JEAN JACQUES ROUSSEAU
ÉMILE
OU
DE L’ÉDUCATION
LIVRE QUATRIÈME
Que nous passons rapidement sur cette terre! le premier quart de la vie est écoulé avant qu’on en connaisse sage; le dernier quart s’écoule encore après qu’on a cessé d’en jouir. D’abord nous ne savons point vivre; bientôt nous ne le pouvons plus; et, dans l’intervalle qui sépare ces deux extrémités inutiles, les trois quarts du temps qui nous reste sont consumes par le sommeil, par le travail, par la douleur, par la contrainte, par les peines toute espèce. La vie est courte, moins par le peu de temps, qu’elle dure, que parce que de ce peu de temps, nous n’en avons presque point pour la goûter. L’instant la mort a beau être éloigné de celui de la naissance, la vie est toujours trop courte quand cet espace est mal rempli.
Nous naissons, pour ainsi dire, en deux fois: l’une pour exister, & l’autre pour vivre; l’une pour l’espèce, l’autre pour le sexe. Ceux qui regardent la femme comme homme imparfoit ont tort sans doute: mais l’analogie extérieure est pour eux. Jusqu’à l’âge nubile, les enfants deux sexes [358] n’ont rien d apparent qui les distingue; même visage, même figure, même teint, même voix, tout égal: les filles sont des enfants, les garçons sont des enfants; le même nom suffit à des êtres si semblables. Les mâles en qui l’on empêche le développement ultérieur du gardent cette conformité toute leur vie; ils sont toujours de grands enfants, & les femmes, ne perdant point cette même conformité, semblent, à bien des égards, ne jamais être autre chose.
Mais l’homme, en général, n’est pas fait pour rester toujours dans l’enfance. Il en sort au tems prescrit par la nature; & ce moment de crise, bien qu’assez court, a de longes influences.
Comme le mugissement de la mer précède de loin la tempête, cette orageuse révolution s’annonce par le murmure des passions naissantes; une fermentation sourde avertit de l’approche du danger. Un changement l’humeur, des emportements fréquents, une continuelle agitation d’esprit, rendent l’enfant presque indisciplinable. Il devient sourd à la voix qui le rendoit docile; c’est un lion dans sa fièvre; il méconnaît son guide, il ne veut plus être gouverné.
Aux signes moraux d’une humeur qui s’altère se joignent des changements sensibles dans la figure. Sa physionomie se développe & s’empreint d’un caractère; & doux qui croit au bas ses joues brunit & prend de la consistance. Sa voix mue, ou plutôt il la perd: il n’est ni enfant ni homme & ne peut prendre le ton d’aucun des deux. Ses yeux, ces organes de l’âme, qui n’ont rien dit jusqu’ici, trouvent un langage & de l’expression; un feu [359] naissant les anime, leurs regards plus vifs ont encore une sainte innocence, mais ils n’ont plus leur première imbécillité: il sent déjà qu’ils peuvent trop dire, il commence à savoir les baisser & rougir; il devient sensible, avant de savoir ce qu’il sent; il est inquiet sans raison de l’être. Tout cela peut venir lentement & vous laisser du tems encore: mais si sa vivacité se rend trop impatiente, si son emportement se change en fureur, s’il s’irrite & s’attenant d’un instant à l’autre, s’il verse des pleurs sans sujet, si, près des objets qui commencent à devenir dangereux pour lui son pouls s’élève & son oeil s’enflamme, si la main d’une femme se posant sur la sienne le fait frissonner, s’il se trouble ou s’intimide auprès d’elle; Ulysse, ô sage Ulysse, prends garde à toi; les outres que tu fermois avec tant de soin sont ouvertes; les vents sont déjà déchaînés; ne quitte plus un moment le gouvernail, ou tout est perdu.
C’est ici la seconde naissance dont j’ai parlé; c’est ici que l’homme naît véritablement à la vie, & que rien d’humain n’est étranger à lui. Jusqu’ici nos soins n’ont été que des jeux d’enfant; ils ne prennent qu’à présent une véritable importance. Cette époque, où finissent les éducations ordinaires, est proprement celle où la nôtre doit commencer; mais, pour bien exposer ce nouveau plan, reprenons de plus haut l’état des choses qui s’y rapportent.
Nos passions sont les principaux instruments notre conservation: c’est donc une entreprise aussi vaine que ridicule de vouloir les détruire; c’est contrôler la nature c’est réformer l’ouvrage de Dieu. Si Dieu disoit à l’homme d’anéantir [360] les passions qu’il lui donne, Dieu voudroit & ne voudroit pas; il se contrediroit lui-même. jamais il n’a donné cet ordre insensé, rien de pareil n’est écrit dans le coeur humain; & ce que Dieu veut qu’un homme fasse, il ne le lui fait pas dire par un autre homme, il le lui dit lui même, il l’écrit au fond de son coeur.
Or je trouverois celui qui voudroit empêcher les passions de naître presque aussi fou que celui qui voudroit les anéantir; & ceux qui croiroientque tel a été mon projet jusqu’ici m’auroientsûrement fort mal entendu.
Mais raisonnerait-on bien, si, de ce qu’il est dans la nature de l’homme d’avoir des passions, on alloit conclure que toutes les passions que nous sentons en nous et que nous oyons dans les autres sont naturelles? Leur source est naturelle, il est vrai; mais mille ruisseaux étrangers l’ont grossie; c’est un grand fleuve qui s’accroît sans cesse, & ans lequel on retrouveroit à peine quelques gouttes de es premières eaux. Nos passions naturelles sont très ornées; elles sont les instruments de notre liberté, elles tendent à nous conserver. Toutes celles qui nous subjuguent & nous détruisent nous viennent d’ailleurs; la nature ne nous les donne pas, nous nous les approprions à son préjudice.
La source de nos passions, l’origine & le principe de toutes les autres, la seule qui naît avec l’homme & ne le quitte jamais tant qu’il vit, est l’amour de soi: passion primitive, innée, antérieure à toute autre, & dont toutes les autres ne sont, en un sens, que des modifications. En sens, toutes, si l’on veut, sont naturelles. Mais la plupart de [361] ces modifications ont des causes étrangères sans lesquelles n’auraient jamais lieu; & ces mêmes modifications loin de nous être avantageuses, nous sont nuisibles; elles changent le premier objet & vont contre leur principe: c’est alors que l’homme se trouve hors de la nature, & se & en contradiction avec soi.
L’amour de soi-même est toujours bon, & toujours conforme à l’ordre. Chacun étant chargé spécialement de sa propre conservation, le premier & le plus important de ses soins est & doit être d y veiller sans cesse: & comment y veillerait-il ainsi, s’il n’y prenoit le plus grand intérêt?
Il faut donc que’nous nous aimions pour nous conserver, il faut que nous nous aimions plus que toute chose par une suite immédiate du même sentiment, nous aimons ce qui nous conserve. Tout enfant s’attache à sa nourrice: Romulus devait s’attacher à la louve qui l’avoit allaite. D’abord cet attachement est purement machinal. Ce qui favorise le bien-être d’un individu l’attire; ce qui lui le repousse: ce n’est là qu’un instinct aveugle. Ce qui transforme cet instinct en sentiment, l’attachement en amour, l’aversion en haine, c’est l’intention manifestée de nous nuire ou de nous être utile. On ne se passionne pas pour les êtres insensibles qui ne suivent que l’impulsion qu’on leur donne; mais ceux dont on attend du bien ou du mal par leur disposition intérieure, par leur volonté, ceux que nous voyons agir librement pour ou contre, nous inspirent des sentiments semblables à ceux qu’ils nous montrent. Ce qui nous sert, on le cherche; mais ce qui nous veut servir, on l’aime; ce [362] qui nous nuit, on le fuit; mais ce qui nous veut nuire, on le hait..
Le premier sentiment d’un enfant est de s’aimer lui-même; & le second, qui dérive du premier, est d’aimer ceux qui l’approchent; car, clans l’état de faiblesse ou il est, il ne connaît personne que par l’assistance & les soins qu’il reçoit. D’abord l’attachement qu’il a pour sa nourrice & sa gouvernante n’est qu’habitude. Il les cherche, parce qu’il a besoin d’elles & qu’il se trouve bien du de les avoir; c’est plutôt connoissance que bienveillance. Il lui faut beaucoup de temps? pour comprendre que non seulement elles lui sont utiles, mais qu’elles veulent l’être; et c’est alors qu’il commence à les aimer.
Un enfant est donc naturellement enclin à la bienveillance, parce qu’il voit que tout ce qui l’approche est porte à l’assister, & qu’il prend de cette observation l’habitude d’un sentiment favorable à son espèce; mais, à mesure qu’il étend ses relations, ses besoins, ses dépendances actives ou passives, le sentiment de ses rapports à autrui s’éveille, & produit celui des devoirs & des préférences. Alors l’enfant devient impérieux, jaloux, trompeur, vindicatif. Si on le plie à l’obéissance, ne voyant point l’utilité de ce qu’on lui commande, il l’attribue au caprice, à l’intention de le tourmenter, & il se mutine. Si on lui obéit à lui-même, aussitôt que quelque chose lui résiste, il y voit une rébellion, une intention de lui résister; il bat la chaise ou la table pour voir désobéi. L’amour de sol, qui ne regarde qu’à nous, est content quand nos vrais besoins sont satisfaits; mais l’amour-propre, qui se [363] compare, n est jamais content & ne sauroit l’être, parce que ce sentiment, en nous préférant aux autres, que les autres nous préfèrent à eux; ce qui est impossible. Voilà comment les passions douces & affectueuses naissent de l’amour de soi, & comment les passions haineuses & irascibles naissent l’amour-propre. Ainsi, ce qui rend l’homme essentiellement bon est d’avoir peu de besoins, & de peu se comparer aux autres; ce qui le rend essentiellement méchant est d’avoir beaucoup de besoins, & de tenir beaucoup à l’opinion. Sur ce principe il est aisé de voir comment on peut: dirige au bien ou au mal toutes les passions des enfants & de hommes. Il est vrai que, ne pouvant vivre toujours seuls, ils vivront difficilement toujours bons: cette difficulté même augmentera nécessairement avec leurs relations; & c’est en ceci surtout que les dangers de la société nous rendent l’art & les soins plus indispensables pour prévenir dans le coeur humain la dépravation qui naît de ses nouveau besoins.
L’étude convenable à l’homme est celle de ses rapports. Tant qu’il ne se connaît que par son être physique, il doit s’étudier par ses rapports avec les choses: c’est l’emploi de son enfance; quand il commence à sentir son être moral, il doit s’étudier par ses rapports avec les hommes: c’est l’emploi de sa vie entière, à commencer au point où nous voilà parvenus.
Sitôt que l’homme a besoin d’une compagne, il n’est plus un être isolé, son coeur n’est plus seul. Toutes ses relations avec son espèce, toutes les affections de son âme naissent [364] avec celle-là. Sa première passion fait bientôt fermenter les autres.
Le penchant de l’instinct est indéterminé. Un sexe est attiré vers l’autre: voilà le mouvement de la nature. Le choix, les préférences, l’attachement personnel, sont l’ouvrage des lumières, des préjugés, de l’habitude il faut du tems & des connaissances pour nous rendre capables d’amour: on n’aime qu’après avoir jugé, on ne préfère qu’après avoir comparé. Ces jugements se font sans qu’ons’en aperçoive, mais ils n’en sont pas moins réels. Le véritable amour, quoi qu’on en dise, sera toujours honoré des hommes: car, bien que ses emportements nous égarent, bien qu’il n’exclue pas du coeur qui le sent des qualités odieuses, & même qu’il en produise, il en suppose pourtant toujours d’estimables, sans lesquelles on seroit hors d’état de le sentir. Ce choix qu’on met en opposition avec la raison nous vient d’elle. On a fait l’amour aveugle, parce qu’il a de meilleurs yeux que nous, & qu’il voit des rapports que nous ne pouvons apercevoir. Pour qui n’aurait nulle idée de mérite ni de beauté, toute femme seroit également bonne, & la première venue seroit toujours la plus aimable. Loin que l’amour vienne de la nature, il est la règle & le frein de ses penchants: c’est par lui qu’excepté l’objet aimé, un sexe n’est plus rien pour l’autre.
La préférence qu’on accorde, on veut l’obtenir; l’amour doit être réciproque. Pour être aimé, il faut se rendre aimable; pour être préféré, il faut se rendre plus aimable qu’un autre, plus aimable que tout autre, au moins aux yeux de [365] l’objet aime. De là les premiers regards sur ses semblables; de la les premières comparaisons avec eux, de là l’émulation, les rivalités, la jalousie. Un coeur plein d’un sentiment qui déborde aime à s’épancher: du besoin d’une maîtresse naît bientôt celui d’un ami. Celui qui sent combien il est doux d’être aimé voudrait l’être de tout le monde, & tous ne sauroientvouloir des préférences, qu’il n’y ait beaucoup de mécontents. Avec l’amour & l’amitié naissent les dissensions, l’inimitié, la haine. Du sein de tant de passions diverses je vois l’opinion s’élever un trône inébranlable, & les stupides mortels, asservis à son empire, ne fonder leur propre existence que sur les jugements d’autrui.
Étendez ces idées, & vous verrez d’où vient à notre amour-propre la forme que nous lui croyons naturelle; & comment l’amour de soi, cessant d’être un sentiment absolu, devient orgueil dans les grandes âmes, vanité dans les petites, & dans toutes se nourrit sans cesse aux dépens du prochain. L’espèce de ces passions, n’ayant point son germe dans le coeur des enfants, n’y peut naître d’elle-même; c’est nous seuls qui l’y portons, & jamais elles n’y prennent racine que par notre faute; mais il n’en est plus ainsi du coeur du jeune homme: quoi que nous puissions faire, elles y naîtront malgré nous. Il est donc tems de changer de méthode.
Commençons par quelques réflexions importantes sur l’état critique dont il s’agit ici. Le passage de l’enfance à la puberté n’est pas tellement déterminé par la nature qu’il ne varie dans les individus selon les tempéraments, & dans les peu les selon les climats. Tout le monde sait les distinctions observées [366] sur ce point entre les pays chauds & les pays froids, & chacun voit que les tempéraments ardents sont formés plus tôt que les autres: mais on peut se tromper sur les causes, et souvent attribuer au physique ce qu’i faut imputer au moral; c’est un des abus les plus fréquents de la philosophie de notre siècle. Les instructions de la nature sont tardives & lentes; celles des hommes sont presque toujours prématurées. Dans le premier cas, les sens éveillent l’imagination; dans le second, l’imagination éveillent l’imagination; dans le second, l’imagination éveille les sens; elle leur donne une activité précoce qui ne peut manquer d’énerver, d’affaiblir d’abord les individus, puis l’espèce même à la longue. Une observation plus générale & plus sûre que celle de l’effet des climats est que la puberté & la puissance du sexe est toujours plus hâtive chez les peuples instruits & policés que chez les peuples ignorants & barbares.* [* Dans les villes, dit M. de Buffon, & chez les gens aisés, les enfants, accoutumés à des nourritures abondantes & succulentes, arrivent plus tôt à cet état; à la campagne et dans le pauvre peuple, les enfants sont plus tardifs, parce qu’ils sont mal & trop peu nourris; il leur faut deux ou trois années de plus. " (Hist. nat., t. IV, P. 238, in-12.) J’admets l’observation, mais non l’explication, puisque, dans le pays où le villageois se nourrit très bien & mange beaucoup, comme dans le Valais, & même en certains cantons montueux de l’Italie, comme le Frioul, l’âge de puberté dans les deux sexes est également plus tardif qu’au sein des villes, où, pour satisfaire la vanité, l’on met souvent dans le manger une extrême parcimonie, & où la plupart font, comme dit le proverbe, habits de velours & ventre de son. On est étonné, dans ces montagnes, de voir de grands garçons forts comme des hommes avoir encore la voix aiguë & le menton sans barbe, & de grandes filles, d’ailleurs très formées, n’avoir aucun signe périodique de leur sexe. Différence qui me paraît venir uniquement de ce que, dans la simplicité de leurs moeurs, leur imagination, plus longtemps paisible & calme, fait plus tard fermenter leur sang, & rend leur tempérament moins précoce] Les enfants ont une sagacité singulière pour démêler à travers toutes les singeries de la décence les mauvaises moeurs qu’elle couvre. Le langage épuré qu’on leur dicte, les leçons d’honnêteté qu’on leur donne, le voile du mystère qu’on affecte de tendre devant leurs yeux, sont autant d’aiguillons à leur curiosité. A la manière dont [367] on s’y prend, il est clair que ce qu’on feint de leur cacher n’est que pour le leur apprendre; & c’est, de toutes les instructions qu’on leur donne, celle qui leur profite le mieux.
Consultez l’expérience, vous comprendrez à quel point cette méthode insensée accélère l’ouvrage de la nature & ruine le tempérament. C’est ici l’une des principales causes qui font dégénérer les races clans les villes. Les jeunes gens, épuisés de bonne heure, restent petits, faibles, mal faits, vieillissent au lieu de grandir, comme la vigne à qui l’on fait porter du fruit au printemps languit et meurt avant l’automne.
Il faut avoir vécu chez des peuples grossiers & simples pour connoître jusqu’à quel age une heureuse ignorance y l’innocence des enfants. C’est un spectacle à la fois touchent & risible d’y voir les deux sexes, livrés à la sécurité de leurs coeurs, prolonger dans la fleur de l’âge & de la beauté les jeux naïfs de l’enfance, et montrer par leur familiarité même la pureté de leurs plaisirs. Quand enfin cette aimable jeunesse vient à se marier, les deux époux, se [368] donnant mutuellement les prémices de leur personne, en sont plus chers l’un à l’autre; des multitudes d’enfants, sains & robustes, deviennent le gage d’une union que rien n’altère, & le fruit de la sagesse de leurs premiers ans.
Si l’âge où l’homme acquiert la conscience de son sexe diffère autant par l’effet de l’éducation que par l’action de la nature, il suit de là qu’on peut accélérer et retarder cet âge selon la manière dont on élèvera les enfants; & si le corps gagne ou perd de la consistance à mesure qu’on retarde ou qu on accélère ce progrès, il suit aussi que, plus on s’applique à le retarder, plus un jeune homme acquiert de vigueur & de force. Je ne parle encore que des effets purement physiques: on verra bientôt qu’ils ne se bornent pas là.
De ces réflexions je tire la solution de cette question si souvent agitée, s’il convient d’éclairer les enfants de bonne heure sur les objets de leur curiosité, ou s’il vaut mieux leur donner le change par de modestes erreurs. Je pense qu’il ne faut faire ni l’un ni l’autre. Premièrement, cette curiosité ne leur vient point sans qu’on y ait donné lieu. Il faut donc faire en sorte qu’ils ne l’aient pas. En second lieu, des questions qu’on n’est pas forcé de résoudre n’exigent point qu’on trompe celui qui les fait: il vaut mieux lui imposer silence que de lui répondre en mentant. Il sera peu surpris de cette loi, si l’on a pris soin de l’y asservir dans les choses indifférentes. Enfin, si l’on prend le parti de répondre, que ce soit avec la plus grande simplicité, sans mystère, sans embarras, sans sourire. Il y a beaucoup moins [369] de danger à satisfaire la curiosité de l’enfant qu’à l’exciter.
Que vos réponses soient toujours graves, courtes, décidées, & sans jamais paraître hésiter. Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’elles doivent être vraies. On ne peut apprendre aux enfants le danger de mentir aux hommes, sans sentir, de la part des hommes, le danger plus grand de mentir aux enfants. Un seul mensonge avéré du maître à l’élève ruineroit à jamais tout le fruit de l’éducation.
Une ignorance absolue sur certaines matières est peut-être ce qui conviendroit le mieux aux enfants: mais qu’ils apprennent de bonne heure ce qu’il est impossible de leur cacher toujours. Il faut, ou que leur curiosité ne s’éveillé en aucune manière, ou qu’elle soit satisfaite avant l’âge où elle n’est plus sans danger. Votre conduite avec votre élève dépend beaucoup en ceci de sa situation particulière, des sociétés qui l’environnent, des circonstances où l’on prévoit qu’il pourra se trouver, etc. Il importe ici de ne rien donner au hasard; & si vous n’êtes pas sûr de lui faire ignorer jusqu’à seize ans la différence des sexes, ayez soin qu’il l’apprenne avant dix.
Je n’aime point qu’on affecte avec les enfants un langage trop épuré, ni qu’on fasse de longs détours, dont ils s’aperçoivent, pour éviter de donner aux choses leur véritable nom. Les bonnes moeurs, en ces matières, ont toujours beaucoup de simplicité; mais des imaginations souillées par le vice rendent l’oreille délicate, et forcent de raffiner sans cesse sur les expressions. Les termes grossiers sont sans conséquence; ce sont les idées lascives qu’il faut écarter.
[370] Quoique la pudeur soit naturelle a l’espèce humaine, naturellement les enfants n’en ont point. La pudeur ne naît qu’avec la connoissance du mal: & comment les enfants, qui n’ont ai ne doivent avoir cette connaissance, auraient-ils le sentiment qui en est l’effet? Leur donner des leçons de pudeur & d’honnêteté, c’est leur apprendre qu’il y a des choses honteuses & déshonnêtes, c’est leur donner un désir secret de connoître ces choses-là. Tôt ou tard ils en viennent à bout, & la première étincelle qui touche à l’imagination accélère à coup sûr l’embrasement des sens. Quiconque rougit est déjà coupable; la vraie innocence n’a honte de rien.
Les enfants n’ont pas les mêmes désirs que les hommes; mais, sujets comme eux à la malpropreté qui blesse les sens, ils peuvent de ce seul assujettissement recevoir les mêmes leçons de bienséance. Suivez l’esprit de la nature, qui, plaçant dans les mêmes lieux les organes des plaisirs secrets & ceux des besoins dégoûtants, nous inspire les mêmes soins à différents âges, tantôt par une idée & tantôt par une autre; à l’homme par la modestie, à l’enfant par la propreté.
Je ne vois qu’un bon moyen de conserver aux enfants leur innocence; c’est que tous ceux qui les entourent la respectent & l’aiment. Sans cela, toute la retenue dont on tâche d’user avec eux se dément tôt ou tard; un sourire, un clin d’oeil un geste échappé, leur disent tout ce qu’on cherche à leur taire; il leur suffit, pour l’apprendre, de voir qu’on le leur a voulu cacher. La délicatesse de tours et d’expressions dont se servent entre eux les gens polis, supposant [371] des lumières que les enfants ne doivent pas avoir, est tout à fait déplacée avec eux; mais quand on honore vraiment leur simplicité, l’on prend aisément, en leur parlant, celle des termes qui leur conviennent. Il y a une certaine naïveté de langage qui sied & qui plaît à l’innocence: voilà le vrai ton qui détourne un enfant d’une dangereuse curiosité. En lui perlant simplement de tout, on ne lui laisse pas soupçonner qu’il reste rien de plus à lui dire. En joignant aux mots grossiers les idées déplaisantes qui leur conviennent, on étouffe le premier feu de l’imagination: on ne lui défend as de prononcer ces mots & d’avoir ces idées; mais on lui donne, sans qu’il y songé, de la répugnance à les rappeler. & combien d’embarras cette liberté naïve ne sauve-t-elle point à ceux qui, la tirant de leur propre coeur, disent toujours ce qu’il faut dire, & le disent toujours comme ils l’ont senti!
Comment se font les enfants? Question embarrassante qui vient assez naturellement aux enfants, & dont la réponse indiscrète ou prudente décide quelquefois de leurs moeurs & de leur santé pour toute leur vie. La manière la plus courte qu’une mère imagine pour s’en débarrasser sans tromper son fils, est de lui imposer silence. Cela seroit bon, si on l’y eût accoutumé de longue main dans des questions indifférentes, & qu’il ne soupçonnât pas du mystère à ce nouveau ton. Mais rarement elle s’en tient là. C’est le secret des gens mariés, lui dira-t-elle; de petits garçons ne doivent point être si mieux. Voilà qui est fort bien pour tirer d’embarras la mère: mais qu’elle sache que, piqué de cet air de mépris, [372] le petit garçon n’aura pas un moment de repos qu’il n’ait appris le secret des gens mariés, & qu’il ne tardera pas de l’apprendre.
Qu’on me permette de rapporter une réponse bien différente que j’ai entendu faire a la même question, & qui me frappa d’autant plus, qu’elle partoit ne femme aussi modeste dans ses discours que dans ses manières, mais qui savoit au besoin fouler aux pieds, pour le bien de son fils & pour la vertu, la fausse crainte du blâme et les vains propos des plaisants. Il n’y avoit pas longtemps que l’enfant avoit jeté par les urines une petite pierre: qui lui avoit déchiré l’urètre; mais le mal passé était oublié. Maman, dit le petit étourdi, comment se font les enfants? - Mon fils, répond la mère sans hésiter, les femmes les pissent avec des douleurs qui leur coûtent quelquefois la vie. Que les fous rient, & que les sots soient scandalisés: mais que les sages cherchent si jamais ils trouveront une réponse plus judicieuse et qui aide mieux à ses fins.
D’abord l’idée d’un besoin naturel & connu de l’enfant détourne celle d’une opération mystérieuse. Les idées accessoires de la douleur & de la mort couvrent celle-là d’un voile de tristesse qui amortit l’imagination & réprime la curiosité; tout porte l’esprit sur les suites de l’accouchement, & non pas sur ses causes. Les infirmités de la nature humaine, des objets dégoûtants, des images de souffrance, voilà les éclaircissements où mène cette réponse, si la répugnance qu’elle inspire permet à l’enfant de les demander. Par où l’inquiétude des désirs aura-t-elle occasion de naître dans des [373] entretiens ainsi dirigés? & cependant vous voyez que la vérité n’a point été altérée, & qu’on n’a point eu besoin d’abuser son élève au lieu de l’instruire.
Vos enfants lisent; ils prennent dans leurs lectures des connaissances qu’ils n’auroientpas s’ils n’avoientpoint lu. S’ils étudient, l’imagination s’allume et s’aiguise dans le silence du cabinet. S’ils vivent dans le monde, ils entendent un jargon bizarre, ils voient des exemples dont ils sont frappés: on leur a si bien persuadé qu’ils étoienthommes, que dans tout ce que font les hommes en leur présence, ils cherchent aussitôt comment cela peut leur convenir: il faut bien que les actions d’autrui leur servent de modèle, quand les jugements d’autrui leur servent de loi. Des domestiques qu’on fait dépendre d’eux, par conséquent intéressés à leur plaire, leur font leur cour aux dépens des bonnes moeurs; des gouvernantes rieuses leur tiennent à quatre ans des propos que la plus effrontée n’oseroit leur tenir à quinze. Bientôt elles oublient ce qu’elles ont dit; mais ils n’oublient pas ce qu’ils ont entendu. Les entretiens polissons préparent les moeurs libertines: le laquais fripon rend l’enfant débauché; & le secret de l’un sert de garant à celui de l’autre.
L’enfant élevé selon son âge est seul. Il ne connaît d’attachements que ceux de l’habitude; il aime sa soeur comme sa montre, & son ami comme son chien. Il ne se sent d’aucun sexe, d’aucune espace: l’homme & la femme lui sont également ne rapporte à lui rien de ce qu’ils font ni de ce qu’il sent: il ne le voit ni ne l’entend, ou n’y fait nulle attention; leurs discours ne l’intéressent pas plus que leurs [374] exemples: tout cela n’est point fait pour lui. Ce n’est pas une erreur artificieuse qu’on lui donne par cette méthode, c’est l’ignorance de la nature. Le temps vient où la même nature prend soin d’éclairer son élève; & c’est alors seulement qu’elle l’a mis en état de profiter sans risque des leçons qu’elle lui donne. Voilà le principe: le détail des règles n’est pas de mon sujet; & les moyens que je propose en vue d’autres objets servent encore d’exemple pour celui-ci.
Voulez-vous mettre l’ordre & la règle dans les passions naissantes, étendez l’espace durant lequel elles se développent, afin qu’elles aient le tems de s’arranger à mesure qu’elles naissent. Alors ce n’est pas l’homme qui les ordonne, c’est la nature elle-même; votre soin n’est que de la laisser arranger son travail. Si votre élève étoit seul, vous n’auriez rien à faire; mais tout ce qui l’environne enflamme son imagination. Le torrent des préjugés l’entraîne: pour le retenir, il faut le pousser en sens contraire. Il faut que le sentiment enchaîne l’imagination, et que la raison fasse taire l’opinion des hommes. La source de toutes les passions est la sensibilité, l’imagination détermine leur pente. Tout être qui sent ses rapports doit être affecte quand ces rapports s’altèrent & j’il en imagine ou qu’il en croit imaginer de plus convenables à sa nature. Ce sont les erreurs l’imagination qui transforment en vices les passions de tous les êtres bornés, même des anges, s’ils en ont; car il faudroit qu’ils connussent la nature de tous les êtres, pour savoir quels rapports conviennent le mieux à la leur.
Voici donc le sommaire de toute la sagesse humaine dans [375] l’usage des passions: 1. sentir les vrais rapports de l’homme tant dans l’espèce que dans l’individu; 2. ordonner toutes les affections de l’âme selon ces rapports.
Mais l’homme est-il maître d’ordonner ses affections selon tels ou tels rapports? Sans doute, s’il est maître de diriger son imagination sur tel ou tel objet, ou de lui donner telle ou telle habitude. D’ailleurs, il s’agit moins ici de ce qu’un homme peut faire sur lui-même que de ce que nous pouvons faire sur notre élève par le choix des circonstances où nous le plaçons. Exposer les moyens propres à maintenir dans l’ordre de la nature, c’est dire assez comment il en peut sortir.
Tant que sa sensibilité reste bornée à son individu, il n’y a rien de moral dans ses actions; ce n’est que quand elle commence à s’étendre hors de lui, qu’il prend d’abord les sentiments, ensuite les notions du bien & du mal, qui le constituent véritablement homme & partie intégrante de son espèce. C’est donc à ce premier point qu’il faut d’abord fixer nos observations.
Elles sont difficiles en ce que, pour les faire, il faut rejeter les exemples qui sont sous nos yeux, & chercher ceux où les développements successifs se font selon l’ordre de la nature.
Un enfant façonné, poli, civilisé, qui n’attend que la puissance de mettre en œuvre les instructions prématurées qu’il a reçues, ne se trompe jamais sur le moment où cette puissance lui survient. Loin de l’attendre, il l’accélère, il donne à son sang une fermentation précoce, il sait quel doit être [376] l’objet de ses désirs, longtemps même avant qu’il les éprouve. Ce n’est pas la nature qui l’excite, c’est lui qui la force: elle n’a plus rien à lui apprendre, en le faisant homme; il l’étoit par la pensée longtemps avant de l’être en effet.
La véritable marche de la nature est plus graduelle & plus lente. Peu à peu le sang s’enflamme, les esprits s’élaborent, le tempérament se forme. Le sage ouvrier qui dirige la fabrique a soin de perfectionner tous ses instruments avant de les mettre en oeuvre: une longue inquiétude précède les premiers désirs, une longue ignorance leur donne le change; on désire sans savoir quoi. Le sang fermente et s’agite; une surabondance de vie cherche a s’étendre au dehors. L’oeil s’anime et parcourt les autres êtres, on commence à prendre intérêt à ceux qui nous environnent, on commence à sentir qu’on n’est pas fait pour vivre seul: c’est ainsi que le coeur s’ouvre aux affections humaines, & devient capable d’attachement. Le premier sentiment dont un jeune homme élevé soigneusement est susceptible n’est pas l’amour, c’est l’amitié.
Le premier acte de son imagination naissante est de lui apprendre qu’il a des semblables, & l’espèce l’affecte avant le sexe. Voilà donc un autre avantage de l’innocence prolongée: c’est de profiter de la sensibilité naissante pour jeter dans le coeur du jeune adolescent les premières semences de l’humanité: avantage d’autant plus précieux que c’est le seul tems de la vie où les mêmes soins puissent avoir un vrai succès.
J’ai toujours vu que les jeunes gens corrompus de bonne heure, & livrés aux femmes & à la débauche, étoient[377] inhumains & cruels; la fougue du tempérament les rendoit impatients, vindicatifs, furieux; leur imagination, pleine d’un seul objet, se refusoit à tout le reste; ils ne connaissoientni pitié ni miséricorde; ils auraient sacrifié père, mère, & l’univers entier au moindre de leurs plaisirs. Au contraire, un jeune homme élevé dans une heureuse simplicité est porté par les premiers mouvements de la nature vers les passions tendres & affectueuses: son coeur compatissant s’émeut sur les peines de ses semblables; il tressaille d’aise quand il revoit son camarade, ses bras savent trouver des étreintes caressantes, ses yeux savent verser des larmes d’attendrissement; il est sensible à la honte de déplaire, au regret d’avoir offensé. Si l’ardeur d’un sang qui s’enflamme le rend vif, emporté, colère, on voit e moment d’après toute la bonite de son coeur dans l’effusion de son repentir; il pleure, il gémit sur la blessure qu’il a faite; il voudrait au prix de son sang racheter celui qu’il a versé; tout son emportement s’éteint, toute sa fierté s’humilie devant le sentiment de sa faute. Est-il offensé lui-même: au fort de sa fureur, une excuse, un mot le désarme; il pardonne les torts d’autrui d’aussi bon coeur qu’il répare ces siens. L’adolescence n’est l’âge ni de la vengeance ni de la haine; elle est celui de la commisération, de la clémence, de la générosité. Oui, je le soutiens & e crains point d’être démenti par l’expérience, un enfant qui n’est pas mal né, & qui a conservé jusqu’à vingt ans son innocence, est à cet âge le plus généreux, le meilleur, le plus aimant & le plus aimable des hommes. On ne vous a jamais rien dit de semblable; je le crois bien; [378] vos philosophes, élevés dans toute la corruption des collèges, n’ont garde de savoir cela.
C’est la faiblesse de l’homme qui le rend sociable; ce sont nos misères communes qui portent nos coeurs à l’humanité: nous ne lui devrions rien si nous n’étions pas hommes. Tout attachement est un signe d’insuffisance: si chacun de nous n’avait nul besoin des autres, il ne songeroit guère à s’unir à eux. Ainsi de notre infirmité même naît notre frêle bonheur. Un être vraiment heureux est un être solitaire; Dieu seul jouit d’un bonheur absolu; mais qui de nous en a l’idée? Si quelque être imparfoit pouvoit se suffire à lui-même, de quoi jouirait-il selon nous? Il serait seul, il seroit misérable: je ne conçois pas que celui qui n’a besoin de rien puisse aimer quelque chose: je ne conçois pas que celui qui n’aime rien puisse être heureux.
Il suit là que nous nous attachons à nos semblables moins par le sentiment de leurs plaisirs que par celui de leurs peines; car nous y voyons bien mieux l’identité de notre nature & les garants de leur attachement pour nous. Si nos besoins communs nous unissent par intérêt, nos misères communes nous unissent par affection. L’aspect d’un homme heureux inspire aux autres moins d’amour que d’envie; on l’accuseroit volontiers d’usurper un droit qu’il n’a pas en se faisant un bonheur exclusif; & l’amour-propre souffre encore en nous faisant sentir que cet homme n’a nul besoin de nous. Mais qui est-ce qui ne plaint pas le malheureux qu’il voit souffrir? Qui est-ce qui ne voudroit pas le délivrer de ses maux s’il n’en coûtoit qu’un souhoit pour [379] cela? L’imagination nous met à la place du misérable plutôt qu’à celle de l’homme heureux; on sent que l’un e ces états nous touche de plus près que l’autre. La pitié est douce, parce qu’en se mettant à la place de celui qui souffre, on sent pourtant le plaisir de ne pas souffrir comme lui. L’envie est amère, en ce que l’aspect d’un homme heureux, loin de mettre l’envieux à sa place, lui donne le regret de n’y pas être. Il semble que l’un nous exempte des maux qu’il souffre, & que l’autre nous ôte les biens dont il jouit.
Voulez-vous donc exciter & nourrir dans le coeur d’un jeune homme les premiers mouvements de la sensibilité naissante, & tourner son caractère vers la bienfaisance & vers la bonté; n’allez point faire germer en lui l’orgueil, la vanité, l’envie, par la trompeuse image du bonheur des hommes; n’exposez point d’abord à ses yeux la pompe des cours, le faste des palais, l’attroit des spectacles; ne le promenez point dans les cercles, dans les brillantes assemblées, ne lui montrez l’extérieur de la grande société qu’après l’avoir mis en état de l’apprécier en elle-même. Lui montrer le monde avant qu’il connaisse les hommes, ce n’est pas le former, c’est le corrompre; ce n’est pas l’instruire, c’est le tromper.
Les hommes ne sont naturellement ni rois, ni grands, ni courtisans, ni riches; tous sont nés nus & pauvres, tous sujets aux misères de la vie, aux chagrins, aux maux, aux besoins, aux douleurs de toute espace; enfin, tous sont condamnés à la mort. Voilà ce qui est vraiment de l’homme; [380] voilà de quoi nul mortel n’est exempt. Commencez donc par étudier de la nature humaine ce qui en est le plus inséparable, ce qui constitue le mieux l’humanité.
A seize ans l’adolescent sait ce que c’est que souffrir; car il a souffert lui-même; mais à peine sait-il que d’autres êtres souffrent aussi, le voir sans lie sentir n’est pas le savoir, &, comme je l’ai dit cent fois, l’enfant n’imaginant point ce que comme je l’ai dit cent fois, l’enfant n’imaginant point ce que sentent les autres ne connaît de maux que les siens: mais quand le premier développement des sens allume en lui le feu de l’imagination, il commence à se sentir dans ses semblables, à s’émouvoir de leurs plaintes & à souffrir de leurs douleurs. C’est alors que le triste tableau de l’humanité souffrante doit porter à son coeur le premier attendrissement qu’il ait jamais éprouvé.
Si ce moment n’est pas facile à remarquer dans vos enfants, à qui vous en prenez-vous? Vous les instruisez de si bonne heure à jouer le sentiment, vous leur en apprenez sitôt le langage, que parlant toujours sur le même ton, ils tournent vos leçons contre vous-même, & ne vous laissent nul moyen de distinguer quand, cessant de mentir, ils commencent à sentir ce qu’ils disent. Mais voyez mon Émile; à l’âge où je l’ai conduit il n’a ni senti ni menti. Avant de savoir ce que c’est qu’aimer, il n’a dit à personne: je vous aime bien; on ne lui a point prescrit la contenance qu’il devoit prendre en entrant dans la chambre de son père, de sa mère, de son gouverneur malade; on ne lui a point montré l’art d’affecter la tristesse qu’il n’avoit pas. Il n’a feint de pleurer sur la mort de personne; car il ne sait ce que c’est que mourir. La même [381] insensibilité qu’il a dans le coeur est aussi dans ses manières. Indifférent à tout, hors à lui-même, comme tous les autres enfants, il ne prend intérêt à personne; tout ce qui le distingue est qu’il ne veut point paraître en prendre, & qu’il n’est pas faux comme eux.
Émile, ayant peu réfléchi sur les êtres sensibles, saura tard ce que c’est que souffrir et mourir. Les plaintes & les cris commenceront d’agiter ses entrailles; l’aspect du sang qui coule lui fera détourner les yeux; les convulsions d’un animal expirant lui donneront je ne sais quelle angoisse avant qu’il sache d’où lui viennent ces nouveaux mouvements. S’il étoit resté stupide & barbare, il ne les auroit pas; s’il étoit plus instruit, il en connaîtroit la source: il a déjà trop comparé d’idées pour ne rien sentir, & pas assez pour concevoir ce qu’il sent.
Ainsi naît la pitié premier sentiment relatif qui touche le coeur humain selon l’ordre de la nature. Pour devenir sensible & pitoyable, il faut que l’enfant sache qu’il y a des êtres semblables à lui qui souffrent ce qu’il a souffert, qui sentent les douleurs qu’il a senties, & d’autres dont il doit avoir l’idée, comme pouvant les sentir aussi. En effet, comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié, si ce n’est en nous transportant hors de nous & nous identifiant avec l’animal souffrant, en quittant, pour ainsi dire, notre être pour prendre le sien? Nous ne souffrons qu’autant que nous jugeons qu’il souffre; ce n’est pas dans nous, c’est dans lui que nous souffrons. Ainsi nul ne devient sensible que quand son imagination s’anime et commence à le transporter hors de lui.
[382] Pour exciter & nourrir cette sensibilité naissante, pour la guider ou la suivre dans sa pente naturelle, qu’avons-nous onc à faire, si ce n’est d’offrir au jeune homme des objets sur lesquels puisse agir la force expansive de son coeur, qui le dilatent, qui l’étendent sur les autres êtres, qui le fassent partout retrouver hors de lui; d’écarter avec soin ceux qui le resserrent, le concentrent, & tendent le ressort du moi humain; c’est-à-dire, en d’autres termes, d’exciter en lui la bonté, l’humanité, la commisération, la bienfaisance, toutes les passions attirantes & douces qui plaisent naturellement aux hommes, & d’empêcher de naître l’envie, la convoitise, la haine, toutes les passions repoussantes & cruelles, qui rendent, pour ainsi dire, la sensibilité non seulement nulle, mais négative, & font le tourment de celui qui les éprouve?
Je crois pouvoir résumer toutes les réflexions précédentes en deux ou trois maximes précises, claires & faciles à saisir.
PREMIÈRE MAXIME
Il n’est pas dans le coeur humain de se mettre à la place dos gens qui sont plus heureux que nous, mais seulement do ceux qui sont plus à plaindre.
Si l’on trouve des exceptions à cette maxime, elles sont plus apparentes que réelles. Ainsi l’on ne se met pas à la place du riche ou du grand auquel on s’attache; même en s’attachant sincèrement, on ne fait que s’approprier une partie de son bien-être. Quelquefois on l’aune dans ses [383] malheurs; mais, tant qu’il prospère, il n’a de véritable ami que celui qui n’est pas la dupe des apparences, et qui le plaint plus qu’il ne l’envie, malgré sa prospérité.
On est touché du bonheur de certains états, par exemple de la vie champêtre et pastorale. Le charme de voir ces bonnes gens heureux n’est point empoisonné Par l’envie; on s’intéresse à eux véritablement. Pourquoi cela? Parce qu’on se sent maître de descendre à cet état de paix &’innocence, & de jouir de la même félicité; c’est un pis-aller qui ne donne que des idées agréables, attendu qu’il suffit d’en vouloir jouir pour le pouvoir. Il y a toujours du plaisir à voir ses ressources, à contempler son propre bien, même quand on n’en veut pas user.
Il suit de là que, pour porter un jeune homme à l’humanité, loin de lui faire a mirer le sort brillant des autres, il faut le lui montrer par les côtés tristes; il faut le lui faire craindre. Alors, par une conséquence évidente, il doit se frayer une route au bonheur, qui ne soit sur les traces de personne.
DEUXIÈME MAXIME
On ne plaint jamais dans autrui que les maux dont on ne je croit pas exempt soi-même.
Non ignara mali, miseris succurrere disco."
Je ne connois rien de si beau, de si profond, de si touchant, de si vrai, que ce vers-là.
Pourquoi les rois sont-ils sans pitié pour leurs sujets? [384] C’est qu’il comptent de n’être jamais hommes. Pourquoi les riches sont-ils si durs pour les pauvres? C’est qu’ils n’ont pas peur de le devenir. Pourquoi la noblesse a-t-elle un si grand mépris pour le peuple? C’est qu’un noble ne sera jamais roturier. Pourquoi les Turcs sont-ils généralement plus humains, plus hospitaliers que nous? C’est que, dans leur gouvernement tout à fait arbitraire, la grandeur & la fortune des particuliers étant toujours précaires & chancelantes, ils ne regardent point l’abaissement & la misère comme un état étranger à eux;* [*Cela paraît changer un peu maintenant: les états semblent devenir plus fixes, & les hommes deviennent aussi plus durs.] chacun peut être demain ce qu’est aujourd’hui celui qu’il assiste. Cette réflexion, qui revient sans cesse dans les romans orientaux, donne à leur lecture je ne sais quoi d’attendrissant que n’a point tout l’apprêt de notre sèche morale.
N’accoutumez donc pas votre élève à regarder du haut de sa gloire les peines des infortunés, les travaux des misérables; & n’espérez pas lui apprendre à les plaindre, s’il les considère comme lui étant étrangers. Faites-lui bien comprendre que le sort de ces malheureux peut être le sien, que tous leurs maux sont sous ses pieds, que mille événements imprévus & inévitables peuvent l’y plonger d’un moment à l’autre. Apprenez-lui a ne compter ni sur la naissance, ni sur la santé, ni sur les richesses; montrez-lui toutes les vicissitudes de la fortune; cherchez-lui les exemples toujours trop fréquents de gens qui, d’un état plus élevé que le sien, sont tombés au-dessous de celui de ces malheureux; que ce soit par leur faute [385] ou non, ce n’est pas maintenant de quoi il est question; sait-il seulement ce que c’est que faute? N’empiétez jamais sur l’ordre de ses connaissances, & ne l’éclairez que par les lumières qui sont à sa portée: il n’a pas besoin d’être fort savant pour sentir que toute la prudence humaine ne peut lui répondre si dans une heure il sera vivant ou mourant; si les douleurs de la néphrétique ne lui feront point grincer les dents avant la nuit; si dans un mois il sera riche ou pauvre, si dans un an peut-être il ne ramera point sous pauvre de boeuf dans les galères d’Alger. Surtout n’allez pas lui dire tout cela froidement comme son catéchisme; qu’il voie, qu’il sente les calamités humaines: ébranlez, effrayez son imagination des périls dont tout homme est sans cesse environné; qu’il voie autour de lui tous ces abîmes, & qu’à vous les entendre décrire, il se presse contre vous de peur d’y tomber. Nous le rendrons timide & poltron, direz-vous. Nous verrons dans la suite; mais quant à présent, commençons par le rendre humain; voilà surtout ce qui nous importe.
TROISIÈME MAXIME
La pitié qu’on a du mal d’autrui ne se mesure pas sur la quantité de ce mal, mais sur le sentiment qu’on prête à ceux qui le souffrent.
On ne plaint un malheureux qu’autant qu’on croit qu’il se trouve à plaindre. Le sentiment physique de nos maux est. plus borné qu’il ne semble; mais c’est par la mémoire qui [386] nous en fait sentir la continuité, c’est par l’imagination qui les étend sur l’avenir, qu’ils nous rendent vraiment a plaindre. Voilà, je pense, une des causes qui nous endurcissent plus aux maux des animaux qu’à ceux des hommes, quoique la sensibilité commune dût également nous identifier avec eux. On ne plaint guère un cheval de charretier dans son écurie, parce qu’on ne présume pas qu’en mangeant son foin il songe aux coups qu’il a reçus & aux fatigues qui l’attendent. On ne plaint pas non plus un mouton qu’on voit paître, quoiqu’on sache qu’il sera bientôt égorgé, parce qu’on juge qu’il ne prévoit pas son sort. Par extension l’on s’endurcit ainsi sur le sort des hommes; & les riches se consolent du mal qu’ils font aux pauvres, en les supposant assez stupides pour n’en rien sentir. En général je juge du prix que chacun met au bonheur de ses semblables par le cas qu’il paraît faire d’eux. Il est naturel qu’on fasse bon marché du bonheur des gens qu on méprise. Ne vous étonnez donc plus si politiques parlent du peuple avec tant de dédain, ni si la plupart des philosophes affectent de faire l’homme si méchant.
C’est le peuple qui compose le genre humain; ce qui n’est pas peuple est si peu de chose que ce n’est pas la peine de le compter. L’homme est le même dans tous les états: si cela est, les états les plus nombreux méritent le plus de respect. Devant celui qui pense, toutes les distinctions civiles paraissent: il voit les mêmes passions, les mêmes sentiments dans le goujat & dans l’homme illustre; il n’y discerne que leur langage, qu’un coloris plus ou moins apprêté; [387] & si quelque différence essentielle les distingue, elle est au préjudice des plus dissimulés. Le peuple se montre tel qu’il est, & n’est pas aimable: mais il faut bien que les gens du monde se déguisent; s’ils se montroient tels qu’ils sont, ils feroient horreur.
Il y a, disent encore nos sages, même dose de bonheur & de peine dans tous les états: maxime aussi funeste qu’insoutenable: car, si tous sont également heureux, qu’ai-je besoin de m’incommoder pour personne? Que chacun reste comme il est: que l’esclave soit maltraité, que l’infirme souffre, que le gueux périsse; il n’y a rien a gagner pour eux à changer d’état. Ils font l’énumération des peines du riche, et montrent l’inanité de ses vains plaisirs: quel grossier sophisme! les peines du riche ne lui viennent point de son état, mais de lui seul, qui en abuse. Fût-il plus malheureux que le pauvre même, il n’est point à plaindre, parce que ses maux sont tous son ouvrage, & qu’il ne tient qu’a lui d’être heureux. Mais la peine du misérable lui vient des choses, de la rigueur du sort qui s’appesantit sur lui. Il n’y a point d’lui puisse ôter le sentiment physique de la fatigue, de l’épuisement, de la faim: le bon esprit ni la sagesse ne servent de rien pour l’exempter des maux de son état. Que gagne Épictète de prévoir que son maître va lui casser la jambe? la lui casse-t-il moins pour cela? il a par-dessus son mal le mal de la prévoyance. Quand le peuple seroit aussi sensé que nous le supposons stupide, que pourrait-il être autre que ce qu’il est? que pourroit-il faire autre que ce qu’il ait? Étudiez les gens pour ordre, vous verrez [388] que, sous un autre langage, ils ont autant d’esprit et plus de bon sens que vous. Respectez donc votre espèce; songez qu’elle est composée essentiellement de la collection des peuples; que, quand tous les rois et tous les philosophes en seroientôtés, il n’y paraîtroit guère, & que les choses n’en iroientpas plus mal. En un mot, apprenez à votre élève à aimer tous les hommes, et même ceux qui les déprisent faites en sorte qu’il ne se place dans aucune classe, mais qu’il se retrouve dans toutes; parlez devant lui du genre humain avec attendrissement, avec pitié même, mais jamais avec mépris. Homme, ne déshonore point l’homme.
C’est par ces routes & d’autres semblables, bien contraires a celles qui sont frayées, qu’il convient de pénétrer dans le coeur d’un jeune adolescent pour y exciter les premiers mouvements de la nature, le développer & l’étendre sur ses semblables; à quoi j’ajoute qu’il importe de mêler a ces mouvements le moins d’intérêt personnel qu’il est possible; surtout point de vanité, point d’émulation, point de gloire, point de ces sentiments qui nous forcent de nous comparer aux autres; car ces comparaisons ne se font jamais sans quelque impression de haine contre ceux qui nous disputent la préférence, ne fût-ce que dans notre propre estime. Alors il faut s’aveugler ou s’irriter, être un méchant ou un sot: tâchons d’éviter cette alternative. Ces passions si dangereuses naîtront tôt ou tard me dit-on, malgré nous. je ne le nie pas: chaque chose à’son tems & son lieu; je dis seulement qu’on ne doit pas leur aider à naître.
Voilà l’esprit de la méthode qu’il faut se prescrire. Ici les [389] exemples & les détails sont inutiles, parce qu’ici commence la division presque infinie des caractères, et que chaque exemple que je donnerois ne conviendroit pas peut-être à un sur cent mille. C’est à cet âge aussi que commence, dans l’habile maître, la véritable fonction de l’observateur & du philosophe, qui sait l’art de sonder les coeurs en travaillant à les former. Tandis que le jeune homme ne songe point encore à se contrefaire, & ne l’a point encore appris, à chaque objet qu’on lui présente on voit dans son air, dans ses yeux, dans son geste, l’impression qu’il en reçoit: on lit sur son visage tous les mouvements de son âme; à force de les épier, on parvient à les prévoir, & enfin à les diriger.
On remarque en général que le sang, les blessures, les cris, les gémissements, l’appareil des opérations douloureuses, & tout ce qui porte aux sens des objets de souffrance, saisit plus tôt & plus généralement tous les hommes. L’idée de destruction, étant plus composée, ne frappe pas de même; l’image de la mort touche plus tard & plus faiblement, parce que nul n’a par devers soi l’expérience de mourir: il faut avoir vu des cadavres pour sentir les angoisses des agonisants. Mais quand une fois cette image s’est bien formée dans notre esprit, il n’y a point de spectacle plus horrible à nos yeux, soit à cause de l’idée de destruction totale qu’elle donne alors par les sens, soit parce que, sachant que ce moment est inévitable pour tous les hommes, on se sent plus vivement affecté d’une situation à laquelle on est sûr de ne pouvoir échapper.
[390] Ces impressions diverses ont leurs modifications & leurs degrés, qui dépendent du caractère particulier de chaque individu & de ses habitudes antérieures; mais elles sont universelles, & nul n’en est tout à fait exempt. Il en est de plus tardives & de moins générales, qui sont plus propres aux âmes sensibles; ce sont celles qu’on reçoit des peines morales, des douleurs internes, des afflictions, des langueurs, de la tristesse. Il y a des gens qui ne savent être émus que par des cris & des pleurs; les longs & sourds gémissements d’un coeur serré de détresse ne leur ont jamais arraché des soupirs; jamais l’aspect d’une contenance abattue, d’un visage hâve et plombé, d’un oeil éteint & qui ne peut plus pleurer, ne les fit pleurer eux-mêmes, les maux de l’âme ne sont rien pour eux: ils sont jugés, la leur ne sent rien; n’attendez d’eux que rigueur inflexible, endurcissement, cruauté. Ils pourront être intègres & justes jamais cléments, généreux, pitoyables. je dis qu’ils pourront être justes, si toutefois un homme peut l’être quand il n’est pas miséricordieux.
Mais ne vous pressez pas de juger les jeunes gens par cette règle, surtout ceux qui, ayant été élevés comme ils doivent l’être, n’ont aucune idée des peines morales qu’on ne leur a jamais fait éprouver, car, encore une fois, ils ne peuvent plaindre que les maux qu’ils connaissent; & cette apparente insensibilité, qui ne vient que de l’ignorance, se change bientôt en attendrissement, quand ils commencent à sentir qu’il y a dans la vie humaine mille douleurs qu’ils ne connaissoientpas. Pour mon Émile, s’il a eu de la simplicité [391] & du bon sens dans son enfance, je suis bien sûr qu’il aura de l’âme & de la sensibilité dans sa jeunesse; car a vérité des sentiments tient beaucoup à la justesse des idées.
Mais pourquoi le rappeler ici? Plus d’un lecteur me reprochera sans doute l’oubli de mes premières résolutions & du bonheur constant que j’avais promis à mon élève. Des malheureux, des mourants, des spectacles de douleur & de misère! quel bonheur, quelle jouissance pour un jeune coeur qui naît à la vie! Son triste instituteur, qui lui destinoit une éducation si douce, ne le fait naître que pour souffrir. Voilà ce qu’on dira: que m’importe? j’ai promis de le rendre heureux, non de faire qu’il parût l’être. Est-ce ma faute si, toujours dupe de l’apparence, vous la prenez pour la réalité?
Prenons deux jeunes gens sortant de la première éducation & entrant dans le monde par deux portes directement opposées. L’un monte tout à coup sur l’Olympe & se répand dans la plus brillante société; on le mène à la cour, chez les grands, chez les riches, chez les jolies femmes. Je le suppose fêté partout, & je n’examine pas l’effet de cet accueil sur sa raison; je suppose qu’elle y résiste. Les plaisirs volent au-devant de lui, tous les jours de nouveaux objets l’amusent; il se livre à tout avec un intérêt qui vous séduit. Vous le voyez attentif, empressé, curieux; sa première admiration vous frappe; vous l’estimez content: mais voyez l’état de son âme; vous croyez qu’il jouit; moi, je crois qu’il souffre.
Qu’aperçoit-il d’abord en ouvrant les yeux? des multitudes de prétendus biens qu’il ne connaissoit pas, & dont [392] la plupart, n’étant qu’un moment à sa portée, ne semblent se montrer à lui que pour lui donner le regret d’en être privé. Se promène-t-il dans un palais, vous voyez à son inquiète curiosité qu’il se demande pourquoi sa maison paternelle n’est pas ainsi. Toutes ses questions vous disent qu’il se compare sans cesse au maître de cette maison, & tout ce qu’il trouve de mortifiant pour lui dans ce parallèle aiguise sa vanité en la révoltant. S’il rencontre un jeune homme mieux mis que lui, je le vois murmurer en secret contre l’avarice de ses parents. Est-il plus paré qu’un autre, il a la douleur de voir cet autre l’effacer ou par sa naissance ou par son esprit, & toute sa dorure humiliée devant un simple habit de drap. Brille-t-il seul dans une assemblée, s’élève-t-il sur la pointe du pied pour être mieux vu; qui est-ce qui n’a pas une disposition secrète à rabaisser l’air superbe & vain d’un jeune fat? Tout s’unit bientôt comme de concert; les regards inquiétants d’un homme grave, les mots railleurs d’un caustique ne tardent pas d’arriver jusqu’à lui; &, ne fût-il dédaigné que d’un seul homme, le mépris de cet homme empoisonne à l’instant les applaudissements des autres.
Donnons-lui tout prodiguons-lui les agréments, le mérite; qu’il soit bien fait, plein d’esprit, aimable: il sera recherche des femmes; mais en le recherchant avant qu’il les aime, elles le rendront plutôt fou qu’amoureux: il aura de bonnes fortunes; mais il n’aura ni transports ni passion pour les goûter. Ses désirs toujours prévenus, n’ayant jamais le tems de naître, au sein des plaisirs il ne sent que l’ennui de la [393] gêne: le sexe fait pour le bonheur du sien le dégoûte & le rassasie même avant qu’il le connaisse; s’il continue à le voir, ce n’est plus que par vanité; et quand il s’y attacheroit par un goût véritable, il ne sera pas seul jeune, seul brillant, seul aimable, & ne trouvera pas toujours dans ses maîtresses des prodiges de fidélité.
Je ne dis rien des tracasseries, des trahisons, des noirceurs, des repentirs de toute espèce inséparables d’une pareille vie. L’expérience du monde en dégoûte, on le sait; je ne parle que des ennuis attachés à la première illusion.
Quel contraste pour celui qui, renfermé jusqu’ici dans le sein de sa famille & de ses amis, s’est vu l’unique objet de toutes leurs attentions, d’entrer tout à coup dans un ordre de choses où il est compté pour si peu; de se trouver comme noyé dans une sphère étrangère, lui qui fit si longtemps le centre de la sienne! Que d’affronts, que d’humiliations ne faut-il pas qu’il essuie, avant de perdre, parmi les inconnus, les préjugés de son importance pris & nourris parmi les siens! Enfant, tout lui cédait, tout s’empressoit autour de lui: jeune homme, il faut qu’il cède à tout le monde; ou pour peu qu’il s’oublie & conserve ses anciens airs, que de dures leçons vont le faire rentrer en lui-même! L’habitude d’obtenir aisément les objets de ses désirs le porte à beaucoup désirer, & lui fait sentir des privations continuelles. Tout ce qui le flatte le tente; tout ce que d’autres ont, il voudrait l’avoir: il convoite tout, il porte envie à tout le monde, il voudroit dominer partout; la vanité le ronge, l’ardeur des désirs effrénés enflamme son jeune coeur; la jalousie & [394] la haine y naissent avec eux; toutes les passions dévorantes y prennent à la fois leur essor; il en porte l’agitation dans le tumulte du monde; il la rapporte avec lui tous les soirs; il rentre mécontent de lui & des autres; il s’endort plein de mille vains projets, troublé de mille fantaisies, & son orgueil lui peint jusque dans ses songes les chimériques biens dont le désir le tourmente, & qu’il ne possédera de sa vie. Voilà votre élève! Voyons le mien.
Si le premier spectacle qui le frappe est un objet de tristesse, le premier retour sur lui-même est un sentiment de plaisir. En voyant de combien de maux il est exempt, il se sent plus heureux qu’il ne pensoit l’être. Il partage les peines de ses semblables; mais ce partage est volontaire & doux. Il jouit à la fois de la pitié qu’il a pour leurs maux, & du bonheur qui l’en exempte; il se sent dans cet état de force qui nous étend au delà de nous, & nous fait porter ailleurs l’activité superflue à notre bien-être. Pour plaindre le mal d’autrui, sans doute il faut le connaître, mais il ne faut pas le sentir. Quand on a souffert, ou qu’on craint de souffrir, on plaint ceux qui souffrent; mais tandis qu on souffre, on ne plaint que soi si, tous étant assujettis aux misères de la vie, nul n’accorde aux autres que la sensibilité dont il n’a pas actuellement besoin pour lui-même, il s’ensuit que la commisération doit être un sentiment très doux, puisqu’elle dépose en notre faveur, & qu’au contraire un homme dur est toujours malheureux, puisque l’état de son coeur ne lui laisse aucune sensibilité surabondante qu’il puisse accorder aux peines d’autrui.
[395] Nous jugeons trop du bonheur sur les apparences nous le supposons il est le moins; nous le cherchons où il ne sauroit être: la gaîté n’en est qu’un signe très équivoque. Un homme gai n’est souvent qu’un infortuné qui cherche à donner le change aux autres & à s’étourdir lui-même. Ces gens si riants, si ouverts, si sereins dans un cercle, sont presque tous tristes & grondeurs chez eux, & leurs domestiques portent la peine de l’amusement qu’ils donnent à leurs sociétés. Le vrai contentement n’est ni gai ni folâtre; jaloux d’un sentiment si doux, en le goûtant on y pense, on le savoure, on craint de l’évaporer. Un homme vraiment heureux ne parle guère & ne rit guère; il resserre, pour ainsi dire, bonheur autour de son coeur. Les jeux bruyants, la turbulente joie, voilent les dégoûts & l’ennui. Mais la mélancolie est amie de la volupté: l’attendrissement & les larmes accompagnent les plus douces jouissances, & l’excessive joie elle-même arrache plutôt des pleurs que des cris.
Si d’abord la multitude & la variété des amusements paraissent contribuer au bonheur, si l’uniformité d’une vie égale paraît d’abord ennuyeuse, en regardant mieux, on trouve, au contraire, que la plus douce habitude de l’âme consiste dans une modération de jouissance qui laisse peu de prise au désir & au dégoût, L’inquiétude des désirs produit la curiosité, l’inconstance: le vide des turbulents plaisirs produit l’ennui. On ne s’ennuie jamais de son état quand on n’en connaît point de plus agréable. De tous les hommes du monde, les sauvages sont les moins curieux & les moins ennuyés; tout leur est indifférent: ils ne [396] jouissent pas des choses, mais d’eux; ils passent leur vie à ne rien faire, & ne s’ennuient jamais.
L’homme du monde est tout entier dans son masque. N’étant presque jamais en lui-même, il y est toujours étranger, & mal à son aise quand il est forcé d’y rentrer. Ce qu’il est n’est rien, ce qu’il paraît est tout pour lui.
Je ne puis m’empêcher de me représenter, sur le visage du jeune homme dont j’ai parlé ci-devant, je ne sais quoi d’impertinent, de doucereux, d’affecté, qui déplaît, qui rebute les gens unis, & sur celui-ci du mien, une physionomie intéressante et simple, qui montre le contentement, la véritable sérénité de l’âme, qui inspire l’estime, la confiance? & qui semble n’attendre que l’épanchement de l’amitié pour donner la sienne à ceux qui l’approchent. On croit que la physionomie n’est qu’un simple développement de traits déjà marqués par la nature. Pour moi, je penserais qu’outre ce développement, les traits du visage d’un homme viennent insensiblement à se former & prendre de la physionomie par l’impression fréquente & habituelle de certaines affections de l’âme. Ces affections se marquent sur le visage, rien n’est plus certain; & quand elles tournent en habitude, elles y doivent laisser des impressions durables. Voilà comment je conçois que la physionomie annonce le caractère, & qu’on peut quelquefois juger de l’un par l’autre, sans aller chercher des explications mystérieuses qui supposent des connaissances que nous n’avons pas.
Un enfant n’a que deux affections bien marquées, la joie & la douleur: il rit ou il pleure; les intermédiaires ne sont [397] rien pour lui; sans cesse il passe de l’un de ces mouvements à l’autre. Cette alternative continuelle empêche qu’ils ne fassent sur son visage aucune impression constante, & qu’il ne prenne de la physionomie: mais dans l’âge où, devenu plus sensible, il est plus vivement, ou plus constamment affecté, les impressions plus profondes laissent des traces plus difficiles à détruire; & de l’état habituel de l’âme résulte un arrangement de traits que le tems rend ineffaçables. Cependant il n’est pas rare de voir des hommes changer de physionomie à différents âges. J’en ai vu plusieurs dans ce cas; & j’ai toujours trouvé que ceux que j’avois pu bien observer & suivre avoient aussi changé de passions habituelles. Cette seule observation, bien confirmée, me paraîtroit décisive, & n’est pas déplacée dans un traité d’éducation, où il importe d’apprendre à juger des mouvements de l’âme par les signes extérieurs.
Je ne sais si, pour n’avoir pas appris à imiter des manières de convention & à feindre des sentiments qu’il n’a pas, mon jeune homme sera moins aimable, ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici: je sais seulement qu’il sera plus aimant, & j’ai bien de la peine à croire que celui qui n’aime que lui puisse assez bien se déguiser pour laite autant que celui qui tire de son attachement pour les autres un nouveau sentiment de bonheur. Mais, quant à ce sentiment même, le crois en avoir assez dit pour guider sur ce point un lecteur raisonnable, & montrer que je ne me suis pas contredit.
Je reviens donc à ma méthode, & je dis: Quand l’âge critique approche, offrez aux jeunes gens des spectacles qui [398] îles retiennent, & non des spectacles qui les excitent; donnez le change à leur imagination naissante par des objets qui, loin d’enflammer leurs sens, en répriment l’activité. Éloignez-les des grandes villes, ou la parure & l’immodestie des femmes hâtent & préviennent les leçons de la nature, où tout présente à leurs yeux des plaisirs qu’ils ne doivent connoître que quand ils sauront les choisir. Ramenez-les dans leurs premières habitations, où la simplicite champêtre laisse es passions de leur âge se développer moins rapidement; ou si leur goût pour les arts les attache encore à la ville, prévenez en eux, par ce goût même dangereuse oisiveté. Choisissez avec soin leurs sociétés, leurs occupations, leurs plaisirs: ne leur montrez que des tableaux touchants, mais modestes, qui les remuent sans les séduire, & qui nourrissent leur sensibilité sans émouvoir leurs sens. Songez aussi qu’il y a partout quelques excès à craindre, & que les passions immodérées font toujours de mal qu’on n’en veut éviter. Il ne s’agit pas de faire de votre élève un garde-malade, un frère de la charité, d’affliger ses regards par des objets continuels de douleurs & de souffrances, de le promener d’infirme en infirme, d’hôpital en hôpital, & de la Grève aux prisons; il faut le toucher & non l’endurcit à l’aspect des misères humaines. Longtemps frappé des mêmes spectacles, on n’en sent plus les impressions; l’habitude accoutume à tout; ce qu’on voit trop on ne l’imagine plus, & ce n’est que l’imagination qui nous fait sentir les maux d’autrui: c’est ainsi qu’à force de voir mourir & souffrir, les prêtres & les médecins deviennent impitoyables. Que votre élève connaisse [399] donc le sort de l’homme & les misères de ses semblables; mais qu’il n’en soit pas trop souvent le témoin. Un seul objet bien choisi, & montré dans un jour convenable, lui donnera pour un mois d’attendrissement & de réflexions. Ce n’est pas tant ce qu’il voit, que son retour sur ce qu’il a vu, qui détermine le jugement qu’il en porte; et l’impression durable qu’il reçoit d’un objet lui vient moins de l’objet même que du point de vue sous lequel on le porte à se le rappeler. C’est ainsi qu’en ménageant les exemples, les leçons, les images, vous émousserez longtemps l’aiguillon des sens, & donnerez le change à la nature en suivant ses propres directions.
A mesure qu’il acquiert des lumières, choisissez des idées qui s’y rapportent; à mesure que nos désirs s’allument, choisissez des tableaux propres à les réprimer. Un vieux militaire, qui s’est distingué par ses moeurs autant que par son courage, m’a raconté que, dans sa première jeunesse, son père, homme de sens, mais très dévot, voyant son tempérament naissant le livrer aux femmes, n’épargna rien pour le contenir; mais enfin, malgré tous ses soins, le sentant prêt à lui échapper, il s’avisa de le mener dans un hôpital de vérolés, &, sans le prévenir de rien, le fit entrer dans une salle où une troupe de ces malheureux expiaient, par un traitement effroyable, le désordre qui les y avoit exposés. A ce hideux aspect, qui révoltoit à la fois tous les sens, le jeune homme faillit se trouver mal. "Va, misérable débauché, lui dit alors le père d’un ton véhément, suis le vil penchant qui t’entraîne; bientôt tu seras trop heureux d’être admis dans cette salle, [400] où, victime des plus infâmes douleurs, tu forceras ton père à remercier Dieu de ta mort. "
Ce peu de mots, joints à l’énergique tableau qui frappoit le jeune homme, lui firent une impression qui ne s’effaça jamais. Condamné par son état à passer sa jeunesse dans garnisons, il aima mieux essuyer toutes les railleries de ses camarades que d’imiter leur libertinage. "J’ai été homme, me dit-il, j’ai eu des faiblesses; mais parvenu jusqu’à mon âge, je n’ai jamais pu voir une fille publique sans horreur." Maître, peu de discours; mais apprenez à choisir les lieux, les temps, les personnes, puis donnez toutes vos leçons en exemples, & soyez sûr de leur effet.
L’emploi de l’enfance est peu de chose: le mal qui s’y glisse n’est point sans remède; & le bien qui s’y fait peut venir plus tard. Mais il n’en est pas ainsi du premier âge où l’homme commence véritablement à vivre. Cet âge ne dure jamais assez pour l’usage qu’on en doit faire, & son importance exige une attention sans relâche: voilà pourquoi j’insiste sur l’art de le prolonger. Un des meilleurs préceptes de la bonne culture est de tout retarder tant qu’il est possible. Rendez les progrès lents & sûrs; empêchez que j’adolescent ne devienne homme au moment où rien ne lui reste à faire pour le devenir. Tandis que le corps croît, les esprits destinés à donner du baume au sang & de la force aux fibres se forment et s’élaborent. Si vous leur faites prendre un cours différent, & que ce qui est destiné à perfectionner un individu serve à la formation d’un autre, tous deux restent dans un état de faiblesse, & l’ouvrage de la nature demeure [401] imparfait. Les opérations de l’esprit se sentent à leur tour de cette altération; & l’âme, aussi débile que le corps, n’a que des fonctions faibles & languissantes. Des membres gros & robustes ne font ni le courage ni le génie; & je conçois que la force de l’âme n’accompagne pas celle du corps, quand d’ailleurs les organes a communication des deux substances sont mal disposés. Mais, quelque bien disposés qu’ils puissent être, ils agiront toujours faiblement, s’ils n’ont pour principe qu’un sang épuisé, appauvri, et dépourvu de cette substance qui donne de la forces & du jeu à tous les ressorts de la machine. Généralement on aperçoit plus de vigueur d’âme dans les hommes dont les jeune sans ont été préservés d’une corruption prématurée, que dans ceux dont le désordre a commencé avec le pouvoir de s’y livrer; & c’est sans doute une des raisons pourquoi les peuples qui ont des moeurs surpassent ordinairement en bon sens & en courage les peuples qui n’en ont pas. Ceux-ci brillent uniquement par je ne sais quelles petites qualités déliées, qu’ils appellent esprit, sagacité, finesse; mais ces grandes & nobles fonctions de sagesse & de raison, qui distinguent & honorent l’homme par de belles actions, par des vertus, par des soins véritablement utiles, ne se trouvent guère que dans les premiers.
Les maîtres se plaignent que le feu de cet âge rend la jeu indisciplinable, & je le vois: mais n’est-ce pas leur faute? Sitôt qu’ils ont laissé prendre à ce feu son cours par les sens, ignorent-ils qu’on ne peut plus lui en donner un autre? Les longs & froids sermons d’un pédant [402] effaceront-ils dans l’esprit de son élève l’image des plaisirs qu’il a conçus? Banniront-ils de son coeur les désirs qui le tourmentent? Amortiront-ils l’ardeur d’un tempérament dont il sait l’usage? Ne s’irritera-t-il pas contre les obstacles qui s’opposent au seul bonheur dont il ait l’idée; & dans la dure loi qu’on lui prescrit sans pouvoir la lui faire entendre, que verra-t-il, sinon le caprice & la haine d’un homme qui cherche à le tourmenter? Est-il étrange qu’il se mutine & le haïsse à son tour?
Je conçois bien qu’en se rendant facile on peut se rendre plus supportable, et conserver une apparente autorité. Mais le ne vois pas trop à quoi sert l’autorité qu’on ne garde sur son élève qu’en fomentant les vices qu’elle devroit réprimer; c’est comme si, pour calmer une cheval fougueux, l’écuyer le faisoit sauter dans un précipice.
Loin que ce feu de l’adolescent soit un obstacle à l’éducation, c’est lui qu’elle se consomme & s’achève; c’est lui qui vous donne une prise sur le coeur d’un jeune homme, quand il cesse d’être moins fort que vous. Ses premières affections sont les rênes avec lesquelles vous dirigez tous ses mouvements: il étoit libre, & je le vois asservi. Tant qu’il n’aimoit rien, il ne dépendoit que de lui-même & de ses besoins; sitôt qu’il aime, il dépend de ses attachements. Ainsi se forment les premiers liens l’unissent à son espèce. En dirigeant sur premier sensibilité naissante, ne croyez pas qu’elle embrassera d’abord tous les hommes, & que ce mot de genre humain signifiera pour lui quelque chose. Non, cette sensibilité se bornera premièrement à ses semblables; & ses semblables [403] ne seront point pour lui des inconnus, mais ceux avec lesquels il a des liaisons, ceux que l’habitude lui a rendus chers ou nécessaires, ceux qu’il voit évidemment avoir avec lui des manières de penser & de sentir communes, ceux qu’il voit exposés aux peines qu’il a souffertes & sensibles aux plaisirs qu’il a goûtés, ceux, en un mot, en qui l’identité de nature plus manifestée lui donne une plus grande disposition à s’aimer. Ce ne sera qu’après avoir cultivé son naturel en mille manières, après bien des réflexions sur ses propres sentiments & sur ceux qu’il observera dans les autres, qu’il pourra parvenir à généraliser ses notions individuelles sous l’idée abstraite d’humanité, & joindre à ses affections particulières celles qui peuvent l’identifier avec son espèce.
En devenant capable d’attachement, il devient sensible à celui des autres,* [* L’attachement peut se passer de retour, jamais l’amitié. Elle est un échange, un contrat comme les autres; mais elle est le plus saint de tous. Le mot d’ami n’a point d’autre corrélatif que lui-même. Tout homme qui n’est pas l’ami de son ami est très sûrement un fourbe; car ce n’est qu’en rendant ou feignant de rendre l’amitié, qu’on peut l’obtenir.] & par là même attentif aux signes de cet attachement. Voyez-vous quel nouvel empire vous allez acquérir sur lui? Que de chaînes vous avez mises autour de son coeur avant qu’il s’en aperçût! Que ne sentira-t-il point quand, ouvrant les yeux sur lui-même, il verra ce que vous avez fait pour lui; quand il pourra se comparer aux autres jeunes gens de son âge, et vous comparer aux autres gouverneurs! Je dis quand il le verra, mais [404] gardez-vous de le lui dire; si vous le lui dites, il ne le verra plus. Si vous exigez de lui de l’obéissance en retour des soins que vous lui avez rendus, il croira que vous l’avez surpris: il se dira qu’en feignant de l’obliger gratuitement, vous avez prétendu le charger d’une dette, & le lier par un contrat auquel il n’a point consenti. En vain vous ajouterez que ce que vous exigez de lui n’est que pour lui-même: vous exigez enfin, & vous exigez en vertu de ce que vous avez fait sans son aveu. Quand un malheureux prend l’argent qu’on feint de lui donner, & se trouve enrôlé malgré lui, vous criez à l’injustice: n’êtes-vous pas plus injuste encore de demander à votre élève le prix des soin la point acceptés?
L’ingratitude seroit plus si les bienfaits à usure étoient moins connus. On aime ce qui nous fait du bien; c’est un sentiment si naturel! L’ingratitude n’est pas dans le coeur de l’homme, mais l’intérêt y est: il y a moins d’obligés ingrats que de bienfaiteurs intéressés. Si vous me vendez vos dons, je marchanderai sur le prix; mais si vous feignez de donner pour vendre ensuite à votre mot, vous usez de fraude: c’est d’être gratuits qui les rend inestimables. Le coeur ne reçoit de lois que de lui-même; en voulant l’enchaîner on le dégage; on l’enchaîne en le laissant libre.
Quand le pêcheur amorce l’eau, le poisson vient, & reste autour de lui sans défiance; mais quand, pris à l’hameçon caché sous l’appât, il sent retirer la ligne, il tâche de fuir. Le pêcheur est-il le bienfaiteur? lie poisson est-il [405] l’ingrat? Voit on jamais qu’un homme oublié par son bienfaiteur l’oublie? Au contraire, il en parle toujours avec plaisir il n’y songe point sans attendrissement: s’il trouve occasion de lui montrer par quelque service inattendu qu’il se ressouvient des siens, avec quel contentement intérieur il satisfoit alors sa gratitude! Avec quelle douce joie il se fait reconnaître! Avec quel transport il lui dit: Mon tour est venu! Voilà vraiment la voix de nature; jamais un vrai bienfoit ne fit d’ingrat.
Si donc la reconnaissance est un sentiment naturel, & que vous n’en détruisiez pas l’effet par votre faute, assurez-vous que votre élève, commençant a voir le prix de vos soins, y sera sensible, pourvu que vous ne les ayez point mis vous même à prix, & qu’ils vous donneront dans son coeur une autorité que rien ne pourra détruire. Mais, avant de vous être bien assuré de cet avantage, gardez de vous l’ôter en vous faisant valoir auprès de lui. Lui vanter vos services, c’est les lui rendre insupportables; les oublier, c’est l’en faire souvenir jusqu’à ce qu’il soit temps de le traiter en homme, qu’il ne soit jamais question de ce vous doit, mais de ce qu’il se doit. Pour le rendre docile, laissez-lui toute sa liberté; dérobez-vous pour qu’il vous cherche; élevez son âme au noble sentiment de la reconnaissance, en ne lui parlant jamais que de son intérêt. Je n’ai point voulu qu’on lui dît que ce qu’on faisoit étoit pour son bien, avant qu’il fût en état de l’entendre; dans ce discours il n’eût vu que votre dépendance, & il ne vous eût pris que pour son valet. Mais maintenant qu’il [406] commence à sentir ce que c’est qu’aimer, il sent aussi quel doux lien peut unir un homme à ce qu’il aime; &, dans le zèle qui vous fait occuper de lui sans cesse, il ne voit plus l’attachement d’un esclave, mais l’affection d’un ami. Or rien n’a tant de poids sur le coeur humain que la voix de l’amitié bien reconnue; car on sait qu’elle ne nous parle jamais que pour notre intérêt. On peut: croire qu’un ami se trompe, mais non qu’il veuille nous tromper. Quelquefois on résiste à ses conseils, mais jamais on ne les méprise.
Nous entrons enfin dans l’ordre moral: nous venons de faire un second pas d’homme. Si c’en étoit ici le lieu, j’essayerois de montrer comment des premiers mouvements du coeur s’élèvent les premières voix de la conscience, & comment des sentiments d’amour & de haine naissent les premières notions du bien & du mal: je ferois voir que justice & bonté ne sont point seulement des mots abstraits, de purs êtres moraux formes par l’entendement, mais de véritables affections de l’âme éclairée par la raison, & qui ne sont qu’un progrès ordonné de nos affections primitives; que, par la raison seule, indépendamment de la conscience, on ne peut établir aucune loi naturelle; & que tout le droit de la nature n’est qu’une chimère, s’il n’est fondé sur un besoin naturel au coeur humain.* [* Le précepte même d’agir avec autrui comme nous voulons qu’on agisse avec nous n’a de vrai fondement que la conscience & le sentiment; car où est la raison précise d’agir, étant moi, comme si j’étois un autre, surtout quand je suis moralement sûr de ne jamais me trouver dans le même cas il & qui me répondra qu’en suivant bien fidèlement cette maxime, j’obtiendrai qu’on la suive de même avec moi? Le méchant tire avantage de la probité du juste & de sa propre injustice; il est bien aise que tout le monde soit juste, excepté lui. Cet accord-là, quoi qu’on en dise, n’est pas fort avantageux aux gens de bien. Mais quand la force d’une âme expansive m’identifie avec mon semblable, & que je me sens pour ainsi dire en lui, c’est pour ne pas souffrir que je ne veux pas qu’il souffre; je m’intéresse à lui pour l’amour de moi, & la raison du précepte est dans la nature elle-même qui m’inspire le désir de mon bien-être en quelque lieu que je me sente exister. D’où je conclus qu’il n’est pas vrai que les préceptes de la loi naturelle soient fondés sur la raison seule, ils ont une base plus solide & plus sûre. L’amour des hommes dérivé de l’amour de soi est le principe de la justice humaine. Le sommaire de toute la morale est donné dans l’Evangile par celui de la loi.] Mais je songe que [407] je n’ai point à faire ici des traités de métaphysique & de morale, ni des cours d’étude d’aucune espèce; il me suffit de marquer l’ordre & le progrès de nos sentiments et de nos connaissances relativement à notre constitution. D’autres démontreront peut-être ce que je ne, fais qu’indiquer ici.
Mon Émile n’ayant jusqu’à regardé que lui-même, le premier regard qu’il jette sur ses semblables le porte à se comparer avec eux; & le premier sentiment qu’excite en lui cette comparaison est de désirer la première place. Voilà le point où l’amour de soi se change en amour-propre, & où commencent à naître toutes les passions qui tiennent à celle-là. Mais pour décider si celles de ces passions qui domineront dans son caractère seront humaines & douces, ou cruelles et malfaisantes, si ce seront des passions de bienveillance & de commisération, ou d’envie & de convoitise, il faut savoir à quelle place il se sentira parmi le [408] hommes, & quels genres d’obstacles il pourra croire avoir à vaincre pour parvenir à celle qu’il veut occuper.
Pour le guider dans cette recherche, après lui avoir montré les hommes par les accidents communs à l’espèce, il faut maintenant les lui montrer par leurs différences. Ici vient la mesure de l’inégalité naturelle & civile, & le tableau de tout l’ordre social.
Il faut étudier la société par les hommes, & les hommes par la société: ceux qui voudront traiter séparément la politique & la morale n’entendront jamais rien à aucune des deux. En s’attachant d’abord aux relations primitives, on voit comment les hommes en doivent être affectés, & quelles passions en doivent naître: on voit que c’est réciproquement par le progrès des passions que ces relations se multiplient & se resserrent. C’est moins la force des bras que la modération des coeurs qui rend les hommes indépendants & libres. Quiconque désire peu de chose tient à peu de gens; mais confondant toujours nos vains désirs avec nos besoins physiques, ceux qui ont fait de ces derniers les fondements e la société humaine ont toujours pris les effets pour les causes, & n’ont fait que s’égarer dans tous leurs raisonnements.
Il y a dans l’état de nature une égalité de fait réelle & indestructible, parce qu’il est impossible dans cet état que la seule différence d’homme à homme soit assez grande pour rendre l’un dépendant de l’autre. Il y a dans l’état civil une égalité de droit chimérique & vaine, parce que les moyens destinés à la maintenir servent eux-mêmes à la [409] détruire, & que la force publique ajoutée au plus fort pour opprimer le faible rompt l’espèce d’équilibre que la nature avoit mis entre eux.* [*L’esprit universel des lois de tous les pays est de favoriser toujours le fort contre le faible, & celui qui a contre celui qui n’a rien: cet inconvénient est inévitable & il est sans exception.] De cette première contradiction découlent toutes celles qu’on remarque dans l’ordre civil entre l’apparence & la réalité. Toujours la multitude sera sacrifiée au petit nombre, & l’intérêt public à l’intérêt particulier; toujours ces noms spécieux de justice & de subordination serviront d’instruments à la violence & d’armes à l’iniquité: d’où il suit que les ordres distingués qui se prétendent utiles aux autres ne sont en effet utiles qu’à eux-mêmes aux dépens des autres; par où l’on doit juger de la considération qui leur est due selon la justice & la raison. Reste à voir si le rang qu’ils se sont donné est plus favorable au bonheur de ceux qui l’occupent, pour savoir quel jugement chacun de nous doit porter de son propre sort. Voilà maintenant l’étude qui nous importe; mais pour la bien faire, il faut commencer par connoître humain.
S’il ne s’agissoit que de montrer aux jeunes gens l’homme par son masque, on n’auroit pas besoin de le leur montrer, ils le verroient toujours de reste; mais, puisque le masque n’est pas l’homme, & qu’il ne faut pas que son vernis le séduise, en leur peignant les hommes, peignez-les leur tels qu’ils sont, non pas afin qu’ils les haïssent, mais afin qu’ils les plaignent & ne leur veuillent pas ressembler. C’est, à mon gré, le [410] sentiment le mieux entendu que l’homme puisse avoir sur son espèce.
Dans cette vue, il importe ici de prendre une route opposée à celle que nous avons suivie jusqu’à présent, & d’instruire plutôt le jeune homme par l’expérience d’autrui que par la sienne. Si les hommes le trompent, il les prendra en haine; mais si, respecté d’eux il les voit se tromper mutuellement, il en aura pitié. Le spectacle du monde, disoit Pythagore, ressemble à celui des jeux olympiques: les uns y tiennent boutique & ne songent qu’à leur profit; les autres y payent de leur personne & cherchent la gloire; d’autres se contentent de voir les jeux, & ceux-ci ne sont pas les pires.
Je voudrois qu’on choisît tellement les sociétés d’un jeune homme, qu’il pensât bien de ceux qui vivent avec lui; & qu’on lui apprit à si bien connoître le monde, qu’il pensât mal de tout ce qui s’y fait. Qu’il sache que l’homme est naturellement bon, qu’il le sente, qu’il juge de son prochain par lui-même; mais qu’il voie comment la société déprave & pervertit les hommes; qu’il trouve dans leurs préjugés la source de tous leurs vices; qu’il soit porté à estimer chaque individu, mais qu’il méprise la multitude; qu’il voie que tous les hommes portent à peu près le même masque, mais qu’il sache aussi qu’il y a des visages plus beaux que le masque qui les couvre.
Cette méthode, il faut l’avouer, a ses inconvénients & n’est pas facile dans la pratique; car, s’il devient observateur de trop bonne heure, si vous l’exercez à épier de trop près les actions d’autrui, vous le rendrez médisant & satirique [411] décisif et prompt à juger; il se fera un odieux plaisir de chercher à tout de sinistres interprétations, & à ne voir en bien rien même de ce qui est bien. Il s’accoutumera du moins au spectacle du vice, & à voir les méchants sans horreur, comme on s’accoutume à voir les malheureux sans pitié. Bientôt la perversité générale lui servira moins de leçon que d’excuse: il se dira que si l’homme est ainsi, il ne doit pas vouloir être autrement.
Que si vous voulez l’instruire par principe & lui faire connoître avec la nature du coeur humain l’application des causes externes qui tournent nos penchants en vices, en le transportant ainsi tout d’un coup des objets sensibles aux objets intellectuels, vous employez une métaphysique qu’il n’est point en état de comprendre; vous retombez dans l’inconvénient, évité si soigneusement jusqu’ici, de lui donner des leçons ressemblent à des leçons, de substituer dans son esprit l’expérience & l’autorité du maître à sa propre expérience & au progrès de sa raison.
Pour, lever fois ces deux obstacles & pour mettre le coeur humain à sa portée sans risquer de gâter le sien, je voudrois lui montrer les hommes au loin, les lui montrer dans d’autres tems ou dans d’autres lieux, & de sorte qu’il pût voir la scène sans jamais y pouvoir a voilà le moment de l’histoire; c’est par elle qu’il lira dans les coeurs sans les leçons de la philosophie; c’est par elle qu’il les verra, simple spectateur, sans intérêt & sans passion, comme leur juge, non comme leur complice ni comme leur accusateur.
[412] Pour connoître les hommes il faut les voir agir. Dans le monde on les entend parler; ils montrent leurs discours & cachent leurs actions: mais dans l’histoire elles sont dévoilées, & on les juge sur les faits. Leurs propos même-aident à les apprécier; car, comparant ce qu’ils font à ce qu’ils disent, on voit à la fois ce qu’ils sont & ce qu’ils veulent paraître plus ils se déguisent, mieux on les connaît.
Malheureusement cette étude a ses dangers, ses inconvénients de plus d’une espèce. Il est difficile de se mettre dans un point de vue d’où l’on puisse juger ses semblables avec équité. Un des grands vices de l’Histoire est, qu’elle peint beaucoup plus les hommes par leurs mauvais côtés que par les bons: comme elle n’est intéressante que par les révolutions, les catastrophes, tant qu’un peuple croît et prospère dans le calme d’un paisible gouvernement, elle n’en dit rien; elle ne commence à en parler que quand, ne pouvant plus se suffire à lui-même, il prend part aux affaires de ses voisins, ou les laisse prendre part aux siennes; elle ne l’illustre que quand il est déjà sur son déclin: toutes nos histoires com mencent où elles devroient finir. Nous avons fort exactement celle des peuples qui se détruisent; ce qui nous manque est celle des peuples qui se multiplient; ils sont assez heureux & assez sages pour qu’elle n’ait rien à dire d’eux: & en effet nous voyons, même de nos jours, que les gouvernements qui se conduisent le mieux sont ceux dont on parle le moins. Nous ne savons donc que le mal; à peine le bien fait-il époque. Il n’y a que les méchants de célèbres, les bons sont oubliés ou tournés en ridicule: & voilà comment l’histoire, [413] ainsi que la philosophie, calomnie sans cesse le genre humain.
De plus, il s’en faut bien que les faits décrits dans l’histoire soient la peinture exacte des mêmes faits tels qu’ils sont arrivés: ils changent de forme dans la tête de l’historien, ils se moulent sur ses intérêts, ils prennent la teinte de ses préjugés. Qui est-ce qui sait mettre exactement le lecteur au lieu de la scène pour voir un événement tel qu’il s’est passé? L’ignorance ou la partialité déguise tout. Sans altérer même un trait historique, en étendant ou resserrant des circonstances qui s’y rapportent, que de faces différentes on peut lui donner! Mettez un même objet à divers points de vue, à peine paraîtra-t-il le même, & pourtant rien n’aura changé que l’oeil du spectateur. Suffit-il, pour l’honneur de la vérité, e me dire un fait véritable en me le faisant voir tout autrement qu’il n’est arrivé? Combien de fois un arbre de plus ou de moins, un rocher à droite ou à gauche, un tourbillon de poussière élevé par le vent ont décidé de l’événement d’un combat sans que personne s’en soit aperçu! Cela empêche-t-il que l’historien ne vous dise la cause de la défaite ou de la victoire avec autant d’assurance que s’il eût été partout? Or que m’importent les faits en eux-mêmes, quand la raison m’en reste inconnue? & quelles leçons puis-je tirer d’un événement dont j’ignore la vraie cause? L’historien m’en donne une, mais il la controuvé; & la critique elle-même, art lue dont on fait tant de bruit, n’est qu’un e conjecturer, l’art de choisir entre plusieurs mensonges celui qui ressemble le mieux à la vérité.
[414] N’avez-vous jamais lu Cléopâtre ou Cassandre, ou d’autres livres de cette espèce? L’auteur choisit un événement connu, puis, l’accommodant à ses vues, l’ornant de détails de son invention, de personnages qui n’ont jamais existé, & de portraits imaginaires, entasse fictions sur fictions pour rendre sa lecture agréable je vois peu de différence entre ces romans & vos histoires, si ce n’est que le romancier se livre davantage à sa propre imagination, & que l’historien s’asservit plus à celle d’autrui: à quoi j’ajouterai, si l’on veut, que le premier se propos un objet moral, bon ou mauvais, dont l’autre ne se soucie guère.
On me dira que la fidélité de l’histoire intéresse moins que la vérité des moeurs et des caractères; pourvu que le coeur humain soit bien peint, il importe peu que les événements soient fidèlement rapportés: car, après tout, ajoute-t-on, que nous font des faits arrivés il y a deux mille ans? On a raison si les portraits sont bien rendus d’après nature mais si la plupart n’ont leur modèle que dans l’imagination de l’historien, n’est-ce pas retomber dans l’inconvénient que l’or, vouloit fuir, et rendre à l’autorité des écrivains ce qu’on veut ôter à celle du maître? Si mon élève ne doit voir que des tableaux de fantaisie, j’aime mieux qu’ils soient tracés de ma main que d’une autre; ils lui seront du moins mieux appropriés.
Les pires historiens pour un jeune homme sont ceux qui jugent. Les faits! les faits! & qu’il juge lui-même; c’est ainsi qu’il apprend à connoître les hommes. Si le jugement de guide sans cesse, il ne fait que voir par l’oeil [415] d’un autre; & quand cet oeil lui manque, il ne voit plus rien.
Je laisse à part l’histoire moderne, non seulement parce qu’elle n’a plus de physionomie & que nos hommes se ressemblent tous, mais parce que nos historiens, uniquement attentifs à briller, ne songent qu’à faire des portraits fortement coloriés, & qui souvent ne représentent rien.* [* Voyez Davila, Guicciardini, Strada, Solis, Machiavel, & quelquefois de Thou lui-même. Vertot est presque le seul qui savoit peindre sans faire de portraits.] Généralement les anciens font moins de portraits, mettent moins d’esprit & plus de sens dans leurs jugements; encore y a-t-il entre eux un grand choix à faire, & il ne faut pas d’abord rendre les plus judicieux, mais les plus simples. Je ne voudrois mettre dans la main d’un jeune homme ni Polybe ni Salluste; Tacite est le livre des vieillards; les jeunes gens ne sont pas faits pour l’entendre: il faut apprendre à voir dans les actions humaines les premiers traits du coeur de l’homme avant d’en vouloir sonder les profondeurs; il faut savoir bien lire dans les faits avant de lire dans les maximes. La philosophie en maximes ne convient qu’à l’expérience. La jeunesse ne doit rien généraliser: toute son instruction doit être en règles particulières.
Thucydide est, à mon gré, le vrai modèle des historiens. Il rapporte les faits sans les juger; mais il n’omet aucune des circonstances propres à nous en faire juger nous-mêmes. Il met tout ce qu’il raconte sous les yeux du [416] lecteur; loin de s’interposer entre les événements & les lecteurs, il se dérobe; On ne croit plus lire, on croit voir. Malheureusement il parle toujours de guerre, & l’on ne voit presque dans ses récits que la chose cru monde la moins instructive, savoir les combats. La Retraite des Dix mille & les Commentaires de Cesar ont à peu près la même sagesse & le même défaut. Le bon Hérodote, sans portraits, sans maximes, mais coulant, naïf, plein de détails les plus capables d’intéresser & de plaire, seroit peut-être le meilleur des historiens, si ces mêmes détails ne dégénéroient souvent en simplicités puériles, plus propres à gâter le goût de la jeunesse qu’à le former: il faut déjà du discernement pour le lire. Je ne dis rien de Tite-Live son tour viendra; mais il est politique, il est rhéteur, il est tout ce qui ne convient as à cet âge.
L’histoire en général est défectueuse, en ce qu’elle ne tient registre que de faits sensibles & marqués, qu’on peut fixer par des noms, des lieux, des dates; mais les causes lentes & progressives de ces faits, lesquelles ne peuvent s’assigner de même, restent toujours inconnues. On trouve souvent dans une bataille gagnée ou perdue la raison d’une révolution qui, même avant cette bataille, étoit déjà devenue inévitable. La guerre ne fait guère que manifester des événements déjà déterminés par des causes morales que les historiens savent rarement voir.
L’esprit philosophique a tourné de ce côté les réflexions de plusieurs écrivains de ce siècle; mais je doute que la vérité gagne à leur travail. La fureur des systèmes s’étant [417] emparée d’eux tous, nul ne cherche à voir les choses comme elles sont, mais comme elles s’accordent avec son système.
Ajoutez à toutes ces réflexions que l’histoire montre bien plus les actions que les hommes, parce qu’elle ne saisit ceux-ci que dans certains moments choisis, dans leurs vêtements de parade; elle n’expose que l’homme public qui s’est arrangé pour être vu: elle ne le suit point dans sa maison, dans son cabinet, dans sa famille, au milieu de ses amis; elle ne le peint que quand il représente: c’est bien plus son habit que sa personne qu’elle peint.
J’aimerois mieux la lecture des vies particulières pour commencer l’étude du coeur humain; car alors l’homme a beau se dérober, l’historien le poursuit partout; il ne lui laisse aucun moment de relâche, aucun recoin pour éviter l’oeil perçant du spectateur; & c’est quand l’un croit mieux se cacher, que l’autre le fait mieux connaître. " Ceux, dit Montaigne, qui écrivent les vies, d’autant qu’ils s’amusent plus aux conseils qu’aux événements, plus à ce qui part du dedans qu’à ce qui arrive au dehors, ceux-là me sont plus propres: voilà pourquoi, en toutes sortes, c’est mon homme que Plutarque. "
Il est vrai que le génie des hommes assemblés ou des peuples est fort différent du caractère de l’homme en particulier, & que ce seroit connoître très imparfaitement e coeur humain que de ne pas l’examiner aussi dans la multitude; mais il n’est pas moins vrai qu’il faut commencer par étudier l’homme pour juger les hommes, et que qui connaîtroit parfaitement les penchants de chaque individu [418] pourroit prévoir tous leurs effets combinés dans le corps du peuple.
Il faut encore ici recourir aux anciens par les raisons que j’ai déjà dites, & de plus, parce que tous les détails familiers & bas, mais vrais & caractéristiques, étant bannis du style moderne, les hommes sont aussi parés par nos auteurs dans leurs vies privées que sur la scène du monde. La décence, non moins sévère dans les écrits que dans les actions, ne permet plus de dire en public que ce qu’elle permet d’y faire, &, comme on ne peut montrer les hommes que représentant toujours, on ne les connaît pas plus ans nos livres que sur nos théâtres. On aura beau taire et refaire cent fois la vie des rois, nous n’aurons plus de Suétones.* [*Un seul de nos historiens (Duclos), qui a imité Tacite dans les grands traits, a osé imiter Suétone & quelquefois transcrire Comines dans les petits; & cela même, qui ajoute au prix de son livre, l’a fait critiquer parmi nous.]
Plutarque excelle par ces mêmes détails dans lesquels nous n’osons plus entrer. Il a une grâce inimitable à peindre les grands hommes dans les petites choses; & il est si heureux dans le choix de ses traits, que souvent un mot, un sourire, un geste lui suffit pour caractériser son héros. Avec un mot plaisant Annibal rassure son armée effrayée, & la fait marcher en riant à la bataille qui lui livra l’Italie; Agésilas, à cheval sur un bâton, me fait aimer le vainqueur du grand roi; César, traversant un pauvre village & causant avec ses amis, décèle, sans y penser, le fourbe qui disoit ne [419] vouloir qu’être l’égal de Pompée; Alexandre avale une médecine & ne dit pas un seul mot: c’est le plus beau moment de sa vie; Aristide écrit son propre nom sur une coquille, & justifie ainsi son surnom; Philopoemen, le manteau bas, coupe du bois dans la cuisine de son hôte. Voilà le véritable art de peindre. La physionomie ne se montre pas dans les grands traits, ni le caractère dans les grandes actions; c’est dans les bagatelles que le naturel se découvre. Les choses publiques sont ou trop communes ou trop apprêtées, & c’est presque uniquement à celles-ci que la dignité moderne permet à nos auteurs de s’arrêter.
Un des plus grands hommes du siècle dernier fut incontestablement M. de Turenne. On a eu le courage de rendre sa vie intéressante par de petits détails qui le font connoître & aimer; mais combien s’est-on vu forcé d’en supprimer qui l’auroientfait connoître & aimer davantage! Je n’en citerai qu’un, que je tiens de bon lieu, & que Plutarque n’eût eu garde d’omettre, mais que Ramsai n’eût eu garde d’écrire quand il l’auroit su.
Un jour d’été qu’il faisoit fort chaud, le vicomte de Turenne, en petite veste blanche & en bonnet, étoit à la fenêtre dans son antichambre: un de ses gens survient, &, trompé par l’habillement, le prend pour un aide de cuisine avec lequel ce domestique étoit familier. Il s’approche doucement par derrière, & d’une main qui n’étoit pas légère lui applique un grand coup sur les fesses. L’homme frappé se retourne à l’instant. Le valet voit en frémissant le visage de son maître. Il se jette à genoux tout éperdu: Monseigneur, [420] j’ai cru que c’étoit George. & quand c’eut été George, s’écrie Turenne en se frottant le derrière, il ne fallait pas frapper si fort. Voilà donc ce que vous n’osez dire, misérables? Soyez donc à jamais sans naturel, sans entrailles; trempez, durcissez vos coeurs de fer dans votre vile décence; rendez-vous méprisables à force de dignité. Mais toi, bon jeune homme qui lis ce trait, & qui sens avec attendrissement toute la douceur d’âme qu’il montre, même dans le premier mouvement, lis aussi les petitesses de ce grand homme, dès qu’il étoit question de sa naissance & de son nom. Songe que c’est le même Turenne qui affectoit de céder partout le pas à son neveu, afin qu’on. vît bien que cet enfant étoit le chef d’une maison souveraine. Rapproche ces contrastes, aime la nature, méprise l’opinion, & connois l’homme.
Il y a bien peu de gens en état de concevoir les effets que des lectures ainsi dirigées peuvent opérer sur l’esprit tout neuf d’un jeune homme. Appesantis sur des livres dès notre enfance, accoutumés à lire sans penser, ce que nous lisons nous frappe d’autant moins que, portant déjà dans nous-mêmes les passions & les préjugés qui remplissent l’histoire & les vies des hommes, tout ce qu’ils font nous paraît naturel, parce que nous sommes hors de la nature, & que nous jugeons des autres par nous. Mais qu’on se représente un jeune homme élevé selon mes maximes, qu’on se figure mon Émile, auquel dix-huit ans de soins assidus n’ont eu pour objet que de conserver un jugement intègre & un coeur sain; qu’on se le figure, au lever de la toile, jetant pour la première fois les yeux sur la scène du monde, [421] ou plutôt, placé derrière le théâtre, voyant les acteurs prendre & poser leurs habits, & comptant les cordes & les poulies dont le grossier prestige abuse les yeux des spectateurs: bientôt a sa première surprise succéderont des mouvements de honte & de dédain pour son espèce; il s’indignera de voir ainsi tout le genre humain, dupe de lui-même, s’avilir à ces jeux d’enfants; il s’affligera de voir ses frères s’entre-déchirer pour des rêves, & se changer en bêtes féroces pour n’avoir pas su se contenter d’être hommes.
Certainement, avec les dispositions naturelles de l’élève, pour peu que le maître apporte de prudence & de choix dans ses lectures, pour peu qu’il le mette sur la voie des réflexions qu’il en doit tirer, cet exercice sera pour lui un cours pratique, meilleur sûrement & mieux entes les vaines spéculations dont on brouille l’esprit des jeunes gens dans nos écoles. Qu’après avoir suivi les romanesques projets de Pyrrhus Cyneas lui demande quel bien réel lui procurera la conquête du monde, dont il ne puisse jouir dès à présent sans tant de tourments; nous ne voyons là qu’un bon mot qui passe. Mais Émile y verra une réflexion très sage, qu’il eût faite le premier, & qui ne s’effacera jamais de son esprit, parce qu’elle n’y trouve aucun préjugé contraire qui puisse en empêcher l’impression. Quand ensuite, en lisant la vie de cet insensé, il trouvera que tous ses grands desseins ont abouti à s’aller faire tuer par la main d’une femme, au lieu d’admirer cet héroïsme prétendu, que verra-t-il dans tous les exploits d’un si grand capitaine, dans toutes les intrigues d’un si grand politique, [422] si ce n’est autant de pas pour aller chercher cette malheureuse tuile qui devoit terminer sa vie & ses projets par une mort déshonorante?
Tous les conquérants n’ont pas été tués; tous les usurpateurs n’ont pas échoué dans leurs entreprises, plusieurs paraîtront heureux aux esprits prévenus des opinions vulgaires: mais celui qui, sans s’arrêter aux apparences, ne juge du bonheur des hommes que par l’état de leurs coeurs, verra leurs coeurs, verra leurs misères dans leurs succès mêmes; il verra leurs désirs & leurs soucis rongeants s’étendre & s’accroître avec leur fortune; il les verra perdre haleine en avançant, sans jamais parvenir à leurs termes, il les verra semblables à ces voyageurs inexpérimentés qui, s’engageant pour la première fois dans les Alpes, pensent les franchir à chaque montagne, &, quand ils sont au sommet, trouvent avec découragement de plus hautes montagnes au-devant d’eux.
Auguste, après avoir soumis ses concitoyens & détruit ses rivaux, régit durant quarante ans le plus grand empire qui ait existé: mais tout cet immense pouvoir l’empêchait-il de frapper les murs de sa tête & de remplir son vaste palais de ses cris, en redemandant à Varus ses légions exterminées? Quand il auroit vaincu tous ses ennemis, de quoi lui auroient servi ses vains triomphes, tandis que les peines de toute espèce naissoient sans cesse autour de lui, tandis que ses plus chers amis attentoientà sa vie & qu’il étoit réduit à pleurer la honte ou la mort de tous ses proches? L’infortuné voulut gouverner le monde, & ne sut pas gouverner sa maison! Qu’arriva-t-il de cette négligence? Il [423] vit périr à la fleur de l’âge son neveu, son fils adoptif, son gendre; son petit-fils fut réduit à manger la bourre de son lit pour prolonger de quelques heures sa misérable vie; sa fille & sa petite-fille, après l’avoir couvert de leur infamie, moururent l’une de misère & de faim dans une île déserte, l’autre en prison par la main d’un archer. Lui-même enfin, dernier reste de sa malheureuse famille, fut réduit par sa propre femme à ne laisser après lui qu’un monstre pour lui succéder. Tel fut le sort de ce maître du monde tant célébré pour sa gloire & son bonheur. Croirai-je qu’un seul de ceux qui les admirent les voulût acquérir au même prix?
J’ai pris l’ambition pour exemple; mais le jeu de toutes les passions humaines offre de semblables leçons à qui veut étudier l’histoire pour se connoître & se rendre sage aux dépens des morts. Le tems approche où la vie d’Antoine aura pour le jeune homme une instruction plus prochaine que celle d’Auguste. Émile ne se reconnaîtra guère dans les étranges objets qui frapperont ses regards durant ses nouvelles études; mais il saura d’avance écarter l’illusion des passions avant qu’elles naissent; &, voyant que de tous passions avant es tems elles ont aveuglé les hommes, il sera prévenu de la manière dont elles pourront l’aveugler à son tour, si jamais il s’y livre.* [* C’est toujours le préjugé qui fomente dans nos coeurs l’impétuosité des passions. Celui qui ne voit que ce qui est, & n’estime que ce qu’il connaît, ne se passionne guère. Les erreurs de nos jugements produisent l’ardeur de tous nos désirs.] Ces leçons, je le sais, lui sont mal appropriées; peut-être au besoin seront-elles tardives, insuffisantes: mais souvenez-vous que ce ne sont point celles que j’ai voulu tirer de cette étude. En la commençant, je me proposois un autre objet; & sûrement, si cet objet est mal rempli, ce sera la faute du maître.
[424] Songez qu’aussitôt que l’amour-propre est développé, le moi relatif se met en jeu sans cesse, & que jamais le jeune homme n’observe les autres sans revenir sur lui-même et se comparer avec eux. Il s’agit donc de savoir à quel rang il se mettra parmi ses semblables après les avoir examinés. Je vois, à la manière dont on fait lire l’histoire aux jeunes gens, qu’on les transforme, pour ainsi dire, dans tous les personnages qu’ils voient, qu’on s’efforce de les faire devenir tantôt Cicéron, tantôt Trajan, tantôt Alexandre; de les décourager lorsqu’ils rentrent dans eux-mêmes; de donner à chacun le regret de n’être que soi. Cette méthode a certains avantages dont je ne disconviens pas; mais, quant à mon Émile, s’il arrive une seule fois, dans ces parallèles, qu’il aime mieux être un autre que lui, cet autre, fût-il Socrate, fût-il Caton, tout est manqué: celui qui commence à se rendre étranger à lui-même ne tarde pas à s’oublier tout à fait.
Ce ne sont point les philosophes qui connoissent le mieux les hommes; ils ne les voient qu’à travers les préjugés de la philosophie; & je ne sache aucun état où on en ait tant. Un sauvage nous juge plus sainement que ne fait un philosophe. Celui-ci sent ses vices, s’indigne des nôtres, & dit en lui-même: Nous sommes tous méchants; l’autre nous regarde sans s’émouvoir, & dit: Vous êtes des fous. Il a raison, car nul ne fait le mal pour le mal. Mon élève est ce sauvage, avec cette différence qu’Émile, ayant plus réfléchi, plus comparé d’idées, vu nos erreurs Jus près, se tient plus en garde contre lui-même & ne juge que de ce qu’il connaît.
[425] Ce sont nos passions qui nous irritent contre celles des autres; c’est notre intérêt qui nous fait haïr les méchants; s’ils ne nous faisoient aucun mal, nous aurions pour eux plus dé pitié que de haine. Le mal que nous font les méchants nous fait oublier celui qu’ils se font à eux-mêmes. Nous leur pardonnerions plus aisément leurs vices, si nous pouvions connoître combien leur propre coeur les en punit. Nous sentons l’offense & nous ne voyons pas le châtiment; les avantages sont apparents, la peine est intérieure. Celui qui croit jouir du fruit de ses vices n’est pas moins tourmenté que s’il n’eût point réussi; l’objet est changé, l’inquiétude est la même; ils ont beau montrer leur fortune & cacher leur coeur, leur conduite le montre en dépit d’eux: mais pour le voir, il n’en faut pas avoir un semblable.
Les passions que nous partageons nous séduisent; celles qui choquent nos intérêts nous révoltent, &, par une inconséquence qui nous vient d’elles, nous blâmons dans les autres ce que nous voudrions imiter. L’aversion & l’illusion sont inévitables, quand on est forcé de souffrir de la part d’autrui le mal qu’on feroit si l’on étoit à sa place.
Que foudrait-il donc pour bien observer les hommes? Un grand intérêt à les connaître, une grande impartialité à les juger, un coeur assez sensible out concevoir toutes l’es passions humaines, & assez calme pour ne les pas éprouver. S’il est dans la vie un moment favorable à cette étude, c’est celui que j’ai choisi pour Émile: plus tôt ils lui eussent été étrangers, plus tard il leur eût été semblable. L’opinion dont il voit le jeu n’a point encore acquis sur lui d’empire; les [426] passions dont il sent l’effet n’ont point agité son coeur. Il est homme, il s’intéresse à ses frères; il est équitable, il juge ses pairs. Or, sûrement, s’il les juge bien, il ne voudra être à la place d’aucun d’eux; car le but de tous les tourments qu’ils se donnent, étant fondé sur des préjugés qu’il n’a pas, lui paraît un but en l’air. Pour lui, tout ce qu il désire est à sa portée. De qui dépendrait-il, se suffisant a lui-même et libre de préjugés? Il a des bras, de la santé,* [* Je crois pouvoir compter hardiment la santé & la bonne constitution au nombre des avantages acquis par son éducation, ou plutôt au nombre des dons de la nature que son éducation lui a conservés.] de la modération, peu de besoins & de quoi les satisfaire. Nourri dans la plus absolue liberté, le plus grand des maux qu’il conçoit est la servitude. Il plaint ces misérables rois, esclaves de tout ce qui leur obéit; il plaint ces faux sages enchaînés à leur vaine réputation; il plaint ces riches sots, martyrs de leur faste; il plaint ces voluptueux de parade qui livrent leur vie entière à l’ennui, pour paraître avoir du plaisir. Il plaindroit l’ennemi qui lui feroit du mal à lui-même; car dans ses méchancetés, il verroit sa misère. Il se dirait: En se donnant le besoin de me nuire, cet homme a fait dépendre son sort du mien.
Encore un pas & nous touchons au but. L’amour-propre est un instrument utile, mais dangereux; souvent il blesse la main qui s’en sert, & fait rarement du bien sans mal. Émile, en considérant son rang dans l’espèce humaine & s’y voyant si heureusement placé, sera tenté de faire honneur à sa raison de l’ouvrage de la vôtre, & d’attribuer à son mérite l’effet [427] de son bonheur. Il se dira: je suis sage, et les hommes sont fous. En les plaignant il les méprisera, en se félicitant il s’estimera davantage &, se sentant plus heureux qu’eux, il se croira plus digne de l’être. Voilà l’erreur la plus à craindre, parce qu’elle est la plus difficile à détruire. S’il restoit dans cet état il auroit peu gagné à tous nos soins: & s’il faloit opter, je ne sais si je n’aimerois pas mieux encore l’illusion des préjugés que celle de l’orgueil.
Les grands hommes ne s’abusent point sur leur supériorité; ils la voient, la sentent, et n’en sont pas moins modestes. Plus ils ont, plus ils connoissent tout ce qui leur manque. Ils sont moins vains de leur élévation sur nous qu’humiliés du sentiment de leur misère; &, dans les biens exclusifs qu’ils possèdent, ils sont trop sensés pour tirer vanité d’un don qu’ils ne se sont pas fait. L’homme de bien peu! être fier de sa vertu, parce qu’elle est à lui; mais de quoi l’homme d’esprit est-il fier? Qu’a fait Racine, pour n’être pas Pradon? Qu’a fait Boileau, pour n’être pas Cotin?
Ici c’est tout autre chose encore. Restons toujours dans l’ordre commun. Je n’ai supposé dans mon élève ni un génie transcendant, ni un entendement bouché. Je l’ai choisi parmi les esprits vulgaires pour montrer ce que peut l’éducation sur l’homme. Tous les cas rares sont hors des règles. Quand donc, en conséquence de mes soins, Émile préfère sa manière d’être, de voir, de sentir, à celle des autres hommes, Émile a raison. Mais quand il se croit pour cela d’une nature plus excellente, & plus heureusement né qu’eux, Émile a tort: il se trompe, il faut le détromper, ou plutôt [428] prévenir l’erreur, de peur qu’il ne soit trop tard ensuite pour la détruire.
Il n’y a point de folie dont on ne puisse guérir un homme qui n’est pas fou, hors la vanité; pour celle-ci, rien n’en corrige que l’expérience, si toutefois quelque chose en peut corriger; à sa naissance, au moins, on peut l’empêcher de croître. N’allez donc pas vous perdre en beaux raisonnements, pour prouver à l’adolescent qu’il est homme comme les autres & sujet aux mêmes faiblesses. Faites-le lui sentir, ou jamais il ne le saura. C’est encore ici un cas d’exception à mes propres règles; c’est le cas d’exposer volontairement mon élève à tous les accidents qui peuvent lui prouver qu’il n’est pas plus sage que nous. L’aventure du bateleur seroit répétée en mille manières, je laisserais aux flatteurs prendre tout leur avantage avec lui: si des étourdis l’entraînaient dans quelque extravagance, je lui en laisserois courir le danger: si des filous l’attaquoient au jeu, je le leur livrerois pour en faire leur dupe;* [* Au reste, notre élève donnera peu dans ce piège, lui que tant d’amusements environnent lui qui ne s’ennuya de sa vie, & qui sait à peine à quoi sert l’argent. Les deux mobiles avec lesquels on conduit les enfants étant l’intérêt & la vanité, ces deux mêmes mobiles servent aux courtisanes & aux escrocs pour s’emparer d’eux dans la suite. Quand vous voyez exciter leur avidité par des prix, par des récompenses, quand vous les voyez applaudir à dix ans dans un acte public au collège, vous voyez comment on leur fera laisser à vingt leur bourse dans un brelan, & leur santé dans un mauvais lieu. Il y a toujours à parier que le plus savant de sa classe deviendra le plus joueur & le plus débauché. Or les moyens dont on n’usa point dans l’enfance n’ont point dans la jeunesse le même abus. Mais on doit se souvenir qu’ici ma constante maxime est de mettre partout la chose au pis. Je cherche d’abord à prévenir le vice; & puis je le suppose afin d’y remédier.] je le laisserois encenser, plumer, dévaliser par eux; & quand, l’ayant mis à sec, ils finiroient par se moquer de lui, je les remercierois encore en sa présence des leçons qu’ils ont bien voulu lui donner. Les seuls pièges dont je le garantirois avec soin seroientc eux des courtisans. Les seuls [429] ménagements que j’aurois pour lui seroient de partager tous les dangers que je lui laisserois courir & tous les affronts que le lui laisserois recevoir. J’endurerais tout en silence, sans plainte, sans reproche, sans jamais lui en dire un seul mot, et soyez sûr qu’avec cette discrétion bien soutenue, tout ce qu’il m’aura vu souffrir pour lui fera plus d’impression sur son coeur que ce qu’il aura souffert lui-même.
Je ne puis m’empêcher de relever ici la fausse dignité des gouverneurs qui, pour jouer sottement les sages, rabaissent leurs élèves, affectent de les traiter toujours en enfants & de se distinguer toujours d’eux dans tout ce qu’ils leur font faire. Loin de ravaler ainsi leurs jeunes courages, n’épargnez rien leur élever l’âme; faites en vos égaux afin qu’ils le deviennent; &, s’ils ne peuvent encore s’élever à vous, descendez à eux sans honte, sans scrupule. Songez que votre honneur n’est plus dans vous, mais dans votre élève; partagez ses fautes pour l’en corriger; chargez-vous de sa honte pour l’effacer; imitez ce brave Romain qui, voyant fuir son armée & ne pouvant la rallier, se mit à fuir à la tête de ses soldats, en criant ils ne fuient pas, ils suivent leur capitaine. Fut-il déshonoré pour cela? Tant s’en faut: en sacrifiant ainsi sa gloire, il l’augmenta. La force du devoir, la beauté de la [430] vertu entraînent malgré nous nos suffrages & renversent nos insensés préjugés. Si je recevois un soufflet en remplissant mes fonctions auprès d’Émile, loin de me venger de ce soufflet, j’irois partout m’en vanter; & je doute qu’il y eût dans le monde un homme assez vil* [* Je me trompais, j’en ai découvert un: c’est M. Formey.] pour ne pas m’en respecter davantage.
Ce n’est pas que l’élève doive supposer dans le maître des lumières aussi bornées que les siennes & la même facilité à se laisser séduire. Cette opinion est bonne pour un enfant, qui, ne sachant rien voir, rien comparer, met tout le monde à sa portée, & ne donne sa confiance qu’à ceux qui savent s’y mettre en effet. Mais un jeune homme de l’âge d’Emile, & aussi sensé que lui, n’est plus assez sot pour prendre ainsi le change, & il ne seroit pas bon qu’il ce prit. La confiance qu’il doit avoir en son gouverneur est d’une autre espèce: elle doit porter sur l’autorité de la raison, sur la supériorité des lumières, sur les avantages que le jeune homme est en état de connaître, & dont il sent l’utilité pour lui. Une longue expérience l’a convaincu qu’il est aimé de son conducteur; que ce conducteur est un homme sage, éclairé, qui, voulant son bonheur, sait ce qui peut le lui procurer. Il doit savoir que, pour son propre intérêt, il lui convient d’écouter ses avis. Or, si le maître se laissoit tromper comme le disciple, il perdroit le droit d’en exiger de la déférence & de lui donner des leçons. Encore moins l’élève doit-il supposer que le maître le laisse à dessein tomber dans des pièges, & tend [431] des embûches à sa simplicité. Que faut-il donc faire pour éviter à la fois ces deux inconvénients? Ce qu’il y a de meilleur & de plus naturel: être simple & vrai comme lui; l’avertir des périls auxquels il s’expose; les lui montrer clairement, sensiblement, mais sans exagération, sans humeur, sans pédantesque étalage, surtout sans lui donner vos avis pour des ordres, jusqu’à ce qu’ils le soient devenus, & que ce ton impérieux soit absolument nécessaire. S’obstine après cela, comme il fera très souvent? alors ne lui dites plus rien; laissez-le en liberté, suivez-le, imitez-le, & cela gaiement, franchement; livrez-vous, amusez-vous autant que lui, s’il est possible. Si les conséquences deviennent trop fortes, vous êtes toujours là pour les arrêter; & cependant combien le jeune homme, témoin de votre prévoyance & de votre complaisance, ne doit-il pas être à la fois frappé de l’une & touché de l’autre! Toutes ses fautes sont autant de liens, qu’il vous fournit pour le retenir au besoin. Or, ce qui fait ici le plus grand art du maître, c’est d’amener les occasions & de diriger les exhortations de manière qu’il sache d’avance quand le jeune homme cédera, et quand il s’obstinera, afin de l’environner partout des leçons de l’expérience, sans jamais. l’exposer à de trop grands dangers.
Avertissez-le de ses fautes avant qu’il y tombe: quand il y est tombé, ne les lui reprochez point; vous ne feriez qu’enflammer & mutiner son amour-propre. Une leçon qui révolte ne profite pas. je ne connois rien de plus inepte que ce mot: vous l’avois bien dit. Le meilleur moyen de faire qu’il se souvienne de ce qu’on lui a dit est de [432] paraître l’avoir oublié. Tout au contraire, quand vous le verrez honteux de ne vous avoir pas cru, effacez doucement cette humiliation par de bonnes paroles. Il s’affectionnera sûrement à vous en voyant que vous vous oubliez pour lui, et qu’au lieu d’achever de l’écraser, vous le consolez. Mais si à son chagrin vous ajoutez des reproches, il vous prendra en haine, & se fera une loi de ne vous plus écouter, comme pour vous prouver qu’il ne pense pas comme vous sur l’importance de vos avis.
Le tour de vos consolations peut encore être pour lui une instruction d’autant plus utile qu’il ne s’en défiera pas. En lui disant, je suppose, que mille autres font les mêmes fautes, vous le mettez loin de son compte; vous le corrigez en ne paraissant que le plaindre: car, pour celui qui croit valoir mieux que les autres hommes, c’est une excuse bien mortifiante que de se consoler par leur exemple; c’est concevoir que le plus qu’il peut prétendre est qu’ils ne valent pas mieux que lui.
Le tems des fautes est celui des fables. En censurant le coupable sous un masque étranger, on l’instruit sans l’offenser; & il comprend alors que l’apologue n’est pas un mensonge, par la vérité dont il se fait l’application. L’enfant qu’on n a jamais trompé par des louanges n’entend rien à la fable que j’ai ci-devant examinée, mais l’étourdi qui vient d’être la dupe d’un flatteur conçoit à merveille que le corbeau n’étoit qu’un sot. Ainsi, d’un fait il tire une maxime; & l’expérience qu’il eût bientôt oubliée se grave, au moyen de la fable, dans son jugement. Il n’y a point [433] de connaissance morale qu’on ne puisse acquérir par l’expérience d’autrui ou par la sienne. Dans les cas où cette expérience est dangereuse, au lieu de la faire soi-même, on tire sa leçon de l’histoire. Quand l’épreuve est sans conséquence, il est bon que le jeune homme y reste exposé; puis, au moyen de l’apologue, on rédige en maximes les cas particuliers qui lui sont connus.
Je n’entends pas pourtant que ces maximes doivent être développées, ni même énoncées. Rien n’est si vain, si mai entendu, que la morale par laquelle on termine la plupart des fables; comme si cette morale n’étoit pas ou ne devoit pas être étendue dans la fable même, de manière à la rendre sensible au lecteur! Pourquoi donc, en ajoutant cette morale à la fin, lui ôter le plaisir de la trouver de son chef? Le talent d’instruire est de faire que le disciple se plaise à l’instruction. Or, pour qu’il s’y plaise, il ne faut pas que son esprit reste tellement: passif à tout ce que vous lui dites, qu’il n’ait absolument rien à faire pour vous entendre. Il faut que l’amour propre du maître laisse toujours quelque prise au sien; il faut qu’il se puisse dire: je conçois, je pénètre, j’agis, je m’instruis. Une des choses qui rendent ennuyeux le Pantalon de la comédie italienne, est le soin qu’il prend d’interpréter au parterre des platises qu’on n’entend déjà que trop. Je ne veux point qu’un gouverneur soit Pantalon, encore moins un auteur. Il faut toujours se faire entendre; mais il ne faut pas toujours tout dire: celui qui dit tout dit peu de choses, car à la fin on ne l’écoute plus. Que signifient ces quatre vers que La Fontaine ajoute à la fable de la grenouille qui [434] s’enfle? A-t-il peur qu’on ne l’ait pas compris? A-t-il besoin, ce grand peintre, d’écrire les, noms au-dessous des objets qu’il peint? Loin de généraliser par là sa morale, il la particularise, il la restreint en quelque sorte aux exemples cités, & empêche qu’on ne l’applique à d’autres. Je voudrois qu’avant de mettre les fables de cet auteur inimitable entre les mains d’un jeune homme, on en retranchât toutes ces conclusions par lesquelles il prend la peine d’expliquer ce qu’il vient de dire aussi clairement qu’agréablement. Si votre élève n’entend la fable qu’à l’aide de l’explication, soyez sûr qu’il ne l’entendra pas même ainsi.
Il importeroit encore de donner à ces fables un ordre plus didactique & plus conforme aux progrès des sentiments & des lumières cru jeune adolescent. Conçoit-on rien de moins raisonnable que d’aller suivre exactement l’ordre numérique du livre, sans égard au besoin ni à l’occasion? D’abord le corbeau, puis la cigale,* [* Il faut encore appliquer ici la correction de M. Formey. C’est la cigale, puis le corbeau, etc.] puis la grenouille, puis les deux mulets, etc. J’ai sur le coeur ces deux mulets, parce que je me souviens d’avoir vu un enfant élevé pour la finance, & qu’on étourdissoit de l’emploi qu’il alloit remplir, lire cette fable, l’apprendre, la dire, la redire cent & cent fois, sans en tirer jamais la moindre objection contre le métier auquel il étoit destiné. Non seulement je n’ai jamais vu d’enfants faire aucune application solide des fables qu’ils apprenaient, mais je n’ai jamais vu que personne se souciât de leur faire faire cette application. Le prétexte de cette étude est [435] l’instruction morale; mais le véritable objet de la mère & de l’enfant n’est que d’occuper de lui toute une compagnie, tandis qu’il récite ses fables; aussi les oublie-t-il toutes en grandissant, lorsqu’il n’est plus question de les réciter, mais d’en profiter. Encore une fois, il n’appartient qu’aux hommes de s’instruire dans les fables; & voici pour Emile le tems de commencer.
Je montre de loin, car je ne veux pas non plus tout dire, les routes qui détournent de la bonne, afin qu’on apprenne à les éviter. je crois qu’en suivant celle que j’ai marquée, votre élève achètera la connoissance des hommes & de soi-même au meilleur marché qu’il est possible; que vous le mettrez au point de contempler les jeux de la fortune sans envier le sort de ses favoris, & d’être content de lui sans se croire plus sage que les autres. Vous avez aussi commencé à le rendre acteur pour le rendre spectateur: il faut achever; car du parterre on voit les objets tels qu’ils paraissent, mais de la scène on les voit tels qu’ils sont. Pour embrasser le tout, il faut se mettre dans le point de vue; il faut approcher pour voir les détails. Mais à quel titre un jeune homme entrera-t-il dans les affaires du monde? Quel droit a-t-il d’être initié dans ces mystères ténébreux? Des intrigues de plaisir bornent les intérêts de son âge; il ne dispose encore que de lui-même; c’est comme s’il ne disposoit de rien. L’homme est la plus vile des marchandises, &, parmi nos importants droits de propriété, celui de la personne est toujours le moindre de tous.
Quand je vois que, dans l’âge de la plus grande activité, l’on borne les jeunes gens à dés études purement [436] spéculatives, & qu’après, sans la moindre expérience, ils sont tout d’un coup jetés dans le monde & dans les affaires, je trouve qu’on ne choque pas moins la raison que la nature, & je ne suis plus surpris que si peu e gens sachent se conduire. Par quel bizarre tour d’esprit nous apprend-on tant de choses inutiles, tandis que l’art d’agir est compté pour rien? On prétend nous former pour la société, & l’on nous instruit comme si chacun de nous devait passer sa vie à penser seul dans sa cellule, ou à traiter des sujets en l’air avec des indifférents. Vous croyez apprendre à vivre à vos enfants, en leur enseignant certaines contorsions du corps & certaines formules de paroles qui ne signifient rien. Moi aussi, j’ai appris à vivre à mon Émile; car je lui ai appris à vivre avec lui-même, &, de plus, à savoir gagner son pain. Mais ce n’est pas assez. Pour vivre dans le monde, il faut savoir traiter avec les hommes, il faut connoître les instruments qui donnent prise sur eux; il faut calculer l’action & réaction de l’intérêt particulier dans la société civile, & prévoir si juste les événements, qu’on soit rarement trompé dans ses entreprises, ou qu’on ait du moins toujours pris les meilleurs moyens pour réussir. Les lois ne permettent pas aux jeunes gens de faire leurs propres affaires, & de disposer de leur propre bien: mais que leur serviroient ces précautions, si, jusqu’à l’âge prescrit, ils ne pouvoient acquérir aucune expérience? Ils n’auroient rien gagne d’attendre, & seroient tout aussi neufs à vingt-cinq ans qu’à quinze. Sans doute il faut empêcher qu’un jeune homme, aveuglé par son ignorance, ou trompé pas ses passions, ne se fasse du mal à [437] lui-même; mais à tout âge il est permis d’être bienfaisant, à tout âge on peut protéger, sous la direction d’un homme sage, les malheureux qui n ont besoin que d’appui.
Les nourrices, les mères s’attachent aux enfants par les soins qu’elles leur rendent; l’exercice des vertus sociales forte au fond des coeurs l’amour de l’humanité: c’est en faisant le bien qu’on devient bon; je ne connois point de pratique plus sûre. Occupez votre élève à toutes les bonnes actions qui sont à sa portée; que l’intérêt des indigents soit toujours le sien; qu il ne les assiste pas seulement de sa bourse, mais de ses soins; qu’il les serve, qu’il les protège, qu’il leur consacre sa personne et son temps; qu’il se fasse leur homme d’affaires: il ne remplira de sa vie un si noble emploi. Combien d’opprimés, qu’on n’eût jamais écoutés, obtiendront justice, quand il la demandera pour eux avec cette intrépide fermeté que donne l’exercice de la vertu; quand il forcera les portes des grands & des riches, quand il ira, s’il le faut, jusqu au pied du trône faire entendre la voix des infortunés, à qui tous les abords sont fermés par leur misère, & que la crainte d’être punis des maux qu’on leur fait empêche même d’oser s’en plaindre!
Mais ferons-nous d’Émile un chevalier errant, un redresseur de torts, un paladin? Ira-t-il s’ingérer dans les affaires, publiques, faire le sage & le défenseur des lois chez les grands, chez les magistrats, chez le prince, faire le solliciteur chez les juges & l’avocat dans les tribunaux? Je ne sais rien de tout cela. Les noms badins & ridicules ne changent rien à la nature des choses. Il fera tout ce qu’il [438] sait être utile & bon. Il ne fera rien de plus, & il sait que rien n’est utile & bon pour lui de ce qui ne convient pas a son age; il sait que son premier devoir est envers lui-même; que les jeunes gens doivent se défier d’eux, être circonspects dans leur conduite, respectueux devant les gens plus âgés, retenus & discrets à parler sans sujet, modestes dans les choses indifférentes, mais hardis à bien faire, et courageux à dire la vérité. Tels étoient ces illustres Romains qui, avant d’être admis dans les charges, passoient leur jeunesse à poursuivre le crime & à défendre l’innocence, sans autre intérêt que celui de s’instruire en servant la justice et protégeant les bonnes moeurs.
Émile n’aime ni le bruit ni les querelles, non seulement entre les hommes,* [* Mais si on lui cherche querelle à lui-même, comment se conduira? je réponds qu’il n’aura jamais de querelle, qu’il ne s’y prêtera jamais assez pour en avoir. Mais enfin, poursuivra t-on, qui est-ce qui est à l’abri d’un soufflet ou d’un démenti de la part d’un brutal, d’un ivrogne, ou d’un brave coquin, qui, pour avoir le plaisir de tuer son homme, commence par le déshonorer? C’est autre chose; il ne faut point que l’honneur des citoyens ni leur vie soit à la merci d’un brutal, d’un ivrogne, ou d’un brave coquin; & l’on ne peut pas plus se préserver d’un pareil accident que de la chute d’une tuile. Un soufflet & un démenti reçus & endurés ont des effets civils que nulle sagesse ne peut prévenir, & dont nul tribunal ne peut venger l’offensé. L’insuffisance des lois lui rend donc en cela son indépendance; il est alors seul magistrat, seul juge entre l’offenseur & lui; il est seul interprète et ministre de la loi naturelle; il se doit justice & peut seul se la rendre, & il n’y a sur la terre nul gouvernement assez insensé pour le punir de se l’être faite en pareil cas. je ne dis pas qu’il doive s’aller battre; c’est une extravagance; je dis qu’il se doit justice, & qu’il en est le seul dispensateur. Sans tant de vains édits contre les duels, si j’étois souverain, réponds qu’il n’y auroit jamais ni soufflet ni démenti donné dans mes Etats, & cela par un moyen fort simple dont les tribunaux ne se mêleroient point. Quoi qu’il en soit, Emile sait en pareil cas la justice qu’il se doit à lui-même, & l’exemple qu’il doit à la sûreté des gens d’honneur. Il ne dépend pas de l’homme le plus ferme d’empêcher qu’on ne l’insulte, mais il dépend de lui d’empêcher qu’on ne se vante longtemps de l’avoir insulté.] pas même entre les animaux. Il n’excita jamais deux chiens à se battre; jamais il ne fit poursuivre un chat par un chien. Cet esprit de paix est un effet de son éducation, qui n’ayant point fomenté [439] l’amour-propre & la haute opinion de lui-même, l’a détourné de chercher ses dans la domination & dans le malheur d’autrui. Il quand il voit souffrir; c’est un sentiment naturel. Ce qui fait qu’un jeune homme s’endurcit & se complaît à voir tourmenter un être sensible, c’est quand un retour de vanité le fait se regarder comme exempt des mêmes peines par sa sagesse ou par sa supériorité. Celui qu’on a garanti de ce tour d’esprit ne sauroit tomber dans le vice qui en est l’ouvrage. Émile aime donc la paix. L’image du bonheur le flatte, & quand il eut contribuer à le produire, c’est un moyen de plus de re partager. je n’ai pas supposé qu’en voyant des malheureux il n’auroit pour eux que cette pitié stérile & cruelle qui se contente de plaindre les maux qu’elle peut guérir. Sa bienfaisance active lui donne bientôt des lumières qu’avec un coeur plus dur il n’eût point acquises, ou qu’il eût acquises beaucoup plus tard. S’il voit régner la discorde entre ses camarades, il cherche à les réconcilier; s’il voit des affligés, il s’informe du sujet de leurs peines; s’il voit deux hommes se haïr, il veut [440] connoître la cause de leur inimitié; s’il voit un opprimé gémir des vexations du puissant & du riche, il cherche de quelles manœuvres se couvrent ces vexations; &, dans l’intérêt qu’il prend à tous les misérables, les moyens de finir leurs maux ne sont jamais indifférents pour lui. Qu’avons-nous donc à faire pour tirer parti de ces dispositions d’une manière convenable à son age? De régler ses soins & ses connaissances, & d’employer son zèle à les augmenter.
Je ne me lasse point de le redire: mettez toutes les leçons des jeunes gens en actions plutôt qu’en discours; qu’ils n’apprennent rien dans les livres de ce que l’expérience peut leur enseigner. Quel extravagant projet de les exercer à parler, sans sujet de rien dire; de croire leur faire sentir, sur les bancs d’un collège, l’énergie du langage des passions & toute la force de l’art de persuader, sans intérêt de rien persuader à personne! Tous les préceptes de la rhétorique ne semblent qu’un pur verbiage à quiconque n’en sent pas l’usage pour son profit. Qu’importe à un écolier de savoir comment s’y prit Annibal pour déterminer ses soldats à passer les Alpes? Si, au lieu de ces magnifiques harangues, vous lui disiez comment il doit s’y prendre pour porter son préfet à lui donner congé, soyez sûr qu’il seroit plus attentif a vos règles.
Si je voulois enseigner la rhétorique à un jeune homme dont toutes les passions fussent déjà développées, je lui présenterois sans cesse des objets propres à flatter ses passions, & j’examinerois avec lui quel langage il doit tenir aux autres hommes pour les engager à favoriser ses désirs. Mais mon [441] Émile n’est pas dans une situation si avantageuse à l’art oratoire; borné presque au seul nécessaire physique, il a moins besoin des autres que les autres n’ont besoin de lui; & n’ayant rien à leur demander pour lui-même, ce qu’il veut leur persuader ne le touche pas d’assez près pour l’émouvoir excessivement. Il suit de là qu’en général il doit avoir un langage simple & peu figuré. Il parle ordinairement au propre & seulement pour être entendu. Il est peu sentencieux, parce qu’il n’a pas appris à généraliser ses idées: il a peu d’images, parce qu’il est rarement passionné.
Ce n’est pas pourtant qu’il soit tout à fait flegmatique & froid; ni son âge, ni ses moeurs, ni ses goûts ne le permettent: dans le feu de l’adolescence, les esprits vivifiants, retenus, & cohobés dans son sang, portent à son jeune coeur une chaleur qui brille dans ses regards, qu’on sent dans ses discours, qu’on voit dans ses actions. Son langage a pris de l’accent, & quelquefois de la véhémence. Le noble sentiment qui l’inspire lui donne de la force & de l’élévation: pénétré du tendre amour de l’humanité, il transmet en parlant les mouvements de son âme; sa généreuse franchise a je ne sais quoi de plus enchanteur que l’artificieuse éloquence des autres; ou plutôt lui seul est véritablement éloquent, puisqu’il n’a qu’à montrer ce qu’il sent pour le communiquer à ceux qui l’écoutent.
Plus j’y pense, plus je trouve qu’en mettant ainsi la bienfaisance en action & tirant de nos bons ou mauvais succès des réflexions sur leurs causes, il y a peu de connaissances utiles qu’on ne puisse cultiver dans l’esprit d’un jeune homme, et qu’avec tout le vrai savoir qu’on peut acquérir dans les [442] collèges, il acquerra de plus une science plus importante encore, qui est, l’application de cet acquis aux usages de la vie. Il n’est as possible que, prenant tant d’intérêt à ses semblables, i n’apprenne de bonne heure à peser & apprécier leurs actions, leurs goûts, leurs plaisirs, & à donner en général une plus juste valeur à ce qui peut contribuer ou nuire au bonheur des hommes, que ceux qui, ne s’intéressant à personne, ne font jamais rien pour autrui. Ceux qui ne traitent jamais que leurs propres affaires se passionnent trop pour juger sainement des choses. Rapportant tout à eux seuls, et réglant sur leur seul intérêt les idées du bien & du mal, ils se remplissent l’esprit de mille préjugés ridicules, & dans tout ce qui porte atteinte à leur moindre avantage, ils voient aussitôt le bouleversement de tout l’univers.
Étendons l’amour-propre sur les autres êtres, nous le transformerons en vertu, & il n’y a point de coeur d’homme dans lequel cette vertu n’ait sa racine. Moins l’objet de nos soins tient immédiatement à nous-mêmes, moins l’illusion de l’intérêt particulier est à craindre; plus on généralise cet intérêt, plus il devient équitable; et l’amour du genre humain n’est autre chose en nous que l’amour de la justice. Voulons-nous donc qu’Émile aime la vérité, voulons-nous qu’il la connaisse; dans les affaires tenons-le toujours loin de lui. Plus ses soins seront consacrés au bonheur d’autrui, plus ils seront éclairés & sages, & moins il se trompera sur ce qui est bien ou mal; mais ne souffrons jamais en lui de préférence aveugle, fondée uniquement sur des acceptions de personnes ou sur d’injustes préventions. Et pourquoi [443] nuirait-il à l’un pour servir l’autre? Peu lui importe à qui tombe un plus grand bonheur en partage, pourvu qu’il concoure au plus grand bonheur de tous: c’est là le premier intérêt du sage après l’intérêt privé; car chacun est partie de son espèce & non d’un autre individu.
Pour empêcher la pitié de dégénérer en faiblesse, il faut donc la généraliser et l’étendre sur tout le genre humain. Alors on ne s’y livre qu’autant qu’elle est d’accord avec la justice, parce que, de toutes les vertus, la justice est celle qui concourt le plus au bien commun des hommes. Il faut par raison, par amour pour nous, avoir pitié de notre espèce encore plus que de notre prochain; & c’est une très grande cruauté envers les hommes que la pitié pour les méchants.
Au reste, il faut se souvenir que tous ces moyens, par lesquels je jette ainsi mon élève hors de lui-même, ont cependant toujours un rapport direct à lui, puisque non seulement il en résulte une jouissance intérieure, mais qu’en le rendant bienfaisant au profit des autres, je travaille à sa propre instruction.
J’ai d’abord donné les moyens, & maintenant j’en montre l’effet. Quelles grandes vues je vois s’arranger peu à peu dans sa tête! Quels sentiments sublimes étouffent dans son coeur le germe des petites passions! Quelle netteté de judiciaire, quelle justesse de raison je vois se former en lui de ses penchants cultivés, de l’expérience qui concentre les voeux d’une âme grande dans l’étroite orne des possibles, & fait qu’un homme supérieur aux autres, ne pouvant les élever à [444] sa mesure, sait s’abaisser à la leur! Les vrais principes du juste, les vrais modèles du beau, tous les rapports moraux des êtres, toutes les idées de l’ordre, se gravent dans son entendement; il voit la place de chaque chose & la cause l’en écarte: il voit ce qui peut faire le bien & ce qui l’empêche. Sans avoir éprouve les passions humaines, il connaît leurs illusions & leur jeu.
J’avance, attiré par la force des choses, mais sans m’en imposer sur les jugements des lecteurs. Depuis longtemps ils me voient dans le pays des chimères; moi, je les vois toujours dans le pays des préjugés. En m’écartant si fort des opinions vulgaires, je ne cesse de les avoir présentes a mon esprit: je les examine, je les médite, non pour les suivre ni pour les fuir, mais pour les peser à la balance du raisonnement. Toutes les fois qu’il me force à m’écarter d’elles, instruit par l’expérience, je me tiens déjà pour dit qu’ils ne m’imiteront pas je sais que, s’obstinant à n’imaginer possible ce qu’ils voient, ils prendront le jeune homme que je figure pour un être imaginaire & fantastique, parce qu’il diffère de ceux auxquels ils le comparent; sans songer qu’il faut bien qu’il en diffère, puisque, élevé tout différemment, affecté de sentiments tout contraires, instruit tout autrement qu’eux il seroit beaucoup plus surprenant qu’il leur ressemblât que d’être tel que je le suppose. Ce n’est pas l’homme de l’homme, c’est homme de la nature. Assurément il doit être fort étranger à leurs yeux.
En commençant cet ouvrage, je ne supposois rien que tout le monde ne pût observer ainsi que moi, parce qu’il [445] est un point, savoir, la naissance de l’homme, duquel nous partons tous également: mais plus nous avançons, moi pour cultiver la nature, & vous pour la dépraver, plus nous nous éloignons les uns des autres. Mon élève, à six ans, différoit peu des vôtres, que vous n’aviez pas encore eu le temps de défigurer; maintenant ils n’ont plus rien de semblable; & l’âge de l’homme fait, dont il approche, doit le montrer sous une forme absolument différente, si je n’ai pas perdu tous mes soins. La quantité d’acquis est peut-être assez égale de part & d’autre; mais les choses acquises ne se ressemblent point. Vous êtes étonnés de trouver à l’un des sentiments sublimes dont les autres n’ont pas le moindre germe; mais considérez aussi que ceux-ci sont déjà tous philosophes & théologiens, avant qu’Emile sache seulement ce que c’est que philosophie & qu’il ait même entendu parler de Dieu.
Si donc on venoit me dire: Rien de ce que vous supposez n’existe; les jeunes gens ne sont point faits ainsi; ils ont telle ou telle passion; ils font ceci ou cela: c’est comme si l’on niait que jamais poirier fût un grand arbre, parce qu’on n’en voit que de nains dans nos jardines.
Je prie ces juges, si prompts à a censure, de considérer que ce qu’ils disent là, je le sais tout aussi bien qu’eux que j’y ai probablement réfléchi plus longtemps, & que, n’ayant nul intérêt à leur en imposer, j’ai droit d’exiger qu’ils se donnent au moins le tems de chercher en quoi je me trompe. Qu’ils examinent bien la constitution de l’homme, qu’ils suivent les premiers développements du coeur dans telle ou telle circonstance, afin de voir combien un individu peut différer [446] d’un autre par la force de l’éducation; qu’ensuite ils comparent la mienne aux effets que je lui donne; & qu ils disent en quoi j’ai mal raisonné: je n’aurai rien à répondre.
Ce qui me rend plus affirmatif, &, je crois, plus excusable de l’être, c’est qu’au lieu de me livrer à l’esprit de système, je donne le moins qu’il est possible au raisonnement & ne me fie qu’à l’observation. Je ne me fonde point sur ce que j’ai imaginé, mais sur ce que j’ai vu. Il est vrai que je n’ai pas renfermé mes expériences dans l’enceinte des murs d’une ville ni dans un seul ordre d e gens; mais, après avoir compare tout autant de rangs & de peuples que l’en ai pu voir dans une vie passée a les observer, j’ai retranche comme artificiel ce qui était d’un peuple & non pas d’un autre, d’un état & non pas d’un autre, & n’ai regarde comme appartenant incontestablement à l’homme, que ce qui étoit commun à tous, à quelque âge, dans quelque rang, & dans quelque nation que ce fût.
Or, si, selon cette méthode, vous suivez dès l’enfance un jeune homme qui n’aura point reçu de forme particulière, & qui tiendra le moins qu’il est possible à l’autorité & à l’opinion d’autrui, a qui de mon élève ou des vôtres, pensez-vous qu’il ressemblera le plus? Voilà, ce me semble, la question qu’il faut résoudre pour savoir si je me suis égaré.
L’homme ne commence pas aisément à penser, mais sitôt qu’il commence, il ne cesse plus. Quiconque a pensé pensera toujours, & l’entendement une fois exercé à la réflexion ne peut plus rester en repos. On pourroit donc croire que j’en fais trop ou trop peu, que l’esprit humain n’est point naturellement si prompt à s’ouvrir, [447] & qu’après lui avoir donné des facilités qu’il n’a pas, je le tiens trop longtemps inscrit dans un cercle d’idées qu’il doit avoir franchi.
Mais considérez premièrement que, voulant former l’homme de la nature, il ne s’agit pas pour cela d’en faire un sauvage & de le reléguer au fond des bois; mais qu’enfermé dans le tourbillon social, il suffit qu’il ne s’y laisse entraîner ni par les passions ni par les opinions des hommes; qu’il voie par ses yeux, qu’il sente par son coeur; qu’aucune autorité ne le gouverne, hors celle de sa propre raison. Dans cette position, il est clair que la multitude d’objets qui le frappent, les fréquents sentiments dont il est affecté, les divers moyens de pourvoir à ses besoins réels, doivent lui donner beaucoup d’idées qu’il n’auroit jamais eues, ou qu’il eût acquises plus lentement. Le progrès naturel à l’esprit est accéléré, mais non renversé. Le même homme qui doit rester stupide dans les forêts doit devenir raisonnable et sensé dans les villes, quand il y sera simple spectateur. Rien n’est plus propre à rendre sage que les folies qu’on voit sans les partager; & celui même qui les partage s’instruit encore, pourvu qu’il n’en soit: pas la dupe & qu’il n’y porte pas l’erreur de ceux qui les font.
Considérez aussi que bornés par nos facultés aux choses sensibles, nous n’offrons presque aucune prise aux notions abstraites de la philosophie & aux idées purement intellectuelles. Pour y atteindre il faut, ou nous dégager du corps auquel nous sommes si fortement attachés, ou faire d’objet en objet un progrès graduel et lent, ou enfin franchir [448] rapidement & presque d’un saut l’intervalle par un pas de géant dont l’enfance n’est pas capable, & pour lequel il faut même aux hommes bien des échelons faits exprès pour eux. La première idée abstraite est le premier de ces échelons; mais j’ai bien de la peine à voir comment on s’avise de les construire.
L’Etre incompréhensible qui embrasse tout, qui donne le mouvement au monde et forme tout le système des êtres, n’est ni visible à nos yeux, ni palpable à nos mains; il échappe à tous nos sens: l’ouvrage se montre, mais l’ouvrier se cache. Ce n’est pas une petite affaire de connoître enfin qu’il existe, & quand nous sommes parvenus là, quand nous nous demandons: quel est-il? où est-il? notre esprit se confond, s’égare, & nous ne savons plus que penser.
Locke veut qu’on commence par l’étude des esprits, & qu’on passe ensuite à celle des corps. Cette méthode est celle de la superstition, des préjugés, de l’erreur: ce n’est point celle de la raison, ni même de la nature bien ordonnée; c’est se boucher les yeux pour apprendre à voir. Il faut avoir longtemps étudié les corps pour se faire une véritable notion des esprits, & soupçonner qu’ils existent. L’ordre contraire ne sert qu’a établir le matérialisme.
Puisque nos sens sont les premiers instruments de nos connaissances, les êtres corporels & sensibles sont les seuls dont nous ayons immédiatement l’idée. Ce mot esprit n’a aucun sens pour quiconque n’a pas philosophé. Un esprit n’est qu’un corps pour le peuple & pour les enfants. N’imaginent-ils pas des esprits qui crient, qui parlent, qui battent, qui [449] font du bruit? Or on m’avouera que des esprits qui ont des bras & des langues ressemblent beaucoup à des corps. Voilà pourquoi tous les peuples du monde, sans excepter les juifs, se sont fait des dieux corporels. Nous-mêmes, avec nos termes d’Esprit, de Trinité, de Personnes, sommes pour la plupart de vrais anthropomorphites. J’avoue qu’on nous apprend à dire que Dieu est partout: mais nous croyons aussi que l’air est partout, au moins dans notre atmosphère; & le mot esprit, dans son origine, ne signifie lui-même que souffle & vent. Sitôt qu’on accoutume les gens à dire des mots sans les entendre, il est facile après cela de leur faire dire tout ce qu’on veut.
Le sentiment de notre action sur les autres corps a dû d’abord nous faire croire que, quand ils agissoient sur nous, c’étoit d’une manière semblable à celle dont nous agissons sur eux. Ainsi l’homme a commencé par animer tous les êtres dont il sentoit l’action. Se sentant moins fort de leur plupart de ces êtres, faute de connaître les bornes de leur puissance, il l’a supposée illimitée, & il en fit des dieux aussitôt qu’il en fit des corps. Durant les premiers âges, les hommes, effrayés de tout, n’ont rien vu de mort dans la nature. L’idée de la matière n’a pas été moins lente à se former en eux que celle de l’esprit, puisque cette première idée est une abstraction elle-même. Ils ont ainsi rempli l’univers de dieux sensibles. Les astres, les vents, les montagnes, les fleuves, les arbres, les villes, les maisons même, tout avoit son âme, son dieu, sa vie. Les marmousets de Laban, les manitous des sauvages, les fétiches des Nègres, tous les [450] ouvrages de la nature et des hommes ont été les premières divinités des mortels; le polythéisme a été leur première religion, l’idolâtrie leur premier culte. Ils n’ont pu reconnaître un seul Dieu que quand, généralisant de plus en plus leurs idées, ils ont été en état de remonter à une première cause, de réunir le système total des êtres sous une seule idée, & de donner un sens au mot substance, lequel est au fond la plus grande des abstractions. Tout enfant qui croit en Dieu est donc nécessairement idolâtre, ou du moins anthropomorphite; & quand une fois l’imagination a vu Dieu, il est bien rare que l’entendement le conçoive. Voilà précisément l’erreur où mène l’ordre de Locke.
Parvenu, je ne sais comment, à l’idée abstraite de la substance, on voit que, pour admettre une substance unique, il lui faudroit supposer des qualités incompatibles qui s’excluent mutuellement, telles que la pensée & l’étendue dont l’une est essentiellement divisible, & dont l’autre exclut toute divisibilité. On conçoit d’ailleurs que la pensée, ou si l’on veut le sentiment, est une qualité primitive et inséparable de la substance à laquelle elle appartient; qu’il en est de même de l’étendue par rapport à sa substance. D’où l’on conclut que les êtres qui perdent une de ces qualités perdent la substance à laquelle elle appartient, que par conséquent la mort n’est qu’une séparation de substances, & que les êtres où ces deux qualités sont réunies sont composés de deux substances auxquelles ces deux qualités appartiennent.
Or considérez maintenant quelle distance reste encore entre la notion des deux substances & celle de la nature [451] divine; entre l’idée incompréhensible de l’action de notre âme sur notre corps & l’idée de l’action de Dieu sur tous les êtres. Les idées de création, d’annihilation, d’ubiquité, d’éternité, de toute-puissance, celle des attributs divins, toutes ces idées qu’il appartient à si peu d’hommes de voir aussi confuses & aussi obscures qu’elles le sont, & qui n’ont rien d’obscur pour le peuple, parce qu’il n’y comprend rien du tout, comment se prés enteront-elles dans toute leur force, c’est-à-dire dans toute leur obscurité, à de jeunes esprits encore occupes aux premières opérations des sens & qui ne conçoivent que ce qu’ils touchent? C’est en vain que les abîmes de l’infini sont ouverts tout autour de nous; un enfant n’en sait point être épouvante; ses faibles yeux n’en peuvent sonder la profondeur. Tout est infini pour les enfants; ils ne savent mettre de bornes à rien; non qu’ils fassent la mesure fort longue, mais parce qu’ils ont l’entendement court. J’ai même remarqué qu’ils mettent l’infini moins au delà qu’en deçà des dimensions qui leur sont connues. Ils estimeront un espace immense bien plus par leurs pieds que par leurs yeux; il ne s’étendra pas pour eux plus loin qu’ils ne pourront voir, mais plus loin qu’ils ne pourront aller. Si on leur parle de la puissance de Dieu, ils l’estimeront presque aussi fort que leur père. En toute chose, leur connoissance étant pour eux la mesure des possibles, ils jugent ce qu’on leur dit toujours moindre que ce qu’ils savent. Tels sont les jugements naturels à l’ignorance & à la faiblesse d’esprit. Ajax eût craint de se mesurer avec Achille, & défie Jupiter au combat, parce qu’il connaît Achille & ne connaît pas Jupiter. Un paysan suisse qui se croyoit [452] le plus riche des nommes, & à qui l’on tâchoit d’expliquer ce que c’étoit qu’un roi, demandoit d’un air fier si le roi pourrait bien avoir cent vaches à la montagne.
Je prévois combien de lecteurs seront surpris de me voir suivre tout le premier âge de mon élève sans lui parler de religion. A quinze ans il ne savoit surpris s’il avait une âme, & peut-être à dix-huit n’est-il pas encore tems qu’il l’apprenne; car, s’il l’apprend plus tôt qu’il ne faut, il court risque de ne le savoir jamais.
Si j’avois à peindre la stupidité fâcheuse, je peindrois un pédant enseignant le catéchisme à des enfants; si je voulois rendre un enfant fou, je l’obligerais d’expliquer ce qu’il dit en disant son catéchisme. On m’objectera que la plupart des dogmes du Christianisme étant des mystères attendre que l’esprit humain soit capable de les concevoir ce n’est pas attendre que l’enfant soit homme, c’est attendre que l’homme ne soit plus. A cela je réponds premièrement qu’il y a des mystères qu il est non seulement impossible a l’homme de concevoir, mais de croire, & que je ne vois pas ce qu’on gagne à les enseigner aux enfants, si ce n’est de leur apprendre à mentir de bonne heure. Je dis de plus que, pour admettre les mystères, il faut comprendre au moins qu’ils sont incompréhensibles; & les enfants ne sont pas même capables de cette conception-là. Pour l’âge où tout est mystère, il n’y a pas de mystères proprement dits.
Il faut croire en Dieu pour être sauvé. Ce dogme mal entendu est le principe de la sanguinaire [453] intolérance, & la cause de toutes ces vaines instructions qui portent le coup mortel à la raison humaine en l’accoutumant à se payer de mots. Sans doute il n’y a pas un moment à perdre pour mériter le salut éternel: mais si, pour l’obtenir, il suffit de répéter certaines paroles, le ne vois pas ce qui nous empêche de peupler le ciel de sansonnets & de pies, tout aussi bien que d’enfants.
L’obligation de croire en suppose la possibilité. Le philosophe qui ne croit pas a tort, parce qu’il use mal de la raison qu’il a cultivée, & qu’il est en état d’entendre les vérités qu’il rejette. Mais l’enfant qui professe la religion chrétienne, que croit-il? ce qu’à conçoit; & il conçoit si peu ce qu’on lui fait dire, que si vous lui dites le contraire, il l’adoptera tout aussi volontiers. La foi des enfants & de beaucoup d’hommes est une affaire de géographie. Seront-ils récompensés d’être nés à Rome plutôt qu’à la Mecque? On dit à l’un que Mahomet est le prophète de Dieu, & il dit que Mahomet est le prophète de Dieu; on dit à l’autre que Mahomet est un fourbe, & il dit que Mahomet est un fourbe. Chacun des deux eût affirmé ce qu’affirme l’autre, s’ils se fussent trouvés transposés. Peut-on partir de deux dispositions si semblables pour envoyer l’un en paradis, l’autre en enfer? Quand un enfant dit qu’il croit en Dieu, ce n’est pas en Dieu qu’il croit, c’est à Pierre ou a Jacques qui lui disent qu’il y a quelque chose qu’on appelle Dieu; & il le croit à la manière d’Euripide:
[454] O Jupiter! car de toi rien sinon, Je ne connois seulement que le nom.* [* PLUTARQUE, Traité de l’Amour, traduction d’Amyot. C’est ainsi que commençoit d’abord la tragédie de Ménalippe; mais les clameurs du peuple d’Athènes forcèrent Euripide à changer ce commencement]
Nous tenons que nul enfant mort avant l’âge de raison ne sera privé du bonheur éternel; les catholiques croient la même chose de tous les enfants qui ont reçu le baptême, quoiqu ils n’aient jamais entendu parler de Dieu. Il y a donc des cas où l’on peut être sauvé sans croire en Dieu, & ces cas ont lieu, soit dans l’enfance, soit dans la démence, quand l’esprit humain est incapable des opérations nécessaires pour reconnaître la Divinité. Toute la différence que je vois ici entre vous & moi est que vous prétendez que les enfants ont à sept ans cette capacité, et que je ne la leur accorde pas même à quinze. Que j’aie tort ou raison, il ne s’agit pas ici d’un article de foi, mais d’une simple observation d’histoire naturelle.
Par le même principe, il est clair que tel homme, parvenu jusqu’à la vieillesse sans croire en Dieu, ne sera pas pour cela privé de sa présence dans l’autre vie si son aveuglement n’a pas été volontaire; & je dis qu’il ne l’est pas toujours. Vous en convenez pour les insensés qu’une maladie prive de leurs facultés spirituelles, mais non de leur qualité d’homme, ni par conséquent du droit aux bienfaits de leur Créateur. Pourquoi donc n’en pas convenir pour ceux qui, séquestres de toute société des leur enfance, auroient[455] mené une vie absolument sauvage, prives des hommes?* [* Sur l’état naturel de l’esprit humain & sur la lenteur de ses progrès, voyez la première partie du Discours sur l’inégalité.] Car il est d’une impossibilité démontrée qu’un pareil sauvage put jamais élever ses réflexions jusqu’à la connaissance du vrai Dieu. La raison nous dit qu’un homme n’est punissable que par les fautes de sa volonté, & qu’une ignorance invincible ne lui sauroit être imputée a crime. D’ou il suit que, devant la justice éternelle, tout homme qui croirait, s’il avoit des lumières nécessaires, est réputé croire, & qu’il n’y aura d’incrédules punis que ceux dont le coeur se ferme a la vérité.
Gardons-nous d’annoncer la vérité à ceux qui ne sont as en état de l’entendre, car c’est vouloir y substituer l’erreur. Il vaudroit mieux n’avoir aucune idée de la Divinité que d’en avoir des idées basses, fantastiques, injurieuses, indignes d’elle; c’est un moindre mal de la méconnaître que de l’outrager. J’aimerois mieux, dit le bon Plutarque, qu’on crût qu’il n’y a point de Plutarque au monde, que si l’on disoit que Plutarque est injuste, envieux, jaloux, & si tyran, qu’il exige plus qu’il ne laisse le pouvoir de faire.
Le grand mal des images difformes de la divinité qu’on trace dans l’esprit des enfants est qu’elles y restent toute leur vie, & qu’ils ne conçoivent plus, étant hommes, d’autre Dieu que celui des enfants. J’ai vu en Suisse une bonne & pieuse mère de famille tellement convaincue de cette maxime, qu’elle ne voulut point instruire son fils de la religion dans le [456] premier âge, de peur que, content de cette instruction grossière, il n’en négligeât une meilleure a l’age de raison. Cet enfant n’entendoit jamais parler de Dieu qu’avec recueillement & révérence, &, sitôt qu’il en vouloit parler lui-même, on lui imposoit silence, comme sur un sujet trop sublime & trop grand pour lui. Cette réserve excitoit sa curiosité, & son amour-propre aspiroit au moment de connoître ce mystère qu’on lui cachoit avec tant de soin. Moins on lui parloit de Dieu, moins on souffroit qu’il en parlât lui-même, et plus il s’en occupoit: cet enfant voyoit Dieu partout. & ce que je craindrois de cet air de mystère indiscrètement affecté, seroit qu’en allumant trop l’imagination d’un jeune homme on n’altérât sa tête, & qu’enfin l’on n’en fît un fanatique, au lieu d’en faire un croyant.
Mais ne craignons rien de semblable pour mon Émile, qui, refusant constamment son attention à tout ce qui est au-dessus de sa portée, écoute avec la lus profonde indifférence les choses qu’il n’entend pas. Il y en a tant sur lesquelles il est habitué à dire: Cela n’est pas de mon ressort, qu’une de plus ne l’embarrasse guère; et, quand il commence à s’inquiéter de ces grandes questions, ce n’est pas pour les avoir entendu proposer, mais c’est quand le progrès naturel de ses lumières porte ses recherches de ce côté-là.
Nous avons vu par quel chemin l’esprit humain cultivé s’approche de ces mystères; & je conviendrai volontiers qu’il n’y parvient naturellement, au sein de la société même que dans un âge plus avancé. Mais comme il y a dans la même société des causes inévitables par lesquelles le progrès [457] des passions est accéléré, si l’on n’accéléroit de même ce progrès des lumières qui servent à régler ces passions, c’est alors qu’on sortiroit véritablement de l’ordre de la nature, & que l’équilibre seroit rompu. Quand on n’est pas maître de modérer un développement trop rapide, il faut mener avec la même rapidité ceux qui doivent y correspondre; en sorte que l’ordre ne soit point interverti, que ce qui doit marcher ensemble ne soit point séparé, & que l’homme, tout entier à tous les moments de sa vie, ne soit pas à tel point par une de ses facultés, & à tel autre point par les autres.
Quelle difficulté je vois s’élever ici! difficulté d’autant plus grande qu’elle est moins dans les choses que dans la pusillanimité de ceux qui n’osent la résoudre: commençons, au moins, par oser la proposer. Un enfant doit être élevé dans la religion de son père; on lui prouve toujours très bien que cette religion, telle qu’elle soit, est la seule véritable: que toutes les autres ne sont qu’extravagance & absurdité. La force des arguments dépend absolument, sur ce point, du pays où l’on les propose. Qu’un Turc, qui trouve le Christianisme si ridicule à Constantinople, aille voir comment on trouve le Mahométisme à Paris; c’est surtout en manière de religion que l’opinion triomphe. Mais nous qui prétendons secouer son joug en toute chose, nous qui ne voulons rien donner à l’autorité, nous qui ne voulons rien enseigner à notre Émile qu’il ne pût apprendre de lui-même par tout pays, dans, quelle religion l’élèverons-nous? à quelle secte aggrégerons-nous l’homme de la Nature? La réponse est fort simple, ce me semble; nous ne l’aggrégerons ni à celle-ci ni à [458] celle-là, mais nous le mettrons en état de choisir celle où le meilleur usage de sa raison doit le conduire.
Incedo per ignes Suppositos cineri doloso.
N’importe: le zèle & la bonne foi m’ont jusqu’ici tenu lieu de prudence: j’espère que ces garants ne m’abandonneront point au besoin. Lecteurs, ne craignez pas de moi des précautions indignes d’un ami de la vérité: je n’oublierai jamais ma devise; mais il m’est trop permis de me défier de mes jugements. Au lieu de vous dire ici de mon chef ce que je pense, je vous dirai ce que pensoit un homme qui valoit mieux que moi. Je garantis la vérité des faits qui vont être rapportés, ils sont réellement arrivés à l’auteur u papier que je vais transcrire: c’est à vous de voir si l’on peut en tirer des réflexions utiles sur le sujet dont il s’agit. Je ne vous propose point le sentiment d’un autre ou le mien pour règle; je vous l’offre à examiner.
[Fin du premier Volume.]