JEAN JACQUES ROUSSEAU
COLLECTION COMPLÈTE DES ŒUVRES DE JEAN JACQUES ROUSSEAU, CITOYEN DE GENEVE,
IN-4°, 1780-1789.
VOLUME 17
Second supplément
à la
collection
des œuvres
de J. J. Rousseau,
tome second
L’ÉDITION DU PEYROU ET MOULTOU.
J.M. GALLANAR, ÉDITEUR
TABLE
LES CONFESSIONS DE J.J. ROUSSEAU
SUITE DE LIVRE XI p. 1.
LIVRE XII p. 41.-139
NOUVELLES LETTRES DE J.J. ROUSSEAU pp.1 [141/]-301.
JEAN JACQUES ROUSSEAU
LES CONFESSIONS
DE J. J. ROUSSEAU
[LIVRES I-IV, 1763?-1765/ 1782; LIVRES V-VI, 1766-1768/1782; LIVRES VII-XII, 1769, octobre -1770, fin / 1789 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. X, XVI, XVII; LIVRE XII. t. XVII, pp. 41-139.]
LES CONFESSIONS
DE
J.J. ROUSSEAU.
SUITE DU LIVRE ONZIEME
[5] Je vivois à Montmorency depuis plus de quatre ans, sans y avoir eu un seul jour de bonne santé. Quoique l’air y soit excellent, les eaux y sont mauvaises, & cela peut très-bien être une des causes qui contribuoient à empirer mes maux habituels. Sur la fin de l’automne 1761, je tombai tout-à-fait malade, & je passai l’hiver entier dans des souffrances presque sans relâche. Le mal physique, augmenté par mille inquiétudes, me les rendit aussi plus sensibles. Depuis quelque temps de sourds & tristes pressentimens me troubloient, sans que je susse à propos de quoi. Je recevois des lettres [6] anonymes assez singulières, & même des lettres signées qui ne l’étoient guère moins. J’en reçus une d’un conseiller au parlement de Paris, qui, mécontent de la présente constitution des choses, & n’augurant pas bien des suites, me consultoit sur le choix d’un asyle à Genève ou en Suisse, pour s’y retirer avec sa famille. J’en reçus une de M. de..., président à Mortier au parlement de..., lequel me proposoit de rédiger pour ce parlement qui, pour lors, étoit mal avec la Cour, des mémoires & remontrances, offrant de me fournir tous les documens & matériaux dont j’aurois besoin pour cela.
Quand je souffre, je suis sujet à l’humeur. J’en avois en recevant ces lettres; j’en mis dans les réponses que j’y fis, refusant tout à plat ce qu’on me demandoit. Ce refus n’est assurément pas ce que je me reproche, puisque ces lettres pouvoient être des pièges de mes ennemis, & ce qu’on me demandoit étoit contraire à des principes dont je voulois moins me départir que jamais; mais pouvant refuser avec aménité, je refusai avec dureté; & voilà en quoi j’eus tort.
On trouvera parmi mes papiers les deux lettres dont je viens de parler. Celle du conseiller ne me surprit pas absolument, parce que je pensais, comme lui & comme beaucoup d’autres, que la constitution déclinante menaçoit la France d’un prochain délabrement. Les désastres d’une guerre malheureuse, qui tous venoient de la faute du gouvernement; l’incroyable désordre des finances, les tiraillemens continuels [7] de l’administration, partagée jusqu’àlors entre deux ou trois ministres, en guerre ouverte l’un avec l’autre, & qui, pour se nuire mutuellement, abîmoient le royaume; le mécontentement général du peuple & de tous les ordres de l’état; l’entêtement d’une femme obstinée, qui, sacrifiant toujours à ses goûts ses lumières, si tant est qu’elle en eût, écartoit presque toujours des emplois les plus capables, pour placer ceux qui lui plaisoient le plus; tout concouroit à justifier la prévoyance du conseiller & celle du public & la mienne. Cette prévoyance me mit même plusieurs fois en balance, si je ne chercherois pas moi-même un asyle hors du royaume avant les troubles qui sembloient le menacer; mais rassuré par ma petitesse & mon humeur paisible, je crus que, dans la solitude où je voulois vivre, nul orage ne pouvoit pénétrer jusqu’à moi; fâché seulement que dans cet état de choses, M. de Luxembourg se prêtât à des commissions qui devoient le faire moins bien valoir dans son gouvernement, j’aurois voulu qu’il s’y ménageât, à tout événement, une retraite, s’il arrivoit que la grande machine vînt à crouler, comme cela paroissoit à craindre dans l’état actuel des choses, & il me paraît encore à présent indubitable que si toutes les rênes du gouvernement ne fussent enfin tombées dans une seule main, la monarchie française seroit maintenant aux abois.
Tandis que mon état empiroit, l’impression de l’Emile se ralentissoit, & fut enfin tout-à-fait suspendue, sans que je pusse en apprendre la raison, sans que Guy daignât plus m’écrire ni me répondre, sans que je pusse avoir des nouvelles [8] de personne ni rien savoir de ce qui se passoit, M. de M[alesherbe]s étant pour lors à la campagne. Jamais un malheur, quel qu’il soit, ne me trouble ni ne m’abat, pourvu que je sache en quoi il consiste; mais mon penchant naturel est d’avoir peur des ténèbres: je redoute & je hais leur air noir; le mystère m’inquiète toujours, il est par trop antipathique avec mon naturel ouvert jusqu’à l’imprudence. L’aspect du monstre le plus hideux m’effrayeroit peu, ce me semble; mais si j’entrevois de nuit une figure sous un drap blanc, j’aurai peur. Voilà donc mon imagination, qu’allumoit ce long silence, occupée à me tracer des fantômes. Plus j’avois à coeur la publication de mon dernier & meilleur ouvrage, plus je me tourmentois à chercher ce qui pouvoit l’accrocher; & toujours portant tout à l’extrême, dans la suspension de l’impression du livre j’en croyois voir la suppression. Cependant n’en pouvant imaginer ni la cause ni la manière, je restois dans l’incertitude du monde la plus cruelle. J’écrivois lettres sur lettres à Guy, à M. de M[alesherbe]s, à Mde. de Luxembourg; & les réponses ne venant point, ou ne venant pas quand je les attendais, je me troublois entièrement, je délirais. Malheureusement j’appris, dans le même temps, que le P. Griffet, jésuite, avoit parlé de l’Emile, & en avoit rapporté même des passages. A l’instant mon imagination part comme un éclair, & me dévoile tout le mystère d’iniquité: j’en vis la marche aussi clairement, aussi sûrement que si elle m’eût été révélée. Je me figurai que les Jésuites, furieux du ton méprisant sur lequel j’avois parlé des collèges, s’étoient emparés de mon ouvrage, que c’étoient [9] eux qui en accrochoient l’édition; qu’instruits par Guérin, leur ami, de mon état présent, & prévoyant ma mort prochaine, dont je ne doutois pas, ils vouloient retarder l’impression jusqu’àlors, dans le dessein de tronquer, d’altérer mon ouvrage, & de me prêter, pour remplir leurs vues, des sentimens différens des miens. Il est étonnant quelle foule de faits & de circonstances vint dans mon esprit se calquer sur cette folie, & lui donner un air de vraisemblance, que dis-je? m’y montrer l’évidence & la démonstration. Guérin étoit totalement livré aux Jésuites, je le savois. Je leur attribuai toutes les avances d’amitié qu’il m’avoit faites; je me persuadai que c’étoit par leur impulsion qu’il m’avoit pressé de traiter avec Néaulme, que par ledit Néaulme ils avoient eu les premières feuilles de mon ouvrage, qu’ils avoient ensuite trouvé le moyen d’en arrêter l’impression chez Duchesne, & peut-être de s’emparer de mon manuscrit pour y travailler à leur aise, jusqu’à ce que ma mort les laissât libres de le publier travesti à leur mode. J’avois toujours senti, malgré le patelinage du P. B[erthie]r, que les Jésuites ne m’aimoient pas, non seulement comme encyclopédiste, mais parce que tous mes principes étoient encore plus opposés à leurs maximes & à leur crédit que l’incrédulité de mes confrères, puisque le fanatisme athée & le fanatisme dévot, se touchant par leur commune intolérance, peuvent même se réunir comme ils ont fait à la Chine, & comme ils font contre moi, au lieu que la religion raisonnable & morale, ôtant tout pouvoir humain sur les consciences, ne laisse plus de ressource aux arbitres de ce pouvoir. Je savois [10] que Mgr. le C[hancelie]r étoit aussi fort ami des Jésuites: je craignois que le fils, intimidé par le père, ne se vît forcé de leur abandonner l’ouvrage qu’il avoit protégé. Je croyois même voir l’effet de cet abandon dans les chicanes que l’on commençoit à me susciter sur les deux premiers volumes, où l’on exigeoit des cartons pour des riens; tandis que les deux autres volumes étoient, comme on ne l’ignoroit pas, remplis de choses si fortes, qu’il eût fallu les refondre en entier, en les censurant comme les deux premiers. Je savois de plus, & M. de M[alesherbe]s me le dit lui-même, que l’abbé de Grave, qu’il avoit chargé de l’inspection de cette édition, étoit encore un autre partisan des jésuites. Je ne voyois partout que jésuites, sans songer qu’à la veille d’être anéantis, & tout occupés de leur propre défense, ils avoient autre chose à faire que d’aller tracasser sur l’impression d’un livre où il ne s’agissoit pas d’eux. J’ai tort de dire sans songer, car j’y songeois très bien; & c’est même une objection que M. de M[alesherbe]s eut soin de me faire sitôt qu’il fut instruit de ma vision: mais, par un autre de ces travers d’un homme qui du fond de sa retraite veut juger du secret des grandes affaires, dont il ne soit rien, je ne voulus jamais croire que les jésuites fussent en danger, & je regardois le bruit qui s’en répandoit comme un leurre de leur part, pour endormir leurs adversaires. Leurs succès passés, qui ne s’étoient jamais démentis, me donnoient une si terrible idée de leur puissance, que je déplorois déjà l’avilissement du parlement. Je savois que M. de Choiseul avoit étudié chez les Jésuites, que Mde. de Pompadour n’étoit point mal avec eux, & que leur [11] ligue avec les favorites & les ministres avoit toujours paru avantageuse aux uns & aux autres contre leurs ennemis communs. La Cour paroissoit ne se mêler de rien, & persuadé que si la société recevoit un jour quelque rude échec, ce ne seroit jamais le parlement qui seroit assez fort pour le lui porter; je tirois de cette inaction de la Cour le fondement de leur confiance & l’augure de leur triomphe.
Enfin, ne voyant dans tous les bruits du jour qu’une feinte & des pièges de leur part, & leur croyant dans leur sécurité du tems pour vaquer à tout, je ne doutois pas qu’ils n’écrasassent dans peu le jansénisme & le parlement & les encyclopédistes, & tout ce qui n’auroit pas porté leur joug, & qu’enfin s’ils laissoient paroître mon livre, ce ne fût qu’après l’avoir transformé, au point de s’en faire une arme, en se prévalant de mon nom pour surprendre mes lecteurs.
Je me sentois mourant; j’ai peine à comprendre comment cette extravagance ne m’acheva pas: tant l’idée de ma mémoire déshonorée après moi, dans mon plus digne & meilleur livre, m’étoit effroyable. Jamais je n’ai tant craint de mourir, & je crois, que si j’étois mort dans ces circonstances, je serois mort désespéré. Aujourd’hui même que je vais marcher sans obstacle à son exécution le plus noir, le plus affreux complot qui jamais oit été tramé contre la mémoire d’un homme, je mourrai beaucoup plus tranquille, certain de laisser dans mes écrits un témoignage de moi, qui triomphera tôt ou tard des complots des hommes.
[12] M. de M[alesherbe]s, témoin & confident de mes agitations, se donna, pour les calmer, des soins qui prouvent son inépuisable bonté de coeur. Mde. de Luxembourg concourut à cette bonne oeuvre, & fut plusieurs fois chez Duchesne, pour savoir à quoi en étoit cette édition. Enfin, l’impression fut reprise & marcha plus rondement, sans que jamais j’aye pu savoir pourquoi elle avoit été suspendue. M. de M[alesherbe]s prit la peine de venir à Montmorency pour me tranquilliser: il en vint à bout; & ma parfaite confiance en sa droiture, l’ayant emporté sur l’égarement de ma pauvre tête, rendit efficace tout ce qu’il fit pour m’en ramener. Après ce qu’il avoit vu de mes angoisses & de mon délire, il étoit naturel qu’il me trouvât très à plaindre; aussi fit-il. Les propos incessamment rebattus de la cabale philosophique qui l’entouroit lui revinrent à l’esprit. Quand j’allai vivre à l’Hermitage, ils publièrent, comme je l’ai déjà dit, que je n’y tiendrois pas longtemps. Quand ils virent que je persévérais, ils dirent que c’étoit par obstination, par orgueil, par honte de m’en dédire; mais que je m’y ennuyois à périr, & que j’y vivois très malheureux. M. de M[alesherbe]s le crut & me l’écrivit. Sensible à cette erreur, dans un homme pour qui j’avois tant d’estime, je lui écrivis quatre lettres consécutives, où, lui exposant les vrais motifs de ma conduite, je lui décrivis fidèlement mes goûts, mes penchants, mon caractère, & tout ce qui se passoit dans mon coeur. Ces quatre lettres, faites sans brouillon, rapidement, à trait de plume, & sans même avoir été relues, sont peut-être la seule chose que j’aye écrite avec facilité dans toute ma vie; [13] ce qui est bien étonnant au milieu de mes souffrances & de l’extrême abattement où j’étois. Je gémissois en me sentant défaillir, de penser que je laissois dans l’esprit des honnêtes gens, une opinion de moi si peu juste, & par l’esquisse tracée à la hâte dans ces quatre lettres, je tâchois de suppléer en quelque sorte aux mémoires que j’avois projetés. Ces lettres qui plurent à M. de M[alesherbe]s, & qu’il montra dans Paris, sont en quelque façon le sommaire de ce que j’expose ici plus en détail, & méritent à ce titre d’être conservées. On trouvera parmi mes papiers la copie qu’il en fit faire à ma prière, & qu’il m’envoya quelques années après.
La seule chose qui m’affligeoit désormais, dans l’opinion de ma mort prochaine, étoit de n’avoir aucun homme lettré de confiance, entre les mains duquel je pusse déposer mes papiers, pour en faire après moi le triage.
Depuis mon voyage de Genève, je m’étois lié d’amitié avec M[oulto]u; j’avois de l’inclination pour ce jeune homme, & j’aurois désiré qu’il vînt me fermer les yeux; je lui marquai ce désir, & je crois qu’il auroit fait avec plaisir cet acte d’humanité, si ses affaires & sa famille le lui eussent permis. Privé de cette consolation, je voulus du moins lui marquer ma confiance en lui envoyant la profession de foi du Vicaire avant la publication. Il en fut content, mais il ne me parut pas dans sa réponse partager la sécurité avec laquelle j’en attendois pour lors l’effet. Il désira d’avoir de moi quelque morceau que n’eût personne autre. Je lui envoyai une Oraison funèbre du feu duc d’Orléans, que j’avois [14] faite pour l’abbé D’arty, & qui ne fut pas prononcée parce que, contre son attente, ce ne fut pas lui qui en fut chargé.
L’impression, après avoir été reprise, se continua, s’acheva même assez tranquillement; & j’y remarquai ceci de singulier, qu’après les cartons qu’on avoit sévèrement exigés pour les deux premiers volumes, on passa les deux derniers sans rien dire, & sans que leur contenu fit aucun obstacle à sa publication. J’eus pourtant encore quelque inquiétude que je ne dois pas passer sous silence. Après avoir eu peur des Jésuites, j’eus peur des jansénistes & des philosophes. Ennemi de tout ce qui s’appelle parti, faction, cabale, je n’ai jamais rien attendu de bon des gens qui en sont. Les Commères avoient, depuis un temps, quitté leur ancienne demeure, & s’étoient établis tout à côté de moi; en sorte que de leur chambre on entendoit tout ce qui se disoit dans la mienne & sur ma terrasse, & que de leur jardin on pouvoit très aisément escalader le petit mur qui le séparoit de mon donjon. J’avois fait de ce donjon mon cabinet de travail, en sorte que j’y avois une table couverte d’épreuves & de feuilles de l’Emile & du Contrat social; & brochant ces feuilles à mesure qu’on me les envoyoit, j’avois là tous mes volumes longtemps avant qu’on les publiât. Mon étourderie, ma négligence, ma confiance en M. Mathas, dans le jardin duquel j’étois clos, faisoient que souvent, oubliant de fermer le soir mon donjon, je le trouvois le matin tout ouvert; ce qui ne m’eût guère inquiété, si je n’avois cru remarquer du dérangement dans mes papiers. Après avoir [15] fait plusieurs fois cette remarque, je devins plus soigneux de fermer le donjon. La serrure étoit mauvaise, la clef ne fermoit qu’à demi-tour. Devenu plus attentif, je trouvai un plus grand dérangement encore que quand je laissois tout ouvert. Enfin, un de mes volumes se trouva éclipsé pendant un jour & deux nuits, sans qu’il me fût possible de savoir ce qu’il étoit devenu jusqu’au matin du troisième jour, que je le retrouvai sur ma table. Je n’eus, ni n’ai jamais eu de soupçon sur M. Mathas, ni sur son neveu M. Du Moulin, sachant qu’ils m’aimoient l’un & l’autre, & prenant en eux toute confiance. Je commençois d’en avoir moins dans les Commères. Je savois que, quoique jansénistes, ils avoient quelques liaisons avec d’Alembert & logeoient dans la même maison. Cela me donna quelque inquiétude & me rendit plus attentif. Je retirai mes papiers dans ma chambre, & je cessai tout-à-fait de voir ces gens-là, ayant su d’ailleurs qu’ils avoient fait parade dans plusieurs maisons, du premier volume de l’Emile, que j’avois eu l’imprudence de leur prêter. Quoiqu’ils continuassent d’être mes voisins jusqu’à mon départ, je n’ai plus eu de communication avec eux depuis lors. Le Contrat social parut un mais ou deux avant l’Emile. Rey, dont j’avois toujours exigé qu’il n’introduiroit jamais furtivement en France aucun de mes livres, s’adressa au magistrat pour obtenir la permission de faire entrer celui-ci par Rouen, où il fit par mer son envoi. Rey n’eut aucune réponse: ses ballots restèrent à Rouen plusieurs mois, au bout desquels on les lui renvoya après avoir tenté de les confisquer, mais il fit tant de bruit, qu’on les lui rendit. Des [16] curieux en tirèrent d’Amsterdam quelques exemplaires qui circulèrent avec peu de bruit. Mauléon qui en avoit oui parler & qui même en avoit vu quelque chose, m’en parla d’un ton mystérieux qui me surprit, & qui m’eût inquiété même, si certain d’être en règle à tous égards & de n’avoir nul reproche à me faire, je ne m’étois tranquillisé par ma grande maxime. Je ne doutois pas même que M. de Choiseul, déjà bien disposé pour moi, & sensible à l’éloge que mon estime pour lui m’en avoit fait faire dans cet ouvrage, ne me soutînt en cette occasion contre la malveillance de Mde. de P[ompadou]r.
J’avois assurément lieu de compter alors, autant que jamais, sur les bontés de M. de Luxembourg, & sur son appui dans le besoin: car jamais il ne me donna de marques d’amitié ni plus fréquentes, ni plus touchantes. Au voyage de Pâques, mon triste état ne me permettant pas d’aller au château, il ne manqua pas un seul jour de me venir voir; & enfin me voyant souffrir sans relâche, il fit tant qu’il me détermina à voir le frère Côme, l’envoya chercher, me l’amena lui-même, & eut le courage, rare certes & méritoire dans un grand seigneur, de rester chez moi durant l’opération qui fut cruelle & longue. Au premier examen, le frère Côme crut trouver une grosse pierre, & me le dit; au second, il ne la trouva plus. Après avoir recommencé une seconde & une troisième fois, avec un soin & une exactitude qui me firent trouver le tems fort long, il déclara qu’il n’y avoit point de pierre, mais que la prostate étoit squirreuse & d’une grosseur surnaturelle; & finit par me [17] déclarer que je souffrirois beaucoup & que je vivrois longtemps. Si la seconde prédiction s’accomplit aussi bien que la première, mes maux ne sont pas prêts à finir.
C’est ainsi qu’après avoir été traité successivement pendant tant d’années pour des maux que je n’avois pas, je finis par savoir que ma maladie, incurable sans être mortelle, dureroit autant que moi. Mon imagination, réprimée par cette connoissance, ne me fit plus voir en perspective une mort cruelle dans les douleurs du calcul.
Délivré des maux imaginaires, plus cruels pour moi que les maux réels, j’endurai plus paisiblement ces derniers. Il est constant que depuis ce temps, j’ai beaucoup moins souffert de la maladie que je n’avois fait jusqu’àlors, & je ne me rappelle jamais que je dois ce soulagement à M. de Luxembourg, sans m’attendrir de nouveau sur sa mémoire.
Revenu, pour ainsi dire, à la vie, & plus occupé que jamais du plan sur lequel j’en voulois passer le reste, je n’attendois, pour l’exécuter que la publication de l’Emile. Je songeois à la Touraine où j’avois déjà été, & qui me plaisoit beaucoup, tant pour la douceur du climat que pour celle des habitans.
La terra molle lieta e dilettosa
Simile a se l’habitator produce.
J’avois déjà parlé de mon projet à M. de Luxembourg, qui m’en avoit voulu détourner; je lui en reparlai derechef, comme d’une chose résolue. Alors il me proposa le château de Merlou, à quinze lieues de Paris, comme un asyle qui [18] pouvoit me convenir, & dans lequel ils se feroient l’un & l’autre un plaisir de m’établir. Cette proposition me toucha & ne me déplut pas. Avant toute chose, il falloit voir le lieu; nous convînmes du jour où M. le Maréchal enverroit son valet de chambre avec une voiture, pour m’y conduire. Je me trouvai ce jour-là fort incommodé; il fallut remettre la partie, & les contretemps qui survinrent m’empêchèrent de l’exécuter. Ayant appris depuis que la terre de Merlou n’étoit pas à M. le Maréchal, mais à Madame, je m’en consolai plus aisément de n’y être pas allé.
L’Emile parut enfin, sans que j’entendisse plus parler de cartons ni d’aucune difficulté. Avant sa publication, monsieur le maréchal me redemanda toutes les lettres de M. de M[alesherbe]s qui se rapportoient à cet ouvrage. Ma grande confiance en tous les deux, ma profonde sécurité m’empêchèrent de réfléchir à ce qu’il y avoit d’extraordinaire & même d’inquiétant dans cette demande. Je rendis les lettres, hors une ou deux, qui, par mégarde, étoient restées dans des livres. Quelque tems auparavant, M. de M[alesherbe]s m’avoit marqué qu’il retiroit les lettres que j’avois écrites à Duchesne durant mes alarmes au sujet des Jésuites, & il faut avouer que ces lettres ne faisoient pas grand honneur à ma raison. Mais je lui marquai qu’en nulle chose je ne voulois passer pour meilleur que je n’étais, & qu’il pouvoit lui laisser les lettres. J’ignore ce qu’il a fait.
La publication de ce livre ne se fit point avec cet éclat d’applaudissemens qui suivoit celle de tous mes écrits. Jamais ouvrage n’eut de si grands éloges particuliers, ni si peu [19] d’approbation publique. Ce que m’en dirent, ce que m’en écrivirent les gens les plus capables d’en juger, me confirma que c’étoit là le meilleur de mes écrits, ainsi que le plus important. Mais tout cela fut dit avec les précautions les plus bisarres, comme s’il eût importé de garder le secret du bien que l’on en pensoit. Mde. de B[ouffler]s, qui me marqua que l’auteur de ce livre méritoit des statues & les hommages de tous les humains, me pria sans façon à la fin de son billet, de le lui renvoyer. D’Alembert, qui m’écrivit que cet ouvrage décidoit de ma supériorité, & devoit me mettre à la tête de tous les gens de lettres, ne signa point sa lettre, quoiqu’il eût signé toutes celles qu’il m’avoit écrites jusqu’àlors. Duclos, ami sûr, homme vrai, mais circonspect, & qui faisoit cas de ce livre, évita de m’en parler par écrit: la Condamine se jeta sur la profession de foi, & battit la campagne: Clairaut se borna, dans sa lettre, au même morceau; mais il ne craignit pas d’exprimer l’émotion que sa lecture lui avoit donnée, & il me marqua en propres termes que cette lecture avoit réchauffé sa vieille âme: de tous ceux à qui j’avois envoyé mon livre, il fut le seul qui dit hautement & librement à tout le monde tout le bien qu’il en pensoit.
Mathas, à qui j’en avois aussi donné un exemplaire avant qu’il fût en vente, le prêta à M. de Blaire, conseiller au parlement, pere de l’intendant de Strasbourg. M. de Blaire avoit une maison de campagne à Saint-Gratien, & Mathas, son ancienne connoissance, l’y alloit voir quelquefois quand il pouvoit aller. Il lui fit lire l’Emile avant qu’il fût public. [20] En le lui rendant, M. de Blaire lui dit ces propres mots, qui me furent rendus le même jour: "M. Mathas, voilà un fort beau livre, mais dont il sera parlé dans peu, plus qu’il ne seroit à désirer pour l’auteur." Quand il me rapporta ce propos, je ne fis qu’en rire, & je n’y vis que l’importance d’un homme de robe, qui met du mystère à tout. Tous les propos inquiétans qui me revinrent ne me firent pas plus d’impression; & loin de prévoir en aucune sorte la catastrophe à laquelle je touchais, certain de l’utilité, de la beauté de mon ouvrage; certain d’être en règle à tous égards; certain, comme je croyois l’être, de tout le crédit de Mde. de Luxembourg & même de la faveur du ministère, je m’applaudissois du parti que j’avois pris de me retirer au milieu de mes triomphes, & lorsque je venois d’écraser tous mes envieux.
Une seule chose m’alarmoit dans la publication de ce livre, & cela, moins pour ma sûreté que pour l’acquit de mon coeur. A l’Hermitage, à Montmorency, j’avois vu de près & avec indignation les vexations qu’un soin jaloux des plaisirs des princes fait exercer sur les malheureux paysans forcés de souffrir le dégât que le gibier fait dans leurs champs, sans oser se défendre qu’à force de bruit, & forcés de passer les nuits dans leurs fèves & leurs pois, avec des chaudrons, des tambours, des sonnettes, pour écarter les sangliers. Témoin de la dureté barbare avec laquelle M. le comte de C[haroloi]s faisoit traiter ces pauvres gens, j’avois fait, vers la fin de l’Emile, une sortie contre cette cruauté. Autre infraction à mes maximes qui n’est pas restée impunie. [21] J’appris que les officiers de M. le prince de Conti n’en usoient guère moins durement sur ses terres; je tremblois que ce prince, pour lequel j’étois pénétré de respect & de reconnoissance, ne prît pour lui ce que l’humanité révoltée m’avoit fait dire pour d’autres, & ne s’en tînt offensé. Cependant, comme ma conscience me rassuroit pleinement sur cet article, je me tranquillisai sur son témoignage, & je fis bien. Du moins, je n’ai jamais appris que ce grand prince oit fait la moindre attention à ce passage, écrit longtemps avant que j’eusse l’honneur d’être connu de lui.
Peu de jours avant ou après la publication de mon livre, car je ne me rappelle pas bien exactement le temps, parut un autre ouvrage sur le même sujet, tiré mot à mot de mon premier volume, hors quelques platises dont on avoit entremêlé cet extroit. Ce livre portoit le nom d’un Genevois, appelé Balexert, & il étoit dit, dans le titre, qu’il avoit remporté le prix à l’académie de Harlem. Je compris aisément que cette académie & ce prix étoient d’une création toute nouvelle, pour déguiser le plagiat aux yeux du public; mais je vis aussi qu’il y avoit à cela quelque intrigue antérieure, à laquelle je ne comprenois rien; soit par la communication de mon manuscrit, sans quoi ce vol n’auroit pu se faire; soit pour bâtir l’histoire de ce prétendu prix, à laquelle il avoit bien fallu donner quelque fondement. Ce n’est que bien des années après que sur un mot échappé à d’Ivernois, j’ai pénétré le mystère & entrevu ceux qui avoient mis en jeu le Sieur Balexert.
Les sourds mugissemens qui précèdent l’orage commençoient [22] à se faire entendre, & tous les gens un peu pénétrans virent bien qu’il se couvoit au sujet de mon livre & de moi, quelque complot qui ne tarderoit pas d’éclater. Pour moi, ma sécurité, ma stupidité fut telle, que, loin de prévoir mon malheur, je n’en soupçonnai pas même la cause, après en avoir ressenti l’effet. On commença par répandre avec assez d’adresse qu’en sévissant contre les jésuites, on ne pouvoit marquer une indulgence partiale pour les livres & les auteurs qui attaquoient la religion. On me reprochoit d’avoir mis mon nom à l’Emile, comme si je ne l’avois pas mis à tous mes autres écrits, & auxquels on n’avoit rien dit. Il sembloit qu’on craignît de se voir forcé à quelques démarches qu’on feroit à regret, mais que les circonstances rendoient nécessaires, auxquelles mon imprudence avoit donné lieu. Ces bruits me parvinrent & ne m’inquiétèrent guère: il ne me vint pas même à l’esprit qu’il pût y avoir dans toute cette affaire la moindre chose qui me regardât personnellement, moi qui me sentois si parfaitement irréprochable, si bien appuyé, si bien en règle à tous égards, & qui ne craignois pas que Mde. de Luxembourg me laissât dans l’embarras, pour un tort qui, s’il existoit, étoit tout entier à elle seule. Mais sachant en pareil cas comme les choses se passent, & que l’usage est de sévir contre les libraires en ménageant les auteurs, je n’étois pas sans inquiétude pour le pauvre Duchesne, si M. de M[alesherbe]s venoit à l’abandonner.
Je restai tranquille. Les bruits augmentèrent & changèrent bientôt de ton. Le public & sur-tout le parlement sembloient [23] s’irriter par ma tranquillité. Au bout de quelques jours la fermentation devint terrible, & les menaces changeant d’objet, s’adressèrent directement à moi. On entendoit dire tout ouvertement aux parlementaires qu’on n’avançoit rien à brûler les livres, & qu’il falloit brûler les auteurs: pour les libraires, on n’en parloit point. La premiere fois que ces propos, plus dignes d’un inquisiteur de Goa que d’un sénateur, me revinrent, je ne doutai point que ce ne fût une invention des H[olbachien]s pour tâcher de m’effrayer & de m’exciter à fuir. Je ris de cette puérile ruse, & je me disois en me moquant d’eux, que s’ils avoient su la vérité des choses, ils auroient cherché quelque autre moyen de me faire peur: mais la rumeur enfin devint telle qu’il fut clair que c’étoit tout de bon. M. & Mde. de Luxembourg avoient cette année avancé leur second voyage de Montmorency, de sorte qu’ils y étoient au commencement de Juin. J’y entendis très-peu parler de mes nouveaux livres, malgré le bruit qu’ils faisoient à Paris, & les maîtres de la maison ne m’en parloient point du tout. Un matin cependant, que j’étois seul avec M. de Luxembourg, il me dit: avez-vous parlé mal de M. de Choiseul dans le Contrat Social? Moi! lui dis-je, en reculant de surprise, non, je vous jure; mais j’en ai fait en revanche, & d’une plume qui n’est point louangeuse, le plus bel éloge que jamais ministre oit reçu; & tout de suite je lui rapportai le passage. Et dans l’Emile? reprit-il. Pas un mot, répondis-je; il n’y a pas un seul mot qui le regarde. Ah! dit-il, avec plus de vivacité qu’il n’en avoit d’ordinaire, il falloit faire la même chose dans l’autre [24] livre, ou être plus clair. J’ai cru l’être, ajoutai-je, je l’estimois assez pour cela.
Il alloit reprendre la parole; je le vis prêt à s’ouvrir; il se retint, & se tut. Malheureuse politique de courtisan, qui dans les meilleurs coeurs domine l’amitié même!
Cette conversation, quoique courte, m’éclaira sur ma situation, du moins à certain égard, & me fit comprendre que c’étoit bien à moi qu’on en vouloit. Je déplorai cette inouie fatalité qui tournoit à mon préjudice tout ce que je disois & faisois de bien. Cependant me sentant pour plastron dans cette affaire Mde. de Luxembourg & M. de M[alesherbe]s, je ne voyois pas comment on pouvoit s’y prendre pour les écarter & venir jusqu’à moi: car d’ailleurs je sentis bien Dès-lors qu’il ne seroit plus question d’équité ni de justice, & qu’on ne s’embarrasseroit pas d’examiner si j’avois réellement tort ou non. L’orage cependant grondoit de plus en plus. Il n’y avoit pas jusqu’à Néaulme qui, dans la diffusion de son bavardage, ne me montrât du regret de s’être mêlé de cet ouvrage, & la certitude où il paroissoit être du sort qui menaçoit le livre & l’auteur. Une chose pourtant me rassuroit toujours: je voyois Mde. de Luxembourg si tranquille, si contente, si riante même, qu’il falloit bien qu’elle fût sûre de son fait, pour n’avoir pas la moindre inquiétude à mon sujet, pour ne pas me dire un seul mot de commisération ni d’excuse, pour voir le tour que prendroit cette affaire, avec autant de sang-froid que si elle ne s’en fût pas mêlée, & qu’elle n’eût pas pris à moi le moindre intérêt. Ce qui me surprenoit étoit qu’elle [25] ne me disoit rien du tout. Il me sembloit qu’elle auroit dû me dire quelque chose. Mde. de B[ouffler]s paroissoit moins tranquille. Elle alloit & venoit avec un air d’agitation, se donnant beaucoup de mouvement, & m’assurant que M. le prince de Conti s’en donnoit beaucoup aussi, pour parer le coup qui m’étoit préparé, & qu’elle attribuoit toujours aux circonstances présentes, dans lesquelles il importoit au parlement de ne pas se laisser accuser par les Jésuites, d’indifférence sur la religion. Elle paroissoit, cependant, peu compter sur les démarches du prince & des siennes. Ses conversations, plus alarmantes que rassurantes, tendoient toutes à m’engager à la retraite, & elle me conseilloit toujours l’Angleterre où elle m’offroit beaucoup d’amis, entre autres le célèbre Hume, qui étoit le sien depuis long-temps. Voyant que je persistois à rester tranquille, elle prit un tour plus capable de m’ébranler. Elle me fit entendre que si j’étois arrêté & interrogé, je me mettois dans la nécessité de nommer Mde. de Luxembourg, & que son amitié pour moi méritoit bien que je ne m’exposasse pas à la compromettre. Je répondis qu’en pareil cas, elle pouvoit rester tranquille, & que je ne la compromettrois point. Elle répliqua que cette résolution étoit plus facile à prendre qu’à exécuter; & en cela elle avoit raison, sur-tout pour moi, bien déterminé à ne jamais me parjurer ni mentir devant les juges, quelque risque qu’il pût y avoir à dire la vérité.
Voyant que cette réflexion m’avoit fait quelque impression, sans cependant que je pusse me résoudre à fuir, elle me parla de la Bastille pour quelques semaines, comme d’un [26] moyen de me soustraire à la juridiction du parlement, qui ne se mêle pas des prisonniers d’Etat. Je n’objectai rien contre cette singulière grâce, pourvu qu’elle ne fût pas sollicitée en mon nom. Comme elle ne m’en parla plus, j’ai jugé dans la suite qu’elle n’avoit proposé cette idée que pour me sonder, & qu’on n’avoit point voulu d’un expédient qui finissoit tout.
Peu de jours après, M. le Maréchal reçut du curé de Deuil, ami de G[rimm] & de Mde. D’E[pina]y, une lettre portant l’avis, qu’il disoit avoir eu de bonne part, que le parlement devoit procéder contre moi avec la dernière sévérité, & que tel jour, qu’il marqua, je serois décrété de prise de corps. Je jugeai cet avis de fabrique H[olbachiqu]e; je savois que le parlement étoit très attentif aux formes, & que c’étoit toutes les enfreindre que de commencer en cette occasion par un décret de prise de corps, avant de savoir juridiquement si j’avouois le livre, & si réellement j’en étois l’auteur. Il n’y a, disois-je à Mde. de B[ouffler]s, que les crimes qui portent atteinte à la sûreté publique, dont sur le simple indice on décrète les accusés de prise de corps, de peur qu’ils n’échappent au châtiment. Mais quand on veut punir un délit tel que le mien, qui mérite des honneurs & des récompenses, on procède contre le livre, & l’on évite autant qu’on peut de s’en prendre à l’auteur.
Elle me fit à cela une distinction subtile, que j’ai oubliée, pour me prouver que c’étoit par faveur qu’on me décrétoit de prise de corps, au lieu de m’assigner pour être oui. Le lendemain je reçus une lettre de Guy, qui me marquoit que [27] s’étant trouvé le même jour chez M. le procureur-général, il avoit vu sur son bureau le brouillon d’un réquisitoire contre l’Emile & son auteur. Notez que ledit Guy étoit l’associé de Duchesne, qui avoit imprimé l’ouvrage; lequel, fort tranquille pour son propre compte, donnoit par charité cet avis à l’auteur. On peut juger combien tout cela me parut croyable!
Il étoit si simple, si naturel, qu’un libraire admis à l’audience de monsieur le procureur-général, lût tranquillement les manuscrits & brouillons épars sur le bureau de ce magistrat! Mde. de B[ouffler]s & d’autres me confirmèrent la même chose. Sur les absurdités dont on me rebattoit incessamment les oreilles, j’étois tenté de croire que tout le monde étoit devenu fou.
Sentant bien qu’il y avoit sous tout cela quelque mystère qu’on ne vouloit pas me dire, j’attendois tranquillement l’événement, me reposant sur ma droiture & mon innocence en toute cette affaire, & trop heureux, quelque persécution qui dût m’atteindre, d’être appelé à l’honneur de souffrir pour la vérité. Loin de craindre & de me tenir caché, j’allai tous les jours au château, & je faisois les après-midi ma promenade ordinaire. Le huit Juin, veille du décret, je la fis avec deux professeurs oratoriens, le P. Alamanni & le P. Mandard. Nous portâmes aux Champeaux un petit goûter que nous mangeâmes de grand appétit. Nous avions oublié des verres: nous y suppléâmes par des chalumeaux de seigle, avec lesquels nous aspirions le vin dans la bouteille, nous piquant de choisir des tuyaux bien larges pour pomper à qui mieux mieux. Je n’ai de ma vie été si gai.
[28] J’ai conté comment je perdis le sommeil dans ma jeunesse. Depuis lors j’avois bien l’habitude de lire tous les soirs dans mon lit jusqu’à ce que je sentisse mes yeux s’appesantir. Alors j’éteignois ma bougie, & je tâchois de m’assoupir quelques instants, qui ne duroient guère. Ma lecture ordinaire du soir étoit la Bible, & je l’ai lue entière au moins cinq ou six fois de suite de cette façon. Ce soir-là, me trouvant plus éveillé qu’à l’ordinaire, je prolongeai plus longtemps ma lecture, & je lus tout entier le livre qui finit par le Lévite d’Ephraim, & qui, si je ne me trompe, est le livre des Juges; car je ne l’ai pas revu depuis ce temps-là. Cette histoire m’affecta beaucoup, & j’en étois occupé dans une espèce de rêve, quand tout à coup j’en fus tiré par du bruit & de la lumière. Thérèse, qui la portoit, éclairoit M. la Roche, qui, me voyant lever brusquement sur mon séant, me dit: Ne vous alarmez pas; c’est de la part de Mde. la Maréchale, qui vous écrit & vous envoie une lettre de M. le prince de Conti. En effet, dans la lettre de Mde. de Luxembourg je trouvai celle qu’un exprès de ce prince venoit de lui apporter, portant avis que, malgré tous ses efforts, on étoit déterminé à procéder contre moi à toute rigueur. La fermentation, lui marquait-il, est extrême; rien ne peut parer le coup; la Cour l’exige, le parlement le veut; à sept heures du matin il sera décrété de prise de corps, & l’on enverra sur-le-champ le saisir. J’ai obtenu qu’on ne le poursuivra pas, s’il s’éloigne; mais s’il persiste à vouloir se laisser prendre, il sera pris. La Roche me conjura, de la part de Mde. la Maréchale, de me lever, & d’aller conférer avec elle. [29] Il étoit deux heures; elle venoit de se coucher. Elle vous attend, ajouta-t-il, & ne veut pas s’endormir sans vous avoir vu. Je m’habillai à la hâte, & j’y courus.
Elle me parut agitée. C’étoit la premiere fois. Son trouble me toucha. Dans ce moment de surprise, au milieu de la nuit, je n’étois pas moi-même exempt d’émotion; mais en la voyant, je m’oubliai moi-même pour ne penser qu’à elle, & au triste rôle qu’elle alloit jouer si je me laissois prendre: car, me sentant assez de courage pour ne dire jamais que la vérité, dût-elle me nuire & me perdre, je ne me sentois ni assez de présence d’esprit, ni assez d’adresse, ni peut-être assez de fermeté pour éviter de la compromettre si j’étois vivement pressé. Cela me décida à sacrifier ma gloire à sa tranquillité, à faire pour elle, en cette occasion, ce que rien ne m’eût fait faire pour moi. Dans l’instant que ma résolution fut prise, je la lui déclarai, ne voulant point gâter le prix de mon sacrifice en le lui faisant acheter. Je suis certain qu’elle ne put se tromper sur mon motif; cependant, elle ne me dit pas un mot qui marquât qu’elle y fût sensible. Je fus choqué de cette indifférence, au point de balancer à me rétracter: mais M. le Maréchal survint; Mde. de B[ouffler]s arriva de Paris quelques momens après. Ils firent ce qu’auroit dû faire Mde. de Luxembourg. Je me laissai flatter; j’eus honte de me dédire, & il ne fut plus question que du lieu de ma retraite, & du tems de mon départ. M. de Luxembourg me proposa de rester chez lui quelques jours incognito pour délibérer & prendre nos mesures plus à loisir; je n’y consentis point, non plus qu’à la proposition [30] d’aller secrètement au Temple. Je m’obstinai à vouloir partir dès le même jour, plutôt que de rester caché où que ce pût être.
Sentant que j’avois des ennemis secrets & puissans dans le royaume, je jugeai que, malgré mon attachement pour la France, j’en devois sortir pour assurer ma tranquillité. Mon premier mouvement fut de me retirer à Genève; mais un instant de réflexion suffit pour me dissuader de faire cette sottise. Je savois que le ministère de France, encore plus puissant à Genève qu’à Paris, ne me laisseroit pas plus en paix dans une de ces villes que dans l’autre, s’il avoit résolu de me tourmenter. Je savois que le Discours sur l’inégalité avoit excité contre moi, dans le Conseil, une haine d’autant plus dangereuse qu’il n’osoit la manifester. Je savois qu’en dernier lieu, quand la nouvelle Héloise parut, il s’étoit pressé de la défendre, à la sollicitation du d[octeu]r T[ronchi]n, mais voyant que personne ne l’imitoit, pas même à Paris, il eut honte de cette étourderie, & retira la défense.
Je ne doutois pas que, trouvant ici l’occasion plus favorable, il n’eût grand soin d’en profiter. Je savois que, malgré tous les beaux semblans, il régnoit contre moi, dans tous les coeurs Genevois, une secrète jalousie qui n’attendoit que l’occasion de s’assouvir. Néanmoins, l’amour de la patrie me rappeloit dans la mienne; & si j’avois pu me flatter d’y vivre en paix, je n’aurois pas balancé: mais l’honneur ni la raison ne me permettant pas de m’y réfugier comme un fugitif, je pris le parti de m’en rapprocher seulement, & d’aller attendre, en Suisse, celui qu’on prendroit à Genève à [31] mon égard. On verra bientôt que cette incertitude ne dura pas long-temps.
Madame de B[ouffler]s désapprouva beaucoup cette résolution, & fit de nouveaux efforts pour m’engager à passer en Angleterre. Elle ne m’ébranla pas. Je n’ai jamais aimé l’Angleterre ni les Anglois, & toute l’éloquence de Mde. de B[ouffler]s, loin de vaincre ma répugnance, sembloit l’augmenter, sans que je susse pourquoi. Décidé à partir le même jour, je fus dès le matin parti pour tout le monde, & la Roche, par qui j’envoyai chercher mes papiers, ne voulut pas dire à Thérèse elle-même si je l’étois ou ne l’étois pas. Depuis que j’avois résolu d’écrire un jour mes mémoires, j’avois accumulé beaucoup de lettres & autres papiers, de sorte qu’il fallut plusieurs voyages. Une partie de ces papiers déjà triés, furent mis à part, & je m’occupai le reste de la matinée à trier les autres, afin de n’emporter que ce qui pouvoit m’être utile, & brûler le reste. M. de Luxembourg voulut bien m’aider à ce travail, qui se trouva si long que nous ne pûmes achever dans la matinée, & je n’eus le tems de rien brûler. M. le Maréchal m’offrit de se charger du reste du triage, de brûler le rebut lui-même, sans s’en rapporter à qui que ce fût, de m’envoyer tout ce qui auroit été mis à part. J’acceptai l’offre, fort aise d’être délivré de ce soin, pour pouvoir passer le peu d’heures qui me restoient avec des personnes si chères, que j’allois quitter pour jamais. Il prit la clef de la chambre où je laissois ces papiers, & à mon instante prière il envoya chercher ma pauvre tante qui se consumoit dans la perplexité mortelle de ce que j’étois [32] devenu, & de ce qu’elle alloit devenir, & attendant à chaque instant les huissiers, sans savoir comment se conduire & que leur répondre. La Roche l’amena au château, sans lui rien dire; elle me croyoit déjà bien loin: en m’apercevant, elle perça l’air de ses cris, & se précipita dans mes bras. O amitié, rapport des coeurs, habitude, intimité!
Dans ce doux & cruel moment se rassemblèrent tous les jours de bonheur, de tendresse & de paix passés ensemble pour mieux me faire sentir le déchirement d’une premiere séparation, après nous être à peine perdus de vue un seul jour pendant près de dix-sept ans.
Le Maréchal, témoin de cet embrassement, ne put retenir ses larmes. Il nous laissa. Thérèse ne vouloit plus me quitter. Je lui fis sentir l’inconvénient qu’elle me suivît en ce moment, & la nécessité qu’elle restât pour liquider mes effets & recueillir mon argent. Quand on décrète un homme de prise de corps, l’usage est de saisir ses papiers, de mettre le scellé sur ses effets, ou d’en faire l’inventaire, & d’y nommer un gardien. Il falloit bien qu’elle restât pour veiller à ce qui se passeroit, & tirer de tout le meilleur parti possible. Je lui promis qu’elle me rejoindroit dans peu: monsieur le maréchal confirma ma promesse; mais je ne voulus jamais lui dire où j’allais, afin que, interrogée par ceux qui viendroient me saisir, elle pût protester avec vérité de son ignorance sur cet article. En l’embrassant au moment de nous quitter, je sentis en moi-même un mouvement très extraordinaire, & je lui dis, dans un transport, hélas! trop prophétique: Mon enfant, il faut t’armer de courage. Tu as [33] partagé la prospérité de mes beaux jours; il te reste, puisque tu le veux, à partager mes misères. N’attends plus qu’affronts & calamités à ma suite. Le sort que ce triste jour commence pour moi, me poursuivra jusqu’à ma dernière heure.
Il ne me restoit plus qu’à songer au départ. Les huissiers avoient dû venir à dix heures. Il en étoit quatre après midi quand je partis, & ils n’étoient pas encore arrivés. Il avoit été décidé que je prendrois la poste. Je n’avois point de chaise, M. le Maréchal me fit présent d’un cabriolet, & me prêta des chevaux & un postillon jusqu’à la premiere poste, où, par les mesures qu’il avoit prises, on ne fit aucune difficulté de me fournir des chevaux.
Comme je n’avois point dîné à table, & ne m’étois pas montré dans le château, les Dames vinrent me dire adieu dans l’entresol où j’avois passé la journée. Mde. la Maréchale m’embrassa plusieurs fois d’un air assez triste; mais je ne sentis plus dans ces embrassemens les étreintes de ceux qu’elle m’avoit prodigués il y avoit deux ou trois ans. Mde. de B[ouffler]s m’embrassa aussi, & me dit de fort belles choses. Un embrassement qui me surprit davantage, fut celui de Mde. de M[irepoi]x; car elle étoit aussi-là. Mde. la Maréchale de M[irepoi]x est une personne extrêmement froide, décente & réservée, & ne me paraît pas tout-à-fait exempte de la hauteur naturelle à la maison de Lorraine. Elle ne m’avoit jamais témoigné beaucoup d’attention. Soit que, flatté d’un honneur auquel je ne m’attendois pas, je cherchasse à m’en augmenter le prix; soit qu’en effet elle eût mis dans cet embrassement [34] un peu de cette commisération naturelle aux coeurs généreux, je trouvai dans son mouvement & dans son regard je ne sais quoi d’énergique qui me pénétra. Souvent, en y repensant, j’ai soupçonné dans la suite que, n’ignorant pas à quel sort j’étois condamné, elle n’avoit pu se défendre d’un mouvement d’attendrissement sur ma destinée.
M. le Maréchal n’ouvroit pas la bouche; il étoit pâle comme un mort. Il voulut absolument m’accompagner jusqu’à ma chaise qui m’attendoit à l’abreuvoir. Nous traversâmes tout le jardin sans dire un seul mot. J’avois une clef du parc, dont je me servois pour ouvrir la porte; après quoi, au lieu de remettre la clef dans ma poche, je la lui rendis sans mot dire. Il la prit avec une vivacité surprenante, à laquelle je n’ai pu m’empêcher de penser souvent depuis ce temps-là. Je n’ai guère eu dans ma vie d’instant plus amer que celui de cette séparation. L’embrassement fut long & muet: nous sentîmes l’un & l’autre que cet embrassement étoit un dernier adieu.
Entre la Barre & Montmorency je rencontrai dans un carrosse de remise quatre hommes en noir, qui me saluèrent en me souriant. Sur ce que Thérèse m’a rapporté dans la suite de la figure des huissiers, de l’heure de leur arrivée, & de la façon dont ils se comportèrent, je n’ai point douté que ce ne fussent eux; sur-tout ayant appris dans la suite qu’au lieu d’être décrété à sept heures, comme on me l’avoit annoncé, je ne l’avois été qu’à midi. Il fallut traverser tout Paris. On n’est pas fort caché dans un cabriolet tout ouvert. Je vis dans les rues plusieurs personnes qui me saluèrent d’un [35] air de connoissance, mais je n’en reconnus aucune. Le même soir je me détournai pour passer à Villeroy. A Lyon les courriers doivent être menés au commandant. Cela pouvoit être embarrassant pour un homme qui ne vouloit ni mentir ni changer son nom. J’allois avec une lettre de Mde. de Luxembourg, prier M. de Villeroy de faire en sorte que je fusse exempté de cette corvée. M. de Villeroy me donna une lettre dont je ne fis point usage, parce que je ne passai pas à Lyon. Cette lettre est restée encore cachetée parmi mes papiers. M. le duc me pressa beaucoup de coucher à Villeroy; mais j’aimai mieux reprendre la grande route, & je fis encore deux postes le même jour.
Ma chaise étoit rude, & j’étois trop incommodé pour pouvoir marcher à grandes journées. D’ailleurs je n’avois pas l’air assez imposant pour me faire bien servir, & l’on soit qu’en France les chevaux de poste ne sentent la gaule que sur les épaules du postillon. En payant grassement les guides, je crus suppléer à la mine & au propos, ce fut encore pis. Ils me prirent pour un pied-plat, qui marchoit par commission & qui couroit la poste pour la premiere fois de sa vie. Dès-lors je n’eus plus que des rosses, & je devins le jouet des postillons. Je finis, comme j’aurois dû commencer, par prendre patience, ne rien dire, & aller comme il leur plut.
J’avois de quoi ne pas m’ennuyer en route, en me livrant aux réflexions qui se présentoient sur tout ce qui venoit de m’arriver; mais ce n’étoit là ni mon tour d’esprit, ni la pente de mon coeur. Il est étonnant avec quelle facilité [36] j’oublie le mal passé, quelque récent qu’il puisse être. Autant sa prévoyance m’effraye & me trouble tant que je la vais dans l’avenir, autant son souvenir me revient foiblement & s’éteint sans peine aussitôt qu’il est arrivé. Ma cruelle imagination, qui se tourmente sans cesse à prévenir les maux qui ne sont point encore, fait diversion à ma mémoire, & m’empêche de me rappeler ceux qui ne sont plus. Contre ce qui est fait il n’y a plus de précautions à prendre, & il est inutile de s’en occuper. J’épuise en quelque façon mon malheur d’avance: plus j’ai souffert à le prévoir, plus j’ai de facilité à l’oublier; tandis qu’au contraire, sans cesse occupé de mon bonheur passé, je le rappelle & le rumine pour ainsi dire, au point d’en jouir derechef quand je veux. C’est à cette heureuse disposition, je le sens, que je dois de n’avoir jamais connu cette humeur rancunière qui fermente dans un coeur vindicatif par le souvenir continuel des offenses reçues, & qui le tourmente lui-même de tout le mal qu’il voudroit faire à son ennemi. Naturellement emporté, j’ai senti la colère, la fureur même dans les premiers mouvements; mais jamais un désir de vengeance ne prit racine au dedans de moi. Je m’occupe trop peu de l’offense pour m’occuper beaucoup de l’offenseur. Je ne pense au mal que j’en ai reçu qu’à cause de celui que j’en peux recevoir encore; & si j’étois sûr qu’il ne m’en fît plus, celui qu’il m’a fait seroit à l’instant oublié. On nous prêche beaucoup le pardon des offenses: c’est une fort belle vertu sans doute, mais qui n’est pas à mon usage. J’ignore si mon coeur sauroit dominer sa haine, car il n’en a jamais senti, & je pense trop peu à [37] mes ennemis pour avoir le mérite de leur pardonner. Je ne dirai pas à quel point pour me tourmenter, ils se tourmentent eux-mêmes. Je suis à leur merci, ils ont tout pouvoir, ils en usent. Il n’y a qu’une seule chose au-dessus de leur puissance, & dont je les défie: c’est en se tourmentant de moi, de me forcer à me tourmenter d’eux.
Dès le lendemain de mon départ, j’oubliai si parfaitement tout ce qui venoit de se passer, & le parlement, & Mde. de P[ompadou]r, & M. de C[hoiseu]l, & G[rimm], & d’Alembert, & leurs complots, & leurs complices, que je n’y aurois pas même repensé de tout mon voyage, sans les précautions dont j’étois obligé d’user. Un souvenir qui me vint au lieu de tout cela, fut celui de ma dernière lecture la veille de mon départ. Je me rappelai aussi les Idylles de Gessner, que son traducteur Hubert m’avoit envoyées il y avoit quelque temps. Ces deux idées me revinrent si bien & se mêlèrent de telle sorte dans mon esprit, que je voulus essayer de les réunir en traitant à la manière de Gessner, le sujet du Lévite d’Ephraim. Ce style champêtre & naïf ne paroissoit guère propre à un sujet si atroce, & il n’étoit guère à présumer que ma situation présente me fournît des idées bien riantes pour l’égayer. Je tentai toutefois la chose, uniquement pour m’amuser dans ma chaise & sans aucun espoir de succès. A peine eus-je essayé que je fus étonné de l’aménité de mes idées, & de la facilité que j’éprouvois à les rendre. Je fis en trois jours les trois premiers chants de ce petit poème, que j’achevai dans la suite à Motiers, & je suis sûr de n’avoir rien fait en ma vie où règne [38] une douceur de moeurs plus attendrissante, un coloris plus frais, des peintures plus naives, un costume plus exact, une plus antique simplicité en toutes choses, & tout cela, malgré l’horreur du sujet, qui dans le fond est abominable, de sorte qu’outre tout le reste, j’eus encore le mérite de la difficulté vaincue. Le Lévite d’Ephraim, s’il n’est pas le meilleur de mes ouvrages, en sera toujours le plus chéri. Jamais je ne l’ai relu, jamais je ne le relirai, sans sentir en dedans l’applaudissement d’un coeur sans fiel, qui, loin de s’aigrir par ses malheurs, s’en console avec lui-même, & trouve en soi de quoi s’en dédommager. Qu’on rassemble tous ces grands philosophes, si supérieurs dans leurs livres à l’adversité qu’ils n’éprouvèrent jamais; qu’on les mette dans une position pareille à la mienne, & que, dans la premiere indignation de l’honneur outragé, on leur donne un pareil ouvrage à faire: on verra comment ils s’en tireront.
En partant de Montmorency pour la Suisse, j’avois pris la résolution d’aller m’arrêter à Yverdun chez mon bon vieux ami M. Roguin, qui s’y étoit retiré depuis quelques années, & qui m’avoit même invité à l’y aller voir. J’appris en route que Lyon faisoit un détour; cela m’évita d’y passer. Mais en revanche il falloit passer par Besançon, place de guerre, & par conséquent sujette au même inconvénient. Je m’avisai de gauchir, & de passer par Salins, sous prétexte d’aller voir M. de M[aira]n, neveu de M. D[upi]n, qui avoit un emploi à la saline, & qui m’avoit fait jadis force invitation de l’y aller voir. L’expédient me réussit; je ne trouvai point M. de [39] M[aira], fort aise d’être dispensé de m’arrêter, je continuai ma route sans que personne me dît mot.
En entrant sur le territoire de Berne je fis arrêter; je descendis, je me prosternai, j’embrassai, je baisai la terre, & m’écriai dans mon transport: Ciel, protecteur de la vertu, je te loue! je touche une terre de liberté! C’est ainsi qu’aveugle & confiant dans mes espérances, je me suis toujours passionné pour ce qui devoit faire mon malheur. Mon postillon surpris me crut fou; je remontai dans ma chaise, & peu d’heures après, j’eus la joie aussi pure que vive, de me sentir pressé dans les bras du respectable Roguin. Ah! respirons quelques instans chez ce digne hôte! J’ai besoin d’y reprendre du courage & des forces; je trouverai bientôt à les employer. Ce n’est pas sans raison que je me suis étendu dans le récit que je viens de faire sur toutes les circonstances que j’ai pu me rappeler. Quoiqu’elles ne paroissent pas fort lumineuses, quand on tient une fois le fil de la trame, elles peuvent jeter du jour sur sa marche, & par exemple, sans donner la premiere idée du problème que je vais proposer, elles aident beaucoup à le résoudre.
Supposons que pour l’exécution du complot dont j’étois l’objet, mon éloignement fût absolument nécessaire, tout devoit, pour l’opérer, se passer à-peu-près comme il se passa; mais si, sans me laisser épouvanter par l’ambassade nocturne de Mde. de Luxembourg & troubler par ses alarmes, j’avois continué de tenir ferme comme j’avois commencé, & qu’au lieu de rester au château, je m’en fusse retourné dans mon lit, dormir tranquillement la fraîche matinée, aurois-je [40] également été décrété? Grande question, d’où dépend la solution de beaucoup d’autres, & pour l’examen de laquelle l’heure du décret comminatoire & celle du décret réel ne sont pas inutiles à remarquer. Exemple grossier, mais sensible, de l’importance des moindres détails dans l’exposé des faits dont on cherche les causes secrètes, pour les découvrir par induction.
LIVRE DOUZIÈME
Ici commence l’oeuvre de ténèbres dans lequel, depuis huit ans, je me trouve enseveli, sans que, de quelque façon que je m’y sais pu prendre, il m’oit été possible d’en percer l’effrayante obscurité. Dans l’abîme de maux où je suis submergé, je sens les atteintes des coups qui me sont portés, j’en apperçois l’instrument immédiat, mais je ne puis voir ni la main qui les dirige, ni les moyens qu’elle met en oeuvre. L’opprobre & les malheurs tombent sur moi comme d’eux-mêmes & sans qu’il y paroisse. Quand mon coeur déchiré laisse échapper des gémissemens, j’ai l’air d’un homme qui se plaint sans sujet, & les auteurs de ma ruine ont trouvé l’art inconcevable de rendre le public complice de leur complot, sans qu’il s’en doute lui-même, & sans qu’il en apperçoive l’effet. En narrant donc les événemens qui me regardent, les traitemens que j’ai soufferts, & tout ce qui m’est arrivé, je suis hors d’état de remonter à la main motrice, [42] & d’assigner les causes en disant les faits. Ces causes primitives sont toutes marquées dans les trois précédens livres; tous les intérêts relatifs à moi, tous les motifs secrets y sont exposés. Mais dire en quoi ces diverses causes se combinent pour opérer les étranges événemens de ma vie: voilà ce qu’il m’est impossible d’expliquer, même par conjecture. Si parmi mes lecteurs il s’en trouve d’assez généreux pour vouloir approfondir ces mystères, & découvrir la vérité, qu’ils relisent avec soin les trois précédens livres; qu’ensuite à chaque fait qu’ils liront dans les suivans ils prennent les informations qui seront à leur portée, qu’ils remontent d’intrigue en intrigue, & d’agent en agent jusqu’aux premiers moteurs de tout, je sais certainement à quel terme aboutiront leurs recherches; mais je me perds dans la route obscure, & tortueuse des souterrains qui les y conduiront.
Durant mon séjour à Yverdon, j’y fis connoissance avec toute la famille de M. Roguin, & entr’autres avec sa nièce Mde. Boy de la Tour, & ses filles, dont, comme je crois l’avoir dit, j’avois autrefois connu le pere à Lyon. Elle étoit venue à Yverdon voir son oncle, & ses soeurs; sa fille aînée, âgée d’environ quinze ans, m’enchanta par son grand sens, & son excellent caractère. Je m’attachai de l’amitié la plus tendre à la mere, & à la fille. Cette dernière étoit destinée par M. Roguin au colonel son neveu, déjà d’un certain âge, & qui me témoignoit aussi la plus grande affection; mais, quoique l’oncle fût passionné pour ce mariage, que le neveu le désirât fort aussi, & que je prisse un intérêt très-vif à la satisfaction de l’un & de l’autre, la grande [43] disproportion d’âge & l’extrême répugnance de la jeune personne me firent concourir avec la mere à détourner ce mariage, qui ne se fit point. Le colonel épousa depuis Mademoiselle Dillan sa parente, d’un caractère & d’une beauté bien selon mon coeur, & qui l’a rendu le plus heureux des maris & des pères. Malgré cela, M. Roguin n’a pu oublier que j’aye en cette occasion contrarié ses désirs. Je m’en suis consolé par la certitude d’avoir rempli, tant envers lui qu’envers sa famille, le devoir de la plus sainte amitié, qui n’est pas de se rendre toujours agréable, mais de conseiller toujours pour le mieux.
Je ne fus pas long-temps en doute sur l’accueil qui m’attendoit à Genève, au cas que j’eusse envie d’y retourner. Mon livre y fut brûlé, & j’y fus décrété le 18 Juin, c’est-à-dire neuf jours après l’avoir été à Paris. Tant d’incroyables absurdités étoient cumulées dans ce second décret, & l’édit ecclésiastique y étoit si formellement violé, que je refusai d’ajouter foi aux premières nouvelles qui m’en vinrent, & que, quand elles furent bien confirmées, je tremblai qu’une si manifeste & criante infraction de toutes les lois, à commencer par celle du bon sens, ne mit Genève sens dessus dessous: j’eus de quoi me rassurer; tout resta tranquille. S’il s’émut quelque rumeur dans la populace, elle ne fut que contre moi, & je fus traité publiquement par toutes les caillettes & par tous les cuistres comme un écolier qu’on menaceroit du fouet, pour n’avoir pas bien dit son catéchisme.
Ces deux décrets furent le signal du cri de malédiction [44] qui s’éleva contre moi dans toute l’Europe avec une fureur qui n’eut jamais d’exemple. Toutes les gazettes, tous les journaux, toutes les brochures sonnèrent le plus terrible tocsin. Les François sur-tout, ce peuple si doux, si poli, si généreux, qui se pique si fort de bienséance, & d’égards pour les malheureux, oubliant tout d’un coup ses vertus favorites, se signala par le nombre, & la violence des outrages dont il m’accabloit à l’envi. J’étois un impie, un athée, un forcené, un enragé, une bête féroce, un loup. Le continuateur du journal de Trévoux fit sur ma prétendue Lycanthropie un écart qui montroit assez bien la sienne. Enfin, vous eussiez dit qu’on craignoit à Paris de se faire une affaire avec la police, si, publiant un écrit sur quelque sujet que ce pût être, on manquoit d’y larder quelque insulte contre moi. En cherchant vainement la cause de cette unanime animosité, je fus prêt à croire que tout le monde étoit devenu fou. Quoi! le rédacteur de la Paix perpétuelle souffle la discorde; l’éditeur du Vicaire Savoyard est un impie; l’auteur de la Nouvelle Héloise est un loup; celui de l’Emile est un enragé. Eh! mon Dieu, qu’aurais-je donc été, si j’avois publié le livre de l’Esprit, ou quelque autre ouvrage semblable? Et pourtant, dans l’orage qui s’éleva contre l’auteur de ce livre, le public, loin de joindre sa voix à celle de ses persécuteurs, le vengea d’eux par ses éloges. Que l’on compare son livre, & les miens, l’accueil différent qu’ils ont reçu, les traitemens faits aux deux auteurs dans les divers états de l’Europe; qu’on trouve à ces différences des causes qui puissent contenter un homme sensé: voilà tout ce que je demande, & je me tais.
[45] Je me trouvois si bien du séjour d’Yverdon, que je pris la résolution d’y rester à la vive sollicitation de M. Roguin & de toute sa famille. M. de Moiry de Gingins, bailli de cette ville, m’encourageoit aussi par ses bontés à rester dans son gouvernement. Le colonel me pressa si fort d’accepter l’habitation d’un petit pavillon qu’il avoit dans sa maison, entre Cour & jardin, que j’y consentis, & aussitôt il s’empressa de le meubler & garnir de tout ce qui étoit nécessaire pour mon petit ménage.
Le banneret Roguin, des plus empressés autour de moi, ne me quittoit pas de la journée. J’étois toujours très sensible à tant de caresses, mais j’en étois quelquefois importuné. Le jour de mon emménagement étoit déjà marqué, & j’avois écrit à Thérèse de me venir joindre, quand tout-à-coup j’appris qu’il s’élevoit à Berne un orage contre moi, qu’on attribuoit aux dévots, & dont je n’ai jamais pu pénétrer la premiere cause. Le sénat excité, sans qu’on sût par qui, paroissoit ne vouloir pas me laisser tranquille dans ma retraite. Au premier avis qu’eut M. le bailli de cette fermentation, il écrivit en ma faveur à plusieurs membres du gouvernement, leur reprochant leur aveugle intolérance, & leur faisant honte de vouloir refuser à un homme de mérite opprimé l’asyle que tant de bandits trouvoient dans leurs états. Des gens sensés ont présumé que la chaleur de ses reproches avoit plus aigri qu’adouci les esprits. Quoiqu’il en soit, son crédit, ni son éloquence ne purent parer le coup. Prévenu de l’ordre qu’il devoit me signifier, il m’en avertit d’avance, & pour ne pas attendre cet ordre, je résolus de [46] partir dès le lendemain. La difficulté étoit de savoir où aller, voyant que Genève & la France m’étoient fermés, & prévoyant bien que dans cette affaire chacun s’empresseroit d’imiter son voisin.
Mde. Boy de la Tour me proposa d’aller m’établir dans une maison vide, mais toute meublée, qui appartenoit à son fils au village de Motiers dans le Val-de-Travers, comté de Neuchâtel. Il n’y avoit qu’une montagne à traverser pour m’y rendre. L’offre venoit d’autant plus à propos, que dans les états du roi de Prusse je devois naturellement être à l’abri des persécutions, & qu’au moins la religion n’y pouvoit guère servir de prétexte. Mais une secrète difficulté, qu’il ne me convenoit pas de dire, avoit bien de quoi me faire hésiter. Cet amour inné de la justice, qui dévora toujours mon coeur, joint à mon penchant secret pour la France, m’avoit inspiré de l’aversion pour le roi de Prusse, qui me paroissoit, par ses maximes, & par sa conduite, fouler aux pieds tout respect pour la loi naturelle, & pour tous les devoirs humains. Parmi les estampes encadrées dont j’avois orné mon donjon à Montmorency, étoit un portroit de ce prince, au-dessous duquel étoit un distique qui finissoit ainsi:
Il pense en philosophe, & se conduit en roi.
Ce vers qui, sous toute autre plume, eût fait un assez bel éloge, avoit sous la mienne un sens qui n’étoit pas équivoque, & qu’expliquoit d’ailleurs trop clairement le vers précédent. Ce distique avoit été vu de tous ceux qui venoient [47] me voir, & qui n’étoient pas en petit nombre. Le chevalier de Lorenzi l’avoit même écrit pour le donner à d’Alembert, & je ne doutois pas que d’Alembert n’eût pris le soin d’en faire ma Cour à ce prince. J’avois encore aggravé ce premier tort par un passage de l’Emile où, sous le nom d’Adraste, roi des Dauniens, on voyoit assez qui j’avois en vue, & la remarque n’avoit pas échappé aux épilogueurs, puisque Mde. de B[ouffler]s m’avoit mis plusieurs fois sur cet article. Ainsi j’étois bien sûr d’être inscrit en encre rouge sur les registres du roi de Prusse; & supposant d’ailleurs qu’il eût les principes que j’avois osé lui attribuer, mes écrits & leur auteur ne pouvoient par cela seul que lui déplaire: car on soit que les méchans & les tyrans m’ont toujours pris dans la plus mortelle haine, même sans me connoître, & sur la seule lecture de mes écrits.
J’osai pourtant me mettre à sa merci, & je crus courir peu de risque. Je savois que les passions basses ne subjuguent guère que les hommes foibles, & ont peu de prise sur les âmes d’une forte trempe, telles que j’avois toujours reconnu la sienne. Je jugeois que dans son art de régner il entroit de se montrer magnanime en pareille occasion, & qu’il n’étoit pas au-dessus de son caractère de l’être en effet. Je jugeai qu’une vile & facile vengeance ne balanceroit pas un moment en lui l’amour de la gloire, & me mettant à sa place, je ne crus pas impossible qu’il se prévalût de la circonstance pour accabler du poids de sa générosité l’homme qui avoit osé mal penser de lui. J’allai donc m’établir à Motiers, avec une confiance dont je le crus fait pour sentir le prix, & je [48] me dis: Quand Jean-Jacques s’élève à côté de Coriolan, Frédéric sera-t-il au-dessous du général des Volsques?
Le colonel Roguin voulut absolument passer avec moi la montagne, & venir m’installer à Motiers. Une belle-soeur de Mde. Boy de la Tour, appelée Mde. Girardier, à qui la maison que j’allois occuper étoit très commode, ne me vit pas arriver avec un certain plaisir; cependant elle me mit de bonne grace en possession de mon logement, & je mangeai chez elle en attendant que Thérèse fût venue, & que mon petit ménage fût établi.
Depuis mon départ de Montmorency, sentant bien que je serois désormois fugitif sur la terre, j’hésitois à permettre qu’elle vint me joindre, & partager la vie errante à laquelle je me voyois condamné. Je sentois que par cette catastrophe nos relations alloient changer, & que ce qui jusqu’àlors avoit été faveur, & bienfoit de ma part le seroit désormois de la sienne. Si son attachement restoit à l’épreuve de mes malheurs, elle en seroit déchirée, & sa douleur ajouteroit à mes maux. Si ma disgrâce attiédissoit son coeur, elle me feroit valoir sa constance comme un sacrifice; & au lieu de sentir le plaisir que j’avois à partager avec elle mon dernier morceau de pain, elle ne sentiroit que le mérite qu’elle auroit de vouloir bien me suivre partout où le sort me forçoit d’aller.
Il faut tout dire: je n’ai dissimulé ni les vices de ma pauvre maman, ni les miens; je ne dois pas faire plus de grace à Thérèse, & quelque plaisir que je prenne à rendre honneur à une personne qui m’est si chère, je ne veux pas [49] non plus déguiser ses torts, si tant est même qu’un changement involontaire dans les affections du coeur soit un vrai tort. Depuis long-tems je m’appercevois de l’attiédissement du sien. Je sentois qu’elle n’étoit plus pour moi ce qu’elle fut dans nos belles années, & je le sentois d’autant mieux que j’étois le même pour elle toujours. Je retombai dans le même inconvénient dont j’avois senti l’effet auprès de maman, & cet effet fut le même auprès de Thérèse: N’allons pas chercher des perfections hors de la nature; il seroit le même auprès de quelque femme que ce fût. Le parti que j’avois pris à l’égard de mes enfans, quelque bien raisonné qu’il m’eût paru, ne m’avoit pas toujours laissé le coeur tranquille. En méditant mon traité de l’éducation, je sentis que j’avois négligé des devoirs dont rien ne pouvoit me dispenser. Le remords enfin devint si vif, qu’il m’arracha presque l’aveu public de ma faute au commencement de l’Emile, & le trait même est si clair, qu’après un tel passage il est surprenant qu’on oit eu le courage de me la reprocher. Ma situation, cependant, étoit alors la même, & pire encore par l’animosité de mes ennemis, qui ne cherchoient qu’à me prendre en faute. Je craignis la récidive, & n’en voulant pas courir le risque, j’aimai mieux me condamner à l’abstinence que d’exposer Thérèse à se voir derechef dans le même cas. J’avois d’ailleurs remarqué que l’habitation des femmes empiroit sensiblement mon état: cette double raison m’avoit fait former des résolutions que j’avois quelquefois assez mal tenues; mais dans lesquelles je persistois avec plus de constance depuis trois ou quatre ans; [50] c’étoit aussi depuis cette époque que j’avois remarqué du refroidissement dans Thérèse: elle avoit pour moi le même attachement par devoir, mais elle n’en avoit plus par amour. Cela jetoit nécessairement moins d’agrément dans notre commerce, & j’imaginai que, sûre de la continuation de mes soins où qu’elle pût être, elle aimeroit peut-être mieux rester à Paris que d’errer avec moi. Cependant elle avoit marqué tant de douleur à notre séparation, elle avoit exigé de moi des promesses si positives de nous rejoindre, elle en exprimoit si vivement le désir depuis mon départ, tant à M. le prince de Conti qu’à M. de Luxembourg, que, loin d’avoir le courage de lui parler de séparation, j’eus à peine celui d’y penser moi-même; & après avoir senti dans mon coeur combien il m’étoit impossible de me passer d’elle, je ne songeai plus qu’à la rappeller incessamment. Je lui écrivis donc de partir; elle vint. A peine y avait-il deux mais que je l’avois quittée; mais c’étoit, depuis tant d’années, notre premiere séparation. Nous l’avions sentie bien cruellement l’un, & l’autre. Quel saisissement en nous embrassant! O que les larmes de tendresse & de joie sont douces! Comme mon coeur s’en abreuve! Pourquoi m’a-t-on fait verser si peu de celles-là!
En arrivant à Motiers, j’avois écrit à milord Keith, Maréchal d’Ecosse, gouverneur de Neuchâtel, pour lui donner avis de ma retraite dans les états de sa Majesté, & pour lui demander sa protection. Il me répondit avec la générosité qu’on lui connoît & que j’attendois de lui. Il m’invita à l’aller voir. J’y fus avec M. Martinet, châtelain du Val-de-Travers, [51] qui étoit en grande faveur auprès de son Excellence. L’aspect vénérable de cet illustre & vertueux Ecossois, m’émut puissamment le coeur, & dès l’instant même commença entre lui & moi ce vif attachement qui, de ma part est toujours demeuré le même, & qui le seroit toujours de la sienne, si les traîtres qui m’ont ôté toutes les consolations de la vie, n’eussent profité de mon éloignement pour abuser sa vieillesse & me défigurer à ses yeux.
George Keith, Maréchal héréditaire d’Ecosse, & frère du célèbre général Keith, qui vécut glorieusement & mourut au lit d’honneur, avoit quitté son pays dans sa jeunesse, & y fut proscrit pour s’être attaché à la maison Stuart, dont il se dégoûta bientôt par l’esprit injuste & tyrannique qu’il y remarqua, & qui en fit toujours le caractère dominant. Il demeura long-temps en Espagne dont le climat lui plaisoit beaucoup, & finit par s’attacher, ainsi que son frère, au roi de Prusse, qui se connoissoit en hommes, & les accueillit comme ils le méritoient. Il fut bien payé de cet accueil par les grands services que lui rendit le Maréchal Keith, & par une chose bien plus précieuse encore, la sincère amitié de milord Maréchal. La grande ame de ce digne homme, toute républicaine & fière, ne pouvoit se plier que sous le joug de l’amitié; mais elle s’y plioit si parfaitement, qu’avec des maximes bien différentes, il ne vit plus que Frédéric, du moment qu’il lui fut attaché. Le roi le chargea d’affaires importantes, l’envoya à Paris, en Espagne, & enfin le voyant déjà vieux, avoir besoin de repos, lui donna pour retraite le gouvernement de Neuchâtel, avec la délicieuse [52] occupation d’y passer le reste de sa vie, à rendre ce petit peuple heureux.
Les Neuchâtelois qui n’aiment que la pretintaille & le clinquant, qui ne se connoissent point en véritable étoffe, & mettent l’esprit dans les longues phrases, voyant un homme froid & sans façon, prirent sa simplicité pour de la hauteur, sa franchise pour de la rusticité, son laconisme pour de la bêtise; se cabrèrent contre ses soins bienfaisants, parce que, voulant être utile, & non cajoleur, il ne savoit point flatter les gens qu’il n’estimoit pas. Dans la ridicule affaire du ministre Petitpierre, qui fut chassé par ses confrères pour n’avoir pas voulu qu’ils fussent damnés éternellement, milord, s’étant opposé aux usurpations des ministres, vit soulever contre lui tout le pays, dont il prenoit le parti; & quand j’y arrivai, ce stupide murmure n’étoit pas éteint encore. Il passoit au moins pour un homme qui se laissoit prévenir; & de toutes les imputations dont il fut chargé, c’étoit peut-être la moins injuste. Mon premier mouvement, en voyant ce vénérable vieillard, fut de m’attendrir sur la maigreur de son corps, déjà décharné par les ans; mais en levant les yeux sur sa physionomie animée, ouverte, & noble, je me sentis saisi d’un respect mêlé de confiance, qui l’emporta sur tout autre sentiment. Au compliment très court que je lui fis en l’abordant, il répondit en parlant d’autre chose, comme si j’eusse été là depuis huit jours. Il ne nous dit pas même de nous asseoir. L’empesé Châtelain resta debout. Pour moi, je vis dans l’oeil perçant, & fin de milord je ne sais quoi de si caressant, que me sentant d’abord à mon aise, j’allai sans [53] façon partager son sofa, & m’asseoir à côté de lui. Au ton familier qu’il prit à l’instant, je sentis que cette liberté lui faisoit plaisir, & qu’il se disoit en lui-même: celui-ci n’est pas un Neuchâtelois.
Effet singulier de la grande convenance des caractères! Dans un âge où le coeur a déjà perdu sa chaleur naturelle, celui de ce bon vieillard se réchauffa pour moi d’une façon qui surprit tout le monde. Il vint me voir à Motiers, sous prétexte de tirer des cailles, & y passa deux jours sans toucher un fusil. Il s’établit entre nous une telle amitié, car c’est le mot, que nous ne pouvions nous passer l’un de l’autre: le château de Colombier qu’il habitoit l’été, étoit à six lieues de Motiers; j’allois tous les quinze jours au plus tard y passer vingt-quatre heures, puis je revenois de même en pèlerin, le coeur toujours plein de lui. L’émotion que j’éprouvois jadis dans mes courses de l’Hermitage à Eaubonne, étoit bien différente assurément mais elle n’étoit pas plus douce que celle avec laquelle j’approchois de Colombier.
Que de larmes d’attendrissement j’ai souvent versé dans ma route, en pensant aux bontés paternelles, aux vertus aimables, à la douce philosophie de ce respectable vieillard! Je l’appelois mon père, il m’appeloit son enfant. Ces doux noms rendent en partie l’idée de l’attachement qui nous unissoit, mais ils ne rendent pas encore celle du besoin que nous avions l’un de l’autre, & du désir continuel de nous rapprocher. Il vouloit absolument me loger au château de Colombier, & me pressa long-temps d’y prendre à demeure [54] l’appartement que j’occupais. Je lui dis enfin que j’étois plus libre chez moi, & que j’aimois mieux passer ma vie à le venir voir. Il approuva cette franchise & ne m’en parla plus. O bon milord! O mon digne père! que mon coeur s’émeut encore en pensant à vous! Ah! les barbares! quel coup ils m’ont porté en vous détachant de moi! mais non, non, grand homme, vous êtes, & serez toujours le même pour moi, qui suis le même toujours. Ils vous ont trompé, mais ils ne vous ont pas changé.
Milord Maréchal n’est pas sans défaut; c’est un sage, mais c’est un homme. Avec l’esprit le plus pénétrant, avec le tact le plus fin qu’il soit possible d’avoir, avec la plus profonde connoissance des hommes, il se laisse abuser quelquefois, & n’en revient pas. Il a l’humeur singulière, quelque chose de bizarre, & d’étranger dans son tour d’esprit. Il paraît oublier les gens qu’il voit tous les jours, & se souvient d’eux au moment qu’ils y pensent le moins: ses attentions paraissent hors de propos; ses cadeaux sont de fantaisie, & non de convenance. Il donne ou envoie à l’instant ce qui lui passe par la tête, de grand prix ou de nulle valeur, indifféremment. Un jeune Genevois, désirant entrer au service du roi de Prusse, se présente à lui: Milord lui donne, au lieu de lettre, un petit sachet plein de pois, qu’il le charge de remettre au roi. En recevant cette singulière recommandation, le roi place à l’instant celui qui la porte. Ces génies élevés ont entre eux un langage que les esprits vulgaires n’entendront jamais. Ces petites bizarreries, semblables aux caprices d’une jolie femme, ne me rendoient milord Maréchal que [55] plus intéressant. J’étois bien sûr, & j’ai bien éprouvé dans la suite, qu’elles n’influoient pas sur ses sentimens, ni sur les soins que lui prescrit l’amitié dans les occasions sérieuses. Mais il est vrai que dans sa façon d’obliger, il met encore la même singularité que dans ses manières. Je n’en citerai qu’un seul trait sur une bagatelle. Comme la journée de Motiers à Colombier étoit trop forte pour moi, je la partageois d’ordinaire en partant après dîner & couchant à Brot, à moitié chemin. L’hôte, appelé Sandoz, ayant à solliciter à Berlin une grace qui lui importoit extrêmement, me pria de demander a son Excellence à la demander pour lui: volontiers. Je le mène avec moi; je le laisse dans l’antichambre & je parle de son affaire à milord, qui ne me répond rien. La matinée se passe; en traversant la salle pour aller dîner, je vais le pauvre Sandoz qui se morfondoit d’attendre. Croyant que milord l’avoit oublié, je lui en reparle avant de nous mettre à table; mot, comme auparavant. Je trouvai cette manière de me faire sentir combien je l’importunois, un peu dure, & je me tus en plaignant tout bas le pauvre Sandoz. En m’en retournant le lendemain, je fus bien surpris du remerciement qu’il me fit, du bon accueil & du dîne qu’il avoit eus chez S. E., qui de plus avoit reçu son papier. Trois semaines après, milord lui envoya le rescrit qu’il avoit demandé, expédié par le ministre, & signé du roi, & cela, sans m’avoir jamais voulu dire ni répondre un seul mot, ni à lui non plus, sur cette affaire, dont je crus qu’il ne vouloit pas se charger.
Je voudrois ne pas cesser de parler de George Keith: [56] c’est de lui que me viennent mes derniers souvenirs heureux; tout le reste de ma vie n’a plus été qu’afflictions & serremens de coeur. La mémoire en est si triste, & m’en vient si confusément, qu’il ne m’est pas possible de mettre aucun ordre dans mes récits, je serai forcé désormois de les arranger au hasard & comme ils se présenteront.
Je ne tardai pas d’être tiré d’inquiétude sur mon asyle, par la réponse du Roi à milord maréchal, en qui, comme on peut croire, j’avois trouvé un bon avocat. Non seulement Sa Majesté approuva ce qu’il avoit fait, mais elle le chargea (car il faut tout dire) de me donner douze louis. Le bon milord, embarrassé d’une pareille commission, & ne sachant comment s’en acquitter honnêtement, tâcha d’en exténuer l’insulte en transformant cet argent en nature de provisions, & me marquant qu’il avoit ordre de me fournir du bois, & du charbon pour commencer mon petit ménage; il ajouta même, & peut-être de son chef, que le Roi me feroit volontiers bâtir une petite maison à ma fantaisie, si j’en voulois choisir l’emplacement. Cette dernière offre me toucha fort, & me fit oublier la mesquinerie de l’autre. Sans accepter aucune des deux, je regardai Frédéric comme mon bienfaiteur, & mon protecteur, & je m’attachai si sincèrement à lui, que je pris Dès-lors autant d’intérêt à sa gloire que j’avois trouvé jusqu’àlors d’injustice à ses succès. A la paix qu’il fit peu de tems après, je témoignai ma joie par une illumination de très bon goût: c’étoit un cordon de guirlandes, dont j’ornai la maison que j’habitais, & où j’eus, il est vrai, la fierté vindicative de dépenser presque [57] autant d’argent qu’il m’en avoit voulu donner. La paix conclue, je crus que sa gloire militaire & politique étant au comble, il alloit s’en donner une d’une autre espèce en revivifiant ses états, en y faisant régner le commerce, l’agriculture, en y créant un nouveau sol, en le couvrant d’un nouveau peuple, en maintenant la paix chez tous ses voisins, en se faisant l’arbitre de l’Europe après en avoir été la terreur. Il pouvoit sans risque poser l’épée, bien sûr qu’on ne l’obligeroit pas à la reprendre. Voyant qu’il ne désarmoit pas, je craignis qu’il ne profitât mal de ses avantages, & qu’il ne fût grand qu’à demi. J’osai lui écrire à ce sujet, & prenant le ton familier, fait pour plaire aux hommes de sa trempe, porter jusqu’à lui cette sainte voix de la vérité, que si peu de rois sont faits pour entendre. Ce ne fut qu’en secret & de moi à lui que je pris cette liberté. Je n’en fis pas même participant milord Maréchal, & je lui envoyai ma lettre au roi toute cachetée. Milord envoya la lettre sans s’informer de son contenu. Le roi n’y fit aucune réponse, & quelque temps après, milord Maréchal étant allé à Berlin, il lui dit seulement que je l’avois bien grondé. Je compris par-là que ma lettre avoit été mal reçue, & que la franchise de mon zèle avoit passé pour la rusticité d’un pédant. Dans le fond, cela pouvoit très bien être; peut-être ne dis-je pas ce qu’il falloit dire, & ne pris-je pas le ton qu’il falloit prendre. Je ne puis répondre que du sentiment qui m’avoit mis la plume à la main.
Peu de temps après mon établissement à Motiers-Travers, ayant toutes les assurances possibles qu’on m’y laisseroit [58] tranquille, je pris l’habit arménien. Ce n’étoit pas une idée nouvelle. Elle m’étoit venue diverses fois dans le cours de ma vie, & elle me revint souvent à Montmorency, où le fréquent usage des sondes, me condamnant à rester souvent dans ma chambre, me fit mieux sentir tous les avantages de l’habit long. La commodité d’un tailleur arménien, qui venoit souvent voir un parent qu’il avoit à Montmorency, me tenta d’en profiter pour prendre ce nouvel équipage, au risque du qu’en dira-t-on, dont je me souciois très peu. Cependant, avant d’adopter cette nouvelle parure, je voulus avoir l’avis de Mde. de Luxembourg, qui me conseilla fort de la prendre. Je me fis donc une petite garde-robe arménienne; mais l’orage excité contre moi m’en fit remettre l’usage à des tems plus tranquilles, & ce ne fut que quelques mais après que, forcé par de nouvelles attaques de recourir aux sondes, je crus pouvoir, sans aucun risque, prendre ce nouvel habillement à Motiers, sur-tout après avoir consulté le pasteur du lieu, qui me dit que je pouvois le porter au temple même sans scandale. Je pris donc la veste, le cafetan, le bonnet fourré, la ceinture; & après avoir assisté dans cet équipage au service divin, je ne vis point d’inconvénient à le porter chez milord maréchal. Son Excellence, me voyant ainsi vêtu, me dit, pour tout compliment salamaleki, après quoi tout fut fini, & je ne portai plus d’autre habit.
Ayant quitté tout-à-fait la littérature, je ne songeai plus qu’à mener une vie tranquille & douce autant qu’il dépendroit de moi. Seul, je n’ai jamais connu l’ennui, même dans le plus parfait désoeuvrement: mon imagination remplissant [59] tous les vides, suffit seule pour m’occuper. Il n’y a que le bavardage inactif de chambre, assis les uns vis-à-vis des autres à ne mouvoir que la langue, que jamais je n’ai pu supporter. Quand on marche, qu’on se promène, encore passe; les pieds & les yeux font au moins quelque chose: mais rester là les bras croisés, à parler du tems qu’il fait & des mouches qui volent, ou, qui pis est, à s’entrefaire des complimens, cela m’est un supplice insupportable. Je m’avisai pour ne pas vivre en sauvage, d’apprendre à faire des lacets. Je portois mon coussin dans mes visites, ou j’allois, comme les femmes, travailler à ma porte & causer avec les passants. Cela me faisoit supporter l’inanité du babillage, & passer mon temps sans ennui chez mes voisines, dont plusieurs étoient assez aimables, & ne manquoient pas d’esprit. Une entre autres, appelée Isabelle d’Ivernois, fille du procureur-général de Neuchâtel, me parut assez estimable pour me lier avec elle d’une amitié particulière, dont elle ne s’est pas mal trouvée par les conseils utiles que je lui ai donnés, & par les soins que je lui ai rendus dans des occasions essentielles, de sorte que maintenant, digne & vertueuse mere de famille, elle me doit peut-être sa raison, son mari, sa vie & son bonheur. De mon côté, je lui dois des consolations très-douces, & sur-tout durant un bien triste hiver où, dans le fort de mes maux & de mes peines, elle venoit passer avec Thérèse & moi de longues soirées, qu’elle savoit nous rendre bien courtes par l’agrément de son esprit & par les mutuels épanchemens de nos coeurs. Elle m’appeloit son papa, je l’appelois ma fille, & ces noms [60] que nous nous donnons encore, ne cesseront point, je l’espère, de lui être aussi chers qu’à moi. Pour rendre mes lacets bons à quelque chose, j’en faisois présent à mes jeunes amies à leur mariage, à condition qu’elles nourriroient leurs enfans. Sa soeur aînée en eut un à ce titre, & l’a mérité; Isabelle en eut un de même, & ne l’a pas moins mérité par l’intention; mais elle n’a pas eu le bonheur de pouvoir faire sa volonté. En leur envoyant ces lacets, j’écrivis à l’une, & à l’autre des lettres, dont la premiere a couru le monde; mais tant d’éclat n’alloit pas à la seconde: l’amitié ne marche pas avec si grand bruit.
Parmi les liaisons que je fis à mon voisinage, & dans le détail desquelles je n’entrerai pas, je dois noter celle du colonel Pury, qui avoit une maison sur la montagne, où il venoit passer les étés. Je n’étois pas empressé de sa connoissance, parce que je savois qu’il étoit très mal à la Cour, & auprès de milord maréchal, qu’il ne voyoit point. Cependant, comme il vint me voir, & me fit beaucoup d’honnêtetés, il fallut l’aller voir à mon tour; cela continua; & nous mangions quelquefois l’un chez l’autre. Je fis chez lui connoissance avec M. D. P[eyro]u, & ensuite une amitié trop intime, pour que je puisse me dispenser de parler de lui.
M. D. P[eyro]u étoit américain, fils d’un commandant de Surinam, dont le successeur, M. le Chambrier, de Neuchâtel, épousa la veuve. Devenue veuve une seconde fois, elle vint avec son fils s’établir dans le pays de son second mari.
D. P[eyro]u, fils unique, fort riche, & tendrement aimé [61] de sa mère, avoit été élevé avec assez de soin, & son éducation lui avoit profité. Il avoit acquis beaucoup de demi-connoissances, quelque goût pour les arts, & il se piquoit sur-tout d’avoir cultivé sa raison: son air hollandois, froid, & philosophe, son teint basané, son humeur silencieuse & cachée, favorisoient beaucoup cette opinion. Il étoit sourd & goutteux, quoique jeune encore. Cela rendoit tous ses mouvemens fort posés, fort graves, & quoiqu’il aimât à disputer, généralement il parloit peu, parce qu’il n’entendoit pas. Tout cet extérieur m’en imposa. Je me dis, voici un penseur, un homme sage, tel qu’on seroit heureux d’avoir un ami. Pour achever de me prendre, il m’adressoit souvent la parole, sans jamais me faire aucun compliment. Il me parloit peu de moi, peu de mes livres, très peu de lui; il n’étoit pas dépourvu d’idées, & tout ce qu’il disoit étoit assez juste. Cette justesse & cette égalité m’attirèrent. Il n’avoit dans l’esprit ni l’élévation, ni la finesse de celui de milord Maréchal, mais il en avoit la simplicité; c’étoit toujours le représenter en quelque chose. Je ne m’engouai pas, mais je m’attachai par l’estime & peu-à-peu cette estime amena l’amitié, & j’oubliai totalement avec lui l’objection que j’avois faite au baron d’H[olbac]k, qu’il étoit trop riche.
Pendant assez long-temps, je vis peu D. P[eyro]u, parce que je n’allois point à Neuchâtel, & qu’il ne venoit qu’une fois l’année à la montagne du colonel Pury. Pourquoi n’allois-je point à Neuchâtel? C’est un enfantillage qu’il ne faut pas taire.
Quoique protégé par le roi de Prusse & par milord Maréchal, [62] si j’évitai d’abord la persécution dans mon asyle, je n’évitai pas du moins les murmures du public, des magistrats municipaux, des ministres. Après le branle donné par la France, il n’étoit pas du bon air de ne pas me faire au moins quelque insulte: on auroit eu peur de paroître improuver mes persécuteurs, en ne les imitant pas. La classe de Neuchâtel, c’est-à-dire la compagnie des ministres de cette ville, donna le branle, en tentant d’émouvoir contre moi le conseil d’état. Cette tentative n’ayant pas réussi, les ministres s’adressèrent au magistrat municipal, qui fit aussitôt défendre mon livre, & me traitant en toute occasion peu honnêtement, faisoit comprendre, & disoit même que si j’avois voulu m’établir en ville, on ne m’y auroit pas souffert. Ils remplirent leur Mercure d’inepties, & du plus plat cafardage, qui, tout en faisant rire les gens sensés, ne laissoit pas d’échauffer le peuple, & de l’animer contre moi. Tout cela n’empêchoit pas qu’à les entendre je ne dusse être très reconnaissant de l’extrême grace qu’ils me faisoient de me laisser vivre à Motiers, où ils n’avoient aucune autorité; ils m’auroient volontiers mesuré l’air à la pinte, à condition que je l’eusse payé bien cher. Ils vouloient que je leur fusse obligé de la protection que le Roi m’accordoit malgré eux, & qu’ils travailloient sans relâche à m’ôter. Enfin, n’y pouvant réussir, après m’avoir fait tout le tort qu’ils purent, & m’avoir décrié de tout leur pouvoir, ils se firent un mérite de leur impuissance, en me faisant valoir la bonté qu’ils avoient de me souffrir dans leur pays. J’aurois dû leur rire au nez pour toute réponse, je fus assez bête pour me [63] piquer, & j’eus l’ineptie de ne vouloir point aller à Neuchâtel, résolution que je tins près de deux ans, comme si ce n’étoit pas trop honorer de pareilles espèces que de faire attention à leurs procédés, qui, bons ou mauvais, ne peuvent leur être imputés, puisqu’ils n’agissent jamais que par impulsion. D’ailleurs, des esprits sans culture & sans lumière, qui ne connoissent d’autre objet de leur estime, que le crédit, la puissance & l’argent, sont bien éloignés même de soupçonner qu’on doive quelque égard aux talens, & qu’il y oit du déshonneur à les outrager.
Un certain maire de village qui pour ses malversations avoit été cassé, disoit au lieutenant du Val-de-Travers, mari de mon Isabelle: On dit que ce Rousseau a tant d’esprit; amenez-le-moi, que je voye si cela est vrai. Assurément, les mécontentemens d’un homme qui prend un pareil ton doivent peu fâcher ceux qui les éprouvent.
Sur la façon dont on me traitoit à Paris, à Genève, à Berne, à Neuchâtel même, je ne m’attendois pas à plus de ménagement de la part du pasteur du lieu. Je lui avois cependant été recommandé par Mde. Boy-de-la-Tour, & il m’avoit fait beaucoup d’accueil; mais dans ce pays où l’on flatte également tout le monde, les caresses ne signifient rien. Cependant après ma réunion à l’église réformée, vivant en pays réformé, je ne pouvois, sans manquer à mes engagemens, & à mon devoir de citoyen, négliger la profession du culte où j’étois entré: j’assistois donc au service Devin. D’un autre côté, je craignois, en me présentant à la table sacrée, de m’exposer à [64] l’affront d’un refus, & il n’étoit nullement probable qu’après le vacarme fait à Genève par le Conseil, & à Neuchâtel par la Classe, il voulût m’administrer tranquillement la Cène dans son église. Voyant donc approcher le temps de la communion, je pris le parti d’écrire à M. de Montmollin (c’étoit le nom du ministre), pour faire acte de bonne volonté, & lui déclarer que j’étois toujours uni de coeur à l’église protestante; je lui dis en même temps, pour éviter des chicanes sur des articles de foi, que je ne voulois aucune explication particulière sur le dogme. M’étant ainsi mis en règle de ce côté, je restai tranquille, ne doutant pas que M. de Montmollin ne refusât de m’admettre sans la discussion préliminaire, dont je ne voulois point, & qu’ainsi tout fût fini sans qu’il y eût de ma faute. Point du tout: au moment où je m’y attendois le moins, M. de Montmollin vint me déclarer, non seulement qu’il m’admettoit à la communion sous la clause que j’y avois mise, mais, de plus, que lui, & ses anciens se faisoient un grand honneur de m’avoir dans son troupeau. Je n’eus de mes jours pareille surprise, ni plus consolante. Toujours vivre isolé sur la terre me paroissoit un destin bien triste, sur-tout dans l’adversité. Au milieu de tant de proscriptions, & de persécutions, je trouvois une douceur extrême à pouvoir me dire: Au moins je suis parmi mes frères; & j’allai communier avec une émotion de coeur, & des larmes d’attendrissement, qui étoient peut-être la préparation la plus agréable à Dieu qu’on y pût porter.
Quelque temps après, milord m’envoya une lettre de [65] Mde. de B[ouffler]s, venue, du moins je le présumai, par la voie de d’Alembert, qui connoissoit milord Maréchal. Dans cette lettre, la premiere que cette Dame m’eût écrite depuis mon départ de Montmorency, elle me tançoit vivement de celle que j’avois écrite à M. de Montmollin & sur-tout d’avoir communié. Je compris d’autant moins à qui elle en avoit avec sa mercuriale, que depuis mon voyage de Genève, je m’étois toujours déclaré hautement protestant, & que j’avois été très-publiquement à l’hôtel de Hollande, sans que personne au monde l’eût trouvé mauvais. Il me paroissoit plaisant que Mde. la comtesse de B[ouffler]s voulût se mêler de diriger ma conscience en fait de religion. Toutefois comme je ne doutois pas que son intention, quoique je n’y comprisse rien, ne fût la meilleure du monde, je ne m’offensai point de cette singulière sortie, & je lui répondis sans colère, en lui disant mes raisons.
Cependant les injures imprimées alloient leur train, & leurs bénins auteurs reprochoient aux puissances de me traiter trop doucement. Ce concours d’aboyemens dont les moteurs continuoient d’agir sous le voile, avoit quelque chose de sinistre & d’effrayant. Pour moi je laissois dire sans m’émouvoir. On m’assura qu’il y avoit une censure de la Sorbonne, je n’en crus rien. De quoi pouvoit se mêler la Sorbonne dans cette affaire? Vouloit-elle assurer que je n’étois pas Catholique? Tout le monde le savoit. Vouloit-elle prouver que je n’étois pas bon Calviniste? Que lui importoit! C’étoit prendre un soin bien singulier; c’étoit se faire les substituts de nos ministres. Avant que d’avoir vu cet écrit, je crus [66] qu’on le faisoit courir sous le nom de la Sorbonne pour se moquer d’elle; je le crus bien plus encore après l’avoir lu. Enfin, quand je ne pus plus douter de son authenticité, tout ce que je me réduisis à croire, fut qu’il falloit mettre la Sorbonne aux petites maisons.
Un autre écrit m’affecta davantage, parce qu’il venoit d’un homme pour qui j’eus toujours de l’estime, & dont j’admirois la constance en plaignant son aveuglement. Je parle du Mandement de l’Archevêque de Paris contre moi. Je crus que je me devois d’y répondre. Je le pouvois sans m’avilir; c’étoit un cas à peu près semblable à celui du Roi de Pologne. Je n’ai jamais aimé les disputes brutales à la Voltaire. Je ne sais me battre qu’avec dignité, & je veux que celui qui m’attaque ne déshonore pas mes coups, pour que je daigne me défendre. Je ne doutois point que ce Mandement ne fût de la façon des Jésuites, & quoiqu’ils fussent alors malheureux eux-mêmes, j’y reconnoissois toujours leur ancienne maxime, d’écraser les malheureux. Je pouvois donc aussi suivre mon ancienne maxime, d’honorer l’auteur titulaire, & de foudroyer l’ouvrage, & c’est ce que je crois avoir fait avec assez de succès.
Je trouvai le séjour de Motiers fort agréable; & pour me déterminer à y finir mes jours, il ne me manquoit qu’une subsistance assurée: mais on y vit assez chèrement, & j’avois vu renverser tous mes anciens projets par la dissolution de mon ménage, par l’établissement d’un nouveau, par la vente ou dissipation de tous mes meubles, & par les dépenses qu’il m’avoit fallu faire depuis mon départ de Montmorenci. [67] Je voyois diminuer journellement le petit capital que j’avois devant moi. Deux ou trois ans suffisoient pour en consumer le reste, sans que je visse aucun moyen de le renouveler, à moins de recommencer à faire des livres; métier funeste auquel j’avois déjà renoncé. Persuadé que tout changeroit bientôt à mon égard, & que le public revenu de sa frénésie en feroit rougir les puissances; je ne cherchois qu’à prolonger mes ressources jusqu’à cet heureux changement, qui me laisseroit plus en état de choisir parmi celles qui pourroient s’offrir. Pour cela je repris mon Dictionnaire de musique, que dix ans de travail avoient déjà fort avancé, & auquel il ne manquoit que la dernière main & d’être mis au net. Mes livres qui m’avoient été envoyés depuis peu, me fournirent les moyens d’achever cet ouvrage: mes papiers qui me furent envoyés en même temps, me mirent en état de commencer l’entreprise de mes mémoires, dont je voulois uniquement m’occuper désormais. Je commençai par transcrire des lettres dans un recueil qui pût guider ma mémoire dans l’ordre des faits & des temps. J’avois déjà fait le triage de celles que je voulois conserver pour cet effet, & la suite depuis près de dix ans n’en étoit point interrompue. Cependant en les arrangeant pour les transcrire, j’y trouvai une lacune qui me surprit. Cette lacune étoit de près de six mois, depuis Octobre 1756 jusqu’au mais de Mars suivant. Je me souvenois parfaitement d’avoir mis dans mon triage nombre de lettres de Diderot, de De Leyre, de Mde. D’[Epina]y, de Mde. de C[henonceau]x, etc., qui remplissoient cette lacune, & qui ne se trouvèrent plus. Qu’étoient-elles [68] devenues? Quelqu’un avoit-il mis la main sur mes papiers, pendant quelques mois qu’ils étoient restés à l’hôtel de Luxembourg? Cela n’étoit pas concevable, & j’avois vu M. le Maréchal prendre la clef de la chambre où je les avois déposés. Comme plusieurs lettres de femmes, & toutes celles de Diderot étoient sans dates, & que j’avois été forcé de remplir ces dates de mémoire, & en tâtonnant, pour ranger ces lettres dans leur ordre, je crus d’abord avoir fait des erreurs de dates, & je passai en revue toutes les lettres qui n’en avoient point, ou auxquelles je les avois suppléées, pour voir si je n’y trouverois point celles qui devoient remplir ce vide. Cet essai ne réussit point! Je vis que le vide étoit bien réel, & que les lettres avoient bien certainement été enlevées. Par qui, & pourquoi? Voilà ce qui me passoit. Ces lettres, antérieures à mes grandes querelles, & du tems de ma premiere ivresse de la Julie, ne pouvoient intéresser personne. C’étoient tout au plus quelques tracasseries de Diderot, quelques persiflages de Deleyre; & des témoignages d’amitié de Mde. de C[henonceau]x & même de Mde. D’[Epina]y, avec laquelle j’étois alors le mieux du monde. A qui pouvoient importer ces lettres? Qu’en voulait-on faire? Ce n’est que sept ans après que j’ai soupçonné l’affreux objet de ce vol. Ce déficit bien avéré me fit chercher parmi mes brouillons si j’en découvrirois quelque autre. J’en trouvai quelques-uns qui, vu mon défaut de mémoire, m’en firent supposer d’autres dans la multitude de mes papiers. Ceux que je remarquai furent le brouillon de la Morale sensitive, & celui de l’extroit des Aventures de milord Edouard. Ce dernier, [69] je l’avoue, me donna des soupçons sur Mde. de Luxembourg. C’étoit la Roche son valet-de-chambre qui m’avoit expédié ces papiers, & je n’imaginai qu’elle au monde qui pût prendre intérêt à ce chiffon; mais quel intérêt pouvait-elle prendre à l’autre & aux lettres enlevées dont, même avec de mauvais desseins, on ne pouvoit faire aucun usage qui pût me nuire, à moins de les falsifier? Pour M. le Maréchal dont je connoissois la droiture invariable & la vérité de son amitié pour moi, je ne pus le soupçonner un moment. Je ne pus même arrêter ce soupçon sur Mde. la Maréchale.
Tout ce qui me vint de plus raisonnable à l’esprit, après m’être fatigué long-temps à chercher l’auteur de ce vol, fut de l’imputer à d’A[lember]t, qui déjà faufilé chez Mde. de Luxembourg, avoit pu trouver le moyen de fureter ces papiers & d’en enlever ce qu’il lui avoit plu, tant en manuscrits qu’en lettres; soit pour chercher à me susciter quelque tracasserie, soit pour s’approprier ce qui lui pouvoit convenir. Je supposai qu’abusé par le titre de la Morale sensitive, il avoit cru trouver le plan d’un vrai traité de matérialisme, dont il auroit tiré contre moi le parti qu’on peut bien s’imaginer. Sûr qu’il seroit bientôt détrompé par l’examen du brouillon, & déterminé à quitter tout-à-fait la littérature, je m’inquiétai peu de ces larcins, qui n’étoient pas les premiers de la même main* [*J’avois trouvé dans ses Elémens de musique beaucoup de choses tirées de ce que j’avois écrit sur cet art pour l’Encyclopédie, & qui lui fut remis plusieurs années avant la publication de ses élémens. J’ignore la part qu’il à pu avoir a un livre intitulé: Dictionnaire des Beaux-Arts; mais j’y trouvé des articles transcrits des miens, mot à mot, & cela long-temps avant que ces articles fussent imprimés dans l’Encyclopédie.] que j’avois endurés sans me [70] plaindre. Bientôt je ne songeai pas plus à cette infidélité que si l’on ne m’en eût fait aucune, & je me mis à rassembler les matériaux qu’on m’avoit laissés, pour travailler à mes Confessions.
J’avois long-temps cru qu’à Genève la compagnie des ministres, ou du moins les citoyens, & bourgeois, réclameroient contre l’infraction de l’édit dans le décret porté contre moi. Tout resta tranquille, du moins à l’extérieur; car il y avoit un mécontentement général qui n’attendoit qu’une occasion pour se manifester. Mes amis, ou soi-disant tels, m’écrivoient lettres sur lettres pour m’exhorter à venir me mettre à leur tête, m’assurant d’une réparation publique de la part du Conseil. La crainte du désordre, & des troubles que ma présence pouvoit causer m’empêcha d’acquiescer à leurs instances; & fidèle au serment que j’avois fait autrefois de ne jamais tremper dans aucune dissension civile dans mon pays, j’aimai mieux laisser subsister l’offense, & me bannir pour jamais de ma patrie que d’y rentrer par des moyens violens, & dangereux. Il est vrai que je m’étois attendu, de la part de la bourgeoisie, à des représentations légales, & paisibles contre une infraction qui l’intéressoit extrêmement. Il n’y en eut point. Ceux qui la conduisoient cherchoient moins le vrai redressement des griefs que l’occasion de se rendre nécessaires. On cabaloit, mais on gardoit le silence, & on laissoit clabauder les caillettes, & les cafards [71] ou soi-disant tels, que le conseil mettoit en avant pour me rendre odieux à la populace, & faire attribuer son incartade au zèle de la religion.
Après avoir attendu vainement plus d’un an que quelqu’un réclamât contre une procédure illégale, je pris enfin mon parti, & me voyant abandonné de mes concitoyens, je me déterminai à renoncer à mon ingrate patrie où je n’avois jamais vécu, dont je n’avois reçu ni bien ni service, & dont, pour prix de l’honneur que j’avois tâché de lui rendre, je me voyois si indignement traité d’un consentement unanime, puisque ceux qui devoient parler n’avoient rien dit. J’écrivis donc au premier syndic de cette année-là qui, je crois, étoit M. Favre, une lettre par laquelle j’abdiquois solennellement mon droit de bourgeoisie, & dans laquelle, au reste, j’observai la décence & la modération que j’ai toujours mises aux actes de fierté que la cruauté de mes ennemis m’a souvent arrachés dans mes malheurs.
Cette démarche ouvrit enfin les yeux aux citoyens, sentant qu’ils avoient eu tort pour leur propre intérêt d’abandonner ma défense, ils la prirent quand il n’étoit plus temps. Ils avoient d’autres griefs qu’ils joignirent à celui-là, & ils en firent la matière de plusieurs représentations très-bien raisonnées qu’ils étendirent & renforcèrent à mesure que les refus du Conseil, soutenu par le ministère de France, leur firent mieux sentir le projet formé de les asservir. Ces altercations produisirent diverses brochures qui ne décidoient rien, jusqu’à-ce que parurent tout-d’un coup les Lettres écrites de la campagne, ouvrage écrit en faveur du Conseil avec un [72] art infini, & par lequel le parti représentant, réduit au silence, fut pour un tems écrasé. Cette pièce, monument durable des rares talens de son auteur, étoit du procureur général T[ronchin], homme d’esprit, homme éclairé, très-versé dans les lois & le gouvernement de la république. Siluit terra.
Les représentans, revenus de leur premier abattement, entreprirent une réponse, & s’en tirèrent passablement avec le temps. Mais tous jetèrent les yeux sur moi, comme le seul qui pût entrer en lice contre un tel adversaire, avec espoir de le terrasser. J’avoue que je pensai de même; & poussé par mes concitoyens, qui me faisoient un devoir de les aider de ma plume dans un embarras dont j’avois été l’occasion, j’entrepris la réfutation des Lettres écrites de la campagne, & j’en parodiai le titre par celui de Lettres écrites de la montagne, que je mis aux miennes. Je fis, & j’exécutai cette entreprise si secrètement que, dans un rendez-vous que j’eus à Thonon avec les chefs des représentants, pour parler de leurs affaires, & où ils me montrèrent l’esquisse de leur réponse, je ne leur dis pas un mot de la mienne qui étoit déjà faite, craignant qu’il ne survînt quelque obstacle à l’impression s’il en parvenoit le moindre vent, soit aux magistrats, soit à mes ennemis particuliers. Je n’évitai pourtant pas que cet ouvrage ne fût connu en France avant la publication; mais on aima mieux le laisser paroître que de me faire trop comprendre comment on avoit découvert mon secret. Je dirai là-dessus ce que j’ai su, qui se borne à très peu de chose; je me tairai sur ce que j’ai conjecturé.
[73] J’avois à Motiers presque autant de visites que j’en avois à l’Hermitage & à Montmorency, mais elles étoient la plupart d’une espèce fort différente. Ceux qui m’étoient venus voir jusqu’àlors étoient des gens qui, ayant avec moi des rapports de talens, de goûts, de maximes, les alléguoient pour cause de leurs visites, & me mettoient d’abord sur des matières dont je pouvois m’entretenir avec eux. A Motiers, ce n’étoit plus cela, sur-tout du côté de France. C’étoient des officiers ou d’autres gens qui n’avoient aucun goût pour la littérature, qui, même pour la plupart, n’avoient jamais lu mes écrits, & qui ne laissoient pas, à ce qu’ils disoient, d’avoir fait trente, quarante, soixante, cent lieues pour me venir voir & admirer l’homme illustre, célèbre, très-célèbre, le grand homme, etc. Car dès-lors on n’a cessé de me jeter grossièrement à la face les plus impudentes flagorneries, dont l’estime de ceux qui m’abordoient m’avoit garanti jusqu’àlors. Comme la plupart ne daignoient ni se nommer, ni me dire leur état, que leurs connoissances & les miennes ne tomboient pas sur les mêmes objets, & qu’ils n’avoient ni lu ni parcouru mes ouvrages, je ne savois de quoi leur parler: j’attendois qu’ils parlassent eux-mêmes, puisque c’étoit à eux à savoir & à me dire pourquoi ils me venoient voir. On sent que cela ne faisoit pas pour moi des conversations bien intéressantes, quoiqu’elles pussent l’être pour eux, selon ce qu’ils vouloient savoir: car, comme j’étois sans défiance, je m’exprimois sans réserve sur toutes les questions qu’ils jugeoient à propos de me faire, & ils s’en retournoient pour l’ordinaire [74] aussi savans que moi sur tous les détails de ma situation.
J’eus, par exemple, de cette façon M. de Feins, écuyer de la reine & capitaine de cavalerie dans le régiment de la reine, lequel eut la constance de passer plusieurs jours à Motiers, & même de me suivre pédestrement jusqu’à la Ferrière, menant son cheval par la bride, sans avoir avec moi d’autre point de réunion, sinon que nous connaissions tous deux Mlle. Fel, & que nous jouions l’un, & l’autre au bilboquet.
J’eus, avant, & après M. de Feins, une autre visite bien plus extraordinaire. Deux hommes arrivent à pied, conduisant chacun un mulet chargé de son petit bagage, logent à l’auberge, pansent leurs mulets eux-mêmes, & demandent à me venir voir. A l’équipage de ces muletiers on les prit pour des contrebandiers; & la nouvelle courut aussitôt que des contrebandiers venoient me rendre visite. Leur seule façon de m’aborder m’apprit que c’étoient des gens d’une autre étoffe; mais sans être des contrebandiers ce pouvoit être des aventuriers, & ce doute me tint quelque tems en garde. Ils ne tardèrent pas à me tranquilliser. L’un étoit M. de Montauban, appelé le comte de la Tour-du-Pin, gentilhomme du Dauphiné; l’autre étoit M. Dastier, de Carpentras, ancien militaire, qui avoit mis sa croix de St. Louis dans sa poche, ne pouvant pas l’étaler. Ces Messieurs, tous deux très aimables, avoient tous deux beaucoup d’esprit; leur conversation étoit agréable, & intéressante; leur manière de voyager, si bien dans mon goût, & si peu dans celui des [75] gentilshommes François, me donna pour eux une sorte d’attachement que leur commerce ne pouvoit qu’affermir. Cette connoissance même ne finit pas là, puisqu’elle dure encore, & qu’ils me sont revenus voir diverses fois, non plus à pied cependant, cela étoit bon pour le début; mais plus j’ai vu ces Messieurs, moins j’ai trouvé de rapports entre leurs goûts & les miens, moins j’ai senti que leurs maximes fussent les miennes, que mes écrits leur fussent familiers, qu’il y eût aucune véritable sympathie entre eux & moi. Que me vouloient-ils donc? Pourquoi me venir voir dans cet équipage? Pourquoi rester plusieurs jours? Pourquoi revenir plusieurs fois? Pourquoi désirer si fort de m’avoir pour hôte? Je ne m’avisai pas alors de me faire ces questions. Je me les suis faites quelquefois depuis ce temps-là.
Touché de leurs avances, mon coeur se livroit sans raisonner, sur-tout à M. Dastier, dont l’air plus ouvert me plaisoit davantage. Je demeurai même en correspondance avec lui, & quand je voulus faire imprimer les Lettres de la montagne, je songeai à m’adresser à lui pour donner le change à ceux qui attendoient mon paquet sur la route de Hollande. Il m’avoit parlé beaucoup, & peut-être à dessein, de la liberté de la presse à Avignon; il m’avoit offert ses soins si j’avois quelque chose à y faire imprimer; je me prévalus de cette offre, & je lui adressai successivement par la poste mes premiers cahiers. Après les avoir gardés assez long-temps, il me les renvoya, en me marquant qu’aucun libraire n’avoit osé s’en charger, & je fus contraint de [76] revenir à Rey, prenant soin de n’envoyer mes cahiers que l’un après l’autre, & de ne lâcher les suivans qu’après avoir eu avis de la réception des premiers. Avant la publication de l’ouvrage, je sus qu’il avoit été vu dans les bureaux des ministres; & d’Escherny, de Neuchâtel, me parla d’un livre de l’homme de la montagne, que d’H[olbac]k lui avoit dit être de moi. Je l’assurai, comme il étoit vrai, n’avoir jamais fait de livre qui eût ce titre. Quand les lettres parurent il étoit furieux, & m’accusa de mensonge, quoique je ne lui eusse dit que la vérité. Voilà comment j’eus l’assurance que mon manuscrit étoit connu. Sûr de la fidélité de Rey, je fus forcé de porter ailleurs mes conjectures; & celle à laquelle j’aimai le mieux m’arrêter fut que mes paquets avoient été ouverts à la poste.
Une autre connoissance à peu près du même temps, mais que je fis d’abord seulement par lettres, fut celle d’un M. L[aliau]d, de Nîmes, lequel m’écrivit de Paris, pour me prier de lui envoyer mon profil à la silhouette, dont il avoit, disait-il, besoin pour mon buste en marbre, qu’il faisoit faire par le Moine, pour le placer dans sa bibliothèque. Si c’étoit une cajolerie inventée pour m’apprivoiser, elle réussit pleinement. Je jugeai qu’un homme qui vouloit avoir mon buste en marbre dans sa bibliothèque étoit plein de mes ouvrages, par conséquent de mes principes, & qu’il m’aimoit, parce que son ame étoit au ton de la mienne. Il étoit difficile que cette idée ne me séduisît pas. J’ai vu M. L[aliau]d dans la suite. Je l’ai trouvé très zélé pour me rendre beaucoup de petits services, pour s’entremêler beaucoup [77] dans mes petites affaires. Mais, au reste, je doute qu’aucun de mes écrits oit été du petit nombre des livres qu’il a lus en sa vie. J’ignore s’il a une bibliothèque, & si c’est un meuble à son usage; & quant au buste, il s’est borné à une mauvaise esquisse en terre, faite par le Moine, sur laquelle il a fait graver un portroit hideux, qui ne laisse pas de courir sous mon nom, comme s’il avoit avec moi quelque ressemblance.
Le seul François qui parut me venir voir par goût pour mes sentimens & pour mes ouvrages, fut un jeune officier du régiment de Limousin, appelé M. S[éguie]r de St. B[risso]n, qu’on a vu & qu’on voit peut-être encore briller à Paris & dans le monde par des talens assez aimables, & par des prétentions au bel-esprit. Il m’étoit venu voir à Montmorency l’hiver qui précéda ma catastrophe. Je lui trouvai une vivacité de sentiment qui me plut. Il m’écrivit dans la suite à Motiers, & soit qu’il voulût me cajoler, ou que réellement la tête lui tournât de l’Emile, il m’apprit qu’il quittoit le service pour vivre indépendant, & qu’il apprenoit le métier de menuisier. Il avoit un frère aîné, capitaine dans le même régiment, pour lequel étoit toute la prédilection de la mère, qui, dévote outrée, & dirigée par je ne sais quel abbé Tartufe, en usoit très-mal avec le cadet, qu’elle accusoit d’irréligion, & même du crime irrémissible d’avoir des liaisons avec moi. Voilà les griefs sur lesquels il voulut rompre avec sa mère, & prendre le parti dont je viens de parler; le tout pour faire le petit Emile. Alarmé de cette pétulance, je me hâtai de lui écrire pour le faire changer de résolution, [78] & je mis à mes exhortations toute la force dont j’étois capable: elles furent écoutées. Il rentra dans son devoir vis-à-vis de sa mère, & il retira des mains de son colonel sa démission qu’il lui avoit donnée, & dont celui-ci avoit eu la prudence de ne faire aucun usage, pour lui laisser le tems d’y mieux réfléchir. St. B[risso]n, revenu de ses folies, en fit une un peu moins choquante, mais qui n’étoit guère plus de mon goût: ce fut de se faire auteur. Il donna coup sur coup deux ou trois brochures qui n’annonçoient pas un homme sans talents, mais sur lesquelles je n’aurai pas à me reprocher de lui avoir donné des éloges bien encourageans pour poursuivre cette carrière.
Quelque temps après il me vint voir, & nous fîmes ensemble le pèlerinage de l’isle de St. Pierre. Je le trouvai dans ce voyage différent de ce que je l’avois vu à Montmorency. Il avoit je ne sais quoi d’affecté, qui d’abord ne me choqua pas beaucoup, mais qui m’est revenu souvent en mémoire depuis ce temps-là. Il me vint voir encore une fois à l’hôtel de St. Simon, à mon passage à Paris pour aller en Angleterre. J’appris là (ce qu’il ne m’avoit pas dit) qu’il vivoit dans les grandes sociétés, & qu’il voyoit assez souvent Mde. de Luxembourg. Il ne me donna aucun signe de vie à Trie, & ne me fit rien dire par sa parente Mlle. Séguier, qui étoit ma voisine, & qui ne m’a jamais paru bien favorablement disposée pour moi. En un mot, l’engouement de M. de St. B[risso]n finit tout d’un coup, comme la liaison de M. de Feins: mais celui-ci ne me devoit rien, & l’autre me devoit quelque chose; à moins que les sottises [79] que je l’avois empêché de faire, n’eussent été qu’un jeu de sa part: ce qui, dans le fond, pourroit très-bien être.
J’eus aussi des visites de Genève tant & plus. Les D[elu]c pere & fils me choisirent successivement pour leur garde-malade: le pere tomba malade en route; le fils l’étoit en partant de Genève; tous deux vinrent se rétablir chez moi. Des ministres, des parents, des cagots, des quidams de toute espèce venoient de Genève & de Suisse, non pas comme ceux de France pour m’admirer & me persifler, mais pour me tancer & catéchiser: le seul qui me fit plaisir fut Moultou, qui vint passer trois ou quatre jours avec moi, & que j’y aurois bien voulu retenir davantage; le plus constant de tous, celui qui s’opiniâtra le plus, & qui me subjugua à force d’importunités, fut un M. d’I[vernoi]s, commerçant de Genève, François réfugié, & parent du procureur-général de Neuchâtel. Ce M. d’I[vernoi]s, de Genève passoit à Motiers deux fois l’an, tout exprès pour m’y venir voir, restoit chez moi du matin au soir plusieurs jours de suite, se mettoit de mes promenades, m’apportoit mille sortes de petits cadeaux, s’insinuoit malgré moi dans ma confidence, se mêloit de toutes mes affaires, sans qu’il y eût entre lui & moi aucune communion d’idées, ni d’inclinations, ni de sentimens, ni de connaissances. Je doute qu’il oit lu dans toute sa vie un livre entier d’aucune espèce, & qu’il sache même de quoi traitent les miens. Quand je commençai d’herboriser il me suivit dans mes courses de botanique, sans goût pour cet amusement sans avoir rien à me dire, ni moi à lui. Il eut même le courage de passer avec moi trois jours entiers [80] tête-à-tête, dans un cabaret à Goumoins, d’où j’avois cru le chasser à force de l’ennuyer & de lui faire sentir combien il m’ennuyoit; & tout cela sans qu’il m’oit été possible jamais de rebuter son incroyable constance, ni d’en pénétrer le motif.
Parmi toutes ces liaisons que je ne fis & n’entretins que par force, je ne dois pas omettre la seule qui m’oit été agréable, & à laquelle j’aye mis un véritable intérêt de coeur: c’est celle d’un jeune Hongrois qui vint se fixer à Neuchâtel, & de-là à Motiers, quelques mais après que j’y fus établi moi-même. On l’appeloit dans le pays le baron de Sauttern, nom sous lequel il avoit été recommandé de Zurich. Il étoit grand, & bien fait, d’une figure agréable, d’une société liante, & douce. Il dit à tout le monde, & me fit entendre à moi-même, qu’il n’étoit venu à Neuchâtel qu’à cause de moi, & pour former sa jeunesse à la vertu par mon commerce. Sa physionomie, son ton, ses manières me parurent d’accord avec ses discours; & j’aurois cru manquer à l’un des plus grands devoirs en éconduisant un jeune homme en qui je ne voyois rien que d’aimable, & qui me recherchoit par un si respectable motif. Mon coeur ne soit point se livrer à demi. Bientôt il eut toute mon amitié, toute ma confiance; nous devînmes inséparables. Il étoit de toutes mes courses pédestres, il y prenoit goût. Je le menai chez milord maréchal, qui lui fit mille caresses. Comme il ne pouvoit encore s’exprimer en français, il ne me parloit, & ne m’écrivoit qu’en latin: je lui répondois en françois, & ce mélange des deux langues ne rendoit nos entretiens ni moins coulans, [81] ni moins vifs à tous égards. Il me parla de sa famille, de ses affaires, de ses aventures, de la Cour de Vienne dont il paroissoit bien connoître les détails domestiques. Enfin pendant près de deux ans que nous passâmes dans la plus grande intimité, je ne lui trouvai qu’une douceur de caractère à toute épreuve, des moeurs non-seulement honnêtes mais élégantes, une grande propreté sur sa personne, une décence extrême dans tous ses discours, enfin toutes les marques d’un homme bien né, qui me le rendirent trop estimable pour ne pas me le rendre cher.
Dans le fort de mes liaisons avec lui, d’I[vernoi]s de Genève m’écrivit que je prisse garde au jeune Hongrois qui étoit venu s’établir auprès de moi; qu’on l’avoit assuré que c’étoit un espion, que le ministère de France avoit auprès de moi. Cet avis pouvoit paroître d’autant plus inquiétant que, dans le pays où j’étois tout le monde m’avertissoit de me tenir sur mes gardes, qu’on me guettoit, & qu’on cherchoit à m’attirer sur le territoire de France pour m’y faire un mauvais parti.
Pour fermer la bouche une fois pour toutes à ces ineptes donneurs d’avis, je proposai à Sauttern, sans le prévenir de rien, une promenade pédestre à Pontarlier; il y consentit. Quand nous fûmes arrivés à Pontarlier, je lui donnai à lire la lettre de d’I[vernoi]s, & puis l’embrassant avec ardeur, je lui dis: Sauttern n’a pas besoin que je lui prouve ma confiance, mais le public a besoin que je lui prouve que je la sais bien placer. Cet embrassement fut bien doux; ce fut un de [82] ces plaisirs de l’âme que les persécuteurs ne sauroient connoître ni ôter aux opprimés.
Je ne croirai jamais que Sauttern fût un espion, ni qu’il m’oit trahi; mais il m’a trompé. Quand j’épanchois avec lui mon coeur sans réserve, il eut le courage de me fermer constamment le sien, & de m’abuser par des mensonges. Il me controuva je ne sais quelle histoire, qui me fit juger que sa présence étoit nécessaire dans son pays. Je l’exhortai de partir au plus vite: il partit; & quand je le croyois déjà en Hongrie, j’appris qu’il étoit à Strasbourg. Ce n’étoit pas la premiere fois qu’il y avoit été. Il y avoit jetté du désordre dans un ménage: le mari, sachant que je le voyais, m’avoit écrit. Je n’avois omis aucun soin pour ramener la jeune femme à la vertu, & Sauttern à son devoir.
Quand je les croyois parfaitement détachés l’un de l’autre, ils s’étoient rapprochés, & le mari même eut la complaisance de reprendre le jeune homme dans sa maison; dès-lors je n’eus plus rien à dire. J’appris que le prétendu baron m’en avoit imposé par un tas de mensonges. Il ne s’appeloit point Sauttern, il s’appeloit Sauttersheim. A l’égard du titre de baron, qu’on lui donnoit en Suisse, je ne pouvois le lui reprocher, parce qu’il ne l’avoit jamais pris; mais je ne doute pas qu’il ne fût bien gentilhomme; & milord maréchal, qui se connoissoit en hommes, & qui avoit été dans son pays, l’a toujours regardé, & traité comme tel.
Sitôt qu’il fut parti, la servante de l’auberge où il mangeoit à Motiers, se déclara grosse de son fait. C’étoit une si vilaine salope, & Sauttern, généralement estimé & considéré [83] dans tout le pays par sa conduite, & ses moeurs honnêtes, se piquoit si fort de propreté, que cette imprudence choqua tout le monde. Les plus aimables personnes du pays, qui lui avoient inutilement prodigué leurs agaceries, étoient furieuses: j’étois outré d’indignation. Je fis tous mes efforts pour faire arrêter cette effrontée, offrant de payer tous les frais & de cautionner Sauttersheim. Je lui écrivis dans la forte persuasion, non seulement que cette grossesse n’étoit pas de son fait, mais qu’elle étoit feinte, & que tout cela n’étoit qu’un jeu joué par ses ennemis & les miens. Je voulois qu’il revînt dans le pays confondre cette coquine, & ceux qui la faisoient parler. Je fus surpris de la molesse de sa réponse. Il écrivit au pasteur dont la salope étoit paroissienne, & fit en sorte d’assoupir l’affaire, ce que voyant, je cessai de m’en mêler, fort étonné qu’un homme aussi crapuleux eût pu être assez maître de lui-même pour m’en imposer, par sa réserve dans la plus intime familiarité.
De Strasbourg, Sauttersheim fut à Paris chercher fortune, & n’y trouva que de la misère. Il m’écrivit en disant son peccavi. Mes entrailles s’émurent au souvenir de notre ancienne amitié, je lui envoyai quelque argent. L’année suivante à mon passage à Paris, je le revis à-peu-près dans le même état; mais grand ami de M. L[aliau]d, sans que j’aye pu savoir d’où lui venoit cette connoissance, & si elle étoit ancienne ou nouvelle. Deux ans après, Sauttersheim retourna à Strasbourg, d’où il m’écrivit, & où il est mort. Voilà l’histoire abrégée de nos liaisons, & ce que je sais de ses aventures: mais en déplorant le sort de ce malheureux [84] jeune homme, je ne cesserai jamais de croire qu’il étoit bien né, & que tout le désordre de sa conduite fut l’effet des situations où il s’est trouvé.
Telles furent les acquisitions que je fis à Motiers en fait de liaisons, & de connaissances. Qu’il en auroit fallu de pareilles pour compenser les cruelles pertes que je fis dans le même temps!
La premiere fut celle de M. de Luxembourg qui, après avoir été tourmenté long-temps par les médecins, fut enfin leur victime, traité de la goutte, qu’ils ne voulurent point reconnaître, comme d’un mal qu’ils pouvoient guérir.
Si l’on doit s’en rapporter là-dessus à la relation que m’en écrivit la Roche, l’homme de confiance de Mde. la Maréchale, c’est bien par cet exemple, aussi cruel que mémorable, qu’il faut déplorer les misères de la grandeur.
La perte de ce bon seigneur me fut d’autant plus sensible, que c’étoit le seul ami vrai que j’eusse en France, & la douceur de son caractère étoit telle, qu’elle m’avoit fait oublier tout à fait son rang, pour m’attacher à lui comme à mon égal. Nos liaisons ne cessèrent point par ma retraite, & il continua de m’écrire comme auparavant.
Je crus pourtant remarquer que l’absence ou mon malheur avoit attiédi son affection. Il est bien difficile qu’un courtisan garde le même attachement pour quelqu’un qu’il soit être dans la disgrâce des puissances. J’ai jugé d’ailleurs que le grand ascendant qu’avoit sur lui Mde. de Luxembourg ne m’avoit pas été favorable, & qu’elle avoit profité de mon éloignement pour me nuire dans son esprit. Pour elle, [85] malgré quelques démonstrations affectées & toujours plus rares, elle cacha moins de jour en jour son changement à mon égard. Elle m’écrivit quatre ou cinq fois en Suisse, de tems à autre, après quoi elle ne m’écrivit plus du tout; & il falloit toute la prévention, toute la confiance, tout l’aveuglement où j’étois encore, pour ne pas voir en elle plus que du refroidissement envers moi.
Le libraire Guy, associé de Duchesne, qui depuis moi fréquentoit beaucoup l’hôtel de Luxembourg, m’écrivit que j’étois sur le testament de M. le Maréchal. Il n’y avoit rien là que de très naturel & de très croyable; ainsi je n’en doutai pas. Cela me fit délibérer en moi-même comment je me comporterois sur le legs. Tout bien pesé, je résolus de l’accepter, quel qu’il pût être, & de rendre cet honneur à un honnête homme qui, dans un rang où l’amitié ne pénètre guère, en avoit eu une véritable pour moi. J’ai été dispensé de ce devoir, n’ayant plus entendu parler de ce legs vrai ou faux; & en vérité j’aurois été peiné de blesser une des grandes maximes de ma morale, en profitant de quelque chose à la mort de quelqu’un qui m’avoit été cher. Durant la dernière maladie de notre ami Mussard, Lenieps me proposa de profiter de la sensibilité qu’il marquoit à nos soins, pour lui insinuer quelques dispositions en notre faveur. Ah! cher Lenieps, lui dis-je, ne souillons pas par des idées d’intérêt les tristes mais sacrés devoirs que nous rendons à notre ami mourant, j’espère n’être jamais dans le testament de personne, & jamais du moins dans celui d’aucun de mes amis. Ce fut à-peu-près dans ce même temps-ci, que [86] milord Maréchal me parla du sien, de ce qu’il avoit dessein d’y faire pour moi, & que je lui fis la réponse dont j’ai parlé dans ma premiere partie.
Ma seconde perte, plus sensible encore, & bien plus irréparable, fut celle de la meilleure des femmes, & des mères, qui, déjà chargée d’ans, & surchargée d’infirmités, & de misères, quitta cette vallée de larmes pour passer dans le séjour des bons, où l’aimable souvenir du bien que l’on a fait ici-bas en fait l’éternelle récompense. Allez, ame douce, & bienfaisante, auprès des Fénelon, des Bernex, des Catinat, & de ceux qui, dans un état plus humble, ont ouvert, comme eux, leurs coeurs à la charité véritable; allez goûter le fruit de la vôtre, & préparer à votre élève la place qu’il espere un jour occuper près de vous! Heureuse, dans vos infortunes, que le Ciel en les terminant vous oit épargné le cruel spectacle des siennes! Craignant de contrister son coeur par le récit de mes premiers désastres, je ne lui vois point écrit depuis mon arrivée en Suisse; mais j’écrivis à M. de Conzié pour m’informer d’elle, & ce fut lui qui m’apprit qu’elle avoit cessé de soulager ceux qui souffroient, & de souffrir elle-même. Bientôt je cesserai de souffrir aussi; mais si je croyois ne la pas revoir dans l’autre vie, ma foible imagination se refuseroit à l’idée du bonheur parfait que je m’y promets.
Ma troisième perte & la dernière, car, depuis lors il ne m’est plus resté d’amis à perdre, fut celle de milord Maréchal. Il ne mourut pas, mais las de servir des ingrats, il quitta Neuchâtel, & depuis lors, je ne l’ai pas revu. Il vit [87] & me survivra, je l’espère: il vit, & grace à lui, tous mes attachemens ne sont pas rompus sur la terre, il y reste encore un homme digne de mon amitié; car son vrai prix est encore plus dans celle qu’on sent que dans celle qu’on inspire;: mais j’ai perdu les douceurs que la sienne me prodiguoit, & je ne peux plus le mettre qu’au rang de ceux que j’aime encore, mais avec qui je n’ai plus de liaison. Il alloit en Angleterre recevoir sa grace du roi, & racheter ses biens jadis confisqués. Nous ne nous séparâmes point sans des projets de réunion, qui paroissoient presque aussi doux pour lui que pour moi. Il vouloit se fixer à son château de Keith-Hall près d’Aberdeen, & je devois m’y rendre auprès de lui; mais ce projet me flattoit trop pour que j’en pusse espérer le succès. Il ne resta point en Ecosse. Les tendres sollicitations du roi de Prusse le rappelèrent à Berlin, & l’on verra bientôt comment je fus empêché de l’y aller joindre.
Avant son départ, prévoyant l’orage que l’on commençoit à susciter contre moi, il m’envoya de son propre mouvement des lettres de naturalité, qui sembloient être une précaution très-sûre pour qu’on ne pût pas me chasser du pays. La communauté de Couvet dans le Val-de-Travers, imita l’exemple du gouverneur, & me donna des lettres de Communier gratuites, comme les premières. Ainsi, devenu de tout point citoyen du pays, j’étois à l’abri de toute expulsion légale, même de la part du prince: mais ce n’a jamais été par des voies légitimes qu’on a pu persécuter celui de tous les hommes qui a toujours le plus respecté les lois. Je ne crois pas devoir compter au nombre des pertes que je fis [88] en ce même temps, celle de l’abbé de Mably. Ayant demeuré chez son frère, j’avois eu quelques liaisons avec lui, mais jamais bien intimes, & j’ai quelque lieu de croire que ses sentimens à mon égard avoient changé de nature depuis que j’avois acquis plus de célébrité que lui. Mais ce fut à la publication des Lettres de la montagne que j’eus le premier signe de sa mauvaise volonté pour moi. On fit courir dans Genève une lettre à Mde. Saladin, qui lui étoit attribuée, & dans laquelle il parloit de cet ouvrage comme des clameurs séditieuses d’un démagogue effréné.
L’estime que j’avois pour l’abbé de Mably, & le cas que je faisois de ses lumières ne me permirent pas un instant de croire que cette extravagante lettre fût de lui. Je pris là-dessus le parti que m’inspira la franchise. Je lui envoyai une copie de la lettre, en l’avertissant qu’on la lui attribuoit. Il ne me fit aucune réponse. Ce silence m’étonna; mais qu’on juge de ma surprise quand Mde. de C[henonceau]x me manda que la lettre étoit réellement de l’abbé, & que la mienne l’avoit fort embarrassé! Car enfin, quand il auroit eu raison, comment pouvait-il excuser une démarche éclatante, & publique, faite de gaieté de coeur, sans obligation, sans nécessité, à l’unique fin d’accabler au plus fort de ses malheurs un homme auquel il avoit toujours marqué de la bienveillance, & qui n’avoit jamais démérité de lui? Quelque tems après parurent les Dialogues de Phocion, où je ne vis qu’une compilation de mes écrits, faite sans retenue, & sans honte.
Je sentis, à la lecture de ce livre, que l’auteur avoit pris [89] son parti à mon égard, & que je n’aurois point désormois de pire ennemi. Je crois qu’il ne m’a pardonné ni le Contrat Social, trop au-dessus de ses forces, ni la Paix perpétuelle; & qu’il n’avoit paru désirer que je fisse un extroit de l’abbé de St. Pierre qu’en supposant que je ne m’en tirerois pas si bien.
Plus j’avance dans mes récits, moins j’y puis mettre d’ordre & de suite. L’agitation du reste de ma vie n’a pas laissé aux événemens le temps de s’arranger dans ma tête. Ils ont été trop nombreux, trop mêlés, trop désagréables pour pouvoir être narrés sans confusion. La seule impression forte qu’ils m’ont laissée est celle de l’horrible mystère qui couvre leur cause, & de l’état déplorable où ils m’ont réduit. Mon récit ne peut plus marcher qu’à l’aventure, & selon que les idées me reviendront dans l’esprit. Je me rappelle que dans le temps dont je parle, tout occupé de mes confessions, j’en parlois très-imprudemment à tout le monde, n’imaginant pas même que personne eût intérêt, ni volonté, ni pouvoir de mettre obstacle à cette entreprise, & quand je l’aurois cru, je n’en aurois guère été plus discret, par l’impossibilité totale où je suis par mon naturel de tenir caché rien de ce que je sens & de ce que je pense. Cette entreprise connue fut, autant que j’en puis juger, la véritable cause de l’orage qu’on excita pour m’expulser de la Suisse, & me livrer entre des mains qui m’empêchassent de l’exécuter.
J’en avois une autre qui n’étoit guère vue de meilleur oeil par ceux qui craignoient la première; c’étoit celle d’une [90] édition générale de mes écrits. Cette édition me paroissoit nécessaire pour constater ceux des livres portant mon nom qui étoient véritablement de moi, & mettre le public en état de les distinguer de ces écrits pseudonymes que mes ennemis me prêtoient pour me discréditer & m’avilir. Outre cela, cette édition étoit un moyen simple & honnête de m’assurer du pain, & c’étoit le seul; puisque, ayant renoncé à faire des livres, mes mémoires ne pouvant paroître de mon vivant, ne gagnant pas un sou d’aucune autre manière, & dépensant toujours, je voyois la fin de mes ressources dans celle du produit de mes derniers écrits. Cette raison m’avoit pressé de donner mon Dictionnaire de musique, encore informe. Il m’avoit valu cent louis comptans, & cent écus de rente viagère; mais encore devait-on voir bientôt la fin de cent louis, quand on en dépensoit annuellement plus de soixante; & cent écus de rente étoient comme rien pour un homme sur qui les quidams, & les gueux venoient incessamment fondre comme des étourneaux.
Il se présenta une compagnie de négocians de Neuchâtel pour l’entreprise de mon édition générale, & un imprimeur ou libraire de Lyon, appelé Reguillat, vint je ne sais comment se fourrer parmi eux pour la diriger. L’accord se fit sur un pied raisonnable, & suffisant pour bien remplir mon objet. J’avais, tant en ouvrages imprimés qu’en pièces encore manuscrites, de quoi fournir six volumes in-quarto; je m’engageai de plus à veiller sur l’édition, au moyen de quoi ils devoient me faire une pension viagère de seize cens livres de France, & un présent de mille écus une fois payés.
[91] Le traité étoit conclu, non encore signé, quand les Lettres écrites de la montagne parurent. La terrible explosion qui se fit contre cet infernal ouvrage & contre son abominable auteur épouvanta la compagnie, & l’entreprise s’évanouit. Je comparerois l’effet de ce dernier ouvrage à celui de la Lettre sur la musique françoise, si cette lettre, en m’attirant la haine & m’exposant au péril, ne m’eût laissé du moins la considération & l’estime. Mais après ce dernier ouvrage, on parut s’étonner à Genève & à V[ersailles] qu’on laissât respirer un monstre tel que moi. Le petit Conseil, excité par le R[ésiden]t de F[rance], & dirigé par le procureur-général, donna une déclaration sur mon ouvrage, par laquelle, avec les qualifications les plus dures, il le déclare indigne d’être brûlé par le bourreau, & ajoute avec une adresse qui tient du burlesque, qu’on ne peut, sans se déshonorer, y répondre, ni même en faire aucune mention. Je voudrois pouvoir transcrire ici cette curieuse pièce, mais malheureusement je ne l’ai pas & ne m’en souviens pas d’un seul mot. Je désire ardemment que quelqu’un de mes lecteurs, animé du zèle de la vérité & de l’équité veuille relire en entier les Lettres écrites de la montagne; il sentira, j’ose le dire, la stoique modération qui règne dans cet ouvrage, après les sensibles & cruels outrages dont on venoit à l’envi d’accabler l’auteur. Mais ne pouvant répondre aux injures, parce qu’il n’y en avoit point, ni aux raisons, parce qu’elles étoient sans réponse, ils prirent le parti de paroître trop courroucés pour vouloir répondre; & il est vrai que s’ils prenoient les [92] argumens invincibles pour des injures, ils devoient se tenir fort injuriés.
Les représentans, loin de faire aucune plainte sur cette odieuse déclaration, suivirent la route qu’elle leur traçoit, & au lieu de faire trophée des Lettres de la montagne, qu’ils voilèrent pour s’en faire un bouclier, ils eurent la lâcheté de ne rendre ni honneur ni justice à cet écrit fait pour leur défense, & à leur sollicitation, ni le citer, ni le nommer, quoiqu’ils en tirassent tacitement tous leurs arguments, & que l’exactitude avec laquelle ils ont suivi le conseil par lequel finit cet ouvrage oit été la seule cause de leur salut, & de leur victoire. Ils m’avoient imposé ce devoir; je l’avois rempli, j’avois jusqu’au bout servi la patrie, & leur cause. Je les priai d’abandonner la mienne, & de ne songer qu’à eux dans leurs démêlés. Ils me prirent au mot, & je ne me suis plus mêlé de leurs affaires que pour les exhorter sans cesse à la paix, ne doutant pas que, s’ils s’obstinoient, ils ne fussent écrasés par la France. Cela n’est pas arrivé; j’en comprends la raison, mais ce n’est pas ici le lieu de la dire.
L’effet des Lettres de la montagne, à Neuchâtel, fut d’abord très-paisible. J’en envoyai un exemplaire à M. de Montmollin; il le reçut bien, & le lut sans objection. Il étoit malade, aussi bien que moi; il me vint voir amicalement quand il fut rétabli, & ne me parla de rien. Cependant la rumeur commençoit; on brûla le livre je ne sais où. De Genève, de Berne, & de Versailles peut-être, le foyer de l’effervescence passa bientôt à Neuchâtel, & sur-tout dans [93] le Val-de-Travers, où, avant même que la Classe eût fait aucun mouvement apparent, on avoit commencé d’ameuter le peuple par des pratiques souterraines. Je devois, j’ose le dire, être aimé du peuple dans ce pays-là, comme je l’ai été dans tous ceux où j’ai vécu, versant les aumônes à pleines mains, ne laissant sans assistance aucun indigent autour de moi, ne refusant à personne aucun service que je pusse rendre & qui fût dans la justice, me familiarisant trop peut-être avec tout le monde, & me dérobant de tout mon pouvoir à toute distinction qui pût exciter la jalousie. Tout cela n’empêcha pas que la populace, soulevée secrètement je ne sais par qui, ne s’animât contre moi par degrés jusqu’à la fureur, qu’elle ne m’insultât publiquement en plein jour, non-seulement dans la campagne & dans les chemins, mais en pleine rue. Ceux à qui j’avois fait le plus de bien étoient les plus acharnés, & des gens même à qui je continuois d’en faire, n’osant se montrer, excitoient les autres, & sembloient vouloir se venger ainsi de l’humiliation de m’être obligés. Montmollin paroissoit ne rien voir, & ne se montroit pas encore. Mais comme on approchoit d’un temps de communion, il vint chez moi pour me conseiller de m’abstenir de m’y présenter, m’assurant que du reste il ne m’en vouloit point, & qu’il me laisseroit tranquille. Je trouvai le compliment bizarre; il me rappeloit la lettre de Mde. de B[ouffler]s, & je ne pouvois concevoir à qui donc il importoit si fort que je communiasse ou non. Comme je regardois cette condescendance de ma part comme un acte de lâcheté, & que d’ailleurs je ne voulois pas donner au peuple ce nouveau [94] prétexte de crier à l’impie, je refusai net le ministre, & il s’en retourna mécontent, me faisant entendre que je m’en repentirois.
Il ne pouvoit pas m’interdire la communion de sa seule autorité: il falloit celle du Consistoire qui m’avoit admis, & tant que le Consistoire n’avoit rien dit, je pouvois me présenter hardiment sans crainte de refus. Montmollin se fit donner par la classe la commission de me citer au consistoire pour y rendre compte de ma foi, & de m’excommunier en cas de refus. Cette excommunication ne pouvoit non plus se faire que par le consistoire, & à la pluralité des voix. Mais les paysans qui, sous le nom d’anciens, composoient cette assemblée, présidés, & comme on comprend bien, gouvernés par leur ministre, ne devoient pas naturellement être d’un autre avis que le sien, principalement sur des matières théologiques, qu’ils entendoient encore moins que lui. Je fus donc cité, & je résolus de comparaître.
Quelle circonstance heureuse, & quel triomphe pour moi si j’avois su parler, & que j’eusse eu, pour ainsi dire, ma plume dans ma bouche! Avec quelle supériorité, avec quelle facilité j’aurois terrassé ce pauvre ministre au milieu de ses six paysans! L’avidité de dominer ayant fait oublier au clergé protestant tous les principes de la réformation, je n’avais, pour l’y rappeler, & le réduire au silence, qu’à commenter mes premières Lettres de la montagne, sur lesquelles ils avoient la bêtise de m’épiloguer. Mon texte étoit tout fait, je n’avois qu’à l’étendre, & mon homme étoit confondu. Je n’aurois pas été assez sot pour me tenir sur la défensive; [95] il m’étoit aisé de devenir agresseur sans même qu’il s’en apperçût, ou qu’il pût s’en garantir. Les Prestolets de la Classe, non moins étourdis qu’ignorans, m’avoient mis eux-mêmes dans la position la plus heureuse que j’aurois pu désirer, pour les écraser à plaisir. Mais quoi? Il falloit parler, & parler sur-le-champ, trouver les idées, les tours, les mots au moment du besoin, avoir toujours l’esprit présent, être toujours de sens froid, ne jamais me troubler un moment. Que pouvois-je espérer de moi, qui sentois si bien mon inaptitude à m’exprimer impromptu? J’avois été réduit au silence le plus humiliant à Genève, devant une assemblée tout en ma faveur & déjà résolue de tout approuver. Ici c’étoit tout le contraire, j’avois affaire à un tracassier qui mettoit l’astuce à la place du savoir, qui me tendroit cent pièges avant que j’en apperçusse un, & tout déterminé à me prendre en faute à quelque prix que ce fût. Plus j’examinai cette position, plus elle me parut périlleuse, & sentant l’impossibilité de m’en tirer avec succès, j’imaginai un autre expédient. Je méditai un discours à prononcer devant le Consistoire, pour le récuser & me dispenser de répondre; la chose étoit très-facile. J’écrivis ce discours & me mis à l’étudier par coeur avec une ardeur sans égale. Thérèse se moquoit de moi en m’entendant marmotter & répéter incessamment les mêmes phrases, pour tâcher de les fourrer dans ma tête. J’espérois tenir enfin mon discours; je savois que le Châtelain, comme officier du prince, assisteroit au Consistoire, que malgré les manœuvres & les bouteilles de Montmollin, la plupart des Anciens étoient bien disposés pour [96] moi, j’avois en ma faveur la raison, la vérité, la justice, la protection du roi, l’autorité du Conseil d’état, les voeux de tous les bons patriotes, qu’intéressoit l’établissement de cette inquisition; tout contribuoit à m’encourager.
La veille du jour marqué, je savois mon discours par coeur; je le récitai sans faute. Je le remémorai toute la nuit dans ma tête; le matin je ne le savois plus; j’hésite à chaque mot, je me crois déjà dans l’illustre assemblée, je me trouble, je balbutie, ma tête se perd; enfin, presque au moment d’aller, le courage me manque totalement; je reste chez moi, & je prends le parti d’écrire au consistoire, en disant mes raisons à la hâte, & prétextant mes incommodités, qui véritablement dans l’état où j’étois alors, m’auroient difficilement laissé soutenir la séance entière.
Le ministre, embarrassé de ma lettre, remit l’affaire à une autre séance. Dans l’intervalle il se donna par lui-même & par ses créatures mille mouvemens pour séduire ceux des anciens qui, suivant les inspirations de leur conscience plutôt que les siennes, n’opinoient pas au gré de la classe, & au sien. Quelque puissans que ses argumens tirés de sa cave dussent être sur ces sortes de gens, il n’en put gagner aucun autre que les deux ou trois qui lui étoient déjà dévoués, & qu’on appeloit ses âmes damnées. L’officier du prince, & le colonel de Pury, qui se porta dans cette affaire avec beaucoup de zèle, maintinrent les autres dans leur devoir; & quand ce Montmollin voulut procéder à l’excommunication, son consistoire, à la pluralité des voix, le refusa tout à plat. Réduit alors au dernier expédient d’ameuter la populace, il [97] se mit avec ses confrères & d’autres gens à y travailler ouvertement, & avec un tel succès, que malgré les forts & fréquens rescrits du roi, malgré tous les ordres du Conseil d’état, je fus enfin forcé de quitter le pays, pour ne pas exposer l’officier du prince à s’y faire assassiner lui-même en me défendant.
Je n’ai qu’un souvenir si confus de toute cette affaire, qu’il m’est impossible de mettre aucun ordre, aucune liaison dans les idées qui m’en reviennent, & que je ne les puis rendre qu’éparses & isolées, comme elles se présentent à mon esprit. Je me rappelle qu’il y avoit eu avec la Classe quelque espèce de négociation, dont Montmollin avoit été l’entremetteur. Il avoit feint qu’on craignoit que par mes écrits je ne troublasse le repos du pays, à qui l’on s’en prendroit de ma liberté d’écrire. Il m’avoit fait entendre, que si je m’engageois à quitter la plume on seroit coulant sur le passé. J’avois déjà pris cet engagement avec moi-même; je ne balançai point à le prendre avec la Classe, mais conditionnel, & seulement quant aux matières de religion. Il trouva le moyen d’avoir cet écrit à double, sur quelque changement qu’il exigea: la condition ayant été rejetée par la Classe, je redemandai mon écrit: il me rendit un des doubles & garda l’autre, prétextant qu’il l’avoit égaré. Après cela, le peuple ouvertement excité par les ministres, se moqua des rescrits du roi, des ordres du Conseil d’état, & ne connut plus de frein. Je fus prêché en chaire, nommé l’Antechrist, & poursuivi dans la campagne comme un loup-garou. Mon habit d’Arménien servoit de renseignement à la populace; [98] j’en sentois cruellement l’inconvénient; mais le quitter dans ces circonstances me sembloit une lâcheté. Je ne pus m’y résoudre, & je me promenois tranquillement dans le pays avec mon caffetan & mon bonnet fourré, entouré des huées de la canaille & quelquefois de ses cailloux. Plusieurs fois en passant devant des maisons, j’entendois dire à ceux qui les habitoient: Apportez-moi mon fusil, que je lui tire dessus. Je n’en allois pas plus vite: ils n’en étoient que plus furieux, mais ils s’en tinrent toujours aux menaces, du moins pour l’article des armes à feu.
Durant toute cette fermentation, je ne laissai pas d’avoir deux fort grands plaisirs auxquels je fus bien sensible. Le premier fut de pouvoir faire un acte de reconnoissance par le canal de milord Maréchal. Tous les honnêtes gens de Neuchâtel, indignés des traitemens que j’essuyois, & des manœuvres dont j’étois la victime, avoient les ministres en exécration, sentant bien qu’ils suivoient des impulsions étrangères, & qu’ils n’étoient que les satellites d’autres gens qui se cachoient en les faisant agir, & craignant que mon exemple ne tirât à conséquence pour l’établissement d’une véritable inquisition. Les magistrats & sur-tout M. Meuron qui avoit succédé à M. d’Ivernois, dans la charge de procureur général, faisoient tous leurs efforts pour me défendre. Le colonel de Pury, quoique simple particulier, en fit davantage, & réussit mieux. Ce fut lui qui trouva le moyen de faire bouquer Montmollin dans son consistoire, en retenant les anciens dans leur devoir. Comme il avoit du crédit, il l’employa tant qu’il put pour arrêter la sédition; mais il n’avoit [99] que l’autorité des lois, de la justice & de la raison à opposer à celle de l’argent & du vin, la partie n’étoit pas égale, & dans ce point, Montmollin triompha de lui. Cependant sensible à ses soins & à son zèle, j’aurois voulu pouvoir lui rendre bon office pour bon office, & pouvoir m’acquitter avec lui de quelque façon. Je savois qu’il convoitoit fort une place de conseiller d’état; mais s’étant mal conduit au gré de la Cour dans l’affaire du ministre Petitpierre, il étoit en disgrâce auprès du prince & du gouverneur. Je risquai pourtant d’écrire en sa faveur à milord Maréchal: j’osai même parler de l’emploi qu’il désiroit, & si heureusement, que contre l’attente de tout le monde, il lui fut presque aussitôt conféré par le roi. C’est ainsi que le sort qui m’a toujours mis en même temps trop haut & trop bas, continuoit à me balotter d’une extrémité à l’autre, & tandis que la populace me couvroit de fange, je faisois un conseiller d’état.
Mon autre grand plaisir fut une visite que vint me faire Mde. de V[erdeli]n avec sa fille, qu’elle avoit menée aux bains de Bourbonne, d’où elle poussa jusqu’à Motiers, & logea chez moi deux ou trois jours. A force d’attention & de soins elle avoit enfin surmonté ma longue répugnance, & mon coeur, vaincu par ses caresses, lui rendoit toute l’amitié qu’elle m’avoit si long-temps témoignée. Je fus touché de ce voyage, sur-tout dans la circonstance où je me trouvois, & où j’avois grand besoin pour soutenir mon courage des consolations de l’amitié. Je craignois qu’elle ne s’affectât des insultes que je recevois de la populace, & j’aurois voulu lui en dérober le spectacle pour ne pas contrister son coeur; [100] mais cela ne me fut pas possible, & quoique sa présence contînt un peu les insolens dans nos promenades, elle en vit assez pour juger de ce qui se passoit dans les autres temps. Ce fut même durant son séjour chez moi que je commençai d’être attaqué de nuit dans ma propre habitation. Sa femme de chambre trouva ma fenêtre couverte, un matin, des pierres qu’on y avoit jetées pendant la nuit. Un banc très massif, qui étoit dans la rue à côté de ma porte, & fortement attaché, fut détaché, enlevé, & posé debout contre la porte, de sorte que, si l’on ne s’en fût apperçu, le premier qui, pour sortir, auroit ouvert la porte d’entrée, devoit naturellement être assommé. Mde. de V[erdeli]n n’ignoroit rien de ce qui se passoit; car, outre ce qu’elle voyoit elle-même, son domestique, homme de confiance, étoit très répandu dans le village, y accostoit tout le monde, & on le vit même en conférence avec Montmollin. Cependant elle ne parut faire aucune attention à rien de ce qui m’arrivoit, ne me parla ni de Montmollin ni de personne, & répondit peu de chose à ce que je lui en dis quelquefois. Seulement, paraissant persuadée que le séjour de l’Angleterre me convenoit plus qu’aucun autre, elle me parla beaucoup de M. Hume, qui étoit alors à Paris, de son amitié pour moi, du désir qu’il avoit de m’être utile dans son pays. Il est tems de dire quelque chose de M. Hume.
Il s’étoit acquis une grande réputation en France, & sur-tout parmi les Encyclopédistes par ses traités de commerce & de politique, & en dernier lieu par son histoire de la maison de Stuart, le seul de ses écrits dont j’avois lu quelque [101] chose dans la traduction de l’abbé Prévot. Faute d’avoir lu ses autres ouvrages, j’étois persuadé, sur ce qu’on m’avoit dit de lui, que M. Hume associoit une ame très-républicaine aux paradoxes anglois en faveur du luxe. Sur cette opinion, je regardois toute son apologie de Charles I comme un prodige d’impartialité, & j’avois une aussi grande idée de sa vertu que de son génie. Le désir de connoître cet homme rare & d’obtenir son amitié, avoit beaucoup augmenté les tentations de passer en Angleterre, que me donnoient les sollicitations de Mde. de B[ouffler]s, intime amie de M. Hume. Arrivé en Suisse, j’y reçu de lui, par la voie de cette Dame, une lettre extrêmement flatteuse, dans laquelle aux plus grandes louanges sur mon génie, il joignoit la pressante invitation de passer en Angleterre, & l’offre de tout son crédit & de tous ses amis pour m’en rendre le séjour agréable. Je trouvai sur les lieux milord Maréchal, le compatriote & l’ami de M. Hume, qui me confirma tout le bien que j’en pensois, & qui m’apprit même à son sujet, une anecdote littéraire, qui l’avoit beaucoup frappé & qui me frappa de même. Vallace, qui avoit écrit contre Hume au sujet de la population des anciens, étoit absent tandis qu’on imprimoit son ouvrage. Hume se chargea de revoir les épreuves & de veiller à l’édition. Cette conduite étoit dans mon tour d’esprit. C’est ainsi que j’avois débité des copies à six sols pièce, d’une chanson qu’on avoit faite contre moi. J’avois donc toute sorte de préjugés en faveur de Hume, quand Mde. de V[erdeli]n vint me parler vivement de l’amitié qu’il disoit avoir pour moi, & de son empressement à me faire [102] les honneurs de l’Angleterre, car c’est ainsi qu’elle s’exprimoit. Elle me pressa beaucoup de profiter de ce zèle & d’écrire à M. Hume. Comme je n’avois pas naturellement de penchant pour l’Angleterre, & que je ne voulois prendre ce parti qu’à l’extrémité, je refusai d’écrire, & de promettre; mais je la laissai la maîtresse de faire tout ce qu’elle jugeroit à propos pour maintenir Hume dans ses bonnes dispositions. En quittant Motiers, elle me laissa persuadé, par tout ce qu’elle m’avoit dit de cet homme illustre, qu’il étoit de mes amis, & qu’elle étoit encore plus de ses amies.
Après son départ, Montmollin poussa ses manœuvres, & la populace ne connut plus de frein. Je continuai cependant à me promener tranquillement au milieu des huées; & le goût de la botanique, que j’avois commencé de prendre auprès du docteur d’Ivernois, donnant un nouvel intérêt à mes promenades, me faisoit parcourir le pays en herborisant, sans m’émouvoir des clameurs de toute cette canaille, dont ce sang-froid ne faisoit qu’irriter la fureur. Une des choses qui m’affectèrent le plus, fut de voir les familles de mes amis,* [*Cette fatalité avoit commencé dès mon séjour à Yverdon; car le banneret R[ogui]n n’étant mort un an ou deux après mon départ de cette ville, le vieux papa R[ogui]n eut la bonne-foi de me manquer, avec douleur, qu’on avoit trouvé dans les papiers de son parent, des preuves qu’il étoit entré dans le complot pour m’expulser d’Yverdon, & de l’état de Berne. Cela prouvoit bien clairement que ce complot n’étoit pas, comme on vouloit le faire croire, un affaire de cagotisme, puisque le baneret R[oguin]n loin d’être un dévot, poussoit le matérialisme, & l’incrédulité jusqu’à l’intolérance, & au fanatisme. Au reste personne à Yverdon ne s’étoit si fort emparé de moi, ne m’avoit tant prodigué de caresses, de louanges, & de flatterie, que ledit banneret. Il suivoit fidellement le plan chéri de mes persécuteurs.] ou des gens qui portoient ce nom, entrer [103] assez ouvertement dans la ligue de mes persécuteurs; comme les d’I[vernoi]s, sans en excepter même le pere, & le frère de mon Isabelle, B[oy] de la T[our], parent de l’amie chez qui j’étois logé, & Mde. G[irardie]r, sa belle-soeur. Ce Pierre B[oy] étoit si butor, si bête, & se comporta si brutalement que, pour ne pas me mettre en colère, je me permis de le plaisanter, & je fis dans le goût du petit prophète, une petite brochure de quelques pages, intitulée la Vision de Pierre de la montagne, dit le Voyant, dans laquelle je trouvai le moyen de tirer assez plaisamment sur des miracles, qui faisoient alors le grand prétexte de ma persécution. D. fit imprimer à Genève ce chiffon, qui n’eut dans le pays qu’un succès médiocre, les Neuchâtelois avec tout leur esprit, ne sentent guère le sel attique ni la plaisanterie, sitôt qu’elle est un peu fine.
Dans la plus grande fureur des décrets, & de la persécution, les Genevois s’étoient particulièrement signalés en criant haro de toute leur force, & mon ami V[ernes] entr’autres avec une générosité vraiment heroique, choisit précisément ce temps-là pour publier contre moi des lettres, où il prétendoit prouver que je n’étois pas chrétien. Ces lettres, écrites avec un ton de suffisance, n’en étoient pas meilleures, quoiqu’on assurât que le célèbre B[onne]t y avoit mis la main: car ledit B[onne]t, quoique matérialiste, ne laisse pas d’être d’une orthodoxie très-intolérante sitôt qu’il s’agit de moi. Je ne fus assurément pas tenté de répondre à cet ouvrage: mais [104] l’occasion s’étant présentée d’en dire un mot dans les Lettres de la montagne, j’y insérai une petite note assez dédaigneuse qui mit V[ernes] en fureur. Il remplit Genève des cris de sa rage, & d’I[vernoi]s me marqua qu’il ne se possédoit pas. Quelque tems après parut une feuille anonyme, qui sembloit écrite, au lieu d’encre, avec l’eau du Phlégéton. On m’accusoit, dans cette lettre, d’avoir exposé mes enfans dans les rues, de traîner après moi une coureuse de corps de garde, d’être usé de débauche, pourri de vérole, & d’autres gentillesses semblables. Il ne me fut pas difficile de reconnoître mon homme. Ma premiere idée, à la lecture de ce libelle, fut de mettre à son vrai prix tout ce qu’on appelle renommée, & réputation parmi les hommes, en voyant traiter de coureur de bordel un homme qui n’y fut de sa vie, & dont le plus grand défaut fut toujours d’être timide, & honteux comme une vierge, & en me voyant passer pour être pourri de vérole, moi qui non seulement n’eus de mes jours la moindre atteinte d’aucun mal de cette espèce, mais que des gens de l’art ont même cru conformé de manière à n’en pouvoir contracter. Tout bien pesé, je crus ne pouvoir mieux réfuter ce libelle qu’en le faisant imprimer dans la ville où j’avois le plus vécu; & je l’envoyai à Duchesne pour le faire imprimer tel qu’il étoit, avec un avertissement où je nommois M. V[ernes], & quelques courtes notes pour l’éclaircissement des faits. Non content d’avoir fait imprimer cette feuille, je l’envoyai à plusieurs personnes, & entre autres à M. le prince Louis de Wirtemberg, qui m’avoit fait des avances très honnêtes, & avec lequel j’étois alors en correspondance. [105] Ce prince, Du Peyrou, & d’autres parurent douter que V[ernes] fût l’auteur du libelle, & me blâmèrent de l’avoir nommé trop légèrement. Sur leurs représentations, le scrupule me prit, & j’écrivis à Duchesne de supprimer cette feuille. Guy m’écrivit l’avoir supprimée; je ne sais pas s’il l’a fait; je l’ai été trompe en tant d’occasions, que celle-là de plus ne seroit pas une merveille, & dès-lors j’étois enveloppé de ces profondes ténèbres à travers lesquelles il m’est impossible de pénétrer aucune sorte de vérité.
M. V[ernes] supporta cette imputation avec une modération plus qu’étonnante dans un homme qui ne l’auroit pas méritée, après la fureur qu’il avoit montrée auparavant. Il m’écrivit deux ou trois lettres très-mesurées, dont le but parut être de tâcher de pénétrer, par mes réponses, à quel point j’étois instruit, & si j’avois quelque preuve contre lui. Je lui fis deux réponses courtes, sèches, dures dans le sens, mais sans malhonnêteté dans les termes, & dont il ne se fâcha point. A sa troisième lettre, voyant qu’il vouloit lier une espèce de correspondance, je ne répondis plus: il me fit parler par d’Ivernois. Mde. Cramer écrivit à Du Peyrou qu’elle étoit sûre que le libelle n’étoit pas de V[ernes]. Tout cela n’ébranla point ma persuasion. Mais comme enfin je pouvois me tromper, & qu’en ce cas, je devois à V[ernes] une réparation authentique, je lui fis dire par d’I[vernoi]s que je la lui ferois telle qu’il en seroit content, s’il pouvoit m’indiquer le véritable auteur du libelle, ou me prouver du moins qu’il ne l’étoit pas. Je fis plus: sentant bien qu’après tout, s’il n’étoit pas coupable, je n’avois pas droit d’exiger [106] qu’il me prouvât rien, je pris le parti d’écrire, dans un mémoire assez ample les raisons de ma persuasion, & de les soumettre au jugement d’un arbitre que V[ernes] ne pût récuser. On ne devineroit pas quel fut cet arbitre que je choisis: le conseil de Genève. Je déclarai à la fin du Mémoire que si, après l’avoir examiné, & fait les perquisitions qu’il jugeroit nécessaires, & qu’il étoit bien à portée de faire avec succès, le Conseil prononçoit que M. V[ernes] n’étoit pas l’auteur du memoire, dès l’instant je cesserois sincèrement de croire qu’il l’est, je partirois pour m’aller jeter à ses pieds, & lui demander pardon jusqu’à ce que je l’eusse obtenu. J’ose le dire, jamais mon zèle ardent pour l’équité, jamais la droiture, la générosité de mon âme, jamais ma confiance dans cet amour de la justice, inné dans tous les coeurs, ne se montrèrent plus pleinement, plus sensiblement, que dans ce sage, & touchant mémoire, où je prenois sans hésiter mes plus implacables ennemis pour arbitres entre mon calomniateur, & moi. Je lus cet écrit à Du P[eyrou]: il fut d’avis de le supprimer, & je le supprimai. Il me conseilla d’attendre les preuves que V[ernes] promettoit. Je les attendis, & je les attends encore; il me conseilla de me taire en attendant, je me tus, & me tairai le reste de ma vie, blâmé d’avoir chargé V[ernes] d’une imputation grave, fausse, & sans preuve, quoique je reste intérieurement persuadé, convaincu, comme de ma propre existence, qu’il est l’auteur du libelle. Mon mémoire est entre les mains de M. D. P[eyrou]. Si jamais il voit le jour, on y trouvera mes raisons, & l’on y connaîtra, je l’espère, l’âme de Jean-Jacques, que mes contemporains ont si peu voulu connaître.
[107] Il est temps d’en venir à ma catastrophe de Motiers, & à mon départ du Val-de-Travers, après deux ans & demi de séjour, & huit mais d’une constance inébranlable à souffrir les plus indignes traitemens. Il m’est impossible de me rappeller nettement les détails de cette désagréable époque. Mais on les trouvera dans la relation qu’en publia D. P[eyro]u, & dont j’aurai à parler dans la suite.
Depuis le départ de Mde. de V[erdeli]n la fermentation devenoit plus vive, & malgré les rescrits réitérés du roi, malgré les ordres fréquens du Conseil d’Etat, malgré les soins du Châtelain & des magistrats du lieu, le peuple me regardant tout de bon comme l’Antechrist, & voyant toutes ses clameurs inutiles, parut enfin vouloir en venir aux voies de fait; déjà dans les chemins les cailloux commençoient à rouler auprès de moi, lancés cependant encore d’un peu trop loin pour pouvoir m’atteindre. Enfin la nuit de la foire de Motiers, qui est au commencement de Septembre, je fus attaqué dans ma demeure, de manière à mettre en danger la vie de ceux qui l’habitoient.
A minuit j’entendis un grand bruit dans la galerie qui régnoit sur le derrière de la maison. Une grêle de cailloux lancés contre la fenêtre & la porte qui donnoit sur cette galerie y tombèrent avec tant de fracas, que mon chien qui couchoit dans la galerie & qui avoit commencé par aboyer, se tut de frayeur, & se sauva dans un coin, rongeant & grattant les planches pour tâcher de fuir. Je me lève au bruit, j’allois sortir de ma chambre pour passer dans la cuisine, quand un caillou lancé d’une main vigoureuse [108] traversa la cuisine après en avoir cassé la fenêtre, vint ouvrir la porte de ma chambre & tomber au pied de mon lit, de sorte que si je m’étois pressé d’une seconde, j’avois le caillou dans l’estomac. Je jugeai que le bruit avoit été fait pour m’attirer, & le caillou lancé pour m’accueillir à ma sortie. Je saute dans la cuisine. Je trouve Thérèse, qui s’étoit aussi levée, & qui toute tremblante accouroit à moi. Nous nous rangeons contre un mur, hors de la direction de la fenêtre, pour éviter l’atteinte des pierres, & délibérer sur ce que nous avions à faire: car sortir pour appeller du secours étoit le moyen de nous faire assommer. Heureusement la servante d’un vieux bon homme qui logeoit au-dessous de moi se leva au bruit, & courut après M. le châtelain, dont nous étions porte à porte. Il saute de son lit, prend sa robe de chambre à la hâte, & vient à l’instant avec la garde qui, à cause de la foire, faisoit la ronde cette nuit-là, & se trouva à sa portée. Le châtelain vit le dégât avec un tel effroi, qu’il en pâlit; & à la vue des cailloux dont la galerie étoit pleine, il s’écria: Mon Dieu! c’est une carrière! En visitant le bas, on trouva que la porte d’une petite Cour avoit été forcée, & qu’on avoit tenté de pénétrer dans la maison par la galerie. En recherchant pourquoi la garde n’avoit point apperçu ou empêché le désordre, il se trouva que ceux de Motiers s’étoient obstinés à vouloir faire cette garde hors de leur rang, quoique ce fût le tour d’un autre village.
Le lendemain le Châtelain envoya son rapport au Conseil d’Etat, qui deux jours après, lui envoya l’ordre d’informer [109] sur cette affaire, de promettre une récompense, & le secret à ceux qui dénonceroient les coupables, & de mettre en attendant, aux frais du prince, des gardes à ma maison & à celle du Châtelain qui la touchoit. Le lendemain le colonel de Pury, le procureur-général Meuron, le châtelain Martinet, le receveur Guyenet, le trésorier d’Ivernois & son père, en un mot tout ce qu’il y avoit de gens distingués dans le pays vinrent me voir, & réunirent leurs sollicitations pour m’engager à céder à l’orage, & à sortir au moins pour un tems d’une paroisse où je ne pouvois plus vivre en sûreté ni avec honneur. Je m’apperçus même que le Châtelain effrayé des fureurs de ce peuple forcené, & craignant qu’elles ne s’étendissent jusqu’à lui, auroit été bien aise de m’en voir partir au plus vite pour n’avoir plus l’embarras de m’y protéger, & pouvoir la quitter lui-même, comme il fit après mon départ. Je cédai donc, & même avec peu de peine, car le spectacle de la haine du peuple me causoit un déchirement de coeur que je ne pouvois plus supporter.
J’avois plus d’une retraite à choisir. Depuis le retour de Mde. de V[erdeli]n à Paris, elle m’avoit parlé dans plusieurs lettres d’un M. Walpole qu’elle appeloit milord, lequel pris d’un grand zèle en ma faveur, me propsoit dans une de ses terres un asyle dont elle me faisoit les descriptions les plus agréables, entrant par rapport au logement & à la subsistance, dans des détails qui marquoient à quel point le dit milord Walpole s’occupoit avec elle de ce projet. Milord Maréchal m’avoit toujours conseillé l’Angleterre ou l’Ecosse, & m’y offroit un asyle aussi dans ses terres; mais il m’en [110] offroit un qui me tentoit beaucoup davantage à Potzdam, auprès de lui. Il venoit de me faire part d’un propos que le roi lui avoit tenu à mon sujet, & qui étoit une espèce d’invitation à m’y rendre, & Mde. la duchesse de Saxe-Gotha comptoit si bien sur ce voyage, qu’elle m’écrivit pour me presser d’aller la voir en passant, & de m’arrêter quelque tems auprès d’elle: mais j’avois un tel attachement pour la Suisse, que je ne pouvois me résoudre à la quitter tant qu’il me seroit possible d’y vivre, & je pris ce tems pour exécuter un projet dont j’étois occupé depuis quelques mois, & dont je n’ai pu parler encore, pour ne pas couper le fil de mon récit.
Ce projet consistoit à m’aller établir dans l’isle de St. Pierre, domaine de l’hôpital de Berne au milieu du lac de Bienne. Dans un pèlerinage pédestre que j’avois fait l’été précédent avec D[u Peyro]u, nous avions visité cette isle, & j’en avois été tellement enchanté que je n’avois cessé depuis ce temps-là de songer aux moyens d’y faire ma demeure. Le plus grand obstacle étoit que l’île appartenoit aux Bernois, qui, trois ans auparavant, m’avoient vilainement chassé de chez eux; & outre que ma fierté pâtissoit à retourner chez des gens qui m’avoient si mal reçu, j’avois lieu de craindre qu’ils ne me laissassent pas plus en repos dans cette île qu’ils n’avoient fait à Yverdon. J’avois consulté là-dessus milord Maréchal, qui, pensant comme moi que les Bernois seroient bien aises de me voir relégué dans cette île, & de m’y tenir en otage, pour les écrits que je pourrois être tenté de faire, avoit fait sonder là-dessus leurs dispositions par un M. Sturler, son [111] ancien voisin de Colombier. M. Sturler s’adressa à des chefs de l’état, & sur leur réponse, assura milord Maréchal que les Bernois, faches de leur conduite passée, ne demandoient pas mieux que de me voir domicilié dans l’isle de St. Pierre & de m’y laisser tranquille. Pour surcroît de précaution, avant de risquer d’y aller résider, je fis prendre de nouvelles informations par le colonel Chaillet qui me confirma les mêmes choses, & le receveur de l’isle ayant reçu de ses maîtres la permission de m’y loger, je crus ne rien risquer d’aller m’établir chez lui, avec l’agrément tacite tant du souverain que des propriétaires; car je ne pouvois espérer que MM. de Berne reconnussent ouvertement l’injustice qu’ils m’avoient faite, & péchassent ainsi contre la plus inviolable maxime de tous les souverains.
L’isle de St. Pierre, appelée à Neuchâtel l’isle de la Motte, au milieu du lac de Bienne, a environ une demi lieue de tour; mais dans ce petit espace elle fournit toutes les principales productions nécessaires à la vie. Elle a des champs, des prés, des vergers, des bois, des vignes, & le tout à la faveur d’un terrain varié & montagneux, forme une distribution d’autant plus agréable que ses parties ne se découvrant pas toutes ensemble se font valoir mutuellement, & font juger l’isle plus grande qu’elle n’est en effet. Une terrasse fort élevée en forme la partie occidentale qui regarde Gleresse & Neuveville. On a planté cette terrasse d’une longue allée qu’on a coupée dans son milieu par un grand salon, où durant les vendanges on se rassemble les dimanches de tous les rivages voisins pour danser & se réjouir. Il n’y a dans l’isle [112] qu’une seule maison, mais vaste & commode, où loge le receveur, & située dans un enfoncement qui la tient à l’abri des vents.
A cinq ou six cens pas de l’île, est, du côté du sud, une autre île beaucoup plus petite, inculte, & déserte, qui paraît avoir été détachée autrefois de la grande par les orages, & ne produit parmi ses graviers que des saules, & des persicaires, mais où est cependant un tertre élevé, bien gazonné, & très agréable. La forme de ce lac est un ovale presque régulier. Ses rives, moins riches que celles des lacs de Genève, & de Neuchâtel, ne laissent pas de former une assez belle décoration, sur-tout dans la partie occidentale, qui est très peuplée, & bordée de vignes au pied d’une chaîne de montagnes, à peu près comme à Côte-Rôtie, mais qui ne donnent pas d’aussi bons vins. On y trouve, en allant du sud au nord, le bailliage de St. Jean, Neuveville, Bienne, & Nidau à l’extrémité du lac; le tout entremêlé de villages très agréables.
Tel étoit l’asyle que je m’étois ménagé, & où je résolus d’aller m’établir en quittant le Val-de-Travers.* [*Il n’est peut-être pas inutile d’avertir que j’y laissois un ennemi particulier dans un M. du T[errau]x, maire des Verrières, en très-médiocre estime dans le pays, mais qui a un frère, qu’on dit honnête homme, dans les bureaux de M. de St. Florentin. Le maire l’étoit allé voir quelque tems avant mon aventure. Les petites remarques de cette espèce, qui par elles-mêmes ne sont rien, peuvent mener dans la suite à la découverte de bien des souterrains.] Ce choix étoit si conforme à mon goût pacifique, à mon humeur solitaire, & paresseuse, que je le compte parmi les douces rêveries dont je me suis le plus vivement passionné. [113] Il me sembloit que dans cette isle je serois plus séparé des hommes, plus à l’abri de leurs outrages, plus oublié d’eux, plus livré, en un mot, aux douceurs du désoeuvrement & de la vie contemplative: J’aurois voulu être tellement confiné dans cette isle que je n’eusse plus de commerce avec les mortels, & il est certain que je pris toutes les mesures imaginables pour me soustraire à la nécessité d’en entretenir.
Il s’agissoit de subsister, & tant par la cherté des denrées que par la difficulté des transports, la subsistance est chère dans cette isle, où d’ailleurs on est à la discrétion du receveur. Cette difficulté fut levée par un arrangement que Du Peyrou voulut bien prendre avec moi, en se substituant à la place de la compagnie qui avoit entrepris & abandonné mon édition générale. Je lui remis tous les matériaux de cette édition. J’en fis l’arrangement & la distribution. J’y joignis l’engagement de lui remettre les mémoires de ma vie, & je le fis dépositaire généralement de tous mes papiers, avec la condition expresse de n’en faire usage qu’après ma mort, ayant à coeur d’achever tranquillement ma carrière, sans plus faire souvenir le public de moi. Au moyen de cela la pension viagère qu’il se chargeoit de me payer suffisoit pour ma subsistance. Milord Maréchal ayant recouvré tous ses biens, m’en avoit offert une de douze cent francs que je n’avois acceptée qu’en la réduisant à la moitié. Il m’en voulut envoyer le capital que je refusai, par l’embarras de le placer. Il fit passer ce capital à Du Peyrou entre les mains de qui il est resté, & qui m’en paye la rente viagère sur le pied convenu avec le constituant. [114] Joignant donc mon traité avec Du Peyrou, la pension de milord Maréchal dont les deux tiers étoient réversibles à Thérèse après ma mort, & la rente de 300 francs que j’avois sur Duchesne, je pouvois compter sur une subsistance honnête, & pour moi, & après moi pour Thérèse, à qui je laissois sept cent francs de rente, tant de la pension de Rey, que de celle de milord Maréchal: ainsi je n’avois plus à craindre que le pain lui manquât non plus qu’à moi. Mais il étoit écrit que l’honneur me forceroit de repousser toutes les ressources que la fortune, & mon travail mettroient à ma portée, & que je mourrois aussi pauvre que j’ai vécu. On jugera si, à moins d’être le dernier des infâmes, j’ai pu tenir des arrangemens qu’on a toujours pris soin de me rendre ignominieux, en m’ôtant avec soin toute autre ressource, pour me forcer de consentir à mon déshonneur. Comment se seraient-ils doutés du parti que je prendrois dans cette alternative? Ils ont toujours jugé de mon coeur par les leurs.
En repos du côté de la subsistance, j’étois sans souci de tout autre. Quoique j’abandonnasse dans le monde le champ libre à mes ennemis, je laissois dans le noble enthousiasme qui avoit dicté mes écrits, & dans la constante uniformité de mes principes, un témoignage de mon ame qui répondoit à celui que toute ma conduite rendoit de mon naturel. Je n’avois pas besoin d’une autre défense contre mes calomniateurs. Ils pouvoient peindre sous mon nom un autre homme, mais ils ne pouvoient tromper que ceux qui vouloient être trompés. Je pouvois leur donner ma vie à épiloguer [115] d’un bout à l’autre, j’étois sûr qu’à travers mes fautes & mes foiblesses, à travers mon inaptitude à supporter aucun joug, on trouveroit toujours un homme juste, bon, sans fiel, sans haine, sans jalousie, prompt à reconnoître ses propres torts, plus prompt à oublier ceux d’autrui; cherchant toute sa félicité dans les passions aimantes & douces, & portant en toute chose la sincérité jusqu’à l’imprudence, jusqu’au plus incroyable désintéressement.
Je prenois donc en quelque sorte congé de mon siècle & de mes contemporains, & je faisois mes adieux au monde, en me confinant dans cette isle pour le reste de mes jours; car telle étoit ma résolution, & c’étoit-là que je comptois exécuter enfin le grand projet de cette vie oiseuse auquel j’avois inutilement consacré jusqu’àlors tout le peu d’activité que le ciel m’avoit départie. Cette isle alloit devenir pour moi celle de Papimanie, ce bienheureux pays où l’on dort;
Où l’on fait plus, où l’on fait nulle chose.
Ce plus étoit tout pour moi, car j’ai toujours peu regretté le sommeil; l’oisiveté me suffit, & pourvu que je ne fasse rien, j’aime encore mieux rêver éveillé qu’en songe. L’âge des projets romanesques étant passé, & la fumée de la gloriole m’ayant plus étourdi que flatté, il ne me restoit, pour dernière espérance, que celle de vivre sans gêne dans un loisir éternel. C’est la vie des bienheureux dans l’autre monde, & j’en faisois désormois mon bonheur suprême dans celui-ci.
[116] Ceux qui me reprochent tant de contradictions ne manqueront pas ici de m’en reprocher encore une. J’ai dit que l’oisiveté des cercles me les rendoit insupportables, & me voilà recherchant la solitude uniquement pour m’y livrer à l’oisiveté. C’est pourtant ainsi que je suis; s’il y a là de la contradiction, elle est du fait de la nature, & non pas du mien: mais il y en a si peu, que c’est par là précisément que je suis toujours moi. L’oisiveté des cercles est tuante, parce qu’elle est de nécessité. Celle de la solitude est charmante, parce qu’elle est libre, & de volonté. Dans une compagnie il m’est cruel de ne rien faire, parce que j’y suis forcé. Il faut que je reste là cloué sur une chaise ou debout, planté comme un piquet, sans remuer ni pied ni patte, n’osant ni courir, ni sauter, ni chanter, ni crier, ni gesticuler quand j’en ai envie, n’osant pas même rêver; ayant à la fois tout l’ennui de l’oisiveté, & tout le tourment de la contrainte; obligé d’être attentif à toutes les sottises qui se disent, & à tous les complimens qui se font, & de fatiguer incessamment ma Minerve, pour ne pas manquer de placer à mon tour mon rébus, & mon mensonge., & vous appelez cela de l’oisiveté! C’est un travail de forçat.
L’oisiveté que j’aime n’est pas celle d’un fainéant qui reste là les bras croisés dans une inaction totale, & ne pense pas plus qu’il n’agit. C’est à la fois celle d’un enfant qui est sans cesse en mouvement pour ne rien faire, & celle d’un radoteur qui bat la campagne, tandis que ses bras sont en repos. J’aime à m’occuper à faire des riens, à commencer cent choses, & n’en achever aucune, à aller & venir comme la [117] tête me chante, à changer à chaque instant de projet, à suivre une mouche dans toutes ses allures, à vouloir déraciner un rocher pour voir ce qui est dessous, à entreprendre avec ardeur un travail de dix ans, & à l’abandonner sans regret au bout de dix minutes, à muser enfin toute la journée sans ordre & sans suite, & à ne suivre en toute chose que le caprice du moment.
La botanique telle que je l’ai toujours considérée, & telle qu’elle commençoit à devenir passion pour moi, étoit précisément une étude oiseuse, propre à remplir tout le vide de mes loisirs, sans y laisser place au délire de l’imagination, ni à l’ennui d’un désoeuvrement total. Errer nonchalamment dans les bois & dans la campagne, prendre machinalement çà & là, tantôt une fleur, tantôt un rameau; brouter mon foin presque au hasard, observer mille & mille fois les mêmes choses, & toujours avec le même intérêt, parce que je les oubliois toujours, étoit de quoi passer l’éternité sans pouvoir m’ennuyer un moment. Quelque élégante, quelque admirable, quelque diverse que soit la structure des végétaux, elle ne frappe pas assez un oeil ignorant pour l’intéresser. Cette constante analogie, & pourtant cette variété prodigieuse qui règne dans leur organisation, ne transporte que ceux qui ont déjà quelque idée du système végétal. Les autres n’ont, à l’aspect de tous ces trésors de la nature, qu’une admiration stupide & monotone. Ils ne voyent rien en détail, parce qu’ils ne savent pas même ce qu’il faut regarder, & ils ne voyent plus l’ensemble, parce qu’ils n’ont aucune idée de cette chaîne de rapports & de [118] combinaisons qui accable de ses merveilles l’esprit de l’observateur. J’étois, & mon défaut de mémoire me devoit tenir toujours, dans cet heureux point d’en savoir assez peu pour que tout me fût nouveau, & assez pour que tout me fût sensible. Les divers sols dans lesquels l’isle, quoique petite, étoit partagée, m’offroient une suffisante variété de plantes pour l’étude, & pour l’amusement de toute ma vie. Je n’y voulois pas laisser un poil d’herbe sans analyse, & je m’arrangeois déjà pour faire, avec un recueil immense d’observations curieuses, la Flora Petrinsularis.
Je fis venir Thérèse avec mes livres & mes effets. Nous nous mîmes en pension chez le receveur de l’isle. Sa femme avoit à Nidau ses soeurs qui la venoient voir tour-à-tour, & qui faisoient à Thérèse une compagnie. Je fis là l’essai d’une douce vie dans laquelle j’aurois voulu passer la mienne, & dont le goût que j’y pris ne servit qu’à me faire mieux sentir l’amertume de celle qui devoit si promptement y succéder.
J’ai toujours aimé l’eau passionnément, & sa vue me jette dans une rêverie délicieuse, quoique souvent sans objet déterminé. Je ne manquois point à mon lever, lorsqu’il faisoit beau, de courir sur la terrasse humer l’air salubre, & frais du matin, & planer des yeux sur l’horizon de ce beau lac, dont les rives, & les montagnes qui le bordent enchantoient ma vue. Je ne trouve point de plus digne hommage à la Divinité que cette admiration muette qu’excite la contemplation de ses oeuvres, & qui ne s’exprime point par des actes développés. Je comprends comment les habitans [119] des villes, qui ne voyent que des murs, des rues, & des crimes, ont peu de foi; mais je ne puis comprendre comment des campagnards, & sur-tout des solitaires, peuvent n’en point avoir. Comment leur ame ne s’élève-t-elle pas cent fois le jour avec extase à l’auteur des merveilles qui les frappent? Pour moi, c’est sur-tout à mon lever, affaissé par mes insomnies, qu’une longue habitude me porte à ces élévations de coeur qui n’imposent point la fatigue de penser. Mais il faut pour cela que mes yeux soient frappés du ravissant spectacle de la nature. Dans ma chambre, je prie plus rarement & plus sèchement: mais à l’aspect d’un beau paysage, je me sens ému sans pouvoir dire de quoi. J’ai lu qu’un sage Evêque, dans la visite de son diocèse, trouva une vieille femme qui, pour toute prière, ne savoit dire que ô; il lui dit: Bonne mère, continuez toujours de prier ainsi; votre prière vaut mieux que les nôtres. Cette meilleure prière est aussi la mienne.
Après le déjeuner, je me hâtois d’écrire en rechignant quelques malheureuses lettres, aspirant avec ardeur à l’heureux moment de n’en plus écrire du tout. Je tracassois quelques instans autour de mes livres & papiers, pour les déballer & arranger, plutôt que pour les lire; & cet arrangement qui devenoit pour moi l’oeuvre de Pénélope, me donnoit le plaisir de muser quelques momens, après quoi je m’en ennuyois & le quittois pour passer les trois ou quatre heures qui me restoient de la matinée à l’étude de la botanique, & sur-tout au système de Linnaeus, pour lequel je pris une passion dont je n’ai pu bien me guérir, [120] même après en avoir senti le vide. Ce grand observateur est à mon gré le seul avec Ludwig qui oit vu jusqu’ici la botanique en naturaliste & en philosophe; mais il l’a trop étudiée dans des herbiers & dans des jardins, & pas assez dans la nature elle-même. Pour moi, qui prenois pour jardin l’isle entière; sitôt que j’avois besoin de faire ou vérifier quelque observation, je courois dans les bois ou dans les prés, mon livre sous le bras: là, je me couchois par terre auprès de la plante en question, pour l’examiner sur pied tout à mon aise. Cette méthode m’a beaucoup servi pour connoître les végétaux dans leur état naturel, avant qu’ils oient été cultivés, & dénaturés par la main des hommes. On dit que Fagon, premier médecin de Louis XV, qui nommoit, & connoissoit parfaitement toutes les plantes du jardin royal, étoit d’une telle ignorance dans la campagne, qu’il n’y connoissoit plus rien. Je suis précisément le contraire: je connois quelque chose à l’ouvrage de la nature, mais rien à celui du jardinier.
Pour les après-dînés, je les livrois totalement à mon humeur oiseuse, & nonchalante, & à suivre sans règle l’impulsion du moment. Souvent, quand l’air étoit calme, j’allois immédiatement en sortant de table me jeter seul dans un petit bateau, que le receveur m’avoit appris à mener avec une seule rame; je m’avançois en pleine eau. Le moment où je dérivois me donnoit une joie qui alloit jusqu’au tressaillement, & dont il m’est impossible de dire ni de bien comprendre la cause, si ce n’étoit peut-être une félicitation secrète d’être en cet état hors de l’atteinte des méchants. [121] J’errois ensuite seul dans ce lac, approchant quelquefois du rivage, mais n’y abordant jamais. Souvent laissant aller mon bateau à la merci de l’air & de l’eau, je me livrois à des rêveries sans objet, & qui, pour être stupides, n’en étoient pas moins douces. Je m’écriois par fois avec attendrissement: O nature! ô ma mère! me voici sous ta seule garde; il n’y a point ici d’homme adroit & fourbe qui s’interpose entre toi & moi. Je m’éloignois ainsi jusqu’à demi-lieue de terre; j’aurois voulu que ce lac eût été l’océan. Cependant, pour complaire à mon pauvre chien, qui n’aimoit pas autant que moi de si longues stations sur l’eau, je suivois d’ordinaire un but de promenade; c’étoit d’aller débarquer à la petite isle, de m’y promener une heure ou deux, ou de m’étendre au sommet du tertre sur le gazon, pour m’assouvir du plaisir d’admirer ce lac & ses environs, pour examiner & disséquer toutes les herbes qui se trouvoient à ma portée, & pour me bâtir, comme un autre Robinson, une demeure imaginaire dans cette petite isle. Je m’affectionnai fortement à cette butte. Quand j’y pouvois mener promener Thérèse avec la receveuse & ses soeurs, comme j’étois fier d’être leur pilote & leur guide! Nous y portâmes en pompe des lapins pour la peupler. Autre fête pour Jean-Jacques. Cette peuplade me rendit la petite isle encore plus intéressante. J’y allois plus souvent & avec plus de plaisir depuis ce temps-là, pour rechercher des traces du progrès des nouveaux habitans.
A ces amusements, j’en joignis un qui me rappeloit la douce vie des Charmettes, & auquel la saison m’invitoit particulièrement. C’étoit un détail de soins rustiques pour la [122] récolte des légumes & des fruits, & que nous nous faisions un plaisir, Thérèse & moi, de partager avec la receveuse & sa famille. Je me souviens qu’un Bernois, nommé M. Kirchberger, m’étant venu voir, me trouva perché sur un grand arbre, un sac attaché autour de ma ceinture, & déjà si plein de pommes, que je ne pouvois plus me remuer. Je ne fus pas fâché de cette rencontre, & de plusieurs autres pareilles. J’espérois que les Bernois, témoins de l’emploi de mes loisirs, ne songeroient plus à en troubler la tranquillité, & me laisseroient en paix dans ma solitude. J’aurois bien mieux aimé y être confiné par leur volonté que par la mienne: j’aurois été plus assuré de n’y point voir troubler mon repos.
Voici encore un de ces aveux sur lesquels je suis sûr d’avance de l’incrédulité des lecteurs, obstinés à juger toujours de moi par eux-mêmes, quoiqu’ils oient été forcés de voir dans tout le cours de ma vie mille affections internes qui ne ressembloient point aux leurs. Ce qu’il y a de plus bizarre est qu’en me refusant tous les sentimens bons ou indifférens qu’ils n’ont pas, ils sont toujours prêts à m’en prêter de si mauvais, qu’ils ne sauroient même entrer dans un coeur d’homme: ils trouvent alors tout simple de me mettre en contradiction avec la nature, & de faire de moi un monstre tel qu’il n’en peut même exister. Rien d’absurde ne leur paraît incroyable dès qu’il tend à me noircir; rien d’extraordinaire ne leur paraît possible, dès qu’il tend à m’honorer.
Mais quoiqu’ils en puissent croire ou dire, je n’en continuerai [123] pas moins d’exposer fidèlement ce que fut, fit, & pensa J.-J. Rousseau, sans expliquer ni justifier les singularités de ses sentimens & de ses idées, ni rechercher si d’autres ont pensé comme lui. Je pris tant de goût à l’isle de St. Pierre, & son séjour me convenoit si fort, qu’à force d’inscrire tous mes désirs dans cette isle, je formai celui de n’en point sortir. Les visites que j’avois à rendre au voisinage; les courses qu’il me faudroit faire à Neuchâtel, à Bienne, à Yverdun, à Nidau, fatiguoient déjà mon imagination. Un jour à passer hors de l’isle me paroissoit retranché de mon bonheur, & sortir de l’enceinte de ce lac étoit pour moi sortir de mon élément. D’ailleurs l’expérience du passé m’avoit rendu craintif. Il suffisoit que quelque bien flattât mon coeur pour que je dusse m’attendre à le perdre, & l’ardent désir de finir mes jours dans cette isle étoit inséparable de la crainte d’être forcé d’en sortir. J’avois pris l’habitude d’aller les soirs m’asseoir sur la grève, sur-tout quand le lac étoit agité. Je sentois un plaisir singulier à voir les flots se briser à mes pieds. Je m’en faisois l’image du tumulte du monde & de la paix de mon habitation, & je m’attendrissois quelquefois à cette douce idée, jusqu’à sentir couler des larmes de mes yeux. Ce repos dont je jouissois avec passion, n’étoit troublé que par l’inquiétude de le perdre, mais cette inquiétude alloit au point d’en altérer la douceur. Je sentois ma situation si précaire que je n’osois y compter. Ah! que je changerois volontiers, me disois-je, la liberté de sortir d’ici, dont je ne me soucie point, avec l’assurance d’y pouvoir rester toujours! Au lieu d’être souffert par grâce, que n’y [124] suis-je détenu par force! Ceux qui ne font que m’y souffrir peuvent à chaque instant m’en chasser, & puis-je espérer que mes persécuteurs m’y voyant heureux, m’y laissent continuer de l’être? Ah! c’est peu qu’on me permette d’y vivre, je voudrois qu’on m’y condamnât & je voudrois être contraint d’y rester pour ne l’être pas d’en sortir. Je jettois un oeil d’envie sur l’heureux Micheli Du Cret qui, tranquille au château d’Arbourg, n’avoit eu qu’à vouloir être heureux, pour l’être. Enfin, à force de me livrer à ces réflexions, & aux pressentimens inquiétans des nouveaux orages toujours prêts à fondre sur moi, j’en vins à désirer, mais avec une ardeur incroyable, qu’au lieu de tolérer seulement mon habitation dans cette île, on me la donnât pour prison perpétuelle; & je puis jurer que s’il n’eût tenu qu’à moi de m’y faire condamner, je l’aurois fait avec la plus grande joie, préférant mille fois la nécessité d’y passer le reste de ma vie au danger d’en être expulsé.
Cette crainte ne demeura pas long-tems vaine. Au moment où je m’y attendois le moins, je reçus une lettre de M. le baillif de Nidau, dans le gouvernement duquel étoit l’isle de St. Pierre: par cette lettre, il m’intimoit, de la part de LL. EE. l’ordre de sortir de l’île, & de leurs états. Je crus rêver en la lisant. Rien de moins naturel, de moins raisonnable, de moins prévu qu’un pareil ordre: car j’avois plutôt regardé mes pressentimens comme les inquiétudes d’un homme effarouché par ses malheurs que comme une prévoyance qui pût avoir le moindre fondement. Les mesures que j’avois prises pour m’assurer de l’agrément tacite [125] du souverain, la tranquillité avec laquelle on m’avoit laissé faire mon établissement, les visites de plusieurs Bernois & du baillif lui-même, qui m’avoit comblé d’amitiés & de prévenances: la rigueur de la saison, dans laquelle il étoit barbare d’expulser un homme infirme, tout me fit croire avec beaucoup de gens qu’il y avoit quelque mal-entendu dans cet ordre, & que les mal-intentionnés avoient pris exprès le temps des vendanges & de l’infréquence du Sénat, pour me porter brusquement ce coup.
Si j’avois écouté ma premiere indignation, je serois parti sur le champ. Mais où aller? Que devenir à l’entrée de l’hiver, sans but, sans préparatif, sans conducteur, sans voiture? A moins de laisser tout à l’abandon, mes papiers, mes effets, toutes mes affaires, il me falloit du temps pour y pourvoir, & il n’étoit pas dit dans l’ordre si on m’en laissoit ou non. La continuité des malheurs commençoit d’affaisser mon courage. Pour la premiere fois je sentis ma fierté naturelle fléchir sous le joug de la nécessité, & malgré les murmures de mon coeur, il fallut m’abaisser à demander un délai. C’étoit à M. de Graffenried, qui m’avoit envoyé l’ordre, que je m’adressai pour le faire interpréter. Sa lettre portoit une très-vive improbation de ce même ordre, qu’il ne m’intimoit qu’avec le plus grand regret, & les témoignages de douleur & d’estime dont elle étoit remplie me sembloient autant d’invitations bien douces de lui parler à coeur ouvert; je le fis. Je ne doutois pas même que ma lettre ne fit ouvrir les yeux à les perfecuteurs, & que si l’on ne révoquoit pas un ordre si cruel, on ne [126] m’accordât du moins un délai raisonnable & peut-être l’hiver entier, pour me préparer à la retraite & pour en choisir le lieu.
En attendant la réponse, je me mis à réfléchir sur ma situation & à délibérer sur le parti que j’avois à prendre. Je vis tant de difficultés de toutes parts, le chagrin m’avoit si fort affecté, & ma santé en ce moment étoit si mauvaise, que je me laissai tout-à-fait abattre, & que l’effet de mon découragement fut de m’ôter le peu de ressources qui pouvoient me rester dans l’esprit, pour tirer le meilleur parti possible de ma triste situation. En quelque asyle que je voulusse me réfugier, il étoit clair que je ne pouvois m’y soustraire à aucune des deux manières qu’on avoit prises pour m’expulser: l’une, en soulevant contre moi la populace par des manœuvres souterraines; l’autre, en me chassant à force ouverte, sans en dire aucune raison. Je ne pouvois donc compter sur aucune retraite assurée, à moins de l’aller chercher plus loin que mes forces, & la saison ne sembloient me le permettre. Tout cela me ramenant aux idées dont je venois de m’occuper, j’osai désirer, & proposer qu’on voulût plutôt disposer de moi dans une captivité perpétuelle, que de me faire errer incessamment sur la terre, en m’expulsant successivement de tous les asiles que j’aurois choisis. Deux jours après ma premiere lettre, j’en écrivis une seconde à M. de Graffenried pour le prier d’en faire la proposition à LL. EE. La réponse de Berne à l’une, & à l’autre fut un ordre conçu dans les termes les plus formels & les plus durs, de sortir de l’isle & de tout le territoire médiat & [127] immédiat de la république, dans l’espace de vingt-quatre heures, & de n’y rentrer jamais sous les plus grièves peines.
Ce moment fut affreux. Je me suis trouvé depuis dans de pires angoisses, jamais dans un plus grand embarras. Mais ce qui m’affligea le plus fut d’être forcé de renoncer au projet qui m’avoit fait désirer de passer l’hiver dans l’isle. Il est temps de rapporter l’anecdote fatale qui a mis le comble à mes désastres, & qui a entraîné dans ma ruine un peuple infortuné, dont les naissantes vertus promettoient déjà d’égaler un jour celles de Sparte & de Rome. J’avois parlé des Corses dans le Contrat social comme d’un peuple neuf, le seul de l’Europe qui ne fût pas usé pour la législation, & j’avois marqué la grande espérance qu’on devoit avoir d’un tel peuple, s’il avoit le bonheur de trouver un sage instituteur. Mon ouvrage fut lu par quelques Corses qui furent sensibles à la manière honorable dont je parlois d’eux, & le cas où ils se trouvoient de travailler à l’établissement de leur république, fit penser à leurs chefs de me demander mes idées sur cet important ouvrage. Un M. Buttafuoco, d’une des premières familles du pays, & capitaine en France dans Royal-Italien, m’écrivit à ce sujet & me fournit plusieurs pièces que je lui avois demandées pour me mettre au fait de l’histoire de la nation & de l’état du pays. M. Paoli m’écrivit aussi plusieurs fois, & quoique je sentisse une pareille entreprise au-dessus de mes forces, je crus ne pouvoir les refuser pour concourir à une si grande & belle oeuvre, lorsque j’aurois pris toutes les instructions dont j’avois besoin pour cela. Ce fut dans ce [128] sens que je répondis à l’un & à l’autre, & cette correspondance continua jusqu’à mon départ.
Précisément dans le même temps j’appris que la France envoyoit des troupes en Corse, & qu’elle avoit fait un traité avec les Génois. Ce traité, cet envoi de troupes m’inquiétèrent, & sans m’imaginer encore avoir aucun rapport à tout cela, je jugeois impossible & ridicule de travailler à un ouvrage qui demande un aussi profond repos que l’institution d’un peuple, au moment où il alloit peut-être être subjugué. Je ne cachai pas mes inquiétudes à M. Buttafuoco, qui me rassura par la certitude que, s’il y avoit dans ce traité des choses contraires à la liberté de sa nation, un aussi bon citoyen que lui ne resteroit pas, comme il faisoit, au service de France. En effet, son zèle pour la législation des Corses, & ses étroites liaisons avec M. Paoli, ne pouvoient me laisser aucun soupçon sur son compte; & quand j’appris qu’il faisoit de fréquens voyages à Versailles, & à Fontainebleau, & qu’il avoit des relations avec M. de Choiseul, je n’en conclus autre chose, sinon qu’il avoit sur les véritables intentions de la Cour de France des sûretés qu’il me laissoit entendre, mais sur lesquelles il ne vouloit pas s’expliquer ouvertement par lettres.
Tout cela me rassuroit en partie. Cependant, ne comprenant rien à cet envoi de troupes françoises; ne pouvant raisonnablement penser qu’elles fussent là pour protéger la liberté des Corses, qu’ils étoient très en état de défendre seuls contre les Génois, je ne pouvois me tranquilliser parfaitement, ni me mêler tout de bon de la législation proposée, [129] jusqu’à ce que j’eusse des preuves solides que tout cela n’étoit pas un jeu pour me persifler. J’aurois extrêmement désiré une entrevue avec M. Buttafuoco; c’étoit le vrai moyen d’en tirer les éclaircissemens dont j’avois besoin. Il me la fit espérer, & je l’attendois avec la plus grande impatience. Pour lui, je ne sais s’il en avoit véritablement le projet; mais quand il l’auroit eu, mes désastres m’auroient empêché d’en profiter.
Plus je méditois sur l’entreprise proposée, plus j’avançois dans l’examen des pièces que j’avois entre les mains, & plus je sentois la nécessité d’étudier de près, & le peuple à instituer & le sol qu’il habitoit & tous les rapports par lesquels il lui falloit approprier cette institution. Je comprenois chaque jour davantage qu’il m’étoit impossible d’acquérir de loin toutes les lumières nécessaires pour me guider. Je l’écrivis à Buttafuoco; il le sentit lui-même. Et si je ne formai pas précisément la résolution de passer en Corse, je m’occupai beaucoup des moyens de faire ce voyage. J’en parlai à M. Dastier, qui, ayant autrefois servi dans cette isle sous M. de Maillebois, devoit la connaître. Il n’épargna rien pour me détourner de ce dessein, & j’avoue que la peinture affreuse qu’il me fit des Corses & de leur pays, refroidit beaucoup le désir que j’avois d’aller vivre au milieu d’eux.
Mais quand les persécutions de Motiers me firent songer de quitter la Suisse, ce désir se ranima par l’espoir de trouver enfin chez ces insulaires ce repos qu’on ne vouloit me laisser nulle part. Une chose seulement m’effarouchoit sur ce voyage; [130] c’étoit l’inaptitude & l’aversion que j’eus toujours pour la vie active à laquelle j’allois être condamné. Fait pour méditer à loisir dans la solitude, je ne l’étois point pour parler, agir, traiter d’affaires parmi les hommes. La nature, qui m’avoit donné le premier talent, m’avoit refusé l’autre. Cependant je sentois que, sans prendre part directement aux affaires publiques, je serois nécessité, sitôt que je serois en Corse, de me livrer à l’empressement du peuple, & de conférer très souvent avec les chefs. L’objet même de mon voyage exigeoit qu’au lieu de chercher la retraite, je cherchasse, au sein de la nation, les lumières dont j’avois besoin. Il étoit clair que je ne pourrois plus disposer de moi-même; qu’entraîné malgré moi dans un tourbillon pour lequel je n’étois point né, j’y mènerois une vie toute contraire à mon goût, & ne m’y montrerois qu’à mon désavantage. Je prévoyois que, soutenant mal par ma présence l’opinion de capacité qu’avoient pu leur donner mes livres, je me décréditerois chez les Corses, & perdrais, autant à leur préjudice qu’au mien, la confiance qu’ils m’avoient donnée, & sans laquelle je ne pouvois faire avec succès l’oeuvre qu’ils attendoient de moi. J’étois sûr qu’en sortant ainsi de ma sphère, je leur deviendrois inutile & me rendrois malheureux.
Tourmenté, battu d’orages de toute espèce, fatigué de voyages & de persécutions depuis plusieurs années, je sentois vivement le besoin du repos, dont mes barbares ennemis se faisoient un jeu de me priver; je soupirois plus que jamais après cette aimable oisiveté, après cette douce quiétude d’esprit & de corps que j’avois tant convoitée, & à [131] laquelle, revenu des chimères de l’amour & de l’amitié, mon coeur bornoit sa félicité suprême. Je n’envisageois qu’avec effroi les travaux que j’allois entreprendre, la vie tumultueuse à laquelle j’allois me livrer; & si la grandeur, la beauté, l’utilité de l’objet animoient mon courage, l’impossibilité de payer de ma personne avec succès, me l’ôtoit absolument. Vingt ans de méditation profonde, à part moi, m’auroient moins coûté que six mais d’une vie active, au milieu des hommes & des affaires, & certain d’y mal réussir.
Je m’avisai d’un expédient qui me parut propre à tout concilier. Poursuivi dans tous mes refuges par les menées souterraines de mes secrets persécuteurs, & ne voyant plus que la Corse où je pusse espérer pour mes vieux jours, le repos qu’ils ne vouloient me laisser nulle part, je résolus de m’y rendre avec les directions de Buttafuoco, aussitôt que j’en aurois la possibilité, mais pour y vivre tranquille, de renoncer, du moins en apparence, au travail de la législation, & de me borner, pour payer en quelque sorte à mes hôtes leur hospitalité, à écrire sur les lieux leur histoire, sauf à prendre sans bruit les instructions nécessaires pour leur devenir plus utile, si je voyois jour à y réussir. En commençant ainsi par ne m’engager à rien, j’espérois être en état de méditer en secret & plus à mon aise un plan qui pût leur convenir, & cela sans renoncer beaucoup à ma chère solitude, ni me soumettre à un genre de vie qui m’étoit insupportable, & dont je n’avois pas le talent.
Mois ce voyage dans ma situation n’étoit pas une chose [132] aisée à exécuter. A la manière dont M. Dastier m’avoit parlé de la Corse, je n’y devois trouver des plus simples commodités de la vie, que celles que j’y porterois, linge, habits, vaisselle, batterie de cuisine, papiers, livres, il falloit tout porter avec soi. Pour m’y transporter avec ma gouvernante, il falloit franchir les Alpes, & dans un trajet de deux cens lieues traîner à ma suite tout un bagage; il falloit passer à travers les états de plusieurs souverains; & sur le ton donné par toute l’Europe, je devois naturellement m’attendre, après mes malheurs, à trouver partout des obstacles, & à voir chacun se faire un honneur de m’accabler de quelque nouvelle disgrâce, & violer avec moi tous les droits des gens, & de l’humanité. Les frais immenses, les fatigues, les risques d’un pareil voyage, m’obligeoient d’en prévoir d’avance, & d’en bien peser toutes les difficultés. L’idée de me trouver enfin seul, sans ressource à mon âge, & loin de toutes mes connaissances, à la merci de ce peuple barbare, & féroce, tel que me le peignoit M. Dastier, étoit bien propre à me faire rêver sur une pareille résolution avant de l’exécuter. Je désirois passionnément l’entrevue que Buttafuoco m’avoit fait espérer, & j’en attendois l’effet pour prendre tout à fait mon parti.
Tandis que je balançois ainsi, vinrent les persécutions de Motiers, qui me forcèrent à la retraite. Je n’étois pas prêt pour un long voyage, & sur-tout pour celui de Corse. J’attendois des nouvelles de Buttafuoco; je me réfugiai dans l’isle de St. Pierre, d’où je fus chassé à l’entrée de l’hiver, comme j’ai dit ci-devant. Les Alpes couvertes de neige [133] rendoient alors pour moi cette émigration impraticable, sur-tout avec la précipitation qu’on me prescrivoit. Il est vrai que l’extravagance d’un pareil ordre le rendoit impossible à exécuter: car du milieu de cette solitude enfermée, au milieu des eaux, n’ayant que vingt-quatre heures depuis l’intimation de l’ordre pour me préparer au départ, pour trouver bateaux & voitures pour sortir de l’isle & de tout le territoire; quand j’aurois eu des ailes, j’aurois eu peine à pouvoir obéir. Je l’écrivis à M. le bailli de Nidau, en répondant à sa lettre, & je m’empressai de sortir de ce pays d’iniquité. Voilà comment il fallut renoncer à mon projet chéri, & comment n’ayant pu dans mon découragement obtenir qu’on disposât de moi, je me déterminai, sur l’invitation de milord Maréchal, au voyage de Berlin, laissant Thérèse hiverner à l’isle de St. Pierre, avec mes effets & mes livres, & déposant mes papiers dans les mains de Du Peyrou. Je fis une telle diligence, que dès le lendemain matin, je partis de l’isle & me rendis à Bienne encore avant midi. Peu s’en fallut que je n’y terminasse mon voyage par un incident dont le récit ne doit pas être omis.
Sitôt que le bruit s’étoit répandu que j’avois ordre de quitter mon asyle, j’eus une affluence de visites du voisinage, & sur-tout de B[ernoi]s qui venoient avec la plus détestable fausseté me flagorner, m’adoucir & me protester qu’on avoit pris le moment des vacances & de l’infréquence du Sénat pour minuter & m’intimer cet ordre, contre lequel, disoient-ils, tous les Deux-cent étoient indignés. Parmi ce tas de consolateurs, il en vint quelques-uns de la ville de [134] Bienne, petit état libre enclavé dans celui de Berne, & entr’autres un jeune homme, appelé Wildremet, dont la famille tenoit le premier rang, & avoit le principal crédit dans cette petite ville. Wildremet me conjura vivement, au nom de ses concitoyens, de choisir ma retraite au milieu d’eux, m’assurant qu’ils désiroient avec empressement de m’y recevoir; qu’ils se feroient une gloire, & un devoir de m’y faire oublier les persécutions que j’avois souffertes; que je n’avois à craindre chez eux aucune influence des Bernois, que Bienne étoit une ville libre, qui ne recevoit des loix de personne, & que tous les citoyens étoient unanimement déterminés à n’écouter aucune sollicitation qui me fût contraire.
Wildremet voyant qu’il ne m’ébranloit pas, se fit appuyer de plusieurs autres personnes, tant de Bienne & des environs que de Berne même, & entre autres du même Kirkeberguer dont j’ai parlé, qui m’avoit recherché depuis ma retraite en Suisse, & que ses talens, & ses principes me rendoient intéressant. Mais des sollicitations moins prévues, & plus prépondérantes furent celles de M. Barthès, secrétaire d’ambassade de France, qui vint me voir avec Wildremet, m’exhorta fort de me rendre à son invitation, & m’étonna par l’intérêt vif, & tendre qu’il paroissoit prendre à moi. Je ne connoissois point du tout M. Barthès; cependant je le voyois mettre à ses discours la chaleur, le zèle de l’amitié, & je voyois qu’il lui tenoit véritablement au coeur de me persuader de m’établir à Bienne. Il me fit l’éloge le plus pompeux de cette ville & de ses habitans, [135] avec lesquels il se montroit si intimement lié, qu’il les appela plusieurs fois devant moi, ses patrons & ses pères.
Cette démarche de Barthès me dérouta dans toutes mes conjectures. J’avois toujours soupçonné M. de C[hoiseu]l d’être l’auteur caché de toutes les persécutions que j’éprouvois en Suisse. La conduite du résident de France à Genève, celle de l’ambassadeur à Soleure, ne confirmoient que trop ces soupçons; je voyois la France influer en secret sur tout ce qui m’arrivoit à Berne, à Genève, à Neuchâtel, & je ne croyois avoir en France aucun ennemi puissant que le seul duc de C[hoiseu]l. Que pouvois-je donc penser de la visite de Barthès & du tendre intérêt qu’il paroissoit prendre à mon sort? Mes malheurs n’avoient pas encore détruit cette confiance naturelle à mon coeur, & l’expérience ne m’avoit pas encore appris à voir partout des embûches sous les caresses. Je cherchois avec surprise la raison de cette bienveillance de Barthès; je n’étois pas assez sot pour croire qu’il fit cette démarche de son chef, j’y voyois une publicité, & même une affectation qui marquoit une intention cachée, & j’étois bien éloigné d’avoir jamais trouvé dans tous ces petits agens subalternes cette intrépidité généreuse qui, dans un poste semblable, avoit souvent fait bouillonner mon coeur.
J’avois autrefois un peu connu le chevalier de Beauteville chez M. de Luxembourg; il m’avoit témoigné quelque bienveillance; depuis son ambassade, il m’avoit encore donné quelques signes de souvenir, & m’avoit même fait inviter à l’aller voir à Soleure: invitation dont, sans m’y rendre, j’avois été touché, n’ayant pas accoutumé d’être traité si [136] honnêtement par les gens en place. Je présumai donc que M. de Beauteville, forcé de suivre ses instructions en ce qui regardoit les affaires de Genève, me plaignant cependant dans mes malheurs, m’avoit ménagé, par des soins particuliers, cet asyle de Bienne pour y pouvoir vivre tranquille sous ses auspices. Je fus sensible à cette attention, mais sans en vouloir profiter, & déterminé tout-à-fait au voyage de Berlin, j’aspirois avec ardeur au moment de rejoindre milord maréchal, persuadé que ce n’étoit plus qu’auprès de lui que je trouverois un vrai repos & un bonheur durable.
A mon départ de l’isle, Kirkeberguer m’accompagna jusqu’à Bienne. J’y trouvai Wildremet & quelques autres Biennois qui m’attendoient à la descente du bateau. Nous dînâmes tous ensemble à l’auberge, & en y arrivant, mon premier soin fut de faire chercher une chaise, voulant partir dès le lendemain matin. Pendant le dîner, ces Messieurs reprirent leurs instances pour me retenir parmi eux, & cela avec tant de chaleur, & des protestations si touchantes, que, malgré toutes mes résolutions, mon coeur, qui n’a jamais sçu résister aux caresses, se laissa émouvoir aux leurs. Sitôt qu’ils me virent ébranlé, ils redoublèrent si bien leurs efforts, qu’enfin je me laissai vaincre, & consentis de rester à Bienne, au moins jusqu’au printemps prochain.
Aussitôt Wildremet se pressa de me pourvoir d’un logement, & me vanta comme une trouvaille une vilaine petite chambre sur un derrière, au troisième étage, donnant sur une Cour, où j’avois pour régal l’étalage des peaux puantes d’un chamoiseur. Mon hôte étoit un petit homme de basse mine & [137] passablement fripon, que j’appris le lendemain être débauché, joueur, & en fort mauvais prédicament dans le quartier; il n’avoit ni femme, ni enfans, ni domestiques, & tristement reclus dans ma chambre solitaire, j’étois dans le plus riant pays du monde, logé de manière à périr de mélancolie en peu de jours. Ce qui m’affecta le plus, malgré tout ce qu’on m’avoit dit de l’empressement des habitans à me recevoir, fut de n’appercevoir en passant dans les rues rien d’honnête envers moi dans leurs manières, ni d’obligeant dans leurs regards. J’étois pourtant tout déterminé à rester là, quand j’appris, vis, & sentis même dès le jour suivant, qu’il y avoit dans la ville une fermentation terrible à mon égard; plusieurs empressés vinrent obligeamment m’avertir qu’on devoit dès le lendemain me signifier le plus durement qu’on pourroit, un ordre de sortir sur le champ de l’état, c’est-à-dire de la ville. Je n’avois personne à qui me confier; tous ceux qui m’avoient retenu s’étoient éparpillés. Wildremet avoit disparu, je n’entendis plus parler de Barthès, & il ne parut pas que sa recommandation m’eût mis en grande faveur auprès des patrons & des pères qu’il s’étoit donnés devant moi. Un M. de Vau-Travers, Bernois, qui avoit une jolie maison proche la ville, m’y offrit cependant un asyle, espérant, me dit-il, que j’y pourrois éviter d’être lapidé. L’avantage ne me parut pas assez flatteur pour me tenter de prolonger mon séjour chez ce peuple hospitalier.
Cependant ayant perdu trois jours à ce retard, j’avois déjà passé de beaucoup les vingt-quatre heures que les Bernois m’avoient données pour sortir de tous leurs états, & [138] je ne laissois pas, connoissant leur dureté, d’être en quelque peine sur la manière dont ils me les laisseroient traverser, quand M. le baillif de Nidau vint tout à propos me tirer d’embarras. Comme il avoit hautement improuvé le violent procédé de LL. EE., il crut, dans sa générosité, me devoir un témoignage public qu’il n’y prenoit aucune part, & ne craignit pas de sortir de son bailliage pour venir me faire une visite à Bienne. Il vint la veille de mon départ, & loin de venir incognito, il affecta même du cérémonial, vint in fiocchi dans son carrosse avec son secrétaire, & m’apporta un passeport en son nom pour traverser l’état de Berne à mon aise, & sans crainte d’être inquiété. La visite me toucha plus que le passeport. Je n’y aurois guère été moins sensible quand elle auroit eu pour objet un autre que moi. Je ne connois rien de si puissant sur mon coeur qu’un acte de courage fait à propos, en faveur du foible injustement opprimé.
Enfin, après m’être avec peine procuré une chaise, je partis le lendemain matin de cette terre homicide, avant l’arrivée de la députation dont on devoit m’honorer, avant même d’avoir pu revoir Thérèse, à qui j’avois marqué de me venir joindre quand j’avois cru m’arrêter à Bienne, & que j’eus à peine le tems de contremander par un mot de lettre, en lui marquant mon nouveau désastre; on verra dans ma troisième partie, si jamais j’ai la force de l’écrire, comment, croyant partir pour Berlin, je partis en effet pour l’Angleterre, & comment les deux Dames qui vouloient disposer de moi, après m’avoir à force d’intrigues chassé de [139] la Suisse où je n’étois pas assez en leur pouvoir, parvinrent enfin à me livrer à leur ami.
J’ajoutai ce qui suit dans la lecture que je fis de cet écrit à M. & Mde. la comtesse d’Egmont, à M. le prince Pignatelli, à Mde. la marquise de Mesmes & à M. le marquis de Juigné.
J’ai dit la vérité; si quelqu’un soit des choses contraires à ce que je viens d’exposer, fussent-elles mille fois prouvées, il soit des mensonges & des impostures, & s’il refuse de les approfondir & de les éclaircir avec moi, tandis que je suis en vie, il n’aime ni la justice ni la vérité. Pour moi je le déclare hautement & sans crainte: Quiconque, même sans avoir lu mes écrits, examinera par ses propres yeux mon naturel, mon caractère, mes moeurs, mes penchans, mes plaisirs, mes habitudes, & pourra me croire un mal-honnête homme, est lui-même un homme à étouffer.
J’achevai ainsi ma lecture & tout le monde se tut. Mde. d’Egmont fut la seule qui me parut émue; elle tressaillit visiblement, mais elle se remit bien vite, & garda le silence ainsi que toute la compagnie. Tel fut le fruit que je tirai de cette lecture & de ma déclaration.
Fin du douzième Livre.
JEAN JACQUES ROUSSEAU
NOUVELLES LETTRES
DE J. J. ROUSSEAU
[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XVII, pp. 1 [141/]-301[441/] (1782)]
NOUVELLES
LETTRES
DE
J. J. ROUSSEAU.
[15-10-1754] LETTRE A Mr. V....s
A Paris le 15 Octobre 1754.
Il faut vous tenir parole, Monsieur, & satisfaire en même temps mon coeur & ma conscience; car, estime, amitié, souvenir, reconnoissance, tout vous est dû, & je m’acquitterai de tout cela sans songer que je vous le dois. Aimons-nous donc bien tous deux & hâtons-nous d’en venir au point de n’avoir plus besoin de nous le dire.
J’ai fait mon voyage très-heureusement & plus promptement encore que je n’espérois. Je remarque que mon retour a surpris bien des gens, qui vouloient faire entendre que la rentrée dans le royaume m’étoit interdite & que j’étois relégué à Genève; ce qui seroit pour moi, comme pour un Evêque français, être relégué à la cour. Enfin, m’y voici, malgré eux & leurs dents, en attendant que le coeur me ramène où vous êtes, ce qui se seroit dès à présent, si je ne consultois que lui. Je n’ai trouvé ici aucun de mes amis. Diderot est à Langres, Duclos en Bretagne, Grimm [2] en Provence, d’Alembert même est en campagne, de sorte qu’il ne me reste ici que des connoissances, dont je ne me soucie pas assez pour déranger ma solitude en leur saveur. Le quatrième volume de l’Encyclopédie paroît depuis hier; on le dit supérieur encore au 3me. Je n’ai pas encore le mien; ainsi je n’en puis juger par moi-même. Des nouvelles littéraires ou politiques, je n’en sais pas, Dieu merci, & ne suis pas plus curieux des sottises qui se sont dans ce monde que de celles qu’on imprime dans les livres.
J’oubliai de vous laisser, en partant les canzoni que vous m’aviez demandées; c’est une étourderie que je réparerai ce printemps, avec usure, en y joignant quelques chansons françaises, qui seront mieux du goût de vos dames & qu’elles chanteront moins mal.
Mille respect je vous supplie, à M. votre père & à Mde. votre mère, & ne m’oubliez pas non plus auprès de Mde. votre soeur, quand vous lui écrirez; je vous prie de me donner particulièrement de ses nouvelles; je me recommande encore à vous pour faire une ample mention de moi dans vos voyages de Sécheron, au cas qu’on y soit encore. Item, à Mr. Mde. & Mlle. Mussard, à Châtelaine; votre, éloquence aura de quoi briller à faire l’apologie d’un homme qui, après tant d’honnêtetés reçues, part & emporte le chat.
J’ai voulu faire un article à part pour M. Abauzit. Dédommagez-moi en mon absence, de la gêne que m’a causé sa modestie, toutes les sois que j’ai voulu lui témoigner ma profonde & sincère vénération. Déclarez-lui, sans quartier, tous les sentimens dont vous me savez pénétré [3] pour lui, & n’oubliez pas de vous dire à vous-même quelque chose des miens pour vous.
p. s. Mlle. Le Vasseur vous prie d’agréer ses très-humbles respects. Je me proposois d’écrire à M. de Rochemont; mais cette maudite paresse.... Que votre amitié fasse pour la mienne auprès de lui, je vous en supplie.
[06-07-1755] LETTRE A Mr. V....s
A Paris le 6 juillet 1755.
Voici. Monsieur, une longue interruption, mais comme je n’ignore pas mes torts & que vous n’ignorez pas notre traité, je n’ai rien de nouveau à vous dire pour mon excuse, & j’aime mieux reprendre, notre correspondance tout uniment, que de recommencer à chaque fois mon apologie ou mes inutiles excuses.
Je suppose que vous avez vu actuellement l’écrit pour lequel vous aviez marqué de l’empressement. Il y en a des exemplaires entre les mains de M. Chapuis. J’ai reçu, à Genève, tant d’honnêtetés de tout le monde que je ne saurois là-dessus donner des préférences, sans donner en même temps des exclusions offensantes; mais il y auroit à voler M. Chapuis, une honnêteté dont l’amitié seule est capable, & que j’ai quelque droit d’attendre de ceux qui m’en ont témoigné autant que vous. Je ne puis exprimer la joie [4] avec laquelle j’ai appris que le Conseil avoir agréé, au nom de la République, la dédicace de cet ouvrage & je sens parfaitement tout ce qu’il y a d’indulgence & de grâce dans cet aveu. J’ai toujours espéré qu’on ne pourroit méconnoître dans cet épitre les sentimens qui l’ont dictée, & qu’elle seroit approuvée de tous ceux qui les partagent; je compte donc sur votre suffrage, sur celui de votre respectable père & de tous mes bons concitoyens. Je me soucie très-peu de ce qu’en pourra penser le reste de l’Europe. Au reste, on avoit affecté de répandre des bruits terribles sur la violence de cet ouvrage, & il n’avoir pas tenu à mes ennemis de me faire des affaires avec le gouvernement; heureusement, l’on ne m’a point condamné sans me lire, & après l’examen, l’entrée a été permise sans difficulté.
Donnez-moi des nouvelles de votre journal. Je n’ai point oublié ma promesse, ma copie me presse si sort depuis quelque temps qu’elle ne me donne pas le loisir de travailler. D’ailleurs je ne veux rien vous donner que j’aie pu faire mieux: mais je vous tiendra parole, comptez-y & le pis-aller sera de vous porter moi-même, le printemps prochain, ce que je n’aurai pu vous envoyer plutôt; si je connois bien votre cœur, je crois qu’à ce prix vous ne serez pas fâché du retard.
Bon jour, Monsieur, préparez-vous à m’aimer plus que jamais, car j’ai bien résolu de vous y forcer à mon retour.
[23-11-1755] LETTRE A Mr. V....s
A Paris le 23 Novembre 1755.
Que je suis touché de vos tendres inquiétudes! Je ne vois rien de vous qui ne me prouve de plus en plus votre amitié pour moi, & qui ne vous rende de plus en plus digne de la mienne. Vous avez quelque raison de me croire mort en ne recevant de moi nul signe de vie, car je sens bien que ce ne sera qu’avec elle que je perdrai les sentimens que je vous dois. Mais toujours aussi négligeant que ci-devant je ne vaux pas mieux que je ne faisois, si ce n’est qu je vous aime encore davantage; & si vous saviez combien il est difficile d’aimer les gens avec qui l’on a tort, vous sentiriez que mon attachement pour vous n’est pas tout à fait sans prix.
Vous avez été malade & je n’en ai rien su: mais savois que vous étiez surchargé de travail; je crains que la fatigue n’ait épuisé votre santé, & que vous ne soyez encore prêt à la reperdre de même; ménagez-la, je vous prie, comme un bien qui n’est pas à vous seul & qui peut con tribuer à la consolation d’un ami qui a pour jamais perdu la sienne. J’ai eu, cet été, une rechûte assez vive, l’automne a été très-bien; mais les approches de l’hiver me sont cruelles; j’ignore ce que je pourrai vous dire de celle du printemps.
[6] Le 5e. volume de l’Encyclopédie paroît depuis quinze jours; comme la lettre E n’y est pas même achevée, votre article n’y a pu être employé; j’ai même prié M. Diderot de n’en faire usage qu’autant qu’il en sera content lui-même. Car dans un ouvrage fait avec autant de soin que celui-là, il ne faut pas mettre un article foible, quand on n’en met qu’un. L’article Encyclopédie, qui est de Diderot, fait l’admiration de tout Paris, & ce qui augmentera la vôtre, quand vous le lirez, c’est qu’il l’a fait étant malade.
Je viens de recevoir d’un noble Vénitien un épitre Italienne où j’ai lu avec plaisir ces trois vers en l’honneur de la patrie.
Deh! Cittadino di Citta ben retta
E compagno e fratel d’ottime Genti
Ch’amor del giusto hà ragunate insieme, &c.
Cet éloge me paroît simple & sublime, & ce n’est pas d’Italie que je l’aurois attendu. Puissions-nous le mériter!
Bon jour, Monsieur, il faut nous quitter, car la copie me presse. Mes amitiés, je vous prie, à toute votre aimable famille; je vous embrasse de tout mon coeur.
[04-04-1757] LETTRE A Mr. V....s
A l’Hermitage le 4 Avril 1757.
Votre lettre, mon cher concitoyen, est venue me consoler dans un moment où je croyois avoir à me plaindre & l’amitié, & je n’ai jamais mieux senti combien la vôtre [7] m’étoit chère. Je me suis dit: je gagne un jeune ami; je me survivrai dans lui, il aimera ma mémoire après moi; & j’ai senti de la douceur à m’attendrir dans cette idée.
J’ai lu avec plaisir les vers de M. Roustan; il y en a de très-beaux parmi d’autres fort mauvais; mais ces disparates sont ordinaires au génie qui commence. J’y trouve beau de bonnes pensées & de la vigueur dans l’expression; j’ai grand peur que ce jeune homme ne devienne assez bon poete pour être un mauvais prédicateur; & le métier qu’un honnête homme doit le mieux faire, c’est toujours le sien. Sa pièce peut devenir sort bonne, mais elle a besoin d’être retouchée; & à moins que M. de Voltaire n’en voulût bien prendre la peine, cela ne peut pas se faire ailleurs qu’à Paris; car il y a une certaine pureté de goût & une correction de style qu’on n’atteint jamais dans la province, quelqu’effort qu’on fasse pour cela. Je chercherai volontiers quelque ami qui corrige la pièce & ne la gâte pas; c’est la manière la plus honnête & la plus convenable dont je puisse remercier l’auteur; mais son consentement est préalablement nécessaire.
Il est vrai, mon ami, que j’espérois vous embrasser ce printemps, & que je compte avec impatience les minutes qui s’écoulent jusques à ma retraite dans la patrie ou du moins à son voisinage. Mais j’ai ici une espèce de petit ménage, une vieille gouvernante de 80 ans qu’il m’est impossible d’emmener, & que je ne puis abandonner, jusqu’à qu’elle ait un asile, ou que Dieu veuille disposer d’elle; je ne vois aucun moyen de satisfaire mon empressement & le vôtre tant que cet obstacle subsistera.
[8] Vous ne me parlez ni de votre santé ni de votre famille, voilà ce que je ne vous pardonne point; je vous prie de croire que vous m’êtes cher & que j’aime tout ce qui vous appartient. Pour moi je traîne & souffre plus patiemment dans ma solitude, que quand j’étois obligé de grimacer devant les importuns; cependant je vais toujours; je me promène, je ne manque pas de vigueur, & voici le temps que je vais me dédommager du rude hiver que j’ai passé dans les bois.
Je vous prie instamment de ne point m’adresser de lettres chez Mde. d’Epinay; cela lui donne des embarras, & multiplie les frais; il faut écrire, envoyer des exprès, & l’on évite tout cela en m’écrivant tout bonnement à l’Hermitage sous Montmorenci, par Paris; les lettres me sont plus promptement, aussi fidellement rendues, & à moindres frais pour Mde. d’Epinay & pour moi. A la vérité quand il est question de paquets un peu gros, comme le précédent, on peut mettre une enveloppe avec cette adresse: à M. de Lalive d’Epinay, Fermier Général du Roi, à l’hôtel des fermes, à Paris. Car, ce que je vois qu’on ne sait pas à Genève, c’est que les Fermiers Généraux ont bien leurs ports francs à l’hôtel des fermes, mais non pas chez eux. Encore faut-il bien prendre garde qu’il ne paroisse pas que leurs paquets contiennent des lettres à d’autres adresses; & il y a dans cette économie une petite manœuvre que je n’aime point.
Adieu, mon cher concitoyen; quand viendra le temps où nous irons ensemble profiter des utiles délassemens de ce [9] médecin du corps & de l’ame, de ce Chrysippe moderne, que j’estime plus que l’ancien, que j’aime comme mon ami, & que je respecte comme mon, maître!
P. S. Je vous envoie ouverte ma réponse à M. Roustan pour que vous en jugiez & que vous la supprimiez si vous la croyez capable de lui déplaire; car assurément ce n’est pas mon intention.
[04-07-1758] LETTRE A Mr. V....s
Montmorenci le 4 Juillet 1758.
Je me hâte, mon cher V.... s, de vous rassurer sur le sens que vous avez donné à ma dernière lettre, & qui surement n’étoit pas le mien. Soyez sûr que j’ai pour vous toute l’estime & toute la confiance qu’un ami doit à son ami; il est vrai que j’ai eu les mêmes sentimens pour d’autres qui m’ont trompé, & que plein d’une amertume en secret dévorée, il s’en est répandu quelque chose sur mon papier; mais, mon ami, cela vous regardoit si peu que dans la même lettre je vous ai, ce me semble, assez témoigné l’ardent désir que j’ai de vous voir & de vous embrasser. Vous me connoissez mal; si je vous croyois capable de me tromper, je n’aurois plus rien à vous dire.
J’ai reçu l’exemplaire de M. Du Villard; je vous prie de l’en remercier. S’il veut bien m’en adresser deux autres, non [10] pas par la même voie dont il s’est servi; mais à l’adresse de M. Coindet, chez MM. Thelusson, Necker & Compagnie, rue Michel-le-Comte, je lui e n serai obligé. Il a eu tort d’imprimer cet article sans m’en rien dire; il a laissé des fautes que j’aurois ôtées, & il n’a pas fait des corrections & additions que je lui aurois données.
J’ai sous presse un petit écrit sur l’article Genève de M. d’Alembert. Le conseil qu’il nous donne d’établir une comédie m’a paru pernicieux, il a réveillé mon zèle & m’a d’autant plus indigné, que j’ai vu clairement qu’il ne se faisoit pas un scrupule de faire sa cour à M. de Voltaire à nos dépens. Voilà les auteurs & les philosophes! Toujours pour motif quelqu’intérêt particulier, & toujours le bien public pour prétexte. Cher V.... s, soyons hommes & citoyens jusqu’au dernier soupir. Osons toujours parler pour le bien de tous, fut-il préjudiciable à nos amis & à nous-mêmes. Quoiqu’il en soit, j’ai dit mes raisons; ce sera à nos compatriotes à les peser. Ce qui me fâche, c’est que cet écrit est de la dernière foiblesse; il se sent de l’état de langueur où je suis, & où j’étois bien plus encore quand je l’ai composé. Vous n’y reconnoîtrez plus rien que mon coeur; mais je me flatte que c’en est assez pour me conserver le vôtre. Voulez-vous bien passer de ma part chez M. Marc Chapuis, lui faire mes tendres amitiés, & lui demander s’il veut bien que je lui faire adresser les exemplaires de cet écrit que je me suis réservés, afin de les distribuer à ceux à qui je les destine, suivant la note que je lui enverrai?
[11] Vous m’avez parlé ci-devant de Madame d’E....y, l’ami Roustan que j’embrasse & remercie m’en parle, & d’autres m’en parlent encore. Cela me fait juger qu’elle vous laisse dans une erreur dont il faut que je vous tire. Si Madame d’E.....y vous dit que je suis de ses amis, elle vous trompe; si elle vous dit qu’elle est des miens, elle vous trompe encore plus. Voilà tout ce que j’ai à vous dire d’elle.
Loin que l’ouvrage dont vous me parlez soit un roman philosophique, c’est au contraire un commerce de bonnes gens. Si vous venez, je vous montrerai cet ouvrage, & si vous jugez qu’il vous convienne de vous en mêler, je l’abandonne avec plaisir à votre direction. Adieu, mon ami, songez, non pas, grâce au ciel, aux Ides de Mars; mais aux Calendes de Septembre: c’est ce jour là que je vous attends.
[22-10-1758] LETTRE AU MÊME
Montmorenci le 22 Octobre 1758.
Je reçois à l’instant, mon ami, votre dernière lettre sans date, dans laquelle vous m’en annoncez une autre, sous le pli de M. de Chenonceaux, que je n’ai point reçue; c’est une négligence de ses commis, j’en suis sûr; car vint me voir il y a peu de jours, & ne m’en parla point. Quoi qu’il en soit, ne nous exposons plus au même inconvénient; [12] écrivez-moi directement, & n’affranchissez plus vos lettres, car je ne suis pas à portée ici d’en faire de même. Quoique ce paquet soit assez gros pour en valoir la peine, je ne crois pas que mon ami regrette l’argent qu’il lui coûtera, & je ne lui ai pas donné le droit, que je sache, de penser moins favorablement de moi. Soyez aussi plus exact aux dates, que vous êtes sujet à oublier.
L’écrit à M. d’Alembert paroît en effet à Paris, depuis le 2 de ce mois; je ne l’ai appris que le 7. Le lundi 8, je reçus le petit nombre d’exemplaires que mon libraire avoit joint pour moi à cet envoi; je les ai fait distribuer le même jour & les suivans, ensorte que le débit de cet ouvrage ayant été assez rapide, tous ceux à qui j’en ai envoyé l’avoient déjà, & voilà un des désagrémens auxquels m’assujettit l’inconcevable négligence de ce libraire. Pour que vous jugiez s’il y a de ma faute dans les retards de l’envoi pour Genève, je vous envoie une de ses lettres à demi-déchirée, & que j’ai heureusement retrouvée. Si vous avez des relations en Hollande, vous m’obligerez de vous en faire informer à lui-même. Selon son compte, j’espère enfin que vous aurez reçu & distribué ceux qui vous sont adressés. Je vous dirai sur celui de M. Labat, que nous ne nous sommes jamais écrit, & que nous ne sommes par conséquent en aucune espèce de relation; cependant je serois bien aise de lui donner ce léger témoignage que je n’ai point oublié ses honnêtetés. Mais, mon cher V.... s, Roustan est moins en état d’en acheter un voudrois bien aussi lui donner cette petite marque de souvenir; [13] & dans la balance, entre le riche & le pauvre, je penche toujours pour le dernier. Je vous laisse le maître du choix. A l’égard de l’autre exemplaire, il faut, s’il vous plait, le faire agréer à M. Soubeyran, avec lequel j’ai de grands torts de négligence, & non pas d’oubli; tâchez, je vous prie, de l’engager à les oublier.
Je n’ignorois pas que l’article Genève étoit en partie de M. de Voltaire; quoique j’aie eu la discrétion de n’en rien dire, il vous sera aisé de voir, par la lecture de l’ouvrage, que je savois, en l’écrivant, à quoi m’en tenir. Mais je trouverois bizarre que M. de Voltaire crût, pour cela, que je manquerois de lui rendre un hommage que je lui offre de très-bon coeur. Au fond, si quelqu’un devoit se tenir offensé ce seroit M. d’Alembert; car, après tout, il est au moins le père putatif de l’article. Vous verrez, dans sa lettre ci-jointe, comment il a reçu la déclaration que je lui fis, dans le temps, de ma résolution. Que maudit soit tout respect humain qui offense la droiture & la vérité! J’espère avoir secoué pour jamais cet indigne joug.
Je n’ai rien à vous dire sur la réimpression de l’Economie politique, parce que je n’ai pas reçu la lettre où vous m’en parlez. Mais je vous avoue que, sur l’offre de M. Du Villard, j’ai cru que l’auteur pouvoit lui en demander deux exemplaires, & s’attendre à les recevoir. S’il ne tient qu’i les payer, je vous prie d’en prendre le soin, & je vous serai rembourser cette avance avec celles que vous aurez pu faire au sujet de mon dernier écrit, & dont je vous prie de m’envoyer la note.
[14] Je n’ai point lu le livre de l’Esprit; mais j’en aime & estime l’auteur. Cependant, j’entends de si terribles choses de l’ouvrage, que je vous prie de l’examiner avec bien du soin, avant d’en hasarder un jugement ou un extrait dans votre recueil.
Adieu, mon cher V.... s, je vous aime trop pour répondre à vos amitiés; ce langage doit être proscrit entre amis.
[21-11-1758] LETTRE AU MÊME
Montmorenci le 21 Novembre 1758.
Cher V.... s, plaignez-moi. Les approches de l’hiver se sont sentir. Je souffre, & ce n’est pas le pire pour ma paresse. Je suis accablé de travail, & jamais mon dernier écrit ne m’a coûté la moitié de la peine & du temps à faire, que me coûteront à répondre les lettres qu’il m’attire. Je voudrois donner la préférence à mes concitoyens; mais cela ne se peut sans m’exposer. Car, parmi les autres lettres, il y en a de très-dangereuses, dans lesquelles on me tend visiblement des piéges, auxquelles il faut pourtant répondre, & répondre promptement, de peur que mon silence même ne soit imputé à crime. Faites donc ensorte, mon ami, qu’un retard de nécessité ne soit pas attribué à négligence, & que mes compatriotes aient pour [15] moi plus d’indulgence que je n’ai lieu d’en attendre des étrangers. J’aurai soin de répondre à tout le monde; je désire seulement qu’un délai forcé ne déplaise à personne.
Vous me parlez des critiques. Je n’en lirai jamais aucun; c’est le parti que j’ai pris dès mon précédent ouvrage; & je m’en suis très-bien trouvé. Après avoir dit mon avis, mon devoir est rempli. Errer est d’un mortel, & surtout d’un ignorant comme moi, mais je n’ai pas l’entêtement de l’ignorance. Si j’ai fait des fautes, qu’on les censure, c’est sort bien fait. Pour moi, je veux rester tranquille; si la vérité m’importe, la paix m’importe encore plus.
Cher V.... s, qu’avons-nous fait? Nous avons oublié M. Abausit. Ah! dites, méchant ami! cet homme respectable, qui passe sa vie à s’oublier soi-même, doit-il être oublié des autres? Il falloit oublier tout le monde avant lui. Que ne m’avez-vous dit un mot? Je ne m’en consolerai jamais. Adieu.
Je n’oublie pas ce que vous m’avez demandé pour votre recueil; mais..... du temps! du temps! Hélas! je n’en fais cas que pour le perdre. Ne trouvez-vous pas qu’avec cela mes comptes seront bien rendus?
[06-01-1759] LETTRE AU MÊME
Montmorenci le 6 Janvier 1759.
Le mariage est un état de discorde & de trouble pour les gens corrompus, mais pour les gens de bien il est le paradis sur la terre. Cher V.... s, vous allez être heureux, peut-être l’êtes-vous déjà. Votre mariage n’est point secret; il ne doit point l’être, il a l’approbation de tout le monde, & ne pouvoit manquer de l’avoir. Je me fais honneur de penser que votre épouse, quoiqu’étrangère, ne le sera point parmi nous. Le mérite & la vertu ne sont étrangers que parmi les méchans; ajoutez une figure qui n’est commune nulle part, mais qui fait bien le naturaliser partout, & vous verrez que Mademoiselle C....n, étoit Genevoise avant de le devenir. Je m’attendris en songeant au bonheur de deux époux si bien unis, à penser que c’est le sort qui vous attend. Cher ami! quand pourrai-je en être témoin? Quand verserai-je des larmes de joie en embrassant vos chers enfans? Quand me dirai-je, en abordant votre chère épouse: «Voilà la mère de famille que j’ai dépeinte; voilà la femme qu’il saut honorer.»
Je ne suis point étonné de ce que vous avez fait pour M. Abausit; je ne vous en remercie pas même; c’est insulter ses amis que de les remercier de quelque chose. Mais cependant vous avez donné votre exemplaire, & il ne [17] suffit pas que vous en ayez un, il faut que vous l’ayez ma main. Si donc il ne vous en reste aucun des miens, marquez-le moi; je vous, enverrai celui que je m’étois réservé, & que je n’espérois pas employer si bien. Vous serez le maître de me le payer par un exemplaire l’Economie politique; car je n’en ai point reçu.
M. de Voltaire ne m’a point écrit. Il me met tout-à-fait à mon aise, & je n’en suis pas fâché. La lettre de M. Tronchin rouloit uniquement sur mon ouvrage & contenoit plusieurs objections très-judicieuses, sur lesqu’elles pourtant je ne suis pas de son avis.
Je n’ai point oublié ce que vous voulez bien désirer sur le choix littéraire. Mais, mon ami, mettez-vous à ma place; je n’ai pas le loisir ordinaire aux gens de lettres. Je suis si près de mes pièces, que si je veux dîner, il faut que je le gagne; si je me repose, il faut que je jeûne, & je n’ai pour le métier d’auteur que mes courtes récréations. Les foibles honoraires que m’ont rapporté mes écrits, m’ont laissé le loisir d’être malade, & de mettre un peu plus de graisse dans ma soupe; mais tout cela est épuisé, & je suis plus près de mes pièces que je ne l’ai jamais été. Avec cela, il faut encore répondre à cinquante mille lettres, recevoir mille importuns, & leur offrir l’hospitalité. Le temps s’en va & les besoins restent. Cher ami, laissons passer ces temps durs de maux, de besoins, d’importunités, & croyez que je ne ferai rien si promptement & avec tant de plaisir que d’achever le petit morceau que je vous destine, & qui [18] malheureusement ne sera guère au goût de vos lecteurs ni de vos philosophes; car il est tiré de Platon.
Adieu, mon bon ami; nous sommes tous deux occupés; vous, de votre bonheur; moi, de mes peines: mais l’amitié partage tout. Mes maux s’allègent quand je songe que vous les plaignez; ils s’effacent presque par le plaisir de vous croire heureux. Ne montrez cette lettre à personne, au moins le dernier article. Adieu derechef
[14-06-1759] LETTRE A Mr. V.....s
Montmorenci le 14 Juin 1759.
Je suis négligent, cher V.... s, vous le savez bien; mais vous savez aussi que je n’oublie pas mes amis. Jamais je ne m’avise de compter leurs lettres ni les miennes, & quelqu’exacts qu’ils puissent être, je pense à eux plus souvent qu’ils ne m’écrivent. En rien de ce monde, je ne m’inquiète de mes torts apparens, pourvu que je n’en aie pas de véritables, & j’espère bien n’en avoir jamais à me reprocher avec vous. Quand M. Trochin vous a dit que j’avois pris le parti de ne plus aller à Genève, il a, lui, pris la chose au pis. Il y a bien de la différence entre n’avoir pas pris, quant à présent, la résolution d’aller à Genève, ou avoir pris celle de n’y aller plus. J’ai si peu pris cette dernière, que si je savois y pouvoir être de la moindre utilité à quelqu’un ou seulement [19] y être vu avec plaisir de tous le monde, je partirois dés demain; mais, mon bon ami, ne vous y trompez pas, tous les Genevois n’ont pas pour moi le coeur de mon ami V.... s; tout ami de la vérité trouvera des ennemis partout, & il m’est moins dur d’en trouver partout ailleurs, que dans ma patrie. D’ailleurs, mes chers Genevois travaille, on travaille à vous mettre tous sur un si bon ton, & l’on y réussit si bien, que je vous trouve trop avancés pour moi. Vous voilà tous si élégans, si brillans, si agréables, que seriez-vous de ma bizarre figure & de mes maximes gothiques? Que deviendrois-je au milieu de vous à présent que vous avez un maître en plaisanteries qui vous instruit si bien? Vous me trouveriez fort ridicule, & moi je vous trouverois fort jolis; nous aurions grand peine à nous accorder ensemble. Je ne veux point vous répéter mes veilles rabâcheries, ni aller chercher de l’humeur parmi vous. Il vaut mieux rester en des lieux où, si, je vois des choses qui me déplaisent, l’intérêt que j’y prends n’est pas assez grand pour me tourmenter. Voilà, quant à présent, la disposition où je me trouve, & mes raisons pour pas changer, tant que ne convenant pas au pays où vous êtes, je ne serai pas dans ce pays-ci un hôte trop insupportable, & jusqu’ici je n’y suis pas traité comme tel. Que s’il m’arrivoit jamais d’être obligé d’en sortir, j’espère que je ne rendrois pas si peu d’honneur à ma patrie que de la prendre pour un pis-aller.
Adieu, cher V.... s, je n’ai pas oublié le temps où vous m’offrîtes de me venir voir, & où, quand je vous eus pris [20] au mot, vous ne m’en parlâtes plus. Je n’ai rien dit quand vous êtes resté garçon, & si, maintenant que vous voilà marié, & que la chose est impossible, je vous en parle, c’est pour vous dire que je ne désespère point d’avoir le plaisir de vous embraser, non pas à Montmorenci, mais à Genève. Adieu, de tout mon cœur.
[10-07-1759] LETTRE A Mr. CARTIER
A Montmorenci le 10 Juillet 1759.
Je te remercie de tout mon coeur, mon bon patriote, & de l’intérêt que tu veux bien prendre à ma santé, & des offres humaines & généreuses que cet intérêt t’engage à me faire, pour la rétablir. Crois que si la chose étoit faisable, j’accepterois ces offres avec autant & plus de plaisir de toi que de personne au monde; mais, mon cher, on t’a mal exposé l’état de la maladie; le mal est plus grave & moins mérité, & un vice de conformation apporté dès ma naissance, achève de le rendre absolument incurable. Tout ce qu’il y aura donc de réel dans l’effet de tes offres, c’est la reconnoissance qu’elles m’inspirent, & le plaisir de connoître & d’estimer un de mes concitoyens de plus.
Quant à ton style, il est bon & honorable pourquoi veux-tu t’excuser puisqu’il est celui de l’amitié? Je ne peux mieux te montrer que je l’approuve qu’en m’efforçant de l’imiter, [21] & il ne tient qu’à toi de voir que c’est de bon cœur. Ne serois-tu point par hasard un de nos frères les Quakers? Si cela est, je m’en réjouis, car je les aime beaucoup, & à cela près que je ne tutoye pas tout le monde, je me crois plus Quaker que toi. Cependant, peut-être n’est-ce pas là ce que nous faisons de mieux l’un & l’autre; car c’est encore une autre folie que d’être sage parmi les foux. Quoiqu’il en soit, je suis très-content de toi & de ta lettre, excepté la fin où tu te dis encore plus à moi qu’à toi; car tu mens, & ce n’est pas la peine de se mettre à tutoyer les gens pour leur dire aussi des mensonges. Adieu, cher patriote, je te & salue & t’embrase de tout mon cœur. Tu peux, compter que je ne mens pas en cela.
[29-01-1760] LETTRE A Mr. M.....u
A Montmorenci le 29 Janvier 1760.
Si j’ai des torts avec vous, Monsieur, je n’ai pas celui de ne les pas sentir & de ne me les pas reprocher. Mon silence est bien plus contre moi que contre vous; car comment répondre à une lettre qui m’honore si fort & où je reconnois si peu? Je laisserai de votre lettre ce qui ne me convient pas; je ne vous rendrai point les éloges que vous me donnez; je suppose que vous n’aimeriez pas à les entendre, & tâcherai de mériter dans la suite que vous en pensiez au de moi.
[22] M. Favre avoit un extrait de votre sermon sur le luxe; il me l’a lu & je l’ai prié de me le prêter pour le copier. M’entendez-vous, Monsieur?
Au reste vous êtes le premier, que je sache, qui ait montré que la feinte charité du riche n’est en lui qu’un luxe de plus; il nourrit les pauvres comme des chiens & des chevaux. Le mal est que les chiens & les chevaux servent à ses plaisirs, & qu’à la fin les pauvres l’ennuient; à la fin c’est un air de les laisser périr comme c’en fut d’abord un de les assister.
J’ai peur qu’en montrant l’incompatibilité du luxe & de l’égalité, vous n’ayez fait le contraire de ce que vous vouliez: vous ne pouvez ignorer que les partisans du luxe sont tous ennemis de l’égalité. En leur montrant comment il la détruit, vous ne serez que le leur faire aimer davantage; il falloir faire voir, au contraire, que l’opinion tournée en faveur de la richesse & du luxe, anéantit l’égalité des rangs; & que tout crédit gagné par les riches, est perdu pour les magistrats. Il me semble qu’il y auroit là-dessus un autre sermon, bien plus utile à faire, plus profond, plus politique encore, & dans lequel, en faisant votre cour, vous diriez des vérités très-importantes, & dont tout le monde seroit frappé.
Ne nous faisons plus illusion, Monsieur; je me suis trompé dans ma lettre à M. d’Alembert. Je ne croyois pas nos progrès si grands, ni nos moeurs si avancées. Nos maux sont désormais sans remède; il ne vous faut plus que des palliatifs, & la comédie en est un. Homme de bien, ne perdez pas votre ardente éloquence à nous prêcher l’égalité; [23] vous ne seriez plus entendu. Nous ne sommes encore des esclaves; apprenez-nous, s’il se peut, à n’être des méchans. Non ad vetera insituta, quœ jam pridem corruptis moribus, ludibrio sunt, revocans; mais en retardent le progrès du mal par des raisons d’intérêt, qui seules peuvent toucher des hommes corrompus. Adieu, Monsieur, je vous embrasse.
[00-00-1760] LETTRE A Mr....
Montmorenci.....1760.
Le mot propre me vient rarement, & je ne le regrette guère en écrivant à des lecteurs aussi clairvoyans que vous. La préface* [*Celle de la nouvelle Héloïse.] est imprimée, ainsi je n’y puis plus rien changer. Je l’ai déjà confue à la première partie; je l’en détacherai pour vous l’envoyer, si vous voulez; mais elle ne contient rien dont je ne vous aie déjà dit ou écrit la substance, & j’espère que vous ne tarderez pas à l’avoir avec le livre même, car il est en route; malheureusement mes exemplaires ne viennent qu’avec ceux du libraire. J’espère pourtant faire ensorte que vous ayez le vôtre avant que le livre soit public. Comme cette préface n’est que l’abrégé de celle dont je vous ai parlé, je persiste dans la pensée de donner celle-ci à part; mais j’y dis trop de bien & trop de mal du livre pour la [24] donner d’avance, il faut lui laisser faire son effet bon ou mauvais de lui-même, & puis la donner après.
Quant aux aventures d’Edouard, il seroit trop tard, puisque le livre est imprimé; d’ailleurs, craignant de succomber à la tentation, j’en ai jeté les cahiers au feu, & il n’en reste qu’un court extrait que j’en ai fait pour Madame la Maréchale de Luxembourg, & qui est entre ses mains.
A l’égard de ce que vous me dites de Wolmar & du danger qu’il peut faire courir à l’éditeur, cela ne m’effraie point; je suis sûr qu’on ne m’inquiétera jamais justement, & c’est une folie de vouloir se précautionner contre l’injustice. Il reste là-dessus d’importantes vérités à dire, & qui doivent être dites par un croyant. Je serai ce croyant-là, & si je n’ai pas le talent nécessaire, j’aurai du moins l’intrépidité. A Dieu ne plaise que je veuille ébranler cet arbre sacré que je respecte, & que je voudrois cimenter de mon sang. Mais j’en voudrois bien ôter les branches qu’on y a greffées, & qui portent de si mauvais fruits.
Quoique je n’aie plus reçu de nouvelles de mon libraire depuis la dernière feuille, je crois son envoi en route, & j’estime qu’il arrivera à Paris vers Noël. Au reste, si vous n’êtes pas honteux d’aimer cet ouvrage, je ne vois pas pourquoi vous vous abstiendriez de dire que vous l’avez lu, puisque cela ne peut que favoriser le débit. Pour moi, j’ai gardé le secret que nous nous sommes promis mutuellement; mais si vous me permettez de le rompre, j’aurai grand soin de me vanter de votre approbation.
Un jeune Genevois qui a du goût pour les beaux arts a [25] entrepris de faire graver pour ce livre un recueil d’estampes dont je lui ai donné, les sujets: comme elles ne peuvent être prêtes à temps pour paroître avec le livre, elles se débiteront à part.
[29-05-1761] LETTRE A Mr. M.....u
A Montmorenci le 29 Mai 1761.
Vous pardonneriez aisément mon silence, cher M.....u, si vous connoissiez mon état; mais sans vous écrire, je ne lasse pas de penser à vous, & j’ai une proposition à vous faire. Ayant quitté la plume & ce tumultueux métier d’auteur pour lequel je n’étois point né, je m’étois proposé, après la publication de mes rêveries sur l’éducation, de finir par une édition générale de mes écrits, dans laquelle il en seroit entré quelques-uns qui sont encore en manuscrit. Si peut-être le mal qui me consume ne me laissoit pas le temps de faire cette édition moi-même, seriez-vous homme à faire le voyage de Paris, à venir examiner mes papiers dans les mains où ils seront laissés, & à mettre en état de paroître ceux que vous jugerez bons à cela,? Il faut vous prévenir que vous trouverez des sentimens sur la religion, qui ne sont pas les vôtres, & que peut-être vous n’approuverez pas, quoique les dogmes essentiels à l’ordre moral s’y trouvent tous. Or, je ne veux [26] qu’il soit touché à cet article; il s’agit donc de savoir s’il tous convient de vous prêter à cette édition avec cette réserve, qui, ce me semble, ne peut vous compromettre en rien, quand on saura qu’elle vous est formellement imposée, sauf à vous de réfuter en votre nom, & dans l’ouvrage même, si vous le jugez à propos, ce qui vous paroîtra mériter réfutation, pourvu que vous ne changiez opprimiez rien sur ce point; sur tout autre vous serez le maître.
J’ai besoin, Monsieur, d’une réponse sur cette proposition avant de prendre les derniers arrangemens, que mon état rend nécessaires. Si votre situation, vos affaires ou d’autres raisons vous empêchent d’acquiescer, je ne vois que M. Roustan, qui m’appelle son maître, lui qui pourroit être le mien, auquel je pusse donner la même confiance, & qui, je crois, rendroit volontiers cet honneur à ma mémoire. En pareil cas, comme sa situation est moins aisée que la vôtre, on prendroit des mesures pour que ces soins ne lui sussent pas onéreux. Si cela ne vous convient ni à l’un ni à l’autre, tout restera comme il est; car je suis bien déterminé à ne confier les mêmes soins à nul homme de lettres de ce pays. Réponse précise & directe, je vous supplie, le plutôt qu’il se pourra, sans vous servir de la voie de M. C....t. Sur pareille matière le secret convient, & je vous le demande. Adieu, vertueux M.....u, je ne vous fais pas des complimens, mais il ne tient qu’à vous de voir si je vous estime.
Vous comprenez bien que la nouvelle Héloïse ne doit pas dans entrer dans le recueil de mes écrits.
[24-07-1761] LETTRE AU MÊME
A Montmorenci le 24 Juillet 1761.
Je ne doutois pas, Monsieur, que vous n’acceptassiez avec plaisir les soins que je prenois la liberté de confier à votre amitié, & votre consentement m’a plus touché que surpris. Je puis donc, en quelque temps que je cesse de souffrir, compter que si mon recueil n’est pas encore en état de voir le jour, vous ne dédaignerez pas de l’y mettre, & cette confiance m’ôte absolument l’inquiétude qu’il est difficile de n’avoir pas en pareil cas pour le sort de ses ouvrages. Quant aux soins qui regardent l’impression, comme il ne faut que de l’amitié pour les prendre, ils seront remplis en ce pays-ci par les amis auxquels je suis attaché, & que je laisserai dépositaires de mes papiers pour en disposer selon leur prudence & vos conseils. S’il s’y trouve en manuscrit quelque chose qui mérite d’entrer dans votre cabinet, de quoi je doute, je m’estimerai plus honoré qu’il soit dans vos mains que dans celles du public, & mes amis penseront comme moi. Vous voyez qu’en pareil cas un voyage à Paris seroit indispensable; mais vous seriez toujours le maître de choisir le temps de votre commodité; & dans votre façon de penser, vous ne tiendriez par ce voyage pour perdu, non-seulement par le service que vous rendriez à ma mémoire, mais encore par le plaisir de connoître des [28] personnes estimables & respectables, les seuls vrais amis que j’ai jamais eus, & qui surement deviendroient aussi les vôtres. En attendant, je n’épargne rien pour vous abréger du travail. Le peu de momens où mon état me permet de m’occuper, sont uniquement employés à mettre au net mes chiffons; & depuis ma lettre, je n’ai pas laisse d’avancer assez la besogne pour espérer de l’achever, à moins de nouveaux accidens.
Connoissez-vous un M. Mollet, dont je n’ai jamais entendu parler? Il m’écrivit y a quelque temps une espèce de relation d’une fête militaire, laquelle me fit grand plaisir, & je l’en remerciai. Il est parti de là pour faire imprimer, sans m’en parler, non-seulement sa lettre, mais ma réponse, qui n’étoit surement pas faite pour paroître en public. J’ai quelquefois essuyé de pareilles malhonnêtetés, mais ce qui me fâche est que celle-ci vienne de Genève. Cela m’apprendra une fois pour toutes à ne plus écrire à gens que je ne connois point.
Voici, Monsieur, deux lettres dont je grossis à regret celle-ci, l’une est pour M. Roustan, dont vous avez bien voulu m’en faire parvenir une, & l’autre pour une bonne femme qui m’a élevé, & pour laquelle je crois que vous ne regretterez pas l’augmentation d’un port de lettre, que je ne veux pas lui faire coûter, & que je ne puis affranchir avec sûreté à Montmorenci. Lisez dans mon coeur, cher M.....u, le principe de la familiarité dont j’use avec vous, & qui seroit indiscrétion pour un autre; le vôtre ne lui donnera pas ce nom-là. Mille choses pour moi à l’ami Vernes, Adieu, je vous embrasse tendrement.
[24-10-1761] LETTRE A Mr. R....
Montmorenci le 24 Octobre 1761.
Votre lettre, Monsieur, du 30 Septembre ayant passé par Genève, c’est-à-dire, ayant traversé deux fois la France, ne m’est parvenue qu’avant hier. J’y ai vu avec une douleur mêlée d’indignation; les traitemens affreux que souffrent nos malheureux frères dans le pays où vous êtes, & qui m’étonnent d’autant plus que l’intérêt du gouvernement seroit, ce me semble, de les laisser en repos, du moins quant à présent. Je comprends bien que les furieux qui les oppriment, consultent bien plus leur humeur sanguinaire que l’intérêt du gouvernement; mais j’ai pourtant quelque peine à croire qu’ils se portassent à ce point de cruauté, si la conduite de nos frères n’y donnoit pas quelque prétexte. Je sens combien il est dur de se voir sans cesse à la merci d’un peuple cruel; sans appui, sans ressource, & sans avoir même la consolation d’entendre en paix la parole de Dieu. Mais cependant, Monsieur, cette même parole de Dieu est formelle sur le devoir d’obéir aux lois des princes. La défense de s’assembler est incontestablement dans leurs droits; & après tout, ces assemblées n’étant pas de l’essence du Christianisme, on peut s’en abstenir sans renoncer à sa soi. L’entreprise d’enlever un homme des mains de la justice ou de ses ministres, [30] fut-il même injustement détenu, est encore une rebellion qu’on ne peut justifier, & que les puissances sont toujours en droit de punir. Je comprends qu’il y a des vexations si dures qu’elles lassent même la patience des justes. Cependant qui veut être Chrétien, doit apprendre à souffrir; & tout homme doit avoir une conduite conséquente à sa doctrine. Ces objections peuvent être mauvaises; mais toutefois si on me les faisoit, je ne vois pas trop ce que j’aurois à repliquer.
Malheureusement je ne suis pas dans le cas d’en courir le risque. Je suis très-peu connu de M......, & je ne le suis même que par quelque tort qu’il a eu jadis avec moi, ce qui ne le disposeroit pas favorablement pour ce que j’aurois à lui dire; car, comme vous devez savoir, quelquefois l’offensé pardonne, mais l’offenseur ne pardonne jamais. Je ne suis pas en meilleur prédicament auprès des ministres, & quand j’ai eu à demander à quelqu’un d’eux, non des grâces, je n’en demande point, mais la justice la plus claire & la plus due, je n’ai pas même obtenu de réponse. Je ne serois, par un zèle indiscret, que gâter la cause pour laquelle je voudrois m’intéresser. Les amis de la vérité ne sont pas bien venus dans les cours, & ne doivent pas s’attendre à l’être. Chacun a sa vocation sur la terre; la mienne est de dire au public des vérités dures, mais utiles; je tâche de la remplir, sans m’embarrasser du mal que m’en veulent les méchans, & qu’ils me sont quand ils peuvent. J’ai prêché l’humanité, la douceur, la tolérance autant qu’il a dépendu de moi, ce n’est pas ma [31] faute si l’on ne m’a pas écouté; du reste, je me suis fait une loi de m’en tenir toujours aux vérités générales; je ne fais ni libelles, ni satires; je n’attaque point un homme mais les hommes; ni une action, mais un vice. Je ne saurois, Monsieur, aller au-delà.
Vous avez pris un meilleur expédient en écrivant à M..... il est fort ami de........ & se seroit certainement écouter, s’il lui parloit pour nos frères; mais doute qu’il mette un grand, zèle à sa recommandation; mon cher Monsieur, la volonté lui manque, à moi le pouvoir; & cependant le juste pâtit. Je vois par votre lettre que vous avez, ainsi que moi, appris à souffrir à l’école de la pauvreté; hélas! elle nous fait compatir aux malheurs des autres, mais elle nous met hors d’état de les soulager. Bon jour, Monsieur, je vous salue de tout mon coeur.
[16-02-1762] LETTRE A Mr. M.....u
A Montmorenci le 16 Février 1762.
Plus de Monsieur, cher M......u, je vous en supplie; je ne puis souffrir ce mot-là entre gens qui s’estiment & qui s’aiment: je tâcherai de mériter que vous ne vous en serviez plus avec moi.
Je suis touché de vos inquiétudes sur ma sûreté; mais [32] vous devez comprendre que dans l’état où je suis, il y a plus de franchise que de courage à dire des vérités utiles, & je puis désormais mettre les hommes au pis, sans avoir grand chose à perdre. D’ailleurs, en tout pays, je respecte la police & les lois, & si je parois ici les éluder, ce n’est le qu’une apparence qui n’est point fondée; on ne peut être plus en règle que je le suis; il est vrai que si l’on m’attaquoit, je ne pourrois sans bassesse employer tous mes avantages pour me défendre; mais il n’en est pas moins vrai qu’on ne pourroit m’attaquer justement, & cela suffit pour ma tranquillité; toute ma prudence dans ma conduite est qu’on ne puisse jamais me faire mal sans me faire tort; mais aussi je ne me dépars jamais de-là. Vouloir se mettre à l’abri de l’injustice, c’est tenter l’impossible, & prendre des précautions qui n’ont point de fin. J’ajouterai qu’honoré dans ce pays de l’estime publique, j’ai une grande défense dans la droiture de mes intentions qui se fait sentir dans écrits. Le Français est naturellement humain & hospitalier; que gagneroit-on de persécuter un pauvre malade qui n’est sur le chemin de personne, & ne pêche que la paix & la vertu? Tandis que l’auteur du livre de l’Esprit vit en paix dans sa patrie, J. J. Rousseau peut espérer de être pas tourmenté.
Tranquillisez-vous donc sur mon compte, & soyez persuadé que je ne risque rien. Mais pour mon livre, je vous avoue qu’il est maintenant dans un état de crise qui me fait craindre pour son sort. Il faudra peut-être n’en laisser paroître qu’une partie, ou le mutiler misérablement; [33] & là-dessus je vous dirai que mon parti est pris. Je laisserai ôter ce qu’on voudra des deux premiers volumes, mais je ne souffrirai pas qu’on touche à la profession de soi. Il faut qu’elle reste telle qu’elle est, ou qu’elle soit supprimée; la copie qui est entre vos mains me donne le courage de prendre ma résolution là-dessus. Nous en reparlerons quand j’aurai quelque chose de plus à vous dire; quant à présent, tout est suspendu. Le grand éloignement de Paris & d’Amsterdam fait que toute cette affaire se traite fort lentement, & tire extrêmement en longueur.
L’objection que vous me faites sur l’état de la religion en Suisse & à Genève, & sur le tort qu’y peut faire l’écrit en question, seroit plus grave si elle étoit fondée: mais je suis bien éloigné de penser comme vous sur ce point. Vous dites que vous avez lu vingt fois cet écrit; hé bien, cher M.....u, lisez-le encore une vingt-unième; & si vous persistez alors dans votre opinion, nous la discuterons.
J’ai du chagrin de l’inquiétude de M. votre père, & surtout par l’influence qu’elle peut avoir sur votre voyage; car, d’ailleurs, je pense trop bien de vous pour croire que, quand votre fortune seroit moindre, vous en fussiez plus malheureux. Quand votre résolution sera tout-à-fait prise là-dessus, marquez-le moi, afin que je vous garde, ou vous envoie le misérable chiffon auquel votre amitié veut bien mettre un prix. J’aurois d’autant plus de plaisir à vous voir, que je me sens un peu soulage, & plus en état de profiter de votre commerce; j’ai quelques instans de relâche que je n’avois pas auparavant, & ces instans me seroient [34] plus chers, si je vous avois ici. Toutefois vous ne me devez rien, & vous devez tout à votre père, à votre famille, à votre état, & l’amitié qui se cultive aux dépens du devoir n’a plus de charmes. Adieu, cher M.....u, je vous embrasse de tout mon coeur. J’ai brûlé votre précédente lettre: mais pourquoi signer? avez-vous peur que je ne vous reconnoisse pas?
[25-04-1762] LETTRE A Mr. M.....u
Montmorenci 25 Avril 1762.
Je voulois, mon cher concitoyen, attendre pour vous écrire, & pour vous envoyer le chiffon ci-joint, puisque vous le désirez, de pouvoir vous annoncer définitivement le sort de mon livre; mais cette affaire se prolonge trop pour m’en laisser attendre la fin. Je crois que le libraire a pris le parti de revenir au premier arrangement, & de faire imprimer en Hollande, comme il s’y étoit d’abord engagé. J’en suis charmé, car c’étoit toujours malgré moi que, pour augmenter son gain, il prenoit le parti de faire imprimer en France, quoique de ma part je fusse autant en règle qu’il me convient, & que je n’eusse rien fait sans l’aveu du magistrat. Mais maintenant que le libraire a reçu & payé le manuscrit, il en est le maître. Il ne me le rendroit pas quand je lui rendrois son argent, [35] ce que j’ai voulu faire inutilement plusieurs fois, & ce que je ne suis plus en état de faire. Ainsi, j’ai résolu de ne plus m’inquiéter de cette affaire, & de laisser courir sa fortune au livre, puisqu’il est trop tard pour l’empêcher.
Quoique par-là toute discussion sur le danger de la profession de foi devienne inutile, puisqu’assurément, quand je la voudrois retirer, le libraire ne me la rendroit pas, j’espère pourtant que vous avez mis ses effets au pis, en supposant qu’elle jetteroit le peuple parmi nous dans une incrédulité absolue; car premièrement, je n’ôte pas à pure perte, & même je n’ôte rien, & j’établis plus que je ne détruis. D’ailleurs, le peuple aura toujours une religion positive, fondée sur l’autorité des hommes, & il est impossible que sur mon ouvrage, le peuple de Genève en préfère une autre à celle qu’il a. Quant aux miracles, ils ne sont pas tellement liés à cette autorité qu’on ne puisse les en détacher à certain point, & cette séparation est très-importante à faire, afin qu’un peuple religieux ne soit pas à discrétion des fourbes & des novateurs; car, quand vous ne tenez le peuple que par les miracles, vous ne tenez rien. Ou je me trompe fort, ou ceux sur qui mon livre seroit quelque impression parmi le peuple, en seroient beaucoup plus gens de bien, & n’en seroient guères moins Chrétiens, ou plutôt ils le seroient plus essentiellement. Je suis donc persuadé que le seul mauvais effet que pourra faire mon livre parmi les nôtres sera contre moi; & même je ne doute point que les plus incrédules ne soufflent encore plus le feu que les dévots; mais cette considération ne m’a [36] jamais retenu de faire ce que j’ai cru bon & utile. Il y a long-temps que j’ai mis les hommes au pis, & puis je vois très-bien que cela ne sera que démasquer des haines qui couvent; autant vaut les mettre à leur aise. Pouvez-vous croire que je ne m’apparçoive pas que ma réputation blesse les yeux de mes concitoyens, & que si Jean-Jaques n’étoit pas de Genève, Voltaire y eût été moins fêté? Il n’y a pas une ville de l’Europe dont il ne me vienne des visites à Montmorenci, mais on n’y apperçoit jamais la trace d’un Genevois, & quand il y en est venu quelqu’un, ce n’a jamais été que des disciples de Voltaire qui ne sont venus que comme espions. Voilà, très-cher concitoyen, la véritable raison qui m’empêchera de jamais me retirer à Genève; un seul haineux empoisonneroit tout le plaisir d’y trouver quelques amis. J’aime trop ma patrie pour supporter de m’y voir haï. Il vaut mieux vivre & mourir en exil. Dites-moi donc ce que je risque. Les bons sont à l’épreuve, & les autres me haïssent déjà. Ils prendront ce prétexte pour se montrer, & je saurai du moins à qui j’ai affaire. Du reste, nous n’en serons pas sitôt à la peine. Je vois moins clair que jamais dans le sort de mon livre, c’est un abîme de mystère où je ne saurois pénétrer. Cependant il est payé, du moins en partie, & il me semble que dans les actions des hommes, il faut toujours en dernier ressort remonter à la loi de l’intérêt. Attendons.
Le Contrat Social est imprimé, & vous en recevrez, par, l’envoi de Rey, douze exemplaires, francs de port, comme j’espère; sinon vous aurez la bonté de m’envoyer la note [37] de vos déboursés. Voici la distribution que je vous prie de vouloir bien faire des onze qui vous resteront, le vôtre prélevé.
I à la Bibliothèque, &c.
A propos de la bibliothèque, ne sachant point le nom des Messieurs qui en sont chargés à présent, & par conséquent ne pouvant leur écrire, je vous prie de vouloir bien leur dire de ma part, que je suis chargé par M. le Maréchal de Luxembourg d’un présent pour la bibliothèque. C’est un exemplaire de la magnifique édition des Fables de La Fontaine, avec des figures d’Oudry en 4 volumes in-folio. Ce beau livre est actuellement entre mes mains, & ces Messieurs le seront retirer quand il leur plaira. S’ils jugent à propos d’en écrire une lettre de remercîment à M. le Maréchal, je crois qu’ils seroient une chose convenable. Adieu, cher concitoyen, ma feuille est finie, & je ne sais finir avec vous que comme cela. Je vous embrasse.
P. S. Vous verrez que cette lettre est écrite à deux reprises, parce que je me suis fait une blessure à la main droite qui m’a long-temps empêché de tenir la plume. C’est avec regret que je vous fais coûter un si gros port, mais vous l’avez voulu.
[07-05-1762] LETTRE A Mr. DE***
Montmorenci le 7 Mai 1762.
C’est à moi, Monsieur, de vous remercier de ne pas dédaigner de si foibles hommages, que je voudrois bien rendre plus dignes de vous être offerts. Je crois, à propos de ce dernier écrit, devoir vous informer d’une action du fleur Rey, laquelle a peu d’exemple chez les libraires, & ne sauroit manquer de lui valoir quelque partie des bontés dont vous m’honorez. C’est, Monsieur, qu’en reconnoissance des profits qu’il prétend avoir faits sur mes ouvrages, il vient de passer en faveur de ma gouvernante l’acte d’une pension viagère de trois cent livres, & cela de son propre mouvement, & de la manière du monde la plus obligeante. Je vous avoue qu’il s’est attaché pour le reste de ma vie, un ami par ce procédé, & j’en suis d’autant plus touché, que ma plus grande peine, dans l’état où je suis, étoit l’incertitude de celui où je laisserois cette pauvre fille, après dix-sept ans de services, de soins & d’attachement. Je sais que le fleur Rey n’a pas une bonne réputation dans ce pays-ci, & j’ai eu moi-même plus d’une occasion de m’en plaindre, quoique jamais sur des discussions d’intérêt, ni sur sa fidélité à faire honneur à ses engagemens. Mais il est confiant aussi qu’il est généralement estimé en Hollande, & voilà, ce me semble, un fait authentique qui doit effacer bien des imputations vagues [39] En voilà beaucoup, Monsieur, sur une affaire dont j’ai le coeur plein, mais le vôtre est fait pour sentir & pardonne ces choses-là.
[30-05-1762] LETTRE A Mr. M.....u
Montmorenci le 30 Mai 1762.
L’état critique où étoient vos enfans, quand vous m’avez écrit, me fait sentir pour vous la sollicitude & les allarmes paternelles. Tirez-moi d’inquiétude aussitôt que vous le pourrez: car, cher M.....u, je vous aime tendrement.
Je suis très-sensible au témoignage d’estime que je reçois de la part de M. de Reventlouv, dans la lettre dont vous m’avez envoyé l’extrait; mais outre que je n’ai jamais aimé la poësie française, & que n’ayant fait de vers depuis très-long-temps j’ai absolument oublié cette petite mécanique; je vous dirai de plus, que je doute qu’une pareille entreprise eût aucun succès, & quant à moi du moins, je ne sais mettre en chanson rien de ce qu’il faut dire aux princes; ainsi je ne puis me charger du soin dont veut bien m’honorer M. de Reventlouv. Cependant, pour lui prouver que ce refus ne vient point de mauvaise volonté, je ne refuserai point d’écrire un mémoire pour l’instruction du jeune prince, si M. de Reventlouv veut m’en prier. Quant à la récompense, je sais d’où la tirer, sans qu’il s’en donne le soin. Aussi [40] bien, quelque médiocre que puisse être mon travail en lui-même, si je faisois tant que d’y mettre un prix, il seroit tel que ni M. de Reventlouv, ni le roi de Dannemarc ne pourroient le payer.
Enfin, mon livre paroît depuis quelques jours, & il est parfaitement prouvé par l’événement que j’ai payé les soins officieux d’un honnête homme des soupçons les plus odieux. Je ne me consolerai jamais d’une ingratitude aussi noire, & je porte au fond de mon coeur le poids d’un remords qui ne me quittera plus.
Je cherche quelque occasion de vous envoyer des exemplaires, &, si je ne puis faire mieux, du moins le vôtre, avant tout. Il y a une édition de Lyon qui m’est très-suspecte, puisqu’il ne m’a pas été possible d’en voir les feuilles; d’ailleurs, le libraire.....qui l’a faite s’est signalé dans cette affaire par tant de manœuvres artificieuses, nuisibles à Néaulme & à Duchesne, que la justice, aussi bien que l’honneur de l’auteur, demandent que cette édition soit décriée autant qu’elle mérite de l’être. J’ai grand peur que ce ne soit la seule qui sera connue où vous êtes, & que Genève n’en soit infecté. Quand vous aurez votre exemplaire, vous serez en état de faire la comparaison, & d’en dire votre avis.
Vous avez bien prévu que je serois embarrassé du transport des Fables de la Fontaine. Moi que le moindre tracas effarouche, & qui laisse dépérir mes propres livres dans les transports, faute d’en pouvoir prendre le moindre soin; jugez. du souci où me met la crainte que celui-là ne soit pas assez bien emballé pour ne pas souffrir en route, & la difficulté [41] de le faire entrer à Paris, sans qu’il aille traînant des mois entiers à la chambre syndicale. Je vous jure que j’aurois mieux aimé en procurer dix autres à la bibliothèque que de faire une lieue à celui-là. C’est une leçon pour une autre fois.
Vous qui dites que je suis si bien voulu dans Genève, répondez au fait que je vais vous exposer. Il n’y a pas une ville dans l’Europe dont les libraires ne recherchent mes écrits avec le plus grand empressement. Genève est la seule où Rey n’a pu négocier des exemplaires du Contrat Social. Pas un seul libraire n’a voulu s’en charger. Il est vrai que l’entrée de ce livre vient d’être défendue en France, mais c’est précisément pour cela qu’il devroit être bien reçu dans Genève; car même j’y préfère hautement l’aristocratie à tout autre gouvernement. Répondez. Adieu, cher M......u. Des nouvelles de vos enfans.
[06-07-1762] LETTRE AU MÊME
[Motiers]
6 Juillet 1762.
Je vois bien, cher concitoyen, que tant que je serai malheureux, vous ne pourrez vous taire, & cela vraisemblablement m’assure vos soins & votre correspondance pour le reste de mes jours. Plaise à Dieu que toute votre conduite dans cette affaire, ne vous fasse pas autant de tort qu’elle vous sera d’honneur. Il ne falloit pas moins avec votre estime, [42] que celle de quelques vrais pères de la patrie, pour tempérer le sentiment de ma misère, dans un concours de calamités que je n’ai jamais dû prévoir: la noble fermeté de M. Jalabert ne me surprend point. J’ose croire que son sentiment étoit le plus honorable au Conseil ainsi que le plus équitable; & pour cela même je lui suis encore plus obligé du courage avec lequel il l’a soutenu. C’est bien des philosophes qui lui ressemblent qu’on peut dire, que s’ils gouvernoient les états, les peuples seroient heureux.
Je suis aussi fâché que touché de la démarche des citoyens dont vous me parlez. Ils ont cru dans cette affaire, avoir leurs propres droits à défendre, sans voir qu’ils me faisoient beaucoup de mal. Toutefois si cette démarche s’est faite avec la décence & le respect convenables, je la trouve plus nuisible que répréhensible. Ce qu’il y a de très-sûr, c’est que je ne l’ai ni sue ni approuvée, non plus que la requête de ma famille, quoiqu’à dire le vrai, le refus qu’elle a produit soit surprenant; & peut-être inoui.
Plus je pèse toutes les considérations, plus je me confirme dans la résolution de garder le plus parfait silence. Car enfin que pourrois-je dire sans renouveler le crime de Cam? Je me tairai, cher M.....u, mais mon livre parlera pour moi; chacun y doit voir avec évidence que l’on m’a jugé sans m’avoir lu.
Non-seulement j’attendrai le mois de Septembre avant d’aller à Genève, mais je ne trouve pas même ce voyage fort nécessaire, depuis que le Conseil lui-même désavoue le décret, & je ne suis guère en état d’aller faire pareille
[43] corvée. Il faut être fou, dans situation, pour courir de nouveaux désagrémens, quand le devoir ne l’exige pas. J’aimerai toujours ma patrie, mais je n’en peux plus revoir le séjour avec plaisir.
On a écrit ici à M. le Baillis que le sénat de Berne, prévenu par le réquisitoire imprimé dans la gazette, doit dans peu m’envoyer un ordre de sortir des terres de la république. J’ai peine à croire qu’une pareille délibération soit mise à exécution dans un si Cage Conseil. Sitôt que je saurai mon sort, j’aurai soin de vous en instruire: jusques-là gardez-moi le secret sur ce point.
Ce réquisitoire ou plutôt ce libelle me poursuit d’état en état, pour me faire interdire par tout le feu & l’eau. On vient encore de l’imprimer dans le Mercure de Neuchâtel. Est-il possible qu’il ne se trouve pas dans tout le public un seul ami de la justice & de la vérité, qui daigne prendre la plume, & montrer les calomnies de ce sot libelle, lesquelles ne pourroient que par leur bêtise, sauver l’auteur du châtiment qu’il recevroit d’un tribunal équitable, quand il ne seroit qu’un particulier? Que doit-ce être d’un homme qui ose employer le sacré caractère de la magistrature à faire le métier qu’il devroit punir? Je vous embrasse de tout mon coeur.
[00-09-1762] LETTRE AU ROI DE PRUSSE
[Motiers]
Septembre 1762.
J’ai dit beaucoup de mal de vous; j’en dirai peut-être encore: cependant, chassé de France, de Genève, du canton de Berne, je viens chercher un asile dans vos états. Ma faute est peut-être de n’avoir pas commencé par-là; cet éloge est de ceux dont vous êtes digne. Sire, je n’ai mérité de vous aucune grâce, & je n’en demande pas: mais j’ai cru devoir déclarer à votre Majesté; que j’étois en son pouvoir, & que j’y voulois être; elle peut disposer de moi comme il lui plaira.
[00-10-1762] LETTRE AU MÊME
[Motiers]
Octobre 1762.
SIRE,
Vous êtes mon protecteur & mon bienfaiteur, & je porte un cœur fait pour la reconnoissance, je viens m’acquiter avec vous, il je puis.
Vous voulez me donner du pain; n’y a-t-il aucun de vos sujets qui en manque? Otez de devant mes yeux cette épée [45] qui m’éblouit & me blesse, elle n’a que trop fait son devoir, & le sceptre est abandonné. La carrière est grande pour les rois de votre étoffe, & vous êtes encore loin du terme; cependant le temps presse, & il ne vous reste pas un moment à perdre pour aller au bout.* [*Dans le brouillon de cette lettre il y avoit à la place cette phrase: Sondez bien votre coeur, ô Frédéric! vous convient-il de mourir sans avoir été le plus grand des hommes? & à la fin de la lettre cette autre phrase: Voilà, Sire, ce que j’avois à vous dire; il est donné à peu de rois de l’entendre, & il n’est donné à aucun de l’entendre deux fois.]
Puissai-je voir Frédéric le juste & le redouté couvrir ses états d’un peuple nombreux dont il soit le père, & J. J. Rousseau, l’ennemi des rois, ira mourir aux pieds de son trône!
[00-11-1762] LETTRE A MILORD MARÉCHAL
[Motiers]
Novembre 1762.
Non, milord, je ne suis ni en sauté ni content, mais quand je reçois de vous quelque marque de bonté & de souvenir, je m’attendris, j’oublie mes peines; au surplus, j’ai coeur abattu, & je tire bien moins de courage de ma philosophie que de ma votre vin d’Espagne.
Madame la comtesse de Boufflers demeure rue Notre-Dame-de-Nazareth, proche le temple; mais je ne comprends pas comment vous n’avez pas son adresse, puisqu’elle me marque que vous lui avez encore écrit pour l’engager à me faire [46] accepter les offres du roi. De grâce, Milord, ne vous servez plus de médiateur avec moi, & daignez être bien persuadé, je vous supplie, que ce que vous n’obtiendrez pas directement ne sera obtenu par nul autre. Madame de Boufflers semble oublier dans cette occasion le respect qu’on doit aux malheureux. Je lui réponds plus durement que je ne devois peut-être, & je crains que cette affaire ne me brouille avec elle, si même cela n’est déjà fait.
Je ne sais Milord, si vous songez encore à notre château en Espagne; mais je sens que cette idée, si elle ne s’exécute pas, sera le malheur de ma vie. Tout me déplaît, tout me gêne, tout m’importune; je n’ai plus de confiance & de liberté qu’avec vous, & séparé par d’insurmontables obstacles du peu d’amis qui me restent, je ne puis vivre en paix que loin de toute autre société. C’est, j’espère, un avantage que j’aurai dans votre terre, n’étant connu là-bas de personne, & ne sachant pas la langue du pays. Mais je crains que le désir d’y venir vous-même n’ait été plutôt une fantaisie qu’un vrai projet. Et je suis mortifié aussi que vous n’ayez aucune réponse de M. Hume. Quoiqu’il en soit, si je ne puis vivre avec vous, je veux vivre seul. Mais il y a bien loin d’ici en Ecosse, & je suis bien peu en état d’entreprendre un si long trajet. Pour Colombier, il n’y faut pas penser. J’aimerois autant habiter une ville. C’est assez d’y faire de temps en temps des voyages, lorsque je saurai ne vous pas importuner.
J’attends pourtant avec impatience le retour de la belle saison pour vous y aller voir, & décider avec vous quel [47] parti je dois prendre, si j’ai encore long-temps à traîner mes chagrins & mes maux; car cela commence à devenir long, & n’ayant rien prévu de ce qui m’arrive, j’ai peine à savoir comment je dois m’en tirer. J’ai demandé à M. de Malesherbes la copie de quatre lettres que je lui écrivis l’hiver dernier, croyant avoir peu de temps encore à vivre, & n’imaginant pas que j’aurois tant à souffrir. Ces lettres contiennent la peinture exacte de non caractère & la clef toute ma conduite, autant que j’ai pu lire dans mon propre coeur. L’intérêt que vous daignez prendre à moi me fait croire que vous ne serez pas fâché de les lire, & je les prendrai en allant à Colombier.
On m’écrit de Pétersbourg que l’Impératrice fait propose à M. d’Alembert d’aller élever son fils. J’ai répondu là-dessus que M. d’Alembert avoit de la philosophie, du savoir & beaucoup d’esprit, mais que s’il élevoit ce petit garçon, il n’en seroit ni un conquérant ni un sage, qu’il en seroit un arlequin.
Je vous demande pardon, Milord, de mon ton familier je n’en saurois prendre un autre quand mon coeur s’épanche, & quand un homme a de l’étoffe en lui-même, je ne regarde plus à ses habits. Je n’adopte nulle formule, n’y voyant aucun terme fixe pour s’arrêter, sans être faux. J’en pourrois cependant adopter une auprès de vous, Milord, sans courir ce risque ce seroit celle du bon Ibrahim.* [*Ibrahim, esclave Turc de Milord Maréchal, finissoit les lettres qu’il lui adressoit par cette formule: je suis plus votre ami que jamais, Ibrahim.]
[13-11-1762] LETTRE A Mr. M.....u
[Motiers]
Ce 13 Novembre 1762.
Vous ne saurez jamais ce que votre silence m’a fait souffrir; mais votre lettre m’a rendu la vie, & l’assurance que vous me donnez, me tranquillise pour le reste de mes jours. Ainsi écrivez désormais à votre aise; votre silence ne m’alarmera plus. Mais, cher ami, pardonnez les inquiétudes d’un pauvre solitaire qui ne fait rien de ce qui se passe, dont tant de cruels souvenirs attristent l’imagination, qui ne connoît dans la vie d’autre bonheur que l’amitié, & qui n’aima jamais personne autant que vous. Felix se nescit amari, dit le poëte; mais moi je dis, felix nescit amare. Des deux côtés, les circonstances qui ont serré notre attachement l’ont mis à l’épreuve, & lui ont donné la solidité d’une amitié de vingt ans.
Je ne dirai pas un mot à M. de Montmollin pour la communication de la lettre dont vous me parlez. Il fera ce qu’il jugera convenable pour son avantage; pour moi, je ne veux pas faire un pas, ni dire un mot de plus dans toute cette affaire, & je laisserai vos gens se démener comme ils voudront sans m’en mêler, ni répondre à leurs chicanes. Ils prétendent me traiter comme un enfant, à qui l’on commence par donner le fouet, & puis on lui fait demander pardon. Ce n’est pas tout-à-fait mon avis. Ce n’est pas moi qui veux donner des [49] éclaircissemens; c’est le bon homme De Luc qui veut que j’en donne, & je suis très-fâché de ne pouvoir en cela lui complaire, car il m’a tout-à-fait gagné le coeur ce voyage, & j’ai été bien plus content de lui que je n’espérois. Puisqu’on n’a pas été content de ma lettre, on ne le seroit pas non plus de mes éclaircissemens; quoiqu’on fasse, je n’en veux pas dire plus qu’il n’y en a, & quand on me presseroit sur le reste, je craindrois que M. de Montmollin ne fût compromis; ainsi je ne dirai plus rien, c’est un parti pris.
Je trouve, en revenant sur tout ceci, que nous avons donné trop d’importance à cette affaire; c’est un jeu de sots enfans dont on se fâche pour un moment, mais dont on ne sait que rire sitôt qu’on est de sang froid.
Adieu, cher M.....u
J’oubliois de vous marquer que le roi de Prusse m’a fait faire, par milord Maréchal, des offres très-obligeantes, & d’une manière dont je suis pénétré.
[25-11-1762] LETTRE AU MÊME
[Motiers]
25 Novembre 1762.
Je m’étois attendu, cher ami, à ce qui vient de se passer; ainsi j’en suis peu ému. Peut-être n’a-t-il tenu qu’à moi que cela ne se passât autrement. Mais une maxime, dont j ne me départirai jamais, est de ne faire du mal à personne. [50] Je suis charmé de ne m’en être pas départi en cette occasion; car je vous avoue que la tentation étoit vive.
Je suis charmé que vous voyiez enfin que je n’en ai déjà que trop fait. Ces Meilleurs les Genevois le prennent en vérité sur un singulier ton. On diroit qu’il faut que j’aille encore demander pardon des affronts qu’on m’a faits. Et puis, quelle extravagante inquisition? L’on n’en seroit pas tant chez les Turcs.
Le bon homme dispose de moi comme de ses vieux souliers; il veut que j’aille courir à Genève dans une saison & dans un état où je ne puis sortir, je ne dis pas de Motiers, mais de ma chambre. Il n’y a pas de sens à cela. Je souhaite de tout mon coeur de revoir Genève, & je me sens un coeur fait pour oublier leurs outrages. Mais on ne m’y verra surement jamais en homme qui demande grâce, ou qui la reçoit.
Je vous ai parlé des offres du roi de Prusse & de ma reconnoissance. Mais voudriez-vous que je les eusse acceptées? dit-il nécessaire de vous dire ce que j’ai fait? Ces choses-là devroient se deviner entre nous.
Je dois vous prévenir d’une chose. Vous avez dû voir beaucoup d’inégalité dans mes lettres; c’est ce qu’il y en a beaucoup dans mon humeur, & je ne la cache point à mes amis. Ma conduite ne se règle point sur mon humeur; elle a une règle plus confiante; à mon âge on ne change plus. Je serai ce que j’ai été. Je ne suis différent qu’en une chose; c’est que jusqu’ici j’ai eu des amis, mais à présent je sens que j’ai un ami.
[51] Vous apprendrez avec plaisir qu’Emile a le plus grand succès en Angleterre. On est à la seconde édition angloise. Il n’y a pas d’exemple à Londres d’un succès si rapide pour aucun livre étranger, &, nota, malgré le mal que j’y dis des Anglois.
[23-01-1763] LETTRE AU MÊME
A Motiers le 23 Janvier 1763.
Comment avez-vous pu imaginer que si j’avois écrit des mémoires de ma vie, j’aurois choisi M. de Montmollin pour l’en faire dépositaire? Soyez sûr que la reconnoissance que j’ai pour sa conduite envers moi ne m’aveugle pas à ce point; & quand je me choisirai un confesseur, ce ne sera surement pas un homme d’église: car je ne regarde pas mon chere M.....u comme tel. Il est certain que la vie de votre malheureux ami, que je regarde comme finie, est tout ce qui me reste à faire, & que l’histoire d’un homme qui aura le courage de se montrer intus et in cite peut être de quelque instruction à ses semblables; car malheureusement n’ayant pas toujours vécu seul, je ne saurois me peindre sans peindre beaucoup d’autres gens; & je n’ai pas le droit d’être aussi sincère pour eux que pour moi, du moins avec le public, & de leur vivant. Il y auroit peut-être des arrangemens à prendre pour cela qui demanderoient le concours [52] d’un homme sûr & d’un véritable ami: ce n’est pas d’aujourd’hui que je médite sur cette entreprise, qui n’est pas si légère qu’elle peut vous paroître, & je ne vois qu’un moyen de l’exécuter, duquel je voudrois raisonner avec vous. J’ai une chose à vous proposer. Dites-moi, cher M......u, si je reprenois assez de force pour être sur pied cet été, pourriez-vous vous ménager deux ou trois mois à me donner pour les passer à-peu-près tête-à-tête? Je ne voudrois pour cela choisir ni Motiers, ni Zuric, ni Genève, mais un lieu auquel je pense, & où les importuns ne viendroient pas nous chercher, du moins de sitôt. Nous y trouverions un hôte & un ami, & même des sociétés très-agréables, quand nous voudrions un peu quitter notre solitude. Pensez à cela, & dites-m’en votre avis. Il ne s’agit pas d’un long voyage. Plus je pense à ce projet, & plus je le trouve charmant. C’est mon dernier château en Espagne dont l’exécution ne tient qu’à ma santé & à vos affaires. Pensez-y, & me répondez. Cher ami, que je vive encore deux mois, & je meurs content.
Vous me proposez d’aller près de Genève, chercher des secours à mes maux! Et quels secours donc? Je n’en connois point d’autres quand je souffre, que la patience & la tranquillité. Mes amis mêmes alors me sont insurportables, parce qu’il faut que je me gêne pour ne les pas affliger. Me croyez-vous donc de ceux qui méprisent la médecine quand ils se portent bien, & l’adorent quand ils sont malades? Pour moi, quand je le suis, je me tiens coi, en attendant la mort ou la guérison. Si j’étois malade à Genève, c’est ici que je viendrois chercher les secours qu’il me faut.
[53] Savez-vous qu’on entreprend à Paris une édition générale de mes écrits avec la permission du gouvernement? Que dites-vous de cela? Savez-vous que l’imbécille Néaulme & l’infatigable Formey travaillent à mutiler mon Emile, auquel ils auront l’audace de laisser mon nom, après l’avoir rendu aussi plat qu’eux?
Adieu, je vous embrasse. Mon état est toujours le même; mais cependant l’hiver tend à sa fin. Nous verrons ce que pourra faire une saison moins rude.
[00-00-1763] LETTRE A Mr......PR. à NEUCHÂTEL
Motiers..... 1763.
Je n’ai point, Monsieur, de satisfaction à faire au christianisme, parce que je ne l’ai point offensé; ainsi je n’ai que faire pour cela du livre de M. Denise.
Toutes les preuves de la vérité de la religion chrétienne sont contenues dans la bible. Ceux qui se mêlent d’écrire ces preuves ne sont que les tirer de-là & les retourner à leur mode. Il vaut mieux méditer l’original & les en tirer soi-même, que de les chercher dans le fatras de ces auteurs. Ainsi, Monsieur, je n’ai que faire encore pour cela du livre de M. Denise.
Cependant, puisque vous m’assurez qu’il est bon, je veux bien le garder sur votre parole pour le lire quand j’en aurai le loisir, [54] à condition que vous aurez la bonté de me faire dire ce que vous a coûté l’exemplaire que vous m’avez envoyé, & de trouver bon que j’en remette le prix à votre commissionnaire; faute de quoi le livre lui sera rendu sous quinze jours pour vous être renvoyé.
Je passe, Monsieur, à l’a réponse à vos deux questions.
Le vrai christianisme n’est que la religion naturelle mieux expliquée, comme vous le dites vous-même dans la lettre dont vous m’avez honoré. Par conséquent professer la religion naturelle, n’est point se déclarer contre le christianisme.
Toutes les connoissances humaines ont leurs objections & leurs difficultés souvent insolubles. Le christianisme a les siennes, que l’ami de la vérité, l’homme de bonne foi, le vrai chrétien ne doivent point dissimuler. Rien ne me scandalise davantage que de voir qu’au lieu de résoudre ces difficultés, on me reproche de les avoir dites.
Où prenez-vous, Monsieur, que j’aie dit que mon motif à professer la religion chrétienne, est le pouvoir qu’ont les esprits de ma sorte d’édifier & de scandaliser? Cela n’est assurément pas dans ma lettre à M. de Montmollin, ni rien d’approchant, & je n’ai jamais dit ni écrit pareille sottise.
Je n’aime ni n’estime les lettres anonymes, & je n’y réponds jamais; mais j’ai cru, Monsieur, vous devoir une exception par respect pour votre âge & pour votre zèle. Quant à la formule que vous avez voulu m’éviter en ne vous signant pas, c’étoit un soin superflu, car je n’écris rien que je ne veuille avouer hautement, & je n’emploie jamais de formule.
[21-03-1763] LETTRE A Mr. J. B. *
[*M. B., à qui ces lettres sont adressées, avoit reproché à M. Rousseau la publication de la confession de foi du Vicaire Savoyard contre cette maxime expresse du Vicaire lui-même.«Tant qu’il reste quelque bonne croyance parmi les hommes, il ne faut point troubler les ames paisibles, ni allarmer la foi des simples par des difficultés qu’ils ne peuvent résoudre, & qui les inquiètent sans les éclairer.»]
A Motiers le 21 Mars 1763.
La réponse à votre objection, Monsieur, est dans le livre même d’où vous la tirez. Lisez plus attentivement le texte & les notes, vous trouverez cette objection résolue.
Vous voulez que j’ôte de mon livre ce qui est contre la religion; mais il n’y a dans mon livre rien qui soit contre la religion.
Je voudrois pouvoir vous complaire en faisant le travail que vous me prescrivez. Monsieur, je suis infirme, épuisé; je vieillis; j’ai fait ma tâche, mal sans doute, mais de mon mieux. J’ai proposé mes idées à ceux qui conduisent les jeunes gens; mais je ne sais pas écrire pour les jeunes gens.
Vous m’apprenez qu’il faut vous dire tout, ou que vous n’entendez rien. Cela me fait de désespérer, Monsieur, que vous m’entendiez jamais; car je n’ai point, moi, le talent de parler aux gens à qui il faut tout dire.
Je vous salue, Monsieur, de tout mon coeur.
[28-03-1763] LETTRE AU MÊME
A Motiers le 28 Mars 1763.
Solution de l’objection de M. B.....
Mais quand une fois tout est ébranlé, on doit conserver le tronc aux dépens des branches, &c. Emile, Tom. II, page 104 de cette édition, & page 157 Tome III in-8?. & gr. in-12.
Voilà, je crois, ce que le bon vicaire pourroit dire à présent au public. Ibid. pag. 71 note, & Tome III in-8?. & gr. in-12. pag. 108 à la note.
M. B. m’assure que tout le monde trouve qu’il y a dans mon livre beaucoup de choses contre la religion chrétienne. Je ne suis pas, sur ce point comme sur bien d’autres, de l’avis de tout le monde, & d’autant moins que parmi tout ce monde-là, je ne vois pas un chrétien.
Un homme qui cherche des explications pour compromettre celui qui les donne, est peu généreux; mais l’opprimé qui n’ose les donner est un lâche, & je n’ai pas peur de passer pour tel. Je ne crains point les explications; je crains les discours inutiles. Je crains, surtout, les désoeuvrés, qui, ne sachant à quoi passer leur temps, veulent disposer du mien.
Je prie M. B. d’agréer mes salutations.
[04-04-1763] LETTRE AU MÊME
A Motiers le 4 Avril 1763.
Je suis très-content, Monsieur, de votre dernière lettre, & je me fais un très-grand plaisir de vous le dire. Je vois avec regret que je vous avois mal jugé. Mais, de grâce, mettez-vous à ma place. Je reçois des milliers de lettres où, sous prétexte de me demander des explications, on ne cherche qu’à me tendre des piéges. Il me faudroit de la santé, du loisir, & des siècles pour entrer dans tous les détails qu’on me demande, & pénétrant le motif secret de tout cela, je réponds avec franchise, avec dureté même, à l’intention plutôt qu’à l’écrit. Pour vous, Monsieur, que mon âpreté n’a point révolté, vous pouvez compter de ma part sur toute l’estime que mérite votre procédé honnête, & sur une disposition à vous aimer, qui probablement aura son effet, si jamais nous nous connoissons davantage. En attendant, recevez, Monsieur, je vous supplie, mes excuses & mes sincères salutations.
[21-03-1763] LETTRE A Mr. M.....u
A Motiers le 21 Mars 1763.
Voila, cher M.....u, puisque vous le voulez, un exemplaire de ma lettre à M. de Beaumont. J’en ai remis deux autres au messager depuis plusieurs jours, mais il diffère son départ d’un jour à l’autre, & ne partira, je crois, que mercredi. J’aurai soin de vous en faire parvenir davantage. En attendant, ne mettez ces deux-là qu’en des mains sûres, jusqu’à ce que l’ouvrage paroisse, de peur de contrefaction.
J’ai attendu pour juger les Genevois que je fusse de sang froid. Ils sont jugés. J’aurois déjà fait là démarche dont vous me parlez, si Milord Maréchal ne m’avoit engagé à différer, & je vois que vous pensez comme lui. J’attendrai donc pour la faire de voir l’effet de la lettre que je vous envoie: mais quand cet effet les ramèneroit à leur devoir, j’en serois, je vous jure, très-médiocrement flatté. Il sont si sots & si rogues, que le bien même ne m’intéresseroit désormais de leur part guères plus que le mal. On ne tient plus guère aux gens qu’on méprise.
M. de Voltaire vous a paru m’aimer, parce qu’il sait que vous m’aimez; soyez persuadé qu’avec les gens de son parti il tient un autre langage. Cet habile comédien, dolis instructus et arte pelasgâ, sait changer de ton selon les gens à qui il a à faire. Quoiqu’il en soit, si jamais il arrive qu’il revienne [59] sincèrement, j’ai déjà les bras ouverts: car de toutes les vertus chrétiennes, l’oubli des injures est, je vous jure, celle qui me coûte le moins. Point d’avances; ce seroit une lâcheté: mais comptez que je serai toujours prêt à répondre aux siennes d’une manière dont il sera content. Partez de-là, si jamais il vous en reparle. Je sais que vous ne voulez pas me compromettre, & vous savez, je crois, que vous pouvez répondre de votre ami en toute chose honnête. Les manœuvres de M. de Voltaire qui ont tant d’approbateurs à Genève, ne sont pas vues du même oeil à Paris. Elles y ont soulevé tout le monde, & balancé le bon effet de la protection des Calas. Il est certain que ce qu’il peut faire de mieux pour sa gloire, est de se raccommoder avec moi.
Quand vous voudrez venir, il faudra nous concerter. Je dois aller voir Milord Maréchal avant son départ pour Berlin; vous pourriez ne pas me trouver. D’ailleurs la saison n’est pas assez avancée pour le voyage de Zuric, ni même pour la promenade. Quand je vous aurai, je voudrois vous tenir un peu long-temps. J’aime mieux différer mon plaisir, & en jouir à mon aise. Doutez-vous que tout ce qui vous accompagnera ne soit bien reçu?
[04-06-1763] LETTRE AU MÊME
A Motiers le 4 Juin 1763.
J’ai si peu de bons momens, en ma vie, qu’à peine espérois-je d’en retrouver d’aussi doux que ceux que vous m’avez donnés. Grand merci, cher ami; si vous avez été content de moi, je l’ai été encore plus de vous. Cette simple vérité vaut bien vos éloges; aimons-nous assez l’un l’autre pour n’avoir plus à nous louer.
Vous me donnez pour Mlle. C..... une commission dont je m’acquitterai mal, précisément à cause de mon estime pour elle. Le refroidissement de M. G..... me fait mal penser de lui; j’ai revu son livre; il y court après l’esprit; il s’y guinde: M. G..... n’est point mon homme; je ne puis croire qu’il soit celui de Mlle. C.....: qui ne sent pas son prix, n’est pas digne d’elle; mais qui l’a pu sentir, & s’en détache, est un homme à mépriser. Elle ne sait ce qu’elle veut; cet homme la sert mieux que son propre coeur. J’aime cent fois mieux qu’il la lasse pauvre & libre au milieu de vous, que de l’emmener être malheureuse & riche en Angleterre. En vérité je souhaite que M. G...... ne vienne pas. Je voudrois me déguiser, mais je ne saurois; je voudrois bien faire, & je sens que je gâterai tout.
Je tombe des nues au jugement de M. de Monclar. Tous les hommes vulgaires, tous les petits littérateurs sont faits [61] pour crier toujours au paradoxe, pour me reprocher d’être outré: mais lui que je croyois philosophe, & du moins logicien: quoi, c’est ainsi qu’il m’a lu; c’est ainsi qu’il me juge! Il ne m’a donc pas entendu? Si mes principes sont vrais, tout est vrai. S’ils sont faux, tout est faux. Car je n’ai tiré que des conséquences rigoureuses & nécessaires. Que veut-il donc dire? je n’y comprends rien. Je suis assurément comblé & honoré de ses éloges, mais autant seulement que je peux l’être de ceux d’un homme de mérite qui ne m’entend pas. Du reste, usez de sa lettre comme il vous plaira; elle ne peut que m’être honorable dans le public. Mais que qu’il dise, il sera toujours clair, entre vous & moi, qu’il ne m’entend point.
Je suis accablé de lettres de Genève. Vous ne sauriez imaginer à la fois la bêtise & la hauteur de ces lettres. Il n’y en a pas une où l’auteur ne se porte pour mon juge, & ne me cite à son tribunal pour lui rendre compte de ma conduit Un M. B..... t, qui m’a envoyé toute sa procédure, prétend que je n’ai point reçu d’affront, & que le Conseil avoir droit de flétrir mon livre, sans commencer par citer l’auteur. Il me dit, au sujet de mon livre brûlé par le bourreau, que l’honneur ne souffre point du fait d’un tiers. Ce qui signifie, (au moins si ce mot de tiers veut dire ici quelque chose) qu’un homme qui reçoit un soufflet d’un autre ne doit point se tenir pour insulté. J’ai pourtant, parmi tout ce fatras, reçu une lettre qui m’a attendri jusqu’aux larmes; elle est anonyme, & par une simplicité qui m’a touché encore en me faisant rire, l’auteur a eu soin d’y renfermer le port.
[62] Je souhaite de tout mon coeur que les choses soient lassées comme elles sont, & que je puisse jouir tranquillement du plaisir de voir mes amis à Genève, sans affaires & sans tracas; je partirai sitôt que j’aurai reçu de vos nouvelles. Je vous manderai le jour de notre arrivée, & je vous prierai de nous louer une chaise pour partir le lendemain matin. Adieu, cher ami, mille respects à Monsieur votre père & à Madame votre épouse; elle n’a point à se plaindre, j’espère, de votre séjour à Motiers; si vous y avez acquis le corps d’Emile, vous n’y avez point perdu le coeur de St. Preux; & je suis bien sûr que vous aurez toujours l’un & l’autre pour elle.
Voici des lettres que j’ai reçues pour vous. Mille amitiés à M. Le Sage. Je vous embrasse de tout mon coeur.
[05-06-1763] LETTRE A Mr. A. A
Motiers 5 Juin 1763.
Voici, Monsieur, la petite réponse que vous demandez aux petites difficultés qui vous tourmentent dans ma lettre à M. de Beaumont.* [*Voici le passage objecté. «Je crois qu’un homme de bien, dans quelque religion qu’il vive de bonne foi, peut être sauvé. Mais je ne crois pas pour cela qu’on puisse légitimement introduire en un pays des religions étrangères sans la permission du Souverain; car si ce n’est pas directement désobéir à Dieu, c’est désobéir aux lois, & qui désobéit aux lois désobéit à Dieu.»]
[63] 1 º. Le Christianisme n’est que le Judaïsme expliqué & accompli. Donc les Apôtres ne transgressoient point les lois des Juifs quand ils leur enseignoient l’Evangile: mais les Juifs les persécutèrent, parce qu’ils ne les entendoient pas, ou qu’ils feignoient de ne les pas entendre: ce n’est pas la seule fois que le cas est arrivé.
2 °. J’ai distingué les cultes où la religion essentielle se trouve, & ceux où elle ne se trouve pas. Les premiers sont bons, les autres mauvais; j’ai dit cela. On n’est obligé de se conformer à la religion particulière de l’état, & il n’est même permis de la suivre que lorsque la religion essentielle s’y trouve; comme elle se trouve, par exemple, dans diverses communions chrétiennes, dans le Mahométisme, dans le Judaïsme. Mais dans le Paganisme c’étoit autre chose; comme très-évidemment la religion essentielle ne s’y trouvoit pas, il étoit permis aux Apôtres de prêcher contre le Paganisme, même parmi les Payens, & même malgré eux.
3 °. Quand tout cela ne seroit pas vrai, que s’ensuivroit-il? Bien qu’il ne soit pas permis aux membres de l’état d’attaquer de leur chef la foi du pays, il ne s’ensuit point que cela ne soit pas permis à ceux à qui Dieu l’ordonne expressément. Le catéchisme vous apprend que c’est le cas de la prédication de l’Evangile. Parlant humainement j’ai dit le devoir commun des hommes; mais je n’ai point dit qu’ils ne dussent pas obéir, quand Dieu a parlé. Sa loi peut dispenser d’obéir aux lois humaines; c’est un principe de voire foi que je n’ai point combattu. Donc en introduisant une religion étrangère, sans la permis ion du souverain, les Apôtres n’étoient [64] point coupables. Cette petite réponse est, je pense, à votre portée, & je pense qu’elle suffit.
Tranquillisez-vous donc, Monsieur, je vous prie, & souvenez-vous qu’un bon Chrétien simple & ignorant, tel que vous m’assurez être, devroit se borner à servir Dieu dans la simplicité de son coeur, sans s’inquiéter si sort des sentimens d’autrui.
[21-10-1763] LETTRE A Mr. REGNAULT, à Lyon;
Au sujet d’une offre d’argent dont il étoit chargé de la part d’un inconnu, qui, ayant appris que M. Rousseau relevoit d’une maladie dangereuse, avoit supposé que ce secours pouvoit lui être utile.
Motiers le 21 Octobre 1763.
J’ignore, Monsieur, sur quoi fondé, l’inconnu dont vous me parlez se croit en droit de me faire des présens ce que je sais, c’est que si jamais j’en accepte, il faudra que je commence par bien connoître celui qui croira mériter la préférence, & que je pense comme lui sur ce point.
Je suis fort sensible aux offres obligeantes que vous me faites. N’étant pas, quant à présent dans le cas de m’en prévaloir, je vous en fais mes remercîmens, & vous salue, Monsieur, de tout mon coeur.
[00-12-1763] LETTRE A Mr.....
Motiers..... Décembre 1763.
La vérité que j’aime, Monsieur, n’est pas tant métaphysique que morale; j’aime la vérité, parce que je hais le mensonge; je ne puis être inconséquent là-dessus que quand je serai de mauvaise foi. J’aimerois bien aussi la vérité métaphysique si je croyois qu’elle fût à notre portée; mais je n’ai jamais vu qu’elle fût dans les livres, & désespérant de l’y trouver, je dédaigne leur instruction, persuadé que la vérité qui nous est utile est plus près de nous, & qu’il ne faut pas pour l’acquérir un si grand appareil de science. Votre ouvrage, Monsieur, peut donner cette démonstration promise & manquée par tous les philosophes, mais je ne puis changer de principe sur des raisons que je ne connois pas. Cependant votre confiance m’en impose, vous promettez tant, & si hautement, je trouve d’ailleurs tant de justesse & de raison dans votre manière d’écrire, que je serois surpris qu’il n’y en eût pas dans votre philosophie, & je devrois peu l’être avec ma vue courte, que vous vissez où je n’avois pas cru qu’on pût voir. Or, ce doute me donne de l’inquiétude, parce que la vérité que je connois, ou ce que je prends pour elle, est très-aimable, qu’il en résulte pour moi un état très-doux, & que je ne conçois pas comment j’en pourrois changer sans y perdre. Si mes sentimens étoient démontrés, je m’inquiéterois peu [66] des vôtres; mais à parler sincèrement je suis allé jusqu’à la persuasion, sans aller jusqu’à la conviction. Je crois, mais je ne sais pas; je ne sais pas même si la science qui me manque me sera bonne quand je l’aurai, & si peut-être alors il ne faudra point que je dire: alto quaesivit coelo lucem ingemuitque repertâ.
Voilà, Monsieur, la solution, ou du moins l’éclaircissement des inconséquences que vous m’avez reprochées. Cependant il me paroît bizarre que pour vous avoir dit mon sentiment quand vous me l’avez demandé, je sois réduit à faire mon apologie. Je n’ai pris la liberté de vous juger que pour vous complaire; je puis m’être trompé sans doute, mais se tromper n’est pas avoir tort.
Vous me demandez pourtant encore un conseil sur un sujet très-grave, & je vais peut-être vous répondre encore tout de travers. Mais heureusement ce conseil est de ceux que jamais auteur ne demande, que quand il a déjà pris son parti.
Je remarquerai d’abord que la supposition que votre ouvrage renferme la découverte de la vérité, ne vous est pas particulière; & si cette raison vous engage à publier votre livre, elle doit de même engager tout philosophe à publier le sien. J’ajouterai qu’il ne suffit pas de considérer le bien qu’un livre contient en lui-même, mais le mal auquel il peut donner lieu; il faut songer qu’il trouvera peu de lecteurs judicieux, bien disposés, & beaucoup de mauvais coeurs, encore plus de mauvaises têtes. Il faut, avant de le publier, comparer le bien & le mal qu’il peut faire, & les usages avec les abus. Pesez bien votre livre sur cette règle, & tenez-vous en garde [67] contre la partialité; c’est par celui de ces deux effets qui doit l’emporter sur l’autre, qu’il est bon ou mauvais à publier.
Je ne vous connois point, Monsieur, j’ignore quel est votre sort, votre état, votre âge, & cela pourtant doit régler mon conseil par rapport à vous. Tout ce que fait un jeune homme a moins de conséquence, & tout se répare ou s’efface avec le temps. Mais si vous avez passé la maturité, ah! pensez-y cent fois avant de troubler la paix dé votre vie; vous ne savez pas quelles angoisses vous vous préparez. Pendant quinze ans, j’ai ouï dire à M. de Fontenelle que jamais livre n’avoit donné tant de plaisir que de chagrin à son auteur; c’étoit l’heureux Fontenelle qui disoit cela. Monsieur, dans la question sur laquelle vous me consultez, je ne puis vous parler que par mon exemple; jusqu’à quarante ans je fus sage; à quarante ans je pris la plume, & je la pose avant cinquante, malgré quelques vains succès, maudissant tous les jours de ma vie celui où mon sot orgueil me la fit prendre, où-je vis mon bonheur, mon repos, ma santé s’en aller en fumée sans espoir de les recouvrer jamais. Voilà l’homme à qui vous demandez conseil. Je vous salue de tout mon coeur.
LETTRE A Mr.....
[68] Il faut vous faire réponse, Monsieur, puisque vous la voulez absolument, & que vous la demandez en termes si honnêtes. Il me semble pourtant qu’à votre place, je me serois moins obstiné à l’exiger. Je me serois dit: j’écris parce que j’ai du loisir, & que cela m’amuse; l’homme à qui je m’adresse peut n’être pas dans le même cas, &nul n’est tenu à une correspondance qu’il n’a point acceptée: j’offre mon amitié à un homme que je ne connois point, & qui me connoît encore moins; je la lui offre sans autre titre auprès dé lui, que les louanges que je lui donne, &que je me donne; sans savoir s’il n’a pas déjà plus d’amis qu’il n’en peut cultiver, sans savoir si mille autres ne lui sont pas la même offre avec le même droit, comme si l’on pouvoir se lier ainsi de loin sans se connoître, & devenir insensiblement l’ami de toute la terre. L’idée d’écrire à un homme dont on lit les ouvrages, & dont on veut avoir une lettre à montrer, est-elle donc si singulière qu’elle ne puisse être venue qu’à moi seul? & si elle étoit venue à beaucoup de gens, faudroit-il que cet homme passât sa vie à faire réponse à des foules d’amis inconnus, & qu’il négligeât pour eux ceux qu’il s’est choisis? On dit qu’il s’est retiré dans une solitude, cela n’annonce pas un grand penchant à faire de nouvelles connoissances. On assure aussi qu’il n’a pour tout bien que le fruit de son [69] travail; cela ne laisse pas un grand loisir pour entretenir un commerce oiseux. Si par dessus tout cela, peut-être il eût perdu la santé, s’il étoit tourmenté d’une maladie cruelle & douloureuse, qui le laissât à peine en état de vaquer aux soins indispensables, ce seroit une tyrannie bien injuste & bien cruelle de vouloir qu’il passât sa vie à répondre à des foules de désoeuvrés, qui ne sachant que faire de leur temps, useroient très-prodiguement du sien. Laissons donc ce pauvre homme en repos dans sans retraité; n’augmentons pas le nombre des importuns qui la troublent chaque jour sans discrétion, sans retenue, & même sans humanité. Si ses écrits m’inspirent pour lui de la bienveillance, & que je veuille céder au penchant de la lui témoigner, je ne lui vendrai point cet honneur en exigeant de lui des réponses; & je lui donnerai sans trouble & sans peine, le plaisir d’apprendre qu’il y a dans le monde d’honnêtes gens qui pensent bien de lui, & qui n’en exigent rien.
Voilà, Monsieur, ce que je me serois dit, si j’avois été votre place; chacun à sa manière de penser: je ne blâme point la vôtre, mais je crois la mienne plus équitable. Peut-être si je vous connoissois, me féliciterois-je beaucoup de votre amitié; mais content des amis que j’ai, je vous déclare que je n’en veux point faire de nouveaux; & quand je le voudrois, il ne seroit pas raisonnale que j’allasse choisir pour cela des inconnus si loin de moi. Au reste, je ne doute ni votre esprit, ni de votre mérite. Cependant le ton militaire & galant dont vous parlez de conquérir mon coeur, seroit, je crois, plus de mise auprès des femmes qu’il ne le seroit avec moi.
[17-03-1764] LETTRE A Mde. DE LUZE
A Motiers le 17 Mars 1764.
Il est dit, Madame, que j’aurai toujours besoin de votre indulgence, moi qui voudrois mériter toutes vos bontés. Si je pouvois changer une réponse en visite, vous n’auriez pas à vous plaindre de mon inexactitude, & vous me trouveriez peut-être aussi importun qu’à présent vous me trouvez négligent. Quand viendra ce temps précieux, où je pourrai aller au Biez réparer mes fautes, ou du moins en implorer le pardon? Ce ne sera point, Madame, pour voir ma mince figure que je serai ce voyage; j’aurai un motif d’empressement plus satisfaisant & plus raisonnable. Mais permettez-moi de me plaindre de ce qu’ayant bien voulu loger ma ressemblance, vous n’avez pas voulu me faire la faveur toute entière, en permettant qu’elle vous vint de moi. Vous savez que c’est une vanité qui n’est pas permise, d’oser offrir son portrait; mais vous avez craint peut-être que ce ne fût une trop grande faveur de le demander; votre but étoit d’avoir une image, & non d’enorgueillir l’original. Aussi pour me croire chez vous, il faut que j’y sois en personne, & il faut tout l’accueil obligeant que vous daignez m’y faire pour ne pas me rendre jaloux de moi.
Permettez, Madame, que je remercie ici Mde. de Faugnes de l’honneur de son souvenir, & que je l’assure de mon respect. Daignez agréer pour vous la même assurance & présenter mes salutations à M. De Luze.
[13-05-1764] LETTRE A Mde. DE V....
A Motiers le 13 Mai 1764.
[71] Quoique tout ce que vous m’écrivez, Madame, me soit intéressant, l’article le plus important de votre dernière lettre en mérite une toute entière, & sera l’unique sujet de celle-ci. Je parle des propositions qui vous ont fait hâter votre retraite à la campagne. La réponse négative que vous y avez faite, & le motif qui vous l’a inspirée, sont, comme tout ce que vous faites, marqués au coin de la sagesse de la vertu; mais je vous avoue, mon aimable voisine, que les jugemens que vous portez sur la conduite de la personne, me paroissent bien sévères, & je ne puis vous dissimuler que, sachant combien sincèrement il vous étoit attaché, loin de voir dans son éloignement un signe de tiédeur, j’y ai bien plutôt vu les scrupules d’un coeur qui croit avoir à se défier de lui-même; & le genre de vie qu’il choisit à sa retraite montre assez ce qui l’y a déterminé. Si un amant quitté pour la dévotion, ne doit pas se croire oublié, l’indice est bien plus sort dans les hommes; & comme cette ressource leur est moins naturelle, il faut qu’un besoin plus puissant les force d’y recourir. Ce qui m’a confirmé dans mon sentiment, c’est son empressement à revenir, du moment qu’il a cru pouvoir écouter son penchant sans crime; & cette démarche, dont [72] votre délicatesse me paroît offensée, est à mes yeux une preuve de la sienne, qui doit lui mériter toute votre estime, de quelque manière que vous envisagiez d’ailleurs son retour.
Ceci, Madame, ne diminue absolument rien de la solidité de vos raisons, quant à vos devoirs envers vos enfans. Le parti que vous prenez est, sans contredit, le seul dont ils n’aient pas à se plaindre, & le plus digne de vous; mais ne gâtez pas un acte de vertu si grand & si pénible, par un dépit déguisé, & par un sentiment injuste envers un homme aussi digne de votre estime par sa conduite, que vous-même êtes par la vôtre digne de l’estime de tous les honnêtes gens. J’oserai dire plus; votre motif fondé sur vos devoirs de mère est grand & pressant; mais il peut n’être que secondaire. Vous êtes trop jeune encore, vous avez un coeur trop rendre, & plein d’une inclination trop ancienne, pour n’être pas obligée à compter avec vous-même dans ce que vous devez sur ce point à vos enfans. Pour bien remplir ses devoirs, il ne faut point s’en imposer d’insupportables: rien de ce qui est juste & honnête n’est illégitime; quelque chers que vous soient vos enfans, ce que vous leur devez, sur cet article, n’est point ce que vous deviez à votre mari. Pesez donc les choses en bonne mère, mais en personne libre. Consultez si bien votre coeur que vous fassiez leur avantage, mais sans vous rendre malheureuse: car vous ne leur devez pas jusques-là. Après cela, si vous persistez dans vos refus, je vous en respecterai davantage; mais si vous cédez, je ne vous en estimerai pas moins.
Je n’ai pu refuser à mon zèle de vous exposer mes sentimens [73] sur une matière si importante, & dans le moment où vous êtes à temps de délibérer. M, de * * *. ne m’a écrit ni fait écrire; je n’ai de ses nouvelles ni directement ni indirectement; & quoique nos anciennes liaisons m’ayent laissé de l’attachement pour lui, je n’ai eu nul égard à son intérêt, dans ce que je viens de vous dire. Mais moi que vous laissâtes lire dans votre coeur, & qui en vis si bien la tendresse & l’honnêteté; moi, qui quelquefois vis couler vos larmes, je n’ai point oublié l’impression qu’elles m’ont faite, & je ne suis pas sans crainte sur celle qu’elles ont pu vous laisser. Mériterois-je l’amitié dont vous m’honorez, si je négligeois en ce moment les devoirs qu’elle impose?
[20-05-1764] LETTRE A Mr. DE S.....
A Motiers le 20 Mai 1764.
Mettez-vous à ma place Monsieur, & jugez-vous. Quand, trop facile à céder à vos avances, j’épanchois mon coeur avec vous, vous me trompiez. Qui me répondra qu’aujourd’hui vous ne me trompez pas encore? Inquiet de votre long silence, je me suis fait informer de vous à la cour de Vienne; votre nom n’y est connu de personne. Ici votre honneur est compromis, & depuis votre départ, une salope, appuyée de certaines gens, vous a chargé d’un enfant. Qu’êtes-vous allé faire à Paris? Qu’y faites-vous maintenant, logé précisément [74] dans la rue qui a le plus mauvais renom? Que voulez-vous que je pense? J’eus toujours du penchant à vous aimer; mais je dois subordonner mes goûts à la raison, & je ne veux pas être dupe. Je vous plains; mais je ne puis vous rendre ma confiance, que je n’aye des preuves que vous ne me trompez plus.
Vous avez ici des effets dans deux malles dont une est à moi. Disposez de ces effets, je vous prie; puisqu’ils vous doivent être utiles, & qu’ils m’embarrasseroient, dans le transport des miens, si je quittois Motiers. Vous me paroissez être dans le besoin; je ne suis pas non plus trop à mon aise. Cependant si vos besoins sont pressans, & que les dix louis, que vous n’acceptâtes pas l’année dernière, puissent y porter quelque remède, parlez-moi clairement. Si je connoissois mieux votre état, je vous préviendrois; mais je voudrois vous soulager, non vous offenser.
Vous êtes dans un âge où l’ame a déjà pris son pli, & où les retours à la vertu sont difficiles. Cependant les malheurs sont de grandes leçons, puissiez-vous en profiter pour rentrer en vous-même! Il est certain que vous étiez fait pour être un homme de mérite. Ce seroit grand dommage que vous trompassiez votre vocation. Quant à moi, je n’oublierai jamais l’attachement que j’eus pour vous, & si j’achevois de vous en croire indigne, je m’en consolerois difficilement.
[12-09-1764] LETTRE A Mr. D. P....... u
[Motiers]
.......12 Septembre 1764.
Je prends le parti, Monsieur, suivant votre idée, d’attendre ici votre pas age; s’il arrive que vous alliez à Cressier, je pourrai prendre celui de vous y suivre, & c’est de tous les arrangemens celui qui me plaira le plus. En ce cas-là j’irai seul, c’est-à-dire, sans Mlle. le Vasseur, & je resterai seulement deux ou trois jours pour essai, ne pouvant guères m’éloigner en ce moment plus long-temps d’ici. Je comprends au temps que demande la Dame Guinchard pour ses préparatifs, qu’elle me prend pour un Sibarite. Peut-être aussi veut-elle soutenir la réputation du cabaret de Cressier, mais cela lui sera difficile; puisque les plats, quoique bons, n’en sont pas la bonne chère, & qu’on n’y remplace pas l’hôte par un cuisinier. Vous avez à Monlezi un autre hôte qui n’est pas plus facile à remplacer, & des hôtesses qui le sont encore moins. Monlezi doit être une espèce de Mont Olympe pour tout ce qui l’habite en pareille compagnie. Bon jour, Monsieur, quand vous reviendrez parmi les mortels, n’oubliez pas, je vous prie, celui de tous qui vous honore le plus, & qui veut vous offrir au lieu d’encens, des sentimens qui le valent bien.
[14-10-1764] LETTRE A Mr. M
[Motiers]
......Le 14 Octobre 1764.
J’ai reçu, Monsieur, au retour d’une tournée que j’ai faite dans nos montagnes, votre lettre du 4 Août, & l’ouvrage que vous y avez joint. J’y ai trouvé des sentimens, de l’honnêteté, du goût; & il m’a rappelé avec plaisir notre ancienne connoissance. Je ne voudrois pourtant pas qu’avec le talent que vous paroissez avoir, vous en bornassiez l’emploi à de pareilles bagatelles.
Ne songez pas, Monsieur, à venir ici avec une femme douze cent livres de rente viagère pour toute fortune. La liberté met ici tout le monde à son aile. Le commerce qu’on ne gêne point, y fleurit; on y a beaucoup d’argent & peu de denrées; ce n’est pas le moyen d’y vivre à bon marché. Je vous conseille aussi de bien songer, avant de vous marier, à ce que vous allez faire. Une rente viagère n’est pas une grande ressource pour une famille. Je remarque, d’ailleurs, que tous les jeunes gens à marier trouvent des Sophies; mais je n’entends plus parler de Sophies aussitôt qu’ils sont mariés.
Je vous salue, Monsieur, de tout mon coeur.
[14-10-1764] LETTRE A Mr. L.....d
A Motiers le 14 Octobre 1764.
Voici, Monsieur, celle des trois estampes que vous m’avez envoyées qui, dans le nombre des gens que j’ai consultés, a eu la pluralité des voix. Plusieurs cependant préfèrent celle qui est en habit français, & l’on peut balancer avec raison, puisque l’une & l’autre ont été gravées sur le même portrait, peint par M. de la Tour. Quant à l estampe où le visage est de profil, elle n’à’pas la moindre ressemblance; il paroît que celui qui l’a faite ne m’avoit jamais vu, & il s’est même trompé sur mon âge.
Je voudrois, Monsieur, être digne, de l’honneur que vous me faites. Mon portrait figure mal parmi ceux des grands philosophes dont vous me parlez; mais j’ose croire qu’il pas n’est pas déplacé parmi ceux des amis de la justice & de la vérité.
[17-10-1764] LETTRE A Mr. DELEYRE
[Motiers]
......17 Octobre 1764.
J’ai le cœur surchargé de mes torts, cher Deleyre; je comprends par votre lettre qu’il m’est échappé, dans un moment d’humeur, des expressions désobligeantes, dont vous auriez raison d’être offensé, s’il ne falloit pardonner beaucoup à mon tempérament & à ma situation. Je sens que je me suis mis en colère sans sujet, & dans une occasion où vous méritiez d’être désabusé & non querellé. Si’j’ai plus fait, & que je vous aye outragé, comme il semble par vos reproches, j’ai fait, dans un emportement ridicule, ce que dans nul autre temps je n’aurois fait avec personne, & bien moins encore avec vous. Je suis inexcusable, je l’avoue’, mais je vous ai offensé sans le vouloir. Voyez moins l’action que l’intention, je vous en supplie. Il est permis aux autres hommes de n’être que justes, mais les amis doivent être clémens.
Je reviens de longues courses que j’ai fait dans nos montagnes, & même jusqu’en Savoie, où je comptois aller prendre à Aix les bains pour une sciatique naissante qui, par son progrès, m’ôtoit le seul plaisir qui me reste dans la vie, savoir la promenade. Il a fallu revenir, sans avoir été jusques-là. Je trouve en rentrant chez moi des tas de paquets & de lettres à faire tourner la tête. Il faut absolument répondre au tiers de tout cela, pour le moins. Quelle tâche! Pour [79] surcroît, je commence à sentir cruellement les approches de l’hiver, souffrant, occupé, surtout ennuyé, jugez de ma situation! N’attendez donc de moi, jusqu’à ce qu’elle change, ni de fréquentes ni de longues lettres, mais soyez bien convaincu que je vous aime, que je suis fâché de vous avoir offensé, & que je ne puis être bien avec moi-même, jusqu’à ce que j’aye fait ma paix avec vous.
[18-10-1764] LETTRE A Mr. F.....r
Au sujet du Mémoire de M. de J...... sur les mariages des Protestans.
Motiers 18 Octobre 1764.
Voici, Monsieur, le mémoire que vous avez eu la bonté de m’envoyer. Il m’a paru fort bien fait; il dit assez, & ne dit rien de trop. Il y auroit seulement quelques petites fautes de langue à corriger, si l’on vouloit le donner au public. Mais ce n’est rien; l’ouvrage est bon, & ne sent point trop son théologien.
Il me paroît que depuis quelque temps, le gouvernement de France, éclairé par quelques bons écrits, se rapproche assez d’une tolérance tacite en faveur des Protestans. Mais je pente aussi que le moment de l’expulsion des Jésuites le force à plus de circonspection que dans un autre temps, de peur que ces pères, & leurs amis ne se prévalent de cette [80] indulgence, pour confondre leur cause avec celle de la religion. Cela étant, ce moment ne seroit pas le plus favorable pour agir à la cour; mais en attendant qu’il vint, on pourroit continuer d’instruire & d’intéresser le public par des écrits sages & modérés, forts de raisons d’état, claires & précises, & dépouillées de toutes ces aigres & puériles déclamations trop ordinaires aux gens d’Eglise. Je crois même qu’on doit éviter d’irriter trop le clergé Catholique; il faut dire ces faits sans les charger de réflexions offensantes. Concevez, au contraire, un mémoire adressé aux Evêques de France en termes décens & respectueux, & où, sur des principes qu’ils n’oseroient désavouer, on interpelleroit leur équité, leur charité, leur commisération, leur patriotisme, & même leur Christianisme: ce mémoire, je le sais bien, ne changeroit pas leur volonté, mais il leur seroit honte de la montrer, &les empêcheroit peut-être de persécuter si ouvertement & si durement nos malheureux e frères. Je puis me tromper; voilà ce que je pense. Pour moi je n’écrirai point; cela ne m’est pas possible: mais partout où mes soins & mes conseils pourront être utiles aux opprimés, ils trouveront toujours en moi dans leur malheur, l’intérêt & le zèle que dans les miens je n’ai trouvé chez personne.
[24-10-1764] LETTRE A Mde. P***
Motiers 24 Octobre 1764.
J’ai reçu vos deux lettres, Madame: c’est avouer tous mes torts; ils sont grands, mais involontaires; ils tiennent aux désagrémens de mon état. Tous les jours je voulois vous répondre, & tous les jours des réponses plus indispensables venoient renvoyer celle-là: car enfin avec la meilleure volonté du monde, on ne sauroit passer la vie à faire des réponses du matin jusqu’au soir. D’ailleurs je n’en connois point de meilleure aux sentimens obligeons dont vous m’honorez, que de tâcher d’en être digne, & de vous rendre ceux qui vous sont dûs. Quant aux opinions sur lesquelles vous me marquez que nous ne sommes pas d’accord, qu’aurois-je à dire? moi qui ne dispute jamais avec personne, qui trouve très-bon que chacun ait ses idées, & qui ne veux pas plus qu’on se soumette aux miennes, que me soumettre à celles d’autrui. Ce qui me sembloit utile & vrai, j’ai cru de mon devoir de le dire; mais je n’eus jamais la manie de vouloir le faire adopter, & je réclame pour moi la liberté que je laisse à tout le monde. Nous sommes d’accord, Madame, sur les devoirs des gens de bien, je n’en doute point. Gardons au reste, vous vos sentimens, moi les miens, & vivons en paix. Voilà mon avis. Je vous salue, Madame, avec respect & de tout mon coeur.
[29-11-1764] LETTRE A Mr. DU PEYROU
A Motiers le 29 Novembre 1764.
Le temps & mes tracas ne me permettent pas, Monsieur, de répondre à présent à votre dernière lettre, dont plusieurs articles m’ont, ému & pénétré; je destine uniquement celle-ci à vous consulter sur un article qui m’intéresse, & sur lequel je vous épargnerois cette importunité, si je connoissois quelqu’un qui me parut plus digne que vous de toute ma confiance.
Vous savez que je médite depuis long-temps de prendre le dernier congé du public par une édition générale de mes écrits, pour passer dans la retraite & le repos le reste des jours qu’il plaira à la Providence de me départir. Cette entreprise doit m’assurer du pain, sans lequel il n’y a ni repos ni liberté parmi les hommes: le recueil sera d’ailleurs le monument sur lequel je compte obtenir de la postérité le redressement des jugemens iniques de mes contemporains. Jugez par-là si je dois regarder comme importante pour moi, une entreprise sur laquelle mon indépendance & ma réputation sont fondées.
Le libraire Fauche aidé d’une société, jugeant que cette affaire lui peut être avantageuse, désire de s’en charger, & pressentant l’obstacle que vos Ministraux peuvent mettre à son exécution, il projette, en supposant l’agrément du Conseil [83] d’Etat, dont pourtant je doute, d’établir son imprimerie à Motiers. Ce qui me seroit très-commode; & il est certain qu’à considérer la chose en hommes d’état, tous les membres du gouvernement doivent favoriser une entreprise qui versera peut-être cent mille écus dans le pays.
Cet agrément donc supposé, (c’est son affaire) il reste à savoir si ce sera la mienne de consentir à cette proposition & de me lier par un traité en forme. Voilà, Monsieur, sur quoi je vous consulte. Premièrement, croyez-vous que ces gens-là puissent être en état de consommer cette affaire avec honneur, soit du côté de la dépense, soit du côté l’exécution? Car l’édition que je propose de faire étant destinée aux grandes bibliothéques, doit être un chef-d’œuvre de typographie, & je n’épargnerai point ma peine pour que c’en soit un de correction. En second lieu, croyez-vous que les engagemens qu’ils prendront avec moi, soient assez sûrs pour que je puisse y compter & n’avoir plus de souci là-dessus le reste de ma vie? En supposant qu’oui, voudrez-vous bien m’aider de vos soins & de vos conseils pour établir mes sûretés sur un fondement solide? Vous sentez que mes infirmités croissant, & la vieillesse avançant par dessus le marché, il ne faut pas que, hors d’état de gagner mon pain, je m’expose au danger d’en manquer. Voilà l’examen que je soumets à vos lumières, & je vous prie de vous en occuper par amitié pour moi. Votre réponse, Monsieur, réglera la mienne. J’ai promis de la donner dans quinze jours. Marquez-moi, je vous prie, avant ce temps-là votre sentiment sur cette affaire, afin que je puisse me déterminer.
[09-12-1764] LETTRE A Mr. L.....d
A Motiers le 9 Décembre 1764.
Je voudrois, Monsieur, pour contenter votre obligeante fantaisie, pouvoir vous envoyer le profil que vous me demandez; mais je ne suis pas en lieu à trouver aisément quelqu’un qui le sache tracer. J’espérois me prévaloir pour cela de la visite qu’un graveur hollandois qui va s’établir à Morat, avoit dessein de me faire; mais il vient de me marquer que des affaires indispensables ne lui en laissoient pas le temps. Si M. Liotard fait un tour jusqu’ici, comme il paroît le désirer, c’est une autre occasion dont je profiterai pour vous complaire, pour peu que l’état cruel où je suis m’en laisse le pouvoir. Si cette seconde occasion me manque, je n’en vois pas de prochaine qui puisse y suppléer. Au reste, je prends peu d’intérêt à ma figure, j’en prends peu même à mes livres; mais j’en prends beaucoup à l’estime des honnêtes gens dont les coeurs ont lu dans le mien. C’est dans le vis amour du juste & du vrai, c’est dans des penchans bons & honnêtes qui, sans doute, m’attacheroient à vous, que je voudrois vous faire aimer ce qui est véritablement moi, & vous laisser de mon effigie intérieure un souvenir qui vous fût intéressant. Je vous salue, Monsieur, de tout mon coeur.
[29-12-1764] LETTRE A Mr. D’IVERNOIS
A Motiers le 29 Décembre 1764.
Les vacherins que vous m’envoyez, seront distribués en votre nom dans votre famille. La caisse de vin de Lavaux que vous m’annoncez ne sera reçue qu’en payant le prix, sans quoi elle restera chez M. d’Ivernois. Je croyois que vous seriez quelque attention à ce dont nous étions convenus ici; puisque vous n’y voulez pas avoir égard, ce sera désormais mon affaire; & je vous avoue que je commence à craindre que le train que vous avez pris, ne produise entre nous une rupture qui m’affligeroit beaucoup. Ce qu’il y de parfaitement sûr, c’est que personne au monde ne sera bien reçu à vouloir me faire des présens par force; les vôtres, Monsieur, sont si fréquens, & j’ose dire, si obstinés, que de la part de tout autre homme en qui je reconnoîtrois moins de franchise, je croirois qu’ils cachent quelque vue secrète, qui ne se découvriroit qu’en temps & lieu.
Mon cher Monsieur, vivons bons amis, je vous en supplie. Les soins que vous vous donnez pour mes petites commissions, me sont très-précieux. Si vous voulez que je croie qu’ils ne vous sont pas importuns, faites-moi des compte si exacts qu’il n’y soit pas même oublié le papier pour les paquets ou la ficelle des emballages. A cette condition j’accepte vos soins obligeans, & toute mon affection ne [86] est pas moins acquise que ma reconnoissance vous est dûe. Mais de grâce ne rendez pas là-dessus une troisième explication nécessaire; car elle seroit la dernière bien surement.
Vous trouverez ci-jointe la copie de la lettre de remercîment que M. C**. m’a écrite. Comment se peut-il qu’avec un coeur si aimant & si tendre je ne trouve partout que haine & que malveillans? Je ne puis là-dessus me vaincre; l’idée d’un seul ennemi quoiqu’injuste, me fait sécher de douleur. Genevois, Genevois, il faut que mon amitié pour vous me coûte à la fin la vie.
[31-12-1764] LETTRE A Mr. D. P......u
[Motiers]
..... 31 Décembre 1764.
Votre lettre m’a touché jusqu’aux larmes. Je vois que je ne me suis pas trompé, & que vous avez une ame honnête. Vous serez un homme précieux à mon coeur. Lisez l’imprimé ci-joint.* [*Le libelle intitulé: Sentimens des Citoyens.] Voilà, Monsieur, à quels ennemis j’ai à faire; voilà les armes dont ils m’attaquent. Renvoyez-moi cette pièce quand vous l’aurez lue; elle entrera dans les monumens de l’histoire de ma vie. O! quand un jour le voile sera tiré, que la postérité m’aimera! qu’elle bénira ma mémoire! Vous, aimez-moi maintenant, & croyez que je n’en suis pas indigne. Je vous embrasse.
[12-01-1765] LETTRE A Mr. DE GAUFFECOURT
A Motiers-Travers le 12 Janvier 1765.
Je suis bien aise, mon cher Papa, que vous puissiez envisager dans la sérénité de votre paisible apathie, les agitations & les traverses de ma vie, & que vous ne laissiez pas de prendre aux soupirs qu’elles m’arrachent, un intérêt digne de notre ancienne amitié.
Je voudrois encore plus que vous, que le moi parut moins dans les lettres écrites de la montagne; mais sans le moi ces lettres n’auroient point existé. Quand on fit expirer le malheureux Calas sur la roue, il lui étoit difficile d’oublier qu’il étoit là.
Vous doutez qu’on permette une réponse. Vous vous trompez, ils répondront par des libelles diffamatoires. C’est ce que j’attend pour achever de les écraser. Que je suis heureux qu’on ne se soit pas avisé de me prendre par des caresses! J’étois perdu; je sens que je n’aurois jamais résisté. Grâce au ciel on ne m’a pas gâté de ce côté-là, & je me sens inébranlable par celui qu’on a choisi. Ces gens-là seront tant qu’ils me rendront grand & illustre; au lieu que naturellement je ne devois être qu’un petit garçon. Tout ceci n’est pas fini: vous verrez la suite, & vous rendrez, je l’espère, que les outrages & les libelles n’auront pas avili votre ami. Mes salutations, je vous prie, à M. de Quinsonas: les [88] deux lignes qu’il a jointes à votre lettre me sont précieuses; son amitié me paroît désirable, & il seroit bien doux de la former par un médiateur tel que vous.
Je vous prie de faire dire à M. Bourgeois que je n’oublie point sa lettre, mais que j’attends pour y répondre, d’avoir quelque chose de positif à lui marquer. Je suis fâché de ne pas savoir son adresse.
Bon jour, bon papa, parlez-moi de temps en temps de votre santé & de votre amitié. Je vous embrasse de tout mon coeur.
P. S. Il paroît à Genève une espèce de désir de se rapprocher de part & d’autre. Plut à Dieu que ce désir fût sincère d’un côté, & que j’eusse la joie de voir finir des divisions dont je suis la cause innocente! Plut à Dieu que je pusse contribuer moi-même à cette bonne œuvre, par toutes les déférences & satisfactions que, l’honneur peut me permettre! Je n’aurois rien fait de ma vie d’aussi bon coeur & dès ce moment je me tairois pour jamais.
[26-01-1765] LETTRE A MILORD MARÉCHAL
[Motiers]
...... 26 Janvier 1765.
J’espérois, Milord, finir ici mes jours en paix; je sens que cela n’est pas possible. Quoique je vive en toute sûreté dans ce pays sous la protection du Roi, je suis trop près [89] de Genève & de Berne qui ne me laisseront point en repose. Vous savez à quel usage ils jugent à propos d’employer la religion. Ils en sont un gros torchon de paille endroit de boue qu’ils me fourrent dans la bouche à toute force, pour me mettre en pièces tout à leur aise, sans, que je puisse crier. Il faut donc fuir malgré mes maux, malgré ma paresse; il faut chercher quelqu’endroit paisible où je puisse respire. Mais où aller? Voilà, Milord, sur quoi je vous consulte.
Je ne vois que deux pays à choisir: l’Angleterre ou l’Italie. L’Angleterre seroit bien plus selon mon humeur, mais elle est moins convenable à ma santé, & je ne sais pas la langue, grand inconvénient quand on s’y transplante seul. D’ailleurs il y fait si cher vivre qu’un homme qui manque de grandes ressources, n’y doit point aller, à moins qu’il ne veuille s’intriguer pour s’en procurer, chose que je ne ferai de ma vie; cela est plus décidé que jamais.
Le climat de l’Italie me conviendroit fort, & mon état à tous égards, me le rend de beaucoup préférable; mais j’ai besoin de protection pour qu’on m’y laisse tranquille. Il faudroit que quelqu’un des Princes de ce pays-là m’accordât un asile dans quelqu’une de ses maisons, afin que le Clergé ne pût me chercher querelle, si par hasard la fantaisie lui en prenoit: & cela ne me paroît ni bienséant à demander, ni facile à obtenir, quand on ne connoît personne. J’aimerois assez le séjour de Venise que je connois déjà. Mais quoique Jésus ait défendu la vengeance à ses Apôtres, Sr. Marc ne se pique pas d’obéir sur ce point. J’ai pensé que si le Roi ne dédaignoit pas de m’honorer de quelque apparente commission, [90] ou de quelque titre sans fonctions, comme sans appointemens (& qui ne signifiât rien, que l’honneur que j’aurois d’être à lui) je pourrois sous cette sauve-garde, soit à Venise, soit ailleurs jouir en sûreté du respect qu’on porte à tout ce qui lui appartient. Voyez, Milord, si dans cette occurrence, votre sollicitude paternelle imagineroit quelque chose, pour me préserver d’aller,...................* [*Cette lacune est indéchiffrable dans le brouillon de l’auteur. Il paroît qu’il y a sans ou bien sous les plombs, expression que je ne comprends pas. Note de l’Éditeur.] Ce qui seroit finir assez tristement une vie bien malheureuse. C’est une chose bien précieuse à mon coeur que le repos, mais qui me seroit bien plus précieuse encore, si je la tenois de vous. Au reste ceci n’est qu’une idée qui me vient, & qui peut-être est très-ridicule. Un mot de votre part, me décidera sur ce qu’il en faut penser.
[28-01-1765] LETTRE Mr. BALLIERE
A Motiers le 28 janvier 1765.
Deux envois de M. Duchesne, qui ont demeuré très-longtemps en route, m’ont apporté, Monsieur, l’un votre lettre, & l’autre votre livre.* [*Un exemplaire de la Théorie de la Musique.] Voilà ce qui m’a fait retarder si long-temps à vous remercier de l’une & de l’autre. Que ne donnerois-je pas pour avoir pu consulter votre ouvrage ou [91] vos lumières, il y a dix ou douze ans, lorsque je travaillois à rassembler les articles mal digérés que j’avois faits pour l’Encyclopédie? Aujourd’hui que cette collection est achevée, & que tout ce qui’s’y rapporte est entièrement effacé de mon esprit, il n’est plus temps de reprendre cette longue & ennuyeuse besogne, malgré les erreurs & les fautes dont elle fourmille. J’ai pourtant le plaisir de sentir quelquefois que j’étois, pour ainsi dire, à la piste de vos découvertes, & qu’avec un peu plus d’étude & de méditation, j’aurois pu peut-être en atteindre quelques-unes. Car, par exemple, j’ai très-bien vu que l’expérience qui sert de principe à M. Rameau, n’est qu’une partie de celle des aliquotes, & que c’est de cette dernière, prise dans sa totalité, qu’il faut déduire le systême de notre harmonie: mais je n’ai eu du reste que des demi-lueurs qui n’ont fait que m’égarer. Il est trop tard pour revenir maintenant sur mes pas, & il faut que mon ouvrage reste avec toutes les fautes, ou qu’il soit refondu dans une seconde édition par une meilleure main. Plut à Dieu, Monsieur, que cette main fût la vôtre! vous trouveriez peut-être assez de bonnes recherches toutes faites pour vous épargner le travail du manœuvre, & vous laisser seulement celui de l’architecte & du théoricien.
Recevez, Monsieur, je vous supplie, mes très-humbles salutations.
[31-01-1765] LETTRE A Mr. DU PEYROU
A Motiers le 31 Janvier 1765.
Voici, Monsieur, deux exemplaires de la pièce que vous avec déjà vue, & que j’ai fait imprimer à Paris. C’étoit la meilleure réponse qu’il me convenoit d’y faire.
Voici aussi la procuration sur votre dernier modèle, je doute qu’elle puisse avoir son usage. Pourvu que ce ne soit ni votre faute ni la mienne, il importe peu que l’affaire se rompe; naturellement je dois m’y attendre, & je m’y attends.
Voici enfin la lettre de M. de Buffon, de laquelle je suis extrêmement touché. Je veux lui écrire; mais la crise horrible où je suis ne me le permettra pas sitôt. Je vous avoue cependant que je n’entends pas bien le conseil qu’il me donne, de ne pas me mettre à dos M. de Voltaire; c’est comme si l’on conseilloit à un passant attaqué dans un grand chemin, de ne pas se mettre à dos le brigand qui l’assassine. Qu’ai-je fait pour m’attirer les persécutions de M. de Voltaire, & qu’ai-je à craindre de pire de sa part? M. de Buffon veut-il que je fléchisse ce tigre altéré de mon sang? Il fait bien que rien n’appaise, ni ne fléchit jamais la fureur des tigres. Si je rampois devant Voltaire, il en triompheroit sans doute, mais il ne m’en égorgeroit pas moins. Des bassesses me déshonoreroient, & ne me sauveroient pas. Monsieur, [93] je sais souffrir; j’espère apprendre à mourir; & qui fait cela n’a jamais besoin d’être lâche.
Il a fait jouer les pantins de Berne à l’aide de son ame damnée le Jésuite B....... d; il joue à présent le même jeu en Hollande. Toutes les puissances plient sous l’ami des ministres tant politiques que presbytériens. A cela que puis-je faire? Je ne doute presque pas du sort qui m’attend sur le canton de Berne, si j’y mets les pieds; cependant j’en aurai le coeur net & je veux voir jusqu’où, dans ce siècle aussi doux qu’éclairé, la philosophie & l’humanité seront poussées. Quand l’inquisiteur Voltaire m’aura fait brûler, cela ne sera pas plaisant pour moi, je l’avoue; mais avouez aussi que pour la chose, cela ne sauroit l’être plus.
Je ne fais pas encore ce que je deviendrai cet été. Je me sens ici trop près de Genève & de Berne, pour y goûter un moment de tranquillité. Mon corps y est en sûreté, mais mon ame y est incessamment bouleversée. Je voudrois trouver quelque asile où je pusse au moins achever de vivre en paix. J’ai quelque envie d’aller chercher en Italie une inquisition plus douce, & un climat moin rude. J’y suis désiré, & je suis sûr d’y être accueilli. Je ne me propose pourtant pas de me transplanter brusquement, mais d’aller seulement reconnoître les lieux, si mon état me le permet, & qu’on me laisse les passages libres, de quoi je doute. Le projet de ce voyage trop éloigné, ne me permet pas de songer à le faire avec vous, & je crains que l’objet qui me le faisoit surtout désirer, ne s’éloigne. Ce que j’avois besoin de connoître mieux, n’étoit assurément pas la conformité de nos [94] sentimens & de nos principes, mais celle de nos humeurs, dans la supposition d’avoir à vivre ensemble comme vous aviez en l’honnêteté de me le proposer. Quelque parti que je prenne, vous connoîtrez, Monsieur, je m’en flatte, que vous n’avez pas mon estime & ma confiance à demi; & si vous pouvez me prouver que certains arrangemens ne vous porteront pas un notable préjudice, je vous remettrai, puisque vous le voulez bien, l’embarras de tout ce qui regarde, tant la collection de mes écrits que l’honneur de ma mémoire, & perdant toute autre idée que de me préparer au dernier passage, je vous devrai avec joie, le repos du reste de mes jours.
J’ai l’esprit trop agité maintenant pour prendre un parti mais après y avoir mieux pensé, quelque parti que je prenne, ce ne sera point sans en causer avec vous, & sans vous faire entrer pour beaucoup dans mes résolutions dernières. Je vous embrasse de tout mon coeur.
[02-02-1765] LETTRE A Mr. S. B
[Motiers]
...... 2 Février 1765.
J’ai reçu, Monsieur, avec la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 29 Janvier, l’écrit que vous avez pris la peine d’y joindre. Je vous remercie de l’une & de l’autre.
[95] Vous m’assurez qu’un grand nombre de lecteurs me traitent d’homme plein d’orgueil, de présomption, d’arrogance; vous avez soin d’ajouter que ce sont là leurs propres expressions. Voilà, Monsieur, de fort vilains vices dont je dois tâcher de me corriger. Mais sans doute ces Meilleurs qui usent si libéralement de ces termes, sont eux-mêmes si remplis d’humilité, de douceur, & de modestie qu’il n’est pas aisé d’en avoir autant qu’eux.
Je vois, Monsieur, que vous avez de la santé, du loisir, & du goût pour la dispute. Je vous en fais mon compliment; & pour moi qui n’ai rien de tout cela, je vous salue, Monsieur, de tout mon coeur.
[02-02-1765] LETTRE A Mr. P. CHAPPUIS
Motiers le 2 Février 1765.
J’ai lu, Monsieur, avec grand plaisir la lettre dont vous m’avez honoré le 18 Janvier. J’y trouve tant de justesse, de sens, & une si honnête franchise, que j’ai regret de ne pouvoir vous suivre dans les détails où vous y êtes entré. Mais, de grâce, mettez-vous à ma place; supposez-vous malade, accablé de chagrins, d’affaires, de lettres, de visites, excédé d’importuns de toute espèce qui, ne sachant que faire de leur temps, absorberoient impitoyablement le vôtre, & dont chacun voudroit vous occuper de lui seul & [96] de ses idées. Dans cette position, Monsieur, car c’est la mienne, il me faudroit dix têtes, vingt mains, quatre secrétaires & des jours de quarante-huit heures pour répondre à tout; encore ne pourrois-je contenter personne, parce que souvent deux lignes d’objections demandent vingt pages de solutions.
Monsieur, j’ai dit ce que je savois, & peut-être ce que je ne savois pas, ce qu’il y a de sûr, c’est que je n’en fais pas davantage; ainsi je ne serois plus que bavarder, il vaut mieux me taire. Je vois que la plupart de ceux qui m’écrivent pensent comme moi sur quelques points & différemment sur d’autres: tous les hommes en sont à-peu-près là; il ne faut point se tourmenter de ces différences inévitables, surtout quand on est d’accord sur l’essentiel, comme il me paroît que nous le sommes vous & moi.
Je trouve les chefs auxquels vous réduisez les éclaircissemens à demander au conseil assez raisonnables. Il n’y a que le premier qu’il faut retrancher comme inutile, puisque ne voulant jamais rentrer dans Genève, il m’est parfaitement égal que le jugement rendu contre moi soit ou ne soit pas redressé. Ceux qui pensent que l’intérêt, ou la passion m’a fait agir dans cette affaire, lisent bien mal le fond de mon coeur. Ma conduite est une, & n’a jamais varié sur ce point si mes contemporains ne me rendent pas justice est ceci, je m’en console en me la rendant à moi-même, & je l’attends de la postérité.
Bon jour, Monsieur; vous croyez que j’ai fait avec vous en finissant ma lettre. Point du tout, ayant oublié votre [97] adresse, il faut maintenant la retourner chercher dans votre première lettre, perdue dans cinq cent autres, où il me faudra peut-être une demi journée pour la trouver. Ce qui achève de m’étourdir est que je manque d’ordre: mais le découragement & la paresse m’absorbent, m’anéantissent, & je suis trop vieux pour me corriger de rien. Je vous salue de tout mon coeur.
[06-02-1765] LETTRE A Mde. GUIENET
[Motiers]
...... 6 Février 1765.
Que j’apprenne à ma bonne amie mes bonnes nouvelles. Le 22 Janvier on a brûlé mon livre à la Haye; on doit aujourd’hui le brûler à Genève; on le brûlera, j’espère encore ailleurs. Voilà, par le froid qu’il fait, des gens bien brûlans. Que de feux de joie brillent à mon honneur dans l’Europe! Qu’ont donc fait mes autres écrits pour n’être pas aussi brûlés, & que n’en ai-je à faire brûler encore? Mais j’ai fini pour ma vie; il faut savoir mettre des bornes à son orgueil. Je n’en mets point à mon attachement pour vous, & vous voyez qu’au milieu de mes triomphes, je n’oublie pas mes amis. Augmentez-en bientôt le nombre, chère Isabelle. J’en attends l’heureuse nouvelle avec la plus vive impatience. Il ne manque plus rien à ma gloire, mais il manque à mon bonheur d’être grand-papa.* [*Mde. Guienet appeloit M. Rousseau son papa.]
[00-02-1765] LETTRE A Mr. LE NIEPS
......Février 1765.
Je commençois à être inquiet de vous, cher ami; votre lettre vient bien à propos me tirer de peine. La violente crise où je suis, me force à ne vous parler dans celle-ci que de moi. Vous aurez vu qu’on a brûlé le 22 mon livre à la Haye. Rey me marque que le ministre Chais s’est donné beaucoup de mouvemens, & que l’inquisiteur Voltaire a écrit beaucoup de lettres pour cette affaire. Je pense qu’avant-hier le Deux-Cent en a fait autant à Genève; du moins tout étoit préparé pour cela. Toutes ces brûleries sont si bêtes qu’elles ne sont plus que me faire rire. Je vous envoye ci-joint, copie d’une lettre* [*C’est celle ci-derrière de 6 Février.] que j’écrivis avant-hier là-dessus, à une jeune femme qui m’appelle son papa. Si la lettre vous paroît bonne, vous pouvez la faire courir, pourvu que les copies soient exactes.
Prévoyant les chagrins sans nombre que m’attireroit mon dernier ouvrage, je ne le fis qu’avec répugnance, malgré moi, & vivement sollicité. Le voilà fait, publié, brûlé. Je m’en tiens-là. Non-seulement je ne veux plus me mêler des affaires de Genève, ni même en entendre parler, mais pour le coup, je quitte tout à fait la plume, & soyez assuré que [99] rien au monde ne me la sera reprendre. Si’-l’on m’eut laissé faire, il y a long-temps que j’aurois pris ce parti; mais il est pris si bien que, quoiqu’il arrive, rien ne m’y sera renoncer. Je ne demande au ciel que quelqu’intervalle de paix jusqu’à ma dernière heure, & tous mes malheurs seront oubliés; mais dût-on me poursuivre jusqu’au tombeau, je cesse de me défendre. Je serai comme les enfans & les ivrognes, qui se laissent tomber tout bonnement quand on les pousse, & ne se sont aucun mal; au lieu qu’un homme qui veut se roidir, n’en tombe pas moins, & se casse une jambe, ou un bras par dessus le marché.
On répand donc que c’est l’inquisiteur qui m’a écrit au nom des Corses, & que j’ai donné dans un piège si subtil. Ce qui me paroît ici tout-à-fait bon, est que l’inquisiteur trouve plaisant de se faire passer pour faussaire, pourvu qu’il me fasse passer pour dupe. Supposons que ma stupidité fut telle que sans autre information, j’eusse pris cette prétendue lettre pour argent comptant; est-il concevable qu’une pareille négociation se fût bornée à cette unique lettre, sans instructions, sans éclaircissemens, sans mémoires; sans précis d’aucune espèce? Ou bien, M. de Voltaire aura-t-il pris la peine de fabriquer aussi tout cela? Je veux que sa profonde érudition ait pu tromper, sur ce point, mon ignorance, tout cela n’a pu se faire au moins sans avoir de ma part quelque réponse, ne fût-ce que pour savoir si j’acceptois la proposition. Il ne pouvoit même avoir que cette réponse en vue pour attester ma crédulité; ainsi son premier soin a dû être de se la faire écrire; qu’il la montre, & tout sera dit.
[100] Voyez comment ces pauvres gens accordent leurs flûtes. Au premier bruit d’une lettre que j’avois reçue, on y mit aussitôt pour emplâtre que Mrs. Helvétius & Diderot en avoient reçu de pareilles. Que sont maintenant devenues ces lettres? M. de Voltaire a-t-il aussi voulu se moquer d’eux? Je ris toujours de vos Parisiens, de ces esprits si subtils, de ces jolis faiseurs d’épigrammes, que leur Voltaire mène incessamment avec des contes de vieilles, qu’on ne seroit pas croire aux enfans. J’ose dire que ce Voltaire lui-même, avec tout don esprit n’est qu’une bête, un méchant très-mal adroit. Il me poursuit, il m’écrase, il me persécute, & peut-être me sera-t-il périr à la fin; grande merveille, avec cent mille livres de rente, tant d’amis puissans à la cour, & tant de si basses cajoleries, contre un pauvre homme dans mon état. J’ose dire que si Voltaire dans une situation pareille à la mienne, osoit m’attaquer, & que je daignasse employer contre lui ses propres armes, il seroit bientôt terrassé. Vous allez juger de la finesse de ses piéges par un fait qui peut-être a donné lieu au bruit qu’il a répandu, comme s’il eût été sûr d’avance du succès d’une ruse si bien conduite.
Un chevalier de Malte qui a beaucoup bavardé dans Genève, & dit venir d’Italie, est venu me voir, il y a quinze jours, de la part du général Paoli, faisant beaucoup l’empressé des commissions dont il se disoit chargé près de moi, mais me disant au fond très-peu de chose, & m’étalant d’un air important c’assez chétives paperasses fort pochetées. A chaque pièce qu’il me montroit, il étoit tout étonné de me voir tirer d’un tiroir la même pièce, & la lui montrer à mon [101] tour. J’ai vu que cela le mortifioit d’autant plus, qu’ayant fait tous ses efforts pour savoir quelles relations je pouvois avoir eues en Corde, il n’a pu là-dessus m’arracher un seul mot. Comme il ne m’a point apporté de lettres, & qu’il n’a voulu ni se nommer, ni me donner la moindre notion de lui, je l’ai remercié des visites qu’il vouloit continuer de me faire. Il n’a pas laissé de passer encore ici dix ou douze jours sans me revenir voir.
Tout cela peut être une chose sort simple. Peut-être ayant quelque envie de me voir, n’a-t-il cherché qu’un prétexte pour s’introduire, & peut-être est-ce un galant homme, très-bien intentionné, & qui n’a d’autre tort dans ce fait, que d’avoir fait un peu trop l’empressé pour rien. Mais comme tant de malheurs doivent m’avoir appris à me tenir sur mes gardes, vous m’avouerez que si c’est un piège, il n’est pas fin. M. V.....s m’a écrit une lettre honnête pour désavouer avec horreur le libelle. Je lui ai répondu très-honnêtement, & je me suis obligé de contribuer, autant qu’il m’est possible, à répandre son désaveu, dans le doute que quelqu’un plus méchant que lui, ne se cache sous son manteau.
[14-02-1765] LETTRE A Mr. D. P......u
A Motiers le 14 Février 1765.
Voici, Monsieur, le projet que vous avez pris la peine de dresser; sur quoi je ne vous dis rien, par la raison que vous savez. Je vous prie, si cette affaire doit se conclure, de vouloir bien décider de tout à votre volonté; je confirmerai tout: car pour moi j’ai maintenant l’esprit à mille lieues de-là; & sans vous, je n’irois pas plus loin, par le seul dégoût de parler d’affaires. Si ce que les associés disent dans leur réponse, article 1er. de mon ouvrage sur la Musique s’entend du dictionnaire, je m’en rapporte là-dessus à la réponse verbale que je leur ai faite. J’ai sur cette compilation des engagemens antérieurs, qui ne me permettent plus d’en disposer; & s’il arrivoit que, changeant de pensée, je le comprisse dans mon recueil, ce que je ne promets nullement, ce ne seroit qu’après qu’il auroit été imprimé à part par le libraire auquel je suis engagé.
Vous ne devez point, s’il vous plaît, passer outre que les associés n’aient le consentement formel du conseil d’Etat, que je doute fort qu’ils obtiennent. Quant à la permission qu’ils ont demandée à la cour, je doute encore plus qu’elle leur soit accordée. Milord Maréchal connoît là-dessus mes intentions; il fait que non-seulement je ne demande rien, mais que je suis très-déterminé à ne jamais me prévaloir [103] de son crédit à la cour, pour y obtenir quoi que ce puisse être, relativement au pays où je vis, qui n’ait pas l’agrément du gouvernement particulier du pays même. Je n’entends me mêler en aucune façon de ces choses-là, ni traiter qu’elles ne soient décidées.
Depuis hier que ma lettre est écrite, j’ai la preuve de ce que je soupçonnois depuis quelques jours, que l’écrit de V....s trouvoit ici parmi les femmes autant d’applaudissement qu’il a causé d’indignation à Genève & à Paris, & que trois ans d’une conduite irréprochable sous leurs yeux mêmes, ne pouvoient garantir la pauvre Mlle. le Vasseur de l’effet d’un libelle venu d’un pays où ni moi ni elle n’avons vécu. Peu surpris que ces viles ames ne se connoissent pas mieux en vertu qu’en mérite, & se plaisent à insulter aux malheureux, je prends enfin la ferme résolution de quitter ce pays, ou du moins ce village, & d’aller chercher une habitation où l’on juge les gens sur leur conduite, & non sur les libelles de leurs ennemis. Si quelque autre honnête étranger veut connoître Motiers, qu’il y passe, s’il peut, trois ans comme j’ai fait, & puis qu’il en dise des nouvelles.
Si je trouvois à Neuchâtel ou aux environs un logement convenable, je serois homme à l’aller occuper en attendant.
[04-03-1765] LETTRE AU MÊME
[Motiers]
....... 4 Mars 1765.
Je vous dois une réponse, Monsieur, je le sais. L’horrible situation de corps & dame où je me trouve, m’ôte la force & le courage d’écrire. J’attendois de vous quelques mots de consolation. Mais je vois que vous comptez à la rigueur avec les malheureux. Ce procédé n’est pas injuste, mais il est un peu dur dans l’amitié.
[07-03-1765] LETTRE AU MÊME
A Motiers le 7 Mars 1765.
Pour Dieu ne vous fâchez pas, & sachez pardonner quelques torts à vos amis dans leurs misères. Je n’ai qu’un ton, Monsieur, & il est quelquefois un peu dur; il ne faut pas me juger sur mes expressions, mais sur ma conduite; elle vous honore, quand mes termes vous offensent. Dans le besoin que j’ai des consolations de l’amitié, je sens que les vôtres me manquent, & je m’en plains: cela est-il donc si désobligeant?
Si j’ai écrit à d’autres, comment n’avez-vous pas senti [105] l’absolue nécessité de répondre, & surtout dans la circonstance, à des personnes avec qui je n’ai point de correspondance habituelle, & qui viennent au fort de mes malheurs, y prendre le plus généreux intérêt? Je croyois que si lettres mêmes vous vous diriez: il n’a pas le temps de m’écrire, & que vous vous souviendriez de nos conventions. Falloit-il donc dans une occasion si critique, abandonner tous mes intérêts, toutes mes affaires, mes devoirs mêmes, de peur de manquer avec vous à l’exactitude d’une réponse dont vous m’aviez dispensé? Vous vous seriez offensé de ma crainte, & vous auriez eu raison. L’idée même, très-fausse assurément, que vous aviez de m’avoir chagriné par votre lettre, n’étoit-elle pas pour votre bon coeur un motif de réparer le mal que vous supposiez m’avoir fait? Dieu vous préserve d’afflictions; mais en pareil cas, soyez sûr que je ne compterai pas vos réponses. En tout autre cas, ne comptez jamais mes lettres, ou rompons tout de suite; car aussi bien ne tarderions-nous pas à rompre. Mon caractère vous est connu, je ne saurois le changer.
Toutes vos autres raisons ne sont que trop bonnes. Je vous plains dans vos tracas, & les approches de votre goutte me chagrinent surtout vivement, d’autant plus que dans l’extrême besoin de me distraire, je me promettois des promenades délicieuses avec vous. Je sens encore que ce que je vais vous dire peut être bien déplacé parmi vos affaires; mais il faut vous montrer si je vous crois le coeur dur, & si je manque de confiance en votre amitié. Je ne fais pas des complimens, mais je prouve.
[106] Il faut quitter ce pays, je le sens; il est trop près de Genève; on ne m’y laisseroit jamais en repos. Il n’y a guères qu’un pays catholique qui me convienne; & c’est de-là, puisque vos ministres veulent tant la guerre, qu’on peut leur en donner le plaisir tout leur soûl. Vous sentez, Monsieur, que ce déménagement a les embarras. Voulez-vous être dépositaire de mes effets, en attendant que je me fixe? Voulez-vous acheter mes livres, ou m’aider à les vendre? Voulez-vous prendre quelqu’arrangement, quant à mes ouvrages, qui me délivre de l’horreur d’y penser, & de m’en occuper le reste de ma vie? Toute cette rumeur est trop vive & trop folle pour pouvoir durer. Au bout de deux ou trois ans toutes les difficultés pour l’impression seront levées, surtout quand je n’y serai plus. En tout cas les autres lieux, même au voisinage ne manqueront pas. Il y a sur tout cela des détails qu’il seroit trop long d’écrire, & sur lesquels, sans que vous soyez marchand, sans que vous me fassiez l’aumône, cet arrangement peut m’être utile, & ne vous pas être onéreux. Cela demande d’en conférer. Il faut voir seulement si vos affaires présentes vous permettent de penser à celle-là.
Vous savez donc le triste état de la pauvre Mde. G......t, femme aimable, d’un vrai mérite, d’un esprit aussi fin que juste, & pour qui la vertu n’étoit pas un vain mot; sa famille est dans la plus grande désolation; son mari est au désespoir, & moi je suis déchiré. Voilà, Monsieur, l’objet que j’ai sous les yeux pour me consoler d’un tissu de malheurs sans exemple.
[107] J’ai des accès d’abattement; cela est assez naturel dans l’état de maladie; & ces accès sont très-sensibles, parce qu’ils sont les momens où je cherche le plus à m’épancher. Mais ils sont courts, & n’influent point sur ma conduite. Mon état habituel est le courage, & vous le verrez peut-être dans cette affaire, si l’on me pousse à bout; car je me fais une loi d’être patient jusqu’au moment où l’on ne peut plus l’être sans lâcheté. Je ne sais quelle diable de mouche a piqué vos Messieurs; mais il y a bien de l’extravagance à tout ce vacarme; ils en rougiront sitôt qu’ils seront calmés.
Mais que dites-vous, Monsieur, de l’étourderie de vos ministres, qui devroient trembler qu’on n’apperçut qu’ils existent, & qui vont sottement payer pour les autres dans une affaire qui ne les regarde pas. Je suis persuadé qu’ils s’imaginent que je vais rester sur la défensive, & faire le pénitent & le suppliant: le Conseil de Genève le croyoit aussi, je l’ai désabusé; je me charge de les désabuser de même. Soyez-moi témoin, Monsieur, de mon amour pour la paix, & du plaisir avec lequel j’avois posé les armes; s’ils me forcent à les reprendre, je les reprendrai; car je ne veux pas me laisser battre à terre, c’est un point tout résolu. Quelle prise ne me donnent-ils pas? A trois ou quatre près que j’honore & que j’excepte, que sont les autres? Quels mémoires n’aurai-je pas sur leur compte? Je suis tenté de faire ma paix avec tous les autres Clergés, aux dépends du vôtre; d’en faire le bouc d’expiation pour les péchés d’Israël. L’invention est bonne, & son succès est certain. Ne seroit-ce pas bien servir l’Etat, d’abattre si bien leur morgue, de les avilir à tel point, qu’ils ne pussent jamais plus ameuter[108] les peuples? J’espère ne pas me livrer à la vengeance; mais si je les touche, comptez qu’ils sont morts. Au reste il faut premièrement attendre l’excommunication; car jusqu’à ce moment ils me tiennent; ils sont mes pasteurs, & je leur dois du respect. J’ai là-dessus des maximes dont je ne me départirai jamais, & c’est pour cela même que je les trouve bien peu sages de m’aimer mieux loup que brebis.
[07-04-1765] LETTRE A Mr. LALIAUD
A Motiers le 7 Avril 1765.
Puisque vous le voulez absolument, Monsieur, voici deux mauvaises esquisses que j’ai fait faire, faute de mieux, par une manière de peintre qui a passé par Neuchâtel. La grande est un profil à la silhouette, où j’ai fait ajouter quelques traits en crayon pour mieux déterminer la portion des traits; l’autre est un profil tiré à la vue. On ne trouve pas beaucoup de ressemblance à l’un ni à l’autre, j’en suis fâché, mais je n’ai pu faire mieux; je crois même que vous me sauriez quelque gré de cette petite attention, si vous connoissiez la situation où j’étois, quand je me suis ménagé le moment de vous complaire.
Il y a un portrait de moi, très-ressemblant, dans l’appartement de Mde. la Maréchale de Luxembourg. Si M. Le Moine prenoit la peine de s’y transporter & de demander [109] de ma part, M. de la Roche, je ne doute pas qu’il n’eut la complaisance de le lui montrer.
Je ne vous connois, Monsieur, que par vos lettres, mais elles respirent la droiture & l’honnêteté; elles me donnent la plus grande opinion de votre ame, l’estime que vous m’y témoignez me flatte, & je suis bien aise que vous sachiez qu’elle fait une des consolations de ma vie.
[12-04-1765] LETTRE A Mr. DU PEYROU
[Motiers]
Vendredi 12 Avril 1765.
Plus j’étois touché de vos peines, plus j’étois fâché contre vous; & en cela j’avois tort; le commencement de votre lettre me le prouve. Je ne suis pas toujours raisonnable, mais j’aime toujours qu’on me parle raison. Je voudrois connoître vos peines pour les soulager, pour les partager du moins. Les vrais épanchemens du cœur veulent non-seulement l’amitié, mais la familiarité; & la familiarité ne vient que par l’habitude de vivre ensemble. Puisse un jour cette habitude si douce, donner entre nous à l’amitié tous ses charmes! je les sentirai trop bien, pour ne pas vous les faire sentir aussi.
Au train donc la neige tombe, nous en aurons ce soir plus d’un pied cela & mon état encore empiré, m’ôtera le plaisir de vous aller voir aussitôt que je l’espérois. Sitôt que je le pourrai, comptez que vous verrez celui qui vous aime.
[22-04-1765] LETTRE A Mr. D. P.... u
[Motiers]
...... 22 Avril 1765.
L’amitié est une chose si sainte, que le nom n’en doit pas même être employé dans l’usage ordinaire. Ainsi nous serons amis, & nous ne nous dirons pas mon ami. J’eus un sur-nom jadis que je crois mériter mieux que jamais. A Paris on ne m’appeloit que le Citoyen. Rendez-moi ce titre qui m’est si cher, & que j’ai paye si cher; faites même ensorte qu’il se propage, & que tous ceux qui m’aiment, ne m’appellent jamais Monsieur, mais en parlant de moi, le Citoyen, & en m’écrivant, mon cher Citoyen. Je vous charge de faire connoître ce que je désire, & je crois que tous vos amis & les miens me seront volontiers ce plaisir. En attendant, commencez par donner l’exemple. A votre égard, prenez un nom de société qui vous plaise, & que je puisse vous donner. Je me plais a songer que vous devez être un jour mon cher hôte, & j’aimerois a vous en donner le titre d’avance; mais celui-la, ou un autre, prenez-en un qui soit de votre goût, & qui supprime entre nous le maussade mot de Monsieur que l’amitié & la familiarité doivent proscrire.
Je souffre toujours beaucoup. Je vous embrasse.
[22-04-1765] LETTRE A Mr. D’IVERNOIS
A Motiers le 22 Avril 1765.
J’ai reçu, Monsieur, tous vos envois, & ma sensibilité à votre amide augmente de jour en jour: mais j’ai une grâce vous demander, c’est de ne me plus parler des affaires de Genève, & de ne plus m’envoyer aucune pièce qui s’y rapporte. Pourquoi veut-on absolument, par de si tristes images, me faire finir dans l’affliction le reste des malheureux jours que la nature m’a comptés, & m’ôter un repos dont j’ai si grand besoin & que j’ai si chèrement acheté? Quelque plaisir que me fasse votre correspondance, si vous continuez faire entrer des objets dont je ne puis ni veux plus m’occuper, vous me forcerez d’y renoncer.
Je vous remercie du vin de Lunel: mais, mon cher Monsieur, nous sommes convenus, ce me semble, que vous ne m’enverriez plus rien de ce qui ne vous coûte rien. Vous me paroissez n’avoir pas pour cette convention la même mémoire qui vous sert si bien dans mes commissions.
Je ne peux rien vous dire du chevalier de Malte; il est encore à Neuchâtel. Il m’a apporté une lettre de M. de Paoli, qui n’est certainement pas supposée. Cependant la conduite de cet homme-la est en tout si extraordinaire, que je puis prendre sur moi de m’y fier; & je lui ai remis pour M. Paoli une réponse qui ne signifie rien, & qui le renvoie à notre [112]correspondance ordinaire, laquelle n’est pas connue du chevalier. Tout ceci, je, vous prie, entre nous.
Mon état empire au lieu de s’adoucir. Il me vient du monde des quatre coins de l’Europe. Je prends le parti de laisser à la poste les lettres que je ne connois pas, ne pouvant y suffire. Selon toute apparence je ne pourrai guères jouir à ce voyage du plaisir de vous voir tranquillement. Il faut espérer qu’une autre fois je serai plus heureux.
[29-04-1765] LETTRE A Mr. D. P......u
[Motiers]
.........29 Avri1 1765.
J’ai reçu votre présent;* [*Les ouvrages de Linnaeus.] je vous en remercie, me fait grand plaisir, & je brûle d’être a portée d’en faire usage. J’ai plus que jamais la passion pour la botanique; mais je vois avec confusion, que je ne connois pas encore assez de plantes empiriquement, pour les étudier par systême. Cependant je ne me rebuterai pas; & je me propose d’aller dans la belle saison passer une quinzaine de jours près de M. Gagnebin, pour me mettre en état du moins de suivre mon Linnaeus.
J’ai dans la tête que, si vous pouvez vous soutenir jusqu’au temps de notre caravanne, elle vous garantira d’être arrêté durant le rate de l’année, vu que la goutte n’a point de plus grand ennemi que l’exercice pédestre. Vous devriez prendre [113] la botanique par remède, quand vous ne la prendriez pas par goût. Au reste, je vous avertis que le charme de cette science consiste surtout dans l’étude anatomique des plantes. Je n puis faire cette étude à mon gré, faute des instrumens nécessaire, comme microscopes de diverses mesures de foyer, petites pinces bien menues, semblables aux brusselles des joailliers; ciseaux très-fins à découper. Vous devriez tâcher de vous pourvoir de tout cela pour notre course; & vous verrez que l’usage en est très-agréable & très-instructif.
Vous me parlez du temps remis: il ne l’est assurément pas ici; j’ai fait quelques essais de sortie qui m’ont réussi médiocrement, & jamais sans pluie. Il me tarde d’aller vous embrasser, mais il faut faire des visites, & cela m’épouvante un peu, surtout vu mon état.
Quand verrez-vous la fin de ce vilain procès? Je voudrois aussi voir déjà votre bâtiment fini, pour y occuper ma cellule, & vous appeler tout de bon, mon cher hôte; bon jour.
[23-05-1765] LETTRE AU MÊME
[Motiers]
Jeudi 23 Mai 1765.
Espère, mon cher hôte, que cette vilaine goutte n’aura fait que vous menacer. Dansez & marchez beaucoup; tourmentez-la si bien, qu’elle nous laisse en repos projeter & faire notre course; on dit que les pélerins n’ont jamais la goutté; rien n’est donc tel pour l’éviter, que de se faire pélerin.
[114] Sultan m’a tenu quelques jours en peine; sur son état présent, je suis parfaitement rassuré: ce qui m’allarmoit le plus droit la promptitude avec laquelle la plaie s’étoit refermée. Il avoit à la jambe un trou fort profond; elle étoit enflée; il souffroit beaucoup, & ne pouvoit se soutenir. En cinq ou six heures, avec une simple application de thériaque, plus d’enflure, plus de douleur, plus de trou, à peine en ai-je pu retrouver la place; il est gaillardement revenu de son pied à Motiers, & se porte à merveille depuis ce temps-là: comme vous avez des chiens, j’ai cru qu’il étoit bon de vous apprendre l’histoire de mon spécifique; elle est aussi étonnante que certaine. Il faut ajouter que je l’ai mis au lait, durant quelques jours; c’est une précaution qu’il faut toujours prendre, sitôt qu’un animal est blessé.
Il est singulier que depuis trois jours, je ressens les mêmes attaques que j’ai eues cet hiver; il est constaté que ce séjour ne me vaut rien à aucun égard. Ainsi mon parti est pris; tirez-moi d’ici au plus vîte. Je vous embrasse.
[11-06-1765] LETTRE AU MÊME
[Motiers]
Mardi 11 Juin 1765.
Si je reste un jour de plus, je suis pris; je pars donc, mon cher hôte, pour la Ferrière, où je vous attendrai avec le plus grand empressement, mais sans m’impatienter. Ce qui achève de me déterminer, est qu’on m’apprend que vous [115] commencé à sortir. Je vous recommande de ne pas oublier parmi vas provisions, café, sucre, cafetière, briquet & tout l’attirail pour faire, quand on veut, du café dans les bois. Prenez Linnaeus & Sauvages, quelque livre amusant, & quelque jeu pour s’amuser plusieurs, si l’on est arrêté dans une maison par le mauvais temps. Il faut tout prévoir pour prévenir le désoeuvrement & l’ennui.
Bon jour, je compte partir demain matin, s’il fait beau, pour aller coucher au Locke,& dîner ou coucher à la Ferrière le lendemain jeudi. Je vous embrasse.
[16-06-1765] LETTRE AU MÊME
A la Ferrière le 16 Juin 1765.
Me voici, mon cher hôte, à la Ferrière, où je ne suis arrivé que pour y garder la chambre, avec un rhume affreux, une assez grosse fièvre, & une esquinancie, mal auquel j’étois très-sujet dans ma jeunesse, mais dont j’espérois que l’âge m’auroit exempté. Je me trompois; cette attaque a été violente; j’espère qu’elle sera courte. La fièvre est diminuée, ma gorge se dégage, j’avale plus aisément, mais il m’est encore impossible de parler.
Au peu que j’ai vu sur la botanique, je comprends que je repartirai d’ici plus ignorant que je n’y suis arrivé; plus convaincu du moins de mon ignorance; puisqu’en vérifiant mes [116] connoissances sur les plantes, il se trouve que plusieurs de celles que je croyois connoître, je ne les connoissois point. Dieu soit loué; c’est toujours apprendre quelque chose que d’apprendre qu’on ne sait rien. Le messager attend & me presse; il faut finir. Bon jour, mon cher hôte; je vous embrasse de tout mon coeur.
[15-07-1765] LETTRE AU MÊME
A Brot le lundi 15 Juillet 1765.
Vos gens, mon cher hôte, ont été bien mouillés & le seront encore, de quoi je suis bien fâché, ainsi trouvant ici un char-à-banc, je ne les mènerai pas plus loin. Je pars le coeur plein de vous, & aussi empressé de vous revoir, que si nous ne nous étions vus depuis long-temps. Puissai-je apprendre à notre première entrevue, que tous vos tracas sont finis, & que vous avez l’esprit aussi tranquille, que votre honnête coeur doit être content de lui-même, & serein dans tous les temps! La cérémonie de ce matin met dans le mien la satisfaction la plus douce. Voilà, mon cher hôte, les traits qui me peignent au vrai l’ame de Milord Maréchal, & me montrent qu’il connoît la mienne. Je ne connois personne plus fait pour vous aimer, & pour être aimé de vous. Comment ne verrois-je pas enfin réunis tous ceux qui m’aiment? Ils sont dignes de s’aimer tous. Je vous embrasse.
[15-08-1765] LETTRE A Mr. D’IVERNOIS
A Motiers le 15 Août 1765.
J’ai reçu tous vos envois, Monsieur, & je vous remercie des commissions, elles sont sort bien, & je vous prie aussi d’en faire mes remercîmens à M. De Luc. A l’égard des abricots, par respect pour Mde. d’Ivernois je veux bien ne pas les renvoyer; mais j’ai là-dessus deux choses à vous dire, & je vous les dis pour la dernière fois. L’une, qu’à faire aux gens des cadeaux malgré eux, & à les servir à notre mode & non pas à la leur, je vois plus de vanité que d’amitié. L’autre, que je suis très-déterminé à secouer toute espèce de joug qu’on peut vouloir m’imposer malgré moi, quel qu’il puisse être; que quand cela ne peut se faire qu’en rompant, je romps, & que quand une fois j’ai rompu, je ne renoue jamais, c’est pour la vie. Votre amitié, Monsieur, m’est trop précieuse, pour que je vous pardonnasse jamais de m’y avoir sait renoncer.
Les cadeaux sont un petit commerce d’amitié sort agréable quand ils sont réciproques. Mais ce commerce demande de part & d’autre de la peine & des soins; & la peine & les soins sont le fléau de ma vie: j’aime mieux un quart d’heure d’oisiveté que toutes les confitures de la terre. Voulez-vous me faire des présens qui soient pour mon coeur d’un prix inestimable? Procurez-moi des loisirs, sauvez-moi [118] des visites, fournissez-moi des moyens de n’écrire à personne. Alors je vous devrai le bonheur de ma vie, & je reconnoîtrai les soins du véritable ami. Autrement non.
M. M... est venu lui cinq ou sixième; j’étois malade, je n’ai pu le voir ni lui ni sa compagnie. Je suis bien aise de savoir que les visites que vous me forcez de faire m’en attirent. Maintenant que je suis averti, si j’y suis repris ce sera ma faute.
Votre M. de S.... qui part de Bordeaux pour me venir voir ne s’embarrasse pas si cela me convient ou non. Comme il fait tous ses petits arrangemens sans moi, il ne trouvera pas mauvais, je pense, que je prenne les miens sans lui.
Quant à M. Liotard, son voyage ayant un but déterminé, qui se rapporte plus à moi qu’à lui, il mérite une exception, & il l’aura. Les grands talens exigent des égards. Je ne réponds pas qu’il me trouve en état de me laisser peindre, mais je réponds qu’il aura lieu d’être content de la réception que je lui serai. Au reste, avertissez-le que pour être sûr de me trouver, & de me trouver libre, il ne doit pas venir avant le 4 ou les 5 de Septembre.
J’ai vu depuis quelque temps beaucoup d’Anglois, mais M. Wilkes n’a pas paru que je sache.
[00-00-1765] LETTRE A Mr. DE ST. BRISSON
1765.
J’ai reçu, Monsieur, votre lettre du 27 Décembre. J’ai aussi lu vos deux écrits. Malgré le plaisir que m’ont fait l’un & l’autre, je ne me repens point du mal que je vous ai dit du premier, & ne doutez pas que je ne vous en eusse dit du second, si vous m’eussiez consulté. Mon cher St. Brisson, je ne vous dirai jamais assez avec quelle douleur je vous vois entrer dans une carrière couverte de fleurs & semée d’abîmes; où l’on ne peut éviter de se corrompre ou de se perdre; où l’on devient malheureux ou méchant à mesure qu’on avance, & très-souvent l’un & l’autre avant d’arriver. Le métier d’Auteur n’est bon que pour qui veut servir les passions des gens qui mènent les autres, mais pour qui veut sincèrement le bien de l’humanité, c’est un métier funeste. Aurez-vous plus de zèle que moi pour la justice, pour la vérité, pour tout ce qui est honnête & bon? Aurez-vous des sentimens plus désintéressés, une religion plus douce, plus tolérante, plus pure, plus sensée? Aspirerez-vous à moins de choses; suivrez-vous une route plus solitaire; irez-vous sur le chemin de moins de gens; choquerez-vous moins de rivaux & de concurrens; éviterez-vous avec plus de soin de croiser les intérêts de personne? Et toutefois vous voyez. Je ne sais comment il existe dans le monde un seul honnête homme à [120] mon exemple ne faire pas tomber la plume des mains. Faites du bien, mon cher Sr. Brisson, mais non pas des livres. Loin de corriger les méchans, ils ne sont que les aigrir. Le meilleur livre fait très-peu de bien aux hommes, & beaucoup de mal à son auteur. Je vous ai déjà vu aux champs pour une brochure qui n’étoit pas même fort malhonnête; à quoi devez-vous vous attendre, si ces choses vous blessent déjà?
Comment pouvez-vous croire que je veuille passer en Corse, fachant que les troupes françaises y sont? Jugez-vous que je n’aie pas assez de mes malheurs, sans en aller chercher d’autres? Non, Monsieur; dans l’accablement où je suis, j’ai besoin de reprendre haleine, j’ai besoin d’aller plus loin de Genève, chercher quelques momens de repos; car on ne m’en laissera nulle part un long sur terre; je ne puis plus l’espérer que dans son sein. J’ignore encore de quel côté j’irai il ne m’en reste plus guère à choisir; je voudrois, chemin faisant, me chercher quelque retraite fixe pour m’y transplanter tout-à-fait; où l’on eut l’humanité de me recevoir, & de me laisser mourir en paix. Mais où la trouver parmi les chrétiens? La Turquie est trop loin d’ici.
Ne doutez pas, cher St. Brisson, qu’il ne me fût fort doux de vous avoir pour compagnon de voyage, pour consolateur, pour garde-malade; mais j’ai contre ce même voyage, de grandes objections par rapport à vous. Premièrement, ôtez-vous de l’esprit de me consulter sur rien, & d’avoir la moindre ressource contre l’ennui dans mon entretien. L’étourdissement où me jettent des agitations sans [121] relâche, m’a rendu stupide; ma tête est en létargie; mon coeur même est mou. Je ne sens ni ne pense plus. Il me reste un seul plaisir dans la vie; j’aime encore à marcher, mais en marchant je ne rêve pas même; j’ai les sensations des objets qui me frappent, & rien de plus. Je voulois essayer d’un peu de botanique pour m’amuser du moins à reconnoitre en chemin quelques plantes; mais ma mémoire est absolument éteinte; elle ne peut pas même aller jusques-là. Imaginez le plaisir de voyager avec un pareil automate.
Ce n’est pas tout. Je sens le mauvais effet que votre voyage ici sera pour vous-même. Vous n’êtes déjà pas trop bien auprès des dévots; voulez-vous achever de vous perdre? Vos compatriotes mêmes, en général, ne vous pardonnent pas de me consulter; comment vous pardonneroient-ils de m’aimer? Je suis très-fâché que vous m’ayez nommé à la tête de votre Ariste. Ne faites plus pareille sottise, ou je me brouille avec vous tout de bon. Dites-moi surtout de quel oeil vous croyez que votre famille verra ce voyage? Madame votre mère en frémira. Je frémis moi-même à penser aux funestes effets qu’il peut produire auprès de vos proches; vous voulez que je vous laisse faire! C’est vouloir que je sois le dernier des hommes. Non, Monsieur, obtenez l’agrément de Madame votre mère, & venez; je vous embrasse avec la plus grande joie; mais sans cela n’en parlons plus.
[17-11-1765] LETTRE A Mr. D. P......u
A Strasbourg le 17 Novembre 1765.
Je reçois, mon cher hôte, votre lettre. Vous aurez vu par les miennes, que je renonce absolument au voyage de Berlin, du moins pour cet hiver, à moins que Milord Maréchal, à qui j’ai écrit, ne fût d’un avis contraire. Mais je le connois; il veut mon repos sur toute chose, ou plutôt il ne veut que cela. Selon toute apparence, je passerai l’hiver ici. L’on ne peut rien ajourer aux marques de bienveillance, d’estime, & même de respect qu’on m’y donne, depuis M. le Maréchal & les chefs du pays, jusqu’aux derniers du peuple. Ce qui vous surprendra est que les gens d’église semblent vouloir renchérir encore sur les autres. Ils ont l’air de me dire dans leurs manières: Distingue-nous de vos ministres; vous voyez que nous ne pensons pas comme eux.
Je ne sais pas encore de quels livres j’aurai besoin; cela dépendra beaucoup du choix de ma demeure; mais en quelque lieu que ce soit, je suis absolument déterminé à rendre la botanique. En conséquence, je vous prie de vouloir bien faire trier d’avance tous les livres qui en traitent, figures & autres, & les bien encaisser. Je voudrois aussi que mes herbiers & plantes sèches y fussent joints. Car ne connoissant pas à beaucoup près toutes les plantes qui y sont, j’en peux tirer encore beaucoup d’instruction sur les [123] plantes de la Suisse que je ne trouverai pas ailleurs. Sitôt que je serai arrêté, je consacrerai le goût que j’ai pour les herbiers, à vous en faire un aussi complet qu’il me sera possible, & dont je tâcherai que vous soyez content.
Mon cher hôte, je ne donne pas ma confiance à demi. Visitez, arrangez tous mes papiers, lisez & feuilletez tout sans scrupule. Je vous plains de l’ennui que vous donnera tout ce fatras sans choix, & je vous remercie de l’ordre que vous y voudrez mettre. Tâchez de ne pas changer les numéros des paquets, afin qu’ils nous servent toujours d’indication pour les papiers dont je puis avoir besoin. Par exemple, je suis dans le cas de désirer beaucoup de faire usage ici de deux pièces qui sont dans le Nº. 12. L’une est Pygmalion & l’autre l’Engagement téméraire. Le directeur du spectacle a pour moi mille attentions. Il m’a donné pour mon usage une petite loge grillée; il m’a fait faire une clef d’une petite porte pour entrer incognito; il fait jouer les pièces qu’il juge pouvoir me plaire. Je voudrois tâcher de reconnoître ses honnêtetés; & je crois que quelque barbouillage de ma façon, bon ou mauvais, lui seroit utile par la bienveillance que le public a pour moi, & lui s’est bien marquée au Devin du Village. Si j’osois espérer que vous vous laissassiez tenter à la proposition de M. De Luze, vous apporteriez ces pièces vous-même, & nous nous amuserions à les faire répéter. Mais comme il n’y a nulle copie de Pygmalion, il en faudroit faire faire une par précaution. Surtout si, ne venant pas vous-même, vous preniez le parti d’envoyer le paquet par la poste à l’adresse de M. Zollicoffre, ou par occasion. Si vous venez, [124] mandez-le moi à l’avance, & donnez-moi le temps de la réponse. Selon les réponses que j’attends, je pourrois, si la chose ne vous étoit pas trop importune, vous prier de permettre que Mlle. le Vasseur vint avec vous. Je vous embrasse.
[25-11-1765] LETTRE AU MÊME
A Strasbourg le 25 Novembre 1765.
J’ai, mon cher hôte, votre Nº. 8. & tous les précédons. Ne soyez point en peine du passe-port. Ce n’est pas une chose si absolument nécessaire que vous le supposez, ni si difficile à renouveler au besoin; mais il me sera toujours précieux par la main dont il me vient & par les soins dont il est la preuve.
Quelque plaisir que j’eusse à vous voir, le changement que j’ai été forcé de mettre dans ma manière de vivre, ralentit mon empressement à cet égard. Les fréquens dînés en ville, & la fréquentation des femmes & des gens du monde, à quoi je m’étois livré d’abord, en retour de leur bienveillance, m’imposoient une gêne qui a tellement pris sur ma santé, qu’il a fallu tout rompre & redevenir ours par nécessité. Vivant seul ou avec Fischer, qui est un très-bon garçon, je ne serois à portée de partager aucun amusement avec vous, & vous iriez sans moi dans le monde; ou bien ne vivant qu’avec moi, vous seriez dans cette ville, sans la connoître. Je ne désespère par des moyens de nous voir plus agréablement [125] & plus à notre aise. Mais cela est encore dans les futurs contingens. D’ailleurs n’étant pas encore décidé sur moi-même, je ne le suis pas sur le voyage de Mlle. le Vasseur. Cependant si vous venez, vous êtes sûr de me trouver encore ici, & dans ce cas, je serois bien aise d’en être instruit d’avance, afin de vous faire préparer un logement dans cette maison; car je ne suppose pas que vous vouliez que nous soyons séparés.
L’heure presse, le monde vient; je vous quitte brusquement, mais mon coeur ne vous quitte pas.
[30-11-1765] LETTRE AU MÊME
A Strasbourg le 30 Novembre 1765.
Tout bien pesé, je me détermine à passer en Angleterre. Si j’étois en état, je partirois dès demain; mais ma rétention me tourmente, si cruellement, qu’il faut laisser calmer cette attaque. Employant ma ressource ordinaire, je compte être en état de partir dans huit ou dix jours; ainsi ne m’écrivez plus ici; votre lettre ne m’y trouveroit pas; avertissez, je vous prie, Mlle. le Vasseur de la même chose; je compte m’arrêter à Paris quinze jours ou trois semaines; je vous enverrai mon adresse avant de partir. Au reste vous pouvez toujours m’écrire par M. De Luze, que je compte joindre à Paris, & faire avec lui le voyage. Je suis très-fâché de [126] n’avoir pas encore écrit à Mde. De Luze. Elle me rend bien de justice si elle est inquiète de mes sentimens. Ils sont qu’elle les mérite, & c’est tout dire. Je m’attache aussi très-véritablement à son mari. Il a l’air froid & le coeur chaud; il ressemble en cela à mon cher hôte, voilà les gens qu’il me faut.
J’approuve très-fort d’user sobrement de la poste, qui en Suisse, est devenue un brigandage public: elle est plus respectée en France; mais les ports y sont exorbitans, & j’ai depuis mon arrivée ici, plus de cent francs en ports de lettres. Retenez & lisez les lettres qui vous viennent pour moi, ne m’envoyez que celles qui l’exigent absolument. Il suffit d’un petit extrait des autres.
Je reçois en ce moment votre paquet Nº. 10. Vous devez avoir reçu une de mes lettres, où je vous priois d’ouvrir toutes celles qui vous venoient à mon adresse. Ainsi vos scrupules sont fort déplacés. Je ne sais si je vous écrirai encore avant mon départ; mais ne m’écrivez plus ici. Je vous embrasse de la plus tendre amitié.
[02-12-1765] LETTRE A Mr. D’IVERNOIS
A Strasbourg le 2 Décembre 1765.
Vous ne doutez pas, Monsieur, du plaisir avec lequel j’ai reçu vos deux lettres & celle de M. De Luc. On s’attache à ce qu’on aime à proportion des maux qu’il nous coûte. Jugez par-là si mon coeur est toujours au milieu de vous. Je suis arrivé dans cette ville malade & rendu de fatigue. Je m’y repose avec le plaisir qu’on a de se retrouver parmi des humains, en sortant du milieu des bêtes féroces. J’ose dire que depuis le Commandant de la province jusqu’au dernier bourgeois de Strasbourg, tout le monde désiroit de me voir passer ici mes jours: mais telle n’est pas ma vocation. Hors d’état de soutenir la route de Berlin, je prends le parti de passer en Angleterre. Je m’arrêterai quinze jours ou trois semaines à Paris, & vous pouvez n’y donner de vos nouvelles chez la veuve Duchesne libraire, rue St. Jaques.
Je vous remercie de la bonté que vous avez eu de songer à mes commissions. J’ai d’autres prunes à digérer, ainsi disposez des vôtres. Quant aux bilboquets & aux mouchoirs, je voudrois bien que vous pussiez me les envoyer à Paris, car ils me feroient grand plaisir; mais à cause que les mouchoirs sont neufs, j’ai peur que cela ne soit difficile. Je suis maintenant très en état d’acquitter votre petit [128] mémoire sans m’incommoder. Il n’en sera pas de même lorsqu’après les frais d’un voyage long & coûteux, j’en serai à eux de mon premier établissement en Angleterre. Ainsi je voudrois bien que vous voulussiez tirer sur moi à Paris à vue le montant du mémoire en question. Si vous voulez absolument remettre cette affaire au temps où je serai plus tranquille, je vous prie au moins de me marquer à combien tous vos déboursés se montent, & permettre que je vous en fasse mon billet. Considérez, mon bon ami, que vous avez une nombreuse famille à qui vous devez compte de l’emploi de votre temps, & que le partage de votre fortune, quelque grande qu’elle puisse être, vous oblige à n’en rien laisser dissiper, pour laisser tous vos enfans dans une aisance honnête. Moi, de mon côté, je serai inquiet sur cette petite dette tant qu’elle ne sera pas ou payée ou réglée. Au reste, quoique cette violente expulsion me dérange, après un peu d’embarras, je me trouverai du pain & le nécessaire pour, le reste de mes jours, par des arrangemens dont je dois vous avoir parlé; & quant à présent rien ne me manque. J’ai tout l’argent qu’il me faut pour mon voyage & au-delà, & avec un peu d’économie, je compte me retrouver bien-tôt au courant comme auparavant. J’ai cru vous devoir ces détails pour tranquilliser votre honnête coeur sur le compte d’un homme que vous aimez.
[16-12-1765] LETTRE A Mr. DE LUZE
Paris 16 Décembre 1765.
J’arrive chez Mde. Duchesne plein du désir de vous voir, de vous embrasser, & de concerter avec vous le prompt voyage de Londres, s’il y a moyen. Je suis ici dans la plus parfaite sûreté; j’en ai en poche l’assurance la plus précise.* [*Il avoit un passe-port du Ministre bon pour trois mois.] Cependant, pour éviter d’être accablé, je veux y rester le moins qu’il me sera possible, & garder le plus parfait incognito s’il se peut. Ainsi ne me décelez, je vous prie, à qui que ce soit. Je voudrois vous aller voir, mais pour ne pas promener mon bonnet dans les rues,* [*Il portoit encore l’habillement d’Arménien.] je désire que vous puissiez venir vous-même le plutôt qu’il se pourra. Je vous embrasse, Monsieur, de tout mon coeur.
[22-12-1765] LETTRE AU MÊME
[Paris]
22 Décembre 1765.
L’affliction, Monsieur, où la perte d’un père tendrement aimé, plonge en ce moment Mde. de V.... ne me permet pas de me livrer à des amusemens, tandis qu’elle est dans les larmes. Ainsi nous n’aurons point de musique aujourd’hui. Je serai cependant chez moi ce soir comme à l’ordinaire, & s’il entre dans vos arrangemens d’y passer, ce changement ne m’ôtera pas le plaisir de vous y voir. Mille salutations.
[26-12-1765] LETTRE AU MÊME
[Paris]
26 Décembre 1765.
Je ne saurois, Monsieur, durer plus long-temps sur ce théâtre public. Pourriez-vous par charité, accélérer un peu notre départ? M. Hume consent à partir le jeudi 2 à midi pour aller coucher à Senlis. Si vous pouvez vous prêter à cet arrangement, vous me ferez le plus grand plaisir. Nous n’aurons pas la berline à quatre; ainsi vous prendrez votre chaise de poste, M. Hume la sienne, & nous changerons [131] de temps en temps. Voyez, de grâce, si tout cela vous convient, & si vous voulez m’envoyer quelque chose à mettre dans ma malle. Mille tendres salutations.
[17-12-1765] LETTRE A Mr. D. P.....u
A Paris le 17 Décembre 1765.
J’arrive d’hier au soir, mon aimable hôte & ami. Je suis venu en poste, mais avec une bonne chaise, & à petites journées. Cependant j’ai failli mourir en route; j’ai été forcé de m’arrêter à Epernay, & j’y ai passé une telle nuit, que je n’espérois plus revoir le jour. Toutefois me voici à Paris dans un état assez passable. Je n’ai vu personne encore, pas même M. De Luze, mais je lui ai écrit en arrivant. J’ai le plus grand besoin de repos; je sortirai le moins que je pourrai. Je ne veux pas m’exposer derechef aux dînés, & aux fatigues de Strasbourg. Je ne sais si M. De Luze est toujours d’humeur de passer à Londres. Pour moi je suis déterminé à partir le plutôt qu’il me sera possible, & tandis qu’il me reste encore des forces, pour arriver enfin en lieu de repos.
Je viens en ce moment d’avoir la visite de M. De Luze qui m’a remis votre billet du 7, daté de Berne. J’ai écrit en effet la lettre à M. le Baillis de Nidau,* [*Celle du 20 Octobre. Tome XII des Œuvres in-4?. & Tome XXIV de l’in-8º. & grand in-12.] mais je ne [132] voulus point vous en parler pour ne point vous affliger; ce sont, je crois, les seules réticences que l’amitié permette.
Voici une lettre pour cette pauvre fille qui est à l’Isle. Je vous prie de la lui faire passer le plus promptement qu’il se pourra; elle sera utile à sa tranquillité. Dites, je vous supplie, à Madame ** combien je suis touché de ton souvenir, & de l’intérêt qu’elle veut bien prendre à mon sort. J’aurois assurément passé des jours bien doux près de vous & d’elle. Mais je n’étois pas appelé à tant de bien. Faute du bonheur que je ne dois plus attendre, cherchons du moins la tranquillité. Je vous embrasse de tout mon coeur.
[00-04-1766] LETTRE A Mr....
[Wootton]
Avril 1766.
J’apprends, Monsieur, avec quelque surprise, de quelle manière on me traite à Londres dans un public plus léger que je n’aurois cru. Il me semble qu’il vaudroit beaucoup mieux refuser aux infortunés tout asile que de les accueillir pour les insulter; & je vous avoue que l’hospitalité vendue au prix du déshonneur, me paroît trop chère. Je trouve aussi que pour juger un homme qu’on ne connoît point, il faudroit s’en rapporter à ceux qui le connoissent; & il me paroît bizarre qu’emportant de tous les pays où j’ai vécu, l’estime & la considération des honnêtes gens & du public, l’Angleterre [133] où j’arrive, soit le seul où l’on me la refuse. C’est en même temps ce qui me console; l’accueil que je viens de recevoir à Paris, où j’ai passé ma vie, me dédommage de tout ce qu’on dit à Londres. Comme les Anglois, un peu légers à juger, ne sont pourtant pas injustes, si jamais je vis en Angleterre aussi long-temps qu’en France, j’espère à la fin n’y pas être moins estimé. Je sais que tout ce qui se passe à mon égard n’est point naturel, qu’une nation toute entière ne change pas immédiatement du blanc au noir sans cause, & que cette cause secrète est d’autant plus dangereuse qu’on s’en défie moins; c’est cela même qui devroit ouvrir les yeux du public sur ceux qui le mènent, mais ils se cachent avec trop d’adresse pour qu’il s’avise de les chercher où ils sont. Un jour il en saura davantage, & il rougira de sa légéreté. Pour vous, Monsieur, vous avez trop de sens, & vous êtes trop équitable, pour être compté parmi ces juges plus sévères que judicieux. Vous m’avez honoré de votre estime; je ne mériterai jamais de la perdre, & comme vous avez toute la mienne, j’y joins la confiance que vous méritez.
[00-05-1766] LETTRE A Mde. DE CRÉQUI
[Wootton]
Mai 1766.
Bien loin de vous oublier, Madame, je fais un de mes plaisir dans cette retraite de me rappeler les heureux temps de ma vie. Ils ont été rares & courts, mais leur souvenir les multiplie; c’est le passé qui me rend le présent supportable, & j’ai trop besoin de vous pour vous oublier. Je ne vous écrirai pas pourtant, Madame, & je renonce à tout commerce de lettres, hors les cas d’absolue nécessité. Il est temps de chercher le repos, & je sens que je n’en puis avoir, qu’en renonçant à toute correspondance hors du lieu que j’habite. Je prends donc mon parti trop tard sans doute, mais assez tôt pour jouir des jours tranquilles qu’on voudra bien me laisser. Adieu, Madame, l’amitié dont vous m’avez honoré me sera toujours présente & chère, daignez aussi vous en souvenir quelquefois.
[16-05-1766] LETTRE A Mr. DE L U Z E
A Wootton le 16 Mai 1766.
Quoique ma longue lettre à Mde. De Luze soit, Monsieur, à votre intention comme à la sienne, je ne puis m’empêcher d’y joindre un mot pour vous remercier & des soins que vous avez bien voulu prendre pour réparer la banque-route que j’avois faite à Strasbourg sans en rien savoir, & de votre obligeante lettre du 10 Avril. J’ai senti à l’extrême plaisir que m’a fait sa lecture combien je vous suis attaché & combien tous vos bons procédés pour moi ont jeté de ressentiment dans mon ame. Comptez, Monsieur, que je vous aimerai toute ma vie & qu’un des regrets qui me suivent en Angleterre est d’y vivre éloigné de vous. J’ai formé dans votre pays des attachemens qui me le rendront toujours cher, & le désir de m’y revoir un jour, que vous voulez bien me témoigner, n’est pas moins dans mon coeur que dans le vôtre; mais comment espérer qu’il s’accomplisse? Si j’avois fait quelque faute qui m’eut attiré la haine de vos compatriotes, si je m’étois mal conduit en quelque chose, si j’avois quelque tort à me reprocher, j’espérerois en le réparant parvenir à le leur faire oublier & à obtenir leur bienveillance: mais qu’ai-je fait pour la perdre, en quoi me suis-je mal conduit, à qui ai-je manqué dans la moindre chose, à qui ai-je pu rendre service que je ne l’aye pas [136] fait? Et vous voyez comme ils m’ont traité. Mettez-vous à ma place, & dites-moi s’il est possible de vivre parmi des gens qui veulent assommer un homme sans grief, sans motif, sans plainte contre sa personne, & uniquement parce qu’il est malheureux. Je sens qu’il seroit à désirer pour l’honneur de ces Messieurs que je retournasse finir mes jours au milieu d’eux, je sens que je le désirerois moi-même; mais je sens aussi que ce seroit une haute folie à laquelle la prudence ne me permet pas de songer. Ce qui me reste à espérer en tout ceci est de conserver les amis que j’ai eu le bonheur d’y faire & d’être toujours aimé d’eux quoiqu’absent. Si quelque chose pouvoir me dédommager de leur commerce, ce seroit celui du galant homme dont j’habite la maison & qui n’épargne rien pour m’en rendre le séjour agréable; tous les gentilshommes des environs, tous les ministres des paroisses voisines ont la bonté de me marquer des empressemens qui me touchent, en ce qu’ils me montrent la disposition générale du pays. Le peuple même, malgré mon équipage, oublie en ma faveur sa dureté ordinaire envers les étrangers; Mde. De Luze vous dira comment est le pays; enfin j’y trouverois de quoi n’en regretter aucun autre si j’étois plus près du soleil & de mes amis. Bonjour, Monsieur, je vous embrasse de tout mon coeur.
[31-05-1766] LETTRE A Mr. D’IVERNOIS
A Wootton 31 Mai 1766.
Si mes voeux pouvoient contribuer à rétablir parmi vous les lois & la liberté, je crois que vous ne doutez pas que Genève ne redevint une république; mais, Messieurs, puisque les tourmens que votre sort futur donne à mon coeur, sont à pure perte, permettez que je cherche à les adoucir, en pensant à vos affaires le moins qu’il est possible. Vous avez publié que je voulois écrire l’histoire de la médiation. Je serois bien aile seulement d’en savoir l’histoire, mais mon intention n’est assurément pas de l’écrire, & quand je l’écrirois, je me garderois de la publier. Cependant si vous voulez me rassembler les pièces & mémoires qui regardent cette affaire, vous sentez qu’il n’est pas possible qu’ils me soient jamais indifférens, mais gardez-les pour les apporter avec vous & ne m’en envoyez plus par la poste, car les ports en ce pays sont si exorbitans que votre paquet précédent m’a coûté de Londres ici 4 liv. 10 sols de France. Au reste je vous préviens, pour la dernière fois, que je ne veux plus faire souvenir le public que j’existe, & que de ma part, il n’entendra plus parler de moi durant ma vie. Je suis en repos; je veux tâcher d’y rester. Par une suite du désir de me faire oublier, j’écris le moins de lettres qu’il m’est possible. Hors trois amis, en vous comptant, j’ai rompu toute autre correspondance, [138] & pour quoi que ce puisse être, je n’en renouerai plus. Si vous voulez que je continue à vous écrire, ne montrez plus mes lettres, & ne parlez plus de moi à personne, si ce n’est pour les commissions dont votre amitié me permet de vous charger.
Voltaire a fait imprimer & traduire ici par ses amis, une lettre à moi adressée, où l’arrogance & la brutalité sont portées à leur comble, & où il s’applique avec une noirceur infernale, à m’attirer la haine de la nation. Heureusement la sienne est si mal-adroite, il a trouvé le secret d’ôter si bien tout crédit à ce qu’il peut dire, que cet écrit ne sert qu’à augmenter le mépris que l’on a ici pour lui. La sotte hauteur que ce pauvre homme affecte est un ridicule qui va toujours en augmentant. Il croit faire le prince, & ne fait en effet que le crocheteur. Il est si bête, qu’il ne fait qu’apprendre à tout le monde combien il se tourmente de moi.
[21-06-1766] LETTRE A Mr. D. P.... u
[Wootton]
.......21 Juin 1766.
J’ai reçu, mon cher hôte, votre. Nº. 26 qui m’a fait grand bien. Je me corrigerai d’autant plus difficilement de l’inquiétude que vous me reprochez, que vous ne vous en corrigez pas trop bien vous-même, quand mes lettres tardent à vous arriver. Ainsi: médecin guéri-toi toi-même; mais non, cher [139] ami, cette tendre inquiétude, & la cause qui la produit, est une trop douce maladie pour que ni vous, ni moi nous en voulions guérir. Je prendrai toutefois les mesures que vous m’indiquez pour ne pas me tourmenter mal-à-propos; & pour commencer, j’inscris aujourd’hui la date de cette lettre en commençant par N°1. afin de voir successivement une suite de numéros bien en ordre. Ma première ferveur d’arrangement est toujours une chose admirable; malheureusement elle dure peu.
J’aurois fort souhaité que vous n’eussiez pas fait partir mes livres, mais c’est une affaire faite; je sens que l’objet de toute la peine que vous avez prise pour cela, n’étoit que de me fournir des amusemens dans ma retraite; cependant vous vous êtes trompé. J’ai perdu tout goût pour la lecture, & hors des livres de botanique, il m’est impossible de lire plus rien. Ainsi je prendrai le parti de faire rester tous ces livres à Londres, & de m’en défaire comme je pourrai, attendu que leur transport jusqu’ici me coûteroit beaucoup au-delà de leur valeur; que cette dépense me seroit fort onéreuse; que quand ils seroient ici, je ne saurois pas trop où les mettre, ni qu’en faire. Je suis charmé qu’au moins vous n’ayez pas envoyé les papiers.
Soyez moins en peine de mon humeur, mon cher hôte, & ne le soyez point de ma situation. Le séjour que j’habite est fort de mon goût; le maître de la maison est un très-galant homme, pour qui trois semaines de séjour qu’il a fait ici avec sa famille, ont cimenté l’attachement que ses bons procédés m’avoient donné pour lui. Tout ce qui dépend de [140] lui est employé pour me rendre le séjour de sa maison agréable; il y a des inconvéniens, mais où n’y en a-t-il pas? Si j’avois à choisir de nouveau dans toute l’Angleterre, je ne choisirois pas d’autre habitation que celle-ci; ainsi j’y passerai très-patiemment tout le temps que j’y dois vivre; & si j’y dois mourir, le plus grand mal que j’y trouve, est de mourir loin de vous, & que l’hôte de mon coeur ne soit pas aussi celui de mes cendres; car je me souviendrai toujours avec attendrissement de notre premier projet; & les idées tristes, mais douces qu’il me rappelle, valent surement mieux que celles du bal de votre folle amie. Mais je ne veux pas m’engager dans ces sujets mélancoliques qui vous seroient mal augurer de mon état présent, quoiqu’à tort. Et je vous dirai qu’il m’est venu cette semaine de la compagnie de Londres, hommes & femmes, qui tous à mon accueil, à mon air, à ma manière de vivre, ont jugé, contre ce qu’ils avoient pensé avant de me voir, que j’étois heureux dans ma retraite; & il est vrai que je n’ai jamais vécu plus à mon aise, ni mieux suivi mon humeur du matin au soir. Il est certain que la fausse lettre du Roi de Prusse & les premières clabauderies de Londres m’ont allarmé dans la crainte que cela n’influât sur mon repos dans cette province, & qu’on n’y voulût renouveler les scènes de Motiers. Mais sitôt que j’ai été tranquillisé sur ce chapitre, & qu’étant une fois connu dans mon voisinage, j’ai vu qu’il étoit impossible que les choses y prissent ce tour-là, je me suis moqué de tout le reste, & si bien que je suis le premier à rire de toutes leurs folies. Il n’y a que la noirceur de celui qui sous main [141] fait aller tout cela, qui me trouble encore. Cet homme a passé mes idées; je n’en imaginois pas de faits comme lui. Mais parlons de nous. Il me manque de vous revoir pour chasser tout souvenir cruel de mon ame. Vous savez ce qu’il me faudroit de plus pour mourir heureux, & je suppose que vous avez reçu la lettre que je vous ai écrite par M. d’Ivernois: mais comme je regarde ce projet comme une belle chimère, je ne me flatte pas de le voir réaliser. Laissons la direction de l’avenir à la Providence. En attendant j’herborise, je me promène, je médite le grand projet dont je suis occupé, je compte même quand vous viendrez, pouvoir déjà vous remettre quelque chose; mais la douce paresse me gagne chaque jour davantage, & j’ai bien de la peine à me mettre à l’ouvrage; j’ai pourtant de l’étoffe assurément, & bien du désir de la mettre en oeuvre. Mlle. le Vasseur est très-sensible à votre souvenir; elle n’a pas appris un seul mot d’anglois; j’en avois appris une trentaine à Londres, que j’ai tous oubliés ici, tant leur terrible barragouin est indéchiffrable à mon oreille. Ce qu’il y a de plaisant, est que pas une ame dans la maison, ne sait un mot de français. Cependant sans s’entendre, on va, & l’on vit. Bonjour.
[28-06-1766] LETTRE A Mr. D’IVERNOIS
A Wootton le 28 Juin 1766.
Je vois, Monsieur, par votre lettre du 9, qu’à cette date, vous n’aviez pas reçu ma précédente, quoiqu’elle dût vous être arrivée, & que je vous l’eusse adressée par vos correspondans ordinaires, comme je fais celle-ci. L’état critique de vos affaires me navre l’ame; mais ma situation me force à me borner pour vous à des soupirs & des voeux inutiles. Je n’aurai pas même la témérité de risquer des conseils sur votre conduite, dont le mauvais succès me seroit gémir toute ma vie, si les choses venoient à mal tourner; & je ne vois pas assez clair dans les secrétes intrigues qui décideront de votre sort, pour juger des moyens les plus propres à vous servir. Le vis intérêt même que je prends à vous, vous nuiroit si je le laissois paroître, & je suis si infortuné que mon malheur s’étend à tout ce qui m’intéresse. J’ai fait ce que j’ai pu, Monsieur; j’ai mal réussi, je réussirois plus mal encore, & puisque je vous suis inutile, n’ayez pas la cruauté de m’affliger sans cesse dans cette retraite, & par humanité, respectez le repos dont j’ai si grand besoin.
Je sens que je n’en puis avoir tant que je conserverai des relations avec le continent. Je n’en reçois pas une lettre qui ne contienne des choses affligeantes, & d’autres raisons, trop longues à déduire, me forcent à rompre toute correspondance [143] même avec mes amis, hors les cas de la plus grande nécessité. Je vous aime tendrement, & j’attends avec la plus vive impatience la visite que vous me promettez, mais comptez peu sur mes lettres. Quand je vous aura dit toutes les raisons du parti que je prends, vous les approuverez vous-même; elles ne sont pas de nature à pouvoir être mises par écrit. S’il arrivoit que je ne vous écrivisse plus jusqu’à votre départ, je vous prie d’en prévenir dans le temps, M. D. P....u, afin que s’il a quelque chose à m’envoye, il vous le remette; & en passant à Paris, vous m’obligerez aussi d’y voir M. Guy, chez la veuve Duchesne, afin qu’il vous remette ce qu’il a d’imprimé de mon dictionnaire de Musique, & que j’en aye par vous des nouvelles; car je n’en ai plus depuis long-temps. Mon cher Monsieur, je ne serai tranquille que quand je serai oublié; je voudrois être mort dans la mémoire des hommes. Parlez de moi le moins que vous pourrez, même à nos amis; n’en parlez plus du tout à **, vous avez vu comment il me rend justice; je n’en attends plus que de la postérité parmi les hommes, & de Dieu qui voit mon coeur dans tous les temps. Je vous embrasse de tout mon coeur.
[00-00-1766] LETTRE A Mr. GRANVILLE
1766.
Quoique je sois fort incommodé, Monsieur, depuis deux jours, je n’aurois assurément pas marchandé avec ma sauté, pour la faveur que vous vouliez me faire, & je me préparois à en profiter ce soir. Mais voilà M. Davenport qui m’arrive. Il a l’honnêteté de venir exprès pour me voir. Vous, Monsieur, qui êtes si plein d’honnêteté vous-même, vous n’approuveriez pas, qu’au moment de son arrivée, je commençasse par m’éloigner de lui. Je regrette beaucoup l’avantage dont je suis privé; mais du reste je gagnerai peut-être à ne pas me montrer; si vous daigniez parler de moi à Mde. la Duchesse de Portland avec la même bonté dont vous m’avez donné tant de marques, il vaudra mieux pour moi qu’elle me voie par vos yeux que par les siens, & je nie consolerai par le bien qu’elle pensera de moi, de celui que j’aurai perdu moi-même.
Je dois une réponse à un charmant billet, mais l’espoir de la porter me fait différer à la faire. Recevez, Monsieur, je vous supplie, mes très-humbles salutations.
LETTRE AU MÊME
Puisque M. Granville m’interdit de lui rendre des visites au milieu des neiges, il permettra du moins que j’envoit savoir de ses nouvelles, & comment il s’est tiré de ces terribles chemins. J’espère que la neige, qui recommence, pourra retarder assez son départ pour que je puisse trouver le moment d’aller lui souhaiter un bon voyage. Mais que j’aie ou non le plaisir de le revoir avant qu’il parte, mes plus tendres voeux l’accompagneront toujours.
LETTRE AU MÊME
Voici, Monsieur, un petit morceau de poisson de montagne qui ne vaut pas celui que vous m’avez envoyé; aussi je vous l’offre en hommage & non pas en échange; fachant bien que toutes vos bontés pour moi, ne peuvent s’acquiter qu’avec les sentimens que vous m’avez inspirés. Je me faisois une fête d’aller vous prier de me présenter à Madame votre soeur, mais le temps me contrarie. Je suis malheureux en beaucoup de choses, car je ne puis pas dire en tout, ayant un voisin tel que vous.
LETTRE AU MÊME
Je suis fâché, Monsieur, que le temps ni ma santé ne me permettent pas d’aller vous rendre mes devoirs, & vous faire mes remercîmens aussitôt que je le désirerois. Mais en ce moment, extrêmement incommodé, je ne serai de quelques jours en état de faire, ni même de recevoir des visites. Soyez persuadé, Monsieur, je vous prie, que sitôt que mes pieds pourront me porter jusqu’à vous, ma volonté m’y conduira. Je vous fais, Monsieur, mes très-humbles salutations.
LETTRE AU MÊME
Je suis très-sensible à vos honnêtetés, Monsieur, & à vos cadeaux, je le serois encore plus s’ils revenoient moins souvent. J’irai le plutôt que le temps me le permettra vous réitérer mes remercîmens & mes reproches. Si je pouvais m’entretenir avec votre domestique, je lui demanderois des nouvelles de votre santé; mais j’ai lieu de présumer qu’elle continue d’être meilleure; ainsi soit-il.
LETTRE AU MÊME
J’ai été, Monsieur, assez incommodé ces trois jours & je ne suis pas fort bien aujourd’hui. J’apprends avec grand plaisir que vous vous portez bien, & si le plaisir donnoit la santé, celui de votre bon souvenir me procureroit cet avantage. Mille très-humbles salutations.
[00-00-1766] LETTRE A Melle. DEWES, (aujourd’hui Mde. PORT.)
1766.
Ne soyez pas en peine de ma sauté, ma belle voisine; elle sera toujours assez & trop bonne, tant que je vous aurai pour médecin; j’aurois pourtant grande envie d’être malade pour engager par charité Mde. la Comtesse & vous à ne pas partir sitôt. Je compte aller lundi, s’il fait beau, voir s’il n’y a point de délai à espérer, & jouir au moins du plaisir du voir encore une fois rassemblée la bonne & aimable compagnie de Calwich; à laquelle j’offre en attendant mille très-humbles salutations & respects.
[148] RÉPONSES Aux questions faites par M. de Chauvel.
1766.
Jamais ni en 1759, ni en aucun autre temps, M. Marc Chapuis ne m’a proposé de la part de M. de Voltaire d’habiter une petite maison appelée l’Hermitage. En 1755 M. de Voltaire me pressant de revenir dans ma patrie, m’invitoit d’aller boire du lait de ses vaches. Je lui répondis. Sa lettre & la mienne surent publiques. Je ne me ressouviens pas d’avoir eu de sa part aucune autre invitation.
Ce que j’écrivis à M. de Voltaire en 1760, n’étoit point une réponse. Ayant retrouvé par hasard le brouillon de cette lettre, je la transcris ici, permettant à M. de Chauvel d’en faire l’usage qu’il lui plaira.* [*On trouvera cette lettre ci-après page 152 sous date du 17 Juin 1760]
Je ne me souviens point exactement de ce que j’écrivis il y a vingt-trois ans à M. du Theil; mais il est vrai que j’ai été domestique de M. de M........u Ambassadeur de France à Venise, & que j’ai mangé son pain comme ses gentils-hommes étoient ses domestiques, & mangeaient son pain. Avec cette différence, que j’avois partout le pas sur les gentils-hommes, que j’allois au sénat, que j’assistois aux conférences, & que j’allois en visite chez les Ambassadeurs & Ministres étrangers, ce qu’assurément les gentilshommes de l’Ambassadeur [149] n’eussent osé faire. Mais bien qu’eux & moi fussions ses domestiques, il ne s’ensuit point que nous fussions ses valets.
Il est vrai qu’ayant répondu sans insolence, mais avec fermeté aux brutalités de l’Ambassadeur, dont le ton ressembloit assez à celui de M. de Voltaire, il me menaça d’appeler ses gens, & de me faire jeter par les fenêtres. Mais ce que M. de Voltaire ne dit pas, & dont tout Venise rit beaucoup dans ce temps-là, c’est que sur cette menace, je m’approchai de la porte de son cabinet, où nous étions; puis l’ayant fermée, & mis la clef dans ma poche, je reviens à M. de M......u, & lui dis: non pas, s’il vous plaît M. l’Ambassadeur. Les tiers sont incommodes dans les explications. Trouvez bon que celle-ci se passe entre nous. A l’instant son Excellence devint très-polie; nous nous séparâmes fort honnêtement, & je sortis de sa maison, non honteusement, comme il plaît à M. de Voltaire de me faire dire, mais en triomphe. J’allai loger chez l’abbé Patizel chancelier du Consular. Le lendemain M. le Blond consul de France me donna un dîner où M. de St. Cir, & un partie de la nation françoise se trouva; toutes les bourses me furent ouvertes, & j’y pris l’argent dont j’avois besoin, n’ayant pu être payé de mes appointemens. Enfin je partis accompagné & fêté de tout le monde, tandis que l’Ambassadeur, seul & abandonné dans son palais, y rongeoit son frein. M. le Blond doit être maintenant à Paris, & peut attester tout cela; le chevalier de Carrion alors mon confrère ami, & mon ami, secrétaire de l’Ambassadeur d’Espagne, & depuis secrétaire [150] d’Ambassade à Paris, y est peut-être encore, & peut attester la même chose. Des foules de lettres & de témoins la peuvent attester; mais qu’importe à M. de Voltaire?
Je n’ai jamais rien écrit ni ligné de pareil à la déclaration que M. de Voltaire dit que M. de Montmollin a entre les mains, signée de moi. On peut consulter là-dessus ma lettre du 8 Août 1765 adressée à M. D**.
Messieurs de Berne m’ayant chassé de leurs états, en 1765 à l’entrée de l’hiver, le peu d’espoir de trouver nulle part la tranquillité dont j’avois si grand besoin, joint à ma foiblesse, & au mauvais état de ma santé, qui m’ôtoit le courage d’entreprendre un long voyage dans une saison si rude, m’engagea d’écrire à M. le Baillis de Nidau une lettre qui a couru Paris,* [*Celle du 20 Octobre 1761. Tome XII de cette édition des Œuvres, & Tome XXIV de celles in-8. & grand in-12.] qui a arraché des larmes à tous les honnêtes gens, & des plaisanteries au seul M. de Voltaire.
M. de Voltaire ayant dit publiquement à huit citoyens de Genève, qu’il étoit faux que j’eusse jamais été secrétaire d’un Ambassadeur, & que je n’avois été que son valet, un d’entr’eux m’instruisit de ce discours, & dans le premier mouvement de non indignation, j’envoyai à M. de Voltaire un démenti conditionnel dont j’ai oublié les termes,* [*Voyez ci-après ce billet sous date du; 31 Mai 1765. page 225.] mais qu’il avoit assurément bien mérité.
Je me souviens très-bien d’avoir une fois dit à quelqu’un que je me sentois le coeur ingrat, & que je n’aimois point les bienfaits. Mais ce n’étoit pas après les avoir reçus que [151] je tenois ce discours; c’étoit au contraire pour m’en défendre, & cela, Monsieur, est très différent. Celui qui veut me servir à sa mode, & non pas à la mienne, cherche l’ostentation du titre de bienfaiteur, & je vous avoue que rien au monde ne me touche moins que de pareils soins. A voir la multitude prodigieuse de mes bienfaiteurs, on doit me croire dans une situation bien brillante. J’ai pourtant beau regarder autour de moi, je n’y vois point les grands monumens de tant de bienfaits. Le seul vrai bien dont je jouis, est la liberté; & ma liberté, grâce au ciel, est mon ouvrage. Quelqu’un s’ose-t-il vanter d’y avoir contribué? Vous seul, ô George Keith! pouvez le faire, & ce n’est pa vous qui m’acculerez d’ingratitude. J’ajoute à Milord Maréchal, mon ami Du Peyrou. Voilà mes vrais bienfaiteurs. Je n’en connois point d’autres. Voulez-vous donc me lier par des bienfaits? faites qu’ils soient de mon choix, & non pas du vôtre, & soyez sûr que vous ne trouverez de la vie un coeur plus vraiment reconnoissant que le mien. Telle est ma façon de penser que je n’ai point déguisée; vous êtes jeune, vous pouvez la dire à vos amis; & si vous trouvez quelqu’un qui la blâme, ne vous fiez jamais à cet homme-là.
[17-06-1760] LETTRE A Mr. DE VOLTAIRE
A Montmorenci le 17 Juin 1760.
Je ne pensois pas, Monsieur, me retrouver jamais en correspondance avec vous. Mais apprenant que la lettre que je vous écrivis en 1756* [*C’est celle du 18 Août. Tome XXIII des Œuvres, éditions in-8. & in I2 & Tome XII. in-4.] a été imprimée à Berlin, je dois vous rendre compte de ma conduite à cet égard, & je remplirai ce devoir avec vérité & simplicité.
Cette lettre vous ayant été réellement adressée n’émit point destinée à l’impression. Je la communiquai, sous condition, à trois personnes à qui les droits de l’amitié ne me permettoient pas de rien refuser de semblable, & à qui les mêmes droits permettoient encore moins d’abuser de leur dépôt en violant leur promesse. Ces trois personnes sont, Mde. de C***. belle-fille de Mde. D**, Mde. la C. d’H***., & un allemand nommé M. G*. Mde. de C**. souhaitoit que cette lettre fût imprimée, & me demanda mon consentement pour cela; je lui dis qu’il dépendoit du vôtre; il vous fut demandé, vous le refusâtes, & il n’en sut plus question.
Cependant M. l’abbé Trublet, avec qui je n’ai nulle espèce de liaison, vient de m’écrire, par une attention pleine d’honêteté, qu’ayant reçu les feuilles d’un journal de M. Formey, il y avoit lu cette même lettre, avec un avis dans lequel [153] l’éditeur dit, sous la date du 23 Octobre 1759, qu’il l’a trouvée, il y a quelques semaines, chez les libraires de Berlin, & que, comme c’est une de ces feuilles volantes qui disparoissent bientôt sans retour, il a cru devoir lui donner place dans son journal.
Voilà, Monsieur, tout ce que j’en sais. Il est très-sûr que jusqu’ici l’on n’avoit pas même ouï parler à Paris de cette lettre: il est très-sûr que l’exemplaire, soit manuscrit, soit imprimé, tombé dans les mains de M. Formey n’a pu lui venir médiatement ou immédiatement que de vous, ce qui n’est pas vraisemblable, ou d’une des trois personnes que je vous ai nommées: enfin il est très-sûr que les deux Dames sont incapables d’une pareille infidélité. Je n’en puis savoir davantage de ma retraite. Vous avez des correspondances au moyen desquelles il vous seroit aisé, si la chose en valoir la peine, de remonter à la source & de vérifier le fait.
Dans la même lettre, M. l’abbé Trublet me marque qu’il tient la feuille en réserve, & ne la prêtera point sans mon consentement, qu’assurément je ne donnerai pas; mais il peut arriver que cet exemplaire ne soit pas le seul à Paris. Je souhaite, Monsieur, que cette lettre n’y soit pas imprimée, & je ferai de mon mieux pour cela. Mais si je ne pouvois éviter qu’elle ne le fut, & qu’instruit à temps, je pusse avoir la préférence, alors je n’hésiterois pas à la faire imprimer moi-même; cela me paroît juste & naturel.
Quant à votre réponse à la même lettre, elle n’a été communiquée à personne, & vous pouvez compter qu’elle ne sera [154] jamais imprimée sans votre aveu,* [*Cela s’entend de son vivant & du mien; & assurément les plus exacts procédés, surtout avec un homme qui les foule tous aux pieds n’en sauroient, exiger davantage.] que je n’aurai pas l’indiscrétion de vous demander, sachant bien que ce qu’un homme écrit à un autre, il ne l’écrit pas au public. Mais si vous en vouliez faire une pour être publiée, & me l’adresser; je vous promets de la joindre fidellement à ma lettre, & de n’y pas repliquer un seul mot.
Je ne vous aime point, Monsieur; vous m’avez sait les maux qui pouvoient m’être les plus sensibles, à moi votre disciple & votre enthousiaste. Vous avez perdu Genève, pour le prix de l’asile que vous y avez reçu; vous avez aliéné de moi mes concitoyens, pour le prix des applaudissemens que je vous ai prodigués parmi eux. C’est vous qui me rende le séjour de mon pays insupportable; c’est vous qui me ferez mourir en terre étrangère, privé de toutes les consolations de mourans, & jeté pour tout honneur dans une voirie, tandis que vivant ou mort, tous les honneurs qu’un homme peut attendre, vous accompagneront dans mon pays. Je vous hais, enfin; vous l’avez voulu: mais je vous hais en homme encore plus digne de vous aimer, si vous l’aviez voulu. De tous les sentimens dont mon coeur étoit pénétré pour vous, il n’y reste que l’admiration qu’on ne peut refuser à votre au génie, & l’amour de vos écrits. Si je ne puis honorer en vous que vos talens, ce n’est pas ma faute. Je ne manquerai jamais au respect que je leur dois, ni aux procédés que ce respect exige. Adieu, Monsieur.
[155] Note servant d’apostille à cette lettre.
On remarquera que depuis près de sept ans que cette lettre est écrite je n’en ai parlé, ni ne l’ai montrée à aine vivante. Il en a été de même des deux lettres que M. Hume me força l’été dernier de lui écrire, jusqu’à-ce qu’il en ait fait le vacarme que chacun fait. Le mal que j’ai à dire de mes ennemis je leur dis en secret à eux-mêmes; pour le bien, quand il y en a, je le dis en public & de bon coeur.
Motiers le 31 Mai 1765.
Si M. de Voltaire a dit, qu’au lieu d’avoir été secrétaire de l’Ambassadeur de France à Venise, j’ai été son valet, M. de Voltaire en a menti comme un impudent.
Si dans les années 1743 & 1744 je n’ai pas été premier secrétaire de l’Ambassadeur de France, si je n’ai pas fait les fonctions de secrétaire d’Ambassade, si je n’en ai pas eu les honneurs au sénat de Venise, j’en aurai menti moi-même.
[00-00-1766] LETTRE A Mr. DAVENPORT
1766.
Je suis bien sensible, Monsieur, à l’attention que vous avez de m’envoyer tout ce que vous croyez devoir m’intéresser. Ayant pris mon parti sur l’affaire en question, je continuerai [156] quoiqu’il arrive, de laisser M. Hume faire du bruit tout seul; & je garderai le reste mes jours, le silence que je me suis imposé sur cet article. Au reste sans affecter une tranquillité stoïque, j’ose vous assurer que dans ce déchaînement universel, je suis ému aussi peu qu’il est possible, & beaucoup moins que je n’aurois cru l’être, si d’avance on me l’eût annoncé. Mais ce que je vous proteste, & ce que je vous jure, mon respectable hôte, en vérité & à la face du ciel, c’est que le bruyant & triomphant David Hume dans tout l’éclat de sa gloire, me paroît beaucoup plus à plaindre, que l’fortuné J. J. Rousseau, livré à la diffamation publique. Je ne voudrois pour rien au monde être à sa place, & j’y préfère de beaucoup la mienne, même avec l’opprobre qu’il lui a plu d’y attacher.
J’ai craint pour vous ces mauvais temps passés. J’espère que ceux qu’il fait à présent en répareront le mauvais effet. J’ai pas été mieux traité que vous, & je ne connois plus guères de bon temps, ni pour mon coeur ni pour mon corps. J’excepte celui que je passe auprès de vous; c’est vous dire assez avec quel empressement je vous attends & votre chère famille que je remercie & salue de toute mon ame.
[16-08-1766] LETTRE A Mr. DU PEYROU
A Wootton le 16 Août 1766.
Je ne doute point, mon cher hôte, que les choses incroyables que M. Hume écrit partout, ne vous soient parvenues, & je ne suis pas en peine de l’effet qu’elles seront sur vous. Il promet au public une relation de ce qui s’est passé entre lui & moi, avec le recueil des lettres. Si ce recueil est fait fidellement, vous y verrez dans celle que je lui ai écrite le 10 Juillet, un ample détail de sa conduite & la mienne, sur lequel vous pourrez juger entre nous; mais comme infailliblement il ne sera pas cette publication, du moins sans les falsification les plus énormes, je me réserve à vous mettre au fait par le retour de M. d’Ivernois; car vous copier maintenant cet immense recueil, c’est ce qui ne m’est pas possible, & ce seroit rouvrir toutes mes plaies. J’ai besoin d’un peu de trêve pour reprendre mes forces prêtes à me manquer. Du reste je le laisse déclamer dans le public, & s’emporter aux injures les plus brutales. Je ne sais point quereller en charretier. J’ai un défenseur dont les opérations sont lentes, mais sûres; je les attends, & je me tais.
Je vous dirai seulement un mot sur une pension du Roi d’Angleterre dont il a été question, & dont vous m’aviez parlé vous-même. Je ne vous répondis pas sur cet article, non-seulement à cause du secret que M. Hume exigeoit au [158] nom du Roi, & que je lui ai fidellement gardé jusqu’à-ce qu’il l’ait publié lui-même; mais parce que n’ayant jamais bien compté sur cette pension, je ne vouloir vous flatter pour moi de cette espérance, que quand je serois assuré de la voir remplir. Vous sentez que rompant avec M. Hume après avoir découvert ses trahisons, je ne pouvois sans infamie accepter des bienfaits qui me venoient par lui. Il est vrai que ces bienfaits & ces trahisons semblent s’accorder fort mal ensemble. Tout cela s’accorde pourtant fort bien. Son plan étoit de me servir publiquement avec la plus grande ostentation & de me diffamer en secret avec la plus grande adresse; ce dernier objet a été parfaitement rempli: vous aurez la clef de tout cela. En attendant, comme il publie partout qu’après avoir accepté la pension, je l’ai malhonnêtement refusée, je vous envoye une copie de la lettre que j’écrivis à ce sujet au Ministre,* [*Voyez la lettre d M. le Général Conway, du 12 Mai 1766, Tome XII des Œuvres in-4º. & Tome XXIV de l’in 8º. & grand in-12.] par laquelle vous verrez ce qu’il en est. Je reviens maintenant à ce que vous m’en avez écrit.
Lorsqu’on vous marqua que la pension m’avoit été offerte, cela étoit vrai; mais lorsqu’on ajouta que je l’avois refusée, cela étoit parfaitement faux. Car au contraire, sans aucun doute alors sur la sincérité de M. Hume, je ne mis pour accepter cette pension qu’une condition unique, savoir l’agrément de Milord Maréchal, que, vu ce qui s’étoit passé à Neuchâtel, je ne pouvois me dispenser d’obtenir. Or nous avions eu cet agrément avant mon départ de Londres; il ne restoit de la part de la cour qu’à terminer l’affaire, ce que [159] je n’espérois pourtant pas beaucoup: mais ni dans ce temps-là, ni avant, ni après je n’en ai parlé à qui que ce fut au monde hors le seul Milord Maréchal qui surement m’a gardé le secret. Il faut donc que ce secret ait été ébruité de la part de M. Hume; or comment M. Hume a-t-il pu dire que j’avois refusé, puisque cela étoit faux, & qu’alors mon intention n’étoit pas même de refuser? Cette anticipation ne montre-t-elle pas qu’il savoit que je serois bientôt forcé à ce refus, & qu’il entroit même dans son projet de m’y forcer, pour amener les choses au point où il les a mises? La chaîne de tout cela me paroît importante à suivre pour le travail dont je suis occupé, & si vous pouviez parvenir à remonter par votre ami, à la source de ce qu’il vous écrit, vous rendriez un grand service à la chose & à moi-même.
Les choses qui se passent en Angleterre à mon égard sont je vous assure, hors de toute imagination. J’y suis dans la plus complète diffamation, où il soit possible d’être, sans que j’aie donné à cela la moindre occasion, & sans que pas une ame puisse dire avoir eu personnellement le moindre mécontentement de moi. Il paroît maintenant que le projet de M. Hume & de ses associés est de me couper toute ressource, toute communication avec le continent, & de me faire périr ici de douleur & de misère. J’espère qu’ils ne réussiront pas; mais deux choses me sont trembler. L’une est qu’ils travaillent avec force à détacher de moi M. Davenport, & que s’ils y réussissent, je suis absolument sans asile, & sans savoir que devenir. L’autre encore plus effrayante, est [160] qu’il faut absolument que, pour ma correspondance avec vous, j’aie un commissionnaire à Londres, à cause de l’affranchissement jusqu’à cette capitale qu’il ne m’est pas possible de faire ici. Je me sers pour cela d’un libraire que je ne connois point, mais qu’on m’assure être fort honnête homme. Si par quelqu’accident, cet homme venoit à me manquer, il ne me reste personne à qui adresser mes lettres en sûreté, & je ne saurois plus comment vous écrire. Il faut espérer que cela n’arrivera pas: mais mon cher hôte je suis si malheureux! Il ne me faudroit que ce dernier coup.
Je tâche de fermer de tous côtés la porte aux nouvelles affligeantes. Je ne lis plus aucun papier public; je ne réponds plus à aucune lettre, ce qui doit rebuter à la fin de m’en écrire. Je ne parle que de choses indifférentes au seul voisin avec lequel je converse, parce qu’il est le seul qui parle français. Il ne m’a pas été possible, vu la cause, de n’être pas affecté de cette épouvantable révolution qui, je n’en doute pas, a gagné toute l’Europe; mais cette émotion a peu duré; la sérénité est revenue, & j’espère qu’elle tiendra; car il me paroît difficile qu’il m’arrive désormais aucun malheur imprévu. Pour vous, mon cher hôte, que tout cela ne vous ébranle pas. J’ose vous prédire qu’un jour l’Europe portera le plus grand respect à ceux qui en auront conserve pour moi dans mes disgraces.
[30-08-1766] LETTRE A Mde. la Comtesse de BOUFFLERS
A Wootton le 30 Août 1766.
Une chose me fait grand plaisir, Madame, dans la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 27 du mois dernier, & qui ne m’est parvenue que depuis peu de jours; c’est de connoître à son ton que vous êtes en bonne sauté.
Vous dites, Madame, n’avoir jamais vu de lettre semblable à celle que j’ai écrite à M. Hume; cela peut être, car je n’ai, moi, jamais rien vu de semblable à ce qui y a donné lieu. Cette lettre ne ressemble pas du moins à celles qu’écrit M. Hume, & j’espère n’en écrire jamais qui leur ressemblent.
Vous me demandez quelles sont les injures dont je me plains. M. Hume m’a forcé de lui dire que je’voyois ses manœuvres secrètes, & je l’ai fait. Il m’a forcé d’entrer là-dessus en explication; je l’ai fait encore, & dans le plus grand détail. Il peut vous rendre compte de tout cela, Madame; pour moi je ne me plains de rien.
Vous me reprochez de me livrer à d’odieux soupçons; à cela je réponds que je ne me livre point à des soupçons. Peut-être auriez-vous pu, Madame, prendre pour vous un peu des leçons que vous me donnez, n’être pas si facile à croire que je croyois si facilement aux trahisons, & vous dire pour moi une partie des choses que vous vouliez que je me disse pour M. Hume.
[162] Tout ce que vous m’alléguez en sa faveur forme un préjugé très-fort, très-raisonnable, d’un très-grand poids, sur-tout pour moi, & que je ne cherche point à combattre. Mais les préjugés ne sont rien contre les faits. Je m’abstiens juger du caractère de M. Hume, que je ne connois pas. Je ne juge que sa conduite avec moi, que je connois. Peut-être suis-je le seul homme qu’il ait jamais haï: mais aussi elle haine! Un même coeur suffiroit-il à deux comme celle-là?
Vous vouliez que je me refusasse à l’évidence; c’est ce que j’ai fait autant que j’ai pu: que je démentisse le témoignage de mes sens; c’est un conseil plus facile à donner qu’à suivre; que je ne crusse rien de ce que je sentois; que je consultasse les amis que j’ai en France. Mais si je ne dois ne croire de ce que je vois & de ce que je sens, ils le croiront bien moins encore; eux qui ne le voient pas, & qui le sentent encore moins. Quoi, Madame! quand un homme vient entre quatre yeux m’enfoncer à coup redoublés un poignard dans le sein, il faut avant d’oser lui dire qu’il me frappe, que j’aille demander à d’autres s’il m’a frappé?
L’extrême emportement que vous trouvez dans ma lettre me fait présumer, Madame, que vous n’êtes pas de sang-froid vous-même, ou que la copie que vous avez vue est falsifiée. Dans la circonstance funeste où j’ai écrit cette lettre, & où M. Hume m’a forcé de l’écrire, sachant bien ce qu’il en vouloit faire, j’ose dire qu’il falloit avoir une ame forte pour se modérer à ce point. Il n’y a que les infortunés qui sentent combien, dans l’excès d’une affliction de cette espèce, il est difficile d’allier la douceur avec la douleur.
[163] M. Hume s’y est pris autrement, je l’avoue. Tandis qu’en réponse à cette même lettre, il m’écrivoit en termes décens & même honnêtes, il écrivoit à M. d’Holback & à tout le monde en termes un peu différens. Il a rempli Paris, la France, les gazettes, l’Europe entière de choses que ma plume ne sait pas écrire & qu’elle ne répétera jamais. Etoit-ce comme cela, Madame, que j’aurois dû faire.
Vous dites que j’aurois dû modérer mon emportement contre un homme qui m’a réellement servi. Dans la longue lettre que j’ai écrite le 10 Juillet à M. Hume j’ai pesé avec la plus grande équité les services qu’il m’a rendus. Il étoit digne de moi d’y faire partout pencher la balance en sa faveur, & c’est ce que j’ai fait. Mais quand tous ces grands services auroient eu autant de réalité que d’ostentation, s’ils n’ont été que des piéges qui couvroient les plus noirs desseins, je ne vois pas qu’ils exigent une grande reconnoissance.
Les liens de l’amitié sont respectables, même après qu’ils sont rompus; cela est très-vrai; mais-cela suppose que ces liens ont existé. Malheureusement ils ont existé de ma part. Aussi le parti que j’ai pris de gémir tout bas & de me taire, est-il l’effet du respect que je me dois.
Et les seules apparences de ce sentiment le sont aussi. Voilà, Madame, la plus étonnante maxime dont j’aie jamais entendu parler. Comment? sitôt qu’un homme prend en public le masque de l’amitié pour me nuire plus à son aise, sans même daigner se cacher de moi; sitôt qu’il me baise en m’assassinant, je dois n’oser plus me défendre, ni parer ses coups, ni m’en plaindre, pas même à lui!...... Je ne puis [164] croire que c’est-là ce que vous avez voulu dire: cependant en relisant ce passage dans votre lettre, je n’y puis trouver aucun autre sens.
Je vous suis obligé, Madame, des soins que vous voulez prendre pour ma défense, mais je ne les accepte pas. M. Hume a si bien jeté le masque qu’à présent sa conduite parle & dit tout à qui ne veut pas s’aveugler. Mais quand cela ne seroit pas, je ne veux point qu’on me justifie, parce que je n’ai pas besoin de justification, & je ne veux pas qu’on m’excuse, parce que cela est au-dessous de moi. Je souhaiterois seulement que dans l’abîme de malheurs où je suis plongé, les personnes que j’honore m’écrivissent des lettres moins accablantes, afin que j’eusse au moins la consolation de conserver pour elles tous les sentimens qu’elles m’ont inspirés.
[30-08-1766] LETTRE A Mr. D’IVERNOIS
A Wootton le 30 Août I766.
J’ai lu, Monsieur, dans votre lettre du 31 Juillet l’article de la gazette que vous y avez transcrit, & sur lequel vous me demandez des instructions pour ma défense. Eh de quoi; je vous prie, voulez-vous me défendre? De l’accusation d’être, un infâme? Mon bon ami, vous n’y pensez pas. Lorsqu’on vous parlera de cet article, & des étonnantes lettres qu’écrit M, Hume, répondez simplement: je connois mon ami Rousseau, de pareilles accusations ne sauroient le regarder.
[165] Du reste, faites comme moi, gardez le silence, & demeurez en repos. Surtout ne me parlez plus de ce qu’on dit dans le public & dans les gazettes. Il y a long-temps que tout cela est mort pour moi.
Il y a cependant un point sur lequel je désire que mes amis soient instruits, parce qu’ils pourroient croire, comme ils ont fait quelquefois & toujours à tort, que des principes outrés me conduisent à des choses déraisonnables. M. Hume a répandu à Paris & ailleurs que j’avois refusé brutalement, une pension de deux mille francs du roi d’Angleterre, après l’avoir acceptée. Je n’ai jamais parlé à personne de cette pension que le Roi vouloit qui fût secrète, & je n’en aurois parlé de ma vie, si M. Hume n’eut commencé. L’histoire en seroit longue à déduire dans une lettre; il suffit que vous sachiez comment je m’en défendis, quand, ayant découvert les manœuvres secrètes de M. Hume, je dûs ne rien accepter par la médiation d’un homme qui me trahissoit. Voici, Monsieur, une copie de la lettre que j’écrivis à ce sujet à M. le Général Conwai secrétaire d’Etat.* [*Voyez cette lettre sous date du 12 Mai 1766. Tome XII de cette édition des Œuvres, & Tome XXIV de celles in-8. & grand in-12.] J’étois d’autant plus embarassé dans cette lettre que par un excès de ménagement, je ne voulois ni nommer M. Hume, ni dire mon vrai motif. Je l’envoie pour que vous jugiez quant à présent, d’une seule chose, si j’ai refusé malhonnêtement. Quand nous nous verrons vous l’aurez le reste: plaise à Dieu que ce soit bientôt! Toutefois ne prenez rien sur vos affaires d’aucune espèce. Je puis attendre, & dans quelque temps que vous [166] veniez, je vous verrai toujours avec le même plaisir. Je me rapporte en toute chose à la lettre que je vous ai écrite, il y a une quinzaine de jours, par voie d’ami. Je vous embrasse de tout mon coeur.
P. S. Il faut que vous ayez une mince opinion de mon discernement, en fait de style, pour vous imaginer que je me trompe sur celui de M. Voltaire, & que je prends pour être de lui ce qui n’en est pas; & il faut en revanche que vous ayez une haute opinion de sa bonne foi, pour croire que dès qu’il renie un ouvrage, c’est une preuve qu’il n’est pas de lui.
[15-11-1766] LETTRE A Mr. D. P...... u
Wootton le 15 Novembre 1766.
Je vois, avec douleur, cher ami, par votre Nº. 37 que je vous ai écrit des choses déraisonnables dont vous vous tenez offensé. Il faut que vous ayez raison d’en juger ainsi, puisque vous êtes de sang-froid en lisant mes lettres, & que je ne le suis guère en les écrivant: ainsi vous êtes plus en état que moi de voir les choses telles qu’elles sont. Mais cette considération doit être aussi de votre part, une plus grande raison d’indulgence; ce qu’on écrit dans le trouble, ne doit pas être envisagé comme ce qu’on écrit de sang-froid. Un dépit outré a pu me laisser échapper des expressions démenties [167] par mon coeur, qui n’eut jamais pour vous que des sentimens honorables. Au contrair, quoique vos expressions le soient toujours, vos idées louvent ne le sont guères; & voilà ce qui dans le fort de mes afflictions, a souvent achevé de m’abattre. En me supposant tous les torts dont vous m’avez chargé, il falloit peut être attendre un autre moment pour me les dire, ou du moins vous résoudre à endurer ce qui en pouvoit résulter. Je ne prétends pas, à Dieu ne plaise, m’excuser ici, ni vous charger; mais seulement vous donner des raisons qui me semblent justes, d’oublier les torts d’un ami dans mon état. Je vous en demande pardon de tout mon coeur; j’ai grand besoin que vous me l’accordiez; & je vous proteste avec vérité, que je n’ai jamais cessé un seul moment, d’avoir pour vous tous les sentimens que j’aurois desiré vous trouver pour moi.
La punition a suivi de près l’offense. Vous ne pouvez douter du tendre intérêt que je prends à tout ce qui tient à votre santé; & vous refusez de me parler des suites de votre voyage de Beffort. Heureusement vous n’avez pu être méchant qu’à demi, & vous me laissez entrevoir un succès dont je brûle d’apprendre la confirmation. Ecrivez-moi là-dessus en détail, mon aimable hôte; donnez-moi tout à la fois, le plaisir de savoir que vos remèdes opèrent, & celui d’apprendre que je suis pardonné. J’ai le coeur trop plein de ce besoin, pour pouvoir aujourd’hui vous parler d’autre chose; & je finis en vous répétant du fond de mon ame, que mon tendre attachement, & mon vrai respect pour vous ne peuvent pas plus sortir de mon coeur que l’amour de la vertu.
[15-11-1766] LETTRE A Mr. LALIAUD
A Wootton le 15 Novembre 1766.
A peine nous connoissons-nous, Monsieur, & vous me rendez les plus vrais service de l’amitié: ce zèle est donc moins pour moi que pour la chose,& m’en est d’un plus grand prix. Je vois que ce même amour de la justice qui brûla toujours dans mon coeur, brûle aussi dans le vôtre: rien ne lie tant les ames que cette conformité. La nature nous fit amis; nous ne sommes ni vous, ni moi disposés à l’en dédire. J’ai reçu le paquet que vous m’avez envoyé par la voie de M. Dutens; c’est à mon avis la plus sûre. Le duplicata m’a pourtant déjà été annoncé, & je ne doute pas qu’il ne me parvienne. J’admire l’intrépidité des auteurs de cet ouvrage, & surtout s’ils le laissent répandre à Londres, ce qui me paroît difficile à empêcher. Du reste, ils peuvent faire & dire tout à leur aise: pour moi je n’ai rien à dire de M. Hume, sinon, que je le trouve bien insultant pour un bon homme, & bien bruyant pour un philosophe. Bonjour, Monsieur, je vous aimerai toujours, mais je ne vous écrirai pas à moins de nécessité. Cependant, je serois bien aise par précaution d’avoir votre adresse. Je vous embrasse de tout mon coeur, & vous prie de dire à M. Sauttershaim que je suis sensible à son souvenir, & n’ai point oublié notre ancienne amitié. Je suis aussi surpris que fâché qu’avec de l’esprit, [169] des talens, de la douceur, & une assez jolie figure, il ne trouve rien à faire à Paris. Cela viendra, mais les commencemens y sont difficiles.
[24-12-1766] LETTRE A Lord Vicomte de NUNCHAM, aujourd’hui Comte de HARCOURT
A Wootton le 24 Décembre 1766.
Je croirois, Milord, exécuter peu honnêtement la résolution que j’ai prise de me défaire de mes estampes & de mes livres, si je ne vous priois de vouloir bien commencer par en retirer les estampes dont vous avez eu la bonté de me faire présent. J’en fais assurément tout le cas possible, & la nécessité de ne rien laisser sous mes yeux qui me rappelle un goût auquel je veux renoncer, pouvoit seule en obtenir le sacrifice. S’il y a dans mon petit recueil, soit d’estampes, soit de livres, quelque chose qui puisse vous convenir, je vous prie de me faire l’honneur de l’agréer, & surtout par préférence ce qui me vient de votre digne ami M. Watelet, & qui ne doit passer qu’en main d’ami. Enfin,
Milord, si vous êtes à portée d’aider au débit du reste, je reconnoîtrai dans cette bonté les soins officieux dont vous m’avez permis de me prévaloir. C’est chez M. Davenport que vous pourrez visiter le tout, si vous voulez bien en prendre la peine. Il demeure en Piccaddily à côté [170] de Lord Egremond. Recevez, Milord, je vous prie, les assurances de ma reconnoissance & de mon respect.
[22-12-1766] LETTRE A Mr. DAVENPORT
[Wootton]
22 Décembre 1766.
Quoique jusqu’ici, Monsieur, malgré mes sollicitations & mes prières, je n’aie pu obtenir de vous un seul mot d’explication, ni de réponse sur les choses qu’il m’importe le plus de savoir, mon extrême confiance en vous m’a fait endurer patiemment ce silence, bien que très-extraordinaire. Mais, Monsieur, il est temps qu’il cesse; & vous pouvez juger des inquiétudes dont je suis dévoré, vous voyant prêt à partir pour Londres sans m’accorder, malgré vos promesses, aucun des éclaircissemens que je vous ai demandés avec tant d’instances. Chacun a son caractère; je suis ouvert & confiant plus qu’il ne faudroit peut-être. Je ne demande pas que vous le soyez comme moi; mais c’est aussi pousser trop loin le mystère, que de refuser, constamment de me dire sur quel pied je suis dans votre maison, & si j’y suis de trop ou non. Consdérez, je vous supplie, ma situation & jugez de mes embarras; quel parti puis-je prendre, si vous refusez de me parler? Dois-je rester dans votre maison malgré vous? En puis-je sortir sans votre assistance? Sans amis, sans connoissances, enfoncé dans un pays dont j’ignore la langue, je suis entièrement à [171] la merci de vos gens. C’est à votre invitation que j’y suis venu, & vous m’avez aidé à y venir; il convient ce me semble que vous m’aidiez de même à en partir, si j’y suis de trop. Quand j’y resterois, il faudroit toujours, malgré toutes vos répugnances, que vous eussiez la bonté de prendre des arrangemens qui rendissent mon séjour chez vous moins onéreux pour l’un & pour l’autre. Les honnêtes gens gagnent toujours à s’expliquer, & s’entendre entr’eux. Si vous entriez avec moi dans les détails dont vous vous fiez à vos gens, vous seriez moins trompé & je serois mieux traité, nous y trouverions tous deux notre avantage; vous avez trop d’esprit pour ne pas voir qu’il y a des gens à qui mon séjour dans votre maison déplait beaucoup, & qui seront de leur mieux pour me le rendre désagréable.
Que si malgré toutes ces raisons vous continuez à garder avec moi le silence, cette réponse alors deviendra très-claire, & vous ne trouverez pas mauvais que, sans m’obstiner davantage inutilement, je pourvoie à ma retraite, comme je pourrai, sans vous en parler davantage, emportant un souvenir très-reconnoissant de l’hospitalité que vous m’avez offerte, mais ne pouvant me dissimuler les cruels embarras où je me suis mis en l’acceptant.
[00-01-1767] LETTRE A Mr
[Wootton]
Janvier 1767.
Ce que vous me marquez, Monsieur, que M. Deyvedun a un poste chez le général Conway, m’explique une énigme à laquelle je ne pouvois rien comprendre, & que vous verrez dans la lettre que je joins ici une copie faite sur celle que M. Hume a envoyée à M. Davenport. Je ne vous la communique pas pour que vous vérifiez si le dit M. Deyverdun à écrit cette lettre, chose dont je ne doute nullement, ni s’il est en effet l’auteur des écrits en question mis dans le St. James Chronicle, ce que je sais parfaitement être faux.
D’ailleurs le dit M. Deyverdun bien instruit, & bien préparé à son rôle de prête-nom, & qui peut-être l’a commencé lorsque les dits écrits furent portés au St. James Chronicle, est trop sur ses gardes pour que vous puissiez maintenant rien savoir de lui. Mais il n’est pas impossible que dans la suite des temps, ne paroissant instruit de rien, de gardant soigneusement le secret que je vous confie, vous parveniez à pénétrer le secret de toutes ces manœuvres, lorsque ceux qui s’y sont prêtés seront moins sur leur garde; & tout ce que je souhaite dans cette affaire est que vous découvriez la vérité par vous-même. Je pense aussi qu’il importe toujours de connoître ceux avec qui l’on peur avoir à vivre, & de savoir si ce sont d’honnêtes gens. Or que le dit Deyverdun [173] ait fait ou non les écrits dont il se vante, vous savez maintenant, ce me semble, à quoi vous en tenir avec lui. Vous êtes jeune; vous me survivrez j’espère de beaucoup d’années, & ce m’est une consolation très-douce de penser qu’un jour, quand le fond de cette triste affaire sera dévoilé, vous serez à portée d’en vérifier par vous-même beaucoup de faits, que vous saurez de mon vivant, sans qu’ils vous frappent, parce qu’il vous est impossible d’en voir les rapports avec mes malheurs. Je vous embrasse de tout mon coeur.
[02-01-1767] LETTRE A M.....
[Wootton]
2 Janvier 1767.
Quand je vous pris au mot, Monsieur, sur la liberté que vous m’accordiez de ne vous pas répondre, j’étois bien éloigné de croire que ce silence pût vous inquiéter sur l’effet de votre précédente lettre; je n’y ai rien vu qui ne confirmât les sentimens d’estime & d’attachement que vous m’avez inspirés; & ces sentimens sont si vrais, que si jamais j’étois dans le cas de quitter cette province, je souhaiterois que ce fût pour me rapprocher de vous. Je vous avoue pourtant que je suis si touché des soins de M. Davenport, & si content de sa société, que je ne me priverois pas sans regret d’une hospitalité si douce; mais comme il souffre à peine que je lui rembourse une partie des dépenses que je lui coûte, il y auroit trop d’indiscrétion à rester toujours chez lui sur le [174] même pied, & je ne croirois pouvoir me dédommager des agrémens que j’y trouve, que par ceux qui m’attendroient auprès de vous. Je pense souvent avec plaisir à la terme solitaire que nous avons vue ensemble, & à l’avantage d’y être votre voisin; mais ceci sont plutôt des souhaits vagues que des projets d’une prochaine exécution. Ce qu’il y a de bien réel est le vrai plaisir que j’ai de correspondre en toute occasion à la bienveillance dont vous m’honorez, & de la cultiver autant qu’il dépendra de moi.
Il y a long-temps, Monsieur, que je me suis donné le conseil de la dame dont vous parlez; j’aurois dû le prendre plutôt, mais il vaut mieux tard que jamais. M. Hume étoit pour moi une connoissance de trois mois, qu’il ne m’a pas convenu d’entretenir; après un premier mouvement d’indignation dont je n’étois pas le maître, je me suis retiré paisiblement, il a voulu une rupture formelle; il a fallu lui complaire; il a voulu ensuite une explication; j’y ai consenti. Tout cela s’en passé entre lui & moi. Il a jugé à propos d’en faire le vacarme que vous savez. Il l’a fait tout seul; je me suis tu; je continuerai de me taire; & je n’ai rien du tout à dire de M. Hume, sinon que je le trouve un peu insultant pour un bon-homme, & un peu bruyant pour un philosophe.
Comment va la botanique? Vous en occupez-vous un peu? Voyez-vous des gens qui s’en occupent? Pour moi j’en raffole, je m’y acharne & je n’avance point. J’ai totalement perdu la mémoire, & de plus je n’ai pas de quoi l’exercer; car avant de retenir il faut apprendre, & ne pouvant trouver par moi-même les noms des plantes, je n’ai [175] nul moyen de les savoir; il me semble que tous les livres qu’on écrit sur la botanique ne sont bons que pour ceux qui la savent déjà. J’ai acquis votre Stillingflet, & je n’en suis pas plus avancé. J’ai pris le parti de renoncer à toute lecture, & de vendre mes livres & mes estampes, pour acheter des plantes gravées. Sans avoir le plaisir d’apprendre, j’aurai celui d’étudier, & pour mon objet cela revient à peu près au même.
Au reste, je suis très-heureux de m’être procuré, une occupation qui demande de l’exercice. Car rien ne me fait tant de mal que de rester assis, & d’écrire ou lire, & c’est une des raisons qui me sont renoncer à tout commerce de lettres hors les cas de nécessité. Je vous écrirai dans peu; mais de grâce, Monsieur, une fois pour toutes, ne prenez jamais mon silence pour un signe de refroidissement ou d’oubli, & soyez persuadé que c’est pour mon coeur une consolation très-douce, d’être aimé de ceux qui sont aussi dignes que vous d’être aimés eux-mêmes. Mes respects empressés à M. Malthus, je vous en supplie, recevez ceux de Mlle. le Vasseur, & mes plus cordiales salutations.
[07-02-1767] LETTRE A Milord Comte de HARCOURT
A Wootton le 7 Février 1767.
Il est vrai, Milord, que je vous croyois ami de M. Hume; mais la preuve que je vous croyois encore plus ami de la justice & de la vérité, est, que sans vous écrire, sans vous prévenir en aucune façon, je vous ai cité & nommé, avec confiance, sur un fait qui étoit à sa charge, sans crainte d’être démenti par vous. Je ne suis pas assez injuste pour juger mal par M. Hume de tous ses amis. Il en a qui le connoissent & qui sont très-dignes de lui mais il en a aussi qui ne le connoissent pas, & ceux-là méritent qu’on les plaigne, sans les en estimer moins. Je suis très-touché, Milord, de vos lettres, & très-sensible au courage que vous avez de vous montrer de mes amis parmi vos compatriotes & vos pareils; je suis fâché pour eux qu’il faille à cela du courage; je connois des gens mieux instruits chez lesquels on y mettroit de la vanité.
Je vous prouverai, Milord, mon entière & pleine confiance en me prévalant de vos offres; & dès à présent j’ai une grâce à vous demander, c’est de me donner des nouvelles de M. Watelet. Il est ancien ami de M. d’Alembert, mais il est aussi mon ancienne connoissance, & les seuls jugemens que je crains sont ceux des gens qui ne me connoissent pas. Je puis bien dire de M. Watelet au sujet de M. [177] d’Alembert, ce que j’ai dit de vous au sujet de M. Hume; mais je connois l’incroyable ruse de mes ennemis capable d’enlacer dans ses piéges adroits la raison & la vertu mêmes.. Si M. Watelet m’aime toujours, de grâce pressez-vous de me le dire; car j’ai grand besoin de le savoir. Agréez, Milord, je vous supplie, mes très-humbles salutations & mon respect.
[07-02-1767] LETTRE A Mr. DAVENPORT
[Wootton]
Le 7 Février 1767.
Je reçus hier, Monsieur, votre lettre du 3, par laquelle j’apprends avec grand plaisir votre entier rétablissement. Je ne puis pas vous annoncer le mien tout-à-fait de même. Je suis mieux cependant que ces jours derniers.
Je suis fort sensible aux soins bienfaisans de M. Fitzherbert, surtout si, comme j’aime à le croire, il en prend autant pour mon honneur que pour mes intérêts. Il semble avoir hérité des empressemens de son ami M. Hume. Comme j’espère qu’il n’a pas hérité de ses sentimens, je vous prie de lui témoigner combien je suis touché de ses bontés.
Voici une lettre pour M. le duc de Grafton que je vous prie de fermer avant de la lui faire passer. Je dois des remercîmens à tout le monde, & vous, Monsieur, à qui j’en dois le plus, êtes celui à qui j’en fais le moins. Mais comme vous ne vous étendez pas en paroles, vous aimez sans doute [178] à être imité. Mes salutations, je vous supplie, & celles de Mlle. le Vasseur à vos chers enfans & aux Dames de votre maison. Agréez son respect & mes très-humbles salutations.
[00-02-1767] LETTRE AU MÊME
[Wootton]
Février 1767.
Bien loin, Monsieur, qu’il puisse jamais m’être entré dans esprit d’être assez vain, assez sot, & assez mal appris pour refuser les grâces du Roi, je les ai toujours regardées, & regarderai toujours, comme le plus grand honneur qui me puisse arriver. Quand je consultai Milord Maréchal si je les accepterois, ce n’étoit certainement pas que je fusse là-dessus en doute, mais c’est qu’un devoir particulier & indispensable ne me permettoit pas de le faire que je n’eusse son agrément. J’étois bien sûr qu’il ne le refuseroit pas. Mais, Monsieur, quand le roi d’Angleterre & tous les souverains de l’univers mettroient à mes pieds tous leurs trésors & toutes leurs couronnes, par les mains de David Hume, ou de quelque autre homme de son espèce, s’il en exile, je les rejetterois toujours avec autant d’indignation que dans tout autre cas je les recevrois avec respect & reconnoissance. Voilà mes sentimens dont rien ne me sera départir. J’ignore à quel sort, à quels malheurs la Providence me réserve encore; mais ce que je sais, c’est que les sentimens de droiture [179] & d’honneur qui sont gravés dans mon coeur, n’en sortiront jamais qu’avec mon dernier soupir. J’espère pour cette fois, que je me serai exprimé clairement.
Il ne saut pas, mon cher Monsieur, je vous en prie, mettre tant de formalités à l’affaire de mes livres. Ayez la bonté de montrer le catalogue à un libraire, qu’il note les prix de ceux des livres qui en valent la peine. Sur cette estimation, voyez s’il y en a quelques-uns dont vous ou vos amis puissiez vous accommoder; brûlez le reste, & ne cédez rien à aucun libraire, afin qu’il n’aille pas sonner la trompette par la ville, qu’il a des livres à moi. Il y en a quelques-uns, entr’autres le livre de l’Esprit, in-4º. de la première édition, qui est rare, & où j’ai fait quelques notes aux marges; je voudrois bien que ce livre-là ne tombât qu’entre des mains amies. J’espère, mon bon & cher hôte, que vous ne me serez pas le sensible affront de refuser le petit cadeau de mes ouvrages.
Les estampes avoient été mises par mon ami, dans le ballot des livres de botanique qui m’a été envoyé; elles ne s’y sont pas trouvées, & les porte-feuilles me sont arrivés vides: j’ignore absolument où Becket a jugé à propos de fourrer ce qui était dedans.
Je voulois remettre à des momens plus tranquilles de vous parler en détail de vos envois; ce qui m’en plaît le plus est que, si vous entendez que je reste dans votre maison jusqu’à ce que la muscade & la canelle soient consommées, je n’en démarrerai pas d’un bon siècle. Le tabac est très-bon, & même trop bon, puisqu’il s’en consomme plus vite; je vous [180] on fais mon remercîment de l’emplette, & non pas de la chose, puisque c’est une commission, & vous savez les règles. L’eau de la Reine de Hongrie m’a fait le plus grand plaisir, & j’ai connu là un souvenir & une attention de M. Luzonne, à quoi j’ai été fort sensible. Mais qu’est-ce que des c’est que des quarrés de savon parfumé? A quoi diable sert ce savon? Je veux mourir si j’en sais rien, à moins que ce ne soit à faire la barbe aux puces. Le café n’a pas encore été essayé, parce que vous en aviez laissé, & qu’ayant été malade, il en a fallu suspendre l’usage. Je me perds au milieu de tout cet inventaire. J’espère que pour le coup, vous ne ferez pas de même, & que vous recueillerez les mémoires des marchands, afin que quand vous serez ici, & qu’il s’agira de savoir ce que tout cela coûte, vous ne me disiez pas, comme à ordinaire, je n’en sais rien. Tant de richesses me mettroient de bonne humeur, si les désastres de nos pauvres Genevois, & mes inquiétudes sur Milord Maréchal n’empoisonnoient toute ma joie. J’ai craint pour vous l’impression de ces temps humides, & je la sens aussi pour ma part. Voici le plus mauvais mois de l’année; il faut espérer que celui qui le suivra, nous traitera mieux. Ainsi soit-il. Mlle. le Vasseur & moi faisons nos salutations à tout ce qui vous appartient, & vous prions d’agréer les nôtres.
[14-02-1767] LETTRE A Milord Comte de HARCOURT
A Wootton le 14 Février 1767.
Vous m’avez donné, Milord, le premier vrai plaisir que j’ai goûté depuis long-temps, en m’apprenant que j’étois toujours aimé de M. Watelet. Je le mérite, en vérité, par mes sentimens pour lui, & moi qui m’inquiète très-médiocrement de l’estime du public, je sens que je n’aurois jamais pu me passer de la tienne. Il ne faut absolument point que ses estampes soient en vente avec les autres, & puisque de peur de reprendre un goût auquel je veux renoncer, je n’ose les avoir avec moi, je vous prie de les prendre au moins en dépôt, jusqu’à ce que vous trouviez à les lui renvoyer, ou à en faire un usage convenable. Si vous trouviez par hasard à les changer entre les mains de quelque amateur contre un livre de botanique, à la bonne heure; j’aurois le plaisir de mettre à ce livre le nom de M. Watelet; mais pour les vendre, jamais. Pour le reste, puisque vous voulez bien chercher à m’en défaire, je laisse à votre entière disposition le soin de me rendre ce bon office, pourvu que cela se fasse de la part des acheteurs sans saveur & sans préférence, & qu’il ne soit pas question de moi. Puisque vous ne dédaignez pas de vous donner pour moi ces petits tracas, j’attends de la candeur de vos sentimens, que vous consulterez plus mon goût que mon avantage; ce sera m’obliger [182] doublement. Ce n’est point un produit nécessaire à ma subsistance.
Je le destine en entier à des livres de botanique, seul & dernier amusement auquel je me suis consacré.
L’honneur que vous faites à Mlle. le Vasseur de vous souvenir d’elle, l’autorise à vous assurer de sa reconnoissance de son respect. Agréez Milord, je vous supplie, les mêmes sentimens de ma part.
P.S. Il doit y avoir parmi mes estampes, un petit portefeuille contenants de bonnes épreuves de celles de tous mes écrits. Oserai-je me flatter que vous ne dédaignerez pas ce foible le cadeau, & de placer ce porte-feuille parmi les vôtres? Je prends la liberté de vous prier, Milord de vouloir bien donner cours à la lettre ci-jointe.
[14-02-1767] LETTRE A Mr. D. P.....u
A Wootton le 14 Février 1767.
Je confesse, mon cher hôte, le tort que j’ai eu de ne pas répondre sur le champ à votre N?. 39. Car malgré la honte d’avouer votre crédulité, je vois que l’autorité du voiturer Le Comte, avoit fait une grande impression sur votre esprit. Je me fâchois d’abord de cette petite, foiblesse qui me paroissoit peu d’accord avec le grand sens que je vous connois; mais chacun a les siennes, & il n’y a qu’un homme bien estimable, à qui l’on n’en puisse pas reprocher de plus grandes que [183] celles-là. J’ai été malade, & je ne suis pas bien; j’ai eu des tracas qui ne sont pas finis, & qui m’ont empêché d’exécuter la résolution que j’avois prise de vous écrire au plus vite que je n’étois pas à Morges. Mais j’ai pensé que mon Nº 7 vous le diroit assez; & d’ailleurs qu’une nouvelle de cette espèce, disparoîtroit bientôt, pour faire place à quelqu’autre aussi raisonnable.
Vous savez que j’ai peu de foi aux grands guérisseurs. J’ai toujours eu une médiocrè opinion du succès de votre voyage de Beffort, & vos dernières lettres ne l’ont que trop confirmée. Consolez-vous, mon cher hôte vos oreilles resteront à-peu-près ce qu’elles sont; mais quoique j’aye pu vous en dire dans ma colère, les oreilles de votre esprit sont assez ouvertes, pour vous consoler d’avoir ale tympan matériel un peu obstrué: ce n’est pas le défaut de votre judiciaire qui vous rend crédule, c’est l’excès de votre bonté; vous estimez trop mes ennemis pour les croire capables d’inventer des mensonges, & de payer des pieds-plats pour les divulguer: il est vrai que si vous n’êtes pas trompé, ce n’est pas leur faute.
Je tremble que Milord Maréchal ne soit dans le même cas, mais d’une manière bien plus cruelle, puisqu’il ne s’agit pas de moins que de perdre l’amitié de celui de tous les hommes à qui je dois le plus, & à qui je suis le plus attaché. Je ne sais ce qu’ont pu manœuvrer auprès de lui, le bon David & le fils du Jongleur, qui est à Berlin: mais Milord Maréchal ne m’écrit plus, & m’a même annoncé qu’il cesseroit de m’écrire, sans m’en dire aucune autre raison, [184] sinon qu’il étoit vieux, qu’il écrivoit avec peine, qu’il avoit cessé d’écrire à ses parens, &c. Vous jugez si mon coeur est la dupe de pareils prétextes. Mde. la Duchesse de Portland, avec qui j’ai fait connoissance l’été dernier chez un voisin, m’a porté en même temps le plus sensible coup, en me marquant que les nouvelles publiques l’avoient dit à l’extrémité, & me demandant de ses nouvelles. Dans ma frayeur, je me suis hâté d’écrire à M. Rougemont pour savoir ce qu’il en étoit. Il m’a rassuré sur sa vie, en me marquant qu’en effet, il avoit été fort mal, mais qu’il étoit beaucoup mieux. Qui me rassurera maintenant sur son coeur? Depuis le 22 Novembre, date de sa dernière lettre, je lui ai écrit plusieurs fois; & sur quel ton! Point de réponse. Pour comble, je ne sais quelle contenance tenir vis-à-vis de Mde. de Portland, à qui je ne puis différer plus long-temps de répondre, & à qui je ne veux pas dire ma peine. Rendez-moi, je vous en conjure, le service essentiel d’écrire à Milord Maréchal; engagez-le à ne pas me juger sans m’entendre; à me dire au moins de quoi je suis accusé. Voilà le plus cruel des malheurs de ma vie, & qui terminera tous les autres.
J’oubliois de vous dire que M. le Duc de Graston, premier Commissaire de la Trésorerie, ayant appris la vexation exercée à la douane, au sujet de mes livres, a fait ordonner au Douanier de rembourser cet argent à Becket qui l’avoit payé pour moi, & que dans le billet par lequel il m’en a fait donner avis, il a ajouté un compliment très-honnête de la part du Roi. Tout cela est fort honorable, mais ne [185] console pas mon coeur de la peine secrète que vous savez. Je vous embrasse, mon cher hôte, de tout mon coeur.
[05-03-1767] LETTRE A Milord Comte de HARCOURT
Wootton le 5 Mars 1767.
Je ne suis pas surpris, Milord, de l’état où vous avez trouvé mes estampes, je m’attendois à pis; mais il me paroît cependant singulier qu’il ne s’en soit pas trouvé une seule de M. Watelet. Quoique parmi beaucoup de gravures qu’il m’avoir données, il y en eut peu des siennes, il y en avoit pourtant. La préférence qu’on leur a donnée fait honneur à son burin. J’en avois un beaucoup plus grand nombre de M. l’Abbé de St. Non. Si elles s’y trouvent, je ne voudrois pas non plus qu’elles fussent vendues; car quoique je n’aye pas l’honneur de le connoître personnellement, elles étoient un cadeau de sa part. Si vous ne les aviez pas, Milord, & qu’elles pusseut vous plaire, vous m’obligeriez beaucoup de vouloir les agréer. Le papier que vous avez eu la bonté de m’envoyer, est de la main de Milord Maréchal, & me rappelle qu’il y a dans mon recueil un portrait de lui, sans nom, mais tête nue & très-ressemblant, que pour rien au monde je ne voudrois perdre, & dont j’avois oublié de vous parler. C’est la seule estampe que je veuille me réserver, & quand elle me laisseroit la fataisie d’avoir les portraits des hommes qui lui ressemblent, ce [186] goût ne seroit pas ruineux. Je sens avec combien d’indiscrétion j’abuse de votre temps & de vos bontés; mais quelque peine que vous donne la recherche de ce portrait, j’en aurois une infiniment plus grande à m’en voir privé. Si vous parvenez à le retrouver, je vous supplie, Milord, de vouloir bien l’envoyer à M. Davenport, afin qu’il le joigne au premier envoi qu’il aura la bonté de me faire.
Comme, après tout, mon recueil étoit assez peu de chose, que probablement il ne s’est pas accru dans les mains des douaniers & des libraires, & que les retranchemens que j’y fais font du reste un objet de très-peu de valeur, j’ai à me reprocher de vous avoir embarassé de ces bagatelles; mais pour vous dire la vérité, Milord, je ne cherchois qu’un prétexte pour me prévaloir de vos offres, & vous montrer a confiance en vos bontés.
J’oubliois de vous parler de la découpure de M. Huber; c’est effectivement M. de Voltaire en habit de théatre. Comme je ne suis pas tout-à-fait aussi curieux d’avoir sa figure que celle de Milord Maréchal, vous pouvez, Milord, votre choix, garder ou jeter ou donner ou brûler ce chiffon; pourvu qu’il ne me revienne pas; c’est tout ce que je désire. Agréez, Milord, je vous supplie, les assurances de mon respect.
[22-03-1767] LETTRE A Mr. D. P......u
A Wootton le 22 Mars 1767.
Apostille d’une lettre de M. L. Dutens du 19, confirmée par une lettre de M. Davenport de même date, en consequence d’un message reçu la veille de M. le général Conwai.
«Je viens d’apprendre de M. Davenport la nouvelle agréable que le roi vous avoit accordé une pension de cent livres sterlings. La manière dont le roi vous donne cette marque de son estime, m’a fait autant de plaisir que la chose même, & je vous félicite de tout mon coeur, de ce que ce bienfait vous est conféré du plein gré de Sa Majesté & du secrétaire d’état, sans que la moindre sollicitation y ait eu part.»
Le plus vrai plaisir que me faire cette nouvelle, est celui que je sais qu’elle sera à mes amis; c’est pourquoi, mon cher hôte, je me presse de vous la communiquer. Faites-la, par la même raison, passer à mon ancien & respectable ami M. Roguin, & aussi, je vous en prie, à mon ami M. d’Ivernois. Je vous embrasse de tout mon coeur.
[06-04-1767] LETTRE A Mr. D’IVERNOIS
A Wootton le 6 Avril 1767.
J’ai reçu, mon bon ami, votre dernière lettre, & lu le mémoire que vous y avez joint. Ce mémoire est fait de main de maître, & fondé sur d’excellens principes; il m’inspire une grande estime pour son auteur quel qu’il soit. Mais n’étant plus capable d’attention sérieuse & de raisonnemens suivis, je n’ose prononcer sur la balance des avantages respectifs; & sur la solidité de l’ouvrage qui en résultera. Ce que je crois voir bien clairement, c’est qu’il vous offre, dans votre position, l’accommodement le meilleur & le plus honorable que vous puissiez espérer. Je voudrois, tant ma passion de vous savoir pacifiés est vive, donner la moitié de mon sang pour apprendre que cet accord a reçu sa sanction. Peut-être ne seroit-il pas à désirer que j’en fusse l’arbitre, je craindrois que l’amour de la paix ne fût plus fort dans mon coeur que celui de la liberté. Mes bons amis, sentez-vous bien qu’elle gloire ce seroit pour vous de part & d’autre, que ce saint & sincère accord fût votre propre ouvrage, sans aucun concours étranger! Au reste n’attendez rien ni de l’Angleterre ni de personne que de vous seuls; vos ressources sont toutes dans vôtre prudence & dans votre courage; elles sont grandes, grâces au ciel.
J’ai prié M. D..... de vous donner avis que le roi m’avoit [189] gratifié d’une pension. Si jamais nous nous revoyons je vous en dirai d’avantage; mais mon coeur qui désire ardemment ce bonheur, ne me le promet plus. Je suis trop malheureux en toute chose, pour espérer plus aucun vrai plaisir en cette vie. Adieu, mon ami, adieu mes amis. Si votre liberté est exposée, vous avez du moins l’avantage & la gloire de pouvoir la défendre & la réclamer ouvertement. Je connois des gens plus à plaindre que vous. Je vous embrasse.
[08-04-1767] LETTRE A Mr. LE MS. DE MIRABEAU
A Wootton le 8 Avril 1767.
Je différois, Monsieur, de vous répondre, dans l’espoir de m’entretenir avec vous plus à mon aise, quand je serois délivré de certaines distractions assez graves; mais les découvertes que je fais journellement sur ma véritable situation les augmentent, & ne me laisse plus guère espérer de les finir; ainsi quelque douce que me fût votre correspondance, il y faut renoncer au moins pour un temps, à moins d’une mise aussi inégale dans la quantité que dans la valeur. Pour éclaircir un problême singulier qui m’occupe dans ce prétendu pays de liberté, je vais tenter, & bien à contre coeur, un voyage de Londres. Si, contre mon attente, je l’exécute sans obstacle & sans accident, je vous écrirai de-là plus au long.
[190] Vous admirez Richardson? Monsieur le marquis, combien vous l’admireriez davantage, si comme moi, vous étiez à porrtée de comparer les tableaux de ce grand peintre à la nature, de voir combien ses situations, qui paroissent romanesques, sont naturelles, combien ses portraits, qui paroissent chargés, sont vrais. Si je m’en rapportois uniquement à mes observations, je croirois même qu’il n’y a de vrais que ceux-là; car les capitaines Tomlinson me pleuvent, & je n’ai pas apperçu jusqu’ici vestige d’aucun Belfort. Mais j’ai vu si peu de monde, & l’isle est si grande, que cela prouve seulement que je suis malheureux.
Adieu, Monsieur; je ne verrai jamais le château de Brie, &, ce qui m’afflige encore davantage, selon toute apparence, je ne serai jamais à portée d’en voir le seigneur; mais je l’honorerai & chérirai toute ma vie, je me souviendrai toujours que c’est au plus fort de mes misères que son noble coeur m’a sait des avances d’amitié, & la mienne, qui n’a rien de méprisable, lui est acquise jusqu’à mon dernier soupir.
[11-04-1767] LETTRE A Milord Comte de HARCOURT
A Wootton le 11 Avril 1767.
Je ne puis, Milord, que vous réitérer mes très-humbles excuses & remercîmens de toutes les peines que vous avez bien voulu prendre en ma faveur. Je vous suis très-obligé de m’avoir conservé le portrait du roi. Je’le reverrai souvent avec grand plaisir, & je me livre envers S. M. à toute la plénitude de ma reconnoissance; très-assuré qu’en faisant le bien, elle n’a point d’autre vue que de bien faire. Puisque vous savez au juste à quoi monte le produit des estampes dont M. Ramsay avoir eu l’honnêteté de me faire cadeau, vous pouvez y borner la distribution que vous voulez bien avoir la bonté de faire aux pauvres, & remettre le surplus à M. Davenport qui veut bien se charger de me l’apporter. J’aspire, Milord, au moment d’aller vous rendre mes actions de grâce & mes devoirs, en personne, & il ne tiendra pas à moi que ce ne soit avant votre départ de Londres. Recevez en attendant, je vous supplie, Milord, mes très-humbles salutations & mon respect.
P. S. Je ne vous parle point de ma santé, parce qu’elle n’est pas meilleure, & que ce n’est pas la peine d’en parler pour n’avoir que les mêmes choses à dire. Celle de Mlle. le Vasseur, à laquelle vous avez la bonté de vous intéresser, est très-mauvaise, & il n’est pas bien étonnant qu’elle empire de jour en jour.
[00-02-1767] LETTRE A Mr. GRANVILLE
Février 1767.
J’étois, Monsieur, extrêmement inquiet de votre départ mercredi au soir, niais je me rassurai le jeudi matin, le jugeant absolument impraticable; j’étois bien éloigné de penser même que vous le voulussiez essayer. De grâce ne faites plus de pareils essais, jusqu’à ce que le temps soit bien remis & le chemin bien battu. Que la neige qui vous retient à Calwich ne laisse-t-elle une gallerie jusqu’à Wootton, j’en serois souvent la mienne; mais dans l’état où est maintenant cette route, je vous conjure de ne la pas tenter, ou je vous proteste que le lendemain du jour où vous viendrez ici, vous me verrez chez vous quelque temps qu’il fasse. Quelque plaisir que j’aye à vous voir, je ne veux pas le prendre au risque de votre santé.
Je suis très-sensible à votre bon souvenir, je ne vous dis rien de vos envois, seulement comme les liqueurs ne sont point à mon usage, & que je n’en bois jamais, vous permettrez que je vous renvoie les deux bouteilles, afin qu’elles ne soient pas perdues. J’enverrois chercher du mouton s’il n’y avoit tant de viande à mon garde-manger, que je ne sais plus où la mettre. Bonjour, Monsieur, vous parlez toujours d’un pardon dont vous avez plus besoin que d’envie, puisque vous ne vous corrigez point. Comptez moins sur [193] mon indulgence, mais comptez toujours sur mon plus sincère attachement.
[28-02-1767] LETTRE AU MÊME
[Wootton]
28 Février 1767.
Que fait mon bon & aimable voisin? Comment se porte-t-il? J’ai appris avec grand plaisir son heureuse arrivée à Bath, malgré les temps affreux qui ont dû traverser son voyage: mais maintenant comment s’y trouve-t-il? La santé, les eaux, les amusememens; comment va tout cela? Vous savez, Monsieur, que rien de ce qui vous touche ne peut m’être indifférent; l’attachement que je vous ai voué s’est formé de liens qui sont votre ouvrage; vous vous êtes acquis trop de droits sur moi pour ne m’en avoir pas un peu donné sur vous; & il n’est pas juste que j’ignore ce qui m’intéresse si véritablement. Je devrois aussi vous parler de moi, parce qu’il faut vous rendre compte de votre bien; mais je ne vous dirois toujours que les mêmes choses. Paisible, oisif, souffrant, prenant patience, pestant quelquefois contre le mauvais temps qui m’empêche d’aller autour des rochers furetant des mousses, & contre l’hiver qui retient Calwich désert si long-temps. Amurez-vous, Monsieur, je le désire, mais pas assez pour reculer le temps de votre retour, car ce seroit vous amuser à mes dépends. Mlle. le Vasseur vous [194] demande la permission de vous rendre ici ses devoirs, & nous vous supplions l’un & l’autre d’agréer nos très-humbles salutations.
[01-08-1767] LETTRE AU MÊME
De France le 1 Août 1767.
Si j’avois eu, Monsieur, l’honneur de vous écrire autant de fois que je l’ai résolu, vous auriez été accablé de mes lettres; mais les tracas d’une vie ambulante, & ceux d’une multitude de survenans ont absorbé tout mon temps, jusqu’à ce que je sois parvenu à obtenir un asile un peu plus tranquille. Quelque agréable qu’il soit, j’y sens souvent, Monsieur, la privation de votre voisinage & de votre société, & j’en remplis souvent, la solitude, du souvenir de vos bontés pour moi. Peu s’en est fallu que je ne sois retourné jouir de tout cela chez mon ancien & aimable hôte; mais la manière dont vos papiers publics ont parlé de ma retraite, m’a déterminé à la faire entière, & à exécuter un projet dont vous avez été le premier confident. Je vous disois alors, qu’en quelque lieu que je fusse, je ne vous oublierois jamais; j’ajoute maintenant qu’à ce souvenir si bien dû se joindra toute ma vie le regret de l’entretenir de si loin.
Permettez du moins que ce regret sois tempéré par le plaisir de vous demander & d’apprendre quelquefois de vos nouvelles, [195] & à réitérer de temps en temps les assurances de ma reconnoissance & de mon respect.
[22-05-1767] LETTRE A Mr. D. P...... u
A Calais le 22 Mai 1767.
J’arrive ici transporté de joie d’avoir la communication r’ouverte & sûre avec mon cher hôte, & de n’avoir plus l’espace des mers entre nous. Je pars demain pour Amiens où j’attendrai de vos nouvelles, sous le couvert de M* * *. Je ne vous en dirai pas davantage aujourd’hui; mais je n’ai pas voulu tarder à rompre, aussitôt qu’il m’étoit possible, le silence forcé que je garde avec vous depuis si long-temps.
[02-06-1767] LETTRE A Mr. LE MS. DE MIRABEAU
A Amiens le 2 Juin 1767.
J’ai différé, Monsieur, de vous écrire jusqu’à ce que je pusse vous marquer le jour de mon départ & le lieu de mon arrivée. Je compte partir demain & arriver après demain au soir à St. Denis, où je séjournerai le lendemain vendredi pour y attendre de vos nouvelles. Je logerai aux trois Maillets. [196] Comme on trouve des fiacres à St. Denis; sans prendre la peine d’y venir vous-même, il suffit que vous ayez la bonté d’envoyer un domestique qui nous conduite dans l’asile hospitalier que vous voulez bien me destiner. Il m’a été impossible de rester inconnu comme je l’avois désiré, & je crains bien que mon nom ne me suive à la piste. A tout événement, quelque nom que me donnent les autres, je prendrai celui de M. Jaques, & c’est sous ce nom que vous pourrez me faire demander aux trois-Maillets. Rien n’égale le plaisir avec lequel je vais habiter votre maison, si ce n’est le tendre empressement que j’ai d’en embrasser le vertueux maître.
[05-06-1767] LETTRE A Mr. D. P.....u
Le 5 Juin 1767.
Je n’ai pu, mon cher hôte, attendre comme je l’avois compté, de vos nouvelles à Amiens. Les honneurs publics qu’on a voulu m’y rendre, & mon séjour en cette ville devenu trop bruyant, par les empressemens des citoyens & des militaires, m’a forcé de m’en éloigner au bout de huit jours. Je suis maintenant chez le digne ami des hommes, où, après une si longue interruption, j’attends enfin quelque mot de vous. Mon intention est de ne rien épargner pour avoir avec vous une entrevue, dont mon coeur a le plus grand besoin, & si vous pouvez venir jusqu’à Dijon, je [197] partirai pour m’y rendre à la réception de votre réponse, pleurant d’attendrissement & de joie, au seul espoir de vous embrasser. Je ne vous en dirai pas ici davantage. Ecrivez-moi sous le couvert de M. le Marquis de Mirabea, à Paris. Votre lettre me parviendra. Je vous embrasse de tout mon coeur.
[05-06-1767] LETTRE A Mr. LE MS. DE MIRABEAU
A Fleury,* [*Maison de campagne de M. le Marquis de Mirabeau.] ce vendredi à midi 5 Juin 1767.
Il faut, Monsieur, jouir de vos bontés, & de vos soins, & ne vous remercier plus de rien. L’air, la maison, le jardin, le parc, tout est admirable, & je me suis dépêché de m’emparer de tout par la possession, c’est-à-dire, par la jouissance. J’ai parcouru tous les environs, & au retour j’ai trouvé M. Garçon qui m’a tiré de peine sur votre retour d’hier, & m’a donné l’espoir de vous voir demain. Je ne veux point me laisser donner d’inquiétudes. Mais quelque agréable & douce que me soit l’habitation de votre maison, mon intention est toujours de les prévenir. Mille très-humbles salutations & respects de Mlle, le Vasseur.
[09-06-1767] LETTRE AU MÊME
Ce mardi 9 Juin 1767.
Votre présence, Monsieur, votre noble hospitalité, vos bontés de toute espèce, ont mis le comble aux sentimens que m’avoient inspiré vos écrits & vos lettres. Je vous suis attaché par tous les liens qui peuvent rendre un homme respectable & cher à un autre; mais je suis venu d’Angleterre avec une résolution qu’il ne m’est pas même permis de changer, puisque je ne saurois devenir votre hôte à demeure, sans contracter des obligations qu’il n’est pas en mon pouvoir ni même en ma volonté de remplir, & pour répondre une fois pour toutes à un mot que vous m’avez dit en passant, je vous répète & vous déclare que jamais je ne reprendrai la plume pour le public, sur quelque sujet que ce puisse être, que je ne serai ni ne laisserai rien imprimer de moi avant ma mort, même de ce qui reste encore en manuscrit, que je ne puis ni ne veux rien lire désormais de ce qui pourroit réveiller mes idées éteintes, pas même vos propres écrits; que dès à présent je suis mort à toute littérature, sur quelque sujet que ce puisse être, & que jamais rien ne me sera changer de résolution sur ce point. Je suis assurément pénétré pour vous de reconnoissance, mais non pas jusqu’à vouloir ni pouvoir me tirer de mon anéantissement mental. N’attendez rien de moi, à moins que, pour mes péchés, je ne [199] devienne empereur ou roi, encore ce que je serai dans ce cas sera-t-il moins pour vous que pour mes peuples, puisqu’en pareil cas, quand je ne vous devrois rien, je ne le serois pas moins.
En outre, quoique vous puissiez faire; au Bignon, je serois chez vous, & je ne puis être à mon aise que chez moi; je serois dans le ressort du parlement de Paris, qui par raison de convenance peut au moment qu’on y pensera le moins, faire une excursion nouvelle in anima vili; je ne veux pas le laisser exposé à la tentation.
J’irois pourtant voir votre terre avec grand plaisir si cela ne faisoit pas un détour inutile, & si je ne craignois un peu, quand j’y serois, d’avoir la tentation d’y rester. Là-dessus toutefois votre volonté soit faite; je ne résisterai jamais au bien que vous, voudrez me faire, quand je le sentirai conforme à mon bien réel ou de fantaisie; car pour moi c’est tout un. Ce que je crains n’est pas de vous être obligé, mais de vous être inutile.
Je suis très-surpris & très-en peine de ne recevoir aucune nouvelle d’Angleterre, & surtout de Suisse dont j’en attends avec inquiétude. Ce retard me met dans le cas de faire à vous & à moi le plaisir de rester ici jusqu’à-ce que j’en aie reçu, & par conséquent celui de vous y embrasser quelquefois encore, sachant que les œuvres de miséricorde plaisent à votre coeur. Je remets donc à ces doux momens ce qu’il me reste à vous dire, & surtout à vous remercier du bien que vous m’avez procuré dimanche au soir, & que par la manière dont je l’ai senti je mérite d’avoir encore. Vale, et me ama.
[19-06-1767] LETTRE AU MÊME
Ce vendredi 19 Juin 1767.
Je lirai votre livre, puisque vous le voulez: ensuite j’aurai à vous remercier de l’avoir la; mais il ne résultera rien de plus de cette lecture que la confirmation des sentimens que vous m’avez inspirés & de mon admiration pour votre grand & profond génie, ce que je me permets de vous dire en passant & seulement une fois. Je ne vous réponds pas même de vous suivre toujours, parce qu’il m’a toujours été pénible de penser, fatiguant de suivre les pensées des autres, & qu’à présent je ne le puis plus du tout. Je ne vous remercie point, mais je sors de votre maison fier d’y avoir été admis, & plus désireux que jamais de conserver les bontés & l’amitié du maître. Du reste quelque mal que vous pensiez de la sensibilité prise pour toute nourriture, c’est l’unique qui m’est restée, je ne vis plus que par le coeur. Je veux vous aimer autant que je vous respecte. C’est beaucoup, mais voilà tout, n’attendez jamais de moi rien de plus. J’emporterai si je puis votre livre de plantes; s’il m’embarasse trop, je le laisserai dans l’espoir de revenir quelque jour le lire plus à mon aise. Adieu, mon cher & respectable hôte, je pars plein de vous, & content de moi, puisque j’emporte votre estime & votre amitié.
[24-06-1767] LETTRE AU MÊME
A Trie-le-Château le 24 Juin 1767.
J’espérois, Monsieur, vous rendre compte un peu en détail de ce qui regarde mon arrivée & mon habitation; mais une douleur fort vive qui me tient depuis hier à la jointure du poignet, me donne à tenir la plume une difficulté qui force d’abréger. Le château est vieux, le pays est agréable, & j’y suis dans un hospice qui ne me laisseroit rien à regretter, si je ne sortois pas de Fleury. J’ai apporté votre livre de plantes dont j’aurai grand soin; j’ai apporté votre philosophie rurale que j’ai essayé de lire & de suivre sans pouvoir en venir à bout; j’y reviendrai toutefois. Je réponds de la bonne volonté, mais non pas du succés. J’ai aussi apporté la clef du parc; j’étois en train d’emporter toute la maison. Je vous renverrai cette clef par la première occasion. Je vous prie de me garder le secret sur mon asile. M. le de Conti le désire ainsi, & je m’y suis engagé. Le nom de Jaques ne lui ayant pas plu, j’y ai substitué celui que je signe ici, & sous lequel j’espère, Monsieur, recevoir de vos nouvelles à l’adresse suivante. Agréez, Monsieur, mes salutations très-humbles. Je vous révère & vous embrasse de tout mon coeur.
[12-08-1767] LETTRE AU MÊME
A Trie le 12 Août 1767.
Je suis affligé, Monsieur, que vous me mettiez dans le cas d’avoir un refus à vous faire, mais ce que vous me demandez est contraire à ma plus inébranlable résolution, même à mes engagemens, & vous pouvez être assuré que de ma vie une ligne de moi ne sera imprimée de mon aveu. Pour ôter même une fois pour toutes les sujets de tentation, je vous déclare que dès ce moment, je renonce pour jamais à toute autre lecture que des livres de plantes, & même à celle des articles de vos lettres qui pourroient réveiller en moi des idées que je veux & dois étouffer. Après cette déclaration, Monsieur, si vous revenez à la charge, ne vous offensez pas que ce soit inutilement.
Vous voulez que je vous rende compte de la manière dont je suis ici. Non, mon respectable ami, je ne déchirerai pas votre noble coeur par un semblable récit. Les traitemens que j’éprouve en ce pays de la part de tous les habitans sans exception, & dès l’instant de mon arrivée, sont trop contraires à l’esprit de la nation, & aux intentions du grand Prince qui m’a donné cet hospice, pour que je les puisse imputer qu’à un esprit de vertige dont je ne veux pas même rechercher la cause. Puissent-ils rester ignorés de toute la terre, & puissai-je parvenir moi-même à les regarder comme non avenus!
[203] Je fais des voeux pour l’heureux voyage de ma bonne & & belle compatriote que je crois déjà partie. Je suis bien fier que Mde. la Comtesse ait daigné se rappeler un homme qui n’a eu qu’un moment l’honneur de paroître à ses yeux, & dont les abords ne sont pas brillans. Elle auroit trop à faire s’il falloit qu’elle gardât un peu des souvenirs qu’elle laisse à quiconque a eu le bonheur de la voir. Recevez mes plus tendres embrassemens.
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[22-08-1767] LETTRE AU MÊME
Ce 22 Août 1767.
Je vous dois bien des remercîmens, Monsieur, pour votre dernière lettre, & je vous les fais de tout mon coeur. Elle m’a tiré d’une grande peine; car vous étant aussi sincèrement attaché que je le suis, je ne pouvois rester un moment tranquille dans la crainte de vous avoir déplu. Grâce à vos bontés, me voilà tranquillisé sur ce point; vous me trouvez grognon; passe pour cela: je réponds du moins que vous ne me trouverez jamais ingrat: mais n’exigez rien de ma déférence & de mon amitié contre la clause que j’ai le plus expressément stipulée, car je vous confirme pour la dernière fois que ce seroit inutilement.
J’ai tort de n’avoir rien mis pour M. l’Abbé; mais ce tort n’est qu’extérieur & apparent, je vous jure. Il me semble [204] que les hommes de son ordre doivent deviner l’impression qu’ils sont sans qu’on la leur témoigne. La raison même qui m’empêchoit de répondre à sa politesse, est obligeante pour lui, puisque c’étoit la crainte d’être entraîné dans des discussions que je me suis interdites, & où j’avois peur de n’être pas le plus fort. Je vous dirai tout franchement que j’ai parcouru chez vous quelques pages de son ouvrage que vous aviez négligemment laissé sur le bureau de M. Garçon, & que sentant que je mordois un peu à l’hameçon, je me suis dépêché de fermer le livre avant que j’y fusse tout-à-fait pris. Or prêchez & patrocinez tout à votre aise. Je vous promets que je ne rouvrirai de mes jours, ni celui-là, ni les vôtres, ni aucun autre de pareil acabit: hors l’Astrée, je ne veux plus que des livres qui m’ennuyent, ou qui ne parlent que de mon soin.
Je crains bien que vous n’avez deviné trop juste sur la source de ce qui se passe ici, & dont vous ne sauriez même avoir l’idée: mais tout cela n’étant point dans l’ordre naturel des choses, ne fournit point de conséquence contre le séjour de la campagne, & ne m’en rebute assurément pas. Ce qu’il faut fuir n’est pas la campagne, mais les maisons des grands & des princes qui ne sont point les maîtres chez eux, & ne savent rien de ce qui s’y fait. Mon malheur est premièrement d’habiter dans un château & non pas sous un toît de chaume; chez autrui & non pas chez moi, & sur-tout d’avoir un hôte si élevé, qu’entre lui & moi il faut nécessairement des intermédiaires. Je sens bien qu’il faut me détacher de l’espoir d’un sort tranquille, & d’une vie rustique: [205] mais je ne puis m’empêcher de soupirer en y songeant. Aimez-moi, & plaignez-moi. Ah! pourquoi faut-il que j’aye fait des livres, j’étois si peu fait pour ce triste métier! J’ai le coeur serré; je finis, & vous embrasse.
[27-09-1767] LETTRE A Mr. D. P......u
27 Septembre 1767.
Vous pouvez, mon cher hôte, juger du plaisir que m’a fait votre dernière lettre, par l’inquiétude que vous avez trouvé dans ma précédente, & que vous blâmez avec raison. Mais considérez qu’après tant de longues agitations si propres à troubler ma tête, au lieu du repos dont j’avois besoin pour la raffermir, je me trouve ici submergé dans des mers d’indignités & d’iniquités, au moment même où tout paroissoit concourir à rendre ma retraite honorable & paisible. Cher ami, si avec un coeur malheureusement trop sensible, & si cruellement & si continuellement navré, il reste dans ma tête encore quelques fibres saines, il faut que naturellement le tout ne fut pas trop mal conformé. Le seul remède efficace encore, & dont j’ose espérer tout, est l’emplâtre du coeur d’un ami pressé sur le mien. Venez donc, je n’ai que vous seul, vous le l’avez; c’est bien assez; je n’en regrette qu’un; je n’en veux plus d’autre. Vous serez désormais tout le genre humain pour moi. Venez verser sur mes [206] blessures enflammées le beaume de l’amitié & de la raison. L’attente de cet élixir salutaire en anticipe déjà l’effet.
Ce que vous me marquez de Neuchâtel n’est pas un spécifique bon pour mon état; je crois que vous le sentez suffisamment. Et malheureusement mes devoirs sont toujours si cruels, ma position est toujours si dure, que j’ose à peine livrer mon coeur à ses voeux secrets, entre le prince qui m’a donné asile, & les peuples qui m’ont persécuté.
M. le prince de Conti n’est point encore venu, j’ignore quand il viendra; on l’attendoit hier: je ne sais ce qu’il sera; mais je lis dans la contenance des complotteurs, qu’ils craignent peu son arrivée, que leur partie est bien liée, & qu’ils sont sûrs, malgré leur maître, de parvenir à me chasser d’ici. Nous verrons ce qu’il en sera. Je crois que c’est le cas de faire pouf. Ils ne s’y attendent pas.
Le parti que vous prenez de ne sortir du lit que parfaitement rétabli, est très-sage; mais il ne faut pas sauter trop brusquement de vos rideaux dans la rue, cela seroit dangereux. Faites mettre des nattes dans votre chambre au défaut de tapis de pied. Donnez-vous tout le temps de vous bien rétablir, avant de songer à venir; & en attendant arrangez tellement vos affaires; que vous n’ayez à partir d’ici, que quand vous vous y ennuyerez. Faites ensorte de vous laisser maître de tout votre temps; je ne puis trop vous recommander cette précaution. J’aime mieux vous avoir plus tard, & vous garder plus long-temps. Enfin je vous conjure derechef, avec instance de pourvoir si bien d’avance à toute chose, que rien ne puisse vous faire partir d’ici que votre volonté.
[207] Nous avons ici des echecs; ainsi n’en apportez pas. Mais si vous apporter quelques volans, vous serez bien, car les miens sont gâtés, ou ne valent rien. Je suis bien aise que vous vous renforciez assez aux échecs pour me donner du plaisir à vous battre. Voilà tout ce que vous pouvez espérer. Car, à moins que vous ne receviez avantage, mon pauvre ami, vous serez battu; & toujours battu. Je me souviens qu’ayant l’honneur de jouer, il y a six ou sept ans, avec M. le prince de Conti, je lui gagnai trois parties de suite, tandis que tout son cortége me faisoit des grimaces de possédés. En quittant le jeu, je lui dis gravement: Monseigneur, je respecte trop votre Altesse pour ne pas toujours gagner. Mon ami, vous serez battu, & bien battu. Je ne serois pas même fâché que cela vous dégoûtât des échecs, car je n’aime pas que vous preniez du goût pour des amusemens si fatigans & si sédentaires.
A propos de cela, parlons de votre régime. Il est bon pour un convalescent, mais très-mauvais à prendre à votre âge, pour quelqu’un qui doit agir & marcher beaucoup. Ce régime vous affoiblira, & vous ôtera le goût de l’exercice. Ne vous jetez point comme cela, je vous conjure, dans les extrêmes systématiques; ce n’est pas ainsi que la nature se mène: croyez-moi, prenez-moi pour le médecin de votre corps, comme je vous prends pour le médecin de mon aine: nous nous en trouverons bien tous deux. Je vous préviens même qu’il me seroit impossible de vous tenir ici aux légumes, attendu qu’il y a ici un grand potager d’où je ne saurois avoir un poil d’herbe, parce que son Altesse a ordonné [208] à son jardinier de me fournir de tout. Voilà, mon ami; comment les princes, si puissans & si craints où ils ne sont pas, sont obéis & craints dans leur maison. Vous aurez ici d’excellent boeuf, d’excellent potage, d’excellent gibier. Vous mangerez peu; je me charge de votre régime, & je vous promets, qu’en partant d’ici vous serez gras comme un moine, & sain comme une bête: car ce n’est pas votre estomac, mais votre cervelle que je veux mettre au régime frugivore. Je vous serai brouter avec moi de mon soin. Ainsi soit-il. Bonjour.
Mille choses de ma part à M. De Luze. Hélas, avec qui nous nous sommes vus! Dans quel moment nous nous sommes quittés! Ne nous reverrons-nous point?
[09-10-1767] LETTRE AU MÊME
9 Octobre 1767.
Je vous écris un mot à la hâte pour vous dire que le patron de la case est venu ici mardi seul, & n’a point chassé. De sorte que j’ai profité de tous les momens que ce grand Prince, & pour plus dire, que ce digne homme a passés ici. Il me les a donnés tous; vous connoissez mon coeur, jugez-comment j’ai senti cette grâce. Hélas que ne peut-il voir le mal & en couper la source! Mais il ne me relie qu’à me résigner; & c’est ce que je fais aussi pleinement qu’il se peut.
[209] Cher hôte, venez; nous aurons des légumes; non pas de son jardin car il n’en est pas le maître. Mais un bon homme qu’on trompoit, s’est détaché de la ligue; & je compte m’arranger avec lui pour mes fournitures, que je n’ai pu faire jusqu’ici, ni sans payer, ni en payant. Mardi, soupant avec son Altesse, je mangeai du fruit pour la seule fois depuis deux mois; je le lui dis tout bonnement. Le lendemain il m’envoya le bassin qu’on lui avoit servi la veille, & qui me fit grand plaisir: car il faut vous dire que je suis ici environné de jardins & d’arbres, comme Tantale au milieu des eaux. Mon état à tous égards ne peut se représenter. Mais venez; il changera, du moins tandis que vous serez avec moi.
Votre précaution d’aller par degrés est excellente. Continuez de même, & ne vous pressez point. Mais je vous conjure de si bien faire, que vous vous pressiez encore moins de partir d’ici, quand vous y serez. Vous faites très-bien de porter à vos pieds, vos nattes & vos tapis de pied. La façon dont vous me proposez cette terrible énigme, m’a fait mourir de rire. Je suis l’Oedipe qui sera l’effort de la deviner: c’est que vous avez des pantouffles de laine garnies de paille. Si vos attaques d’échecs sont de la force de énigmes, je n’ai qu’à me bien tenir. Bonjour.
Les oreilles ont dû vous tinter pendant que Son Altesse étoit ici. Bonjour derechef; je ne croyois écrire qu’un mot, & je ne saurois finir.
[00-10-1767] LETTRE AU MÊME
Samedi Octobre 1767.
J’ai, mon cher hôte, votre lettre du 13, & j’y vois avec la plus grande joie, que vos forces revenues graduellement, & par-là plus solidement, vous mettent en état de faire à Paris le grand garçon; mais je voudrois bien que vous n’y fissiez pas trop l’homme, & que vous vinssiez ici affermir votre virilité, de peur d’être tenté de l’exercer où vous êtes. Vous me paroissez en train d’abuser un peu de la permission que je vous ai donnée d’y prolonger votre séjour. Ecoutez; j’ai bien mesuré cette permission sur les besoins de votre santé, mais non pas sur ceux de vos plaisirs, & je ne me sens pas assez désintéressé sur ce point, pour consentir que vous vous amusiez à mes dépends. Ne venez pas, après vous être solacié à Paris tout à votre aise, me dire ici que vous êtes pressé de partir, que vos affaires vous talonnent, &c. Je vous avertis qu’un tel langage ne prendroit pas du tout, que sur ce point je n’entendrois pas raillerie, & que j’ai tout au moins le droit d’exiger que vous ne soyez pas plus pressé de partir d’ici, que vous ne l’avez été d’y venir, Pensez à cela très-sérieusement, je vous prie, & faites surtout les choses d’assez bonne grâce, pour mériter que je vous pardonne les huit jours dont vous avez eu le front de me parler.[211] Au premier moment où vous vous déplairez ici, partez-en, rien n’est plus juste; mais arrangez-vous de telle sorte, qu’il n’y ait que l’ennui qui vous en puisse chasser. J’ai dit.
Je ne suis pas absolument fâché des petits tracas qu’a pu vous donner la recherche des livres de botanique. Promenades, diversions, distractions, sont choses bonnes pou la convalescence; mais il ne faut pas vous inquiéter du peu de succès de vos recherches; j’en étois déjà presque sûr d’avance, & c’étoit en prévoyant qu’on trouveroit peu de livres de botanique à Paris, que j’en notois un grand nombre pour mettre au hasard la rencontre de quelqu’un. Il est étonnant à quel point de crasse ignorance & de barbarie, on reste en France, sur cette belle & ravissante étude, que l’illustre Linnæus a mise à la mode dans tout le reste de l’Europe. Tandis qu’en Allemagne, & en Angleterre, les princes & les grands sont leurs délices de l’étude des plantes, on la regarde encore ici comme une étude d’apothicaire; & vous ne sauriez croire quel profond mépris on a conçu pour moi, dans ce pays, en me voyant herboriser. Ce superbe tapis dont la terre est couverte, ne montre à leurs yeux que lavemens & qu’emplâtres, & ils croient que je passe ma vie à faire des purgations. Quelle surprise pour eux, s’ils avoient vu Mde. la Duchesse de Portland, dont j’ai l’honneur d’être l’herboriste, grimper sur des rochers où j’avois peine à la suivre, pour aller chercher le Chamaedrys frustescens & la saxifraga Alpina! Or, pour revenir, il n’y a donc rien de surprenant que vous ne trouviez pas à Paris des livres de [212] plantes, & je prendrai le parti de faire venir d’ailleurs ceux dont j’aurai besoin.
Si M. De Luze n’en pas encore parti, comme je l’espère, je vous prie de lui dire mille bonnes choses pour moi, & de l’en charger d’autant pour Mde. De Luze. J’ose à peine vous parler de la bonne Maman, sentant bien qu’en cette occasion, ses voeux sont très-opposés aux miens; mais en vérité, c’est presque la seule où je ne lui fisse pas, & même avec plaisir, le sacrifice de ma propre satisfaction.
Voilà l’heure de la poste qui presse; le domestique attend & m’importune. Il faut finir, en vous embrassant.
[12-12-1767] LETTRE A Mr. LE MS. DE MIRABEAU
Ce 12 Décembre 1767.
Je consens de tout mon coeur, mon illustre ami, que vous fassiez imprimer, avec les précautions dont vous parlez, la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, & je vous remercie de l’honnêteté avec laquelle vous voulez bien me demander mon consentement pour cela.
Vous voilà donc embarqué tout de bon dans les guerres littéraires. Que j’en suis affligé, & que je vous plains! Sans prendre la liberté de vous dire là-dessus rien de mon chef, j’oserai vous transcrire ici deux vers de Tasse que je me rappelle & auxquels je n’ajouterai rien.
[213] Giunta è tua gloria al sommo, e per innanziFugir le dubbie guerre a te convienne.
Je vous honore & vous embrasse, Monsieur, de tout mon coeur.
[06-01-1763] LETTRE A Mr. D. P......u
[Motiers]
Ce 6 Janvier 1763.
J’étois, mon cher hôte, dans un tel souci sur votre voyage que, tant pour retirer le paquet ci-joint, que je savois être au bureau, que dans l’attente de votre lettre, la poste étant arrivée hier plus tard qu’à l’ordinaire, j’envoyai trois fois de suite à Gisors. Enfin je la reçois cette lettre si impatiemment attendue, & après l’avoir déchirée pour l’ouvrir plus vîte, au lieu du détail que j’y cherchois, j’y vois pour début celui du départ de mes lettres. Mon Dieu, qu’en le lisant vous me paroissiez haïssable! Ma foi, si c’est-là de la politesse, je la donne au diable de bien bon coeur.
Enfin vous voilà heureusement arrivé, malgré ce premier accident dont l’histoire m’eut fait trembler, si votre lettre n’eut été datée de Paris. Convenez qu’en ce moment-là, vous dûtes sentir qu’il n’est pas inutile à un convalescent d’avoir avec soi un ami en route, & qu’au fond du coeur vous m’avez su gré de ma tricherie. Voilà les seules que je sais faire, mais je ne m’en corrigerai pas.
[214] Je suis très-charmé que vous soyez content de vos petits repas tête-à-tête, & je désire extrêmement que vous preniez l’habitude de dîner en ville le moins qu’il se pourra; d’autant plus que le froid terrible qu’il fait, & dont l’influence m’est bien cruelle, la neige abondante par laquelle il se terminera probablement, doivent vous empêcher de songer à votre départ jusqu’à ce que le temps s’adoucisse, & que les chemins deviennent praticables. Quoique je vous avoue bien que votre long séjour à Paris ne me laisseroit pas sans inquiétude, si vous n’aviez avec vous un bon surveillant qui, j’espère ne s’embarrassera pas plus que moi de vous déplaire pour vous conserver. Je me tranquillise donc, & je tranquillise de mon mieux ma pauvre soeur, non moins inquiète que moi, espérant que dans ce temps rigoureux, vous veillerez attentivement l’un sur l’autre, ensorte que vous vous rendiez tous deux à vos Pénates sains & saufs. Ainsi soit-il. Cette bonne fille est transportée de joie de votre heureuse arrivée; & je vois avec grand plaisir qu’elle cède à cette pente si naturelle, & si honorable au coeur humain, de s’attacher aux gens avec plus de tendresse, par les soins qu’on leur a rend. Quant à ce que vous, ajoutez qu’elle s’est fait gronder plus d’une fois par ton frère, à cause des soins, des attentions & des complaisances qu’elle avoit pour vous, cela me paroît si plaisant que n’étant pas aussi gaillard que vous, je n’y trouve rien à répondre.
Vous avez raison de croire que les détails de vos déjeûnés & dînés me sont grand plaisir; ajoutez même, & grand bien; car ils me rendent l’appétit que le froid excessif m’ôte.
[215]Voici, mon cher hôte, une réponse de Mde. L’Abbesse de G****. Cette réponse étoit accompagnée d’un petit billet très-obligeant pour moi & pour ma soeur, de jolies breloques de religieuses. Cette Dame est jeune, bonne, très-aimable, & je crois que vous auriez assez aimé à lui rendre des douceurs qui fussent autant de ton goût, que les siennes l’étoit du vôtre. Je ne manquerai pas de lui faire quelquefois votre cour, sitôt que la saison le permettra.
[13-01-1768] LETTRE A Milord Comte de HARCOURT
13 Janvier 1768.
Je me reprochois, Milord, d’avoir tardé si long-temps à vous écrire & à vous remercier, si je ne me rendois le témoignage que la volonté y étoit toute entière, & que ce que je veux faire est toujours ce que je fais le moins. J’ai entr’autre été depuis trois mois garde-malade, & je n’ai pas quitté le chevet d’un ami, qui grâce au ciel est enfin parfaitement rétabli. Je vous offre, Milord, les prémices de mes loisirs, & c’est avec autant d’empressement que de reconnoissance que touché de toutes les bontés dont vous m’avez honoré, je vous en demande la continuation. Il ne tiendra pas à moi qu’en les cultivant avec le plus grand soin, je ne vous témoigne en toute occasion combien elles me sont précieuses.
[216] J’ai reçu depuis long-temps l’argent du billet que vous prîtes la peine de m’envoyer pour le produit des estampes, & c’est encore un de mes torts les moins excusables de ne vous en avoir pas tout de suite accusé la réception; mais je me reposois un peu en cela sur votre banquier qui n’aura pas manqué de vous en donner avis. Vous me demandez, Milord, ce qu’il falloit faire des estampes de M. Watelet. Nous étions convenus que puisque vous ne les aviez pas, & qu’elles vous étoient agréables, vous les ajouteriez à vos porte-feuilles, d’autant plus qu’elles ne pouvoient passer décemment & convenablement que dans les mains d’un ami de l’auteur. Ainsi j’espère qu’a ce titre vous ne dédaignerez pas de les accepter. A l’égard de l’estampe du Roi, je désire extrêmement qu’elle me parvienne, & si vous permettez que j’abuse encore de vos bontés, j’ose vous supplier de la faire envelopper avec soin dans un rouleau. Je désire extrêmement recevoir bientôt cette belle estampe que j’aurai soin de faire encadrer convenablement, pour avoir les traits de mon auguste bienfaiteur incessamment gravés sous mes yeux, comme ses bontés le sont dans mon coeur.
Daignez, Milord, continuer à m’honorer des vôtres, & quelquefois des marques de votre souvenir. Je’tâcherai de mon côté de ne me pas laisser oublier de vous, en vous renouvelant, autant que cela ne vous importunera pas, les assurances de mon plus entier dévouement & de mon plus vrai respect.
[13-01-1768] LETTRE A Mr. LE MS. DE MIRABEAU
13 Janvier 1768.
J’ai, mon illustre ami, pour vous écrire, laissé passer le temps des sots complimens dictés non par le coeur, mais par le jour & par l’heure, & qui partent à leur moment comme la détente d’une horloge. Mes sentimens pour vous son trop vrais pour avoir besoin d’être dits, & vous les méritez trop bien pour manquer de les connoître. Je vous plains du fond de mon coeur des tracas où vous êtes; car quoique vous en disiez, je vous vois embarqué, sinon dans des querelles littéraires, au moins dans des querelles économiques & politiques; ce qui seroit peut-être encore pis, s’il étoit possible. Je suis prêt à tomber en défaillance au seul souvenir de tout cela. Permettez que je n’en parle plus; que je n’y pense plus, que par le tendre intérêt que je prends à votre repos, à votre gloire. Je puis bien tenir les mains élevées pendant le combat, mais non pas me résoudre à le regarder.
Parlons de chansons, cela vaudra mieux. Seroit-il possible que vous songeassiez tout de bon à faire un opéra? ()! que vous seriez aimable, & que j’aimerois bien mieux vous voir chanter à l’opéra que crier dans le désert! Non qu’on ne vous écoute & qu’on ne vous lise, mais on ne vous suit ni ne veut vous entendre. Ma foi, Monsieur, faisons comme les nourrices, qui quand les enfans grondent leur chantent [218] & les sont danser. Votre seule proposition m’a déjà mis moi vieux radoteur parmi ces enfans-là, & il s’en faut peu que ma muse chenue ne soit prête à se ranimer aux accens de la vôtre, ou même à la seule annonce de ces accens. Je ne vous en dirai pas aujourd’hui davantage, car votre proposition m’a tout l’air de n’être qu’une vaine amorce, pour voir si le vieux sou mordroit encore à l’hameçon. A présent que vous en avez à-peu-près le plaint, dites-moi tout rondement ce qui en est, & je vous dirai franchement, moi, ce que j’en pense & ce que je crois y pouvoir faire. Après cela si le coeur vous en dit, nous en pourrons causer avec mon aimable payse, qui nous donnera sur tout cela de très-bons conseils. Adieu, mon illustre ami; je vous embrasse avec respect, mais de tout mon coeur.
[25-01-1768] LETTRE A Mr. GRANVILLE
A Trie le 25 Janvier 1768.
Je n’aurois pas tardé si long-temps, Monsieur, à vous remercier du plaisir que m’a fait la lettre dont vous m’avez honoré le 6 Novembre, sans beaucoup de tracas qui, venus à la traverse, m’ont empêché de disposer de mon temps comme j’aurois voulu. Les témoignages de votre souvenir & de votre amitié me seront toujours aussi chers que vos honnêtetés & vos bontés m’ont été sensibles pendant tout le temps que j’ai eu le bonheur d’être votre voisin. Ce qui [219] ajoute à mon déplaisir de vous écrire si tard, est la crainte que cette lettre vous trouvant déjà parti de Calwich, ne fasse un bien long circuit pour vous aller chercher à Bath. Je désire fort, Monsieur, que vous ayez cette fois entrepris ce voyage annuel plus par habitude que par nécessité, & que toutefois les eaux vous fassent tant de bien que vous puissiez jouir en paix de la belle saison qui s’approche, dans votre charmante demeure, sans aucun ressentiment de vos précédentes incommodités. Vous y trouverez, je pense à votre retour un barbouillage, nouvellement imprimé, où je me suis mêlé de bavarder sur la musique, & dont j’ai fait adresser un exemplaire à M. Rougemont, avec prière de vous le faire passer. Aimant la musique, & vous y connoissant aussi bien que vous faites, vous ne dédaignerez peut-être pas de donner quelques momens de solitude & d’oisiveté, à parcourir une espèce de livre qui en traite tant bien que mal. J’aurois voulu pouvoir mieux faire; mais enfin le voilà tel qu’il est.
Le défaut d’occasion, Monsieur, pour faire partir cette lettre rend sa date bien surannée, & me l’a fait écrire à deux fois. L’occasion même d’un ami prêt à partir & qui veut bien s’en charger, ne me laisse pas le temps de transcrire ma réponse à l’aimable bergère de Calwich, & me force à laisser partir un peu barbouillée. Veuillez lui faire excuser cette petite irrégularité, ainsi que celle du défaut signature, dont vous pouvez savoir la raison. Recevez, Monsieur, mes salutations empressées & mes voeux pour l’affermissement de votre sauté.
L’herboriste de Mde. la Duchesse de Portland.
[220] Comme l’exemplaire du Dictionnaire de Musique qui vous étoit destiné, avoit été adressé à M. Vaillant qui n’a jamais paru fort soigneux des commissions qui me regardent, j’en ai fait envoyer depuis un second à M. Rougement pour vous le faire passer au défaut du premier.
[28-01-1768] LETTRE A Mr. LE MS. DE MIRABEAU
A Trie le 28 Janvier 1768.
Je me souviens, mon illustre ami, que le jour où je renonçai aux petites vanités du monde & en même temps à ses avantages je me dis entr’autres, en me défaisant de ma montre: grâce au ciel je n’aurai plus besoin de savoir l’heure qu’il est. J’aurois pu me dire la même chose sur le quantième, en me défaisant de mon almanac: mais quoique je n’y tienne plus par les affaires, j’y tiens encore par l’amitié. Cela rend mes correspondances plus douces & moins fréquentes: c’est pourquoi je suis sujet à me tromper dans mes dates, de semaine, & même quelquefois de mois. Car quoiqu’avec l’almanac je sache bien trouver le quantième dans la semaine, sachant le jour; quand il s’agit de trouver aussi la semaine, je suis totalement en défaut. J’y devrois pourtant être moins avec vous qu’avec tout autre, puisque je n’écris à personne plus souvent & plus volontiers qu’à vous.
[221] Conclusion: nous ne ferons d’opéra ni l’un ni l’autre: c’est de quoi j’étois d’avance à-peu-près sûr. J’avoue pourtant que dans ma situation présente, quelque distraction attachant & agréable me seroit nécessaire. J’aurois besoin sinon de faire de la musique, au moins d’en entendre, & cela me seroit même beaucoup plus de bien. Je suis attaché plus que jamais à la solitude, mais il y a tant d’entours déplaisans à la mienne, & tant de tristes souvenirs m’y poursuivent malgré moi, qu’il m’en faudroit une autre encore plus entière, mais où des objets agréables pussent effacer l’impression de ceux qui m’occupent, & faire diversion au sentiment de mes malheurs. Des spectacles où je pusse être seul dans un coin & pleurer à mon aise, de la musique qui pût ranime un peu mon coeur affaissé, voilà ce qu’il me faudroit pour effacer toutes les idées antérieures, & me ramener uniquement à mes plantes qui m’ont quitté pour trop long-temps cet hiver. Je n’aurai rien de tout cela, car en toutes choses les consolations les plus simples me sont refusées, mais il me faut un peu de travail sur moi-même pour y suppléer de mon propre fond.
On dit à Paris que je retourne en Angleterre. Je n’en suis pas surpris; car le public me connoît si bien qu’il me fait toujours faire exactement le contraire des choses que je fais en effet. M. Davenport m’a écrit des lettres très-honnêtes & très-empressées pour me rappeler chez lui. Je n’ai pas cru devoir répondre brutalement à ses avances, mais je n’ai jamais marqué l’intention d’y retourner. Honoré des bienfaits du souverain & des bontés de beaucoup de gens [222]de mérite dans ce pays-là, j’y suis attaché par reconnoissance, & je ne doute pas qu’avec un peu de choix dans mes liaisons, je n’y pusse vivre agréablement. Mais l’air du pays qui m’en a chassé n’a pas changé depuis ma retraite, & ne me permet pas de songer au retour. Celui de France est de tous les airs du monde celui qui convient le mieux à mon corps & à mon coeur, & tant qu’on me permettra d’y vivre en liberté, je ne choisirai point d’autre asile pour y finir mes jours.
On me presse pour la poste, & je suis forcé de finir brusquement en vous saluant avec respect & vous embrassant de tout mon coeur.
[10-02-1768] LETTRE A Mr. D. P...... u
10 Février 1768.
Votre Nº. 5, mon cher hôte, me donne le plaisir impatiemment attendu d’apprendre votre heureuse arrivée, dont je félicite bien sincèrement l’excellente Maman & tous vos amis. Vous aviez tort, ce me semble, d’être inquiet de mon silence. Pour un homme qui n’aime pas à écrire, j’étois assurément bien en règle avec vous qui l’aimez. Votre dernière lettre étoit une réponse; je la reçus le dimanche au soir; elle m’annonçoit votre départ pour le mardi matin, auquel cas il étoit de toute impossibilité qu’une lettre que [223] je vous aurois écrite à Paris, vous y pût trouver encore; & il étoit naturel que j’attendisse pour vous écrire à Neuchâtel, de vous y savoir arrivé; la neige ou d’autres accidens dans cette saison, pouvant vous arrêter en route. Ma santé du reste est à-peu-près comme quand vous m’avez quitté; je garde mes tisons; l’indolence & l’abattement me gagnent: je ne suis sorti que trois fois depuis votre départ, & je suis rentré presqu’aussitôt. Je n’ai plus de coeur à rien, pas même aux plantes. M***. plus noir de coeur que de barbe, abusant de l’éloignement & des distractions de son maître, ne cesse de me tourmenter, & veut absolument m’expulser d’ici; tout cela ne rend pas ma vie agréable; & quand elle cesseroit d’être orageuse, n’y voyant plus même un seul objet de désir pour mon coeur, j’en trouverois toujours le reste insipide.
Mlle. Renou qui n’attendoit pas moins impatiemment que moi des nouvelles de votre arrivée, l’a apprise avec la plus grande joie, que votre bon souvenir augmente encore. Pas un de nos déjeûnés ne se passe sans parler de vous; & j’en ai un renseignement mémorial toujours présent dans le pot-de-chambre qui vous servoit de tasse, & dont j’ai pris la liberté d’hériter.
J’ai reçu votre vin dont je vous remercie, mais que vous avez eu tort d’envoyer. Il est agréable à boire, mais pour naturel, je n’en crois rien. Quoiqu’il en soit, il arrivera de cette affaire comme de beaucoup d’autres, que l’un fait la faute & que l’autre la boit.
Rendez, je vous prie, mes salutations & amitiés à tous [224] vos bons amis & les miens, surtout à votre aimable camarade de voyage à qui je serai toujours obligé. Mes respects en particulier à la Reine des mères, qui est la vôtre, & aussi à la Reine des femmes, qui est Mde. De Luze. Je suis bien fâché de n’avoir pas un lacet à envoyer à sa charmante fille, bien sûre qu’elle méritera de le porter.
Il faut finir; car la bonne Mde. Chevalier est pressée & attend ma lettre. Je prends l’unique expédient que j’ai de vous écrire d’ici en droiture, en vous adressant ma lettre chez M. Junet. Adieu, mon cher hôte, je vous embrasse, & vous recommande sur toute chose, l’amusement & la gaieté; vous me direz: médecin guéri-toi toi-même; mais les drogues pour cela me manquent, au lieu que vous les avez.
J’ai tant lanterné que la bonne Dame est partie; & ma lettre n’ira que demain peut-être, ou du moins ne marchera pas aussi surement.
[03-03-1768] LETTRE AU MÊME
3 Mars 1768.
Votre N?. 6, mon cher hôte, m’afflige en m’apprenant que vous avez un nouveau ressentiment de goutte assez fort pour vous empêcher de sortir. Je crois bien que ces petits accès plus fréquens vous garantiront des grandes attaques. Mais comme l’un de ces deux états est aussi incommode que [225] l’autre est douloureux, je ne sais si vous vous accommoderiez d’avoir ainsi changé vos grandes douleurs en petite monnoie: mais il est à présumer que ce n’est qu’une queue de cette goutte effarouchée, & que tout reprendra dans peu son cours naturel. Apprenez donc une fois pour toutes, à ne vouloir pas guérir malgré la nature, car c’est le moyen presqu’assuré d’augmenter vos maux.
A mon égard les conseils que vous me donnez, sont plus aisés à donner qu’à suivre. Les herborisations & les promenades seroient en effet de douces diversions à mes ennuis, si elles m’étoient laissées; mais les gens qui disposent de moi, n’ont garde de me laisser cette ressource. Le projet dont Mrs. M***. & D**. sont les exécuteurs, demande qu’il ne m’en reste aucune; comme on m’attend au passage, on n’épargne rien pour me chasser d’ici, & il paroît que l’on veut réussir dans peu, de manière ou d’autre. Un des meilleurs moyens que l’on prend pour cela, est de lâcher sur moi la populace des villages voisins. On n’ose plus mettre personne au cachot, & dire que c’est moi qui le veux ainsi; mais on a fermé, barré, barricadé le château de to côtés. Il n’y a plus ni passage, ni communication par les cours ni par la terrasse; & quoique cette clôture me soit très-incommode à moi-même, on a soin de répandre par les gardes & par d’autres émissaires, que c’est le Monsieur du château qui exige tout cela pour faire pièce aux paysans. J’ai senti l’effet de ce bruit dans deux sorties que j’ai faites, & cela ne m’excitera pas à les multiplier. J’ai prié le fermier de me faire faire une clef de son jardin qui est assez [226] grand, & ma résolution est de borner mes promenades à ce jardin, & au petit jardin du Prince qui, comme vous savez, est grand comme la main, & enfoncé comme un puits. Voilà, mon cher hôte, comment au coeur du royaume de France, les mains étrangères s’appesantissent encore sur moi. A l’égard du patron de la case, on l’empêche de rien savoir de ce qui se passe, & de s’en mêler. Je suis livré seul & sans ressource à ma constance & à mes persécuteurs. J’espère encore leur faire voir que la besogne qu’ils ont entreprise, n’est pas si facile à exécuter qu’ils l’ont cru. Voilà bien du verbiage pour deux mots de réponse qu’il vous falloit sur cet article. Mais j’eus toujours le coeur expansif; je ne serai jamais bien corrigé de cela, & votre devise ne sera jamais la mienne.
J’ai découvert avec une peine infinie, les noms de botanique de plusieurs plantes du Garsaut. J’ai aussi réduit, avec non moins de peine, les phrases de Sauvages à la nomenclature triviale de Linnaeus qui est très-commode. Si le plaisir d’avoir un jardin vous rend un peu de goût pour la botaninique, je pourrai vous épargner beaucoup de travail pour la synonymie, en vous envoyant pour vos exemplaires ce que j’ai noté dans les miens, & il est absolument nécessaire de débrouiller cette partie critique de la botanique, pour reconnoître la même plante, à qui souvent chaque auteur donne un nom différent.
Je ne vous parle point de vos affaires publiques, non que je cesse jamais d’y prendre intérêt; mais parce que cet intérêt, borné par ses effets à des voeux aussi vrais qu’impuisans, [227] de voir bientôt rétablir la paix dans toutes vos contrées, ne peut contribuer en rien à l’accélérer. Adieu, mon cher hôte; mes hommages à la meilleure des mères; mille choses au bon M. Jeannin, & à tous ceux qui m’aiment, & à tous ceux que vous aimez.
[08-03-1768] LETTRE A Mr. D’IVERNOIS
Ce 8 Mars 1768.
Votre lettre, mon ami, du 29 me fait frémir. Ah creuls amis! quelles angoisses vous me donnez! N’ai-je donc pas assez des miennes? Je vous exhorte de toutes les puissances de mon ame, de renoncer à ce malheureux grabeau, qui sera la cause de votre perte, & qui va susciter contre vous la clameur universelle, qui jusqu’à présent étoit en votre faveur. Cherchez d’autres équivalens; consultez vos lumiéres, pesez, imaginez, proposez; mais je vous en conjure, hâtez-vous de finir, & de finir en hommes de bien & de paix, & avec autant de modération, de sagesse & de gloire que vous avez commencé. N’attendez pas que votre étonnante union se relâche, & ne comptez pas qu’un pareil miracle dure encore long-temps. L’expédient d’un réglement provisionnel peut vous faire passer sur bien des choses, qui pourront avoir leur correctif dans un meilleur temps. Ce moment court & passager vous est favorable, mais si vous ne le [228] saisissez rapidement, il va vous échapper; tout est contre vous & vous êtes perdus. Je pense bien différemment de vous sur la chance générale de l’avenir. Car je suis très-persuadé que dans dix ans, & surtout dans vingt, elle sera beaucoup plus avantageuse à la cause des représentans, & cela me paroît infaillible: mais on ne peut pas tout dire par lettres; cela deviendroit trop long. Enfin, je vous en conjure derechef par vos familles, par votre patrie, par tous vos devoirs; finissez & promptement, dussiez-vous beaucoup céder. Ne changez pas la confiance en opiniâtreté; c’est le seul moyen de conserver l’estime publique que vous avez acquise, & dont vous sentirez le prix un jour. Mon, coeur est si plein de cette nécessité d’un prompt accord, qu’il voudroit s’élancer au milieu de vous, se verser dans tous les vôtres pour vous la faire sentir.
Je diffère de vous rembourser les cent francs que vous avez avancés pour moi, dans l’espoir d’une occasion plus commode. Lorsque vous songerez à réaliser votre ancien projet, point de confidens, point de bruit, point de noms; & sur-tout défiez-vous par préférence de ceux qui sont ostentation de leur grande amitié pour moi. Adieu, mon ami, Dieu veuille bénir vos travaux & les couronner; je vous embrasse.
[09-03-1768] LETTRE A Mr. LE MS. DE MIRABEAU
9 Mars 1768.
Je ne vous répéterai pas, mon illustre ami, les monotones excuses de mes longs silences, d’autant moins que ce seroit toujours à recommencer: car à mesure que mon abatrement & mon découragement augmentent, ma paresse augmente en même raison. Je n’ai plus d’activité pour rien; plus même pour la promenade, à laquelle d’ailleurs je suis forcé de renoncer depuis quelque temps. Réduit au travail très-fatiguant de me lever ou de me coucher, je trouve cela de trop encore; du reste je suis nul. Ce n’est pas seulement là le mieux pour ma paresse, c’est le mieux aussi pour ma raison, & comme rien n’use plus vainement la vie que de regimber contre la nécessité, le meilleur parti qui me reste à prendre & que je prends, est de laisser faire sans résistance ceux qui disposent ici de moi.
La proposition d’aller vous voir à Fleury est aussi charmante qu’honnête, & je sens que l’aimable société que j’y trouverois seroit en effet un spécifique excellent contre ma tristesse. Vos expédiens, mon illustre ami, vont mieux à mon coeur que votre morale; je la trouve trop haute pour moi; plus stoïque que consolante, & rien ne me paroît moins calmant pour les gens qui souffrent que de leur prouver qu’ils n’ont point de mal. Ce pélérinage me tente beaucoup, & [230] c’est précisément pour cela que je crains de ne le pouvoir faire: il ne m’est pas donné d’avoir tant de plaisir. Au reste je ne prévois d’obstacle vraiment dirimant que la durée de mon état présent qui ne me permettroit pas d’entreprendre un voyage quoiqu’assez court. Quant à la volonté, je vous jure qu’elle y est toute entière de même que la sécurité. J’ai la certitude que vous ne voudriez pas m’exposer, & l’expérience que votre hospitalité est aussi sûre que douce. De plus, le refuge que je suis venu chercher au rein de votre nation sans précaution d’aucune espèce, sans autre sûreté que mon estime pour elle, doit montrer ce que j’en pense, & que je ne prends pas pour argent comptant les terreurs que l’on cherche à me donner. Enfin, quand un homme de mon humeur, & qui n’a rien à se reprocher veut bien, en se livrant sans réserve à ceux qu’il pourroit craindre, se soumettre aux précautions suffisantes pour ne les pas forcer à le voir:* [*M. Rousseau avoir changé de nom, & pris celui de Renou.] assurément une telle conduite marque non pas de l’arrogance mais de la confiance; elle est un témoignage d’estime auquel on doit être sensible, & non pas une témérité dont on se puisse offenser. Je suis certain qu’aucun esprit bien fait ne peut penser autrement.
Comptez donc, mon illustre ami, qu’aucune crainte ne m’empêchera de vous aller voir. Je n’ai rien altéré du droit de ma liberté, & difficilement serois-je jamais de ce droit un usage plus agréable que celui que vous m’avez proposé. Mais mon état présent ne me permet cet espoir qu’autant qu’il changera en mieux avec la saison; c’est de quoi je ne [231] puis juger que quand elle sera venue. En attendant recevez mon respect, mes remercîmens & mes embrassemens les plus tendres.
[00-03-1768] LETTRE A Mr. d. l. L
Mars 1768.
Vous n’êtes pas, Monsieur, de ceux qui s’amusent à rendre aux infortunés des honneurs ironiques, & qui couronnent la victime qu’ils veulent sacrifier. Ainsi tout ce que je conclus des louanges dont il vous plaît de m’accabler, dans la lettre que vous m’avez fait la faveur de m’écrire, est que la générosité vous entraîne à outrer le respect que l’on doit à l’adversité. J’attribue à un sentiment aussi louable, le compte avantageux que vous avez bien voulu rendre de mon Dictionnaire; & votre extrait me paroît fait avec beaucoup d’esprit, de méthode & d’art. Si cependant vous eussiez choisi moins scrupuleusement les endroits où la musique françoise est le plus maltraitée, je ne sais si cette réserve eût été nuisible à la chose, mais je crois qu’elle eût été favorable à l’auteur. J’aurois bien aussi quelquefois désiré un autre choix des articles que vous avez pris la peine d’extraire; quelques-uns de ces articles n’étant que de remplissage, d’autres extraits ou compilés de divers auteurs, tandis que la plupart des articles importans m’appartient uniquement, & sont meilleur en eux-mêmes, [232] tels que accent, consonnance, dissonnance, expression, goût, harmonie, intervalle, licence, opéra, son, tempérament, unité de mélodie, voix, &c. & surtout l’article enharmonique, dans lequel j’ose croire que ce genre difficile,& jusqu’à présent très-mal entendu, est mieux expliqué que dans aucun autre livre. Pardon, Monsieur, de la liberté avec laquelle j’ose vous dire ma pensée; je la soumets avec une pleine confiance à votre décision, qui n’exige pas de vous une nouvelle peine, puisque vous avez été appelé à lire le livre entier, ennui dont je vous fais à la fois mes remercîmens & mes excuses.
Je me souviens, Monsieur, avec plaisir & reconnoissance, de la visite dont vous m’honorâtes à Montmorenci, & du désir qu’elle me laissa de jouir quelquefois du même avantage. Je compte parmi les malheurs de ma vie, celui de ne pouvoir cultiver une si bonne connoissance, & mériter peut-être un jour de votre part, moins d’éloges & plus de bontés.
[28-03-1768] LETTRE A Mr. D’IVERNOIS
28 Mars 1768.
Je ne me pardonnerois pas, mon ami, de vous laisser l’inquiétude qu’a pu vous donner ma précédente lettre sur les idées dont j’étois frappé en l’écrivant. Je sis ma promenade [233] agréablement, je revins heureusement; je reçus des nouvelles qui me firent plaisir, & voyant que rien de tout ce que j’avois imaginé n’est arrivé, je commence à craindre après tant de malheurs réels, d’en voir quelquefois d’imaginaires qui peuvent agir sur mon cerveau. Ce que je fais bien certainement, c’est que quelqu’altération qui survienne à ma tête, mon coeur restera toujours le même, & qu’il vous aimera toujours. J’espère que vous commencez à goûter les doux fruits de la paix. Que vous êtes heureux! ne cessez jamais de l’être. Je vous embrasse de tout mon coeur.
[26-04-1768] LETTRE AU MÊME
26 AVRIL 1768.
Si j’étois en état de faire d’une manière satisfaisante la lettre dont vous m’avez dit le sujet, je vous en enverrois ci-joint le modèle, mais mon coeur serré, ma tête en désodre, toutes mes facultés troublées, ne me permettent plus de rien écrire avec soin, même avec clarté, & il ne me reste précisément qu’assez de sagesse pour ne plus entreprendre ce que je ne suis plus en état d’exécuter. Il n’y a point à ce refus de mauvaise volonté, je vous le jure, & je suis désormais hors d’état d’écrire pour moi-même les choses mêmes les plus simples & dont j’aurois le plus grand besoin.
Je crois, mon bon ami, pour de bonnes raisons, devoir [234]renoncer à la pension du roi d’Angleterre, & pour des raisons non moins bonnes, j’ai rompu irrévocablement l’accord que j’avois fait avec M. D. P.... u. Je ne vous consulte pas sur ces résolutions, je vous en rends compte; ainsi vous pouvez vous épargner d’inutiles efforts pour m’en dissuader. Il est vrai que foible, infirme, découragé, je reste à-peu-près sans pain sur mes vieux jours & hors d’état d’en gagner. Mais qu’a cela ne tienne; la Providence y pourvoira de manière ou d’autre. Tant que j’ai vécu pauvre j’ai vécu heureux, & ce n’est que quand rien ne m’a manqué pour le nécessaire, que je me suis senti le plus malheureux des mortels. Peut-être le bonheur ou du moins le repos que je cherche reviendra-t-il avec mon ancienne pauvreté. Une attention que vous devriez peut-être à l’état où je rentre, seroit, d’être un peu moins prodigue en envois coûteux par la poste, & de ne pas vous imaginer qu’en me proposant le remboursement de ports, vous serez pris au mot. Il est beaucoup plus honnête avec des amis dans le cas où je me trouve de leur économiser la dépense, que d’offrir de la leur rembourser.
J’espère que vous n’irez pas inquiéter ma bonne vieille tante sur la suite de sa petite pension. Tant qu’elle & moi vivrons, elle lui sera continuée; quoiqu’il arrive, à moins que je ne sois tout-à-fait sur le point de mourir de faim; & j’ai confiance que cela n’arrivera pas.
P. S. Quand M. D. P.... u. me marqua que la salle de comédie avoit été brûlée, je craignis le contre-coup de cet accident pour la cause des représentans; mais que [235] ce soit à moi que Voltaire l’impute, je vois là de quoi rire; je n’y vois point du tout de quoi répondre ni se fâcher. Les amis de ce pauvre homme seroient bien de le faire baigner & saigner de temps en temps.
[06-07-1768] LETTRE A Mr. D. P.......u
A Lyon le 6 Juillet 1768.
Je comptois, mon cher hôte, vous accuser la réception de votre réponse, par ma bonne amie Mde. Boy-de-Tour; mais je n’ai pu trouver un moment pour vous écrire avant son départ; & même à présent, prêt à partir pour aller herboriser à la grande Chartreuse, avec belle & bonne compagnie botaniste, que j’ai trouvée & recrutée en ce pays, je n’ai que le temps de vous envoyer un petit bonjour bien à la hâte.
Mile. Renou a reçu à Trie beaucoup de lettres pour moi, parmi lesquelles je ne doute point que celle que vous m’écriviez ne se trouve; mais comme le paquet est un peu gros, & que j’attends l’occasion de le faire venir; s’il y a dans ce que vous me marquiez quelque chose qui presse, vous ferez bien de me le répéter ici. Si comme je le désirois, & comme je le désire encore, vous avez pris le parti de brûler tous mes livres & papiers, j’en suis, je vous jure, dans la joie de mon coeur; mais si vous les avez conservés, il y en [236] a quelques-uns, je l’avoue, que je ne serois pas fâché de revoir, pour remplir, par un peu de distraction, les mauvais jours d’hiver, où mon état & la saison m’empêchent d’herboriser. Celui surtout qui m’intéresseroit le plus, seroit le commencement du Roman intitulé: Emile & Sophie, ou les Solitaires. Je conserve pour cette entreprise, un foible que je ne combats pas, parce que j’y trouverois au contraire, un spécifique utile pour occuper mes momens perdus, sans rien mêler à cette occupation, qui me rappelât les souvenirs de mes malheurs, ni de rien qui s’y rapporte. Si ce fragment vous tomboit sous la main, & que vous pussiez me l’envoyer, soit le brouillon, soit la copie, par le retour de Mde. Boy-de-la-Tour, cet envoi, je l’avoue, me seroit un vrai plaisir.
Comment va la goutte; comment va l’oeil gauche? S’il n’empire pas, il guérira; & je vois avec grand plaisir, par vos lettres qu’il va sensiblement mieux. Mon cher hôte, que n’avez-vous en goût modéré, le quart de ma passion pour les plantes? Votre plus grand mal est ce goût solitaire & casanier, qui vous fait croire être hors d’état de faire de l’exercice. Je vous promets que, si vous vous mettiez tout de bon à vouloir faire un herbier, la fantaisie de faire un testament ne vous occuperoit plus guères. Que n’êtes-vous des nôtres! Vous trouveriez dans notre guide & chef, M. de la Tourette, un botaniste aussi savant qu’aimable, qui vous seroit aimer les sciences qu’il cultive. J’en dis autant de M. l’Abbé Rosier; & vous trouveriez dans M. l’Abbé de Grange-Blanche & dans votre hôte, deux condisciples plus zélés [237] qu’instruits, dont l’ignorance auprès de leurs maîtres, mettroit souvent à l’aise votre amour-propre.
Adieu, mon cher hôte, nous partons demain dans le même carrosse tous les quatre, & nous n’avons pas plus de temps qu’il ne nous en faut le reste de la journée, pour rassembler assez de porte-feuilles & de papiers, pour l’immense collection que nous allons faire. Nous ne laisserons rien à moissonner après nous. Je vous rendrai compte de nos travaux. Je vous embrasse. Vous pouvez continuer à m’écrire chez Mrs. * *.
[31-08-1768] LETTRE A Mr. LALIAUD
A Bourgoin le 31 Août 1768.
Nous vous devons, & nous vous saisons, Monsieur, Mlle. Renou & moi, les plus vifs remercîmens de toutes vos bontés pour tous les deux, mais nous ne vous en ferons ni l’un ni l’autre pour la compagne de voyage que vous lui avez donnée. J’ai le plaisir d’avoir ici depuis quelques jours celle de mes infortunes; voyant qu’à tout prix elle vouloit suivre ma destinée, j’ai fait ensorte au moins qu’elle pût la suivre avec honneur. J’ai cru ne rien risquer de rendre indissoluble un attachement de vingt-cinq ans que l’estime mutuelle, sans laquelle il n’est point d’amitié durable, n’a fait qu’augmenter incessamment. La tendre & pure fraternité dans [238] laquelle nous vivons depuis treize ans, n’a point changé de nature par le noeud conjugal; elle est, & sera jusqu’à la mort ma femme par la force de nos liens, & ma sœur par leur pureté. Cet honnête & saint engagement a été contracté dans toute la simplicité, mais aussi dans toute la vérité de la nature, en présence de deux hommes de mérite & d’honneur officiers d’artillerie, & l’un fils d’un de mes anciens amis du bon-temps, c’est-à-dire, avant que j’eusse aucun nom dans le monde, & l’autre, maire de cette ville, & proche parent du premier. Durant cet acte si court & si simple, j’ai vu fondre en larmes ces deux dignes hommes, & je ne puis vous dire combien cette marque de la bonté de leurs coeurs m’a attaché à l’un & à l’autre.
Je ne suis pas plus avancé sur le choix de ma demeure que quand j’eus l’honneur de vous voir à Lyon, & tant de cabarets, & de courses ne facilitent pas un bon établissement. Les nouveaux voyages à faite me sont peur surtout à l’entrée de la saison où nous touchons, & je prendrai le parti de m’arrêter volontairement ici, si je puis, avant que je me trouve, par ma situation, dans l’impossibilité d’y rester & dans celle d’aller plus loin. Ainsi, Monsieur, je me vois forcé de renoncer pour cette année, à l’espoir de me rapprocher de vous, sauf à voir dans la suite ce que je pourrai faire pour contenter mon désir à cet égard.
Recevez les salutations de ma femme, & celles, Monsieur, d’un homme qui vous aime de tout son coeur.
[26-09-1768] LETTRE A Mr. D. P..... v
A Bourgoin le 26 Septembre 1768.
Je reçois en ce moment, mon cher hôte, votre lettre du 20, & j’y apprends les progrès de votre rétablissement avec une satisfaction à laquelle il ne manque pour être entière que d’aussi bonnes nouvelles de la sauté de la bonne Maman. Il n’y a rien à faire à sa sciatique que d’attendre les trêves & prendre patience; vous êtes dans le même cas pour votre goutte, & après la leçon terrible pour vous & pour d’autres que vous avez reçue, j’espère que vous renoncerez une bonne sois à la fantaisie de guérir de la goutte, de tourmenter votre estomac & vos oreilles, & de vouloir changer votre constitution, avec du petit lait, des purgatifs & des drogues, & que vous prendrez une bonne fois le parti de suivre & d’aider s’il se peut la nature, mais non de la contrarier.
Je ne sais pourquoi vous vous imaginez qu’il a fallu, pour me marier, quitter le nom que je porte;* [*Celui de Renou qu’il avoit pris en allant habiter le château de Trie.] ce ne sont pas les noms qui se marient, ce sont les personnes, & quand dans cette simple & sainte cérémonie, les noms entreroient comme partie constituante; celui que je porte auroit suffi, puisque je n’en reconnois plus d’autre. S’il s’agissoit de fortune [240] & de biens qu’il fallut assurer, ce seroit autre chose; mais vous savez très-bien que nous ne sommes ni elle ni moi dans ce cas-là; chacun des deux est à l’autre, avec tout son être & son avoir, voilà tout.
Pouviez-vous espérer, mon cher hôte, que la liberté se maintiendroit chez vous, vous qui devez savoir qu’il ne reste plus nulle part de liberté sur la terre, si ce n’est dans le coeur de l’homme juste, d’où rien ne la peut chasser? Il me semble aussi, je l’avoue, que vos peuples n’usoient pas de la leur en hommes libres, mais en gens effrénés. Ils ignoroient trop, ce me semble, que la liberté, de quelque manière qu’on en jouisse, ne se maintient qu’avec de grandes vertus. Ce qui me fâche d’eux, est qu’ils avoient d’abord les vices de la licence, & qu’ils vont tomber maintenant dans ceux de la servitude. Par tout excès: la vertu seule, dont on ne s’avise jamais, seroit le milieu.
Recevez mes remercîmens des papiers que vous avez remis à notre amie, & qui pourront me donner quelque distraction dont j’ai grand besoin. Je vous remercie aussi des plantes que vous aviez chargé Gagnebin de recueillir, quoiqu’il n’ait pas rempli votre intention. C’est de cette bonne intention que je vous remercie, elle me flatte plus que toutes les plantes du monde. Les tracas éternels qu’on me fait souffrir me dégoûtent un peu de la botanique, qui ne me paroît un amusement délicieux, qu’autant qu’on peut s’y livrer tout entier. Je sens que pour peu que l’on me tour mente encore je m’en détacherai tout-à-fait. Je n’ai pas laissé pourtant de trouver en ce pays quelques plantes, sinon [241] jolies, au moins nouvelles pour moi. Entre autres près de Grenoble l’Osyris & le Thérébinthe. Ici le Cenchrus racemosus qui m’a beaucoup surpris, parce que c’est un gramen maritime, l’Hypopitis, plante parasite qui tient de l’orobanche, le Crepis soetida qui lent l’amande amère à pleine gorge, & quelques autres que je ne me rappelle pas en ce moment. Voilà, mon cher hôte, plus de botanique qu’il n’en faut à votre stoïque indifférence. Vous pouvez m’écrire en droiture ici sous le nom de Renou. J’ai grand peur, s’il ne survient quelque amélioration dans mon état & dans affaires, d’être réduit à passer avec ma femme tout l’hiver dans ce cabaret, puisque je ne trouve pas sur la terre une pierre pour y poser ma tête.
[02-10-1768] LETTRE AU MÊME
A Bourgoin le 2 Octobre 1768.
Quelle affreuse nouvelle vous m’apprenez, mon cher hôte, & que mon coeur en est affecté! Je ressens le cruel accident de votre pauvre Maman comme elle, ou plutôt comme vous, & c’est tout dire. Une jambe cassée est un malheur que mon père eut étant déjà vieux, & qui lui arriva de même en se promenant, tandis que dans ses terribles fatigues de chasse, qu’il aimoit à la passion, jamais il n’avoit eu le moindre accident. Sa jambe guérit très-facilement & [242] très-bien malgré son âge, & j’espérerois la même chose de Madame la C., si la fracture n’étoit dans une place où le traitement est incomparablement plus difficile & plus douloureux. Toutefois avec beaucoup de résignation, de patience, de temps, & les soins d’un homme habile, la cure est également possible, & il n’est pas déraisonnable de l’espérer. C’est tout ce qu’il m’est permis de dire dans cette fatale circonstance pour notre commune consolation. Ce malheur fait aux miens, dans mon cœur, une diversion bien funeste, mais réelle pourtant, en ce qu’au sentiment des maux de ceux qui nous sont chers, se joint l’impression tendre de notre attachement pour eux, qui n’est jamais sans quelque douceur, au lieu que le sentiment de nos propres maux, quand ils sont grands & sans remède, n’est que sec & sombre, il ne porte aucun adoucissement avec soi. Vous n’attendez pas de moi, mon cher hôte, les froides & vaines sentences des gens qui ne sentent rien; on ne trouve guères pour ses amis les consolations qu’on ne peut trouver pour soi-même. Mais cependant je ne puis m’empêcher de remarquer que votre affliction ne raisonne pas juste, quand elle s’irrite par l’idée que ce triste événement n’est pas dans l’ordre des choses attachées à la condition humaine. Rien, mon cher hôte, n’est plus dans cet ordre, que les accidens imprévus qui troublent, altèrent & abrégent la vie. C’est avec cette dépendance que nous sommes nés; elle est attachée à notre nature & à notre constitution. S’il y a des coups qu’on doive endurer avec patience, ce sont ceux qui nous viennent de l’inflexible nécessité, & auxquels aucune volonté [243] humaine n’a concouru. Ceux qui nous sont portés par les mains des méchans, sont à mon gré beaucoup plus insupportables, parce que la nature ne nous fit pas pour les souffrir. Mais c’est déjà trop moraliser. Donnez-moi fréquemment, mon cher hôte, des nouvelles de la malade; dites-lui souvent aussi combien mon coeur est navré de ses souffrances, & combien de voeux je joins aux vôtres pour sa guérison.
J’ai reçu par M. le comte de Tonnerre une lettre du lieutenant Guyenet, laquelle m’en promet une autre que j’attends pour lui faire des remercîmens. A présent le dit Thevenin est bien convaincu d’être un imposteur. M. de Tonnerre qui m’avoit positivement promis toute protection dans cette affaire, me marque qu’il lui imposera silence. Que dites-vous de cette manière de me rendre justice? C’est comme si après qu’un homme auroit pris ma bourse, au lieu de me la faire rendre, on lui ordonneroit de ne me plus voler. En toute chose voilà comment je suis traité.
Je vous ai déjà marqué que vous pouvez m’écrire ici en droiture sous le nom de Renou; vous pouvez continuer aussi d’employer la même adresse dont vous vous servez; cela me paroît absolument égal.
[05-10-1768] LETTRE A Mr. LALIAUD
Bourgoin le 5 Octobre 1768.
Votre lettre, Monsieur, du 19 Septembre, m’est parvenue en son temps, mais sans le duplicata, & je suis d’avis que vous ne vous donniez plus la peine d’en faire par cette voie, espérant que vos lettres continueront à me parvenir en droiture, ayant peut-être été ouvertes, mais n’importe pas, pourvu qu’elles parviennent. Si j’apperçois une interruption, je chercherai une adresse intermédiaire, ici, si je puis, ou à Lyon.
Je suis bien touché de vos soins, & de la peine qu’ils vous donnent, à laquelle je suis très-sûr que vous n’avez pas regret: mais il est superflu que vous continuiez d’en prendre au sujet de ce coquin de Thevenin, dont l’imposture est maintenant dans un degré d’évidence auquel M. de Tonnerre lui-même ne peut se refuser. Savez-vous là-dessus quelle justice il se propose de me rendre, après m’avoir promis la protection la plus authentique pour tirer cette affaire au clair? C’est d’imposer silence à cet homme; & moi, toute la peine que je me suis donnée étoit dans l’espoir qu’il le forceroit de parler. Ne parlons plus de ce misérable ni de ceux qui l’ont mis en jeu. Je sais que l’impunité de celui-ci va les mettre à leur aise pour en susciter mille autres, & c’étoit pour cela qu’il m’importoit de démasquer le premier. Je l’ai [245] fait, cela me suffit; il en viendroit maintenant cent par jour, que je ne daignerois pas leur répondre.
Quoique ma situation devienne plus cruelle de jour en jour, que je me voie réduit à passer dans un cabaret l’hiver dont je sens déjà les atteintes, & qu’il ne me reste pas une pierre pour y poser ma tête, il n’y a point d’extrémité que je n’endure, plutôt que de retourner à Trie; & vous ne me proposeriez surement pas ce retour, si vous saviez ce qu’on m’y a fait souffrir, & entre les mains de quelles gens j’étois tombé-là. Je frémis seulement à y songer; n’en reparlons jamais, je vous prie.
Plus je réfléchis aux traitemens que j’éprouve, moins je puis comprendre ce qu’on me veut. Egalement tourmenté, quelque parti que je prenne, je n’ai la liberté ni de rester où je suis, ni d’aller où je veux; je ne puis pas me obtenir de savoir où l’on veut que je sois, ni ce qu’on veut faire de moi. J’ai vainement désiré qu’on disposât ouvertement de ma personne; ce seroit me mettre en repos, & voilà ce qu’on ne veut pas. Tout ce que je sens est qu’on est importuné de mon existence, & qu’on veut faire ensorte que je le sois moi-même; il est impossible de s’y prendre mieux pour cela; il m’est cent fois venu dans l’esprit de proposer mon transport en Amérique, espérant qu’on voudroit bien m’y laisser tranquille, en quoi je crois bien que je me flattois trop; mais enfin j’en aurois fait de bon coeur la tentative, si nous étions plus en état, ma femme & moi d’en supporter le voyage & l’air. Il me vient une autre idée dont je veux vous parler, & que ma passion pour la botanique [246] m’a fait naître: car voyant qu’on ne vouloit pas me laisser herboriser en repos, j’ai voulu quitter les plantes; mais j’ai vu que je ne pouvois plus m’en passer, c’est une distraction qui m’est nécessaire absolument; c’est un engouement d’enfant, mais qui me durera toute ma vie.
Je voudrois, Monsieur, trouver quelque moyen d’aller la finir dans les Isles de l’Archipel, dans celle de Chipre, ou dans quelque autre coin de la Grèce, il ne m’importe où, pourvu que je trouve un beau climat, fertile en végétaux, & que la charité chrétienne ne dispose plus de moi. J’ai dans l’esprit que la barbarie Turque me sera moins cruelle. Malheureusement, pour y aller, pour y vivre avec ma femme, j’ai besoin d’aide & de protection. Je ne saurois subsister là-bas sans ressource; & sans quelque faveur de la Porte, ou quelque recommandation du moins pour quelqu’un des consuls qui résident dans le pays, mon établissement y seroit totalement impossible. Comme je ne serois pas sans espoir d’y rendre mon séjour de quelque utilité au progrès de l’histoire naturelle & de là botanique, je croirois pouvoir à ce titre obtenir quelque assistance des souverains qui se sont honneur de le favoriser. Je ne suis pas un Tournefort, ni un Jussieu, mais aussi je ne serois pas ce travail en passant, plein d’autres vues, & par tâche; je m’y livrèrois tout entier, uniquement par plaisir, & jusqu’à la mort. Le goût, l’assiduité, la constance peuvent suppléer à beau-coup de connoissances, & même les donner à la fin. Si j’avois encore ma pension du Roi d’Angleterre, elle me suffiroit, & je ne demanderois rien, sinon qu’on favorisât mon [247] passage, & qu’on m’accordât quelque recommandation. Mais sans y avoir renoncé formellement, je me suis mis dans le cas de ne pouvoir demander, ni désirer même honnêtement qu’elle me soit continuée, & d’ailleurs, avant d’aller m’exiler là pour le reste de mes jours, il me faudroit quelque assurance raisonnable de n’y pas être oublié, & laissé mourir de faim. J’avoue qu’en faisant usage de mes propres ressources, j’en trouverois dans le fruit de mes travaux passés de suffisantes pour subsister où que ce fût; mais cela demanderoit d’autres arrangemens que ceux qui subsistent, & des soins que je ne suis plus en état d’y donner. Pardon, Monsieur, je vous expose bien confusément l’idée qui m’est venue, & les obstacles que je vois à son exécution. Cependant, comme ces obstacles ne sont pas insurmontables, & que cette idée m’offre le seul espoir de repos qui me reste, j’ai cru devoir vous en parler, afin que sondant le terrain, si l’occasion s’en présente, soit auprès de quelqu’un qui ait du crédit à la Cour & des protecteurs que vous me connoissez, soit pour tâcher de savoir en quelle disposition l’on seroit à celle de Londres pour protéger mes herborisations dans l’Archipel, vous puissiez me marquer si l’exil dans ce pays-là que je désire, peut être favorisé d’un des deux Souverains. Au reste, il n’y a que ce moyen de le rendre praticable, & je ne me résoudrai jamais, avec quelque ardeur que je le désire, à recourir pour cela à aucun particulier quel qu’il soit. La voie la plus courte & la plus sûre de savoir là-dessus ce qui se peut faire, seroit, à mon avis, de consulter Madame la Maréchale de Luxembourg. J’ai même une si pleine confiance & dans sa bonté pour [248] moi,& dans ses lumières, que je voudrois que vous ne parlassiez d’abord de ce projet qu’à elle seule, que vous ne fissiez là-dessus que ce qu’elle approuvera, & que vous n’y pensiez plus si elle le juge impraticable. Vous m’avez écrit, Monsieur, de compter sur vous. Voilà ma réponse. Je mets mon sort dans vos mains, autant qu’il peut dépendre de moi. Adieu, Monsieur, je vous embrasse de tout mon coeur.
[23-10-1768] LETTRE AU MÊME
A Bourgoin le 23 Octobre 1768.
J’ai, Monsieur, votre lettre du 13, & les autres. Je ne vous ferai point d’autres remercîmens des peines que je vous donne, que d’en profiter; il en est pourtant, que je voudrois vous éviter comme celle des duplicata de vos lettres que vous prenez inutilement, puisqu’il est de la dernière évidence que si l’on prenoit le parti de supprimer vos lettres, on supprimeroit encore plus certainement les duplicata.
Je sens l’impossibilité d’exécuter mon projet: vos raisons sont sans replique, mais je ne conviens pas qu’en supposant cette exécution possible, ce seroit donner plus beau jeu à mes ennemis, je suis certain de ne pouvoir pas plus éviter en France qu’en Angleterre de tomber dans les mains de [249] leurs satellites; au lieu que les pachas ne se piquant pas de philosophie, & n’étant que médiocrement galans, les Machiavels & leurs amies ne disposeroient pas tout-à-fait aussi aisément d’eux, que de ceux d’ici. Le projet que vous substituez au mien, savoir, celui de ma retraite dans les Cévennes, à été le premier des miens en songeant à quitter Trie; je le proposai à M. le Prince de Conti, qui s’y opposa & me força de l’abandonner. Ce projet eut été fort de mon goût, & le seroit encore. Mais je vous avoue qu’une habitation tout-à-fait isolée m’effraye un peu, depuis que je vois dans ceux qui disposent de moi tant d’ardeur à m’y confiner. Je ne sais ce qu’ils veulent faire de moi dans un désert, mais ils m’y veulent entraîner à toute force, & je ne doute pas que ce ne soit l’une des raisons qui les a portés à me chasser de Trie, dont l’habitation ne leur paroissoit pas encore assez solitaire pour leur objet, quoique le voeu commun de son Altesse, de Mde. la Maréchale & le mien fût que j’y finisse mes jours. S’ils n’avoient voulu que s’assurer de moi, me diffamer à leur aise, sans que jamais je pusse dévoiler leurs trames aux yeux du public, ni même les pénétrer, c’étoit là qu’ils devoient me tenir, puisque, maîtres absolus dans la maison du Prince, ou il n’a lui-même aucun pouvoir, ils y disposoient de moi tout à leur gré. Cependant après avoir tâché de me dissuader d’y rentrer, & de me persuader d’en sortir, trouvant ma volonté inébranlable, ils ont fini par m’en chasser de vive force par les mains du sacripant que le maître avoit chargé de me protéger, mais qui se sentoient trop bien protégés ici, même par d’autres, [250] pour avoir peur de désobéir. Que me veulent-ils maintenant qu’ils me tiennent tout-à-fait? Je l’ignore, je sais seulement qu’ils ne me veulent ni à Trie, ni dans une ville, ni au voisinage d’aucun ami, ni même au voisinage de personne; & qu’ils ne veulent autre chose encore que simplement de s’assurer de moi. Convenez que voilà de quoi donner à penser. Comment le Prince me protégera-t-il ailleurs, s’il n’a pu me protéger dans sa maison même? Que deviendrai-je dans ces montagnes, si je vais m’y fourrer sans préliminaire; sans connoissance, & sûr d’être, comme partout, la dupe & la victime du premier fourbe qui viendra me circonvenir? Si nous prenons des arrangemens d’avance; il arrivera ce qui est toujours arrivé; c’est que M. le Prince de Conti, & Mde. la Maréchale ne pouvant les cacher aux Machiavelistes qui les entourent, & qui se gardent bien de laisser voir leurs desseins secrets, leur donneront le plus beau jeu du monde pour dresser d’avance leurs batteries dans le lieu que je dois habiter. Je serai attendu-là, comme je l’étois à Grenoble, & comme je le suis partout où l’on sait que je veux aller. Si c’est une maison isolée, la chose leur sera cent sois plus commode: ils n’auront à corrompre que les gens dont je dépendrai pour tout & en tout. Si ce n’étoit que pour m’espionner, à la bonne heure, & très-peu m’importe. Mais c’est pour autre chose, comme je vous l’ai prouvé, & pourquoi? Je l’ignore, & je m’y perds; mais convenez que le doute n’est pas attirant.
Voilà, Monsieur, des considérations que je vous prie de bien peser, à quoi j’ajoute les incommodités infinies d’une habitation isolée pour un étranger à mon âge, & dans mon [251] état; la dépense au moins triple, les idées terribles auxquelles je dois être en proie, ainsi séquestré du genre-homme, non volontairement & par goût, mais par force & pour assouvir la rage de mes oppresseurs: car d’ailleurs je vous jure que mon même goût pour la solitude est plutôt augmenté que diminué par mes infortunes, & que si j’étois pleinement libre & maître de mon sort, je choisirois la plus profonde retraite pour y finir mes jours. Bien plus, une captivité déclarée, n’auroit rien de pénible & de triste pour moi. Qu’on me traite comme on voudra, pourvu que ce soit ouvertement, je puis tout souffrir sans murmure; mais mon coeur ne peut tenir aux flagorneries d’un sot fourbe qui se croit fin parce qu’il est faux; j’étois tranquille aux cailloux des assassins de Motiers, & ne puis l’être aux phases des admirateurs de Grenoble.
Il faut vous dire encore que ma situation présente est trop désagréable & violente pour que je ne saisisse pas la première occasion d’en sortir; ainsi des arrangemens d’une exécution éloignée, ne peuvent jamais être pour moi des engagemens absolus qui m’obligent à renoncer aux ressources qui peuvent se présenter dans l’intervalle. J’ai dû, Monsieur, entrer avec vous dans ces détails, auxquels je dois ajouter que l’espèce de liberté de disposer de moi, que me ressources me laissent, n’est pas illimitée, que ma situation la restreint tous les jours, que je ne puis former des projets que pour deux ou trois années, passé lesquelles d’autres lois ordonneront de mon sort, & de celui de ma compagne; mais l’avenir éloigné ne m’a jamais effrayé. Je sens qu’en général, [252] vivant ou mort, le temps est pour moi; mes ennemis le sentent aussi, & c’est ce qui les désole; ils se pressent de jouer de leur reste; dès maintenant ils en ont trop fait, pour que leurs manœuvres puissent rester long-temps cachées, & le moment qui doit les mettre en évidence sera précisément celui où ils voudront les étendre sur l’avenir. Vous êtes jeune, Monsieur; souvenez-vous de la prédiction que je vous fais, & soyez sûr que vous la verrez accomplie. Il me reste maintenant à vous dire que prévenu de tout cela, vous pouvez agir comme votre coeur vous inspirera, & comme votre raison vous éclairera, plein de confiance en vos sentimens, & en vos lumières, certain que vous n’êtes pas homme à servir mes intérêts aux dépends de mon honneur, je vous donne toute ma confiance. Voyez Mde. la Maréchale, la mienne en elle est toujours la même. Je compte également & sur ses bontés, & sur celles de M. le Prince de Conti; mais l’un est subjugué, l’autre ne l’est pas, & je ratifie d’avance tout ce que vous résoudrez avec elle, comme fait pour mon plus grand bien. A l’égard du titre dont vous me parlez, je tiendrai toujours à très-grand honneur d’appartenir à S. A. S. & il ne tiendra pas à moi de le mériter; mais ce sont de ces choses qui s’acceptent, & qui ne se demandent pas. Je ne suis pas encore à la fin de mon bavardage, mais je suis à la fin de mon papier; j’ai pourtant encore à vous dire que l’aventure de Thevenin a produit sur moi l’effet que vous désiriez. Je me trouve moi-même fort ridicule d’avoir pris à coeur une pareille affaire; ce que je p’aurois pourtant pas fait, je vous jure, si je n’eusse été sûr [253] que c’étoit un drôle apposté. Je désirois, non par vengeance assurément, mais pour ma sûreté, qu’on dévoilât ses instigateurs, on ne l’a pas voulu, soit; il en viendroit mille autres que je ne daignerois pas même répondre à ceux qui m’en parleroient. Bonjour, Monsieur, je vous embrasse de tout mon coeur.
P. S. J’oubliois de vous dire que mon chamoiseur est bien le cordonnier de M. de Tanley; il apprit le métier de chamoiseur à Yverdun après sa retraite. J’ai fait faire en Suisse des informations, avec la déposition juridique, & légalisée du cabaretier Jeannet.
[02-11-1768] LETTRE AU MÊME
A Bourgoin le 2 Novembre 1768.
Depuis la dernière lettre, Monsieur, que je vous ai écrire, & dont je n’ai pas encore la réponse, j’ai reçu de M. le Duc de Choiseul un passe-port que je lui avois demandé pour sortir du royaume, il y a près de six semaines, & auquel je ne songeois plus. Me sentant de plus en plus dans l’absolue nécessité de me servir de ce passe-port, j’ai délibéré, dans la cruelle extrémité où je me trouve, & dans la saison où nous sommes, sur l’usage que j’en serois, ne voulant, ni ne pouvant le laisser écouler comme l’autre. Vous serez étonné du résultat de ma délibération, faite pourtant [254] avec tout le poids, tout le sang-froid, toute la réflexion dont je suis capable; c’est de retourner en Angleterre & d’y aller finir mes jours dans ma solitude de Wootton. Je crois cette résolution la plus sage que j’aie prise en ma vie, & j’ai pour un des garans de sa solidité, l’horreur qu’il m’a fallu surmonter pour la prendre, & telle qu’en cet instant même je n’y puis penser sans frémir. Je ne puis, Monsieur, vous en dire davantage dans une lettre, mais mon parti est pris, & je m’y sens inébranlable, à proportion de ce qu’il m’en a coûté pour le prendre. Voici une lettre qui s’y rapporte, & à laquelle je vous prie de vouloir bien donner cours. J’écris à M. l’Ambassadeur d’Angleterre, mais je ne sais s’il est à Paris. Vous m’obligeriez de vouloir bien vous en informer, & si vous pouviez même parvenir à savoir s’il a reçu ma lettre, vous seriez une bonne œuvre de m’en donner avis: car tandis que j’attends ici sa réponse, mon passe-port s’écoule, & le temps est précieux. Vous êtes trop clairvoyant pour ne pas sentir combien il m’importe que la résolution que je vous communique demeure secrète, & secrète sans exception: toutefois je n’exige rien de vous que ce que la prudence & votre amitié en exigeront. Si M. l’Ambassadeur d’Angleterre ébruite ce dessein, c’est toute autre chose, & d’ailleurs je ne l’en puis empêcher. En prenant mon parti sur ce point, vous sentez que je l’ai pris sur tout le reste. Je quitterai ce continent comme je quitterois le séjour de la lune. L’autre fois ce n’émit pas la même chose; j’y laissois des attachemens, j’y croyois laisser des amis. Pardon, Monsieur, mais je parle des anciens. Vous sentez que les nouveaux, [255] quelques vrais qu’ils soyent, ne laissent pas ces déchiremens de coeur qui le sont saigner durant toute la vie, par la rupture de la plus douce habitude qu’il puisse contracter. Toutes mes blessures saigneront, j’en conviens, le reste de mes jours; mais mes erreurs du moins sont bien guéries, la cicatrice est faite de ce côté-là. Je vous embrasse.
[05-11-1768] LETTRE A Mr. MOULTOU
A Bourgoin le 5 Novembre 1768.
Vous avez fait, cher Moultou, une perte que tous vos amis & tous les honnêtes gens doivent pleurer avec vous, & j’en ai fait une particulière dans votre digne père par les sentimens dont il m’honoroit, & dont tant de faux amis, dont je suis la victime, m’ont bien fait connoître le prix. C’est ainsi, cher Moultou, que je meurs en détail dans tous ceux qui m’aiment, tandis que ceux qui me haïssent & me trahissent semblent trouver dans l’âge, & dans les années une nouvelle vigueur pour me tourmenter. Je vous entretiens de ma perte au lieu de parler de la vôtre: mais la véritable douleur qui n’a point de consolation ne sait guère en trouver pour autrui; on console les indifférent, mais on s’afflige avec ses amis. Il me semble que si j’étois près de vous, que nous nous embrassassions, que nous pleurassions deux sans nous rien dire, nos coeurs se seroient beaucoup dit.
[256] Cruel ami, que de regrets vous me préparez dans votre description de Lavagnac! Hélas ce beau séjour étoit l’asile qu’il me falloit; j’y aurois oublié, dans un doux repos, les ennuis de ma vie; je pouvois espérer d’y trouver enfin de paisibles jours, & d’y attendre sans impatience, la mort qu’ailleurs je désirerai sans cesse. Il est trop tard. La fatale destinée qui m’entraîne, ordonne autrement de mon sort. Si j’en avois été le maître, si le Prince lui-même eût été le maître chez lui, je ne serois jamais sorti de Trie, dont il n’avoit rien épargné pour me rendre le séjour agréable. Jamais Prince n’en a tant fait pour aucun particulier qu’il en a daigné faire pour moi: Je le mets ici à ma place, disoit-il à son officier; je veux qu’il ait la même autorité que moi, & je n’entends pas qu’on lui offre rien, parce que je le fais le maître de tout. Il a même daigné me venir voir plusieurs fois, souper avec moi tête-à-tête, me dire en présence de toute sa suite, qu’il venoit exprès pour cela, &, ce qui m’a plus touché que tout le reste, s’abstenir même de chasser, de peur que le motif de son voyage ne fût équivoque. Hé bien, cher Moultou, malgré ses soins, ses ordres les plus absolus, malgré le désir, la passion j’ose dire, qu’il avoit de me rendre heureux dans la retraite qu’il m’avoit donnée, on est parvenu à m’en chasser, & cela par des moyens tels que l’horrible récit n’en sortira jamais de ma bouche ni de ma plume. Son Altesse a tout su, & n’a pu désapprouver ma retraite; les bontés, la protection, l’amitié de ce grand homme m’ont suivi dans cette province, & n’ont pu me garantir des indignités que j’y ai souffertes.
[257] Voyant qu’on ne me laisseroit jamais en repos dans le royaume, j’ai résolu d’en sortir; j’ai demandé un passe-port à M. de Choiseul qui après m’avoir laissé long-temps sans réponse, vient enfin de m’envoyer ce passe-port. Sa lettre est très-polie, mais n’est que cela; il m’en avoir écrit auparavant d’obligeantes. Ne point m’inviter à ne pas faire usage de ce passe-port, c’est m’inviter en quelque sorte à en faire usage. Il ne convient pas d’importuner les ministres pour rien. Cependant depuis le moment où j’ai demandé ce passe-port jusqu’à celui où je l’ai obtenu, la saison s’est avancée, les Alpes se sont couvertes de glace & de neige; il n’y a plus moyen de songer à les passer dans mon état. Mille considérations impossibles à détailler dans une lettre, m’ont forcé à prendre le parti le plus violent, le plus terrible auquel mon coeur pût jamais se résoudre, mais le seul qui m’ait paru me rester; c’est de repasser en Angleterre, & d’aller finir mes malheureux jours dans ma triste solitude de Wootton, où depuis mon départ le propriétaire m’a souvent rappelé par force cajoleries. Je viens de lui écrire en conséquence de cette résolution; j’ai même écrit aussi à l’Ambassadeur d’Angleterre; si ma proposition est acceptée, comme elle le sera infailliblement, je ne puis plus m’en dédire, & il faut partir. Rien ne peut égaler l’horreur que m’inspire ce voyage; mais je ne vois plus de moyen de m’en tirer sans mériter des reproches; & à tout âge, surtout au mien, il vaut mieux être malheureux que coupable.
J’aurois doublement tort d’acheter par rien de repréhensible le repos du peu de jours qui me restent à passer. Mais [258] je vous avoue que ce beau séjour de Lavagnac, le voisinage de M. Venel, l’avantage d’être auprès de son ami, par conséquent d’un honnête homme, au lieu qu’à Trie, j’étois entre les mains du dernier des malheureux; tout cela me suivra en idée dans ma sombre retraite, & y augmentera ma misère, pour n’avoir pu faire mon bonheur. Ce qui me tourmente encore plus en ce moment, est une lueur de vaine espérance dont je vois l’illusion, mais qui m’inquiète malgré que j’en aie. Quand mon sort sera parfaitement décidé, & qu’il ne me restera qu’à m’y soumettre, j’aurai plus de tranquillité. C’est en attendant, un grand soulagement pour mon coeur d’avoir épanché dans le vôtre tout ce détail de ma situation. Au reste, je suis attendri d’imaginer vos Dames, vous & M. Venel faisant ensemble ce pélérinage bienfaisant, qui mérite mieux que ceux de Lorette, d’être mis au nombre des œuvres de miséricorde. Recevez tous mes plus tendres remercîmens & ceux de ma femme; faites agréer ses respects & les miens à vos Dames. Nous vous saluons & vous embrassons l’un & l’autre de tout notre coeur.
J’ai proposé l’alternative de l’Angleterre & de Minorque, que j’aimerois mieux à cause du climat. Si ce dernier parti est préféré, ne pourrions-nous pas nous voir avant mon départ, soit à Montpellier, soit à Marseille?
[07-11-1768] LETTRE A Mr. LALIAUD
A Bourgoin le 7 Novembre 1768.
Depuis ma dernière lettre, Monsieur, j’ai reçu d’un ami l’incluse qui a fort augmenté mon regret d’avoir pris mon parti si brusquement. La situation charmante de ce château de Lavagnac, le maître auquel il appartient, l’honnête homme qu’il a pour agent, la beauté, la douceur du climat si convenable à mon pauvre corps délabré, le lieu assez solitaire pour être tranquille, & pas assez pour être un désert; tout cela, je vous l’avoue, si je passe en Angleterre, ou même à Mahon, car j’ai proposé l’alternative, tout cela, dis-je, me sera souvent tourner les yeux & soupirer vers cet agréable asile si bien fait pour me rendre heureux, si l’on m’y laissoit en paix. Mais j’ai écrit; si l’ambassadeur me répond honnêtement, me voilà engagé; j’aurais l’air de me moquer de lui si je changeois de résolution, & d’ailleurs ce seroit en quelque sorte marquer peu d’égard pour le passe-port que M. de Choiseul a eu la bonté de m’envoyer à ma prière. Les ministres sont trop occupés, & d’affaires trop importantes, pour qu’il soit permis de les importuner inutilement. D’ailleurs, plus je regarde autour de moi, plus je vois avec certitude qu’il se brasse quelque chose, sans que je puisse deviner quoi. Thevenin n’a pas été apposté pour rien, il y avoit dans cette farce ridicule, quelque vue qu’il m’est impossible [260]de pénétrer; & dans la profonde obscurité qui m’environne, j’ai peur au moindre mouvement de faire un faux pas. Tout ce qui m’est arrivé depuis mon retour en France, & depuis mon départ de Trie, me montre évidemment qu’il n’y a que M. le Prince de Conti parmi ceux qui m’aiment, qui sache au vrai le secret de ma situation, & qu’il a fait tout ce qu’il a pu pour la rendre tranquille sans pouvoir y réussir. Cette persuasion m’arrache des élans de reconnoissance & d’attendrissement vers ce grand Prince, & je me reproche vivement mon impatience au sujet du silence qu’il a gardé sur mes deux dernières lettres; car il y peu de temps que j’en ai écrit à S. A. une seconde qu’elle n’a peut-être pas plus reçue que la première; c’est de quoi je délirerais extrêmement d’être instruit. Je n’ose en ajouter une pour elle dans ce paquet de peur de le grossir au point de donner dans la vue: mais si dans ce moment critique, vous aviez pour moi la charité de vous présenter à son audience, vous me rendriez un office bien signalé de l’informer de ce qui se passe, & de me faire parvenir son avis, c’est-à-dire, ses ordres: car dans tout ce que j’ai fait de mon chef, je n’ai fait que des sottises qui me serviront au moins de leçons à l’avenir, s’il daigne encore se mêler de moi. Demandez-lui aussi de ma part, je vous supplie, la permission de lui écrire désormais sous votre couvert, puisque sous le sien, mes lettres ne passent pas.
La tracasserie du Sieur Thevenin est enfin terminée. Après les preuves sans replique que j’ai données à M. de Tonnerre, de l’imposture de ce coquin, il m’a offert de le punir par [261] quelques jours de prison. Vous sentez bien que c’est ce que je n’ai pas accepté, & que ce n’est pas de quoi il étoit question. Vous ne sautiez imaginer les angoisses que m’a donné cette sotte affaire, non pour ce misérable, à qui je n’aurois pas daigné répondre, mais pour ceux qui l’ont apposté, & que rien n’étoit plus aisé que de démarquer si on l’eût voulu. Rien ne m’a mieux fait sentir combien je suis inepte & bête en pareil cas, le seul à la vérité, de ces espèce où je me sois jamais trouvé. J’étois navré, consterne, presque tremblant; je ne savois ce que le disois en questionnant l’imposteur; & lui tranquille & calme dans ses absurdes mensonges, portoit dans l’audace du crime, tout l’apparence de la sécurité des innocens. Au reste, j’ai fait passer à M. de Tonnerre l’arrêt imprimé concernant ce misérable, qu’un ami m’a envoyé, & par lequel M. de Tonnerre a pu voir que ceux qui avoient mis cette homme en jeu avoient su choisir un sujet expérimenté dans ces sortes d’affaires.
Je ne me trouvai jamais dans des embarras pareils à ceux où je suis, & jamais je ne me sentis plus tranquille. Je ne vois d’aucun côté nul espoir de repos; & loin de me désespérer, mon coeur me dit que mes maux touchent à leur fin. Il en seroit bien temps, je vous assure. Vous voyez, Monsieur, comment je vous écris, comment je vous charge de mille soins, comment je remets mon sort en vos mains, & à vous seul. Si vous n’appelez pas cela de la confiance & de l’amitié aussi bien que de l’importunité, & de l’indiscrétion peut-être, vous avez tort. Je vous embrasse de tout mon coeur.
[28-11-1768] LETTRE AU MÊME
A Bourgoin le 28 Novembre 1768.
Je ne puis pas mieux vous détromper, Monsieur, sur la réserve dont vous me soupçonnez envers vous, qu’en suivant en tout vos idées & vous en confiant l’exécution, & c’est ce que je fais, je vous jure, avec une confiance dont mon coeur est content, & dont le vôtre doit l’être. Voici une lettre pour M. le Prince de Conti où je parle comme vous le désirez, & comme je pense. Je n’ai jamais ni déliré, ni cru, que ma lettre à M. l’Ambassadeur d’Angleterre, dût, ni pût être un secret pour Son Altesse, ni pour les gens en place, mais seulement pour le public, & je vous préviens, une fois pour toutes, que quelque secret que je puisse vous demander sur quoi que ce puisse être, il ne regardera jamais M. le Prince de Conti, en qui j’ai autant & plus de confiance qu’en moi-même. Vous m’avez promis que ma lettre lui seroit remise en main propre, je suppose que ce sera par vous; j’y compte, & je vous le demande.
Vous aurez pu voir que le projet de passer en Angleterre, qui me vint en recevant le passe-port, a été presqu’aussitôt révoqué que formé: de nouvelles lumières sur ma situation m’ont appris que je me devois de rester en France, & j’y relierai. M. Davenport m’a fait une réponse très-engageante [263] & très-honnête. L’ambassadeur ne m’a point répondu. Si j’avois su que le Sieur W**. étoit auprès de lui, vous jugez bien que je n’aurois pas écrit. Je m’imaginois bonnement que toute l’Angleterre avoit conçu pour ce misérable & pour ton camarade, tout le mépris dont ils sont dignes. J’ai toujours agi d’après la supposition des sentimens de droiture & d’honneur innés dans les coeurs des hommes. Ma foi, pour le coup, je me tiens coi, & je ne suppose plus rien; me voilà de jour en jour plus déplacé parmi eux, & plus embarrassé de ma figure. Si c’est leur tort ou le mien, c’est ce que je les laisse décider à leur mode; ils peuvent continuer à balloter ma pauvre machine à leur gré, mais ils ne m’ôteront pas ma place; elle n’est pas au milieu d’eux.
J’ai été très-bien pendant une dixaine de jours. J’étois gai, j’avois bon appétit, j’ai fait à mon herbier de bonnes augmentations. Depuis deux jours je suis moins bien, j’ai de la fièvre, un grand mal de tête, que les échecs ou j’ai joué hier, ont augmenté. Je les aime, & il faut que je les quitte. Mes plantes ne m’amusent plus. Je ne fais que chanter des strophes du Tasse; il est étonnant quel charme je trouve dans ce chant avec ma pavure voix cassée & déjà tremblottante. Je me mis hier tout en larmes, sans presque m’en appercevoir, en chantant l’histoire d’Olinde & de Sophronie. Si j’avois une pauvre petite épinette pour soutenir un peu ma voix foiblissante, je chanterois du matin jusqu’au soir. Il est impossible à ma mauvaise tête de renoncer aux châteaux en Espagne. Le soin. de la cour du château de Lavagnac, une épinette, & mon Tasse, voilà celui qui m’occupe aujourd’hui malgré moi. [264] Bon jour, Monsieur; ma femme vous salue de tout son coeur; j’en fais de même; nous vous aimons tous deux bien sincèrement.
[07-12-1768] LETTRE AU MÊME
A Bourgoin ce 7 Décembre 1768.
Voici, Monsieur, une lettre à laquelle je vous prie de vouloir bien donner cours. Elle est pour M. Davenport qui m’a écrit trop honnêtement pour que je puisse me dipenser de lui donner avis que j’ai changé de résolution. J’espère que ma précédente avec l’incluse vous sera bien parvenue, & j’en attends la réponse au premier jour. Je suis assez content de mon état présent; je passe, entre mon Tasse & mon herbier, des heures assez rapides pour me faire sentir combien il est ridicule de donner tant d’importance à une existence aussi fugitive. J’attends sans impatience que la mienne soit fixée; elle l’est par tout ce qui dépendoit de moi; le reste qui devient tous les jours moindre, en à la merci de la nature & des hommes: ce n’est plus la peine de le leur disputer; j’aimerois assez à passer ce reste dans la grotte de la Balme, si les chauve-souris ne l’empuantissoient pas. Il faudra que nous l’allions voir ensemble, quand vous passerez par ici. Je vous embrasse de tout mon coeur.
[19-12-1768] LETTRE A Mr. D. P.......u
A Bourgoin le 19 Décembre 1768.
Ce que vous me marquez de la fin de vos brouilleries avec la cour, me fait grand plaisir; & j’en augure que vous pourrez encore vivre agréablement où vous êtes, & où êtes, & où vous êtes retenu par des liens d’attachement qu’il n’est pas dans votre coeur de rompre aisément. Il me semble que le Roi se conduit réellement en très-grand Roi, lorsqu’il veut premièrement être le maître, & puis être juste. Vous penserez qu’il seroit plus grand & plus beau de vouloir transposer cet ordre; cela peut être; mais cela est au-dessus de l’humanité; & c’est bien assez, pour honorer le génie & l’ame du plus grand Prince, que le premier article ne lui fasse pas négliger l’autre; si Fréderic ratifie le rétablissement de tous vos priviléges, comme je l’espère, il aura mérité de vous le plus bel éloge que puisse mériter un souverain, & qui l’approche de Dieu même, celui qu’Armide faisoit de Godefroi de Bouillon:
Tu, cui concesse il cielo e diel’ti il fato,
Voler il giusto, e poter ciò che vuoi.
Je m’imagine que si les députés, qu’en pareil cas, vous lui enverrez probablement pour le remercier, lui récitoient ces deux vers pour toute harangue, ils ne seroient pas mal reçus.
[266] Je suis bien touché de la commission que vous avez donnée à Gagnebin; voilà vraiment un soin d’amitié, un soin de ceux auxquels je serai toujours sensible, parce qu’ils sont choisis selon mon coeur & selon mon goût. Je dois certainement la vie aux plantes; ce n’est pas ce que je leur dois de bon; mais je leur dois d’en couler encore avec agrément quelques intervalles, au milieu des amertumes dont elle est inondée: tant que j’herborise, je ne suis pas malheureux; & je vous réponds que si l’on me laissoit faire, je ne cesserois tout le reste de ma vie d’herboriser du matin au soir. Au reste j’aime mieux que le recueil de M. Gagnebin soit très-petit, & qu’il ne soit pas composé de plantes communes qu’on trouve partout; je ne vous dissimulerai même pas, que j’ai déjà beaucoup de plantes alpines & des plus rares; cependant comme il y en a encore un très-grand nombre qui me manquent, je ne doute pas qu’il ne s’en trouve dans votre envoi qui me seront grand plaisir par elles-mêmes, outre celui de les recevoir de vous. Par exemple, quoique je sois assez riche en Gentianes, il y en a une que je n’ai pu trouver encore, & que je convoîte beaucoup, c’est la grande Gentiane pourprée, la seconde en rang du Species de Linnaeus. J’ai le Tozzia alpina, Linn.: mais il y manque la racine qui est la partie la plus curieuse de cette plante, d’ailleurs difficile à sécher & conserver. J’ai l’Uva ursi en fruits, mais je ne l’ai pas en fleurs. J’ai l’Azalea procumbens, mais il me manque d’autres beaux Chamærhododendros des Alpes. Je n’ai qu’un misérable petit Androsace. Je n’ai pas le Cortusa Matthioli, &c. La liste [267] de ce que j’ai seroit longue; celle de ce qui me maque plus longue encore: mais si vous vouliez m’envoyer celle de ce que vous enverra Gagnebin, j’y pourrois noter ce qui me manque, afin que le reste étant superflu dans mon herbier, pût demeurer dans le vôtre. Je me suis ruiné en livres de botanique, & j’avois bien résolu de n’en plus acheter; cependant je sens que m’affectionnant aux plantes des Alpes, je ne puis me passer de celui de Haller. Vous m’obligerez de vouloir bien me marquer exactement son titre, son prix, & le lieu où vous l’avez trouvé; car la France est si barbare encore en botanique, qu’on n’y trouve presque aucun livre de cette science; & j’ai été obligé de faire venir grands frais de Hollande & d’Angleterre, le peu que j’en ai; encore ai-je cherché partout ceux de Clusius sans pouvoir les trouver.
Voilà bien du bavardage sur la botanique, dont je vois avec grand regret que vous avez tout-à-fait perdu le goût. Cependant puisque vous avez un peu fêté mon Apocyn, j’ai grande envie de vous envoyer quelques graines de l’arbre de soie, & de la pomme de canelle, qu’on m’a dernièrement apportées des Isles. Quand vous commencerez à meubler votre jardin, je suis jaloux d’y contribuer. Bonjour, mon cher hôte, nous vous embrassons & vous saluons l’un & l’autre de tout notre coeur.
[19-12-1768] LETTRE A Mr. LALIAUD
A Bourgoin le 19 Décembre 1768.
Pauvre garçon, pauvre Sautershaim! Trop occupé de moi durant ma détresse, je l’avois un peu perdu de vue, mais il n’étoit point sorti de mon coeur, & j’y avois nourri le désir secret de me rapprocher de lui, si jamais je trouvois quelqu’intervalle de repos entre les malheurs & la mort. C’étoit l’homme qu’il me falloit pour me fermer les yeux; son caractère étoit doux; sa société étoit simple; rien de la pretintaille françoise; encore plus de sens que d’esprit; un goût sain, formé par la bonté de son coeur, des talens assez pour parer une solitude, & un naturel fait pour l’aimer avec un ami: c’étoit mon homme; la Providence me l’a ôté; les hommes m’ont ôté la jouissance de tout ce qui dépendoit d’eux; ils me vendent jusqu’à la petite mesure d’air qu’ils permettent que je respire; il ne me restoit qu’une espérance illusoire; il ne m’en reste plus du tout. Sans doute le ciel me trouve digne de tirer de moi seul toutes mes ressources, puisqu’il ne m’en laisse plus aucune autre. Je sens que la perte de ce pauvre garçon m’affecte plus à proportion, qu’aucun de mes autres malheurs. Il falloit qu’il y, eût une simpathie bien forte entre lui & moi, puis qu’ayant déjà appris à me mettre en garde contre les empressés, je [269] le reçus à bras ouverts, sitôt qu’il se présenta, & dès les premiers jours de notre liaison elle fut intime. Je me souviens que dans ce même temps, on m’écrivit de Genève que c’étoit un espion apposté pour tâcher de m’attirer en France, où l’on vouloir, disoit la lettre, me faire un mauvais parti. La-dessus, je proposai à Sauttershaim un voyage à Pontarlier, sans lui parler de ma lettre. Il y consent; nous partons: en arrivant à Pontarlier, je l’embrasse avec transport, & puis je lui montre la lettre; il la lit sans s’émouvoir; nous nous embrassons derechef, & nos larmes coulent. J’en verte derechef en me rappelant ce délicieux moment. J’ai fait avec lui plusieurs petits voyages pédestres; je commençois d’herboriser, il prenoit le même goût; nous allions voir Milord Maréchal qui, sachant que je l’aimois, le recevoir bien, & le prit bientôt en amitié lui-même. Il avoir raison. Sauttershaim étoit aimable, mais son mérite ne pouvoit être senti que des gens bien nés, il glissoit sur tous les autres. La génération dans laquelle il a vécu n’étoit pas faite pour le connoître; aussi n’a-t-il rien pu faire à Paris ni ailleurs. Le ciel l’a retiré du milieu des hommes où il étoit étranger: mais pourquoi m’y a-t-il laissé?
Pardon, Monsieur, mais vous aimiez ce pauvre garçon, & je sais que l’effusion de mon attachement & de mon regret ne peut vous déplaire. Je suis sensible à la peine que vous avez bien voulu prendre en ma saveur auprès de M. le Prince de Conti; mais vous en avez été bien payé par le plaisir de converser avec le plus aimable & le plus généreux des hommes, qui surement eût aimé & favorisé notre pauvre [270] Sauttershaim, s’il l’avoir connu. Je vois, par ce que vous me marquez de ses nouvelles bontés pour moi, qu’elles sont inépuisables, comme la générosité de son coeur. Ah! pour-quoi faut-il que tant d’intermédiaires qui nous séparent, détournent & anéantissent tout l’effet de ses soins? J’apprends que son trésorier qui m’a fait chasser du château de Trie à force d’intrigues, est en liaison avec l’agent du P. à celui de Lavagnac, & qu’il a déjà été question de moi entr’eux deux. Il ne m’en faut pas davantage pour juger d’avance du sort qu’on m’y prépare; mais n’importe, me voilà prêt, & il n’y a rien que je n’endure plutôt que de mériter la disgrace du Prince, en me retractant sur ce que j’ai demandé moi-même, & en laissant inutiles par ma faute, les démarches qu’il veut bien faire en ma faveur. De tous les malheurs dont on a résolu de m’accabler jusqu’à ma dernière heure, il y en a un du moins dont je saurai me garantir quoiqu’on faire; c’est celui de perdre sa bienveillance & sa protection par ma faute.
Vous avez la bonté, Monsieur, de me chercher une épinette. Voilà un soin dont je vous suis très-obligé, mais dont le succès m’embarrasseroit beaucoup; car, avant d’avoir ladite épinette, il faudroit premièrement me pourvoir d’un lieu pour la placer, &... d’une pierre pour y poser ma tête. Mon herbier & mes livres de botanique me coûtent déjà beaucoup de peine & d’argent à transporter de gîte en gîte, & de cabaret en cabaret. Si nous ajoutions de surcroît une épinette, il faudroit donc y attacher des courroyes, afin que je pusse la porter sur mon dos, comme les Savoyardes [271] portent leurs vielles; tout cet attirail me feroit un équipage assez digne du roman comique; mais aussi peu risible qu’utile pour moi. Dans les douces rêveries dont je suis encore assez fou pour me bercer quelquefois, j’ai pu faire entrer le désir d’une épinette; mais nous serons assez à temps de longer à cet article, quand tous les autres seront réalisés, & il me semble que de tous les services que vous pourriez me rendre, celui de me pourvoir d’une épinette doit être laissé pour le dernier. Il est vrai que vous me voyez déjà tranquille au château de Lavagnac. Ah! mon cher M. Laliaud, cela me prouve que vous avez la vue plus longue que moi. Bonjour, Monsieur, nous vous saluons tous deux de tout notre coeur. Je vous donne l’exemple de finir sans complimens; vous serez bien de le suivre.
[30-12-1768] LETTRE A Mr. MOULTOU
A Bourgoin le 30 Décembre 1768.
J’attendois, cher Moultou, pour répondre à votre dernière lettre, d’avoir reçu les ordres que M. le P. de C. m’avoit fait annoncer, ensuite de l’approbation qu’il a donnée au projet de ma retraite à Lavagnac; mais ces ordres ne sont point encore venus, & je crains qu’ils ne viennent pas sitôt: car S. A. m’a fait prévenir qu’il falloit avant de m’écrire, qu’elle prît pour ce projet, des arrangemens semblables à [272] ceux qu’elle a cru à propos de prendre pour mon voyage en Dauphiné: ces arrangemens dépendent de l’accord de personnes qui ne se rencontrent pas souvent; & quelle que soit la générosité de coeur de ce grand Prince, de quelque extrême bonté qu’il m’honore, vous sentez qu’il n’est pas, ni ne sauroit être occupé de moi seul, & la chose du monde qui fait le mieux son éloge, est qu’il ne se soit pas encore ennuyé de tous les soins que je lui ai coûtés. J’attends donc sans impatience; mais en attendant, ma situation devient, à tous égards, plus critique de jour en jour, & l’air marécageux & l’eau de Bourgoin m’ont fait contracter depuis quelque temps, une maladie singulière dont, de manière ou d’autre, il faut tâcher de me délivrer. C’est un gonflement d’estomac très-considérable & sensible même au-dehors, qui m’oppresse, m’étouffe & me gêne au point de ne pouvoir plus me baisser, & il faut que ma pauvre femme ait la peine de me mettre mes souliers, &c. Je croyois d’abord d’engraisser, mais la graisse n’étouffe pas; je n’engraisse que de l’estomac, & le reste est tout aussi maigre qu’à l’ordinaire. Cette incommodité qui croît à vue d’oeil, me détermine à tâcher de sortir de ce mauvais pays le plutôt qu’il me sera possible, en attendant que le Prince ait jugé à propos de disposer de moi. Il y a dans ce pays à demi-lieue de la ville, une maison à mi-côte, agréable, bien située, où l’eau & l’air sont très-bons, & où le propriétaire veut bien me céder un petit logement que j’ai dessein d’occuper. La maison est seule, loin de tout village, & inhabitée dans cette saison. J’y serai seul avec ma femme [273] & une servante qu’on y tient: voilà une belle occasion pour ceux qui disposent de moi, de se délivrer du soin de ma garde, & de me délivrer moi des misères de cette vie. Cette idée ne me détourne, ni ne me détermine. Je compte aller là dans quelques jours, à la merci des hommes, & à la garde de la Providence; en attendant que je sache s’il m’est permis d’aller vous joindre, ou si je dois rester dans ce pays: car je suis déterminé à ne prendre aucun parti sans l’aveu du Prince, pour qui ma confiance est égale à ma reconnoissance, & c’est tout dire. Cher Moultou, adieu; je ne sais ni dans quel temps, ni à quelle occasion, je cesserai de vous écrire. Mais tant que je vivrai, je ne cesserai de vous aimer.
[18-01-1769] LETTRE A Mr. D. P.......u
A Bourgoin le 18 Janvier 1769.
J’apprends, mon cher hôte, par le plus singulier hasard qu’on a imprimé à Lausanne, un des chiffons qui sont entre vos mains, sur cette question: Quelle est la première vertu du Héros? Vous croyez bien que je comprends qu’il s’agit d’un vol; mais comment ce vol a-t-il été fait, & par qui?.... Vous qui êtes si soigneux, & surtout des dépôts d’autrui! J’ai des engagemens qui rendent de pareils larcins, de très-grande [274] conséquence pour moi.* [*Il avoit pris des engagemens de ne rien faire imprimer de son vivant] Comment donc ne m’avez-vous point du moins averti de cette impression? De grâce, mon cher hôte, tâchez de remonter à la source; de savoir comment, & par qui ce torche-cul a été imprimé. Je vis dans la sécurité la plus profonde sur les papiers qui sont entre vos mains; si vous souffrez que je perde cette sécurité, que deviendrai-je? Mettez-vous à ma place, & pardonnez l’importunité.
J’ai cru mourir cette nuit. Le jour je suis moins mal. Ce qui me console est que de semblables nuits ne sauroient se multiplier beaucoup. Ma femme qui a été fort mal aussi, se trouve mieux. Je me prépare à déloger pour aller dans le séjour élevé qui m’est destiné, chercher un air plus pur que celui qu’on respire dans ces vallées. Je vous embrasse.
[18-01-1769] LETTRE A Mr. LALIAUD
A Monquin le 18 Janvier 1769.
Je ne connois point M. de la S* *. Je sais seulement que c’est un fabriquant de Lyon; il accompagna cet automne le fils de Mde. Boy-de-la-Tour mon amie, qui vint me voir ici. Me voyant logé si tristement & dans un si mauvais air, il me proposa une habitation en Dombes. Je ne dis ni oui ni non. Cet hiver, me voyant dépérir, il est revenu à [275] la charge, j’ai refusé, il m’a pressé: faute d’autres bonnes raisons à lui dire, je lui ai déclaré que je ne pouvois sortir de cette province, sans l’agrément de M. le Prince de Conti. Il m’a pressé de lui permettre de demander cet agrément; je ne m’y suis pas opposé. Voilà tout.
J’apprends par le plus grand hasard du monde qu’on vient d’imprimer à Lausanne un ancien chiffon de ma façon. C’est un discours sur une question proposée en 1751, par M. de Curzay tandis qu’il étoit en Corse. Quand il fut fait, je le trouvai si mauvais que je ne voulus ni l’envoyer ni le faire imprimer. Je le remis avec tout ce que j’avois en manuscrit, à M. D. P.....u avant mon départ pour l’Angleterre. Je ne l’ai pas revu depuis, & n’y ai pas même pensé; je ne puis me rappeler avec certitude, si ce barbouillage est ou n’est point un des manuscrits inlisibles que M. D. P....u m’envoya à Wootton pour les transcrire, & que je lui renvoyai, copie & brouillon par son ami M. de * *, chez lequel, ou durant le transport, le vol aura pu se faire; ce qu’il y a de sûr, c’est que je n’ai aucune part à cette impression, & que si j’eusse été assez insensé pour vouloir mettre encore quelque chose sous la presse, ce n’est pas un pareil torche-cul que j’aurois choisi. J’ignore comment il est passé sous la presse: mais je crois M. D. P....u parfaitement incapable d’une pareille infidélité. En ce qui me regarde, voilà la vérité, & il m’importe que cette vérité soit connue. Je vous embrasse & vous salue, mon cher Monsieur, de tout mon coeur.
[04-02-1769] LETTRE AU MÊME
A Monquin le 4 Février 1769.
J’ai reçu; Monsieur, vos deux dernières lettres & avec la première la rescription que vous avez eu la bonté de m’envoyer, & dont je vous remercie.
Quoi! Monsieur, le barbouillage académique imprimé à Lausanne l’avoit aussi été à Paris!.... & c’est M. Fréron qui en est l’éditeur!.... Le temps de l’impression, le choix de la pièce, la moindre & la plus plate de tout ce que j’ai laissé en manuscrit, tout m’apprend par quelles espèces de mains, & à quelle intention cet écrit a été publié. L’édition de Lausanne, si elle existe, aura probablement été faite sur celle de Paris. Mais le silence de M. D. me fait douter de cette seconde édition, dont la nouvelle m’a été donnée d’assez loin pour qu’on ait pu confondre; & de pareils chiffons ne sont guères de ceux qu’on imprime deux sois. Vous avez pris le vrai moyen d’aller, s’il est possible, à la source du vol par l’examen du manuscrit; cela vaut mieux qu’une lettre imprimée qui ne seroit que faire souvenir de moi le public & mes ennemis, dont je cherche à être oublié, & sur laquelle les coupables n’iront surement pas se déclarer. Vous m’apprenez aussi qu’on a imprimé un nouveau volume de mes écrits vrais ou faux. C’est ainsi qu’on me disséque [277] de mon vivant, ou plutôt qu’on disséque un autre corps sous mon nom. Car quelle part ai-je au recueil dont vous me parlez? si ce n’est deux ou trois lettres de moi qui y sont insérées, & sur lesquelles, pour faire croire que le recueil entier en étoit, on a eu l’impudence de le faire imprimer à Londres sous mon nom, tandis que j’étois en Angleterre, en supprimant la première édition de Lausanne faite sous les yeux de l’auteur. J’entrevois que l’impression du chiffon académique tient encore à quelque autre manœuvre souterraine de même acabit. Vous m’avez écrit quelquefois que je faisois du noir; l’expression n’est pas juste; ce n’est pas moi, Monsieur, qui fais du noir; mais c’est moi qu’on en barbouille. Patience. Ils ont beau vouloir écarter le vivier d’eau claire; il se trouvera quand je ne serai plus en leur pouvoir, & au moment qu’ils y penseront le moins. Aussi, qu’ils fassent désormais à leur aise, je les mets au pis. J’attends sans allarmes l’explosion qu’ils comptent faire après ma mort sur ma mémoire; semblables aux vils corbeaux qui s’acharnent sur les cadavres. C’est alors qu’ils croiront n’avoir plus à craindre le trait de lumière qui, de mon vivant, ne cesse de les faire trembler, & c’est alors que l’on connoîtra peut-être le prix de ma patience & de mon silence. Quoiqu’il en soit, en quittant Bourgoin, j’ai quitté tous les soucis qui m’en ont rendu le séjour aussi déplaisant que nuisible. L’état où je suis a plus fait pour ma tranquillité, que les leçons de la philosophie & de la raison. J’ai vécu, Monsieur; je suis content de l’emploi de ma vie, & du même, oeil que j’en vois les restes, je vois [278] aussi les événemens qui les peuvent remplir. Je renonce donc à savoir désormais rien de ce qui se dit, de ce qui se fait, de ce qui se passe par rapport à moi; vous avez eu la discrétion de ne m’en jamais rien dire. Je vous conjure de continuer. Je ne me refuse pas aux soins que votre amitié, votre équité peuvent vous inspirer pour la vérité, pour moi, dans l’occasion; parce qu’après les sentimens que vous professez envers moi, ce seroit vous manquer à vous-même. Mais dans l’état où sont les choses, & dans le train que je leur vois prendre, je ne veux plus m’occuper de rien qui me rappelle hors de moi, de rien qui puisse ôter à mon esprit la même tranquillité dont jouit ma conscience.
Je vous écris, sans y penser, de longues lettres qui sont grand bien à mon cœur, & grand mal à mon estomac. Je remets à une autre fois, le détail de mon habitation. Mde. Renou vous remercie & vous salue, & moi, mon cher Monsieur, je vous embrasse de tout mon coeur.
[14-02-1769] LETTRE A Mr. MOULTOU
A Monquin le 14 Février 1769.
Je suis délogé, cher Moultou, j’ai quitté l’air marécageux de Bourgoin pour venir occuper sur la hauteur une maison vide & solitaire que la Dame à qui elle appartient, m’a offerte depuis long-temps, & où j’ai été reçu avec une
[279] hospitalité très-noble, mais trop bien pour me faire oublier que je ne suis pas chez moi. Ayant pris ce parti, l’état où je suis ne me laisse plus penser à une autre habitation; l’honnêteté même ne me permettroit pas de quitter si promptement celle-ci après avoir consenti qu’on l’arrangeât pour moi. Ma situation, la nécessité, mon goût, tout me porte à borner mes désirs & mes soins à finir dans cette solitude des jours, dont grâce au ciel, & quoique vous en puissiez dire, je ne crois pas le terme bien éloigné. Accablé de maux de la vie & de l’injustice des hommes, j’approche avec joie d’un séjour où tout cela ne pénètre point, & en attendant je ne veux plus m’occuper, si je puis, qu’à me rapprocher de moi-même, & à goûter ici entre la compagne de mes infortunes, & mon coeur, & Dieu qui le voit, quelques heures de douceur & de paix en attendant la dernière. Ainsi, mon bon ami, parlez-moi de votre amitié pour moi, elle me sera toujours chère; mais ne me parlez plus de projets. Il n’en est plus pour moi d’autre en ce monde, que celui d’en sortir avec la même innocence que j’y ai vécu.
J’ai vu, mon ami, dans quelques-unes de vos lettres notamment dans la dernière, que le torrent de la mode vous gagne, & que vous commencez à vaciller dans des sentimens où je vous croyois inébranlable. Ah! cher ami comment avez-vous fait? Vous en qui j’ai toujours cru voir un coeur si sain, une ame si forte; cessez-vous donc d’être content de vous-même, & le témoin secret de vos sentimens commenceroit-il à vous devenir importun? Je sais que la foi n’est pas indispensable, que l’incrédulité sincère n’est [280] point un crime, & qu’on sera jugé sur ce qu’on aura fait, & non sur ce qu’on aura cru. Mais prenez garde, je vous conjure, d’être bien de bonne-foi avec vous-même; car il est très-différent de n’avoir pas cru, ou de n’avoir pas voulu croire, & je puis concevoir comment celui qui n’a jamais cru, ne croira jamais; mais non comment celui qui a cru, peut celer de croire. Encore un coup, ce que je vous demande n’est pas tant la foi que la bonne-foi. Voulez-vous rejeter l’intelligence universelle? Les causes finales vous crêvent les yeux. Voulez-vous étouffer l’instinct moral? La voix interne s’élève dans votre coeur, y foudroye les petits argumens à la mode, & vous crie qu’il n’est pas vrai que l’honnête homme & le scélérat, le vice & la vertu ne soient rien. Car vous êtes trop bon raisonneur pour ne pas voir à l’instant, qu’en rejetant la cause première & le mouvement, on ôte toute moralité de la vie humaine. Eh! quoi, mon Dieu, le juste infortuné en proie à tous les maux de cette vie, sans en excepter même l’opprobre & le déshonneur, n’auroit nul dédommagement à attendre après elle, & mourroit en bête après avoir vécu en Dieu? Non, non, Moultou; Jésus que ce siècle a méconnu, parce qu’il est indigne de le connoître, Jésus qui mourut pour avoir voulu faire un peuple illustre & vertueux de ses vils compatriotes, le sublime Jésus ne mourut point tout entier sur la croix; & moi qui ne suis qu’un chétif homme plein de foiblesses, mais qui me sens un coeur dont un sentiment coupable n’approcha jamais, c’en est assez pour, qu’en sentant approcher la dissolution de mon corps, je sente en même-temps la certitude de vivre. La [281] nature entière m’en est garante. Elle n’est pas contradictoire avec elle-même; j’y vois régner un ordre physique admiration & qui ne se dément jamais. L’ordre moral y doit correspondre. Il fut pourtant renversé pour moi durant ma vie, il va donc commencer à ma mort. Pardon, mon ami, je sens que je rabâche; mais mon coeur, plein pour moi d’espoir & de confiance, & pour vous d’intérêt & d’attachement, ne pouvoit se refuser, ne pouvoit se refuser à ce court épanchement.
Je ne songe plus à L. & probablement mes voyages sont finis. J’ai pourtant reçu dernièrement une lettre du patron de la case, aussi pleine de bonté & d’amitié qu’il m’en ait jamais écrit, & qui donne son approbation à une autre proposition qui m’avoit été faite; mais toujours projeter ne me convient plus. Je veux jouir entre la nature & moi, du peu de jours qui me restent, sans plus me laisser promener, si je puis, parmi les hommes qui m’ont si mal traité, & plus mal connu. Quoique je ne puisse plus me baisser pour herboriser, je ne puis renoncer aux plantes, je les observe avec plus de plaisir que jamais. Je ne vous dis point de m’envoyer les vôtres, parce que j’espère que vous les apporterez; ce moment, cher Moultou, me sera bien doux. Adieu, je vous embrasse; partagez tous les sentimens de mon coeur avec votre digne moitié, & recevez l’un & l’autre les respects de la mienne. Elle va rester à plaindre. C’est bien malgré elle, c’est bien malgré nous, qu’elle & moi n’avons pu remplir de grands devoirs. Mais elle en a rempli de bien respectables. [282] Que de choses qui devroient être sues, vont être ensevelies avec moi, & combien mes cruels ennemis tireront d’avantages de l’impossibilité où ils m’ont mis de parler!
[28-02-1769] LETTRE A Mr. D. P.......u
A Monquin le 28 Février 1769.
Je suis sur ma montagne, mon cher hôte, où mon nouvel établissement & mon estomac me rendent pénible d’écrire, sans quoi je n’aurois pas attendu si long-temps à vous demander de fréquentes nouvelles de Mde. **. jusqu’à l’entière guérison, dont, sur votre pénultième lettre, l’espoir se joint au désir. Pour moi, mon état n’est pas empiré depuis que je suis ici; mais je souffre toujours beaucoup. J’ai eu tort de ne vous pas marquer le rétablissement de Mde. Renou, qui sa tenu le lit que peu de jours: mais imaginez ce que c’étoit que d’être tous deux en même-temps presqu’à l’extrémité dans un mauvais cabaret.
Il n’y a pas eu moyen de tirer de Fréron le manuscrit sur lequel le discours en question a été imprimé; mais je vois par ce que vous me marquez que la copie furtive en a été faite avant les corrections, qui cependant sont assez anciennes. Elles n’empêchent pas que l’ouvrage ainsi corrigé, ne soit un misérable torche-cul; jugez de ce qu’il doit être dans l’état où ils l’ont imprimé. Ce qu’il y a de pis, est que Rey [283] & les autres ne manqueront pas de l’insérer en cet état, dans le recueil de mes écrits. Qu’y puis-je faire? Il n’y a point de ma faute. Dans l’état où je suis, tout ce qu’il reste à faire, quand tous les maux sont sans remède, est de rester tranquille, & de ne plus se tourmenter de rien.
M. Séguier célèbre par le Plante Veronenses que vous avez peut-être ou que vous devriez avoir, vient de m’envoyer des plantes qui m’ont remis sur mon herbier & sur mes bouquins. Je suis maintenant trop riche, pour ne pas sentir la privation de ce qui me manque. Si parmi celles que vous promet le Parolier, pouvoient se trouver la grande Gentiane pourprée, le Thora valdensium, l’Epimedium, & quelques autres, le tout bien conservé & en fleurs, je vous avoue que ce cadeau me feroit le plus grand plaisir; car je sens que malgré tout la botanique me domine. J’herboriserai, mon cher hôte, jusqu’à la mort, & au-delà; car s’il y a des fleurs aux champs élysées, j’en formerai des couronnes pour les hommes vrais, francs, droits, & tels qu’assurément j’avois mérité d’en trouver sur la terre. Bonjour, mon très-cher hôte: mon estomac m’avertit de finir avant que la morale me gagne; car cela me mèneroit loin. Mon coeur vous suit aux pieds du lit de la bonne maman. J’embrasse le bon M. Jeannin.
[27-08-1769] LETTRE A Mr. LALIAUD
A Monquin le 27 Août 1769.
Un voyage de botanique, Monsieur, que j’ai fait au mont Pilat presque en arrivant ici, m’a privé du plaisir de vous répondre aussitôt que je l’aurois dû. Ce voyage a été désastreux, toujours de la pluie; j’ai trouvé peu de plantes, & j’ai perdu mon chien blessé par un autre, & fugitif; je le croyois mort dans les bois de sa blessure, quand à mon retour je l’ai trouvé ici bien portant, sans que je puisse imaginer comment il a pu faire douze lieues, & repasser le Rhône dans l’état où il étoit. Vous avez, Monsieur, la douceur de revoir vos penates, & de vivre au milieu de vos amis. Je prendrois part à ce bonheur, en vous en voyant jouir, mais je doute que le ciel me destine à ce partage. J’ai trouvé Madame Renou en assez bonne santé; elle vous remercie de votre souvenir, & vous salue de tout son coeur. J’en fais de même, étant forcé d’être bref, à cause du soin que demandent quelques plantes que j’ai rapportées & quelques graines que je destinois à Madame de Portland, le tout étant arrivé ici à demi pourri par la pluie. Je voudrois du moins en sauver quelque chose pour n’avoir pas perdu tout-à-fait mon voyage, & la peine que j’ai prise à les recueillir. Adieu, mon cher Monsieur Laliaud, conservez-vous, & vivez content.
[08-09-1769] LETTRE A Mr. MOULTOU
A Monquin le 8 Septembre 1769.
Sans une foulure à la main, cher Moultou, qui me fait souffrir depuis plusieurs jours, je me livrerois à mon aise au plaisir de causer avec vous; mais je ne désespère pas d’en retrouver une occasion plus commode. En attendant recevez mon remercîment de votre bon souvenir & de celui de Mde. Moultou, dont je me consolerai difficilement d’avoir été si près, sans la voir. Je veux croire qu’elle a quelque part au plaisir que vous m’avez fait de m’amener votre fils, & cela m’a rendu plus touchante la vue de cet aimable enfant. Je suis fort aise qu’il soit un peu jaloux, dans ce qu’il fait, de mon approbation. Il lui est toujours aisé de s’en assurer par la vôtre: car sur ce point comme sur beaucoup d’autres, nous ne saurions penser différemment vous & moi.
Je ne suis point surpris de ce que vous me marquez des dispositions secrètes des gens qui vous entourent. Il y a longtemps qu’ils ont changé le patriotisme en égoïsme, & l’amour prétendu du bien public n’est plus dans leurs coeurs, que la haine des partis. Garantissez le vôtre, ô cher Moultou, de ce sentiment pénible, qui donne toujours plus de tourment que de jouissance, & qui lors-même qu’il l’assouvit, venge dans le coeur de celui qui l’éprouve, le mal qu’il fait [286] à son ennemi. Paradis aux bienfaisans, disoit sans cesse le bon Abbé de St. Pierre. Voilà un paradis que les méchans ne peuvent ôter à personne, & qu’ils se donneroient, s’il en connoissoient le prix.
Adieu, cher Moultou; je vous embrasse.
[16-09-1769] LETTRE A Mr. D. P........u
A Monquin le 16 Septembre 1769.
Vous aviez grande raison, mon cher hôte, d’attendre la relation de mon herborisation de Pilat: car parmi les plaisirs de la faire je comptois pour beaucoup celui de vous la décrire. Mais les premiers ayant manqué, me laissent peu de quoi fournir à l’autre. Je partis à pied avec trois Messieurs dont un médecin, qui faisoient semblant d’aimer la botanique, & qui délirant me cajoler, je ne sais pourquoi, s’imaginèrent qu’il n’y avoit rien de mieux pour cela, que de me faire bien des façons. Jugez comment cela s’assortit, non-seulement avec mon humeur, mais avec l’aisance & la gaieté des voyages pédestres. Il m’ont trouvé très-maussade; je le crois bien. Ils ne disent pas que c’est eux qui m’ont rendu tel. Il me semble que malgré la pluie nous n’étions point maussades à Brot, ni les uns ni les autres. Premier article. Le second est que nous avons eu mauvais temps presque durant toute la route. Ce qui n’amuse pas quand [287] on ne veut qu’herboriser, & que, faute d’une certaine intimité, l’on n’a que cela pour point de ralliement & pour ressource. Le troisième est que nous avons trouvé sur la montagne un très-mauvais gîte. Pour lit, du soin ressuant & tout mouillé, hors un seul matelas rembourré de puces dont, comme étant le Sancho de la troupe, j’ai été pompeusement gratifié. Le quatrième des accidens de toute espèce; un de nos Messieurs a été mordu d’un chien sur la montagne. Sultan a été demi-massacré d’un autre chien: il a disparu; je l’ai cru mort de ses blessures, ou mangé du loup; & ce qui me confond, est qu’à mon retour ici, je l’ai trouvé tranquille & parfaitement guéri, sans que je puisse imaginer comment, dans l’état où il étoit, il a pu faire douze grandes lieues, & surtout repairer le Rhône, qui n’est pas un petit ruisseau, comme disoit du Rhin M. de Chazeron. Le cinquième article & le pire est que nous n’avons presque rien trouvé, étant allés trop tard pour les fleurs trop tôt pour les graines, & n’ayant eu nul guide pour trouver les bons endroits. Ajoutez que la montagne est fort triste, inculte, déserte, & n’a rien de l’admirable variété des montagnes de Suisse. Si vous n’étiez pas redevenu un profane, je vous serois ici l’énumération de notre maigre collection; je vous parlerois du meum, du raisin d’ours, du doronic, de la bistorte, du napel, du thymelea, &c. Mais j’espère que quand M.***. qui a appris la botanique en trois jours, sera près de vous, il vous expliquera tout cela. Parmi toutes ces plantes alpines très-communes, j’en ai trouvé trois plus curieuses qui m’ont fait grand plaisir. L’une est [288] l’Onagra (Oenothera biennis, Lin.)que j’ai trouvée au bord du Rhône, & que j’avois déjà trouvée, à mon voyage de Nevers, au bord de la Loire. La seconde est le laiteron bleu des Alpes (Sonchus Alpinus) qui m’a fait d’autant plus de plaisir, que j’ai eu peine à le déterminer, m’obstinant à le prendre pour une laitue. La troisième est le Lichen Islandicus, que j’ai d’abord reconnu aux poils courts qui bordent ses feuilles. Je vous ennuye avec mon pédant étalage, mais si votre Henriette prenoit du goût pour les plantes, comme mon foin se transformeroit bien vite en fleurs! Il faudroit bien alors, malgré vous & vos dents, que vous devinssiez botaniste.
[15-11-1769] LETTRE AU MÊME
A Monquin le 15 Novembre 1769.
Vous voilà, mon cher hôte, grâce à la rechûte dont vous êtes délivré, dans un de ces intervalles heureux durant lesquels n’entrevoyant que de loin le retour des atteintes de goutte, vous pouvez jouir de la santé & même la prolonger; & je suis bien sûr que le plus doux emploi que vous en pourrez faire, sera de rendre la vie heureuse à cette aimable Henriette qui verse tant de douceurs & de consolations dans la vôtre. Les détails que vous me faites de la manière dont vous cultivez le fond de sentiment & de [289] raison que vous avez trouvé en elle, me sont juger de l’agrément que vous devez trouver dans une occupation si chéris, & me sont désirer bien des fois dans la journée, d’avoir la douceur d’en être le témoin. Mais appelé par de grands & tristes devoirs à des soins plus nécessaires, je ne vois aucune apparence à me flatter de finir mes jours auprès de vous. J’en sens le désir, je l’exécuterois même s’il ne tenoit qu’à ma volonté; la chose n’est peut-être pas absolument impossible; mais je suis si accoutumé de voir tous mes voeux éconduits en toute chose, que j’ai tout-à-fait cessé d’en faire, & me borne à tâcher de supporter le reste de mon sort en homme, tel qu’il plaise au ciel de me l’envoyer.
Ne parlons plus de botanique, mon cher hôte; quoique la passion que j’avois pour elle n’ait fait qu’augmente jusqu’ici, quoique cette innocente & aimable distraction me fût bien nécessaire dans mon état, je la quitte, il le faut; n’en parlons plus. Depuis que j’ai commencé de m’en occuper, j’ai fait une assez considérable collection de livres de botanique, parmi lesquels il y en a de rares & de rechechés par les botanophiles qui peuvent donner quelque prix à cette collection. Outre cela j’ai fait sur la plupart de ces livres un grand travail par rapport à la synonymie, en ajoutant à la plupart des descriptions & des figures le nom de Linnaeus. Il faut s’être effrayé sur ces sortes de concordances, pour comprendre la peine qu’elles coûtent, & combien celle que j’ai prise, peut en éviter à ceux à qui passeront ces livres, s’ils en veulent faire usage. Je cherche à me défaire de cette collection qui me devient inutile, & difficile à transporter. [290] Je voudrois qu’elle pût vous convenir, & je ne désespère pas, quand vous aurez un jardin de plantes, que vous ne repreniez le goût de la botanique qui, selon moi, vous seroit très-avantageux. En ce cas vous auriez une collection toute faite qui pourroit vous suffire, & que vous formeriez difficilement aussi complète en détail. Ainsi j’ai cru devoir vous la proposer, avant que d’en parler à personne. J’en vais faire le catalogue. Voulez-vous que je vous le fasse passer?
Je ne suis point surpris des soins, des longueurs, des frais inattendus, des embarras de toute espèce que vous cause votre bâtiment. Vous avez dû vous y attendre, & vous pouvez vous rappeler ce que je vous ai écrit & dit à ce sujet, quand vous en avez formé l’entreprise. Cependant vous devez être à la fin de la grosse besogne, & ce qui vous reste à faire n’est qu’un amusement en comparaison de ce qui est fait. A moins pourtant que vous ne donniez dans la manie de défaire & refaire: car en ce cas vous en avez pour la vie, & vous ne jouirez jamais. Refusez-vous totalement à cette tentation dangereuse, ou je vous prédis que vous vous en trouverez très-mal.
[28-03-1770] LETTRE A Mr. MOULTOU
A Monquin le 28 Mars 1770.
Je tardois, cher Moultou, pour répondre à votre dernière lettre, de pouvoir vous donner quelque avis certain de ma marche, mais les neiges qui sont revenues m’assiéger, rendent les chemins de cette montagne tellement impraticables, que je ne sais plus quand j’en pourrai partir. Ce sera, dans mon projet, pour me rendre à Lyon, d’où je sais bien ce que je veux faire, mais j’ignore ce que je ferai.
J’avois eu le projet que vous me suggérez, d’aller m’établir en Savoie; je demandai & obtins, durant mon séjour à Bourgoin, un passe-port pour cela, dont sur des lumières qui me vinrent en même-temps, je ne voulus point faire usage; j’ai résolu d’achever mes jours dans ce royaume, & d’y laisser à ceux qui disposent de moi, le plaisir d’assouvir leur fantaisie jusqu’à mon dernier soupir.
Je ne suis point dans le cas d’avoir besoin de la bourse d’autrui, du moins pour le présent, & dans la position où je suis, je ne dépense guères moins en place qu’en voyage: mais je suis fâché que l’offre de votre bourse m’ait ôté la ressource d’y recourir au besoin; ma maxime la plus chérie est de ne jamais rien demander à ceux qui m’offrent. Je les punis de m’avoir ôté un plaisir en les privant d’un autre; & quand je me serai des amis à mon goût, je ne les irai [292] pas choisir au Monomotapa, quoiqu’en dise la Fontaine. Cela tient à mon tour d’esprit particulier dont je n’excuse pas la bizarrerie, mais que je dois consulter quand il s’agit d’être obligé. Car autant je suis touché de tout ce qu’on m’accorde, autant je le suis peu de ce qu’on me fait accepter. Aussi je n’accepte jamais rien qu’en rechignant, & vaincu par la tyrannie des importunités. Mais l’ami qui veut bien m’obliger à ma mode & non pas à la sienne, sera toujours content de mon coeur. J’avoue pourtant que l’à-propos de votre offre mérite une exception; & je la fais en tâchant de l’oublier, afin de ne pas ôter à notre amitié l’un des droits que l’inégalité de fortune y doit mettre.
Il faut assurément que vous soyez peu difficile en ressemblance, pour trouver la mienne dans cette figure de Cyclope qu’on débite à si grand bruit sous mon nom. Quand il plut à l’honnête M. Hume de me faire peindre en Angleterre, je ne pus jamais deviner son motif, quoique dès-lors-je vitre assez que ce n’étoit pas l’amitié. Je ne l’ai compris qu’en voyant l’estampe, & surtout en apprenant qu’on lui en donnoit pour pendant un autre représentant ledit M. Hume qui réellement a la figure d’un Cyclope, & à qui l’on donne un air charmant. Comme ils peignent nos visages, ainsi peignent-ils nos ames, avec la même fidélité. Je comprends que les bruyans éloges qu’on vous a faits de ce portrait vous ont subjugué; mais regardez-y mieux, & ôtez-moi de votre chambre cette mine farouche qui n’est pas la mienne assurément. Les gravures faites sur le portrait peint par la Tour, me sont plus jeune à la vérité, mais beaucoup plus [293] ressemblant; remarquez qu’on les a fait disparoître, ou contrefaire hideusement. Comment ne sentez-vous pas d’où tout cela vient, & ce que tout cela signifie?
Voici deux actes d’honnêteté, de justice & d’amitié à faire. C’est à vous que j’en donne la commission.
1º. Rey vient de faire une édition de mes écrits, à laquelle, & à d’autres marques, j’ai reconnu que mon homme étoit enrôlé. J’aurois dû prévoir, & que des gens si attentifs ne l’oublieroient pas, & qu’il ne seroit pas à l’épreuve. Entr’autres remarques que j’ai faites sur cette édition, j’y ai trouvé avec autant d’indignation que de surprise, trois ou quatre lettres de M. le Comte de Tressan avec les réponses, qui surent écrites il y a une quinzaine d’années, au sujet d’une tracasserie de Palissot. Je n’ai jamais communiqué ces lettres qu’au seul V**, auquel j’avois alors & bien malheureusement la même confiance que que j’ai maintenant en vous. Depuis lors je ne les ai montrées à qui que ce soit, & ne me rappelle pas même en avoir parlé. Voilà pourtant Rey qui les imprime; d’où les a-t-il eues? ce n’en certainement pas de moi; & il ne m’a pas dit un mot de ces lettres en me parlant de cette édition. Je comprends aisément qu’il n’a pas mieux rempli le devoir d’obtenir l’agrément de M. de Tressan, qui probablement ne l’auroit pas donné non plus que moi. Du cercueil où l’on me tient enfermé tout vivant, je ne puis pas écrire à M. de Tressan dont je ne sais pas l’adresse, & à qui ma lettre ne parviendroit certainement pas. Je vous prie de remplir ce devoir pour moi. Dites-lui que ce ne seroit pas envers lui que j’honore, que j’aurois [294] enfreint un devoir dont j’ai porté l’observation jusqu’à un scrupule peut-être inoui envers Voltaire, que j’ai laissé falsifier & défigurer mes lettres, & taire les siennes, sans que j’aie voulu jusqu’ici montrer ni les unes ni les autres à personne. Ce n’est surement pas pour me faire honneur que ces lettres ont été imprimées; c’est uniquement pour m’attirer l’inimitié de M. de Tressan.
2º. J’ai fait il y a quelques mois à Mde. la Duchesse douairière de Portland un envoi de plantes que j’avois été herboriser pour elle au mont Pilat, & que j’avois préparées avec beaucoup de soin, de même qu’un assortiment de graines que j’y avois joint. Je n’ai aucune nouvelle de Mde. de Portland ni de cet envoi, quoique j’aie écrit & à elle, & à son commissionnaire: mes lettres sont restées sans réponse, & je comprends qu’elles ont été supprimées, ainsi que l’envoi, par des motifs qui ne vous seront pas difficiles à pénétrer. Les manœuvres qu’on employe sont très-assorties à l’objet qu’on se propose. Ayez, cher Moultou, la complaisance d’écrire à Mde. de Portland ce que j’ai fait, & combien j’ai de regret qu’on ne me laisse pas remplir les fonctions du titre qu’elle m’avoir permis de prendre auprès d’elle, & que je me faisois un honneur de mériter. Vous sentez que je ne peux pas entretenir des correspondances malgré ceux qui les interceptent. Ainsi là-dessus, comme sur toute chose où la nécessité commande, je me soumets. Je voudrois seulement que mes anciens correspondans sussent qu’il n’y a pas de ma faute, & que je ne les ai pas négligés. La même chose m’est arrivée avec M. Guan de Montpellier [295] à qui j’ai fait un envoi sous l’adresse de M. de St. Priest. La même chose m’arrivera peut-être avec vous. Accusez-moi du moins, je vous prie, la réception de cette lettre, si elle vous parvient encore; la vôtre, si vous l’écrivez à la réception de la mienne, pourra me parvenir encore ici. Le papier me manque. Mes respects & ceux de ma femme à Mde. Moultou. Nous vous embrassons conjointement de tout notre coeur. Adieu, cher Moultou.
[06-04-1770] LETTRE AU MÊME
A Monquin le 6 Avril 1770.
(Pauvres aveugles que nous sommes! &c.)
Votre lettre, cher Moultou, m’afflige sur votre santé. Vous m’aviez parlé dans la précédente de votre mal de gorge comme d’une chose passée, & je le regardois comme un de ceux auxquels j’ai moi-même été si sujet, qui sont vifs, courts, & ne laissent aucune trace. Mais si c’est une humeur de goutte, il sera difficile que vous ne vous en ressentiez pas de temps en temps: mais surtout n’allez pas vous mettre dans la tête d’en vouloir guérir, car ce seroit vouloir guérir de la vie, mal que les bons doivent supporter, tant qu’il leur reste quelque bien à faire. D. P....u pour avoir voulu droguer la sienne, la sienne, l’effaroucha, la fit remonter, & ce ne fut pas sans beaucoup de peines, que nous parvînmes à la rappeler aux extrémités. [296] Vous savez sans doute ce qu’il faut faire pour cela; j’ai vu l’effet grand & prompt de la moutarde à la plante des pieds; je vous la recommande en pareille occurrence, dont veuille le ciel vous préserver. Si jeune, déjà la goutte! que je vous plains. Si vous eussiez toujours suivi le régime que je vous faisois faire à Motiers, surtout quant à l’exercice, vous ne seriez point atteint de cette cruelle maladie. Point de soupers, peu de cabinet, & beaucoup de marche dans vos relâches: voilà ce qu’il me reste à vous recommander.
Ce que vous m’apprenez qui s’est passé dernièrement dans votre ville, me fâche encore, mais ne me surprend plus. Comment! votre Conseil Souverain se met à rendre des jugemens criminels? Les Rois plus sages que lui n’en rendent point. Voilà ces pauvres gens prenant à grands pas le train des Athéniens, & courant chercher la même destinée, qu’ils trouveront, hélas, assez tôt sans tant courir. Mais;
Quos vult perdere Jupiter, dementat.
Je ne doute point que les Natifs ne missent à leurs prétentions l’insolence de gens qui se sentent soufflés, & qui se croient soutenus; mais je doute encore moins que, si ces pauvres Citoyens ne se laissoient aveugler par la prospérité, & séduire par un vil intérêt, ils n’eussent été les premiers à leur offrir le partage, dans le fond très-juste, très-raisonnable, & très-avantageux à tous, que les autres leur demandoient. Les voilà aussi durs Aristocrates avec les Habitans, que les Magisirats furent jadis avec eux. De ces deux Aristocraties, j’aimerois encore mieux la première.
[297] Je suis sensible à la bonté que vous avez de vouloir bien écrire à Mde. de Portland & à M. de Tressan. L’équité, l’amitié dicteront vos lettres; je ne suis pas en peine de ce que vous direz. Ce que vous me dites de l’antérieure impression des lettres du dernier, disculpe absolument R** sur cet article, mais n’infirme point au reste les fortes raison que j’ai de le tenir tout au moins pour suspect; & je connois trop bien les gens à qui j’ai à faire, pour pouvoir croire que, songeant à tant de monde & à tant de choses, ils aient oublié cet homme-là. Ce que vous a dit M. G***. du bruit qu’il fait de son amitié pour moi, n’est pas propre à m’y donner plus de confiance. Cette affectation est singulièrement dans le plan de ceux qui disposent de moi. C***. y brilloit par excellence, & jamais il ne parloit de moi sans verser des larmes de tendresse. Ceux qui m’aiment véritablement se gardent bien, dans les circonstances présentes, de se mettre en avant avec tant d’emphase. Ils gémissent tout bas au contraire, observent & se taisent, jusqu’à ce que le temps soit venu de parler.
Voilà, cher Moultou, ce que je vous prie & vous conseille de faire. Vous compromettre ne seroit pas me servir. Il y a quinze ans qu’on travaille sous terre; les main qui se prêtent à cette œuvre de ténèbre, la rendent trop redoutable pour qu’il soit permis à nul honnête homme d’en approcher pour l’examiner. Il faut pour monter sur la mine, attendre qu’elle ait fait son explosion; & ce n’est plus ma personne qu’il faut songer à défendre, c’est ma mémoire. Voilà cher Moultou, ce que j’ai toujours attendu de vous. Ne [298] croyez pas que j’ignore vos liaisons; ma confiance n’est pas celle d’un sot, mais celle au contraire de quelqu’un qui se connoît en hommes, en diversité d’étoffes d’unes, qui n’attend rien des C** *, qui attend tout des Moultou. Je ne puis douter qu’on n’ait voulu vous séduire; je suis persuadé qu’on n’a fait tout au plus que vous tromper. Mais avec votre pénétration, vous avez vu trop de choses, & vous en verrez trop encore, pour pouvoir être trompé long-temps. Quand vous verrez la vérité, il ne sera pas pour cela temps de la dire; il faut attendre lés révolutions qui lui seront favorables, & qui viendront tôt ou tard. C’est alors que le nom de mon ami, dont il faut maintenant se cacher, honorera ceux qui l’auront porté, & qui rempliront les devoirs qu’il leur impose. Voilà ta, tâche, ô Moultou! elle est grande, elle est belle, elle est digne de toi, & depuis bien des années, mon coeur t’a choisi pour la remplir.
Voici peut-être la dernière fois que je vous écrirai. Vous devez comprendre combien il me seroit intéressant de vous voir: mais ne parlons plus de Chambéri; ce n’est pas là où je suis appelé. L’honneur & le devoir crient; je n’entends plus que leur voix. Adieu, recevez l’embrassement que mon coeur vous envoie. Toutes mes lettres sont ouvertes; ce n’est pas là ce qui me fâche; mais plusieurs ne parviennent pas. Faites ensorte que je sache si celle-ci aura été plis heureuse. Vous n’ignorerez pas où je serai; mais je dois vous prévenir qu’après avoir été ouvertes à la poste, mes lettres le seront encore dans la maison où je vais loger. Adieu derechef. Nous vous embrassons l’un & l’autre avec toute la tendresse de notre coeur. Nos hommages & respects les plus tendres à Madame.
[299] Il est vrai que j’ai cherché à me défaire de mes livres de botanique & même de mon herbier. Cependant comme l’herbier est un présent, quoique non tout-à-fait gratuit, je ne m’en déferai qu’à la dernière extrémité, & mon intention est de le laisser, si je puis, à celui qui me l’a donné, augmenté de plus de trois cent plantes que j’y ai ajoutées.
FRAGMENT trouvé parmi les papiers de J. J. Rousseau, à la suite de ce recueil de lettres.
Quiconque, sans urgente nécessité, sans affaires indispensables, recherche & même jusqu’à l’importunité un homme dont il pense mal, sans vouloir s’éclaircir avec lui de la justice ou de l’injustice du jugement qu’il en porte, soit qu’il se trompe ou non dans ce jugement, est lui-même un homme dont il faut mal penser.
Cajoler un homme présent, & le diffamer absent est certainement la duplicité d’un traître & vraisemblablement la manœuvre d’un imposteur.
Dire en se cachant d’un homme pour le diffamer, que c’est par ménagement pour lui qu’on ne veut pas le confondre, c’est faire un mensonge non moins inepte que lâche. La diffamation étant le pire des maux civils & celui dont les effets sont les plus terribles, s’il étoit vrai qu’on voulût ménager cet homme, on le confondroit, on le menaceroit peut-être de le diffamer, mais on n’en seroit rien. On lui reprocheroit son crime en particulier en le cachant à tout le monde: mais le dire à tout le monde en le cachant à lui [300] seul, & feindre encore de s’intéresser à lui, est le rafinement de la haine, le comble de la barbarie & de la noirceur.
Faire l’aumône par supercherie à quelqu’un malgré lui, n’est pas le servir; c’est l’avilir; ce n’est pas un acte de bonté, c’en est un de malignité: surtout si rendant l’aumône mesquine inutile, mais bruyante, & inévitable à celui qui en est l’objet, on fait discrètement ensorte que tout le monde en soit instruit, excepté lui. Cette fourberie est non-seulement cruelle mais basse. En se couvrant du masque de la bienfaisance, elle habille en vertu la méchanceté, & par contre-coup en ingratitude l’indignation de l’honneur outragé.
Le don est, un contrat qui suppose toujours le consentement des deux parties. Un don fait par force ou par ruse, & qui n’est pas accepté, est un vol. Il est tyrannique, il est horrible de vouloir faire en trahison un devoir de la reconnoissance à celui dont on a mérité la haine & dont on est justement méprisé.
L’honneur étant plus précieux & plus important que la vie, & rien ne la rendant plus à charge que la perte de l’honneur, il n’y a aucun cas possible où il soit permis de cacher à celui qu’on diffame, non plus qu’à celui qu’on punit de mort, l’accusation, l’accusateur & ses preuves. L’évidence même est soumise à cette indispensable loi: car si toute la ville avoir vu un homme en assassiner un autre, encore ne seroit-on point mourir l’accusé sans l’interroger & l’entendre. Autrement il n’y auroit plus de sûreté pour personne & la société s’écrouleroit par ses fondemens. Si cette loi sacrée est sans exception, elle est aussi sans abus; [301] puisque toute l’adresse d’un accusé ne peut empêcher qu’un délit démontré ne continue à l’être, ni le garantir en pareil cas d’être convaincu. Mais sans cette conviction l’évidence ne peut exister. Elle dépend essentiellement des réponses de l’accusé ou de son silence; parce qu’on ne sauroit présumer que des ennemis, ni même des indifférens donneront aux preuves du délit la même attention à saisir le foible de ces preuves, ni les éclaircissemens qui les peuvent détruit, quel’accusé peut naturellement y donner; ainsi personne n’a droit de se mettre à sa place pour le dépouiller du droit de se défendre en s’en chargeant sans son aveu; & ce sera beaucoup même si quelquefois une disposition secrète ne fait pas voir à ces gens qui ont tant le plaisir à trouver l’accusé coupable, cette prétendue évidence, où lui-même eut démontré l’imposture, s’il avoit été entendu.
Il suit de-là que cette même évidence est contre l’accusateur, lorsqu’il s’obstine à violer cette loi sacrée. Car cette lâcheté d’un accusateur qui met tout en œuvre pour se cacher de l’accusé, de quelque prétexte qu’on la couvre, ne peut avoir d’autre vrai motif que la crainte de voir dévoiler son imposture & justifier l’innocent. Donc tous ceux qui dans ce cas approuvent les manœuvres de l’accusateur & s’y prêtent, sont des satellites de l’iniquité.
Nous soussignés acquiesçons de tout notre coeur à ces maximes, & croyons toute personne raisonnable & juste, tenue d’y acquiescer.
FIN.