quoique également éloignés du but: on verra bientôt la raison de cette prévoyance; car je dois traiter cette importante affaire dans un grand détail.
Ennuyé de voir, toujours manger sous ses yeux des gâteaux qui lui faisaient grande envie, monsieur le chevalier s’avisa de soupçonner enfin que bien courir pouvoit être bon à quelque chose & voyant qu’il avoit aussi deux jambes, il commença de s’essayer en secret. Je me gardai d’en rien voir; mais je compris que mon stratagème avoit réussi. Quand il se crut assez fort, & je lus avant lui dans sa pensée, il affecta de m’importuner pour avoir le gâteau restant. Je le refuse, il s’obstine, & d’un air dépité il me dit à la fin: Eh bien! mettez-le sur la pierre, marquez le champ, & nous verrons. Bon! lui dis-je en riant, est-ce qu’un chevalier sait courir? Vous gagnerez plus d’appétit, & non de quoi le satisfaire. Piqué de ma raillerie, il s’évertue, & remporte le prix d’autant plus aisément, que j’avois fait la lice très courte & pris soin d’écarter le meilleur coureur. On conçoit comment, ce premier pas étant fait, il me fut aisé de le tenir en haleine. Bientôt il prit un tel goût à cet exercice, que, sans faveur, il était presque sûr de vaincre mes polissons à la course, quelque longue que fût la carrière.
Cet avantage obtenu en produisit un autre auquel je n’avois pas songé. Quand il remportoit rarement le prix, il le [220] mangeoit presque toujours seul, ainsi que faisaient ses concurrents; mais en s’accoutumant à la victoire, il devint généreux et partageoit souvent avec les vaincus. Cela me fournit a moi-même une observation morale, & j’appris par là quel étoit le vrai principe de la générosité.
En continuant avec lui de marquer en différens lieux les termes d’où chacun devoit partir à la fois, je fis, sans qu’il s’en aperçût, les distances inégales, de sorte que l’un, ayant à faire plus de chemin que l’autre pour arriver au même but, avait un désavantage visible; mais, quoique je laissasse le choix à mon disciple, il ne savoit pas s’en prévaloir. Sans s’embarrasser de la distance, il préféroit toujours le plus beau chemin; de sorte que, prévoyant aisément son choix, j’étois à peu près le maître de lui faire perdre ou gagner le gâteau à ma volonté; & cette adresse avoit aussi son usage à plus d’une fin. Cependant, comme mon dessein étoit qu’il s’aperçût de la différence, je tâchois de la lui rendre sensible; mais, quoique indolent dans le calme, il étoit si vif dans ses jeux, & se défioit si peu de moi, que j’eus toutes les peines du monde à lui faire apercevoir que je le trichais. Enfin j’en vins à bout malgré son étourderie; il m’en fit des reproches. Je lui dis: De quoi vous plaignez-vous? dans un don que je veux bien faire, ne suis-je pas maître de mes conditions? Qui vous force à courir? vous ai-je promis de faire les lices égales? n’avez vous pas le choix? Prenez la plus courte, on ne vous en empêche point. Comment ne voyez-vous pas que c’est vous que je favorise, & que l’inégalité dont vous murmurez est tout à votre avantage si vous savez vous en [221] prévaloir? Cela étoit clair; il le comprit, &, pour choisir, il fallut y regarder de plus près. D’abord on voulut compter les pas; mais la mesure des pas d’un enfan est lente & fautive; de plus, je m’avisai de multiplier les courses dans un même jour; & alors, l’amusement devenant une espèce de passion, on avait regret de perdre à mesurer les lices le temps destiné à les parcourir. La vivacité de l’enfance s’accommode mal de ces lenteurs; on s’exerça donc à mieux voir, à mieux estimer une distance à la vue. Alors j’eus peu de peine à étendre & nourrir ce goût. Enfin, quelques mois d’épreuves & d’erreurs corrigées lui formèrent tellement le compas visuel, que, quand je lui mettois par la pensée un gâteau sur quelque objet éloigné, il avoit le coup d’oeil presque aussi sûr que la chaîne d’un arpenteur.
Comme la vue est de tous les sens celui dont on peut le moins séparer les jugements de l’esprit, il faut beaucoup de temps pour apprendre à voir; il faut avoir longtemps comparé la vue au toucher pour accoutumer le premier de ces deux sens à nous faire un rapport fidèle des figures & des distances; sans le toucher, sans le mouvement progressif, les yeux du monde les plus perçants ne sauraient nous donner aucune idée de l’étendue. L’univers entier ne doit être qu’un point pour une huître; il ne lui paraîtroit rien de plus quand même une âme humaine informeroit cette huître. Ce n’est qu’à force de marcher, de palper, de nombrer, de mesurer les dimensions, qu’on apprend à les estimer; mais aussi, si l’on mesuroit toujours, le sens, se reposant sur l’instrument, n’acquerrait aucune justesse. Il ne faut pas non plus que [222] l’enfant passe tout d’un coup de la mesure à l’estimation; il faut d’abord que, continuant à comparer par parties ce qu’il ne sauroit comparer tout d’un coup, à des aliquotes précises il substitue des aliquotes par appréciation, & qu’au lieu d’appliquer toujours avec a main la mesure, il s’accoutume a l’appliquer seulement avec les yeux. je voudrois pourtant qu’on vérifiât ses premières opérations par des mesures réelles, afin qu’il corrigeât ses erreurs, & que, s’il reste dans le sens quelque fausse apparence, il apprît à la rectifier par un meilleur jugement. On a des mesures naturelles qui sont a peu près les mêmes en tout lieux: les pas d’un homme, l’étendue de ses bras, sa stature. Quand l’enfant estime la hauteur d’un étage, son gouverneur peut lui servir de toise: s’il estime la hauteur d’un clocher, qu’il le toise avec les maisons; s’il veut savoir les lieues de chemin, qu’il compte les heures de marche; & surtout qu’on ne fasse rien de toit cela pour lui, mais qu’il le fasse lui-même.
On ne sauroit apprendre à bien juger de l’étendue & de la grandeur des corps, qu’on n’apprenne à connaître aussi leurs figures & même à les imiter; car au fond cette imitation ne tient absolument qu’aux lois de la perspective; & l’on ne peut estimer l’étendue sur ses apparences, qu’on n’ait quelque sentiment de ces lois. Les enfants, grands imitateurs, essayent tous de dessiner: je voudrois que le mien cultivât cet art, non précisément pour l’art même, mais pour se rendre l’oeil juste et la main flexible; &, en général, il importe fort peu qu’il sache tel ou tel exercice, pourvu qu’il acquière la perspicacité du sens & la bonne habitude du corps qu’on gagne par cet [223] exercice. Je me garderai donc bien de lui donner un maître à dessiner, qui ne lui donneroit à imiter que des imitations, & ne le ferait dessiner que sur des dessins: je veux qu’il n’ait d’autre maître que la nature, ni d’autre modèle que les objets. Je veux qu’il ait sous les yeux l’original même & non pas le papier qui le représente, qu’il crayonne une maison sur une maison, un arbre sur un arbre, un homme sur un homme, afin qu’il s’accoutume à bien observer les et leurs apparences, & non pas à prendre des imitations fausses & conventionnelles pour de véritables imitations. Je le détournerai même de rien tracer de mémoire en l’absence des objets, jusqu’à ce que, par des observations fréquentes, leurs figures exactes s’impriment bien dans son imagination; de peur que, substituant à la vérité des choses des figures bizarres & fantastiques, il ne perde la connaissance des proportions & le goût des beautés de la nature.
Je sais bien que de cette manière il barbouillera longtemps sans rien faire de reconnaissable, qu’il rendra tard l’élégance des contours & le trait léger des dessinateurs, peut-être jamais le discernement des effets pittoresques & le bon goût du dessin; en revanche, il contractera certainement un coup d’oeil plus juste, une main plus sûre, la connaissance des vrais rapports de grandeur & de figure qui sont entre les animaux, les plantes, les corps naturels, & une plus prompte expérience du jeu de la perspective. Voilà précisément ce que j’ai voulu faire, et mon intention n’est pas tant qu’il sache imiter les objets que les connaître; j’aime mieux qu’il me montre une plante [224] d’acanthe, & qu’il trace moins bien le feuillage d’un chapiteau.
Au reste, dans cet exercice, ainsi que dans tous les autres, je ne prétends pas que mon élève en ait seul l’amusement. Je veux le lui rendre plus agréable encore en le partageant sans cesse avec lui. je ne veux point qu’il ait d’autre émule que moi, mais je serai son émule sans relâche & sans risque; cela mettra de l’intérêt dans ses occupations, sans causer de jalousie entre nous. Je prendrai le crayon à son exemple; je l’emploierai d’abord aussi maladroitement que lui. Je serois un Apelle, que je ne me trouverai qu’un barbouilleur. Je commencerai par tracer un homme comme les laquois les tracent contre les murs; une barre pour chaque as, une barre pour chaque jambe, & des doigts plus gros que le bras. Bien longtemps après nous nous apercevrons l’un ou l’autre de cette disproportion; nous remarquerons qu’une jambe a de l’épaisseur, que cette épaisseur n’est pas partout la même; que le bras a sa longueur déterminée par rapport au corps, etc. Dans ce progrès, je marcherai tout au plus à côté de lui, ou je le devancerai de si peu, qu’il lui sera toujours aisé de m’atteindre & souvent de me surpasser. Nous aurons des couleurs, des pinceaux; nous tacherons d’imiter le coloris des objets & toute leur apparence aussi bien que leur figure. Nous enluminerons, nous peindrons, nous barbouillerons; mais, dans tous nos barbouillages, nous ne cesserons d’épier la nature; nous ne ferons jamais rien que sous les yeux du maître.
Nous étions en peine d’ornements pour notre chambre en [225] voilà de tout trouvés. Je fais encadrer nos dessins. je les fais couvrir de beaux verres, afin qu’on n’y touche plus & que, les voyant rester dans l’état où nous les avons mis, chacun ait intérêt de n as négliger les siens. Je les arrange par ordre autour de la chambre, chaque dessin répété vingt, trente fois, & montrant à chaque exemplaire le progrès de l’auteur, depuis le moment où la maison n’est qu’un carré presque informe, jusqu’à celui où sa façade, son profil, ses proportions, ses ombres, sont dans la plus exacte vérité. Ces gradations ne peuvent manquer de nous offrir sans cesse des tableaux intéressants pour nous, curieux pour d’autres, & d’exciter toujours plus notre émulation. Aux premiers, aux lus grossiers de ces dessins, je mets des cadres bien brillants, bien dorés, qui les rehaussent; mais quand l’imitation devient plus exacte & que le dessin est véritablement bon, alors je ne lui donne plus qu’un cadre noir très simple; il n’a plus besoin d’autre ornement que lui-même, & ce seroit dommage que la bordure partageât l’attention que mérite l’objet. Ainsi chacun de nous l’honneur du cadre uni; & quand l’un veut dédaigner un dessin de l’autre, il le condamne au cadre doré. Quelque jour, peut-être, ces cadres dorés passeront entre nous en proverbe, & nous admirerons combien d’hommes se rendent justice en se faisant encadrer ainsi.
J’ai dit que la géométrie n’étoit pas à la portée des enfants; mais c’est notre faute. Nous ne sentons pas que leur méthode n’est point la nôtre, & que ce qui devient pour nous l’art de raisonner ne doit être pour eux que l’art de voir. Au lieu de leur donner notre méthode, nous ferions mieux de [226] prendre la leur; car notre manière d’apprendre la géométrie est bien autant une affaire d’imagination que de raisonnement. Quand la proposition est énoncée, il faut en imaginer la démonstration, c’est-à-dire trouver de quelle proposition déjà sue celle-là doit être une conséquence, &, de toutes les conséquences qu’on peut tirer de cette même proposition, choisir précisément celle dont il s’agit.
De cette manière, le raisonneur le plus exact, s’il n’est pas inventif, doit rester court. Aussi qu’arrive-t-il de là? Qu’au lieu de nous faire trouver les démonstrations, on nous les dicte; qu’au lieu de nous apprendre à raisonner, le maître raisonne pour nous & n’exerce que notre mémoire.
Faites des figures exactes, combinez-les, posez-les l’une sur l’autre, examinez leurs rapports; vous trouverez toute la géométrie élémentaire en marchant d’observation en observation, sans qu’il soit question ni de définitions, ni de problèmes, ni d’aucune autre forme démonstrative que la simple superposition. Pour moi, je ne prétends point apprendre la géométrie a Emile, c’est lui qui me l’apprendra, je chercherai les rapports, & il les trouvera; car je le les chercherai de manière à les lui faire trouver. Par exemple, au lieu de me servir d’un compas pour tracer un cercle, je le tracerai avec une pointe au bout d’un fil tournant sur un pivot. Après cela, quand je voudrai comparer les rayons entre eux Emile se moquera de moi, & il me fera comprendre que le même fil toujours tendu ne peut avoir tracé des distances inégales.
Si je veux mesurer un angle de soixante degrés, je décris [227] du sommet de cet angle, non pas un arc, mais un cercle entier; car avec les enfans il ne faut jamais rien sous entendre. Je trouve la portion du cercle comprise entre les deux côtés de l’angle est la sixième partie du cercle. Après cela je décris du même sommet un autre plus grand cercle, & je trouve que ce second arc est encore la sixième partie de son cercle. Je décris un troisième cercle concentrique sur lequel je fais la même épreuve; & je la continue sur de nouveaux cercles, jusqu’à ce qu’Emile, choqué de ma stupidité, m’avertisse que chaque arc, grand ou petit, compris par le même angle, sera toujours la sixième partie de son cercle, etc. Nous voilà tout à l’heure à l’usage du rapporteur.
Pour prouver que les angles de suite sont égaux à deux droits, on décrit un cercle; moi, tout au contraire, je fais en sorte qu’Émile remarque cela premièrement dans le cercle, & puis je lui dis: Si l’on ôtoit le cercle & les lignes droites, les angles auraient-ils changé de grandeur, etc.
On néglige la justesse des figures, on la suppose, & l’on s’attache à la démonstration. Entre nous, au contraire, il ne sera jamais question de démonstration; notre plus importante affaire sera de tirer des lignes bien droites, bien justes, bien égales; de faire un carré bien parfait, de tracer un cercle bien rond. Pour vérifier la justesse de la figure, nous l’examinerons par toutes ses propriétés sensibles; & cela nous donnera occasion d’en découvrir chaque jour de nouvelles. Nous plierons par le diamètre les deux demi-cercles; par la diagonale, les deux moitiés du carrée; nous comparerons nos deux [228] figures pour voir celle dont les bords conviennent le plus exactement, & par conséquent bords conviennent le mieux faite; nous disputerons si cette égalité de partage doit avoir toujours lieu dans les parallélogrammes, dans les trapèzes, etc. On essayera quelquefois de prévoir le succès de l’expérience avant de la faire; on tâchera de trouver des raisons, etc.
La géométrie n’est pour mon élève que l’art de se bien servir de la règle & du compas; il ne doit point la confondre avec le dessin, où il n’emploiera ni l’un ni l’autre de ces instruments. La règle & le compas seront enfermés sous la clef, et l’on ne lui en accordera que rarement l’usage & pour peu de temps, afin qu’il ne s’accoutume pas à barbouiller; mais nous pourrons quelquefois porter nos figures à la promenade, & causer de ce que nous aurons fait ou de ce que nous voudrons faire.
Je n’oublierai jamais d’avoir vu à Turin un jeune homme à qui, dans son enfance, on avoit appris les rapports des contours & des surfaces en lui donnant chaque jour à choisir dans toutes les figures géométriques des gaufres isopérimètres. Le petit gourmand avoit épuisé l’art d’Archimède pour trouver dans laquelle il y avait le plus à manger.
Quand un enfan joue au volant, il s’exerce l’oeil & le bras à la justesse; quand il fouette un sabot, il accroît sa force en s’en servant, mais sans rien apprendre. J’ai demandé quelquefois pourquoi l’on n’offroit pas aux enfans les mêmes jeux d’adresse qu’ont les hommes: la paume, le mail, le billard, l’arc, le ballon, les instruments de musique. On m’a répondu que quelques-uns de ces jeux étaient au-dessus de [229] leurs forces, & que leurs membres & leurs organes n’étaient pas assez formés pour les autres. Je trouve ces raisons mauvaises: un enfan n’a pas la taille d’un homme, & ne laisse pas de porter un habit fait comme le sien. Je n’entends pas qu’il joue avec nos masses sur un billard haut de trois pieds; je n’entends pas qu’il aille peloter dans nos tripots, ni qu’on charge sa petite main d’une raquette de paumier; mais qu’il joue dans une salle dont on aura garanti les fenêtres; qu’il ne se serve d’abord que de balles molles; que ses premières raquettes soient de bois puis de parchemin, & enfin de corde à boyau bandée à proportion de son progrès. Vous préférez le volant, parce qu’il fatigue moins et qu’il est sans danger. Vous avez tort par ces deux raisons. Le volant est un jeu de femmes; niais il n’y en a pas une que ne fît fuir une balle en mouvement. Leurs blanches peaux ne doivent pas s’endurcir aux meurtrissures, & ce ne sont pas des contusions qu’attendent leurs visages. Mais nous, faits pour être vigoureux, croyons-nous le devenir sans peine? & de quelle défense serons-nous capables, si nous ne sommes jamais attaqués? On joue toujours lâchement les jeux où l’on peut être maladroit sans risque: un volant qui tombe ne fait de mal à personne; mais rien ne dégourdit les bras comme d’avoir à couvrir la tête, rien ne rend le coup d’oeil si juste que d’avoir à garantir les yeux. S’élancer du bout d’une salle à l’autre, juger le bond d’une balle encore en l’air, la renvoyer d’une main forte & sûre; de tels jeux conviennent moins à l’homme qu’ils ne servent à le former.
Les fibres d’un enfant, dit-on, sont trop molles! Elles ont [230] moins de ressort, mais elles en sont plus flexibles; son bras est faible, mais enfin c’est un bras; on en doit faire, porportion gardée, tout ce qu’on fait d’une autre machine semblable. Les enfants n’ont dans les mains nulle adresse; c’est pour cela que je veux qu’on leur en donne: un homme aussi peu exercé qu’eux n’en auroit pas davantage; nous ne pouvons connaître l’usage de nos organes qu’après les avoir employés. Il n’y a qu’une longue expérience qui nous apprenne à tirer parti de nous-mêmes, & cette expérience est la véritable étude à laquelle on ne peut trop tôt nous appliquer.
Tout ce qui se fait est faisable. Or, rien n’est plus commun que de voir des enfants adroits & découplés avoir dans les membres la même agilité que peut avoir un homme. Dans presque toutes les foires on en voit faire des équilibres, marcher sur les mains, sauter, danser sur la corde. Durant combien d’années des troupes d’enfants n’ont-elles pas attiré par leurs ballets des spectateurs à la Comédie italienne! Qui est-ce qui n’a pas ouï parler en Allemagne & en Italie de la troupe pantomime du célèbre Nicolini? Quelqu’un a-t-il jamais remarqué dans ces enfans des mouvements moins développés, des attitudes moins gracieuses, une oreille moins juste, une danse moins légère que dans les danseurs tout formés? Qu’on ait d’abord les doigts épais, courts, peu mobiles, les mains potelées & peu capables de rien empoigner; cela empêche-t-il que plusieurs enfants ne sachent écrire ou dessiner à l’age où d’autres ne savent pas encore tenir le crayon ni la plume? Tout Paris [231] se souvient encore de la petite Anglaise qui faisoit a dix ans des prodiges sur le clavecin.* [*Un petit garçon de sept ans en a fait depuis ce temps-la plus étonnants encore] J’ai vu chez un magistrat, son fils, petit bonhomme de huit ans. qu’on mettoit sur la table au s’dessert, comme une statue au milieu des plateaux, jouer là d’un violon presque aussi grand que lui, et surprendre par son exécution les artistes mêmes.
Tous ces exemples & cent mille autres prouvent, ce me semble, que l’inaptitude qu’on suppose aux enfans pour nos exercices est imaginaire, & que, si on ne les voit point réussir dans quelques-uns, c’est qu’on ne les y a jamais exercés.
On me dira que je tombe ici, par rapport au corps, dans le défaut de la culture prématurée que je blâme dans les enfans par rapport à l’esprit. La différence est très grande; car l’un de ces progrès n’est qu’apparent, mais l’autre est réel. J’ai prouvé que l’esprit qu’ils paraissent avoir, ils ne l’ont pas, au lieu que tout ce qu’ils paraissent faire ils le font. D’ailleurs, on doit toujours songer que tout ceci n’est ou ne doit être que jeu, direction facile & volontaire des mouvements que la nature leur demande, art du varier sans que jamais la moindre contrainte les tourne en travail; car enfin, de quoi s’amuseront-ils dont je ne puisse faire un objet d’instruction pour eux? & quand je ne le pourrais pas, pourvu qu’ils s’amusent sans inconvénient, & que le temps se passe, leur progrès en toute chose n’importe pas quant à présent; [232] au lieu que, lorsqu’il faut nécessairement leur apprendre ceci ou cela, comme qu’o n s’y prenne, il est toujours impossible qu’on en vienne à bout sans contrainte, sans fâcherie, & sans ennui.
Ce que j’ai dit sur les deux sens dont l’usage est le plus continu & le plus important,’peut servir d’exemple de la manière d’exercer les autres. La vue & le toucher s’appliquent également sur les corps en repos & sur les corps qui se meuvent; mais comme il n y a que l’ébranlement de l’air qui puisse émouvoir le sens de l’ouïe, il n’y a qu’un corps en mouvement qui fasse du bruit ou du son; &, si tout étoit en repos, nous n’entendrions jamais rien. La nuit donc, où, ne nous mouvant nous-mêmes qu’autant qu’il nous plaît, nous n’avons à craindre que les corps qui se meuvent, il nous importe d’avoir l’oreille alerte, & de pouvoir juger, par la sensation qui nous frappe, si le corps qui la cause est grand ou petit, éloigné ou proche; si son ébranlement est violent ou faible. L’air ébranlé est sujet à des répercussions qui le réfléchissent, qui, produisant des échos, répètent la sensation, & font entendre le corps bruyant ou sonore en un autre lieu que celui où il est. Si dans une plaine ou dans une vallée on met l’oreille à terre, on entend la voix des hommes & le pas des chevaux de beaucoup plus loin qu’en restant debout.
Comme nous avons comparé la vue au toucher, il est bon de la comparer de même à l’ouïe, & de savoir laquelle des deux impressions, partant à la fois du même corps, arrivera le plus tôt à son organe. Quand on voit le feu d’un canon, [233] l’on peut encore se mettre à l’abri du coup; mais sitôt qu’on entend le bruit, il n’est plus temps, le boulet est là. On peut juger de la distance où se fait le tonnerre par l’intervalle de temps qui se passe de l’éclair au coup. Faites en sorte que l’enfant connaisse toutes ces expériences; qu’il fasse celles qui sont à sa portée, & qu’il trouve les autres par induction, mais j’aime cent fois mieux qu’il les ignore que s’il faut que vous les lui disiez.
Nous avons un organe qui répond à l’ouïe, savoir, celui de la voix; nous n’en avons pas de même qui réponde à la vue, & nous ne rendons pas les couleurs comme les sons. C’est un moyen de plus pour cultiver le premier sens, en exerçant l’organe actif & l’organe passif l’un par l’autre.
L’homme a trois sortes de voix, savoir, la voix parlante ou articulée, la voix chantante ou mélodieuse, & la voix pathétique ou accentuée, qui sert de langage aux passions, & qui anime le chant & la parole. L’enfant a ces trois sortes de voix ainsi que l’homme, sans les savoir allier de même; il a comme nous le rire, les cris, les plaintes, l’exclamation, les gémissements, mais il ne sait pas en mêler les inflexions aux deux autres voix. Une musique parfaite est celle qui réunit le mieux ces trois voix. Le enfans sont incapables de cette musique-là, & n’a jamais d’âme. De même, dans la voix parlante, leur langage n’a point d’accent; ils crient, mais ils n’accentuent pas; & comme dans leur discours il y a pet, d’accent, il y a peu d’énergie dans leur voix. Notre élève aura le parle, plus uni, plus simple encore, parce que ses passions, n’étant as éveillées, ne mêleront [234] point leur langage au sien. N’allez donc pas lui donner à réciter des rôles de tragédie & de comédie, ni vouloir lui apprendre, comme on dit, à déclamer. Il aura trop de sens pour savoir donner un ton à des choses qu’il ne peut entendre, & de l’expression à des sentiments qu’il n’éprouvera jamais.
Apprenez-lui a paler uniment, clairement, à bien articuler, à prononcer exactement & sans affectation, à connaître & a suivre l’accent grammatical & la prosodie, à donner toujours assez de voix pour être entendu, mais à n’en donner jamais plus qu’il ne faut; défaut ordinaire aux enfans élevés dans les collèges: en toute chose rien de superflu.
De même, dans le chant, rendez sa voix juste, égale flexible, sonore; son oreille sensible à la mesure & à l’harmonie, mais rien de plus. La musique imitative et théâtral n’est pas de son age; je ne voudrois pas même qu’il chantât des paroles; s’il en vouloit chanter, je tâcherois de lui faire des chansons exprès, intéressantes pour son âge, & aussi simples que ses idées.
On pense bien qu’étant si peu pressé de lui apprendre à lire l’écriture, je ne le serai as non plus de lui apprendre à lire la musique. Écartons se son cerveau toute attention trop pénible, & ne nous hâtons point de fixer son esprit sur des signes de convention. Ceci, je l’avoue, semble avoir sa difficulté; car, si la connaissance des notes ne paraît pas d’abord plus nécessaire pour savoir chanter que celle des lettres pour savoir paler, il y a pourtant cette différence, qu’en parlant nous rendons nos propres idées, & qu’en [235] chantant nous ne rendons guère que celles d’autrui. Or, pour les rendre, il faut les lire.
Mais, premièrement, au lieu de les lire on peut les ouïr, & un chant se rend à l’oreille encore plus qu’à l’oeil. De plus, pour bien savoir la musique, il ne suffit pas de la rendre, il la faut composer, & l’un doit s’apprendre avec l’autre, sans quoi l’on ne la sait jamais bien. Exercez votre petit musicien d’abord à faire des phrases bien régulières, bien cadencées; ensuite à les lier entre elles par une modulation très simple, enfin à marquer leurs différens rapports par une ponctuation correcte; ce qui se fait par le bon choix des cadences & des repos. Surtout jamais de chant bizarre, jamais de pathétique ni d’expression. Une mélodie toujours chantante & simple, toujours dérivant des cordes essentielles du ton, & toujours indiquant tellement la basse qu’il la sente & l’accompagne sans peine; car, pour se former la voix & l’oreille, il ne doit jamais chanter qu’au clavecin.
Pour mieux marquer les sons, on les articule en les prononçant; de là l’usage solfier avec certaines syllabes. Pour distinguer les degrés, il faut donner des noms et à ces degrés & à leurs différens termes fixes; de là les noms des intervalles, et aussi des lettres de l’alphabet dont on marque les touches du clavier & les notes de la gamme. C & A désignent des sons fixes invariables, toujours rendus par les mêmes touches. Ut & la sont autre chose. Ut est constamment la tonique d’un mode majeur, ou la médiante d’un mode mineur. La est constamment la tonique d’un mode mineur, [236] ou la sixième note d’un mode majeur. Ainsi les lettres marquent les termes immuables des rapports de notre système musical, & les syllabes marquent les termes homologues des rapports semblables en divers tons. Les lettres indiquent es touches du clavier, & les syllabes les degrés du mode. Les musiciens françois ont étrangement brouillé ces distinctions; ils ont confondu le sens dos syllabes avec le sens des lettres; &, doublant inutilement les signes des touches, ils n’en ont point laissé pour exprimer les cordes des tons; en sorte que pour eux ut & C sont toujours la même chose; ce qui n’est pas, & ne doit pas être, car alors de quoi serviroit C? Aussi leur manière de solfier est-elle d’une difficulté excessive sans être d’aucune utilité, sans porter aucune idée nette à l’esprit, puisque, par cette méthode, ces deux syllabes ut & mi, par exemple, peuvent également signifier une tierce majeure, mineure, superflue, ou diminuée. Par quelle étrange fatalité le pays du monde où l’on écrit les plus beaux livres sur la musique est-il précisément celui où on l’apprend le plus difficilement?
Suivons avec notre élève une pratique plus simple & plus claire; qu’il n’y ait pour lui que deux modes, dont les rapports soient toujours les mêmes & toujours indiqués par les mêmes syllabes. Soit qu’il chante ou qu’il joue d’un instrument, qu’il sache établir son mode sur chacun des douze tons qui peuvent lui servir de base, & que, soit qu’on module en D, en C, en G, etc., le finale soit toujours la ou ut, selon le mode. De cette manière, il vous concevra toujours; les rapports essentiels du mode pour chanter & jouer juste seront [237] toujours présents à son esprit, son exécution sera plus nette & son progrès plus rapide. Il n’y a rien de plus bizarre que ce lue les François appellent solfier au naturel; c’est éloigner les idées de la chose pour en substituer d’étrangères qui ne font qu’égarer. Rien n’est plus naturel que de solfier par transposition, lorsque le mode est transposé. Mais c’en est trop sur la musique: enseignez-la comme vous voudrez, pourvu qu’elle ne soit jamais qu’un amusement.
Nous voilà bien avertis de l’état des corps étrangers par rapport au nôtre, de leur poids, de leur figure, de leur couleur, de leur solidité, de peur grandeur, de leur distance, de leur température, de leur repos, de leur mouvement. Nous sommes instruits de ceux qu’il nous convient d’approcher ou d’éloigner de nous, de la manière dont il faut nous y prendre pour vaincre leur résistance, ou pour leur en opposer une qui nous préserve d’en être offensés, mais ce n’est pas assez; notre propre corps s’épuise sans cesse, il a besoin d’être sans cesse renouvelé. Quoique nous ayons la faculté d’en changer d’autres en notre propre substance, le choix n’est pas indifférent: tout n’est pas aliment pour l’homme; & des substances qui peuvent l’être, il y en a de plus ou de moins convenables, selon la constitution de son espèce, selon le climat qu’il habite, selon son tempérament particulier, & selon la manière de vivre que lui prescrit son état.
Nous mourrions affamés ou empoisonnés, s’’il falloit attendre, pour choisir les nourritures qui nous conviennent, que l’expérience nous eût appris à les connaître et à les choisir; mais la suprême bonté, qui a fait du plaisir de, êtres [238] sensibles l’instrument de leur conservation, nous avertit, par ce qui plaît à notre palais, de ce qui convient à notre estomac. Il n’y a point naturellement pour l’homme de médecin plus sûr que son propre appétit; &, à le prendre son état primitif, je ne doute point qu’alors les aliments il trouvoit les plus agréables ne lui fussent aussi les plus sains.
Il y a plus. L’Auteur des choses ne pourvoit pas seulement aux besoins qu’il nous donne, mais encore à ceux que nous nous donnons nous-mêmes; & c’est pour nous mettre toujours le désir à côté du besoin, qu’il fait que nos goûts changent et s’altèrent avec nos manières de vivre. Plus nous nous éloignons de l’état de nature, plus nous perdons de nos goûts naturels; ou plutôt l’habitude nous tait une seconde nature que nous substituons tellement à la première, que nul d’entre nous ne connaît plus celle-ci.
Il suit de là que les goûts les plus naturels doivent être aussi les plus simples; car ce sont ceux qui se transforment le plus aisément; au lieu qu’en s’aiguisant, en s’irritant par nos fantaisies, ils prennent une forme qui ne change plus. L’homme qui n’est encore d’aucun pays se fera sans peine aux usages de quelque pays que ce soit; mais l’homme d’un pays ne devient plus celui d’un autre.
Ceci me paraît vrai dans tous les sens, & bien plus encore, appliqué au goût proprement dit. Notre premier aliment est le lait; nous ne nous accoutumons que par degrés aux saveurs fortes; d’abord elles nous répugnent. Des fruits, des légumes, des herbes, & enfin quelques viandes grillées, sans assaisonnement et sans sel, firent les festins des premiers [239] hommes.* [*Voyez l’Arcade de Pausanias; voyez aussi le morceau de Plutarque, transcrit ci-après.] La première fois qu’un sauvage boit du vin, il fait la grimace & le rejette; & même parmi nous quiconque a vécu jusqu’à vingt ans sans goûter de liqueurs fermentées ne peut plus s’y accoutumer; nous serions tous abstèmes si l’on ne nous eut donné du vin dans nos jeunes ans. Enfin, plus nos goûts sont simples, plus ils sont universels; les répugnances les plus communes tombent sur des mets composés. Vit-on jamais personne avoir en dégoût l’eau ni le pain? Voilà la trace de la nature, voilà donc aussi notre règle. Conservons à l’enfant. son goût primitif le plus qu’il est possible; que sa nourriture soit commune & simple, que son palais ne se familiarise qu’à des saveurs peu relevées, & ne se forme point un goût exclusif.
Je n’examine pas ici si cette manière de vivre est plus saine ou non, ce n’est pas ainsi que je l’envisage. Il me suffit de savoir, pour la préférer, que c’est la plus conforme à la nature, & celle qui peut le plus aisément se plier à tout autre. Ceux disent qu’il faut accoutumer les enfans aux aliments point ils useront étant grands, ne raisonnent pas bien, ce me semble. Pourquoi leur nourriture doit-elle être la même, tandis que leur manière de vivre est si différente? Un homme épuisé de travail, de soucis, de peines, a besoin d’aliments succulents qui lui portent de nouveaux esprits au cerveau; un enfan qui vient de s’ébattre, & dont le corps croit, a besoin d’une nourriture abondante qui lui fasse beaucoup de chyle. D’ailleurs l’homme fait a déjà son état, son [240] emploi, son domicile; mais qui est-ce qui peut être sûr de ce que la fortune réserve à l’enfant? En toute chose ne lui donnons point une forme si déterminée, qu’il lui en coûte trop d’en changer au besoin. Ne faisons pas qu’il meure de faim dans d’autres pays, s’il ne traîne partout à sa suite un cuisinier français, ni qu’il dise un jour qu’on ne sait manger qu’en France. Voilà, par parenthèse, un plaisant éloge! Pour moi, je dirois au contraire qu’il n’y a que les François qui ne savent pas manger, puisqu’il faut un art si particulier pour leur rendre les mets mangeables.
De nos sensations diverses, le goût donne celles qui généralement nous affectent le plus. Aussi sommes-nous plus intéressés à bien juger des substances qui doivent faire partie de la nôtre, que de celles qui ne font que l’environner. Mille choses sont indifférentes au toucher, à l’ouïe, à, la vue; mais il n’y a presque rien d’indifférent au goût. De plus, l’activité de ce sens est toute physique & matérielle; il est le seul qui ne dit rien à l’imagination, du moins celui dans les sensations duquel elle entre le moins; au lieu que l’imitation & l’imagination mêlent souvent du moral à l’impression de tous les autres. Aussi, généralement, les coeurs tendres et voluptueux, les caractères passionnés & vraiment sensibles, faciles à émouvoir par les autres sens, sont-ils assez tièdes sur celui-ci. De cela même qui semble mettre le goût au-dessous d’eux, & rendre plus méprisable le penchant qui nous y livre, je conclurois au contraire que le moyen le plus convenable pour gouverner les enfants est de les mener par leur bouche de la gourmandise est surtout préférable à celui [241] de la vanité, en ce que la première est un appétit de la nature, tenant immédiatement au sens, & que la seconde est un ouvrage de l’opinion, sujet au caprice des hommes & à toutes sortes d’abus. La gourmandise est la passion de l’enfance; cette passion ne tient devant aucune autre; à la moindre concurrence elle disparaît, Eh! Croyez-moi! l’enfant ne cessera que trop tôt de songer a ce qu mange; & quand son coeur sera trop occupé, son palais ne l’occupera guère. Quand il sera grand, mille sentiments impétueux le change à la gourmandise, et ne feront qu’irriter la vanité; car cette dernière passion seule fait son profit des autres, & à la fin les engloutit toutes. J’ai quelquefois examiné ces gens qui donnaient de l’importance aux bons morceaux, qui songeaient, en s’éveillant, à ce qu’ils mangeraient dans la journée, & décrivaient un repas avec plus d’exactitude que n’en met Polybe à décrire un combat; j’ai trouvé que tous ces prétendus hommes n’étaient que des enfans de quarante ans, sans vigueur & sans consistance, fruges consumere nati. La gourmandise est le vice des coeurs qui n’ont point d’étoffé. L’âme d’un gourmand est toute dans son palais; il n’est fait que pour manger; dans sa stupide incapacité, il n’est qu’à table à sa place, il ne sait juger que des plats; laissons-lui sans regret cet emploi; mieux lui vaut celui-là qu’un autre, autant pour nous que pour lui.
Craindre que la gourmandise ne s’enracine dans un enfan capable de quelque chose est une précaution de petit esprit. Dans l’enfance on ne songe qu’à ce qu’on mangé; dans l’adolescence on n’y songe plus; tout nous est bon, & l’on [242] a bien d’autres affaires. Je ne voudrois pourtant pas qu’on allât faire un usage indiscret d’un ressort si-bas, ni étayer d’un bon morceau l’honneur de faire une belle action. Mais je ne vois pas pourquoi, toute l’enfance n’étant ou ne devant être que jeux & folâtres amusements, des exercices purement corporels n’auraient pas un prix matériel & sensible. Qu’un petit Majorquin, voyant un panier sur le haut d’un arbre, l’abatte à coup de fronde, n’est-il pas bien juste qu’il en profite, & qu’un bon déjeuner répare la force qu’il use à le gagner?* [*Il y a bien des siècles que les Majorquins ont perdu cet usage; il est du temps de la célébrité de leurs frondeurs.] Qu’un jeune Spartiate, à travers les risques de cent coups de fouet, se glisse habilement dans une cuisine; qu’il un renardeau tout vivant, qu’en l’emportant dans s’a robe il en soit égratigné, mordu, mis en sang, & que, pour n’avoir pas la honte être surpris, l’enfant se laisse déchirer les entrailles sans sourciller, sans pousser un seul cri, n’est-il pas juste qu’il profite enfin de sa proie, et qu’il la mange après en avoir été mangé? jamais un bon repas ne doit être une récompense; mais pourquoi ne serait-il pas quelquefois l’effet des soins qu’on a pris pour se le procurer? Emile ne regarde point le gâteau que j’ai mis sur la pierre comme le prix d’avoir bien couru; il sait seulement que le seul moyen d’avoir ce gâteau est d’y arriver plus tôt qu’un autre.
Ceci ne contredit point les maximes que j’avançois tout à l’heure sur la simplicité des mets, car, pour flatter l’appétit des enfants, il ne s’agit pas d’exciter leur sensualité, mais seulement de la satisfaire; & cela s’obtiendra par les choses [243] du monde les plus communes, si l’on ne travaille pas à leur raffiner le goût. Leur appétit continuel, qu’excite besoin de croître, est un assaisonnement sûr qui leur tient lieu de beaucoup d’autres. Des fruits, du laitage, quelque pièce de four un peu plus délicate que le pain ordinaire, surtout l’art de dispenser sobrement tout cela: voilà de quoi mener des armées d’enfants au bout du monde sans leur donner du goût pour les saveurs vives, ni risquer de leur blaser le palais.
Une des preuves que le goût de la viande n’est pas naturel à l’homme, est l’indifférence que les enfans ont pour ce mets-là, & la préférence qu’ils donnent tous à des nourritures végétales, telles que le laitage, a pâtisserie, les fruits, etc. Il importe surtout de ne pas dénaturer ce goût primitif, & de ne point rendre les enfants carnassiers; si ce n’est pour leur santé, c’est pour leur caractère; car, de quelque manière qu’on explique l’expérience, il est certain que les grands mangeurs de viande sont en général cruels & féroces plus que les autres hommes; cette observation est de tous les lieux & de tous les temps. La barbarie anglaise est connue: * [*Je sais que les Anglois vantent beaucoup leur humanité & le bon naturel de leur nation, qu’ils appellent good natured people; mais ils ont beau crier cela tant qu’ils peuvent, personne ne le repète après eux.] les Gaures, au contraire, sont les plus doux des hommes.* [*Les Banians qui s’abstiennent de toute chair plus sévèrement que les Gaures, sont presque aussi doux qu’eux; mais comme leur morale est moins pure & leur culte moins raisonnable, ils ne sont pas si honnêtes gens.] Tous les sauvages sont cruels; & [244] leurs moeurs ne les portent point à l’être: cette cruauté vient de leurs aliments. Ils vont à la guerre comme a la chasse, & traitent les hommes comme des ours. En Angleterre même les bouchers ne sont pas reçus en témoignage,* [*Un des traducteurs anglois de ce livre a relevé ici ma méprise, & tous deux l’ont corrigée. Les bouchers & les chirurgiens sont reçus en témoignage; mais les premiers ne sont point admis comme jurés ou pairs au jugement des crimes, & les chirurgiens le sont.] non plus que les chirurgiens. Les scélérats s’endurcissent au meurtre en buvant du sang. Homère fait des Cyclopes, mangeurs de chair, des hommes affreux, & des Lotophages un peuple si aimable, qu’aussitôt qu’on avoit essayé de leur commerce, on oublioit jusqu’à son pays pour vivre avec eux.
«Tu me demandes,» disoit Plutarque, «pourquoi Pythagore s’abstenoit de manger de la chair des bêtes; mais moi je te demande au contraire quel courage d’homme eut le premier qui approcha de sa bouche une chair meurtrie, qui brisa de sa dent les os d’une bête expirante, qui fit servir devant lui des corps morts, des cadavres et engloutit dans son estomac des membres qui, le moment d’auparavant, bêlaient, mugissaient, marchaient & voyaient. Comment sa main put-elle enfoncer un fer dans le coeur d’un être sensible? Comment ses yeux purent-ils supporter un meurtre? Comment put-il voit saigner, écorcher, démembrer un pauvre animal sans défense? Comment put-il supporter l’aspect des chairs pantelantes? Comment leur odeur ne lui lit-elle pas soulever le coeur? [245] Comment ne fut-il pas dégoûté, repoussé, saisi d’horreur, quand il vint à manier l’ordure de ces blessures, à nettoyer le sang noir & figé qui les couvrait?
«Les peaux rampaient sur la terre écorchées,
Les chairs au feu mugissaient embrochées;
L’homme ne put les manger sans frémir,
Et dans son sein les entendit gémir.
«Voilà ce qu’il dut imaginer & sentir la premier, qu’il surmonta la nature pour faire cet horrible repas, la première fois qu’il eut faim d’une bête en vie, qu’il voulut se nourrir d’un animal qui paissoit encore, & qu’il dit comment il fallait égorger, dépecer, cuire la brebis qui lui léchoit les mains C’est de ceux qui commencèrent ces cruels festins, & non de ceux qui les quittent, qu’on a lieu de s’étonner: encore ces premiers-la pourraient-ils justifier leur barbarie par des excuses qui manquent à la nôtre, & dont le défaut nous rend cent fois pu barbares qu’eux.
«Mortels bien-aimés des dieux, nous diraient ces premiers hommes, comparez les temps, voyez combien vous êtes heureux & combien nous étions misérables! La terre nouvellement formée & l’air chargé de vapeurs étaient encore indociles à l’ordre des saisons; le cours incertain des fleuves dégradoit leurs rives de toutes parts; des étangs, des acs, de profonds marécages inondaient les trois quarts de la surface du monde; l’autre quart étoit couvert de bois & de forêts stériles. La terre ne [246] produisoit nuls bons fruits; nous n’avions nuls instruments de labourage; nous ignorions l’art de nous en servir, & le temps de la moisson ne venoit jamais pour qui n’avoit rien semé. Ainsi la faim ne nous quittoit point. L’hiver, la mousse et l’écorce des arbres étaient nos mets ordinaires. Quelques racines vertes de chiendent & de bruyères étaient pour nous un régal; & quand les hommes avaient pu trouver des faînes, des noix ou du gland, ils en dansaient de joie autour d’un chêne ou d’un hêtre au son de quelque chanson rustique, appelant la terre leur nourrice & leur mère: c’étoit la leur seule fête; c’étaient leurs uniques jeux; tout le reste de la vie humaine n’étoit que douleur, peine & misère.
«Enfin, quand la terre dépouillée & nue ne nous offroit plus rien, forcés d’outrager la nature pour nous conserver, nous mangeâmes les compagnons de notre misère plutôt que de périr avec eux. Mais vous, hommes cruels, qui vous force à verser du sang? Voyez quelle affluence de biens vous environne! combien de fruits vous produit la terre! que de richesses vous donnent les champs et les vignes! que d’animaux vous offrent leur lait pour vous nourrir & leur toison pour vous habiller! Que leur demandez-vous de plus? & quelle rage vous porte à commettre tant de meurtres, rassasiés de biens & regorgeant de vivres? Pourquoi mentez-vous contre votre mère en l’accusant de ne pouvoir vous nourrir? Pourquoi péchez-vous contre Cérès, inventrice des saintes lois, & contre le gracieux Bacchus, consolateur des hommes? comme si [247] leurs dons prodigués ne suffisaient pas à la conservation du genre humain! Comment avez-vous le coeur de mêler avec leurs doux fruits des ossements sur vos tables, & de manger] avec le lait le sang des bêtes qui vous le donnent? Les panthères & les lions, que vous appelez bêtes féroces, suivent leur instinct par force, & tuent les autres animaux pour vivre. Mais vous, cent fois plus féroces qu’elles, vous combattez l’instinct sans nécessité, pour vous livrer à vos cruelles délices. Les animaux que vous mangez ne sont pas ceux qui mangent les autres: vous ne les mangez pas, ces animaux carnassiers, vous les imitez; vous n’avez faim que des bêtes innocentes et douces qui ne font de mai à personne, qui s’attachent à vous, qui vous servent, et que vous dévorez pour prix de leurs services.
«O meurtrier contre nature! si tu t’obstines à soutenir qu’elle t’a fait pour dévorer tes semblables, des êtres de chair & d’os, sensibles & vivants comme toi, étouffe donc l’horreur qu’elle t’inspire pour ces affreux repas; tue les animaux toi-même, je dis de tes propres mains, sans ferrements, sans coutelas; déchire-les avec tes ongles, comme font les lions & les ours; mords ce boeuf & le mets en pièces; enfonce tes griffes dans sa peau; mange cet agneau tout vif, dévore ses chairs toutes chaudes, bois son âme avec son sang. Tu frémis! tu n’oses sentir palpiter sous ta dent une chair vivante! Homme pitoyable! tu commences par tuer l’animal, & puis tu le manges, comme pour le faire mourir deux fois. Ce n’est pas assez: la chair morte te répugne encore, tes entrailles ne [248] peuvent la supporter; il la faut transformer par le feu, la bouillir, la rôtir, l’assaisonner de drogues qui la déguisent: il te faut des charcutiers, des cuisiniers, des rôtisseurs, des gens pour t’ôter l’horreur du meurtre & t’habiller des corps morts, afin que le sens du goût, trompé par ces déguisements, ne rejette point ce qui lui est étrange, & savoure avec plaisir des cadavres dont l’oeil même eût eu peine à souffrir l’aspect.»
Quoique ce morceau soit étranger à mon sujet, je n’ai pu résister à la tentation de le transcrire, & je crois que peu de lecteurs m’en sauront mauvais gré.
Au reste, quelque sorte de régime que vous dormiez aux enfants, pourvu que vous ne les accoutumiez qu’à des mets communs & simples, laissez-les manger, courir & jouer tant qu’il leur plaît; puis soyez surs qu’ils ne mangeront jamais trop et n’auront point d’indigestions; mais si vous les affamez la moitié du temps, et qu’ils trouvent le moyen d’échapper à votre vigilance, ils se dédommageront de toute leur force, ils mangeront jusqu’à regorger, jusqu’à crever. Notre appétit n’est démesuré que parce que nous voulons lui donner d’autres règles que celles de la nature; toujours réglant, prescrivant, ajoutant, retranchant, nous ne faisons rien que la balance à la main; mais cette balance est à la mesure de nos fantaisies, et non pas à celle de notre estomac. J’en reviens toujours à mes exemples. Chez les paysans, la huche & le fruitier sont toujours ouverts, & les enfants, non plus que les hommes, n’y savent ce que c’est qu’indigestions.
[249] S’il arrivoit pourtant qu’un enfan mangeât trop, ce que je ne crois pas possible par ma méthode, avec des amusements de son goût il est si aisé de le distraire, qu’on parviendroit à l’épuiser d’inanition sans qu’il y songeât. Comment des moyens si sûrs & si faciles échappent-ils à tous les instituteurs? Hérodote raconte que les Lydiens, pressés d’une extrême disette, s’avisèrent d’inventer les jeux et d’autres divertissements avec lesquels ils donnaient le change à leur faim, et passaient des jours entiers sans songer à manger.* [*Les anciens historiens sont remplis de vues dont on pourroit faire usage, quand même les faits qui les présentent seraient faux. Mais nous ne savons tirer aucun vrai parti de l’histoire; la critique d’édition absorbe tout; comme s’il importoit beaucoup qu’un fait fut vrai, pourvu qu’on en pût tirer une instruction utile. Les hommes sensés doivent regarder l’histoire comme un tissu de fables, dont la morale est très appropriée au coeur humain.] Vos savants instituteurs ont peut-être lu cent fois ce passage, sans voir l’application qu’on peut en faire aux enfants. Quelqu’un d’eux me dira peut-être qu’enfan ne quitte pas volontiers son dîner pour aller étudier sa leçon. Maître, vous avez raison: je ne pensois pas à cet amusement-là.
Le sens de l’odorat est au goût ce que celui de la vue est au toucher; il le prévient, il l’avertit de la manière dont telle ou telle substance doit l’affecter, & dispose à la rechercher ou à la fuir, selon l’impression qu’on en reçoit d’avance. J’ai ouï dire que les sauvages avaient l’odorat tout autrement affecté que le nôtre, & jugeaient tout différemment des bonnes & des mauvaises odeurs. Pour moi, je le [250] croirais bien. Les odeurs par elles-mêmes sont des sensations faibles; elles ébranlent plus l’imagination que le sens, & n’affectent pas tant par ce qu’elles donnent que par ce qu’elles font attendre. Cela supposé, les goûts des uns, devenus, par leurs manières de vivre, si différens des goûts des autres, doivent leur faire porter des jugements bien opposés des saveurs, & par conséquent des odeurs qui les annoncent. Un Tartare doit flairer avec autant de plaisir un quartier puant de cheval mort, qu’un de nos chasseurs, une perdrix à moitié pourrie.
Nos sensations oiseuses, comme d’être embaumés des fleurs d’un parterre, doivent être insensibles à des hommes qui marchent trop pour aimer à se promener, & qui ne travaillent pas assez pour se faire une volupté du repos. Des gens toujours affamés ne sauraient prendre un grand plaisir des parfums qui n’annoncent rien a manger.
L’odorat est le sens de l’imagination; donnant aux nerfs un ton plus fort, il doit beaucoup agiter le cerveau; c’est pour cela qu’il ranime un moment le tempérament, &’épuise à la longue. Il a dans l’amour des effets assez connus; le doux parfum d’un cabinet de toilette n’est pas un piège aussi faible qu’on pense; et je ne sais s’il faut féliciter ou plaindre l’homme sage & peu sensible que l’odeur des fleurs que sa maîtresse a sur le sein ne fit jamais palpiter.
L’odorat ne doit donc pas être fort actif dans le premier âge, où l’imagination, que peu de passions ont encore animée, n’est guère susceptible d’émotion, & où l’on n’a pas encore assez d’expérience pour prévoir avec un sens ce que nous en [251] promet un autre. Aussi cette conséquence est-elle parfaitement confirmée par l’observation; & il est certain que ce sens est encore obtus & presque hébété chez la plupart des enfants. Non que la sensation ne soit en eux aussi fine & peut-être plus que dans les hommes, mais parce que, n’y joignant aucune autre idée, ils ne s’en affectent pas aisément d’un sentiment de plaisir ou de peine, & qu’ils n’en sont ni flattés ni blessés comme nous. je crois que, sans sortir du même système, et sans recourir à l’anatomie comparée des deux sexes, on trouveroit aisément la raison pourquoi les femmes en général s’affectent plus vivement des odeurs que les hommes.
On dit que les sauvages du Canada se rendent dès leur jeunesse l’odorat si subtil, que, quoiqu’ils aient des chiens, ils ne daignent pas s’en servir à la chasse, & se servent de chiens a eux-mêmes. Je conçois, en effet, que si l’on élevoit les enfants à éventer leur dîner, comme le chien évente le gibier, on parviendroit peut-être à leur perfectionner l’odorat au même point; mais je ne vois pas au fond qu’on puisse en eux tirer de ce sens un usage fort utile, si ce n’est pour leur faire connaître ses rapports avec celui du goût. La nature a pris soin de nous forcer à nous mettre au fait de ces rapports. Elle a rendu l’action de ce dernier sens presque inséparable de celle de l’autre, en rendant leurs organes voisins, & plaçant dans la bouche une communication immédiate entre les deux, en sorte que nous ne goûtons rien sans le flairer. Je voudrois seulement qu’on n’altérât pas ces rapports naturels pour tromper un enfant, en couvrant, par [252] exemple, d’un aromate agréable le déboire d’une médecine; car la discorde des deux sens est trop grande alors pour pouvoir l’abuser; le sens le plus actif absorbant l’effet de l’autre, il n’en prend pas la médecine avec moins de dégoût; ce dégoût s’étend à toutes les sensations qui le frappent en même temps; à la présence de la plus faible, son imagination lui rappelle aussi l’autre; un parfum très suave n’est plus pour lui qu’une odeur dégoûtante; & c’est ainsi que nos indiscrètes précautions augmentent la somme des sensations déplaisantes aux dépens des agréables.
Il me reste à paler dans les livres suivants de la culture d’une espèce de sixième sens, appelé sens commun, moins parce qu’il est commun a tous les hommes, que parce qu’il résulte de l’usage bien réglé des autres sens, & qu’il nous instruit de la nature des choses par le concours de toutes leurs apparences. Ce sixième sens n’a point par conséquent d’organe particulier: il ne réside que dans le cerveau, & ses sensations, purement internes, s’appellent perceptions ou idées. C’est par le nombre de ces idées que se mesure l’étendue de nos connaissances: c’est leur netteté, leur clarté qui fait la justesse de l’esprit; c’est l’art de les comparer entre elles qu’on appelle raison humaine. Ainsi ce que j’appelois raison sensitive ou puérile consiste à former des idées simples parle concours de plusieurs sensations; et ce que j’appelle raison intellectuelle ou humaine consiste à former des idées complexes par le concours de plusieurs idées simples.
Supposant donc que ma méthode soit celle de la nature, & que je ne me sois pas trompé dans l’application, nous [253] avons amené notre élève, à travers les pays des sensations, jusqu’aux confins, de la raison puérile: le premier pas que nous allons faire au delà doit être un pas d’homme. Mais, avant d’entrer dans cette nouvelle carrière, jetons un moment les yeux sur celle que nous venons de parcourir. Chaque âge, chaque état de la vie a sa perfection convenable, sa sorte de maturité qui lui est propre. Nous avons souvent oui paler un homme fait; mais considérons un enfan fait: ce spectacle sera plus nouveau pour nous, & ne sera peut-être pas moins agréable.
L’existence des êtres finis est si pauvre & si bornée que, quand nous ne voyons que ce qui est, nous ne sommes jamais émus. Ce sont les chimères qui ornent les objets réels; & si l’imagination n’ajoute un charme à ce qui nous frappe, le stérile plaisir qu’on y prend se borne à l’organe, & laisse toujours le coeur froid. La terre, parée des trésors de l’automne, étale une richesse que l’oeil admire: mais cette admiration n’est point touchante; elle vient plus de la réflexion que du sentiment. Au printemps, la campagne presque nue n’est encore couverte de rien, les bois n’offrent point d’ombre, la verdure ne fait que de poindre, & le coeur est touché à son aspect. En voyant renaître ainsi la nature, on se sent ranimer soi-même; l’image du plaisir nous environne; ces compagnes de la volupté, ces douces larmes, toujours prêtes a se joindre a tout sentiment délicieux, sont déjà sur le bord de nos paupières; mais l’aspect des vendanges a beau être anime, vivant, agréable, on le voit toujours d’un oeil sec.
[254] Pourquoi cette différence? C’est qu’au spectacle du printemps l’imagination joint celui des saisons qui le doivent suivre; à ces tendres bourgeons que l’oeil aperçoit, elle ajoute les fleurs, les fruits, les ombrages, quelquefois les mystères qu’ils peuvent couvrir. Elle réunit en un point des temps qui doivent se succéder, & voit moins les objets comme ils seront que comme elle les désire, parce qu’il dépend d’elle de les choisir. En automne, au contraire, on n’a plus à voir que ce qui est. Si l’on veut arriver au printemps, l’hiver nous arrête, & l’imagination glacée expire sur la neige & sur les frimas.
Telle est la source du charme qu’on trouve a contempler une belle enfance préférablement à la perfection de l’âge mur. Quand est-ce que nous goûtons un vrai plaisir à voir un homme? c’est quand la mémoire de ses actions nous fait rétrograder sur sa vie, & le rajeunit, pour ainsi dire, à nos yeux. Si nous sommes réduits à le considérer tel qu’il est, ou à le supposer tel qu’il sera dans sa vieillesse, l’idée de la nature déclinante efface tout notre plaisir. Il n’y en a point à voir avancer un homme à grands pas vers sa tombe, & l’image de la mort enlaidit tout.
Mais quand je me figure un enfan de dix à douze ans, sain, vigoureux, bien formé pour son age il ne me fait pas naître une idée qui ne soit agréable, soit pour le présent, soit pour l’avenir: je le vois bouillant, vif, animé, sans souci rongeant, sans longue & pénible prévoyance, tout entier à son être actuel, & jouissant d’une plénitude de vie qui semble vouloir s’étendre hors de lui. Je le prévois dans un autre [255] âge, exerçant le sens, l’esprit, les forces, qui se développent en lui de jour en jour, & dont il donne à chaque instant de nouveaux indices; je le contemple enfant, & il me plaît; je l’imagine homme, & il me plaît davantage; son sang ardent semble réchauffer le mien; je crois vivre de sa vie, & sa vivacité me rajeunit.
L’heure sonne, quel changement! A l’instant son oeil se ternit, sa gaieté s’efface; adieu la joie, adieu les folâtres jeux. Un homme sévère & fâché le prend par la main, lui dit gravement: Allons, monsieur, & l’emmène. Dans la chambre ou ils entrent j’entrevois des livres. Des livres! quel triste ameublement pour son âge! Le pauvre enfan se laisse entraîner, tourne un oeil de regret sur tout ce qui l’environne, se tait, & part, les yeux gonflés de pleurs qu’il n’ose répandre, & le coeur gros de soupirs qu’il n’ose exhaler.
O toi qui n’as rien de pareil à craindre, toi pour qui nul temps de la vie n’est un temps de gêne & d’ennui, toi qui vois venir le jour sans inquiétude, la nuit sans impatience, & ne comptes les heures que par tes plaisirs, viens, mon heureux, mon aimable élève, nous consoler par ta présence du départ de cet infortuné; viens... Il arrive, & je sens à son approche un mouvement de joie que je lui vois partager. C’est son ami, son camarade, c’est le compagnon de ses jeux qu’il aborde; il est bien sûr, en me voyant, qu’il ne restera pas longtemps sans amusement; nous ne dépendons jamais l’un de l’autre, mais nous nous accordons toujours, & nous ne sommes avec personne aussi bien qu’ensemble.
[256] Sa figure, son port, sa contenance, annoncent l’assurance & le contentement; la santé brille sur son visage; ses pas affermis lui donnent un air de vigueur; son teint, délicat encore sans être fade, n’a rien d’une mollesse efféminée; l’air & le soleil y ont déjà mis l’empreinte honorable de son sexe; ses muscles, encore arrondis, commencent à marquer quelques traits d’une physionomie naissante; ses yeux, que le feu du sentiment n’aime point encore, ont au moins tout leur sérénité native,* [*Natia. J’emploie ce mot dans une acception italienne, faute de lui trouver un synonyme en français. Si j’ai tort, peu importe, pourvu qu’on m’entende.] de longs chagrins ne les ont point obscurcis, des pleurs sans fin n’ont point sillonne ses vivacité de son age, la fermeté de l’indépendance, l’expérience des exercices multipliés. Il a l’air ouverte & libre, mais non pas insolent ni vain: son visage, qu’on n’a pas collé sur des livres, ne tombe point sur son estomac; on n’a pas besoin de lui dire: Levez la tête; la honte ni la crainte ne la lui tirent jamais baisser.
Faisons-lui place au milieu de l’assemblée: messieurs, examinez-le, interrogez en toute confiance; ne craignez ni ses importunités, ni son babil, ni ses questions indiscrètes. N’ayez pas peur qu’il s’empare de vous, qu’il prétende vous occuper de lui seul, & que vous ne puissiez plus vous en défaire.
N’attendez pas non plus de lui des propos agréables, ni qu’il vous dise ce que je lui aurai dicté; n’en attendez [257] que la vérité naïve & simple, sans ornement, sans apprêt, sans vanité. Il vous dira le mal qu’il a fait ou celui qu’il pense, tout aussi librement que le bien, sans s’embarrasser en aucune sorte de l’effet que fera sur vous ce qu’il aura dit: il usera de la parole dans toute la simplicité de sa première institution.
L’on aime à bien augurer des enfants, & l’on a toujours regret à ce flux d’inepties qui vient presque toujours renverser les espérances qu’on voudroit tirer de quelque heureuse rencontre qui par hasard leur tombe sur la langue. Si le mien donne rarement de telles espérances, il ne donnera jamais ce regret; car il ne dit jamais un mot inutile, & ne s’épuise pas sur un babil qu’il sait qu’on n’écoute point. Ses idées sont bornées, mais nettes; s’il ne sait rien par coeur, il sait beaucoup par expérience; s’il lit moins bien qu’un autre enfan dans nos livres, il lit mieux dans celui de la nature; son esprit n’est pas dans sa langue, mais dans sa tête; il a moins de mémoire que de jugement; il ne sait parler qu’un langage, mais il entend ce qu’il dit; & s’il ne dit pas si bien que les autres disent, en revanche, il fait mieux qu’ils ne font.
Il ne sait ce que c’est que routine, usage, habitude; ce qu’il fit hier n’influe point sur ce qu’il fait aujourd’hui: * [*L’attroit de l’habitude vient de la paresse naturelle à l’homme, & cette paresse augmente en s’y livrant: on fait plus, aisément ce qu’on a déjà fait: la route étant frayée en devient plus facile à suivre. Aussi peut-on remarquer que l’empire de l’habitude est très grand sur les vieillards & sur les gens indolents, très petit sur la jeunesse & sur les gens vifs. Ce régime n’est bon qu’au âmes faibles, & les affaiblit davantage de jour en jour. La seule habitude utile aux enfants est de s’asservit sans peine à la nécessité des choses, & la seule habitude utile aux hommes est de s’asservir sans peine à la raison. Toute autre habitude est un vice.] il ne suit jamais de formule, ne cède point a l’autorité ni à [258] l’exemple, et n’agit ni ne parle que comme il lui convient. Ainsi n’attendez pas de lui des discours dictés ni des manières étudiées, mais toujours l’expression fidèle de ses idées & la conduite qui naît de ses penchants.
Vous lui trouvez un petit nombre de notions morales qui se rapportent à son état actuel, aucune sur l’état relatif les hommes: & de quoi lui serviraient-elles, puisqu’un enfan n’est pas encore un membre actif de la société? Parlez-lui de liberté, de propriété, de convention même; il peut en savoir jusque-là, il sait pourquoi ce qui est à lui est a lui, & pourquoi ce qui n’est pas a lui n’est pas à lui: passé cela, il ne sait plus rien. Partez-lui de devoir, d’obéissance, il ne sait ce que vous voulez dire; commandez-lui quelque chose, il ne vous entendra pas; mais dites-lui: Si vous me faisiez tel plaisir, je vous le rendrois dans l’occasion; à l’instant il s’empressera de vous complaire, car il ne demande pas mieux que d’étendre son domaine, & d’acquérir sur vous des droits qu’il sait être inviolables. Peut-être même n’est-il pas fâché de tenir une place, de faire nombre, d’être compté pour quelque chose; mais s’il a ce dernier motif, le voilà déjà sorti de la nature, & vous n’avez pas bien bouché d’avance toutes les portes de la vanité.
De son côté, s’il a besoin de quelque assistance, il la demandera indifféremment au premier qu’il rencontre; il la [259] demanderoit au roi comme à son laquois: tous les hommes sont encore égaux à ses yeux. Vous voyez, à l’air dont il prie, qu’il sent qu’on ne lui doit rien; il sait que ce qu’il demande est une grâce. Il sait aussi que l’humanité porte à en accorder. Ses expressions sont simples & laconiques. Sa voix, son regard, son geste sont d’un être également accoutumé à la complaisance et au refus. Ce n’est ni la rampante & servile soumission d’un esclave, ni l’impérieux accent d’un maître; c’est une modeste confiance en son semblable, c’est la noble & touchant douceur d’un être libre, mais sensible & faible, qui implore l’assistance d’un être libre, mais fort & bienfaisant. Si vous lui accordez ce qu’il vous demande, il ne vous remerciera pas, mais il sentira qu’il a contracta une dette. Si vous le lui refusez, il ne se plaindra point, il n’insistera point, il sait que cela seroit inutile. Il ne se dira point: On m’a refusé; mais il se dira: Cela ne pouvoit pas être; &, comme je l’ai déjà dit, on ne se mutine guère contre la nécessité bien reconnue.
Laissez-le seul en liberté, voyez-le agir sans lui rien dire; considérez ce qu’il fera et comment il s’y prendra. N’ayant pas besoin de se prouver qu’il est libre, il ne fait jamais rien par étourderie, & seulement pour faire un acte de pouvoir sur lui-même: ne sait-il pas qu’il est toujours maître de lui? Il est alerte, léger, dispos; ses mouvements ont toute la vivacité de son âge, mais vous n’en voyez pas un qui n’ait une fin. Quoi qu’il veuille faire, il n’entreprendra jamais rien qui soit au-dessus de ses forces, car il les a bien éprouvées & les connaît; ses moyens seront toujours appropriés à ses [260] desseins, & rarement il agira sans être assuré du succès. Il aura l’oeil attentif & judicieux: il n’ira pas niaisement interrogeant les autres sur tout ce qu’il voit; mais il l’examinera lui-même & se fatiguera pour trouver ce qu’il veut apprendre, avant de le demander. S’il tombe dans des embarras imprévus, il se troublera moins qu’un autre; s’il y a du risque, il s’effrayera moins aussi. Comme son imagination reste encore inactive, et qu’on n’a rien fait pour l’animer, il ne voit que ce qui est, n’estime les dangers que ce qu’ils valent, & garde toujours son sang-froid. La nécessité s’appesantit trop souvent sur lui pour qu’il regimbe encore contre elle; il en porte le joug dès sa naissance, l’y voilà bien accoutumé; il est toujours prêt à tout.
Qu’il s’occupe ou qu’il s’amuse, l’un & l’autre est égal pour lui; ses jeux sont ses occupations, il n’y sent point de différence. Il met à tout ce qu’il fait un intérêt qui fait rire & une liberté qui plaît, en montrant à la fois le tour de son esprit & la sphère de ses connaissances. N’est-ce pas le spectacle de cet âge, un spectacle charmant & doux, de voir un joli enfant, l’oeil vif & gai, l’air content & serein, la physionomie ouverte & riante, faire, en se jouant, les choses je, plus sérieuses, ou profondément occupé des plus frivoles amusements?
Voulez-vous à présent le juger par comparaison? Mêlez-le avec d’autres enfants, et laissez-le faire. Vous verrez bientôt lequel est le plus vraiment formé, lequel approche le mieux de la perfection de leur âge. Parmi les enfans de la ville, nul n’est plus adroit que lui, mais il est plus fort qu’aucun [261] autre. Parmi de jeunes paysans, il les égale en force & les passe en adresse. Dans tout ce qui est à portée de l’enfance, il juge, il raisonne, il prévoit mieux qu’eux tous. Est-il question d’agir, de courir, de sauter, d’ébranler des corps, d’enlever des masses, d’estimer des distances, d’inventer des jeux, d’emporter des prix? on diroit que la nature est à ses ordres, tant il sait aisément plier toute chose à ses volontés. Il est fait pour guider, pour gouverner ses égaux: le talent, l’expérience, lui tiennent lieu de droit et d’autorité. Donne-lui l’habit & le nom qu’il vous plaira, peu importe, il primera partout, il deviendra partout le chef des autres; ils sentiront toujours sa supériorité sur eux; sans vouloir commander il sera le maître; sans croire obéir, ils obéiront.
Il est parvenu à a maturité de l’enfance, il a vécu de la vie d’un enfant, il n’a point acheté sa perfection aux dépens de son bonheur; au contraire, ils ont concouru l’un à l’autre. En acquérant toute la raison de son âge., il a été heureux & libre autant que sa constitution lui permettoit de l’être. Si la fatale faux vient moissonner en lui la fleur de nos espérances, nous n’aurons point à pleurer à la fois sa vie & sa mort, nous n’aigrirons point nos douleurs du souvenir de celles que nous lui aurons causées; nous nous dirons: Au moins il a joui de son enfance; nous ne lui avons rien fait perdre de ce que la nature lui avoit donné.
Le grand inconvénient de cette première éducation est qu’elle n’est sensible qu’aux hommes clairvoyants, & que, ans un enfan élevé avec tant de soin, des yeux vulgaires [262] ne voient qu’un polisson. Un précepteur songe à son intérêt plus qu’à celui de son disciple; il s’attache à prouver qu’il ne perd pas son temps, & qu’il gagne bien l’argent qu’on lui donne; il le pourvoit d’un acquis de facile étalage et qu’on puisse montrer quand on veut; il n’importe que ce qu’on apprend soit utile, pourvu qu’il se voie aisément. Il accumule, sans choix, sans discernement, cent fatras dans sa] mémoire. Quand il s’agit d’examiner l’enfant, on lui fait déployer sa marchandise; il l’étale, on est content; puis il replie son ballot, & s’en va. Mon élève n’est pas si riche, il n’a point de ballot a déployer, il n’a rien a montrer que lui-même. Or un enfant, non plus qu’un homme ne se voit pas en un moment. Où sont les observateurs qui sachent saisir au premier coup d’oeil les traits qui le caractérisent? Il en est, mais il en est peu; & sur cent mille pères, il ne s’en trouvera pas un de ce nombre.
Les questions trop multipliées ennuient & rebutent tout le monde, a plus forte raison les enfants. Au bout de quelques minutes leur attention se lasse, ils n’écoutent plus ce qu’un obstine questionneur leur demande, & ne répondent plus qu’au hasard. Cette manière de les examiner est vaine & pédantesque; souvent un mot pris à la volée peint mieux leur sens & leur esprit que ne feraient de longs discours; mais il faut prendre garde que ce mot ne soit ni dicté ni fortuit. Il faut avoir beaucoup de jugement soi-même pour apprécier celui d’un enfant.
J’ai ouï raconter a feu milord Hyde qu’un de ses amis, revenu d’Italie après trois ans d’absence, voulut examiner [263] les progrès de son fils âgé de neuf à dix ans. Ils vont un soir se promener avec son gouverneur & lui dans une plaine où des écoliers s’amusaient à guider des cerfs-volants. Le père en passant dit à son fils: Où est le cerf-volant dont voilà l’ombre? Sans hésiter, sans lever la tête, l’enfant dit: Sur le chemin. Et en effet, ajoutoit milord Hyde, le grand chemin étoit entre le soleil & nous. Le père, à ce mot, embrasse son fils, &, finissant là son examen, s’en va sans rien dire. Le lendemain il envoya au gouverneur l’acte d’une pension viagère outre ses appointements.
Quel homme que ce père-là! & quel fils lui étoit promis! La question est précisément de l’âge: la réponse est bien simple; mais voyez quelle netteté de judiciaire enfantine elle suppose! C’est ainsi que l’élève d’Aristote apprivoisait ce coursier célèbre qu’aucun écuyer n’avoit pu dompter.
Fin du Livre deuxieme.
FIN.