JEAN JACQUES ROUSSEAU
COLLECTION COMPLÈTE DES ŒUVRES DE JEAN JACQUES ROUSSEAU, CITOYEN DE GENEVE,
IN-4°, 1780-1789.
VOLUME 16
Second supplément
à la collection
des œuvres
de
J. J. Rousseau, tome premier
L’ÉDITION DU PEYROU ET MOULTOU.
J.M. GALLANAR, ÉDITEUR
TABLE
LES CONFESSIONS DE J.J. ROUSSEAU
LIVRE VII p. 1.
LIVRE VIII p. 109.
LIVRE IX p. 184.
LIVRE X p. 309.
LIVRE XI p. 389
JEAN JACQUES ROUSSEAU
LES CONFESSIONS
DE J. J. ROUSSEAU
[LIVRES I-IV, 1763?-1765/ 1782; LIVRES V-VI, 1766-1768/1782; LIVRES VII-XII, 1769, octobre -1770, fin / 1789 ==Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. X, XVI, XVII; LIVRE VII. t. XVI, pp. 5-108.]
LES CONFESSIONS
DE J.J. ROUSSEAU
Intus et in cute.
LIVRE SEPTIÈME
Après deux ans de silence & de patience, malgré mes résolutions, je reprends la plume. Lecteur, suspendez votre jugement sur les raisons qui m’y forcent. Vous n’en pouvez juger qu’après m’avoir lu.
On a vu s’écouler ma paisible jeunesse dans une vie égale, assez douce, sans de grandes traverses ni de grandes prospérités. Cette médiocrité fut en grande partie l’ouvrage de mon naturel ardent [6] mais foible, moins prompt encore à entreprendre que facile à décourager, sortant du repos par secousses, mais y rentrant par lassitude & par goût & qui, me ramenant toujours, loin des grandes vertus & plus loin des grands vices, à la vie oiseuse & tranquille pour laquelle je me sentois né, ne m’a jamais permis d’aller à rien de grand, soit en bien, soit en mal. Quel tableau différent j’aurai bientôt à développer! Le sort qui durant trente ans favorisa mes penchants, les contraria pendant trente autres; & de cette opposition continuelle entre ma situation & mes inclinations, on verra naître des fautes énormes, des malheurs inouis & toutes les vertus, excepté la force, qui peuvent honorer l’adversité.
Ma premiere partie a été toute écrite de mémoire, j’y ai dû faire beaucoup d’erreurs. Forcé d’écrire la seconde de mémoire aussi, j’y en ferai probablement beaucoup davantage. Les doux souvenirs de mes beaux ans, passés avec autant de tranquillité que d’innocence, m’ont laissé mille impressions charmantes que j’aime sans cesse à me rappeler. On verra bientôt combien sont différens ceux du reste de ma vie. Les rappeler, c’est en renouveler l’amertume. Loin d’aigrir celle de ma situation par ces tristes retours, je les écarte autant qu’il m’est possible; & souvent j’y réussis au point de ne les pouvoir plus retrouver au besoin. Cette facilité d’oublier les maux est une consolation que le Ciel m’a ménagée dans ceux que le sort devoit un jour accumuler sur moi. Ma mémoire, qui me retrace uniquement les objets agréables, est l’heureux contrepoids de mon imagination effarouchée, qui ne me foit prévoir que de cruels avenirs.
[7] Tous les papiers que j’avois rassemblés pour suppléer à ma mémoire & me guider dans cette entreprise, passés en d’autres mains, ne rentreront plus dans les miennes.
Je n’ai qu’un guide fidèle sur lequel je puisse compter; c’est la chaîne des sentimens qui ont marqué la succession de mon être & par eux celle des événemens qui en ont été la cause ou l’effet. J’oublie aisément mes malheurs, mais je ne puis oublier mes fautes & j’oublie encore moins mes bons sentimens. Leur souvenir m’est trop cher pour s’effacer jamais de mon coeur. Je puis faire des omissions dans les faits, des transpositions, des erreurs de dates; mais je ne puis me tromper sur ce que j’ai senti, ni sur ce que mes sentimens m’ont foit faire: & voilà de quoi principalement il s’agit. L’objet propre de mes Confessions est de faire connoître exactement mon intérieur dans toutes les situations de ma vie. C’est l’histoire de mon ame que j’ai promise: & pour l’écrire fidèlement je n’ai pas besoin d’autres mémoires; il me suffit, comme j’ai foit jusqu’ici, de rentrer au dedans de moi.
Il y a cependant & très heureusement, un intervalle de six à sept ans dont j’ai des renseignemens sûrs dans un recueil transcrit de lettres dont les originaux sont dans les mains de M. du Peyrou. Ce recueil, qui finit en 1760, comprend tout le tems de mon séjour à l’Hermitage & de ma grande brouillerie avec mes soi-disant amis: époque mémorable dans ma vie & qui fut la source de tous mes autres malheurs. A l’égard des lettres originales plus récentes qui peuvent me rester & qui sont en très petit nombre, au lieu [8] de les transcrire à la suite du recueil, trop volumineux pour que je puisse espérer de les soustraire à la vigilance de mes Argus, je les transcrirai dans cet écrit même, lorsqu’elles me paraîtront fournir quelque éclaircissement, soit à mon avantage, soit à ma charge: car je n’ai pas peur que le lecteur oublie jamais que je fois mes confessions pour croire que je fois mon apologie; mais il ne doit pas s’attendre non plus que je taise la vérité lorsqu’elle parle en ma faveur.
Au reste cette seconde partie n’a que cette même vérité de commune avec la première, ni d’avantage sur elle que par l’importance des choses. A cela près, elle ne peut que lui être inférieure en tout. J’écrivois la premiere avec plaisir, avec complaisance, à mon aise, à Wootton ou dans le château de Trye; tous les souvenirs que j’avois à me rappeller étoient autant de nouvelles jouissances. J’y revenois sans cesse avec un nouveau plaisir & je pouvois tourner mes descriptions sans gêne jusqu’à ce que j’en fusse content.
Aujourd’hui ma mémoire & ma tête affaiblies me rendent presque incapable de tout travail; je ne m’occupe de celui-ci que par force & le coeur serré de détresse. Il ne m’offre que malheurs, trahisons, perfidies, que souvenirs attristans & déchirants. Je voudrois pour tout au monde pouvoir ensevelir dans la nuit des tems ce que j’ai à dire; & forcé de parler malgré moi, je suis réduit encore à me cacher, à ruser, à tâcher de donner le change, à m’avilir aux choses pour lesquelles j’étois le moins né. Les planchers sous lesquels je suis ont des yeux, les murs qui m’entourent ont des oreilles: environné d’espions & de surveillans malveillans & vigilants, [9] inquiet & distroit, je jette à la hâte sur le papier quelques mots interrompus qu’à peine j’ai le tems de relire, encore moins de corriger. Je sais que, malgré les barrières immenses qu’on entasse sans cesse autour de moi, l’on craint toujours que la vérité ne s’échappe par quelque fissure. Comment m’y prendre pour la faire percer? Je le tente avec peu d’espoir de succès. Qu’on juge si c’est là de quoi faire des tableaux agréables & leur donner un coloris bien attrayant! J’avertis donc ceux qui voudront commencer cette lecture, que rien, en la poursuivant, ne peut les garantir de l’ennui, si ce n’est le désir d’achever de connoître un homme & l’amour sincère de la justice & de la vérité.
Je me suis laissé, dans ma premiere partie, partant à regret pour Paris, déposant mon coeur aux Charmettes, y fondant mon dernier château en Espagne, projetant d’y rapporter un jour aux pieds de maman, rendue à elle-même, les trésors que j’aurois acquis & comptant sur mon système de musique comme sur une fortune assurée.
Je m’arrêtai quelque tems à Lyon pour y voir mes connaissances, pour m’y procurer quelques recommandations pour Paris & pour vendre mes livres de géométrie, que j’avois apportés avec moi. Tout le monde m’y fit accueil. M. & Mde. de Mably marquèrent du plaisir à me revoir & me donnèrent à dîner plusieurs fois. Je fis chez eux connoissance avec l’abbé de Mably, comme je l’avois déjà faite avec l’abbé de Condillac, qui tous deux étoient venus voir leur frère. L’abbé de Mably me donna des lettres pour Paris, entre autres une pour M. de Fontenelle & une [10] pour le Comte de Caylus. L’un & l’autre me furent des connaissances très agréables, sur-tout le premier, qui, jusqu’à sa mort, n’a point cessé de me marquer de l’amitié & de me donner dans nos tête-à-tête des conseils dont j’aurois dû mieux profiter.
Je revis M. Bordes, avec lequel j’avois depuis long-temps foit connoissance & qui m’avoit souvent obligé de grand coeur & avec le plus vrai plaisir. En cette occasion je le retrouvai toujours le même. Ce fut lui qui me fit vendre mes livres & il me donna par lui-même ou me procura de bonnes recommandations pour Paris. Je revis M. l’intendant, dont je devois la connoissance à M. Bordes & à qui je dus celle de M. le duc de Richelieu, qui passa à Lyon dans ce temps-là. M. Pallu me présenta à lui. M. de Richelieu me reçut bien & me dit de l’aller voir à Paris; ce que je fis plusieurs fois, sans pourtant que cette haute connoissance, dont j’aurai souvent à parler dans la suite, m’ait été jamais utile à rien.
Je revis le musicien David qui m’avoit rendu service dans ma détresse à un de mes précédens voyages. Il m’avoit prêté ou donné un bonn & des bas que je ne lui ai jamais rendus & qu’il ne m’a jamais redemandés, quoique nous nous soyons revus souvent depuis ce temps-là. Je lui ai pourtant foit dans la suite un présent à peu près équivalent. Je dirois mieux que cela, s’il s’agissoit ici de ce que j’ai dû; mais il s’agit de ce que j’ai foit & malheureusement ce n’est pas la même chose.
Je revis le noble & généreux Perrichon & ce ne fut pas [11] sans me ressentir de sa magnificence ordinaire; car il me fit le même cadeau qu’il avoit foit auparavant au gentil Bernard, en me défrayant de ma place à la diligence. Je revis le chirurgien Parisot, le meilleur & le mieux faisant des hommes; je revis sa chère Godefroi, qu’il entretenoit depuis dix ans & dont la douceur de caractère & la bonté de coeur faisoient à peu près tout le mérite, mais qu’on ne pouvoit aborder sans intérêt ni quitter sans attendrissement; car elle étoit au dernier terme d’une étisie dont elle mourut peu après. Rien ne montre mieux les vrais penchans d’un homme que l’espèce de ses attachements.* [*A moins qu’il ne se soit d’abord trompé dans son choix, ou que celle à laquelle il s’étoit attaché n’ait ensuite changé de caractère par un concours de causes extraordinaires; ce qui n’est pas impossible absolument. Si l’on vouloit admettre sans modification cette conséquence, il faudroit donc juger de Socrate par sa femme Xantippe & de Dion par son ami Calippus, ce qui seroit le plus inique & le plus faux jugement qu’on ait jamais porté. Au reste, qu’on écarte ici toute application injurieuse à ma femme. Elle est, il est vrai, foible & plus facile à tromper que je ne l’avois cru; mais pour son caractère, pur, excellent, sans malice, il est digne de toute mon estime.] Quand on avoit vu la douce Godefroi, on connoissoit le bon Parisot.
J’avois obligation à tous ces honnêtes gens. Dans la suite je les négligeai tous. Non certainement par ingratitude, mais par cette invincible paresse qui m’en a souvent donné l’air. Jamais le sentiment de leurs services n’est sorti de mon coeur: mais il m’en eût moins coûté de leur prouver ma reconnoissance que de la leur témoigner assidûment. L’exactitude à écrire a toujours été au-dessus de mes forces: sitôt que je commence à me relâcher, la honte & l’embarras de réparer [12] ma faute me la font aggraver & je n’écris plus du tout. J’ai donc gardé le silence & j’ai paru les oublier. Parisot & Perrichon n’y ont pas même foit attention & je les ai trouvés toujours les mêmes: mais on verra vingt ans après, dans M. Bordes, jusqu’où l’amour-propre d’un bel esprit peut porter la vengeance lorsqu’il se croit négligé.
Avant de quitter Lyon, je ne dois pas oublier une aimable personne que j’y revis avec plus de plaisir que jamais & qui laissa dans mon coeur des souvenirs bien tendres; c’est Mlle. Serre, dont j’ai parlé dans ma premiere partie & avec laquelle j’avois renouvel connoissance tandis que j’étois chez M. de Mably.
A ce voyage, ayant plus de loisir, je la vis davantage; mon coeur se prit & très vivement. J’eus quelque lieu de penser que le sien ne m’étoit pas contraire; mais elle m’accorda une confiance qui m’ôta la tentation d’en abuser. Elle n’avoit rien, ni moi non plus; nos situations étoient trop semblables pour que nous pussions nous unir; & dans les vues qui m’occupoient, j’étois bien éloigné de songer au mariage. Elle m’apprit qu’un jeune négociant, appelé M. Genève, paroissoit vouloir s’attacher à elle. Je le vis chez elle une fois ou deux; il me parut honnête homme, il passoit pour l’être. Persuadé qu’elle seroit heureuse avec lui, je désirai qu’il l’épousât, comme il a foit dans la suite; & pour ne pas troubler leurs innocentes amours, je me hâtai de partir, faisant pour le bonheur de cette charmante personne des voeux qui n’ont été exaucés ici-bas que pour un temps, hélas! bien court; car j’appris dans la suite qu’elle étoit morte [13] au bout de deux ou trois ans de mariage. Occupé de mes tendres regrets durant toute ma route, je sentis & j’ai souvent senti depuis lors, en y repensant, que si les sacrifices qu’on foit au devoir & à la vertu coûtent à faire, on en est bien payé par les doux souvenirs qu’ils laissent au fond du coeur.
Autant à mon précédent voyage j’avois vu Paris par son côté défavorable, autant à celui-ci je le vis par son côté brillant; non pas toutefois quant à mon logement; car, sur une adresse que m’avoit donnée M. Bordes, j’allai loger à l’hôtel St. Quentin, rue des Cordiers proche la Sorbonne, vilaine rue, vilain hôtel, vilaine chambre, mais où cependant avoient logé des hommes de mérite, tels que Gresset, Bordes, les abbés de Mably, de Condillac & plusieurs autres dont malheureusement je n’y trouvai plus aucun; mais j’y trouvai un M. de Bonnefond, hobereau boiteux, plaideur, faisant le puriste, auquel je dus la connoissance de M. Roguin, maintenant le doyen de mes amis & par lui celle du philosophe Diderot, dont j’aurai beaucoup à parler dans la suite.
J’arrivai à Paris dans l’automne de 1741, avec quinze louis d’argent comptant, ma comédie de Narcisse & mon projet de musique pour toute ressource & ayant par conséquent peu de tems à perdre pour tâcher d’en tirer parti. Je me pressai de faire valoir mes recommandations.
Un jeune homme qui arrive à Paris avec une figure passable & qui s’annonce par des talents, est toujours sûr d’être accueilli. Je le fus; cela me procura des agrémens sans me [14] mener à grand’chose. De toutes les personnes à qui je fus recommandé, trois seules me furent utiles. M. Damesin, gentilhomme Savoyard, alors écuyer & je crois, favori de Mde. la princesse de Carignan; M. de B[oze], secrétaire de l’académie des inscriptions & garde des médailles du Cabinet du Roi; & le P. Castel, Jésuite, auteur du clavecin oculaire.
Toutes ces recommandations, excepté celle de M. Damesin, me venoient de l’abbé de Mably.
M. Damesin pourvut au plus pressé par deux connaissances qu’il me procura: l’une, de M. de Gasc, président à mortier au parlement de Bordeaux & qui jouoit très bien du violon; l’autre, de M. l’abbé de Léon, qui logeoit alors en Sorbonne, jeune seigneur très aimable, qui mourut à la fleur de son âge, après avoir brillé quelques instans dans le monde sous le nom de chevalier de Rohan. L’un & l’autre eurent la fantaisie d’apprendre la composition. Je leur en donnai quelques mais de leçons, qui soutinrent un peu ma bourse tarissante. L’abbé de Léon me prit en amitié & vouloit m’avoir pour son secrétaire; mais il n’étoit pas riche & ne put m’offrir en tout que huit cens francs, que je refusai bien à regret & mais qui ne pouvoient suffire pour mon logement, ma nourriture & mon entretien.
M. de B[oze] me reçut fort bien. Il aimoit le savoir, il en avoit; mais il étoit un peu pédant. Mde. de B[oze] auroit été sa fille; elle étoit brillante & petite-maîtresse. J’y dînois quelquefois. On ne sauroit avoir l’air plus gauche & plus sot que je l’avois vis-à-vis d’elle. Son maintien dégagé [15] m’intimidoit & rendoit le mien plus plaisant. Quand elle me présentoit une assiette, j’avançois ma fourchette pour piquer modestement un petit morceau de ce qu’elle m’offroit; de sorte qu’elle rendoit à son laquais l’assiette qu’elle m’avoit destinée, en se tournant pour que je ne la visse pas rire. Elle ne se doutoit guère que, dans la tête de ce campagnard, il ne laissoit pas d’y avoir quelque esprit. M. de B[oze] me présenta à M. de Réaumur, son ami, qui venoit dîner chez lui tous les vendredis, jours d’académie des sciences. Il lui parla de mon projet & du désir que j’avois de le soumettre à l’examen de l’académie. M. de Réaumur se chargea de la proposition, qui fut agréée. Le jour donné, je fus introduit & présenté par M. de Réaumur; & le même jour, 22 août 1742, j’eus l’honneur de lire à l’académie le mémoire que j’avois préparé pour cela. Quoique cette illustre assemblée fût assurément très imposante, j’y fus bien moins intimidé que devant Mde. de B[oze] & je me tirai passablement de mes lectures & de mes réponses. Le mémoire réussit & m’attira des compliments, qui me surprirent autant qu’ils me flattèrent, imaginant à peine que devant une Académie quiconque n’en étoit pas pût avoir le sens commun. Les commissaires qu’on me donna furent Mrs. de Mairan, Hellot & de Fouchy. Tous trois gens de mérite assurément, mais dont pas un ne savoit la musique, assez du moins pour être en état de juger de mon projet.
Durant mes conférences avec ces Messieurs, je me convainquis, avec autant de certitude que de surprise, que si quelquefois les savans ont moins de préjugés que les autres hommes, [16] ils tiennent, en revanche, encore plus fortement à ceux qu’ils ont. Quelque faibles, quelque fausses que fussent la plupart de leurs objections & quoique j’y répondisse timidement, je l’avoue & en mauvais termes, mais par des raisons péremptoires, je ne vins pas une seule fois à bout de me faire entendre & de les contenter. J’étois toujours ébahi de la facilité avec laquelle, à l’aide de quelques phrases sonores, ils me réfutoient sans m’avoir compris. Ils déterrèrent, je ne sais où, qu’un moine, appelé le P. Souhaitti, avoit jadis imaginé la gamme par chiffres. C’en fut assez pour prétendre que mon système n’étoit pas neuf. & passe pour cela; car bien que je n’eusse jamais oui parler du P. Souhaitti & bien que sa manière d’écrire les sept notes du plain-chant sans même songer aux octaves ne méritât en aucune sorte d’entrer en parallèle avec ma simple & commode invention pour noter aisément par chiffres toute musique imaginable, clefs, silences, octaves, mesures, tems & valeurs des notes, choses auxquelles Souhaitti n’avoit pas même songé, il étoit néanmoins très vrai de dire que, quant à l’élémentaire expression des sept notes, il en étoit le premier inventeur. Mais outre qu’ils donnèrent à cette invention primitive plus d’importance qu’elle n’en avoit, ils ne s’en tinrent pas là: & sitôt qu’ils voulurent parler du fond du système ils ne firent plus que déraisonner. Le plus grand avantage du mien étoit d’abroger les transpositions & les clefs, en sorte que le même morceau se trouvoit noté & transposé à volonté, dans quelque ton qu’on voulût, au moyen du changement supposé d’une seule lettre initiale à la tête de l’air. Ces Messieurs avoient oui dire aux croque-sol de Paris que la méthode d’exécuter par [17] transposition ne valoit rien. Ils partirent de-là pour tourner en invincible objection, contre mon système, son avantage le plus marqué; & ils décidèrent que ma note étoit bonne pour la vocale & mauvaise pour l’instrumentale. Sur leur rapport, l’Académie m’accorda un certificat plein de très beaux compliments, à travers lesquels on démêloit, pour le fond, qu’elle ne jugeoit mon système ni neuf ni utile. Je ne crus pas devoir orner d’une pareille pièce l’ouvrage intitulé: Dissertation sur la musique moderne, par lequel j’en appelois au public.
J’eus lieu de remarquer en cette occasion combien, même avec un esprit borné, la connoissance unique, mais profonde, de la chose est préférable, pour en bien juger, à toutes les lumières que donne la culture des sciences, lorsqu’on n’y a pas joint l’étude particulière de celle dont il s’agit. La seule objection solide qu’il y eût à faire à mon système y fut faite par Rameau. A peine le lui eus-je expliqué, qu’il en vit le côté foible. Vos signes, me dit-il, sont très bons en ce qu’ils déterminent simplement & clairement les valeurs, en ce qu’ils représentent nettement les intervalles & montrent toujours le simple dans le redoublé, toutes choses que ne foit pas la note ordinaire; mais ils sont mauvais en ce qu’ils exigent une opération de l’esprit qui ne peut toujours suivre la rapidité de l’exécution. La position de nos notes, continua-t-il, se peint à l’oeil sans le concours de cette opération. Si deux notes, l’une très haute, l’autre très basse, sont jointes par une tirade de notes intermédiaires, [18] je vais du premier coup d’oeil le progrès de l’une à l’autre par degrés conjoints; mais, pour m’assurer chez vous de cette tirade, il faut nécessairement que j’épelle tous vos chiffres l’un après l’autre; le coup d’oeil ne peut suppléer à rien. L’objection me parut sans réplique & j’en convins à l’instant: quoiqu’elle soit simple & frappante, il n’y a qu’une grande pratique de l’art qui puisse la suggérer & il n’est pas étonnant qu’elle ne soit venue à aucun académicien; mais il l’est que tous ces grands savants, qui savent tant de choses, sachent si peu, que chacun ne devroit juger que de son métier.
Mes fréquentes visites à mes commissaires & à d’autres académiciens me mirent à portée de faire connoissance avec tout ce qu’il y avoit à Paris de plus distingué dans la littérature & par là cette connoissance se trouva toute faite lorsque je me vis dans la suite inscrit tout d’un coup parmi eux. Quant à présent, concentré dans mon système de musique, je m’obstinai à vouloir par là faire une révolution dans cet art & parvenir de la sorte à une célébrité qui, dans les beaux-arts, se joint toujours à Paris avec la fortune. Je m’enfermai dans ma chambre & travaillai deux ou trois mais avec une ardeur inexprimable à refondre, dans un ouvrage destiné pour le public, le Mémoire que j’avois lu à l’Académie. La difficulté fut de trouver un libraire qui voulût se charger de mon manuscrit, vu qu’il y avoit quelque dépense à faire pour les nouveaux caractères, que les libraires ne jettent pas leurs écus à la tête des débutans & qu’il me sembloit cependant bien juste que mon ouvrage me rendît le pain que j’avois mangé en l’écrivant.
[19] Bonnefond me procura Quillau le père, qui fit avec moi un traité à moitié profit, sans compter le privilège que je payai seul. Tant fut opéré par le dit Quillau, que j’en fus pour mon privilège & n’ai jamais tiré un liard de cette édition, qui vraisemblablement eut un débit médiocre, quoique l’abbé Des Fontaines m’eût promis de la faire aller & que les autres journalistes en eussent dit assez de bien.
Le plus grand obstacle à l’essai de mon système étoit la crainte que, s’il n’étoit pas admis, on ne perdît le tems qu’on mettroit à l’apprendre. Je disois à cela que la pratique de ma note rendoit les idées si claires, que pour apprendre la musique par les caractères ordinaires on gagneroit encore du tems à commencer par les miens. Pour en donner la preuve par l’expérience, j’enseignai gratuitement la musique à une jeune Américaine, appelée Mlle. Des Roulins, dont M. Roguin m’avoit procuré la connoissance. En trois mais elle fut en état de déchiffrer sur ma note quelque musique que ce fût & même de chanter à livre ouvert mieux que moi-même toute celle qui n’étoit pas chargée de difficultés. Ce succès fut frappant, mais ignoré. Un autre en auroit rempli les journaux; mais avec quelque talent pour trouver des choses utiles je n’en eus jamais pour les faire valoir.
Voilà comment ma fontaine de Héron fut encore cassée: mais cette seconde fois j’avois trente ans & je me trouvois sur le pavé de Paris, où l’on ne vit pas pour rien. Le parti que je pris dans cette extrémité n’étonnera que ceux qui n’auront pas bien lu la premiere partie de ces Mémoires. Je venois de me donner des mouvemens aussi grands qu’inutiles; [20] j’avois besoin de reprendre haleine. Au lieu de me livrer au désespoir, je me livrai tranquillement à ma paresse & aux soins de la Providence; & pour lui donner le tems de faire son oeuvre, je me mis à manger, sans me presser, quelques louis qui me restoient encore, réglant la dépense de mes nonchalans plaisirs sans la retrancher, n’allant plus au caf que de deux jours l’un & au spectacle que deux fois la semaine. A l’égard de la dépense des filles, je n’eus aucune réforme à y faire, n’ayant de ma vie mis un sol à cet usage, si ce n’est une seule fois dont j’aurai bientôt à parler.
La sécurité, la volupté, la confiance avec laquelle je me livrois à cette vie indolente & solitaire, que je n’avois pas de quoi faire durer trois mois, est une des singularités de ma vie & une des bizarreries de mon humeur. L’extrême besoin que j’avois qu’on pensât à moi étoit précisément ce qui m’ôtoit le courage de me montrer; & la nécessité de faire des visites me les rendit insupportables, au point que je cessai même de voir les académiciens & autres gens de lettres avec lesquels j’étois déjà faufilé. Marivaux, l’abbé de Mably, Fontenelle furent presque les seuls chez qui je continuai d’aller quelquefois. Je montrai même au premier ma comédie de Narcisse. Elle lui plut & il eut la complaisance de la retoucher. Diderot, plus jeune qu’eux, étoit à peu près de mon âge. Il aimoit la musique, il en savoit la théorie; nous en parlions ensemble: il me parloit aussi de ses projets d’ouvrages. Cela forma bientôt entre nous des liaisons plus intimes, qui ont duré quinze ans & qui probablement dureroient encore, si malheureusement & bien par sa faute, je n’eusse été jeté dans son même métier.
[21] On n’imagineroit pas à quoi j’employois ce court & précieux intervalle qui me restoit encore avant d’être forcé de mendier mon pain: à étudier par coeur des passages de poètes, que j’avois appris cent fois & autant de fois oubliés.
Tous les matins, vers les dix heures, j’allois me promener au Luxembourg, un Virgile ou un Rousseau dans ma poche; & là, jusqu’à l’heure du dîner, je remémorois tantôt une ode sacrée & tantôt une bucolique, sans me rebuter de ce qu’en repassant celle du jour, je ne manquois pas d’oublier celle de la veille. Je me rappelois qu’après la défaite de Nicias à Syracuse les Athéniens captifs gagnoient leur vie à réciter les poèmes d’Homère. Le parti que je tirai de ce trait d’érudition, pour me prémunir contre la misère, fut d’exercer mon heureuse mémoire à retenir tous les poètes par coeur.
J’avois un autre expédient non moins solide dans les échecs, auxquels je consacrois régulièrement, chez Maugis, les après-midi des jours que je n’allois pas au spectacle. Je fis là connoissance avec M. de Légal, avec un M. Husson, avec Philidor, avec tous les grands joueurs d’échecs de ce temps-là & n’en devins pas plus habile. Je ne doutai pas cependant que je ne devinsse à la fin plus fort qu’eux tous; & c’en étoit assez, selon moi, pour me servir de ressource. De quelque folie que je m’engouasse, j’y portois toujours la même manière de raisonner. Je me disais: quiconque prime en quelque chose est toujours sûr d’être recherché. Primons donc, n’importe en quoi; je serai recherché, les occasions se présenteront & mon mérite fera le reste. Cet enfantillage n’étoit pas le sophisme de ma raison, c’étoit celui de mon indolence. Effrayé des grands [22] & rapides efforts qu’il auroit fallu faire pour m’évertuer, je tâchois de flatter ma paresse & je m’en voilois la honte par des argumens dignes d’elle.
J’attendois ainsi tranquillement la fin de mon argent; & je crois que je serois arrivé au dernier sou sans m’en émouvoir davantage, si le P. Castel, que j’allois voir quelquefois en allant au café, ne m’eût arraché de ma léthargie. Le P. Castel étoit fou, mais bon homme au demeurant: il étoit fâché de me voir consumer ainsi sans rien faire. Puisque les musiciens, me dit-il, puisque les savans ne chantent pas à votre unisson, changez de corde & voyez les femmes, vous réussirez peut-être mieux de ce côté-là. J’ai parlé de vous à Mde. de B[euzenva]l; allez la voir de ma part.
C’est une bonne femme, qui verra avec plaisir un pays de son fils & de son mari. Vous verrez chez elle Mde. de B[roglie] sa fille, qui est une femme d’esprit. Mde. D[upi]n en est une autre à qui j’ai aussi parlé de vous: portez-lui votre ouvrage; elle a envie de vous voir & vous recevra bien. On ne foit rien dans Paris que par les femmes: ce sont comme des courbes dont les sages sont les asymptotes; ils s’en approchent sans cesse, mais ils n’y touchent jamais.
Après avoir remis d’un jour à l’autre ces terribles corvées, je pris enfin courage & j’allai voir Mde. de B[euzenva]l. Elle me reçut avec bonté. Mde. de B[roglie] étant entrée dans sa chambre, elle lui dit: Ma fille, voilà M. Rousseau, dont le P. Castel nous a parlé. Mde. de B[roglie] me fit compliment sur mon ouvrage & me menant à son clavecin, me fit voir qu’elle s’en étoit occupée.
Voyant à sa pendule qu’il étoit [23] près d’une heure, je voulus m’en aller. Mde. de B[euzenva]l me dit: Vous êtes bien loin de votre quartier, restez; vous dînerez ici. Je ne me fis pas prier. Un quart d’heure après je compris par quelques mots que le dîner auquel elle m’invitoit étoit celui de son office. Mde. de B[euzenva]l étoit une très bonne femme, mais bornée & trop pleine de son illustre noblesse polonaise; elle avoit peu d’idées des égards qu’on doit aux talents. Elle me jugeoit même en cette occasion sur mon maintien plus que sur mon équipage, qui, quoique très simple, étoit fort propre & n’annonçoit point du tout un homme foit pour dîner à l’office. J’en avois oublié le chemin depuis trop long-tems pour vouloir le rapprendre. Sans laisser voir tout mon dépit, je dis à Mde. de B[euzenva]l qu’une petite affaire qui me revenoit en mémoire me rappeloit dans mon quartier & je voulus partir. Mde. de B[rogli]e s’approcha de sa mère & lui dit à l’oreille quelques mots qui firent effet. Mde. de B[euzenva]l se leva pour me retenir & me dit: Je compte que c’est avec nous que vous nous ferez l’honneur de dîner. Je crus que faire le fier seroit faire le sot & je restai. D’ailleurs la bonté de Mde. de B[rogli]e m’avoit touché & me la rendoit intéressante. Je fus fort aise de dîner avec elle & j’espérai qu’en me connaissant davantage elle n’auroit pas regret à m’avoir procuré cet honneur. M. le président de L[amoigno]n, grand ami de la maison, y dîna aussi. Il avoit, ainsi que Mde. de B[rogli]e, ce petit jargon de Paris, tout en petits mots, tout en petites allusions fines. Il n’y avoit pas là de quoi briller pour le pauvre Jean-Jacques. J’eus le bon sens de ne vouloir pas faire le gentil malgré Minerve & je me tus. Heureux si j’eusse été toujours aussi sage. Je ne serois [24] pas dans l’abîme où je suis aujourd’hui. J’étois désolé de ma lourdise & de ne pouvoir justifier aux yeux de Mde. de B[rogli]e ce qu’elle avoit foit en ma faveur.
Après le dîner, je m’avisai de ma ressource ordinaire. J’avois dans ma poche une épître en vers, écrite à Parisot pendant mon séjour à Lyon. Ce morceau ne manquoit pas de chaleur; j’en mis dans la façon de le réciter & je les fis pleurer tous trois. Soit vanité, soit vérité dans mes interprétations, je crus voir que les regards de Mde. de B[rogli]e disoient à sa mère: hé bien, maman, avois-je tort de vous dire que cet homme étoit plus foit pour dîner avec vous qu’avec vos femmes? Jusqu’à ce moment j’avois eu le coeur un peu gros; mais après m’être ainsi vengé je fus content. Mde. de B[rogli]e poussant un peu trop loin le jugement avantageux qu’elle avoit port de moi, crut que j’allois faire sensation dans Paris & devenir un homme à bonnes fortunes. Pour guider mon inexpérience, elle me donna les Confessions du Comte de..... Ce livre, me dit-elle, est un Mentor dont vous aurez besoin dans le monde: vous ferez bien de le consulter quelquefois. J’ai gardé plus de vingt ans cet exemplaire avec reconnoissance pour la main dont il me venoit, mais en riant souvent de l’opinion que paroissoit avoir cette Dame de mon mérite galant. Du moment que j’eus lu cet ouvrage, je désirai d’obtenir l’amitié de l’auteur. Mon penchant m’inspiroit très bien: c’est le seul ami vrai que j’aye eu parmi les gens de lettres.* [*Je l’ai cru si long-temps & si parfaitement, que c’est à lui que depuis mon retour à Paris je confiai le manuscrit de mes Confessions. Le défiant J.J. n’a jamais pu croire à la perfidie & à la fausseté qu’après en avoir été la victime.]
[25] Dès-lors j’osai compter que Mde. la baronne de B[euzenva]l & Mde. la marquise de B[rogli]e prenant intérêt à moi, ne me laisseroient pas long-tems sans ressource & je ne me trompai pas. Parlons maintenant de mon entrée chez Mde. D[upi]n, qui a eu de plus longues suites.
Mde. D[upi]n étoit, comme on soit, fille de S[amue]l B[ernar]d & de Mde. F[ontain]e. Elles étoient trois soeurs qu’on pouvoit appeller les trois Grâces. Mde. de la T[ouch]e, qui fit une escapade en Angleterre avec le duc de K[ingsto]n Mde. D[’Art] y, la maîtresse & bien plus, l’amie, l’unique & sincère amie de M. le P[rinc]e de C[ont]i; femme adorable autant par la douceur, par la bonté de son charmant caractère, que par l’agrément de son esprit & par l’inaltérable gaieté de son humeur. Enfin Mde. D[upi]n, la plus belle des trois & la seule à qui l’on n’ait point reproché d’écart dans sa conduite.
Elle fut le prix de l’hospitalité de M. D[upi]n, à qui sa mère la donna avec une place de fermier général & une fortune immense, en reconnoissance du bon accueil qu’il lui avoit foit dans sa province. Elle étoit encore, quand je la vis pour la premiere fois, une des plus belles femmes de Paris. Elle me reçut à sa toilette. Elle avoit les bras nus, les cheveux épars, son peignoir mal arrangé. Cet abord m’étoit très nouveau; ma pauvre tête n’y tint pas; je me trouble, je m’égare; & bref, me voilà épris de Mde. D[upi]n.
Mon trouble ne parut pas me nuire auprès d’elle; elle ne s’en apperçut point. Elle accueillit le livre & l’auteur, me parla de mon projet en personne instruite, chanta, s’accompagna du clavecin, me retint à dîner, me fit mettre à [26] table à côté d’elle. Il n’en falloit pas tant pour me rendre fou; je le devins. Elle me permit de la venir voir: j’usai, j’abusai de la permission. J’y allois presque tous les jours, j’y dînois deux ou trois fois la semaine. Je mourois d’envie de parler; je n’osai jamais. Plusieurs raisons renforçoient ma timidité naturelle. L’entrée d’une maison opulente est une porte ouverte à la fortune; je ne voulois pas, dans ma situation, risquer de me la fermer. Mde. D[upi]n, tout aimable qu’elle étoit, étoit sérieuse & froide; je ne trouvois rien dans ses manières d’assez agaçant pour m’enhardir. Sa maison, aussi brillante alors qu’aucune autre dans Paris, rassembloit des sociétés auxquelles il ne manquoit que d’être un peu moins nombreuses pour être d’élite dans tous les genres. Elle aimoit à voir tous les gens qui jetoient de l’éclat: les grands, les gens de lettres, les belles femmes. On ne voyoit chez elle que ducs, ambassadeurs, cordons bleus. Mde. la princesse de Rohan, Mde. la comtesse de Forcalquier, Mde. de Mirepoix, Mde. de Brignolé, milady Hervey pouvoient passer pour ses amies. M. de Fontenelle, l’abbé de St. Pierre, l’abbé Sallier, M. de Fourmont, M. de Bernis, M. de Buffon, M. de Voltaire étoient de son cercle & de ses dîners. Si son maintien réservé n’attiroit pas beaucoup les jeunes gens, sa société, d’autant mieux composée, n’en étoit que plus imposante; & le pauvre Jean-Jacques n’avoit pas de quoi se flatter de briller beaucoup au milieu de tout cela. Je n’osai donc parler; mais, ne pouvant plus me taire, j’osai écrire. Elle garda deux jours ma lettre sans m’en parler. Le troisième jour elle me la rendit, [27] m’adressant verbalement quelques mots d’exhortation d’un ton froid qui me glaça. Je voulus parler, la parole expira sur mes lèvres: ma subite passion s’éteignit avec l’espérance; & après une déclaration dans les formes, je continuai de vivre avec elle comme auparavant, sans plus lui parler de rien, même des yeux.
Je crus ma sottise oubliée: je me trompai M. de F[rancuei]l, fils de M. D[upi]n & beau-fils de Madame, étoit à peu près de son âge & du mien. Il avoit de l’esprit, de la figure; il pouvoit avoir des prétentions; on disoit qu’il en avoit auprès d’elle, uniquement peut-être parce qu’elle lui avoit donné une femme bien laide, bien douce & qu’elle vivoit parfaitement bien avec tous les deux. M. de F[rancuei]l aimoit & cultivoit les talents. La musique, qu’il savoit fort bien, fut entre nous un moyen de liaison. Je le vis beaucoup; je m’attachois à lui: tout d’un coup il me fit entendre que Mde. D[upi]n trouvoit mes visites trop fréquentes & me prioit de les discontinuer. Ce compliment auroit pu être à sa place quand elle me rendit ma lettre; mais huit ou dix jours après & sans aucune autre cause, il venoit, ce me semble, hors de propos. Cela faisoit une position d’autant plus bizarre, que je n’en étois pas moins bien venu qu’auparavant chez M. & Mde. de F[rancuei]l. J’y allai cependant plus rarement; & j’aurois cessé d’y aller tout à foit, si, par un autre caprice imprévu, Mde. D[upi]n ne m’avoit foit prier de veiller pendant huit ou dix jours à son fils, qui, changeant de gouverneur, restoit seul durant cet intervalle. Je passai ces huit jours dans un supplice que le plaisir d’obéir [28] à Mde. D[upi]n pouvoit seul me rendre souffrable: je ne m’en serois pas chargé huit autres jours de plus, quand Mde. D[upi]n se seroit donnée à moi pour récompense.
M. de F[rancuei]l me prenoit en amitié, je travaillois avec lui: nous commençâmes ensemble un cours de chimie chez Rouelle. Pour me rapprocher de lui, je quittai mon hôtel St. Quentin & vins me loger au jeu de paume de la rue Verdel & qui donne dans la rue Plâtrière, où logeoit M. D[upi]n. Là, par suite d’un rhume négligé, je gagnai une fluxion de poitrine, dont je faillis mourir. J’ai eu souvent dans ma jeunesse de ces maladies inflammatoires, des pleurésies & sur-tout des esquinancies auxquelles j’étois très sujet & dont je ne tiens pas ici le registre & qui toutes m’ont foit voir la mort d’assez près pour me familiariser avec son image. Durant ma convalescence j’eus le tems de réfléchir sur mon état & de déplorer ma timidité, ma faiblesse & mon indolence qui, malgré le feu dont je me sentois embrasé, me laissoit languir dans l’oisiveté d’esprit toujours à la porte de la misère. La veille du jour où j’étois tombé malade, j’étois allé à un opéra de Royer, qu’on donnoit alors & dont j’ai oublié le titre. Malgré ma prévention pour les talens des autres, qui m’a toujours foit défier des miens, je ne pouvois m’empêcher de trouver cette musique foible, sans chaleur, sans invention. J’osois quelquefois me dire: Il me semble que je ferois mieux que cela. Mais la terrible idée que j’avois de la composition d’un opéra & l’importance que j’entendois donner par les gens de l’art à cette entreprise, m’en rebutoient à l’instant même & me faisoient [29] rougir d’oser y penser. D’ailleurs où trouver quelqu’un qui voulût me fournir les paroles & prendre la peine de les tourner à mon gré? Ces idées de musique & d’opéra me revinrent durant ma maladie & dans le transport de ma fièvre je composois des chants, des duos, des choeurs. Je suis certain d’avoir foit deux ou trois morceaux di prima intenzione dignes peut-être de l’admiration des maîtres s’ils avoient pu les entendre exécuter. Oh! si l’on pouvoit tenir registre des rêves d’un fiévreux, quelles grandes & sublimes choses on verroit sortir quelquefois de son délire!
Ces sujets de musique & d’opéra m’occupèrent encore pendant ma convalescence, mais plus tranquillement. A force d’y penser & même malgré moi, je voulus en avoir le coeur net & tenter de faire à moi seul un opéra, paroles & musiques. Ce n’étoit pas tout à foit mon coup d’essai. J’avois foit à Chambéri un opéra-tragédie, intitulé: Iphis & Anaxarète, que j’avois eu le bon sens de jetter au feu. J’en avois foit à Lyon un autre, intitulé la Découverte du nouveau monde, dont, après l’avoir lu à M. Bordes, à l’abbé de Mably, à l’abbé Trublet & à d’autres, j’avois fini par faire le même usage, quoique j’eusse déjà foit la musique du prologue & du premier acte & que David m’eût dit, en voyant cette musique, qu’il y avoit des morceaux dignes de Buononcini.
Cette fois, avant de mettre la main à l’oeuvre, je me donnai le tems de méditer mon plan. Je projetai dans un ballet héroique trois sujets différens en trois actes détachés, chacun dans un différent caractère de musique; & prenant [30] pour chaque sujet les amours d’un poète, j’intitulai cet opéra les Muses galantes. Mon premier acte, en genre de musique forte, étoit le Tasse; le second, en genre de musique tendre, étoit Ovide; & le troisième, intitulé Anacréon, devoit respirer la gaieté du dithyrambe. Je m’essayai d’abord sur le premier acte & je m’y livrai avec une ardeur qui, pour la premiere fois, me fit goûter les délices de la verve dans la composition. Un soir, près d’entrer à l’Opéra, me sentant tourmenté, maîtrisé par mes idées, je remets mon argent dans ma poche, je cours m’enfermer chez moi; je me mets au lit, après avoir bien fermé mes rideaux pour empêcher le jour d’y pénétrer; & là, me livrant à tout l’Oestre poétique & musical, je composai rapidement en sept ou huit heures la meilleure partie de mon acte. Je puis dire que mes amours pour la princesse de Ferrare (car j’étois le Tasse pour lors) & mes nobles & fiers sentimens vis-à-vis de son injuste frère, me donnèrent une nuit cent fois plus délicieuse que je ne l’aurois trouvée dans les bras de la princesse elle-même. Il ne resta le matin dans ma tête qu’une bien petite partie de ce que j’avois foit; mais ce peu, presque effacé par la lassitude & le sommeil, ne laissoit pas de marquer encore l’énergie des morceaux dont il offroit les débris.
Pour cette fois je ne poussai pas fort loin ce travail, en ayant été détourné par d’autres affaires. Tandis que je m’attachois à la maison D[upi]n, Mde. de B[euzenva]l & Mde. de B[rogli]e que je continuai de voir quelquefois, ne m’avoient pas oublié. M. le Comte de M[ontaigu] [31] capitaine aux gardes, venoit d’être nommé ambassadeur à Venise. C’étoit un ambassadeur de la façon de Barjac, auquel il faisoit assidûment sa Cour. Son frère le chevalier de M[ontaigu] gentilhomme de la manche de Mgr. le Dauphin, étoit de la connoissance de ces deux Dames & de celle de l’abbé Alary de l’Académie françoise, que je voyois aussi quelquefois. Mde. de B[rogli]e, sachant que l’ambassadeur cherchoit un secrétaire, me proposa. Nous entrâmes en pourparler. Je demandois cinquante louis d’appointement, ce qui étoit bien peu dans une place où l’on est obligé de figurer. Il ne vouloit me donner que cent pistoles & que je fisse le voyage à mes frais. La proposition étoit ridicule. Nous ne pûmes nous accorder. M. de F[rancuei]l qui faisoit ses efforts pour me retenir, l’emporta.
Je restai & M. de M[ontaigu] partit, emmenant un autre secrétaire appelé M. Follau, qu’on lui avoit donné au bureau des affaires étrangères. A peine furent-ils arrivés à Venise, qu’ils se brouillèrent. Follau, voyant qu’il avoit affaire à un fou, le planta là. Et M. de M[ontaigu] n’ayant qu’un jeune abbé appelé M. de B[ini]s, qui écrivoit sous le secrétaire & n’étoit pas en état d’en remplir la place, eut recours à moi. Le chevalier son frère, homme d’esprit, me tourna si bien, me faisant entendre qu’il y avoit des droits attachés à la place de secrétaire, qu’il me fit accepter les mille francs. J’eus vingt louis pour mon voyage & je partis.
A Lyon j’aurois bien voulu prendre la route du Mont-Cenis pour voir en passant ma pauvre maman. Mais je descendis [32] le Rhône & fus m’embarquer à Toulon, tant à cause de la guerre & par raison d’économie, que pour prendre un passeport de M. de Mirepoix, qui commandoit alors en Provence & à qui j’étois adressé. M. de M[ontaigu] ne pouvant se passer de moi, m’écrivoit lettres sur lettres pour presser mon voyage. Un incident le retarda.
C’étoit le tems de la peste de Messine. La flotte anglaise y avoit mouillé & visita la felouque sur laquelle j’étois.
Cela nous assujettit en arrivant à Gênes, après une longue & pénible traversée, à une quarantaine de vingt-un jours.
On donna le choix aux passagers de la faire à bord ou au lazar & dans lequel on nous prévint que nous ne trouverions que les quatre murs, parce qu’on n’avoit pas encore eu le tems de le meubler. Tous choisirent la felouque. L’insupportable chaleur, l’espace étroit, l’impossibilité d’y marcher, la vermine, me firent préférer le lazar & à tout risque. Je fus conduit dans un grand bâtiment à deux étages absolument nu, où je ne trouvai ni fenêtre, ni table, ni lit, ni chaise, pas même un escabeau pour m’asseoir, ni une botte de paille pour me coucher. On m’apporta mon manteau, mon sac de nuit, mes deux malles; on ferma sur moi de grosses portes à grosses serrures & je restai là, Maître de me promener à mon aise de chambre en chambre & d’étage en étage, trouvant partout la même solitude & la même nudité.
Tout cela ne me fit pas repentir d’avoir choisi le lazaret plutôt que la felouque; & comme un nouveau Robinson, je me mis à m’arranger pour mes vingt-un jours comme j’aurois foit pour toute ma vie. J’eus d’abord l’amusement [33] d’aller à la chasse aux poux que j’avois gagnés dans la felouque. Quand à force de changer de linge & de hardes, je me fus enfin rendu n & je procédai à l’ameublement de la chambre que je m’étois choisie. Je me fis un bon matelas de mes vestes & de mes chemises, des draps, de plusieurs serviettes que je cousis, une couverture de ma robe de chambre, un oreiller de mon manteau roulé. Je me fis un siège d’une malle posée à plat & une table de l’autre posée de champ. Je tirai du papier, une écritoire; j’arrangeai en manière de bibliothèque une douzaine de livres que j’avais. Bref, je m’accommodai si bien, qu’à l’exception des rideaux & des fenêtres j’étois presque aussi commodément à ce lazaret absolument nu qu’à mon jeu de paume de la rue Verdelet. Mes repas étoient servis avec beaucoup de pompe; deux grenadiers, la bayonnette au bout du fusil, les escortoient; l’escalier étoit ma salle à manger, le palier me servoit de table, la marche inférieure me servoit de siège; & quand mon dîner étoit servi, l’on sonnoit en se retirant une clochette, pour m’avertir de me mettre à table.
Entre mes repas, quand je ne lisois ni n’écrivais, ou que je ne travaillois pas à mon ameublement, j’allois me promener dans le cimetière des protestants, qui me servoit de Cour, ou je montois dans une lanterne qui donnoit sur le port & d’où je pouvois voir entrer & sortir les navires. Je passai de la sorte quatorze jours; & j’aurois passé la vingtaine entière sans m’ennuyer un moment, si M. de Jonville, envoyé de France, à qui je fis parvenir une lettre vinaigrée, parfumée & demi-brûlée, n’eût foit abréger mon tems de huit jours: [34] je les allai passer chez lui & je me trouvai mieux, je l’avoue, du gîte de sa maison que de celui du lazaret. Il me fit force caresses. Dupont, son secrétaire, étoit un bon garçon, qui me mena, tant à Gênes qu’à la campagne, dans plusieurs maisons où l’on s’amusoit assez; & je liai avec lui connoissance & correspondance, que nous entretînmes fort longtemps. Je poursuivis agréablement ma route à travers la Lombardie. Je vis Milan, Vérone, Bresse, Padoue & j’arrivai enfin à Venise, impatiemment attendu par M. l’ambassadeur.
Je trouvai des tas de dépêches, tant de la Cour que des autres ambassadeurs, dont il n’avoit pu lire ce qui étoit chiffré, quoiqu’il eût tous les chiffres nécessaires pour cela. N’ayant jamais travaillé dans aucun bureau ni vu de ma vie un chiffre de ministre, je craignis d’abord d’être embarrassé; mais je trouvai que rien n’étoit plus simple & en moins de huit jours j’eus déchiffré le tout, qui assurément n’en valoit pas la peine; car, outre que l’ambassade de Venise est toujours assez oisive, ce n’étoit pas à un pareil homme qu’on eût voulu confier la moindre négociation. Il s’étoit trouvé dans un grand embarras jusqu’à mon arrivée, ne sachant ni dicter, ni écrire lisiblement. Je lui étois très utile; il le sentoit & me traita bien. Un autre motif l’y portoit encore. Depuis M. de F[roula]y son prédécesseur, dont la tête s’étoit dérangée, le consul de France, appelé M. Le Blond, étoit reste chargé des affaires de l’ambassade; & depuis l’arrivée de M. de M[ontaigu] il continuoit de les faire jusqu’à ce qu’il l’eût mis au foit. M. de M[ontaigu] jaloux qu’un autre fit son métier, quoique lui-même en fût incapable, [35] prit en guignon le consul; & sitôt que je fus arrivé, il lui ôta les fonctions de secrétaire d’ambassade pour me les donner. Elles étoient inséparables du titre; il me dit de le prendre. Tant que je restai près de lui, jamais il n’envoya que moi sous ce titre au sénat & à son conférent; & dans le fond il étoit fort naturel qu’il aimât mieux avoir pour secrétaire d’ambassade un homme à lui, qu’un consul ou un commis des bureaux nommé par la Cour.
Cela me rendit ma situation assez agréable & empêcha ses gentilshommes, qui étoient Italiens ainsi que ses pages & la plupart de ses gens, de me disputer la primauté dans sa maison. Je me servis avec succès de l’autorité qui y étoit attachée pour maintenir son droit de liste, c’est-à-dire la franchise de son quartier contre les tentatives qu’on fit plusieurs fois pour l’enfreindre & auxquelles ses officiers Vénitiens n’avoient garde de résister. Mais aussi je ne souffris jamais qu’il s’y réfugiât des bandits, quoiqu’il m’en eût pu revenir des avantages dont son Excellence n’auroit pas dédaigné sa part. Elle osa même réclamer sur les droits du secrétariat qu’on appeloit la chancellerie. On étoit en guerre; il ne laissoit pas d’y avoir bien des expéditions de passeports. Chacun de ces passe-ports payoit un sequin au secrétaire qui l’expédioit & le contresignoit. Tous mes prédécesseurs s’étoient foit payer ce sequin indistinctement tant des François que des étrangers. Je trouvai cet usage injuste; & sans être François je l’abrogeai pour les François; mais j’exigeai si rigoureusement mon droit de tout autre, que le marquis Scotti, frère du favori de la reine [36] d’Espagne, m’ayant foit demander un passeport sans m’envoyer le sequin, je le lui fis demander; hardiesse que le vindicatif Italien n’oublia pas. Dès qu’on sut la réforme que j’avois faite dans la taxe des passeports, il ne se présenta plus, pour en avoir, que des foules de prétendus Français, qui, dans des baragouins abominables, se disoient l’un Provençal, l’autre Picard, l’autre Bourguignon. Comme j’ai l’oreille assez fine, je n’en fus guère la dupe & je doute qu’un seul Italien m’ait soufflé mon sequin & qu’un seul François l’ait payé. J’eus la bêtise de dire à M. de M[ontaigu], qui ne savoit rien de rien, ce que j’avois foit. Ce mot de sequin lui fit ouvrir les oreilles; & sans me dire son avis sur la suppression de ceux des Français, il prétendit que j’entrasse en compte avec lui sur les autres, me promettant des avantages équivalents. Plus indigné de cette bassesse qu’affecté pour mon propre intérêt, je rejetai hautement sa proposition. Il insista, je m’échauffai: Non, monsieur, lui dis-je très vivement, que Votre Excellence garde ce qui est à elle & me laisse ce qui est à moi; je ne lui en céderai jamais un sou. Voyant qu’il ne gagnoit rien par cette voie, il en prit une autre. Il n’eut pas honte de me dire que, puisque j’avois des profits à sa chancellerie, il étoit juste que j’en fisse les frais. Je ne voulus pas chicaner sur cet article; & depuis lors j’ai fourni de mon argent encre, papier, cire, bougie, nonpareille, jusqu’au sceau que je fis refaire, sans qu’il m’en ait remboursé jamais un liard. Cela ne m’empêcha pas de faire une petite part du produit des passeports à l’abbé de B[ini]s, bon garçon & bien éloigné de prétendre à rien de semblable. [37] S’il étoit complaisant envers moi, je n’étois pas moins honnête envers lui & nous avons toujours bienvécu ensemble.
Sur l’essai de ma besogne, je la trouvai moins embarrassante que je n’avois craint pour un homme sans expérience, auprès d’un Ambassadeur qui n’en avoit pas davantage & dont, pour surcroît, l’ignorance & l’entêtement contrarioient comme à plaisir tout ce que le bon sens & quelques lumières m’inspiroient de bien pour son service & celui du roi. Ce qu’il fit de plus raisonnable fut de se lier avec le marquis de M[ar]i, ambassadeur d’Espagne, homme adroit & fin, qui l’eût mené par le nez s’il l’eût voulu; mais qui, vu l’union d’intérêt des deux couronnes, le conseilloit d’ordinaire assez bien, si l’autre n’eût gâté ses conseils en fourrant toujours du sien dans leur exécution. La seule chose qu’ils eussent à faire de concert étoit d’engager les Vénitiens à maintenir la neutralité. Ceux-ci ne manquoient pas de protester de leur fidélité à l’observer, tandis qu’ils fournissoient publiquement des munitions aux troupes Autrichiennes & même des recrues sous prétexte de désertion. M. de M[ontaigu] qui, je crois, vouloit plaire à la République, ne manquoit pas aussi, malgré mes représentations, de me faire assurer dans toutes ses dépêches qu’elle n’enfreindroit jamais la neutralité. L’entêtement & la stupidité de ce pauvre homme me faisoient écrire & faire à tout moment des extravagances dont j’étois bien forcé d’être l’agent puisqu’il le vouloit, mais qui me rendoient quelquefois mon métier insupportable & même presque impraticable. Il vouloit absolument, par exemple, que la plus grande partie de sa dépêche [38] au roi & de celle au ministre fût en chiffres, quoique l’une & l’autre ne contînt absolument rien qui demandât cette précaution. Je lui représentai qu’entre le vendredi qu’arrivoient les dépêches de la Cour & le samedi que partoient les nôtres, il n’y avoit pas assez de tems pour l’employer à tant de chiffres & à la forte correspondance dont j’étois chargé pour le même courrier. Il trouva à cela un expédient admirable: ce fut de faire dès le jeudi la réponse aux dépêches qui devoient arriver le lendemain. Cette idée lui parut même si heureusement trouvée, quoi que je pusse lui dire sur l’impossibilité, sur l’absurdité de son exécution, qu’il en fallut passer par là; & tout le tems que j’ai demeuré chez lui, après avoir tenu note de quelques mots qu’il me disoit dans la semaine à la volée & de quelques nouvelles triviales que j’allois écumant par-ci par-là, muni de ces uniques matériaux, je ne manquois jamais le jeudi matin de lui porter le brouillon des dépêches qui devoient partir le samedi, sauf quelques additions ou corrections que je faisois à la hâte sur celles qui devoient venir le vendredi & auxquelles les nôtres servoient de réponses. Il avoit un autre tic fort plaisant & qui donnoit à sa correspondance un ridicule difficile à imaginer: c’étoit de renvoyer chaque nouvelle à sa source, au lieu de lui faire suivre son cours. Il marquoit à M. Amelot les nouvelles de la Cour, à M. de Maurepas celles de Paris, à M. d’Havrincourt celles de Suède, à M. de la Chetardie celles de Pétersbourg & quelquefois à chacun celles qui venoient de lui-même & que j’habillois en termes un peu différens. Comme de [39] tout ce que je lui portois à signer il ne parcouroit que les dépêches de la Cour, il signoit celles des autres ambassadeurs sans les lire, cela me rendoit un peu plus le maître de tourner ces dernières à ma mode & j’y fis au moins croiser les nouvelles. Mais il me fut impossible de donner un tour raisonnable aux dépêches essentielles: heureux encore quand il ne s’avisoit pas d’y larder impromptu quelques lignes de son estoc, qui me forçoient de retourner transcrire en hâte toute la dépêche ornée de cette nouvelle impertinence, à laquelle il falloit donner l’honneur du chiffre, sans quoi il ne l’auroit pas signée. Je fus tenté vingt fois, pour l’amour de sa gloire, de chiffrer autre chose que ce qu’il avoit dit; mais sentant que rien ne pouvoit autoriser une pareille infidélité, je le laissai délirer à ses risques, content de lui parler avec franchise & de remplir au moins mon devoir auprès de lui.
C’est ce que je fis toujours avec une droiture, un zèle & un courage qui méritoient de sa part une autre récompense que celle que j’en reçus à la fin. Il étoit temps que je fusse une fois ce que le ciel, qui m’avoit doué d’un heureux naturel, ce que l’éducation que j’avois reçue de la meilleure des femmes, ce que celle que je m’étois donnée à moi-même, m’avoit foit être; & je le fus. Livré à moi seul, sans ami, sans conseil, sans expérience, en pays étranger, servant une nation étrangère, au milieu d’une foule de fripons qui, pour leur intérêt & pour écarter le scandale du bon exemple, m’excitoient à les imiter; loin d’en rien faire, je servis bien la France, à qui je ne devois rien & mieux [40] l’ambassadeur, comme il étoit juste, en tout ce qui dépendit de moi. Irréprochable dans un poste assez en vue, je méritai, j’obtins l’estime de la république, celle de tous les ambassadeurs avec qui nous étions en correspondance & l’affection de tous les François établis à Venise, sans en excepter le consul même, que je supplantois à regret dans les fonctions que je savois lui être dues & qui me donnoient plus d’embarras que de plaisir.
M. de M[ontaigu], livré sans réserve au Marquis M[ar]i, qui n’entroit pas dans le détail de ses devoirs, les négligeoit à tel point que sans moi les François qui étoient à Venise ne se seroient pas apperçus qu’il y eût un Ambassadeur de leur nation. Toujours éconduits sans qu’il voulût les entendre lorsqu’ils avoient besoin de sa protection, ils se rebutèrent & l’on n’en voyoit plus aucun ni à sa suite ni à sa table, où il ne les invita jamais. Je fis souvent de mon chef ce qu’il auroit dû faire: je rendis aux François qui avoient recours à lui & à moi tous les services qui étoient en mon pouvoir. En tout autre pays, j’aurois foit davantage; mais ne pouvant voir personne en place à cause de la mienne, j’étois forcé de recourir souvent au consul: & le consul, établi dans le pays où il avoit sa famille, avoit des ménagemens à garder qui l’empêchoient de faire ce qu’il auroit voulu. Quelquefois cependant, le voyant mollir & n’oser parler, je m’aventurois à des démarches hasardeuses, dont plusieurs m’ont réussi. Je m’en rappelle une dont le souvenir me foit encore rire: on ne se douteroit guère que c’est à moi que les amateurs du spectacle à Paris ont dû Coralline [41] & sa soeur Camille: rien cependant n’est plus vrai. Véronèse, leur père, s’étoit engagé avec ses enfans pour la troupe italienne; & après avoir reçu deux mille francs pour son voyage, au lieu de partir, il s’étoit tranquillement mis à Venise au théâtre de St. Luc,* [*Je suis en doute si ce n’étoit point St. Samuel. Les noms propres m’échappent absolument.] où Coralline, tout enfant qu’elle étoit encore, attiroit beaucoup de monde. M. le duc de Gesvres, comme premier gentilhomme de la chambre, écrivit à l’Ambassadeur pour réclamer le père & la fille. M. de M[ontaigu], me donnant la lettre, me dit pour toute instruction: Voyez cela. J’allai chez M. le Blond le prier de parler au patricien à qui appartenoit le théâtre de St. Luc & qui étoit, je crois, un Zustiniani, afin qu’il renvoyât Véronèse, qui étoit engagé au service du roi. Le Blond, qui ne se soucioit pas trop de la commission, la fit mal.
Zustiniani battit la campagne, & Véronèse ne fut point renvoyé. J’étois piqué. L’on étoit en carnaval. Ayant pris la bahute & le masque, je me fis mener au palois Zustiniani. Tous ceux qui virent entrer ma gondole avec la livrée de l’ambassadeur furent frappés: Venise n’avoit jamais vu pareille chose. J’entre, je me fois annoncer sous le nom d’una siora Maschera. Sitôt que je fus introduit, j’ôte mon masque & je me nomme. Le sénateur pâlit & reste stupéfait. Monsieur, lui dis-je en vénitien, c’est à regret que j’importune V. E. de ma visite; mais vous avez à votre théâtre de St. Luc un homme, nommé Véronèse, qui est engagé au service du Roi & qu’on vous a foit demander inutilement: je viens le [42] réclamer au nom de Sa Majesté. Ma courte harangue fit effet. A peine étois-je parti, que mon homme courut rendre compte de son aventure aux inquisiteurs d’état, qui lui lavèrent la tête. Véronèse fut congédié le jour même. Je lui fis dire que s’il ne partoit dans la huitaine, je le ferois arrêter, & il partit.
Dans une autre occasion je tirai de peine un capitaine de vaisseau marchand, par moi seul & presque sans le concours de personne. Il s’appeloit le capitaine Olivet de Marseille; j’ai oublié le nom du vaisseau. Son équipage avoit pris querelle avec des Esclavons au service de la république: il y avoit eu des voies de foit & le vaisseau avoit été mis aux arrêts avec une telle sévérité, que personne, excepté le seul capitaine, n’y pouvoit aborder ni en sortir sans permission. Il eut recours à l’ambassadeur, qui l’envoya promener; il fut au consul, qui lui dit que ce n’étoit pas une affaire de commerce & qu’il ne pouvoit s’en mêler. Ne sachant plus que faire, il revint à moi. Je représentai à M. de M[ontaigu] qu’il devoit me permettre de donner sur cette affaire un mémoire au sénat. Je ne me rappelle pas s’il y consentit & si je présentai le mémoire; mais je me rappelle bien que, mes démarches n’aboutissant à rien & l’embargo durant toujours, je pris un parti qui me réussit. J’insérai la relation de cette affaire dans une dépêche à M. de Maurepas & j’eus même assez de peine à faire consentir M. de M[ontaigu] à passer cet article.
Je savois que nos dépêches, sans valoir trop la peine d’être ouvertes, l’étoient à Venise; j’en avois la preuve dans les articles que j’en trouvois mot pour mot dans la gazette, [43] infidélité dont j’avois inutilement voulu porter l’Ambassadeur à se plaindre. Mon objet en parlant de cette vexation dans la dépêche, étoit de tirer parti de leur curiosité, pour leur faire peur & les engager à délivrer le vaisseau; car s’il eût fallu attendre pour cela la réponse de la Cour, le capitaine étoit ruiné avant qu’elle ne fût venue. Je fis plus, je me rendis au vaisseau pour interroger l’équipage. Je pris avec moi l’abbé Patizel, chancelier du consulat, qui ne vint qu’à contre-cœur; tant tous ces pauvres gens craignoient de déplaire au sénat. Ne pouvant monter à bord à cause de la défense, je restai dans ma gondole & j’y dressai mon verbal, interrogeant à haute voix & successivement tous les gens de l’équipage & dirigeant mes questions de manière à tirer des réponses qui leur fussent avantageuses. Je voulus engager Patizel à faire les interrogations & le verbal lui-même, ce qui en effet étoit plus de son métier que du mien. Il n’y voulut jamais consentir, ne dit pas un seul mot & voulut à peine signer le verbal après moi. Cette démarche un peu hardie eut cependant un heureux succès & le vaisseau fut délivré long-tems avant la réponse du ministre. Le capitaine voulut me faire un présent. Sans me fâcher, je lui dis, en lui frappant sur l’épaule: Capitaine Olivet crois-tu que celui qui ne reçoit pas des François un droit de passeport qu’il trouve établi, soit homme à leur vendre la protection du roi? Il voulut au moins me donner sur son bord un dîner, que j’acceptai & où je menai le secrétaire d’ambassade d’Espagne, nommé Carrio, homme d’esprit & très aimable, qu’on a vu depuis secrétaire d’ambassade à Paris & chargé des affaires, [44] avec lequel je m’étois intimement lié, à l’exemple de nos ambassadeurs.
Heureux si, lorsque je faisois avec le plus parfait désintéressement tout le bien que je pouvois faire, j’avois sçu mettre assez d’ordre & d’attention dans tous ces menus détails pour n’en pas être la dupe & servir les autres à mes dépens! mais dans les places comme celles que j’occupais, où les moindres fautes ne sont pas sans conséquence, j’épuisois toute mon attention pour n’en point faire contre mon service. Je fus jusqu’à la fin du plus grand ordre & de la plus grande exactitude en tout ce qui regardoit mon devoir essentiel. Hors quelques erreurs qu’une précipitation forcée me fit faire en chiffrant & dont les commis de M. Amelot se plaignirent une fois, ni l’Ambassadeur ni personne n’eut jamais à me reprocher une seule négligence dans aucune de mes fonctions; ce qui est à noter pour un homme aussi négligent & aussi étourdi que moi: mais je manquois parfois de mémoire & de soin dans les affaires particulières dont je me chargeais; & l’amour de la justice m’en a toujours foit supporter le préjudice de mon propre mouvement, avant que personne songeât à se plaindre. Je n’en citerai qu’un seul trait, qui se rapporte à mon départ de Venise, & dont j’ai senti le contre-coup dans la suite à Paris.
Notre cuisinier appelé Rousselot avoit apporté de France un ancien billet de deux cens francs qu’un perruquier de ses amis avoit d’un noble Vénitien appelé Z[anett]o N[an]i, pour fourniture de perruques. Rousselot m’apporta ce bill & en me priant de tâcher d’en tirer quelque chose par accommodement. [45] Je savois, il savoit aussi que l’usage constant des nobles Vénitiens est de ne jamais payer, de retour dans leur patrie, les dettes qu’ils ont contractées en pays étranger: quand on les y veut contraindre, ils consument en tant de longueurs & de frais le malheureux créancier, qu’il se rebute & finit par tout abandonner, ou s’accommoder presque pour rien. Je priai M. le Blond de parler à Z[anett]o; celui-ci convint du bill & non du payement. A force de batailler il promit enfin trois sequins. Quand le Blond lui porta le bill & les trois sequins ne se trouvèrent pas prêts; il fallut attendre. Durant cette attente survint ma querelle avec l’Ambassadeur & ma sortie de chez lui. Je laissai les papiers de l’ambassade dans le plus grand ordre, mais le billet de Rousselot ne se trouva point. M. le Blond m’assura me l’avoir rendu; je le connoissois trop honnête homme pour en douter; mais il me fut impossible de me rappeller ce qu’étoit devenu ce billet. Comme Z[anett]o avoit avoué la dette, je priai M. le Blond de tâcher de tirer les trois sequins sur un reçu, ou de l’engager à renouveler le billet par duplicata. Z[anett]o, sachant le billet perdu, ne voulut faire ni l’un ni l’autre. J’offris à Rousselot les trois sequins de ma bourse pour l’acquit du billet. Il les refusa & me dit que je m’accommoderois à Paris avec le créancier, dont il me donna l’adresse. Le perruquier, sachant ce qui s’étoit passé, voulut son billet ou son argent en entier. Que n’aurois-je point donné dans mon indignation pour retrouver ce maudit billet! Je payai les deux cens francs & cela dans ma plus grande détresse. Voilà comment la perte du billet valut au créancier [46] le payement de la somme entière, tandis que si, malheureusement pour lui, ce billet se fût retrouvé, il en auroit difficilement tiré les dix écus promis par son Excellence Z[anett]o N[an]i.
Le talent que je me crus sentir pour mon emploi me le fit remplir avec goût, & hors la société de mon ami Carrio, celle du vertueux Altuna, dont j’aurai bientôt à parler, hors les récréations bien innocentes de la place St. Marc, du spectacle & de quelques visites que nous faisions presque toujours ensemble, je fis mes seuls plaisirs de mes devoirs. Quoique mon travail ne fût pas fort pénible, sur-tout avec l’aide de l’abbé de B[ini]s, comme la correspondance étoit très étendue & qu’on étoit en tems de guerre, je ne laissois pas d’être occupé raisonnablement. Je travaillois tous les jours une bonne partie de la matinée & les jours de courrier quelquefois jusqu’à minuit. Je consacrois le reste du tems à l’étude du métier que je commençais & dans lequel je comptois bien, par le succès de mon début, être employé plus avantageusement dans la suite. En effet & il n’y avoit qu’une voix sur mon compte, à commencer par celle de l’ambassadeur, qui se loua hautement de mon service, qui ne s’en est jamais plaint & dont toute la fureur ne vint dans la suite que de ce que, m’étant plaint inutilement moi-même, je voulus enfin avoir mon congé. Les ambassadeurs & ministres du roi, avec qui nous étions en correspondance, lui faisoient, sur le mérite de son secrétaire, des complimens qui devoient le flatter & qui, dans sa mauvaise tête, produisoient un effet tout contraire. Il en reçut un sur-tout dans une circonstance [47] essentielle, qu’il ne m’a jamais pardonné. Ceci vaut la peine d’être expliqué.
Il pouvoit si peu se gêner, que le samedi même, jour de presque tous les courriers, il ne pouvoit attendre pour sortir que le travail fût achevé; & me talonnant sans cesse pour expédier les dépêches du roi & des ministres, il les signoit en hâte & puis couroit je ne sais où, laissant la plupart des autres lettres sans signature: ce qui me forçoit, quand ce n’étoit que des nouvelles, de les tourner en bulletin; mais lorsqu’il s’agissoit d’affaires qui regardoient le service du roi, il falloit bien que quelqu’un signât & je signais. J’en usai ainsi pour un avis important que nous venions de recevoir de M. Vincent, chargé des affaires du roi à Vienne. C’étoit dans le tems que le prince de Lobkowitz marchoit à Naples, & que le comte de Gages fit cette mémorable retraite, la plus belle manœuvre de guerre de tout le siècle & dont l’Europe a trop peu parlé. L’avis portoit qu’un homme, dont M. Vincent nous envoyoit le signalement, partoit de Vienne & devoit passer à Venise, allant furtivement dans l’Abruzze, chargé d’y faire soulever le peuple à l’approche des Autrichiens.
En l’absence de M. le Comte de M[ontaig]u qui ne s’intéressoit à rien, je fis passer à M. le marquis de l’H[ôpita]l cet avis si à propos, que c’est peut-être à ce pauvre Jean-Jacques si bafoué que la maison de Bourbon doit la conservation du royaume de Naples.
Le Marquis de l’H[ôpita]l en remerciant son collègue comme il étoit juste, lui parla de son secrétaire & du service qu’il [48] venoit de rendre à la cause commune. Le Comte de M[ontaigu], qui avoit à se reprocher sa négligence dans cette affaire, crut entrevoir dans ce compliment un reproche & m’en parla avec humeur. J’avois été dans le cas d’en user avec le Comte de C[astellan]e, Ambassadeur à Constantinople, comme avec le Marquis de l’H[ôpita]l, quoiqu’en chose moins importante. Comme il n’y avoit point d’autre poste pour Constantinople que les courriers que le sénat envoyoit de tems en tems à son Bayle, on donnoit avis du départ de ces courriers à l’Ambassadeur de France, pour qu’il pût écrire par cette voie à son collègue, s’il le jugeoit à propos. Cet avis venoit d’ordinaire un jour ou deux à l’avance: mais on faisoit si peu de cas de M. de M[ontaigu] qu’on se contentoit d’envoyer chez lui, pour la forme, une heure ou deux avant le départ du courrier; ce qui me mit plusieurs fois dans le cas de faire la dépêche en son absence. M. de C[astellan]e en y répondant, faisoit mention de moi en termes honnêtes; autant en faisoit à Gênes M. de Jonville: autant de nouveaux griefs.
J’avoue que je ne fuyois pas l’occasion de me faire connaître, mais je ne la cherchois pas non plus hors de propos; & il me paroissoit fort juste, en servant bien, d’aspirer au prix naturel des bons services, qui est l’estime de ceux qui sont en état d’en juger & de les récompenser. Je ne dirai pas si mon exactitude à remplir mes fonctions étoit de la part de l’Ambassadeur un légitime sujet de plainte; mais je dirai bien que c’est le seul qu’il ait articulé jusqu’au jour de notre séparation.
[49] Sa maison, qu’il n’avoit jamais mise sur un bon pied, se remplissoit de canaille: les François y étoient maltraités, les Italiens y prenoient l’ascendant; & même parmi eux les bons serviteurs attachés depuis long-tems à l’ambassade furent tous malhonnêtement chassés, entre autres son premier gentilhomme, qui l’avoit été du comte de F[roula]y & qu’on appeloit, je crois le comte Peati, ou d’un nom très-approchant. Le second gentilhomme, du choix de M. de M[ontaig]u étoit un bandit de Mantoue appelé Dominique Vitali, à qui l’ambassadeur confia le soin de sa maison & qui, à force de patelinage & de basse lésine, obtint sa confiance & devint son favori, au grand préjudice du peu d’honnêtes gens qui y étoient encore & du secrétaire qui étoit à leur tête. L’oeil intègre d’un honnête homme est toujours inquiétant pour les fripons. Il n’en auroit pas fallu davantage pour que celui-ci me prît en haine; mais cette haine avoit une autre cause encore qui la rendit bien plus cruelle. Il faut dire cette cause, afin qu’on me condamne si j’avois tort.
L’ambassadeur avoit, selon l’usage, une loge à chacun des cinq spectacles. Tous les jours à dîner il nommoit le théâtre où il vouloit aller ce jour-là; je choisissois après lui & les gentilshommes disposoient des autres loges. Je prenois en sortant la clef de la loge que j’avois choisie. Un jour Vitali n’étant pas là, je chargeai le valet-de-pied qui me servoit de m’apporter la mienne dans une maison que je lui indiquai. Vitali au lieu de m’envoyer ma clef, dit qu’il en avoit disposé. J’étois d’autant plus outré, que le valet-de-pied [50] m’avoit rendu compte de ma commission devant tout le monde. Le soir, Vitali voulut me dire quelques mots d’excuse que je ne reçus point: Demain, monsieur, lui dis-je, vous viendrez me les faire à telle heure dans la maison où j’ai reçu l’affront & devant les gens qui en ont été les témoins; ou après-demain, quoi qu’il arrive, je vous déclare que vous ou moi sortirons d’ici. Ce ton décidé lui en imposa. Il vint au lieu & à l’heure me faire des excuses publiques avec une bassesse digne de lui; mais il prit à loisir ses mesures & tout en me faisant de grandes courbettes, il travailla tellement à l’italienne, que, ne pouvant porter l’Ambassadeur à me donner mon congé, il me mit dans la nécessité de le prendre.
Un pareil misérable n’étoit assurément pas foit pour me connaître; mais il connoissoit de moi ce qui servoit à ses vues; il me connoissoit bon & doux à l’excès pour supporter des torts involontaires, fier & peu endurant pour des offenses préméditées, aimant la décence & la dignité dans les choses convenables & non moins exigeant pour l’honneur qui m’étoit dû qu’attentif à rendre celui que je devois aux autres. C’est par là qu’il entreprit & vint à bout de me rebuter. Il mit la maison sens dessus dessous; il en ôta ce que j’avois tâché d’y maintenir de règle, de subordination, de propreté, d’ordre. Une maison sans femme a besoin d’une discipline un peu sévère, pour y faire régner la modestie inséparable de la dignité. Il fit bientôt de la nôtre un lieu de crapule & de licence, un repaire de fripons & de débauchés. Il donna pour second gentilhomme à S. E. [51] à la place de celui qu’il avoit foit chasser, un autre maquereau comme lui, qui tenoit bordel public à la croix de Malte; & ces deux coquins bien d’accord étoient d’une indécence égale à leur insolence. Hors la seule chambre de l’ambassadeur, qui même n’étoit pas trop en règle, il n’y avoit pas un seul coin dans la maison souffrable pour un honnête homme.
Comme S. E. ne soupoit pas, nous avions le soir, les gentilshommes & moi, une table particulière, o mangeoient aussi l’abbé de B[ini]s & les pages. Dans la plus vilaine gargote on est servi plus proprement, plus décemment, en linge moins sale & l’on a mieux à manger. On nous donnoit une seule petite chandelle bien noire, des assiettes d’étain, des fourchettes de fer.
Passe encore pour ce qui se faisoit en secret: mais on m’ôta ma gondole; seul de tous les secrétaires d’ambassadeur, j’étois forcé d’en louer une ou d’aller à pied; & je n’avois plus la livrée de S. E. que quand j’allois au sénat. D’ailleurs, rien de ce qui se passoit au dedans n’étoit ignoré dans la ville. Tous les officiers de l’ambassadeur jetoient des hauts cris. Dominique, la seule cause de tout, crioit le plus haut, sachant bien que l’indécence avec laquelle nous étions traités m’étoit plus sensible qu’à tous les autres. Seul de la maison, je ne disois rien au dehors; mais je me plaignois vivement à l’ambassadeur & du reste & de lui-même, qui, secrètement excité par son ame damnée, me faisoit chaque jour quelque nouvel affront. Forcé de dépenser beaucoup pour me tenir au pair avec mes confrères & convenablement [52] à mon poste, je ne pouvois arracher un sou de mes appointements; & quand je lui demandois de l’argent, il me parloit de son estime & de sa confiance, comme si elle eût dû remplir ma bourse & pourvoir à tout.
Ces deux bandits finirent par faire tourner tout-à-fait la tête à leur maître, qui ne l’avoit déjà pas trop droite & le ruinoient dans un brocantage continuel par des marchés de dupe, qu’ils lui persuadoient être des marchés d’escroc. Ils lui firent louer, sur la Brenta, un palazzo le double de sa valeur, dont ils partagèrent le surplus avec le propriétaire. Les appartemens en étoient incrustés en mosaïques & garnis de colonnes & de pilastres de très beaux marbres à la mode du pays. M. de M[ontaigu] fit superbement masquer tout cela d’une boiserie de sapin, par l’unique raison qu’à Paris les appartemens sont ainsi boisés. Ce fut par une raison semblable que, seul de tous les ambassadeurs qui étoient à Venise, il ôta l’épée à ses pages & la canne à ses valets de pied. Voilà quel étoit l’homme qui, toujours par le même motif peut-être, me prit en grippe, uniquement sur ce que je le servois fidellement.
J’endurai patiemment ses dédains, sa brutalité, ses mauvais traitements, tant qu’en y voyant de l’humeur, je crus n’y pas voir de la haine; mais dès que je vis le dessein formé de me priver de l’honneur que je méritois par mon bon service, je résolus d’y renoncer. La premiere marque que je reçus de sa mauvaise volonté fut à l’occasion d’un dîner qu’il devoit donner à M. le duc de Modène & à sa famille, qui étoient à Venise & dans lequel il me [53] signifia que je n’aurois pas place à sa table. Je lui répondis, piqué, mais sans me fâcher, qu’ayant l’honneur d’y dîner journellement, si M. le duc de Modène exigeoit que je m’en abstinsse quand il y viendroit, il étoit de la dignité de S. E. & de mon devoir de n’y pas consentir. Comment, dit-il avec emportement, mon secrétaire, qui même n’est pas gentilhomme, prétend dîner avec un souverain, quand mes gentilshommes n’y dînent pas? Oui, Monsieur, lui répliquai-je, le poste dont m’a honoré V. E. m’enoblit si bien tant que je le remplis, que j’ai même le pas sur vos gentilshommes ou soi-disant tels & suis admis où ils ne peuvent l’être. Vous n’ignorez pas que, le jour que vous ferez votre entrée publique, je suis appelé par l’étiquette & par un usage immémorial, à vous y suivre en habit de cérémonie & à l’honneur d’y dîner avec vous au palois de St. Marc, & je ne vais pas pourquoi un homme qui peut & doit manger en public avec le Doge & le sénat de Venise, ne pourroit pas manger en particulier avec M. le duc de Modène. Quoique l’argument fût sans réplique, l’Ambassadeur ne s’y rendit point: mais nous n’eûmes pas occasion de renouveler la dispute, M. le duc de Modène n’étant point venu dîner chez lui.
Dès-lors il ne cessa de me donner des désagrémens, de me faire des passe-droits, s’efforçant de m’ôter les petites prérogatives attachées à mon poste, pour les transmettre à son cher Vitali; & je suis sûr que s’il eût osé l’envoyer au sénat à ma place, il l’auroit foit. Il employoit ordinairement l’abbé de B[ini]s pour écrire dans son cabinet ses lettres particulières: [54] il se servit de lui pour écrire à M. de Maurepas une relation de l’affaire du capitaine Oliv & dans laquelle, loin de lui faire aucune mention de moi qui seul m’en étois mêlé, il m’ôtoit même l’honneur du verbal, dont il lui envoyoit un double, pour l’attribuer à Patizel, qui n’avoit pas dit un seul mot. Il vouloit me mortifier & complaire à son favori, mais non pas se défaire de moi. Il sentoit qu’il ne lui seroit plus aussi aisé de me trouver un successeur qu’à M. Follau, qui l’avoit déjà foit connaître. Il lui falloit absolument un secrétaire qui sût l’italien, à cause des réponses du sénat; qui fit toutes ses dépêches, toutes ses affaires sans qu’il se mêlât de rien; qui joignît au mérite de bien servir la bassesse d’être le complaisant de messieurs ses faquins de gentilshommes. Il vouloit donc me garder & me mater en me tenant loin de mon pays & du sien, sans argent pour y retourner; & il auroit réussi peut-être, s’il s’y fût pris modérément. Mais Vitali, qui avoit d’autres vues & qui vouloit me forcer de prendre mon parti, en vint à bout. Dès que je vis que je perdois toutes mes peines, que l’Ambassadeur me faisoit des crimes de mes services au lieu de m’en savoir gré, que je n’avois plus à espérer chez lui que désagrémens au dedans, injustice au dehors & que, dans le décri général où il s’étoit mis, ses mauvais offices pouvoient me nuire sans que les bons pussent me servir, je pris mon parti & lui demandai mon congé, lui laissant le tems de se pourvoir d’un secrétaire. Sans me dire ni oui ni non, il alla toujours son train. Voyant que rien n’alloit mieux & qu’il ne se mettoit en devoir de chercher personne, j’écrivis à son frère & lui [55] détaillant mes motifs, je le priai d’obtenir mon congé de S. E., ajoutant que de manière ou d’autre il m’étoit impossible de rester. J’attendis long-tems & n’eus point de réponse. Je commençois d’être fort embarrassé; mais l’ambassadeur reçut enfin une lettre de son frère. Il falloit qu’elle fût vive, car, quoiqu’il fût sujet à des emportemens très féroces, je ne lui en vis jamais un pareil. Après des torrens d’injures abominables, ne sachant plus que dire, il m’accusa d’avoir vendu ses chiffres. Je me mis à rire & lui demandai d’un ton moqueur s’il croyoit qu’il y eût dans tout Venise un homme assez sot pour en donner un écu. Cette réponse le fit écumer de rage. Il fit mine d’appeller ses gens pour me faire, dit-il, jetter par la fenêtre. Jusque-là j’avois été fort tranquille; mais à cette menace, la colere & l’indignation me transportèrent à mon tour. Je m’élançai vers la porte & après avoir tiré le bouton qui la fermoit en dedans: non pas, M. le comte, lui dis-je en revenant à lui d’un pas grave, vos gens ne se mêleront pas de cette affaire; trouvez bon qu’elle se passe entre nous. Mon action, mon air le calmèrent à l’instant même; la surprise & l’effroi se marquèrent dans son maintien. Quand je le vis revenu de sa furie, je lui fis mes adieux en peu de mots; puis, sans attendre sa réponse, j’allai rouvrir la porte, je sortis & passai posément dans l’antichambre au milieu de ses gens, qui se levèrent à l’ordinaire & qui, je crois, m’auroient plutôt prêté main-forte contre lui, qu’à lui contre moi. Sans remonter chez moi, je descendis l’escalier tout de suite & sortis sur le champ du palois pour n’y plus rentrer.
[56] J’allai droit chez M. le Blond lui conter l’aventure. Il en fut peu surpris; il connoissoit l’homme. Il me retint à dîner. Ce dîner, quoique impromptu, fut brillant; tous les François de considération qui étoient à Venise s’y trouvèrent: l’Ambassadeur n’eût pas un chat. Le consul conta mon cas à la compagnie. A ce récit il n’y eut qu’un cri, qui ne fut pas en faveur de Son Excellence. Elle n’avoit point réglé mon compte, ne m’avoit pas donné un sou; & réduit pour toute ressource à quelques louis que j’avois sur moi, j’étois dans l’embarras pour mon retour. Toutes les bourses me furent ouvertes. Je pris une vingtaine de sequins dans celle de M. le Blond, autant dans celle de M. de St. Cyr, avec lequel, après lui, j’avois le plus de liaison. Je remerciai tous les autres & en attendant mon départ, j’allai loger chez le chancelier du consulat, pour bien prouver au public que la nation n’étoit pas complice des injustices de l’ambassadeur.
Celui-ci, furieux de me voir fêté dans mon infortune & lui délaissé, tout Ambassadeur qu’il étoit, perdit tout à foit la tête & se comporta comme un forcené. Il s’oublia jusqu’à présenter un mémoire au sénat pour me faire arrêter. Sur l’avis que m’en donna l’abbé de B[ini]s, je résolus de rester encore quinze jours, au lieu de partir le surlendemain comme j’avois compté. On avoit vu & approuvé ma conduite; j’étois universellement estimé. La seigneurie ne daigna pas même répondre à l’extravagant mémoire de l’Ambassadeur & me fit dire par le consul que je pouvois rester à Venise aussi long-tems qu’il me plairoit, sans m’inquiéter des démarches d’un fou. Je continuai de voir mes amis: j’allai [57] prendre congé de M. l’ambassadeur d’Espagne, qui me reçut très bien, & du comte de Finochietti, ministre de Naples, que je ne trouvai pas, mais à qui j’écrivis & qui me répondit la lettre du monde la plus obligeante. Je partis enfin, ne laissant, malgré mes embarras, d’autres dettes que les empruns dont je viens de parler & une cinquante d’écus chez un marchand nommé Morandi, que Carrio se chargea de payer & que je ne lui ai jamais rendus, quoique nous nous soyons souvent revus depuis ce temps-là: mais quant aux deux empruns dont j’ai parlé, je les remboursai très exactement sitôt que la chose me fut possible.
Ne quittons pas Venise sans dire un mot des célèbres amusemens de cette ville, ou du moins de la très petite part que j’y pris durant mon séjour. On a vu dans le cours de ma jeunesse combien peu j’ai couru les plaisirs de cet âge, ou du moins ceux qu’on nomme ainsi. Je ne changeai pas de goût à Venise; mais mes occupations, qui d’ailleurs m’en auroient empêché, rendirent plus piquantes les récréations simples que je me permettais. La premiere & la plus douce étoit la société des gens de mérite, MM. le Blond, de St. Cyr, Carrio, Altuna & un gentilhomme Forlan dont j’ai grand regret d’avoir oublié le nom & dont je ne me rappelle point sans émotion l’aimable souvenir: c’étoit, de tous les hommes que j’ai connus dans ma vie, celui dont le coeur ressembloit le plus au mien. Nous étions liés aussi avec deux ou trois Anglois pleins d’esprit & de connaissances, passionnés de la musique ainsi que nous. Tous ces Messieurs avoient leurs femmes, ou leurs amies ou leurs maîtresses, [58] ces dernières presque toutes filles à talents, chez lesquelles on faisoit de la musique ou des bals. On y jouoit aussi, mais très peu; les goûts vifs, les talents, les spectacles nous rendoient cet amusement insipide. Le jeu n’est que la ressource des gens ennuyés. J’avois apporté de Paris le préjugé qu’on a dans ce pays-là contre la musique italienne: mais j’avois aussi reçu de la nature cette sensibilité de tact contre laquelle les préjugés ne tiennent pas. J’eus bientôt pour cette musique la passion qu’elle inspire à ceux qui sont faits pour en juger. En écoutant les barcarolles, je trouvois que je n’avois pas oui chanter jusqu’àlors; & bientôt je m’engouai tellement de l’Opéra, qu’ennuyé de babiller, manger & jouer dans les loges, quand je n’aurois voulu qu’écouter, je me dérobois souvent à la compagnie pour aller d’un autre côté. Là, tout seul, enfermé dans ma loge, je me livrais, malgré la longueur du spectacle, au plaisir d’en jouir à mon aise jusqu’à la fin. Un jour, au théâtre de St. Chrysostome, je m’endormis & bien plus profondément que je n’aurois foit dans mon lit. Les airs bruyans & brillans ne me réveillèrent point; mais qui pourroit exprimer la sensation délicieuse que me firent la douce harmonie & les chants angéliques de celui qui me réveilla! Quel réveil, quels ravissements, quelle extase quand j’ouvris au même instant les oreilles & les yeux! Ma premiere idée fut de me croire en paradis. Ce morceau ravissant, que je me rappelle encore & que je n’oublierai de ma vie, commençoit ainsi:
Conservami la bella
Che si m’accende il cor.
[59] Je voulus avoir ce morceau: je l’eus & je l’ai gardé longtemps; mais il n’étoit pas sur mon papier comme dans ma mémoire. C’étoit bien la même note, mais ce n’étoit pas la même chose. Jamais cet air divin ne peut être exécuté que dans ma tête, comme il le fut le jour qu’il me réveilla.
Une musique à mon gré bien supérieure à celle des opéras & qui n’a pas sa semblable en Italie, ni dans le reste du monde, est celle des scuole. Les scuole sont des maisons de charité établies pour donner l’éducation à des jeunes filles sans bien & que la république dote ensuite soit pour le mariage, soit pour le cloître. Parmi les talens qu’on cultive dans ces jeunes filles, la musique est au premier rang. Tous les dimanches à l’église de ces quatre scuole, on a durant les vêpres des motets à grand choeur & en grand orchestre, composés & dirigés par les plus grands maîtres de l’Italie, exécutés dans des tribunes grillées, uniquement par des filles dont la plus vieille n’a pas vingt ans. Je n’ai l’idée de rien d’aussi voluptueux, d’aussi touchant que cette musique: les richesses de l’art, le goût exquis des chants, la beauté des voix, la justesse de l’exécution, tout dans ces délicieux concerts concourt à produire une impression qui n’est assurément pas du bon costume, mais dont je doute qu’aucun coeur d’homme soit à l’abri. Jamais Carrio ni moi ne manquions ces vêpres aux Mendicanti & nous n’étions pas les seuls. L’église étoit toujours pleine d’amateurs, les acteurs même de l’Opéra venoient se former au vrai goût du chant sur ces excellens modèles. Ce qui me désoloit étoit [60] ces maudites grilles qui ne laissoient passer que des sons & me cachoient les anges de beauté dont ils étoient dignes. Je ne parlois d’autre chose. Un jour que j’en parlois chez M. le Blond: Si vous êtes si curieux, me dit-il, de voir ces petites filles, il est aisé de vous contenter. Je suis un des administrateurs de la maison; je veux vous y donner à goûter avec elles. Je ne le laissai pas en repos qu’il ne m’eût tenu parole. En entrant dans le salon qui renfermoit ces beautés si convoitées, je sentis un frémissement d’amour que je n’avois jamais éprouvé. M. le Blond me présenta l’une après l’autre ces chanteuses célèbres dont la voix & le nom étoient tout ce qui m’étoit connu. Venez, Sophie... Elle étoit horrible. Venez, Cattina... Elle étoit borgne. Venez, Bettina..; la petite vérole l’avoit défigurée. Presque pas une n’étoit sans quelque notable défaut. Le bourreau rioit de ma cruelle surprise. Deux ou trois cependant me parurent passables; elles ne chantoient que dans les choeurs. J’étois désolé. Durant le goûter, on les agaça, elles s’égayèrent. La laideur n’exclut pas les grâces; je leur en trouvai. Je me disais: on ne chante pas ainsi sans ame; elles en ont. Enfin ma façon de les voir changea si bien, que je sortis presque amoureux de tous ces laiderons. J’osois à peine retourner à leurs vêpres. J’eus de quoi me rassurer. Je continuai de trouver leurs chants délicieux & leurs voix fardoient si bien leurs visages, que tant qu’elles chantoient, je m’obstinais, en dépit de mes yeux, à les trouver belles.
La musique en Italie coûte si peu de chose, que ce n’est pas la peine de s’en faire faute quand on a du goût pour elle. [61] Je louai un clavecin & pour un petit écu j’avois chez moi quatre ou cinq symphonistes, avec lesquels je m’exerçois une fois la semaine à exécuter les morceaux qui m’avoient foit le plus de plaisir à l’Opéra. J’y fis essayer aussi quelques symphonies de mes Muses galantes. Soit qu’elles plussent ou qu’on me voulût cajoler, le maître des ballets de St. Jean Chrysostome m’en fit demander deux que j’eus le plaisir d’entendre exécuter par cet admirable orchestre & qui furent dansées par une petite Bettina, jolie & sur-tout aimable fille, entretenue par un Espagnol de nos amis appelé Fagoaga & chez laquelle nous allions passer la soirée assez souvent. Mais à propos de filles, ce n’est pas dans une ville comme Venise qu’on s’en abstient: n’avez-vous rien, pourroit-on me dire, à confesser sur cet article? Oui, j’ai quelque chose à dire en effet & je vais procéder à cette confession avec la même naïveté que j’ai mise à toutes les autres.
J’ai toujours eu du dégoût pour les filles publiques & je n’avois pas à Venise autre chose à ma portée, l’entrée de la plupart des maisons du pays m’étant interdite à cause de ma place. Les filles de M. le Blond étoient très aimables, mais d’un difficile abord; & je considérois trop le père & la mère pour penser même à les convoiter.
J’aurois eu plus de goût pour une jeune personne appelée Mlle. de Catanéo, fille de l’agent du roi de Prusse, mais Carrio étoit amoureux d’elle, il a même été question de mariage. Il étoit à son aise & je n’avois rien; il avoit cent louis d’appointements, je n’avois que cent pistoles; & outre que je ne voulois pas aller sur les brisées d’un ami, je savois [62] que partout & sur-tout à Venise, avec une bourse aussi mal garnie, on ne doit pas se mêler de faire le galant. Je n’avois pas perdu la funeste habitude de donner le change à mes besoins; & trop occupé pour sentir vivement ceux que le climat donne, je vécus près d’un an dans cette ville aussi sage que j’avois foit à Paris & j’en suis reparti au bout de dix-huit mais sans avoir approché du sexe que deux seules fois, par les singulières occasions que je vais dire.
La premiere me fut procurée par l’honnête gentilhomme Vitali, quelque tems après l’excuse que je l’obligeai de me demander dans toutes les formes. On parloit à table des amusemens de Venise. Ces messieurs me reprochoient mon indifférence pour le plus piquant de tous, vantant la gentillesse des courtisanes vénitiennes & disant qu’il n’y en avoit point au monde qui les valussent. Dominique dit qu’il falloit que je fisse connoissance avec la plus aimable de toutes; qu’il vouloit m’y mener & que j’en serois content. Je me mis à rire de cette offre obligeante & le Comte Peati, homme déjà vieux & vénérable, dit, avec plus de franchise que je n’en aurois attendu d’un Italien, qu’il me croyoit trop sage pour me laisser mener chez des filles par mon ennemi. Je n’en avois en effet ni l’intention ni la tentation; & malgré cela, par une de ces inconséquences que j’ai peine à comprendre moi-même, je finis par me laisser entraîner contre mon goût, mon coeur, ma raison, ma volonté même, uniquement par faiblesse, par honte de marquer de la défiance & comme on dit dans ce pays-là, per non parer troppo coglione. La Padoana chez qui nous allâmes étoit d’une assez [63] jolie figure, belle même, mais non pas d’une beauté qui me plût. Dominique me laissa chez elle; je fis venir des sorbetti, je la fis chanter & au bout d’une demi-heure, je voulus m’en aller, en laissant sur la table un ducat; mais elle eut le singulier scrupule de n’en vouloir point qu’elle ne l’eût gagné & moi la singulière bêtise de lever son scrupule. Je m’en revins au palais, si persuadé que j’étois poivré, que la premiere chose que je fis en arrivant fut d’envoyer chercher le chirurgien pour lui demander des tisanes. Rien ne peut égaler le malaise d’esprit que je souffris durant trois semaines, sans qu’aucune incommodité réelle, aucun signe apparent le justifiât. Je ne pouvois concevoir qu’on pût sortir impunément des bras de la Padoana. Le chirurgien lui-même eut toute la peine imaginable à me rassurer. Il n’en put venir à bout qu’en me persuadant que j’étois conformé d’une façon particulière à ne pouvoir pas aisément être infecté; & quoique je me sais moins exposé peut-être qu’aucun autre homme à cette expérience, ma santé, de ce côté, n’ayant jamais reçu d’atteinte, m’est une preuve que le chirurgien avoit raison. Cette opinion cependant ne m’a jamais rendu téméraire; & si je tiens en effet cet avantage de la nature, je puis dire que je n’en ai pas abusé.
Mon autre aventure, quoique avec une fille aussi, fut d’une espèce bien différente & quant à son origine & quant à ses effets. J’ai dit que le capitaine Olivet m’avoit donné à dîner sur son bord & que j’y avois mené le secrétaire d’Espagne. Je m’attendois au salut du canon. L’équipage nous reçut en haie, mais il n’y eut pas une amorce brûlée, ce [64] qui me mortifia beaucoup à cause de Carrio, que je vis en être un peu piqué; & il étoit vrai que sur les vaisseaux marchands on accordoit le salut du canon à des gens qui ne nous valoient certainement pas; d’ailleurs, je croyois avoir mérité quelque distinction du capitaine. Je ne pus me déguiser, parce que cela m’est toujours impossible; & quoique le dîner fût très bon & qu’Olivet en fît très bien les honneurs, je le commençai de mauvaise humeur, mangeant peu, & parlant encore moins.
A la premiere santé, du moins, j’attendois une salve: rien. Carrio, qui me lisoit dans l’âme, rioit de me voir grogner comme un enfant. Au tiers du dîner, je vais approcher une gondole. Ma foi, monsieur, me dit le capitaine, prenez garde à vous, voici l’ennemi. Je lui demande ce qu’il veut dire: il répond en plaisantant. La gondole aborde & j’en vais sortir une jeune personne éblouissante, fort coquettement mise & fort leste, qui dans trois sauts fut dans la chambre; & je la vis établie à côté de moi avant que j’eusse apperçu qu’on y avoit mis un couvert. Elle étoit aussi charmante que vive, une brunette de vingt ans au plus. Elle ne parloit qu’italien; son accent seul eût suffi pour me tourner la tête. Tout en mangeant, tout en causant, elle me regarde, me fixe un moment, puis s’écriant: Bonne Vierge! ah! mon cher Brémond, qu’il y a de tems que je ne t’ai vu! se jette entre mes bras, colle sa bouche contre la mienne & me serre à m’étouffer. Ses grands yeux noirs à l’orientale lançoient dans mon coeur des traits de feu; & quoique la surprise fît d’abord quelque diversion, la volupté me gagna [65] très-rapidement, au point que, malgré les spectateurs il fallut bientôt que cette belle me contînt elle-même; car j’étois ivre ou plutôt furieux. Quand elle me vit au point où elle me vouloit, elle mit plus de modération dans ses caresses, mais non dans sa vivacité; & quand il lui plut de nous expliquer la cause vraie ou fausse de toute cette pétulance, elle nous dit que je ressemblais, à s’y tromper, à M. de Brémond, directeur des douanes de Toscane, qu’elle avoit raffolé de ce M. de Brémond; qu’elle en raffoloit encore; qu’elle l’avoit quitté, parce qu’elle étoit une sotte; qu’elle me prenoit à sa place; qu’elle vouloit m’aimer parce que cela lui convenoit; qu’il falloit, par la même raison, que je l’aimasse tant que cela lui conviendroit; & que, quand elle me planteroit là, je prendrois patience comme avoit foit son cher Brémond. Ce qui fut dit fut foit. Elle prit possession de moi comme d’un homme à elle, me donnoit à garder ses gants, son éventail, son cinda, sa coiffe; m’ordonnoit d’aller ici ou là, de faire ceci ou cela & j’obéissais. Elle me dit d’aller renvoyer sa gondole, parce qu’elle vouloit se servir de la mienne & j’y fus; elle me dit de m’ôter de ma place & de prier Carrio de s’y mettre, parce qu’elle avoit à lui parler & je le fis. Ils causèrent très long-tems ensemble & tout bas; je les laissai faire. Elle m’appela, je revins. Ecoute Zanetto, me dit-elle; je ne veux point être aimée à la française & même il n’y feroit pas bon: au premier moment d’ennui, va-t-’en. Mais ne reste pas à demi, je t’en avertis. Nous allâmes après le dîner voir la verrerie à Murano. Elle acheta beaucoup de petites breloques [66] qu’elle nous laissa payer sans façon; mais elle donna partout des tringueltes beaucoup plus forts que tout ce que nous avions dépensé. Par l’indifférence avec laquelle elle jetoit son argent & nous laissoit jetter le nôtre, on voyoit qu’il n’étoit d’aucun prix pour elle. Quand elle se faisoit payer, je crois que c’étoit par vanité plus que par avarice. Elle s’applaudissoit du prix qu’on mettoit à ses faveurs.
Le soir nous la ramenâmes chez elle. Tout en causant, je vis deux pistolets sur sa toilette. Ah! ah! dis-je en en prenant un, voici une boîte à mouches de nouvelle fabrique; pourroit-on savoir quel en est l’usage? Je vous connois d’autres armes qui font feu mieux que celles-là. Après quelques plaisanteries sur le même ton, elle nous dit, avec une naive fierté qui la rendoit encore plus charmante: Quand j’ai des bontés pour des gens que je n’aime point, je leur fois payer l’ennui qu’ils me donnent; rien n’est plus juste: mais en endurant leurs caresses, je ne veux pas endurer leurs insultes, & je ne manquerai pas le premier qui me manquera.
En la quittant, j’avois pris son heure pour le lendemain. Je ne la fis pas attendre. Je la trouvai in vestito di confidenza: dans un déshabillé plus que galant, qu’on ne connaît que dans les pays méridionaux & que je ne m’amuserai pas à décrire, quoique je me le rappelle trop bien. Je dirai seulement que ses manchettes & son tour de gorge étoient bordés d’un fil de soie garni de pompons couleur de rose. Cela me parut animer une fort belle peau. Je vis ensuite que c’étoit la mode à Venise; & l’effet en est si charmant, que je suis surpris que cette mode n’ait jamais [67] passé en France. Je n’avois point d’idée des voluptés qui m’attendoient. J’ai parlé de Mde. de L[arnag]e, dans les transports que son souvenir me rend quelquefois encore; mais qu’elle étoit vieille & laide & froide auprès de ma Zulietta! Ne tâchez pas d’imaginer les charmes & les grâces de cette fille enchanteresse, vous resteriez trop loin de la vérité. Les jeunes vierges des cloîtres sont moins fraîches, les beautés du sérail sont moins vives, les houris du paradis sont moins piquantes. Jamais si douce jouissance ne s’offrit au coeur & aux sens d’un mortel. Ah! du moins, si je l’avois sçu goûter pleine & entière un seul moment... Je la goûtai, mais sans charme. J’en émoussai toutes les délices; je les tuai comme à plaisir. Non, la nature ne m’a point foit pour jouir. Elle a mis dans ma mauvaise tête le poison de ce bonheur ineffable, dont elle a mis l’appétit dans mon coeur.
S’il est une circonstance de ma vie qui peigne bien mon naturel, c’est celle que je vais raconter. La force avec laquelle je me rappelle en ce moment l’objet de mon livre me fera mépriser ici la fausse bienséance qui m’empêcheroit de le remplir. Qui que vous soyez, qui voulez connoître un homme, osez lire les deux ou trois pages suivantes: vous allez connoître à plein J. J. Rousseau.
J’entrai dans la chambre d’une courtisane comme dans le sanctuaire de l’amour & de la beauté; j’en crus voir la divinité dans sa personne. Je n’aurois jamais cru que, sans respect & sans estime, on pût rien sentir de pareil à ce qu’elle me fit éprouver. A peine eus-je connu, dans les premières familiarités, le prix de ses charmes & de ses caresses, que [68] de peur d’en perdre le fruit d’avance, je voulus me hâter de le cueillir. Tout à coup, au lieu des flammes qui me dévoroient, je sens un froid mortel couler dans mes veines; les jambes me flageolent, & prêt à me trouver mal, je m’assieds, & je pleure comme un enfant.
Qui pourroit deviner la cause de mes larmes, & ce qui me passoit par la tête en ce moment? Je me disais: Cet objet dont je dispose est le chef-d’oeuvre de la nature & de l’amour; l’esprit, le corps, tout en est parfait; elle est aussi bonne & généreuse qu’elle est aimable & belle; les grands, les princes devroient être ses esclaves; les sceptres devroient être à ses pieds. Cependant la voilà, misérable coureuse, livrée au public; un capitaine de vaisseau marchand dispose d’elle; elle vient se jetter à ma tête, à moi qu’elle soit qui n’ai rien, à moi dont le mérite, qu’elle ne peut connaître, est nul à ses yeux. Il y a là quelque chose d’inconcevable. Ou mon coeur me trompe, fascine mes sens & me rend la dupe d’une indigne salope, ou il faut que quelque défaut secret que j’ignore détruise l’effet de ses charmes & la rende odieuse à ceux qui devroient se la disputer. Je me mis à chercher ce défaut avec une contention d’esprit singulière & il ne me vint pas même à l’esprit que la v... pût y avoir part. La fraîcheur de ses chairs, l’éclat de son coloris, la blancheur de ses dents, la douceur de son haleine, l’air de propreté répandu sur toute sa personne éloignoient de moi si parfaitement cette idée, qu’en doute encore sur mon état depuis la Padoana, je me faisois plutôt un scrupule de n’être pas assez sain pour elle & je suis [69] très-persuadé qu’en cela ma confiance ne me trompoit pas. Ces réflexions, si bien placées, m’agitèrent au point d’en pleurer. Zulietta, pour qui cela faisoit sûrement un spectacle tout nouveau dans la circonstance, fut un moment interdite. Mais, ayant foit un tour de chambre & passé devant son miroir, elle comprit & mes yeux lui confirmèrent que le dégoût n’avoit pas de part à ce rat. Il ne lui fut pas difficile de m’en guérir & d’effacer cette petite honte. Mais au moment que j’étois prêt à me pâmer sur une gorge qui sembloit pour la premiere fois souffrir la bouche & la main d’un homme, je m’apperçus qu’elle avoit un téton borgne. Je me frappe, j’examine, je crois voir que ce téton n’est pas conformé comme l’autre. Me voilà cherchant dans ma tête comment on peut avoir un téton borgne; & persuadé que cela tenoit à quelque notable vice naturel, à force de tourner & retourner cette idée, je vis clair comme le jour que dans la plus charmante personne dont je pusse me former l’image, je ne tenois dans mes bras qu’une espèce de monstre, le rebut de la nature, des hommes & de l’amour. Je poussai la stupidité jusqu’à lui parler de ce téton borgne. Elle prit d’abord la chose en plaisantant & dans son humeur folâtre, dit & fit des choses à me faire mourir d’amour. Mais, gardant un fonds d’inquiétude que je ne pus lui cacher, je la vis enfin rougir, se rajuster, se redresser & sans dire un seul mot, s’aller mettre à sa fenêtre. Je voulus m’y mettre à côté d’elle; elle s’en ôta, fut s’asseoir sur un lit de repos, se leva le moment d’après; & se promenant par la chambre en s’éventant, me dit d’un ton [70] froid & dédaigneux: Zanetto, lascia le donne, e studia la matematica.
Avant de la quitter, je lui demandai pour le lendemain un autre rendez-vous, qu’elle remit au troisième jour, en ajoutant, avec un sourire ironique, que je devois avoir besoin de repos. Je passai ce tems mal à mon aise, le coeur plein de ses charmes & de ses grâces, sentant mon extravagance, me la reprochant, regrettant les momens si mal employés, qu’il n’avoit tenu qu’à moi de rendre les plus doux de ma vie, attendant avec la plus vive impatience celui d’en réparer la perte & néanmoins inquiet encore, malgré que j’en eusse, de concilier les perfections de cette adorable fille avec l’indignité de son état. Je courus, je volai chez elle à l’heure dite. Je ne sais si son tempérament ardent eût été plus content de cette visite; son orgueil l’eût été du moins & je me faisois d’avance une jouissance délicieuse de lui montrer de toutes manières comment je savois réparer mes torts. Elle m’épargna cette épreuve. Le gondolier, qu’en abordant j’envoyai chez elle, me rapporta qu’elle étoit partie la veille pour Florence. Si je n’avois pas senti tout mon amour en la possédant, je le sentis bien cruellement en la perdant. Mon regret insensé ne m’a point quitté. Tout aimable, toute charmante qu’elle étoit à mes yeux, je pouvois me consoler de la perdre; mais de quoi je n’ai pu me consoler, je l’avoue, c’est qu’elle n’ait emporté de moi qu’un souvenir méprisant.
Voilà mes deux histoires. Les dix-huit mais que j’ai passés à Venise, ne m’ont fourni de plus à dire, qu’un simple [71] projet tout au plus. Carrio étoit galant. Ennuyé de n’aller toujours que chez des filles engagées à d’autres, il eut la fantaisie d’en avoir une à son tour; & comme nous étions inséparables, il me proposa l’arrangement, peu rare à Venise, d’en avoir une à nous deux. J’y consentis. Il s’agissoit de la trouver sûre. Il chercha tant qu’il déterra une petite fille de onze à douze ans, que son indigne mère cherchoit à vendre. Nous fûmes la voir ensemble. Mes entrailles s’émurent en voyant cette enfant. Elle étoit blonde & douce comme un agneau; on ne l’auroit jamais crue Italienne. On vit pour très peu de chose à Venise: nous donnâmes quelque argent à la mère & pourvûmes à l’entretien de la fille. Elle avoit de la voix: pour lui procurer un talent de ressource, nous lui donnâmes une épinette & un maître à chanter. Tout cela nous coûtoit à peine à chacun deux sequins par mois & nous en épargnoit davantage en autres dépenses; mais comme il falloit attendre qu’elle fût mûre, c’étoit semer beaucoup avant que de recueillir. Cependant, contens d’aller là passer les soirées, causer & jouer très innocemment avec cette enfant, nous nous amusions plus agréablement peut-être que si nous l’avions possédée. Tant il est vrai que ce qui nous attache le plus aux femmes est moins la débauche qu’un certain agrément de vivre auprès d’elles. Insensiblement mon coeur s’attachoit à la petite Anzoletta, mais d’un attachement paternel, auquel les sens avoient si peu de part, qu’à mesure qu’il augmentoit il m’auroit été moins possible de les y faire entrer, & je sentois que j’aurois eu horreur d’approcher cette fille devenue nubile comme d’un inceste abominable. [72] Je voyois les sentimens du bon Carrio prendre à son insu, le même tour. Nous nous ménagions, sans y penser, des plaisirs non moins doux, mais bien différens de ceux dont nous avions d’abord eu l’idée; & je suis certain que, quelque belle qu’eût pu devenir cette pauvre enfant, loin d’être jamais les corrupteurs de son innocence, nous en aurions été les protecteurs. Ma catastrophe, arrivée peu de tems après, ne me laissa pas celui d’avoir part à cette bonne oeuvre; & je n’ai à me louer dans cette affaire que du penchant de mon coeur. Revenons à mon voyage.
Mon premier projet en sortant de chez M. de M[ontaig]u, étoit de me retirer à Genève, en attendant qu’un meilleur sort, écartant les obstacles, pût me réunir à ma pauvre maman. Mais l’éclat qu’avoit foit notre querelle & la sottise qu’il fit d’en écrire à la Cour, me fit prendre le parti d’aller moi-même y rendre compte de ma conduite & me plaindre de celle d’un forcené. Je marquai de Venise ma résolution à M. du Theil, chargé par intérim des affaires étrangères après la mort de M. Amelot. Je partis aussitôt que ma lettre: je pris ma route par Bergame, Côme & Domo d’Ossola; je traversai le Simplon. A Sion, M. de Chaignon, chargé des affaires de France, me fit mille amitiés; à Genève, M. de la Closure m’en fit autant. J’y renouvelai connoissance avec M. de Gauffecourt, dont j’avois quelque argent à recevoir. J’avois traversé Nyon sans voir mon père: non qu’il ne m’en coûtât extrêmement, mais je n’avois pu me résoudre à me montrer à ma belle-mère après mon désastre, certain qu’elle me jugeroit sans vouloir m’écouter. Le libraire Du Villard, [73] ancien ami de mon père, me reprocha vivement ce tort. Je lui en dis la cause; & pour le réparer sans m’exposer à voir ma belle-mère, je pris une chaise & nous fûmes ensemble à Nyon descendre au cabaret. Du Villard s’en fut chercher mon pauvre père, qui vint tout courant m’embrasser. Nous soupâmes ensemble & après avoir passé une soirée bien douce à mon coeur, je retournai le lendemain matin à Genève avec Du Villard, pour qui j’ai toujours conservé de la reconnoissance du bien qu’il me fit en cette occasion.
Mon plus court chemin n’étoit pas par Lyon, mais j’y voulus passer pour vérifier une friponnerie bien basse de M. de M[ontaigu]. J’avois foit venir de Paris une petite caisse contenant une veste brodée en or, quelques paires de manchettes & six paires de bas de soie blancs; rien de plus. Sur la proposition qu’il m’en fit lui-même, je fis ajouter cette caisse, ou plutôt cette boîte, à son bagage. Dans le mémoire d’apothicaire qu’il voulut me donner en payement de mes appointemens & qu’il avoit écrit de sa main, il avoit mis que cette boîte, qu’il appeloit ballot, pesoit onze quintaux & il m’en avoit passé le port à un prix énorme. Par les soins de M. Boy-de-la-Tour auquel j’étois recommandé par M. Roguin son oncle, il fut vérifié, sur les registres des douanes de Lyon & de Marseille, que ledit ballot ne pesoit que quarante-cinq livres & n’avoit payé le port qu’à raison de ce poids. Je joignis cet extroit authentique au mémoire de M. de M[ontaig]u & muni de ces pièces & de plusieurs autres de la même force, je me rendis à Paris, [74] très impatient d’en faire usage. J’eus, durant toute cette longue route, de petites aventures à Côme, en Valois & ailleurs. Je vis plusieurs choses, entre autres les îles Borromées, qui mériteroient d’être décrites; mais le tems me gagne, les espions m’obsèdent; je suis forcé de faire à la hâte & mal un travail qui demanderoit le loisir & la tranquillité qui me manquent. Si jamais la Providence, jetant les yeux sur moi, me procure enfin des jours plus calmes, je les destine à refondre, si je puis, cet ouvrage, ou à y faire du moins un supplément dont je sens qu’il a grand besoin.* [*J’a renoncé à ce projet.]
Le bruit de mon histoire m’avoit devancé & en arrivant je trouvai que dans les bureaux & dans le public tout le monde étoit scandalisé des folies de l’ambassadeur. Malgré cela, malgré le cri public dans Venise, malgré les preuves sans réplique que j’exhibais, je ne pus obtenir aucune justice. Loin d’avoir ni satisfaction ni réparation, je fus même laissé à la discrétion de l’Ambassadeur pour mes appointemens & cela par l’unique raison que n’étant pas Français, je n’avois pas droit à la protection nationale & que c’étoit une affaire particulière entre lui & moi. Tout le monde convint avec moi que j’étois offensé, lésé, malheureux; que l’Ambassadeur étoit un extravagant cruel, inique & que toute cette affaire le déshonoroit à jamais. Mais quoi! Il étoit l’ambassadeur; je n’étois, moi, que le secrétaire.
Le bon ordre, ou ce qu’on appelle ainsi, vouloit que je n’obtinsse aucune justice & je n’en obtins aucune. Je m’imaginai qu’à force de crier & de traiter publiquement ce fou [75] comme il le méritoit, on me diroit à la fin de me taire; & c’étoit ce que j’attendais, bien résolu de n’obéir qu’après qu’on auroit prononcé. Mais il n’y avoit point alors de ministre des affaires étrangères. On me laissa clabauder, on m’encouragea même, on faisoit chorus; mais l’affaire en resta toujours là, jusqu’à ce que, las d’avoir toujours raison & jamais justice, je perdis enfin courage & plantai là tout.
La seule personne qui me reçut mal & dont j’aurois le moins attendu cette injustice, fut Mde. de B[euzenva]l. Toute pleine des prérogatives du rang & de la noblesse, elle ne put jamais se mettre dans la tête qu’un ambassadeur pût avoir tort avec son secrétaire. L’accueil qu’elle me fit fut conforme à ce préjugé. J’en fus si piqué, qu’en sortant de chez elle je lui écrivis une des fortes & vives lettres que j’aye peut-être écrites & n’y suis jamais retourné. Le P. Castel me reçut mieux; mais à travers le patelinage jésuitique, je le vis suivre assez fidèlement une des grandes maximes de la Société, qui est d’immoler toujours le plus foible au plus puissant. Le vif sentiment de la justice de ma cause & ma fierté naturelle ne me laissèrent pas endurer patiemment cette partialité. Je cessai de voir le P. Castel, & par là d’aller aux Jésuites, où je ne connoissois que lui seul. D’ailleurs l’esprit tyrannique & intrigant de ses confrères, si différent de la bonhomie du bon pere Hemet, me donnoit tant d’éloignement pour leur commerce, que je n’en ai vu aucun depuis ce temps-là, si ce n’est le P. Berthier, que je vis deux ou trois fois chez M. D[upi]n, [76] avec lequel il travailloit de toute sa force à la réfutation de Montesquieu.
Achevons, pour n’y plus revenir, ce qui me reste à dire de M. de M[ontaigu]. Je lui avois dit dans nos démêlés qu’il ne lui falloit pas un secrétaire, mais un clerc de procureur. Il suivit cet avis & me donna réellement pour successeur un vrai procureur, qui dans moins d’un an lui vola vingt ou trente mille livres. Il le chassa, le fit mettre en prison; chassa ses gentilshommes avec esclandre & scandale, se fit partout des querelles, reçut des affronts qu’un valet n’endureroit pas & finit, à force de folies, par se faire rappeler & renvoyer planter ses choux. Apparemment que, parmi les réprimandes qu’il reçut à la Cour, son affaire avec moi ne fut pas oubliée; du moins, peu de tems après son retour, il m’envoya son maître-d’hôtel pour solder mon compte, & me donner de l’argent. J’en manquois dans ce moment-là; mes dettes de Venise, dettes d’honneur si jamais il en fut, me pesoient sur le coeur. Je saisis le moyen qui se présentoit de les acquitter, de même que le billet de Z[anett]o N[an]i. Je reçus ce qu’on voulut me donner; je payai toutes mes dettes & je restai sans un sou, comme auparavant, mais soulagé d’un poids qui m’étoit insupportable. Depuis lors, je n’ai plus entendu parler de M. de M[ontaigu] qu’à sa mort, que j’appris par la voix publique. Que Dieu fasse paix à ce pauvre homme! Il étoit aussi propre au métier d’Ambassadeur que je l’avois été dans mon enfance à celui de grapignan. Cependant il n’avoit tenu qu’à lui de se soutenir honorablement [77] par mes services & de me faire avancer rapidement dans l’état auquel le comte de Gouvon m’avoit destiné dans ma jeunesse & dont par moi seul je m’étois rendu capable dans un âge plus avancé.
La justice & l’inutilité de mes plaintes me laissèrent dans l’âme un germe d’indignation contre nos sottes institutions civiles, où le vrai bien public & la véritable justice sont toujours sacrifiés à je ne sais quel ordre apparent, destructeur en effet de tout ordre & qui ne foit qu’ajouter la sanction de l’autorité publique à l’oppression du foible & à l’iniquité du fort. Deux choses empêchèrent ce germe de se développer pour lors comme il a foit dans la suite: l’une qu’il s’agissoit de moi dans cette affaire & que l’intérêt privé, qui n’a jamais rien produit de grand & de noble, ne sauroit tirer de mon coeur les divins élans qu’il n’appartient qu’au plus pur amour du juste & du beau d’y produire. L’autre fut le charme de l’amitié, qui tempéroit & calmoit ma colere par l’ascendant d’un sentiment plus doux. J’avois foit connoissance à Venise avec un Biscayen, ami de mon ami Carrio & digne de l’être de tout homme de bien. Cet aimable jeune homme, né pour tous les talens & pour toutes les vertus, venoit de faire le tour de l’Italie pour prendre le goût des beaux-arts; & n’imaginant rien de plus à acquérir, il vouloit s’en retourner en droiture dans sa patrie. Je lui dis que les arts n’étoient que le délassement d’un génie comme le sien, foit pour cultiver les sciences; & je lui conseillai, pour en prendre le goût, un voyage & six mais de séjour à Paris. Il me [78] crut & fut à Paris. Il y étoit & m’attendoit quand j’y arrivai. Son logement étoit trop grand pour lui; il m’en offrit la moitié; je l’acceptai. Je le trouvai dans la ferveur des hautes connaissances. Rien n’étoit au-dessus de sa portée; il dévoroit & digéroit tout avec une prodigieuse rapidité. Comme il me remercia d’avoir procuré cet aliment à son esprit, que le besoin de savoir tourmentoit sans qu’il s’en doutât lui-même! Quels trésors de lumières & de vertus je trouvai dans cette ame forte! Je sentis que c’étoit l’ami qu’il me falloit: nous devînmes intimes. Nos goûts n’étoient pas les mêmes; nous disputions toujours. Tous deux opiniâtres, nous n’étions jamais d’accord sur rien. Avec cela nous ne pouvions nous quitter, & tout en nous contrariant sans cesse, aucun des deux n’eût voulu que l’autre fût autrement.
Ignacio Emmanuel de Altuna étoit un de ces hommes rares que l’Espagne seule produit & dont elle produit trop peu pour sa gloire. Il n’avoit pas ces violentes passions nationales communes dans son pays; l’idée de la vengeance ne pouvoit pas plus entrer dans son esprit que le désir dans son coeur. Il étoit trop fier pour être vindicatif & je lui ai souvent oui dire avec beaucoup de sang-froid qu’un mortel ne pouvoit pas offenser son ame. Il étoit galant sans être tendre. Il jouoit avec les femmes comme avec de jolis enfans. Il se plaisoit avec les maîtresses de ses amis; mais je ne lui en ai jamais vu aucune, ni aucun désir d’en avoir. Les flammes de la vertu, dont son coeur étoit dévoré, ne permirent jamais à celles de ses sens de naître.
[79] Après ses voyages il s’est marié; il est mort jeune; il a laissé des enfans; & je suis persuadé, comme de mon existence, que sa femme est la premiere & la seule qui lui ait foit connoître les plaisirs de l’amour. A l’extérieur, il étoit dévot comme un Espagnol, mais en dedans, c’étoit la piété d’un ange. Hors moi, je n’ai vu que lui seul de tolérant depuis que j’existe. Il ne s’est jamais informé d’aucun homme comment il pensoit en matière de religion. Que son ami fût juif, protestant, Turc, bigot, athée, peu lui importoit, pourvu qu’il fût honnête homme. Obstiné, têtu pour des opinions indifférentes, dès qu’il s’agissoit de religion, même de morale, il se recueilloit, se taisoit, ou disoit simplement: je ne suis chargé que de moi. Il est incroyable qu’on puisse associer autant d’élévation d’âme avec un esprit de détail port jusqu’à la minutie. Il partageoit & fixoit d’avance l’emploi de sa journée par heures, quarts d’heure & minutes & suivoit cette distribution avec un tel scrupule, que si l’heure eût sonné tandis qu’il lisoit sa phrase, il eût fermé le livre sans achever. De toutes ces mesures de tems ainsi rompues, il y en avoit pour telle étude, il y en avoit pour telle autre; il y en avoit pour la réflexion, pour la conversation, pour l’office, pour Locke, pour le rosaire, pour les visites, pour la musique, pour la peinture; & il n’y avoit ni plaisir, ni tentation, ni complaisance qui pût intervertir cet ordre. Un devoir à remplir seul l’auroit pu. Quand il me faisoit la liste de ses distributions afin que je m’y conformasse, je commençois par rire & je finissois par pleurer d’admiration. Jamais il ne gênoit personne, ni ne supportoit la gêne; il [80] brusquoit les gens qui, par politesse, vouloient le gêner. Il étoit emporté sans être boudeur. Je l’ai vu souvent en colère, mais je ne l’ai jamais vu fâché. Rien n’étoit si gai que son humeur: il entendoit la raillerie & il aimoit à railler; il y brilloit même & il avoit le talent de l’épigramme. Quand on l’animoit, il étoit bruyant & tapageur en paroles, sa voix s’entendoit de loin; mais tandis qu’il crioit, on le voyoit sourire & tout à travers ses emportements, il lui venoit quelques mots plaisans qui faisoient éclater tout le monde. Il n’avoit pas plus le teint espagnol que le flegme. Il avoit la peau blanche, les joues colorées, les cheveux d’un châtain presque blond. Il étoit grand & bien foit. Son corps fut formé pour loger son ame.
Ce sage de coeur ainsi que de tête, se connoissoit en hommes & fut mon ami. C’est toute ma réponse à quiconque ne l’est pas. Nous nous liâmes si bien que nous fîmes le projet de passer nos jours ensemble. Je devais, dans quelques années, aller à Ascoytia pour vivre avec lui dans sa terre. Toutes les parties de ce projet furent arrangées entre nous la veille de son départ. Il n’y manqua que ce qui ne dépend pas des hommes dans les projets les mieux concertés. Les événemens postérieurs, mes désastres, son mariage, sa mort enfin, nous ont séparés pour toujours. On diroit qu’il n’y a que les noirs complots des méchans qui réussissent; les projets innocens des bons n’ont presque jamais d’accomplissement.
Ayant senti l’inconvénient de la dépendance, je me promis bien de ne m’y plus exposer. Ayant vu renverser dès leur naissance les projets d’ambition que l’occasion m’avoit [81] foit former, rebuté de rentrer dans la carrière que j’avois si bien commencée & dont néanmoins je venois d’être expulsé, je résolus de ne plus m’attacher à personne, mais de rester dans l’indépendance en tirant parti de mes talents, dont enfin je commençois à sentir la mesure & dont j’avois trop modestement pensé jusqu’àlors. Je repris le travail de mon opéra, que j’avois interrompu pour aller à Venise, & pour m’y livrer plus tranquillement, après le départ d’Altuna, je retournai loger à mon ancien hôtel St. Quentin, qui, dans un quartier solitaire & peu loin du Luxembourg, m’étoit plus commode pour travailler à mon aise que la bruyante rue St. Honoré. Là m’attendoit la seule consolation réelle que le Ciel m’ait foit goûter dans ma misère & qui seule me la rend supportable. Ceci n’est pas une connoissance passagère; je dois entrer dans quelques détails sur la manière dont elle se fit.
Nous avions une nouvelle hôtesse qui étoit d’Orléans. Elle prit pour travailler en linge une fille de son pays, d’environ vingt-deux à vingt-trois ans, qui mangeoit avec nous ainsi que l’hôtesse. Cette fille appelée Thérèse le Vasseur, étoit de bonne famille. Son père étoit officier de la monnaie d’Orléans, sa mère étoit marchande. Ils avoient beaucoup d’enfans. La monnaie d’Orléans n’allant plus, le père se trouva sur le pavé; la mère, ayant essuyé des banqueroutes, fit mal ses affaires, quitta le commerce & vint à Paris avec son mari & sa fille, qui les nourrissoit tous trois de son travail.
La premiere fois que je vis paroître cette fille à table, [82] je fus frappé de son maintien modeste & plus encore de son regard vif & doux, qui pour moi n’eut jamais son semblable. La table étoit composée, outre M. de Bonnefond, de plusieurs abbés irlandais, gascons & autres gens de pareille étoffe. Notre hôtesse elle-même avoit rôti le balai: il n’y avoit là que moi seul qui parlât & se comportât décemment. On agaça la petite; je pris sa défense. Aussitôt les lardons tombèrent sur moi. Quand je n’aurois eu naturellement aucun goût pour cette pauvre fille, la compassion, la contradiction m’en auroient donné. J’ai toujours aimé l’honnêteté dans les manières & dans les propos, sur-tout avec le sexe. Je devins hautement son champion. Je la vis sensible à mes soins, & ses regards animés par la reconnoissance qu’elle n’osoit exprimer de bouche, n’en devenoient que plus pénétrans.
Elle étoit très timide; je l’étois aussi. La liaison, que cette disposition commune sembloit éloigner, se fit pourtant très rapidement. L’hôtesse, qui s’en apperçut, devint furieuse; & ses brutalités avancèrent encore mes affaires auprès de la petite, qui, n’ayant que moi seul d’appui dans la maison, me voyoit sortir avec peine & soupiroit après le retour de son protecteur. Le rapport de nos coeurs, le concours de nos dispositions eut bientôt son effet ordinaire. Elle crut voir en moi un honnête homme; elle ne se trompa pas. Je crus voir en elle une fille sensible, simple & sans coquetterie; je ne me trompai pas non plus. Je lui déclarai d’avance que je ne l’abandonnerois ni ne l’épouserois jamais. L’amour, l’estime, la sincérité naive furent les ministres de mon [83] triomphe, & c’étoit parce que son coeur étoit tendre & honnête, que je fus heureux sans être entreprenant.
La crainte qu’elle eut que je ne me fâchasse de ne pas trouver en elle ce qu’elle croyoit que j’y cherchois recula mon bonheur plus que toute autre chose. Je la vis interdite & confuse avant de se rendre, vouloir se faire entendre & n’oser s’expliquer. Loin d’imaginer la véritable cause de son embarras, j’en imaginai une bien fausse & bien insultante pour ses moeurs; & croyant qu’elle m’avertissoit que ma santé couroit des risques, je tombai dans des perplexités qui ne me retinrent pas, mais qui durant plusieurs jours empoisonnèrent mon bonheur. Comme nous ne nous entendions pas l’un l’autre, nos entretiens à ce sujet étoient autant d’énigmes & d’amphigouris plus que risibles. Elle fut prête à me croire absolument fou; je fus prêt à ne savoir plus que penser d’elle. Enfin nous nous expliquâmes: elle me fit en pleurant l’aveu d’une faute unique au sortir de l’enfance, fruit de son ignorance & de l’adresse d’un séducteur. Sitôt que je la compris, je fis un cri de joie: Pucelage! m’écriai-je, c’est bien à Paris, c’est bien à vingt ans qu’on en cherche! Ah! ma Thérèse, je suis trop heureux de te posséder sage & saine & de ne pas trouver ce que je ne cherchois pas.
Je n’avois cherché d’abord qu’à me donner un amusement. Je vis que j’avois plus foit & que je m’étois donné une compagne. Un peu d’habitude avec cette excellente fille, un peu de réflexion sur ma situation me firent sentir qu’en ne songeant qu’à mes plaisirs, j’avois beaucoup foit pour [84] mon bonheur. Il me falloit, à la place de l’ambition éteinte un sentiment vif qui remplît mon coeur. Il falloit, pour tout dire, un successeur à maman: puisque je ne devois plus vivre avec elle, il me falloit quelqu’un qui vécût avec son élève & en qui je trouvasse la simplicité, la docilité de coeur qu’elle avoit trouvée en moi. Il falloit que la douceur de la vie privée & domestique me dédommageât du sort brillant auquel je renonçais. Quand j’étois absolument seul, mon coeur étoit vide; mais il n’en falloit qu’un pour le remplir. Le sort m’avoit ôté, m’avoit aliéné, du moins en partie, celui pour lequel la nature m’avoit foit. Dès-lors j’étois seul; car il n’y eut jamais pour moi d’intermédiaire entre tout & rien. Je trouvois dans Thérèse le supplément dont j’avois besoin; par elle je vécus heureux autant que je pouvois l’être, selon le cours des événemens.
Je voulus d’abord former son esprit. J’y perdis ma peine. Son esprit est ce que l’a foit la nature; la culture & les soins n’y prennent pas. Je ne rougis pas d’avouer qu’elle n’a jamais bien sçu lire, quoiqu’elle écrive passablement. Quand j’allai loger dans la rue Neuve-des-Petits-Champs, j’avois à l’hôtel de Pontchartrain, vis-à-vis mes fenêtres, un cadran sur lequel je m’efforçai durant plus d’un mais à lui faire connoître les heures. A peine les connoît-elle encore à présent. Elle n’a jamais pu suivre l’ordre des douze mais de l’année & ne connaît pas un seul chiffre, malgré tous les soins que j’ai pris pour les lui montrer. Elle ne soit ni compter l’argent, ni le prix d’aucune chose. Le mot qui lui vient en parlant est souvent l’opposé de celui qu’elle veut dire. Autrefois [85] j’avois foit un dictionnaire de ses phrases pour amuser Mde. de Luxembourg & ses quiproquos sont devenus célèbres dans les sociétés où j’ai vécu. Mais cette personne si bornée & si l’on veut, si stupide, est d’un conseil excellent dans les occasions difficiles. Souvent en Suisse, en Angleterre, en France, dans les catastrophes où je me trouvais, elle a vu ce que je ne voyois pas moi-même; elle m’a donné les avis les meilleurs à suivre; elle m’a tir des dangers où je me précipitois aveuglément; & devant les Dames du plus haut rang, devant les grands & les princes, ses sentimens, son bon sens, ses réponses & sa conduite, lui ont attiré l’estime universelle; & à moi, sur son mérite, des complimens dont je sentois la sincérité.
Auprès des personnes qu’on aime, le sentiment nourrit l’esprit ainsi que le coeur & l’on a peu besoin de chercher ailleurs des idées.
Je vivois avec ma Thérèse aussi agréablement qu’avec le plus beau génie de l’univers. Sa mère, fière d’avoir été jadis élevée auprès de la marquise de Monpipeau, faisoit le bel esprit, vouloit diriger le sien & gâtoit, par son astuce, la simplicité de notre commerce.
L’ennui de cette importunité me fit un peu surmonter la sotte honte de n’oser me montrer avec Thérèse en public & nous faisions tête-à-tête de petites promenades champêtres & de petits goûters qui m’étoient délicieux. Je voyois qu’elle m’aimoit sincèrement & cela redoubloit ma tendresse. Cette douce intimité me tenoit lieu de tout: l’avenir ne me touchoit plus, ou ne me touchoit que comme le présent [86] prolongé: je ne désirois rien que d’en assurer la durée.
Cet attachement me rendit toute autre dissipation superflue & insipide. Je ne sortois plus que pour aller chez Thérèse; sa demeure devint presque la mienne. Cette vie retirée devint si avantageuse à mon travail, qu’en moins de trois mais mon opéra tout entier fut foit, paroles & musique. Il restoit seulement quelques accompagnemens & remplissages à faire. Ce travail de manœuvre m’ennuyoit fort. Je proposai à Philidor de s’en charger, en lui donnant part au bénéfice. Il vint deux fois & fit quelques remplissages dans l’acte d’Ovide; mais il ne put se captiver à ce travail assidu pour un profit éloigné & même incertain. Il ne revint plus & j’achevai ma besogne moi-même.
Mon opéra foit, il s’agit d’en tirer parti; c’étoit un autre opéra bien plus difficile. On ne vient à bout de rien à Paris quand on y vit isolé. Je pensai à me faire jour par M. de la Poplinière, chez qui Gauffecourt, de retour de Genève, m’avoit introduit. M. de la Poplinière étoit le Mécène de Rameau: Mde. de la Poplinière étoit sa très humble écolière. Rameau faisoit, comme on dit, la pluie & le beau tems dans cette maison. Jugeant qu’il protégeroit avec plaisir l’ouvrage d’un de ses disciples, je voulus lui montrer le mien. Il refusa de le voir, disant qu’il ne pouvoit lire des partitions & que cela le fatiguoit trop. La Poplinière dit là-dessus qu’on pouvoit le lui faire entendre & m’offrit de rassembler des musiciens pour en exécuter des morceaux. Je ne demandois pas mieux. Rameau consentit en grommelant & répétant sans cesse que ce devoit être une belle chose que la composition [87] d’un homme qui n’étoit pas enfant de la balle & qui avoit appris la musique tout seul. Je me hâtai de tirer en parties cinq ou six morceaux choisis. On me donna une dizaine de symphonistes & pour chanteurs, Albert, Bérard & Mlle.Bourbonnais. Rameau commença, dès l’ouverture, à faire entendre, par ses éloges outrés, qu’elle ne pouvoit être de moi. Il ne laissa passer aucun morceau sans donner des signes d’impatience; mais à un air de haute-contre, dont le chant étoit mâle & sonore & l’accompagnement très brillant, il ne put se contenir; il m’apostropha avec une brutalité qui scandalisa tout le monde, soutenant qu’une partie de ce qu’il venoit d’entendre étoit d’un homme consommé dans l’art & le reste d’un ignorant qui ne savoit pas même la musique. & il est vrai que mon travail, inégal & sans règle, étoit tantôt sublime & tantôt très plat, comme doit être celui de quiconque ne s’élève que par quelques élans de génie & que la science ne soutient point. Rameau prétendit ne voir en moi qu’un petit pillard sans talent & sans goût. Les assistans, & sur-tout le maître de la maison, ne pensèrent pas de même. M. de Richelieu, qui dans ce temps-là voyoit beaucoup M. & Mde. de la Poplinière, ouit parler de mon ouvrage & voulut l’entendre en entier, avec le projet de le faire donner à la Cour s’il en étoit content. Il fut exécuté à grand choeur & à grand orchestre, aux frais du Roi, chez M. Bonneval, intendant des menus. Francoeur dirigeoit l’exécution. L’effet en fut surprenant: M. le duc ne cessoit de s’écrier & d’applaudir; & à la fin d’un choeur, dans l’acte du Tasse, il se leva, vint à moi & me serrant la [88] main: M. Rousseau, me dit-il, voilà de l’harmonie qui transporte. Je n’ai jamais rien entendu de plus beau: je veux faire donner cet ouvrage à Versailles.
Mde. de la Poplinière, qui étoit là, ne dit pas un mot. Rameau, quoique invité, n’y avoit pas voulu venir. Le lendemain, Mde. de la Poplinière me fit à sa toilette un accueil fort dur, affecta de me rabaisser ma pièce & me dit que, quoiqu’un peu de clinquant eût d’abord ébloui M. de Richelieu, il en étoit bien revenu & qu’elle ne me conseilloit pas de compter sur mon opéra. M. le duc arriva peu après & me tint un tout autre langage, me dit des choses flatteuses sur mes talens & me parut toujours disposé à faire donner ma pièce devant le Roi. Il n’y a, dit-il, que l’acte du Tasse qui ne peut passer à la Cour: il en faut faire un autre. Sur ce seul mot j’allai m’enfermer chez moi; & dans trois semaines j’eus foit, à la place du Tasse, un autre acte, dont le sujet étoit Hésiode inspiré par une muse. Je trouvai le secret de faire passer dans cet acte une partie de l’histoire de mes talens & de la jalousie dont Rameau vouloit bien les honorer. Il y avoit dans ce nouvel acte une élévation moins gigantesque & mieux soutenue que celle du Tasse; la musique en étoit aussi noble & beaucoup mieux faite; & si les deux autres actes avoient valu celui-là, la pièce entière eût avantageusement soutenu la représentation: mais tandis que j’achevois de la mettre en état, une autre entreprise suspendit l’exécution de celle-là.
L’hiver qui suivit la bataille de Fontenoy, il y eut beaucoup de fêtes à Versailles, entre autres plusieurs opéras au théâtre [89] des Petites-écuries. De ce nombre fut le drame de Voltaire, intitulé la i, dont Rameau avoit foit la musique & qui venoit d’être changé & réformé sous le nom des Fêtes de Ramire. Ce nouveau sujet demandoit plusieurs changemens aux divertissemens de l’ancien, tant dans les vers que dans la musique.
Il s’agissoit de trouver quelqu’un qui pût remplir ce double objet. Voltaire, alors en Lorraine, & Rameau, tous deux occupés pour lors à l’opéra du Temple de la Gloire, ne pouvant donner des soins à celui-là; M. de Richelieu pensa à moi, me fit proposer de m’en charger, & pour que je pusse examiner mieux ce qu’il y avoit à faire, il m’envoya séparément le poème & la musique. Avant toute chose, je ne voulus toucher aux paroles que de l’aveu de l’auteur & je lui écrivis à ce sujet une lettre très-honnête & même respectueuse, comme il convenoit. Voici sa Réponse.
15 décembre 1745.
«Vous réunissez, Monsieur, deux talens qui ont toujours été séparés jusqu’à présent. Voilà déjà deux bonnes raisons pour moi de vous estimer & de chercher à vous aimer. Je suis fâché pour vous que vous employiez ces deux talens à un ouvrage qui n’en est pas trop digne. Il y a quelques mois que M. le duc de Richelieu m’ordonna absolument de faire en un clin d’oeil une petite & mauvaise esquisse de quelques scènes insipides & tronquées, qui devoient s’ajuster à des divertissemens qui ne sont point faits pour elles. J’obéis avec la plus grande [90] exactitude; je fis très vite & très mal. J’envoyai ce misérable croquis à M. le duc de Richelieu, comptant qu’il ne serviroit pas, ou que je le corrigerais. Heureusement il est entre vos mains, vous en êtes le Maître absolu; j’ai perdu entièrement tout cela de vue. Je ne doute pas que vous n’ayez rectifié toutes les fautes échappées nécessairement dans une composition si rapide d’une simple esquisse, que vous n’ayez suppléé à tout.»
«Je me souviens qu’entre autres balourdises, il n’est pas dit, dans ces scènes qui lient les divertissements, comment la princesse Grenadine passe tout d’un coup d’une prison dans un jardin ou dans un palais. Comme ce n’est point un magicien qui lui donne des fêtes, mais un seigneur espagnol, il me semble que rien ne doit se faire par enchantement. Je vous prie, monsieur, de vouloir bien revoir cet endroit, dont je n’ai qu’une idée confuse.»
«Voyez s’il est nécessaire que la prison s’ouvre & qu’on fasse passer notre princesse de cette prison dans un beau palois doré & verni, préparé pour elle. Je sais très bien que tout cela est fort misérable & qu’il est au-dessous d’un être pensant de faire une affaire sérieuse de ces bagatelles; mais enfin, puisqu’il s’agit de déplaire le moins qu’on pourra, il faut mettre le plus de raison qu’on peut, même dans un mauvais divertissement d’opéra.»
«Je me rapporte de tout à vous & à M. Ballod & je compte avoir bientôt l’honneur de vous faire mes remerciemens & de vous assurer, monsieur, à quel point j’ai celui d’être, etc.»
[91] Qu’on ne soit pas surpris de la grande politesse de cette lettre, comparée aux autres lettres demi-cavalières qu’il m’a écrites depuis ce temps-là. Il me crut en grande faveur auprès de M. de Richelieu; & la souplesse courtisane qu’on lui connaît l’obligeoit à beaucoup d’égards pour un nouveau venu, jusqu’à ce qu’il connût mieux la mesure de son crédit.
Autorisé par M. de Voltaire & dispensé de tous égards pour Rameau, qui ne cherchoit qu’à me nuire, je me mis au travail & en deux mais ma besogne fut faite. Elle se borna, quant aux vers, à très peu de chose. Je tâchai seulement qu’on n’y sentît pas la différence des styles; & j’eus la présomption de croire avoir réussi. Mon travail en musique fut plus long & plus pénible. Outre que j’eus à faire plusieurs morceaux d’appareil & entre autres l’ouverture, tout le récitatif dont j’étois chargé se trouva d’une difficulté extrême, en ce qu’il falloit lier, souvent en peu de vers & par des modulations très rapides, des symphonies & des choeurs dans des tons fort éloignés: car, pour que Rameau ne m’accusât pas d’avoir défiguré ses airs, je n’en voulus changer ni transposer aucun. Je réussis à ce récitatif. Il étoit bien accentué, plein d’énergie & sur-tout excellemment modulé. L’idée des deux hommes supérieurs auxquels on daignoit m’associer m’avoit élevé le génie; & je puis dire que, dans ce travail ingrat & sans gloire, dont le public ne pouvoit pas même être informé, je me tins presque toujours à côté de mes modèles.
La pièce, dans l’état où je l’avois mise, fut répétée au [92] grand théâtre de l’Opéra. Des trois auteurs je m’y trouvai seul. Voltaire étoit absent & Rameau n’y vint pas, ou se cacha. Les paroles du premier monologue étoient très lugubres; en voici le début:
O mort! viens terminer les malheurs de ma vie.
Il avoit bien fallu faire une musique assortissante. Ce fut pourtant là-dessus que Mde. de la Poplinière fonda sa censure, en m’accusant, avec beaucoup d’aigreur, d’avoir foit une musique d’enterrement. M. de Richelieu commença judicieusement par s’informer de qui étoient les vers de ce monologue. Je lui présentai le manuscrit qu’il m’avoit envoyé & qui faisoit foi qu’ils étoient de Voltaire. En ce cas, dit-il, c’est Voltaire seul qui a tort. Durant la répétition, tout ce qui étoit de moi fut successivement improuvé par Mde. de la Poplinière & justifié par M. de Richelieu. Mais enfin j’avois affaire à trop forte partie & il me fut signifié qu’il y avoit à refaire à mon travail plusieurs choses sur lesquelles il falloit consulter M. Rameau. Navré d’une conclusion pareille, au lieu des éloges que j’attendais & qui certainement m’étoient dus, je rentrai chez moi la mort dans le coeur. J’y tombai malade, épuisé de fatigue, dévoré de chagrin, & de six semaines je ne fus en état de sortir.
Rameau, qui fut chargé des changemens indiqués par Mde. de la Poplinière, m’envoya demander l’ouverture de mon grand opéra, pour la substituer à celle que je venois de faire. Heureusement je sentis le croc-en-jambe & je la refusai. Comme il n’y avoit plus que cinq ou six jours jusqu’à [93] la représentation, il n’eut pas le tems d’en faire une & il fallut laisser la mienne. Elle étoit à l’italienne & d’un style très nouveau pour lors en France. Cependant elle fut goûtée & j’appris par M. de Valmalette, maître-d’hôtel du roi & gendre de M. Mussard mon parent & mon ami, que les amateurs avoient été très contens de mon ouvrage & que le public ne l’avoit pas distingué de celui de Rameau: mais celui-ci, de concert avec Mde. de la Poplinière, prit des mesures pour qu’on ne sût pas même que j’y avois travaillé. Sur les livres qu’on distribue aux spectateurs & où les auteurs sont toujours nommés, il n’y eut de nommé que Voltaire, & Rameau aima mieux que son nom fût supprimé que d’y voir associer le mien.
Sitôt que je fus en état de sortir, je voulus aller chez M. de Richelieu: il n’étoit plus temps. Il venoit de partir pour Dunkerque, où il devoit commander le débarquement destiné pour l’écosse. A son retour, je me dis, pour autoriser ma paresse, qu’il étoit trop tard. Ne l’ayant plus revu depuis lors, j’ai perdu l’honneur que méritoit mon ouvrage, l’honoraire qu’il devoit me produire; & mon temps, mon travail, mon chagrin, ma maladie & l’argent qu’elle me coûta, tout cela fut à mes frais, sans me rendre un sou de bénéfice, ou plutôt de dédommagement. Il m’a cependant toujours paru que M. de Richelieu avoit naturellement de l’inclination pour moi & pensoit avantageusement de mes talens. Mais mon malheur & Mde. de la Poplinière empêchèrent tout l’effet de sa bonne volonté.
Je ne pouvois rien comprendre à l’aversion de cette femme, [94] à qui je m’étois efforcé de plaire & à qui je faisois assez régulièrement ma Cour. Gauffecourt m’en expliqua les causes: D’abord, me dit-il, son amitié pour Rameau, dont elle est la prôneuse en titre & qui ne veut souffrir aucun concurrent; & de plus un péché originel qui vous damne auprès d’elle & qu’elle ne vous pardonnera jamais, c’est d’être Genevois. Là-dessus il m’expliqua que l’abbé Hubert, qui l’étoit & sincère ami de M. de la Poplinière, avoit foit ses efforts pour l’empêcher d’épouser cette femme, qu’il connoissoit bien; & qu’après le mariage elle lui avoit voué une haine implacable, ainsi qu’à tous les Genevois. Quoique la Poplinière, ajouta-t-il, ait de l’amitié pour vous & que je le sache, ne comptez pas sur son appui. Il est amoureux de sa femme: elle vous hait; elle est méchante, elle est adroite; vous ne ferez jamais rien dans cette maison. Je me le tins pour dit.
Ce même Gauffecourt me rendit à peu près dans le même tems un service dont j’avois grand besoin. Je venois de perdre mon vertueux père, âgé d’environ soixante ans. Je sentis moins cette perte que je n’aurois foit en d’autres temps, où les embarras de ma situation m’auroient moins occupé. Je n’avois point voulu réclamer de son vivant ce qui restoit du bien de ma mère & dont il tiroit le petit revenu: je n’eus plus là-dessus de scrupule après sa mort. Mais le défaut de preuve juridique de la mort de mon frère faisoit une difficulté que Gauffecourt se chargea de lever & qu’il leva en effet par les bons offices de l’avocat de Lolme. Comme j’avois le plus grand besoin de cette petite ressource & que [95] l’événement étoit douteux, j’en attendois la nouvelle définitive avec le plus vif empressement.
Un soir, en rentrant chez moi, je trouvai la lettre qui devoit contenir cette nouvelle & je la pris pour l’ouvrir avec un tremblement d’impatience dont j’eus honte au dedans de moi. Eh quoi! me dis-je avec dédain, Jean-Jacques se laissera-t-il subjuguer à ce point par l’intérêt & par la curiosité? Je remis sur-le-champ la lettre sur ma cheminée. Je me déshabillai, me couchai tranquillement, dormis mieux qu’à mon ordinaire & me levai le lendemain assez tard sans plus penser à ma lettre. En m’habillant je l’apperçus; je l’ouvris sans me presser; j’y trouvai une lettre de change. J’eus bien des plaisirs à la fois; mais je puis jurer que le plus vif fut celui d’avoir sçu me vaincre.
J’aurois vingt traits pareils à citer en ma vie, mais je suis trop pressé pour pouvoir tout dire. J’envoyai une petite partie de cet argent à ma pauvre maman, regrettant avec larmes l’heureux tems o j’aurois mis le tout à ses pieds. Toutes ses lettres se sentoient de sa détresse. Elle m’envoyoit un tas de recettes & de secrets dont elle prétendoit que je fisse ma fortune & la sienne. Déjà le sentiment de sa misère lui resserroit le coeur & lui rétrécissoit l’esprit. Le peu que je lui envoyai fut la proie des fripons qui l’obsédoient. Elle ne profita de rien. Cela me dégoûta de partager mon nécessaire avec ces misérables, sur-tout après l’inutile tentative que je fis pour la leur arracher, comme il sera dit ci-après. Le temps s’écouloit & l’argent avec lui. Nous étions deux, même quatre, ou, pour mieux dire, nous étions sept ou huit. Car, [96] quoique Thérèse fût d’un désintéressement qui a peu d’exemples, sa mère n’étoit pas comme elle. Sitôt qu’elle se vit un peu remontée par mes soins, elle fit venir toute sa famille, pour en partager le fruit. Soeurs, fils, filles, petites-filles, tout vint, hors sa fille aînée, mariée au directeur des carrosses d’Angers. Tout ce que je faisois pour Thérèse étoit détourné par sa mère en faveur de ces affamés. Comme je n’avois pas affaire à une personne avide & que je n’étois pas subjugué par une passion folle, je ne faisois pas des folies. Content de tenir Thérèse honnêtement, mais sans luxe, à l’abri des pressans besoins, je consentois que ce qu’elle gagnoit par son travail fût tout entier au profit de sa mère & je ne me bornois pas à cela; mais, par une fatalité qui me poursuivoit, tandis que Maman étoit en proie à ses croquants, Thérèse étoit en proie à sa famille & je ne pouvois rien faire d’aucun côté qui profitât à celle pour qui je l’avois destiné. Il étoit singulier que la cadette des enfans de Mde. le Vasseur, la seule qui n’eût pas été dotée, étoit la seule qui nourrissoit son père & sa mère & qu’après avoir été long-tems battue par ses frères, par ses soeurs, même par ses nièces, cette pauvre fille en étoit maintenant pillée, sans qu’elle pût mieux se défendre de leurs vols que de leurs coups. Une seule de ses nièces, appelée Gothon Leduc, étoit assez aimable & d’un caractère assez doux, quoique gâtée par l’exemple & les leçons des autres. Comme je les voyois souvent ensemble, je leur donnois les noms qu’elles s’entre-donnoient; j’appelois la nièce ma nièce & la tante ma tante. Toutes deux m’appeloient leur oncle. De-là le nom de tante [97] duquel j’ai continu d’appeller Thérèse & que mes amis répétoient quelquefois en plaisantant. On sent que, dans une pareille situation, je n’avois pas un moment à perdre pour tâcher de m’en tirer. Jugeant que M. de Richelieu m’avoit oublié & n’espérant plus rien du côté de la Cour, je fis quelques tentatives pour faire passer à Paris mon opéra: mais j’éprouvai des difficultés qui demandoient bien du tems pour les vaincre & j’étois de jour en jour plus pressé. Je m’avisai de présenter ma petite comédie de Narcisse aux Italiens: elle y fut reçue & j’eus les entrées, qui me firent grand plaisir. Mais ce fut tout. Je ne pus jamais parvenir à faire jouer ma pièce; & ennuyé de faire ma Cour à des comédiens, je les plantai là. Je revins enfin au dernier expédient qui me restoit & le seul que j’aurois dû prendre. En fréquentant la maison de M. de la Poplinière je m’étois éloigné de celle de M. D[upi]n. Les deux Dames, quoique parentes, étoient mal ensemble & ne se voyoient point; il n’y avoit aucune société entre les deux maisons & Thieriot seul vivoit dans l’une & dans l’autre. Il fut chargé de tâcher de me ramener chez M. D[upi]n. M. de F[rancuei]l suivoit alors l’histoire naturelle & la chimie & faisoit un cabinet. Je crois qu’il aspiroit à l’Académie des sciences; il vouloit pour cela faire un livre & il jugeoit que je pouvois lui être utile dans ce travail. Mde. D[upi]n, qui de son côté méditoit un autre livre, avoit sur moi des vues à-peu-près semblables. Ils auroient voulu m’avoir en commun pour une espèce de secrétaire & c’étoit là l’objet des semonces de Thieriot.
[98] J’exigeois préalablement que M. de F[rancuei]l emploieroit son crédit, avec celui de Jelyotte, pour faire répéter mon ouvrage à l’Opéra. Il y consentit. Les Muses galantes furent répétées d’abord plusieurs fois au magasin, puis au grand théâtre. Il y avoit beaucoup de monde à la grande répétition & plusieurs morceaux furent très applaudis. Cependant je sentis moi-même durant l’exécution, fort mal conduite par Rebel, que la pièce ne passeroit pas & même qu’elle n’étoit pas en état de paroître sans de grandes corrections. Ainsi je la retirai sans mot dire & sans m’exposer au refus; mais je vis clairement par plusieurs indices que l’ouvrage, eût-il été parfait, n’auroit pas passé. M. de F[rancuei]l m’avoit bien promis de le faire répéter, mais non pas de le faire recevoir. Il me tint exactement parole. J’ai toujours cru voir, dans cette occasion & dans beaucoup d’autres, que ni lui ni Mde. D[upi]n ne se soucioient de me laisser acquérir une certaine réputation dans le monde, de peur peut-être qu’on en supposât, en voyant leurs livres, qu’ils avoient greffé leurs talens sur les miens. Cependant, comme Mde. D[upi]n m’en a toujours supposé de très médiocres & qu’elle ne m’a jamais employé qu’à écrire sous sa dictée, ou à des recherches de pure érudition; ce reproche, sur-tout à son égard, eût été bien injuste.
Ce dernier mauvais succès acheva de me décourager. J’abandonnai tout projet d’avancement & de gloire; & sans plus songer à des talens vrais ou vains qui me prospéroient si peu, je consacrai mon tems & mes soins à me procurer ma subsistance & celle de ma Thérèse, comme il plairoit [99] à ceux qui se chargeroient d’y pourvoir. Je m’attachai donc tout à foit à Mde. D[upi]n & à M. de F[rancuei]l. Cela ne me jeta pas dans une grande opulence; car, avec huit à neuf cens francs par an que j’eus les deux premières années, à peine avois-je de quoi fournir à mes premiers besoins, forcé de me loger à leur voisinage, en chambre garnie, dans un quartier assez cher & payant un autre loyer à l’extrémité de Paris, tout en haut de la rue St. Jacques, où, quelque tems qu’il fît, j’allois souper presque tous les soirs. Je pris bientôt le train & même le goût de mes nouvelles occupations. Je m’attachai à la chimie; j’en fis plusieurs cours avec M. de F[rancuei]l chez M. Rouelle, & nous nous mîmes à barbouiller du papier tant bien que mal sur cette science, dont nous possédions à peine les éléments. En 1747, nous allâmes passer l’automne en Touraine, au château de Chenonceaux, maison royale sur le Cher, bâtie par Henri second, pour Diane de Poitiers, dont on y voit encore les chiffres & maintenant possédée par M. D[upi]n, fermier général. On s’amusa beaucoup dans ce beau lieu; on y faisoit très bonne chère; j’y devins gras comme un moine. On y fit beaucoup de musique. J’y composai plusieurs trios à chanter pleins d’une assez forte harmonie & dont je reparlerai peut-être dans mon supplément, si jamais j’en fois un. On y joua la comédie; j’y en fis, en quinze jours, une en trois actes, intitulée l’Engagement téméraire qu’on trouvera parmi mes papiers & qui n’a d’autre mérite que beaucoup de gaieté. J’y composai d’autres petits ouvrages, entre autres une pièce en vers intitulée l’Allée de Sylvie, nom d’une [100] allée du parc qui bordoit le Cher; & tout cela se fit sans discontinuer mon travail sur la chimie & celui que je faisois auprès de Mde. D[upi]n.
Tandis que j’engraissois à Chenonceaux, ma pauvre Thérèse engraissoit à Paris d’une autre manière, & quand j’y revins, je trouvai l’ouvrage que j’avois mis sur le métier plus avancé que je ne l’avois cru. Cela m’eût jeté, vu ma situation, dans un embarras extrême, si des camarades de table ne m’eussent fourni la seule ressource qui pouvoit m’en tirer. C’est un de ces récits essentiels que je ne puis faire avec trop de simplicité, parce qu’il faudroit, en les commentant, m’excuser ou me charger, & que je ne dois faire ici ni l’un ni l’autre.
Durant le séjour d’Altuna à Paris, au lieu d’aller manger chez un traiteur, nous mangions ordinairement lui & moi à notre voisinage, presque vis-à-vis le cul-de-sac de l’Opéra, chez une Mde. la Selle, femme d’un tailleur, qui donnoit assez mal à manger, mais dont la table ne laissoit pas d’être recherchée, à cause de la bonne & sûre compagnie qui s’y trouvoit; car on n’y recevoit aucun inconnu & il falloit être introduit par quelqu’un de ceux qui y mangeoient d’ordinaire. Le commandeur de G[ravill]e, vieux débauché, plein de politesse & d’esprit, mais ordurier, y logeoit & y attiroit une folle & brillante jeunesse en officiers aux gardes & mousquetaires. Le commandeur de N[onan]t, chevalier de toutes les filles de l’Opéra, y apportoit journellement toutes les nouvelles de ce tripot. MM. Duplessis lieutenant-colonel [101] retiré, bon & sage vieillard & Ancelet* [*Ce fut à ce M. Ancelet que je donnai une petite comédie de ma façon, intitulée les Prisonniers de Guerre, que j’avois faite après les désastres des Francois en Bavière & en Bohême & que je n’osai jamais avouer ni monter & cela par le singulière raison que jamais le Roi, ni la France, ni les François ne surent peut-être mieux loués ni de meilleur coeur que dans cette pièce & que, Républicain & frondeur en titre, je n’osois m’avouer panégyriste d’une nation dont toutes les maximes étoient contraires aux miennes. Plus navré des malheurs de la France que les François mêmes, j’avois peur qu’on ne taxât de flatterie & de lâcheté, les marques d’un sincère attachement dont j’ai dit l’époque & la cause dans ma premiere partie & que j’étois honteux de montrer.] officier des mousquetaires, y maintenoient un certain ordre parmi ces jeunes gens. Il y venoit aussi des commerçants, des financiers, des ouvriers, mais polis, honnêtes & de ceux qu’on distinguoit dans leur métier. M. de Besse, M. de Forcade & d’autres dont j’ai oublié les noms. Enfin l’on y voyoit des gens de mise de tous les états, excepté des abbés & des gens de robe, que je n’y ai jamais vus; & c’étoit une convention de n’y en point introduire. Cette table assez nombreuse, étoit très gaie sans être bruyante & l’on y polissonnoit beaucoup sans grossièreté. Le vieux commandeur avec tous ses contes gras quant à la substance, ne perdoit jamais sa politesse de la vieille Cour, & jamais un mot de gueule ne sortoit de sa bouche qui ne fût si plaisant que des femmes l’auroient pardonné. Son ton servoit de règle à toute la table: tous ces jeunes gens contoient leurs aventures galantes avec autant de licence que de grâce: & les contes de filles manquoient d’autant moins que le magasin étoit à la porte; car l’allée par où l’on alloit chez Mde. la Selle étoit la même où donnoit la boutique de la Duchapt, célèbre [102] marchande de modes qui avoit alors de très jolies filles avec lesquelles nos Messieurs alloient causer avant ou après dîne. Je m’y serois amusé comme les autres, si j’eusse été plus hardi. Il ne falloit qu’entrer comme eux; je n’osai jamais. Quant à Mde. la Selle, je continuai d’y aller manger assez souvent après le départ d’Altuna. J’y apprenois des foules d’anecdotes très amusantes & j’y pris aussi peu à peu, non, grâces au ciel, jamais les moeurs, mais les maximes que j’y vis établies. D’honnêtes personnes, mises à mal, des maris trompés, des femmes séduites, des accouchemens clandestins, étoient là les textes les plus ordinaires; & celui qui peuploit le mieux les Enfants-Trouvés étoit toujours le plus applaudi. Cela me gagna; je formai ma façon de penser sur celle que je voyois en règne chez des gens très aimables & dans le fond très honnêtes gens; & je me dis: Puisque c’est l’usage du pays, quand on y vit on peut le suivre. Voilà l’expédient que je cherchois. Je m’y déterminai gaillardement, sans le moindre scrupule; & le seul que j’eus à vaincre fut celui de Thérèse, à qui j’eus toutes les peines du monde de faire adopter cet unique moyen de sauver son honneur. Sa mère, qui de plus craignoit un nouvel embarras de marmaille, étant venue à mon secours, elle se laissa vaincre. On choisit une sage-femme prudente & sûre, appelée Mlle.Gouin, qui demeuroit à la pointe St. Eustache, pour lui confier ce dépôt; & quand le tems fut venu, Thérèse fut menée par sa mère chez la Gouin pour y faire ses couches. J’allai l’y voir plusieurs fois, & je lui portai un chiffre que j’avois foit à double sur deux cartes dont une fut mise dans [103] les langes de l’enfant, & il fut déposé par la sage-femme au bureau des enfants-trouvés, dans la forme ordinaire. L’année suivante, même inconvénient & même expédient, au chiffre près, qui fut négligé. Pas plus de réflexion de ma part, pas plus d’approbation de celle de la mère: elle obéit en gémissant. On verra successivement toutes les vicissitudes que cette fatale conduite a produites dans ma façon de penser, ainsi que dans ma destinée. Quant à présent, tenons-nous à cette premiere époque. Ses suites, aussi cruelles qu’imprévues, ne me forceront que trop d’y revenir.
Je marque ici celle de ma premiere connoissance avec Mde. D’[Epina]y dont le nom reviendra souvent dans ces mémoires. Elle s’appeloit Mlle. d’Esc[lavelle]s & venoit d’épouser M. D’[Epina]y, fils de M. L[aliv]e de B[ellegard]e, fermier général. Son mari étoit musicien, ainsi que M. de F[rancuei]l. Elle étoit musicienne aussi & la passion de cet art mit entre ces trois personnes une grande intimité. M. de F[rancuei]l m’introduisit chez Mde. D’[Epina]y; j’y soupois quelquefois avec lui. Elle étoit aimable, avoit de l’esprit, des talents; c’étoit assurément une bonne connoissance à faire. Mais elle avoit une amie, appelée Mlle. d’E[tt]e, qui passoit pour méchante & qui vivoit avec le chevalier de V[alor]y, qui ne passoit pas pour bon. Je crois que le commerce de ces deux personnes fit tort à Mde. D’[Epina]y, à qui la nature avoit donné, avec un tempérament très exigeant, des qualités excellentes pour en régler ou racheter les écarts. M. de F[rancuei]l lui communiqua une partie de l’amitié qu’il avoit pour moi & m’avoua ses liaisons [104] avec elle, dont, par cette raison, je ne parlerois pas ici si elles ne fussent devenues publiques au point de n’être pas même cachées à M. D’[Epina]y. M. de F[rancuei]l me fit même sur cette dame des confidences bien singulières, qu’elle ne m’a jamais faites à moi-même & dont elle ne m’a jamais cru instruit; car je n’en ouvris ni n’en ouvrirai de ma vie la bouche ni à elle ni à qui que ce soit. Toute cette confiance de part & d’autre rendoit ma situation très embarrassante sur-tout avec Mde. de F[rancuei]l, qui me connoissoit assez pour ne pas se défier de moi, quoique en liaison avec sa rivale. Je consolois de mon mieux cette pauvre femme, à qui son mari ne rendoit assurément pas l’amour qu’elle avoit pour lui. J’écoutois séparément ces trois personnes; je gardois leurs secrets avec la plus grande fidélité, sans qu’aucune des trois m’en arrachât jamais aucun de ceux des deux autres & sans dissimuler à chacune des deux femmes mon attachement pour sa rivale. Mde. de F[rancuei]l, qui vouloit se servir de moi pour bien des choses, essuya des refus formels; & Mde. D’[Epina]y, m’ayant voulu charger une fois d’une lettre pour M.F[rancuei]l, non seulement en reçut un pareil, mais encore une déclaration très nette que si elle vouloit me chasser pour jamais de chez elle, elle n’avoit qu’à me faire une seconde fois pareille proposition.
Il faut rendre justice à Mde. D’[Epina]y. Loin que ce procédé parût lui déplaire, elle en parla à F[rancuei]l avec éloge & ne m’en reçut pas moins bien. C’est ainsi que, dans des relations orageuses entre trois personnes que j’avois à ménager, dont je dépendois en quelque sorte & pour [105] qui j’avois de l’attachement, je conservai jusqu’à la fin leur amitié, leur estime, leur confiance, en me conduisant avec douceur & complaisance, mais toujours avec droiture & fermeté. Malgré ma bêtise & ma gaucherie, Mde. d’E[Epina]y voulut me mettre des amusemens de la Chevrette, château près de St. Denis, appartenant à M. de B[ellegard]e. Il y avoit un théâtre où l’on jouoit souvent des pièces. On me chargea d’un rôle que j’étudiai six mais sans relâche & qu’il fallut me souffler d’un bout à l’autre à la représentation. Après cette épreuve on ne me proposa plus de rôle.
En faisant la connoissance de Mde. d’E[Epina]y, je fis aussi celle de sa belle-soeur, Mlle. de B[ellegard]e, qui devint bientôt comtesse de H[oudeto]t. La premiere fois que je la vis, elle étoit à la veille de son mariage: elle me causa long-tems avec cette familiarité charmante qui lui est naturelle. Je la trouvai très aimable; mais j’étois bien éloigné de prévoir que cette jeune personne feroit un jour le destin de ma vie & m’entraîneroit, quoique bien innocemment, dans l’abîme où je suis aujourd’hui.
Quoique je n’aye pas parlé de Diderot depuis mon retour de Venise, non plus que de mon ami M. Roguin, je n’avois pourtant négligé ni l’un ni l’autre & je m’étois sur-tout lié de jour en jour plus intimement avec le premier. Il avoit une Nanette, ainsi que j’avois une Thérèse: c’étoit entre nous une conformité de plus. Mais la différence étoit que ma Thérèse, aussi bien de figure que sa Nanette, avoit une humeur douce & un caractère aimable, foit pour attacher un honnête homme; au lieu que la sienne, pigrièche & [106] harengère, ne montroit rien aux yeux des autres qui pût racheter la mauvaise éducation. Il l’épousa toutefois. Ce fut fort bien foit, s’il l’avoit promis. Pour moi, qui n’avois rien promis de semblable, je ne me pressai pas de l’imiter.
Je m’étois aussi lié avec l’abbé de Condillac, qui n’étoit rien, non plus que moi, dans la littérature, mais qui étoit foit pour devenir ce qu’il est aujourd’hui. Je suis le premier peut-être qui ai vu sa portée & qui l’ai estimé ce qu’il valoit. Il paroissoit aussi se plaire avec moi; & tandis qu’enfermé dans ma chambre, rue Jean-Saint-Denis, près l’Opéra, je faisois mon acte d’Hésiode, il venoit quelquefois dîner avec moi tête à tête en pic-nic. Il travailloit alors à l’Essai sur l’origine des connaissances humaines, qui est son premier ouvrage. Quand il fut achevé, l’embarras fut de trouver un libraire qui voulût s’en charger. Les libraires de Paris sont arrogans & durs pour tout homme qui commence; & la métaphysique, alors très peu à la mode, n’offroit pas un sujet bien attrayant. Je parlai à Diderot de Condillac & de son ouvrage; je leur fis faire connoissance. Ils étoient faits pour se convenir; ils se convinrent. Diderot engagea le libraire Durant à prendre le manuscrit de l’abbé & ce grand métaphysicien eut de son premier livre & presque par grâce, cent écus, qu’il n’auroit peut-être pas trouvés sans moi. Comme nous demeurions dans des quartiers fort éloignés les uns des autres, nous nous rassemblions tous trois une fois la semaine au Palais-Royal & nous allions dîner ensemble à l’hôtel du panier-fleuri. Il falloit que ces petits dîners hebdomadaires plussent extrêmement à Diderot; car lui, qui manquoit presque à tous ses [107] rendez-vous, ne manqua jamais à aucun de ceux-là. Je formai là le projet d’une feuille périodique, intitulée le Persifleur, que nous devions faire alternativement, Diderot & moi. J’en esquissai la premiere feuille & cela me fit faire connoissance avec d’Alembert, à qui Diderot en avoit parlé. Des événemens imprévus nous barrèrent & ce projet en demeura là.
Ces deux auteurs venoient d’entreprendre le Dictionnaire encyclopédique, qui ne devoit d’abord être qu’une espèce de traduction de Chambers, semblable à peu près à celle du Dictionnaire de médecine de James, que Diderot venoit d’achever. Celui-ci voulut me faire entrer pour quelque chose dans cette seconde entreprise & me proposa la partie de la musique, que j’acceptai & que j’exécutai très à la hâte & très mal, dans les trois mais qu’il m’avoit donnés, comme à tous les auteurs qui devoient concourir à cette entreprise. Mais je fus le seul qui fut prêt au terme prescrit. Je lui remis mon manuscrit, que j’avois foit mettre au net par un laquais de M. de F[rancuei]l, appelé Dupont, qui écrivoit très bien & à qui je payai dix écus tirés de ma poche, qui ne m’ont jamais été remboursés. Diderot m’avoit promis, de la part des libraires, une rétribution, dont il ne m’a jamais reparlé, ni moi à lui.
Cette entreprise de l’Encyclopédie fut interrompue par sa détention. Les Pensées philosophiques lui avoient attiré quelques chagrins qui n’eurent point de suite. Il n’en fut pas de même de la Lettre sur les aveugles, qui n’avoit rien de répréhensible que quelques traits personnels dont Mde. Dupré de St. Maur & M. de Réaumur furent choqués & pour [108] lesquels il fut mis au Donjon de Vincennes. Rien ne peindra jamais les angoisses que me fit sentir le malheur de mon ami. Ma funeste imagination, qui porte toujours le mal au pis, s’effaroucha. Je le crus là pour le reste de sa vie. La tête faillit m’en tourner. J’écrivis à Mde. de P[ompadou]r pour la conjurer de le faire relâcher ou d’obtenir qu’on m’enfermât avec lui. Je n’eus aucune réponse à ma lettre: elle étoit trop peu raisonnable pour être efficace; & je ne me flatte pas qu’elle ait contribué aux adoucissemens qu’on mit quelque tems après à la captivité du pauvre Diderot. Mais si elle eût duré quelque tems encore avec la même rigueur, je crois que je serois mort de désespoir au pied de ce malheureux donjon. Au reste, si ma lettre a produit peu d’effet je ne m’en suis pas non plus beaucoup foit valoir; car je n’en parlai qu’à très peu de gens & jamais à Diderot lui-même.
Fin du septième Livre.
JEAN JACQUES ROUSSEAU
LES CONFESSIONS
DE
J. J. ROUSSEAU.
[LIVRES I-IV, 1763?-1765/ 1782; LIVRES V-VI, 1766-1768/1782; LIVRES VII-XII, 1769, octobre -1770, fin / 1789 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. X, XVI, XVII; LIVRE VIII. t. XVI, pp. 109-183.]
LES CONFESSIONS
DE J.J. ROUSSEAU.
LIVRE HUITIÈME
J’ai dû faire une pause à la fin du précédent livre. Avec celui-ci commence, dans sa premier origine, la longue chaîne de mes malheurs.
Ayant vécu dans deux des plus brillantes maisons de Paris, je n’avois pas laissé, malgré mon peu d’entregent, d’y faire quelques connaissances. J’avois foit entre autres, chez Mde. D[upi]n, celle du jeune prince héréditaire de Saxe-Gotha & du baron de Thun, son gouverneur. J’avois foit, chez M. de la P[oplinièr]e, celle de M. Seguy, ami du baron de Thun & connu dans le monde littéraire par sa belle édition de Rousseau. Le baron nous invita, M. Seguy & moi, d’aller passer un jour ou deux à Fontenay sous bois, où le prince avoit une maison. Nous y fûmes. En passant devant Vincennes, je sentis à la vue du donjon un déchirement de coeur dont le baron remarqua l’effet sur mon visage. A souper, le prince parla de la détention de Diderot. Le baron, pour me faire parler, [110] accusa le prisonnier d’imprudence: j’en mis dans la manière impétueuse dont je le défendis. L’on pardonna cet excès de zèle à celui qu’inspire un ami malheureux & l’on parla d’autre chose. Il y avoit là deux Allemands attachés au prince: l’un, appelé M. Klupffell, homme de beaucoup d’esprit, étoit son chapelain & devint ensuite son gouverneur, après avoir supplanté le baron; l’autre étoit un jeune homme, appelé M. G[rimm], qui lui servoit de lecteur en attendant qu’il trouvât quelque place & dont l’équipage très mince annonçoit le pressant besoin de la trouver. Dès ce même soir, Klupffell & moi commençâmes une liaison qui devint bientôt amitié. Celle avec le Sr. G[rimm] n’alla pas tout à foit si vite: il ne se mettoit guère en avant, bien éloigné de ce ton avantageux que la prospérité lui donna dans la suite. Le lendemain à dîner l’on parla de musique: il en parla bien. Je fus transporté d’aise en apprenant qu’il accompagnoit du clavecin. Après le dîner on fit apporter de la musique. Nous musicâmes tout le jour au clavecin du prince & ainsi commença cette amitié qui d’abord me fut si douce, enfin si funeste & dont j’aurai tant à parler désormais.
En revenant à Paris, j’y appris l’agréable nouvelle que Diderot étoit sorti du donjon & qu’on lui avoit donné le château & le parc de Vincennes pour prison, sur sa parole, avec permission de voir ses amis. Qu’il me fut dur de n’y pouvoir courir à l’instant même! mais retenu deux ou trois jours chez Mde. D[upi]n par des soins indispensables, après trois ou quatre siècles d’impatience, je volai dans les bras de mon ami. Moment inexprimable! Il n’étoit pas seul. [111] D’Alembert & le trésorier de la Ste. Chapelle étoient avec lui. En entrant je ne vis que lui; je ne fis qu’un saut, un cri; je collai mon visage sur le sien, je le serrai étroitement sans lui parler autrement que par mes pleurs & mes sanglots; j’étouffois de tendresse & de joie. Son premier mouvement, sorti de mes bras, fut de se tourner vers l’ecclésiastique & de lui dire: Vous voyez, Monsieur, comment m’aiment mes amis.
Tout entier à mon émotion, je ne réfléchis pas alors à cette manière d’en tirer avantage. Mais en y pensant quelquefois depuis ce tems-là, j’ai toujours jugé qu’à la place de Diderot ce n’eût pas été là la premier idée qui me seroit venue.
Je le trouvai très affecté de sa prison. Le donjon lui avoit foit une impression terrible & quoiqu’il fût agréablement au château & maître de ses promenades dans un parc qui n’est pas même fermé de murs, il avoit besoin de la société de ses amis pour ne pas se livrer à son humeur noire. Comme j’étois assurément celui qui compatissoit le plus à sa peine, je crus aussi être celui dont la vue lui seroit la plus consolante; & tous les deux jours au plus tard, malgré des occupations très-exigeantes, j’allais, soit seul, soit avec sa femme, passer avec lui les après-midi.
Cette année 1749, l’été fut d’une chaleur excessive. On compte deux lieues de Paris à Vincennes. Peu en état de payer des fiacres, à deux heures après midi j’allois à pied quand j’étois seul & j’allois vite pour arriver plus tôt. Les [112] arbres de la route, toujours élagués à la mode du pays, ne donnoient presque aucune ombre; & souvent, rendu de chaleur & de fatigue, je m’étendois par terre, n’en pouvant plus. Je m’avisai, pour modérer mon pas, de prendre quelque livre. Je pris un jour le Mercure de France; & tout en marchant & le parcourant, je tombai sur cette question proposée par l’Académie de Dijon pour le prix de l’année suivante: Si le progrès des sciences & des arts a contribué à corrompre ou à épurer les moeurs?
A l’instant de cette lecture je vis un autre univers & je devins un autre homme. Quoique j’aye un souvenir vif de l’impression que j’en reçus, les détails m’en sont échappés depuis que je les ai déposés dans une de mes quatre lettres à M. de Malesherbes. C’est une des singularités de ma mémoire qui mérite d’être dite. Quand elle me sert, ce n’est qu’autant que je me suis reposé sur elle: sitôt que j’en confie le dépôt au papier, elle m’abandonne; & dès qu’une fois j’ai écrit une chose, je ne m’en souviens plus du tout. Cette singularité me suit jusque dans la musique. Avant de l’apprendre, je savois par coeur des multitudes de chansons: sitôt que j’ai sçu chanter des airs notés, je n’en ai pu retenir aucun & je doute que de ceux que j’ai le plus aimés, j’en puisse aujourd’hui redire un seul tout entier.
Ce que je me rappelle bien distinctement dans cette occasion, c’est qu’arrivant à Vincennes, j’étois dans une agitation qui tenoit du délire. Diderot l’apperçut; je lui en dis la cause & je lui lus la prosopopée de Fabricius, écrite [113] en crayon sous un chêne. Il m’exhorta de donner l’essor à mes idées & de concourir au prix. Je le fis & dès cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie & de mes malheurs fut l’effet inévitable de cet instant d’égarement.
Mes sentimens se montèrent, avec la plus inconcevable rapidité, au ton de mes idées. Toutes mes petites passions furent étouffées par l’enthousiasme de la vérité, de la liberté, de la vertu; & ce qu’il y a de plus étonnant est que cette effervescence se soutint dans mon coeur, durant plus de quatre ou cinq ans, à un aussi haut degré peut-être qu’elle ait jamais été dans le coeur d’aucun autre homme. Je travaillai ce discours d’une façon bien singulière & que j’ai presque toujours suivie dans mes autres ouvrages. Je lui consacrois les insomnies de mes nuits. Je méditois dans mon lit à yeux fermés & je tournois & retournois mes périodes dans ma tête avec des peines incroyables; puis quand j’étois parvenu à en être content, je les déposois dans ma mémoire jusqu’à ce que je pusse les mettre sur le papier: mais le tems de me lever & de m’habiller me faisoit tout perdre & quand je m’étois mis à mon papier, il ne me venoit presque plus rien de ce que j’avois composé. Je m’avisai de prendre pour secrétaire, Mde. le Vasseur. Je l’avois logée avec sa fille & son mari plus près de moi & c’étoit elle qui, pour m’épargner un domestique, venoit tous les matins allumer mon feu & faire mon petit service. A son arrivée, je lui dictois de mon lit mon travail de la nuit & cette pratique, que j’ai long-tems suivie, m’a sauvé bien des oublis.
[114] Quand ce discours fut foit, je le montrai à Diderot, qui en fut content & m’indiqua quelques corrections. Cependant cet ouvrage, plein de chaleur & de force, manque absolument de logique & d’ordre; de tous ceux qui sont sortis de ma plume c’est le plus foible de raisonnement & le plus pauvre de nombre & d’harmonie; mais avec quelque talent qu’on puisse être né, l’art d’écrire ne s’apprend pas tout-d’un-coup.
Je fis partir cette pièce sans en parler à personne autre, si ce n’est, je pense, à G[rimm], avec lequel, depuis son entrée chez le Comte de F[rièse] je commençois à vivre dans la plus grande intimité. Il avoit un clavecin qui nous servoit de point de réunion & autour duquel je passois avec lui tous les momens que j’avois de libres, à chanter des airs italiens & des barcarolles sans trêve & sans relâche du matin au soir, ou plutôt du soir au matin; & sitôt qu’on ne me trouvoit pas chez Mde. D[upi]n, on étoit sûr de me trouver chez M. G[rimm], ou du moins avec lui, soit à la promenade, soit au spectacle. Je cessai d’aller à la Comédie italienne, où j’avois mes entrées, mais qu’il n’aimoit pas, pour aller avec lui, en payant, à la Comédie française, dont il étoit passionné. Enfin un attroit si puissant me lioit à ce jeune homme & j’en devins tellement inséparable, que la pauvre tante elle-même en étoit négligée, c’est-à-dire, que je la voyois moins; car jamais un moment de ma vie mon attachement pour elle ne s’est affoibli.
Cette impossibilité de partager à mes inclinations le peu de tems que j’avois de libre renouvela plus vivement que [115] jamais le désir que j’avois depuis long-tems de ne faire qu’un ménage avec Thérèse: mais l’embarras de sa nombreuse famille & sur-tout le défaut d’argent pour acheter des meubles, m’avoient jusqu’àlors retenu. L’occasion de faire un effort se présenta & j’en profitai. M. de F[rancuei]l & Mde. D[upi]n, sentant bien que huit ou neuf cens francs par an ne pouvoient me suffire, portèrent de leur propre mouvement mon honoraire annuel jusqu’à cinquante louis; & de plus, Mde. D[upi]n, apprenant que je cherchois à me mettre dans mes meubles, m’aida de quelque secours pour cela; avec les meubles qu’avoit déjà Thérèse nous mîmes tout en commun & ayant loué un petit appartement à l’hôtel de Languedoc, rue de Grenelle St. Honoré, chez de très bonnes gens, nous nous y arrangeâmes comme nous pûmes & nous y avons demeuré paisiblement & agréablement pendant sept ans, jusqu’à mon délogement pour l’Hermitage.
Le pere de Thérèse étoit un vieux bon homme très doux, qui craignoit extrêmement sa femme & qui lui avoit donné pour cela le surnom de lieutenant criminel, que G[rimm], par plaisanterie, transporta dans la suite à la fille. Mde. le Vasseur ne manquoit pas d’esprit, c’est-à-dire d’adresse; elle se piquoit même de politesse & d’airs du grand monde; mais elle avoit un patelinage mystérieux qui m’étoit insupportable, donnant d’assez mauvais conseils à sa fille, cherchant à la rendre dissimulée avec moi & cajolant séparément mes amis aux dépens les uns des autres & aux miens: du reste assez bonne mere parce qu’elle [116] trouvoit son compte à l’être & couvrant les fautes de sa fille parce qu’elle en profitoit. Cette femme, que je comblois d’attentions, de soins, de petits cadeaux & dont j’avois extrêmement à coeur de me faire aimer, étoit, par l’impossibilité que j’éprouvois d’y parvenir, la seule cause de peine que j’eusse dans mon petit ménage; & du reste je puis dire avoir goûté, durant ces six ou sept ans le plus parfoit bonheur domestique que la faiblesse humaine puisse comporter. Le coeur de ma Thérèse étoit celui d’un ange; notre attachement croissoit avec notre intimité & nous sentions davantage de jour en jour combien nous étions faits l’un pour l’autre. Si nos plaisirs pouvoient se décrire, ils feroient rire par leur simplicité: nos promenades tête à tête hors de la ville, où je dépensois magnifiquement huit ou dix sous à quelque guinguette; nos petits soupers à la croisée de ma fenêtre, assis en vis-à-vis sur deux petites chaises posées sur une malle qui tenoit la largeur de l’embrasure. Dans cette situation, la fenêtre nous servoit de table, nous respirions l’air, nous pouvions voir les environs, les passans, &, quoique au quatrième étage, plonger dans la rue tout en mangeant.
Qui décrira, qui sentira les charmes de ces repas, composés, pour tout mets, d’un quartier de gros pain, de quelques cerises, d’un petit morceau de fromage & d’un demi-setier de vin que nous buvions à nous deux? Amitié, confiance, intimité, douceur d’âme, que vos assaisonnemenssont délicieux! Quelquefois nous restions là jusqu’à minuit sans y songer & sans nous douter de [117] l’heure, si la vieille maman ne nous eût avertis. Mais laissons ces détails, qui paraîtront insipides ou risibles: je l’ai toujours dit & senti, la véritable jouissance ne se décrit point.
J’en eus à peu près dans le même tems une plus grossière, la dernière de cette espèce que j’aye eue à me reprocher. J’ai dit que le ministre Klupffell étoit aimable: mes liaisons avec lui n’étoient guère moins étroites qu’avec G[rimm] & devinrent aussi familières; ils mangeoient quelquefois chez moi. Ces repas, un peu plus que simples, étoient égayés par les fines & folles polissonneries de Klupffell & par les plaisans germanismes de G[rimm], qui n’étoit pas encore devenu puriste.
La sensualité ne présidoit pas à nos petites orgies; mais la joie y suppléoit & nous nous trouvions si bien ensemble que nous ne pouvions nous quitter. Klupffell avoit mis dans ses meubles une petite fille, qui ne laissoit pas d’être à tout le monde, parce qu’il ne pouvoit pas l’entretenir à lui tout seul. Un soir, en entrant au café, nous le trouvâmes qui en sortoit pour aller souper avec elle. Nous le raillâmes; il s’en vengea galamment en nous mettant du même souper & puis nous raillant à son tour. Cette pauvre créature me parut d’un assez bon naturel, très douce & peu faite à son métier, auquel une sorcière qu’elle avoit avec elle la styloit de son mieux. Les propos & le vin nous égayèrent au point que nous nous oubliâmes. Le bon Klupffell ne voulut pas faire ses honneurs à demi & nous passâmes tous trois successivement dans la chambre voisine avec la [118] pauvre petite, qui ne savoit si elle devoit rire ou pleurer. G[rimm] a toujours affirmé qu’il ne l’avoit pas touchée: c’étoit donc pour s’amuser à nous impatienter qu’il resta si long-tems avec elle; & s’il s’en abstint, il est peu probable que ce fût par scrupule, puisque, avant d’entrer chez le Comte de F[rièse] il logeoit chez des filles au même quartier St. Roch.
Je sortis de la rue des Moineaux, où logeoit cette fille, aussi honteux que St. Preux sortit de la maison où on l’avoit enivré & je me rappelai bien mon histoire en écrivant la sienne. Thérèse s’apperçut à quelque signe & sur-tout à mon air confus, que j’avois quelque reproche à me faire; j’en allégeai le poids par ma franche & prompte confession. Je fis bien; car dès le lendemain, G[rimm] vint en triomphe lui raconter mon forfoit en l’aggravant & depuis lors il n’a jamais manqué de lui en rappeller malignement le souvenir: en cela d’autant plus coupable que, l’ayant mis librement & volontairement dans ma confidence, j’avois droit d’attendre de lui qu’il ne m’en feroit pas repentir. Jamais je ne sentis mieux qu’en cette occasion la bonté de coeur de ma Thérèse; car elle fut plus choquée du procédé de G[rimm] qu’offensée de mon infidélité & je n’essuyai de sa part que des reproches touchans & tendres dans lesquels je n’apperçus jamais la moindre trace de dépit.
La simplicité d’esprit de cette excellente fille égaloit sa bonté de coeur, c’est tout dire; mais un exemple qui se présente mérite pourtant d’être ajouté. Je lui avois dit que Klupffell étoit ministre & chapelain du prince de Saxe-Gotha. [119] Un ministre étoit pour elle un homme si singulier, que, confondant comiquement les idées les plus disparates, elle s’avisa de prendre Klupffell pour le pape. Je la crus folle la premier fois qu’elle me dit, comme je rentrois, que le pape m’étoit venu voir. Je la fis expliquer & je n’eus rien de plus pressé que d’aller conter cette histoire à G[rimm] & à Klupffell, à qui le nom de pape en resta parmi nous. Nous donnâmes à la fille de la rue des Moineaux le nom de papesse Jeanne. C’étoient des rires inextinguibles; nous étouffions. Ceux qui, dans une lettre qu’il leur a plu de m’attribuer, m’ont foit dire que je n’avois ri que deux fois en ma vie, ne m’ont pas connu dans ce tems-là ni dans ma jeunesse; car assurément cette idée n’auroit jamais pu leur venir.
L’année suivante 1750, comme je ne songeois plus à mon discours, j’appris qu’il avoit remporté le prix à Dijon. Cette nouvelle réveilla toutes les idées qui me l’avoient dicté, les anima d’une nouvelle force & acheva de mettre en fermentation dans mon coeur ce premier levain d’héroïsme & de vertu que mon père & ma patrie & Plutarque y avoient mis dans mon enfance. Je ne trouvai plus rien de grand & de beau que d’être libre & vertueux, au-dessus de la fortune & de l’opinion & de se suffire à soi-même. Quoique la mauvaise honte & la crainte des sifflets m’empêchassent de me conduire d’abord sur ces principes & de rompre brusquement en visière aux maximes de mon siècle, j’en eus Dès-lors la volonté décidée & je ne tardai à l’exécuter qu’autant de tems qu’il en falloit aux contradictions pour l’irriter & la rendre triomphante.
[120] Tandis que je philosophois sur les devoirs de l’homme, un événement vint me faire mieux réfléchir sur les miens. Thérèse devint grosse pour la troisième fois. Trop sincère avec moi, trop fière en dedans pour vouloir démentir mes principes par mes oeuvres, je me mis à examiner la destination de mes enfans & mes liaisons avec leur mère, sur les loix de la nature, de la justice & de la raison & sur celles de cette religion pure, sainte, éternelle comme son auteur, que les hommes ont souillée en feignant de vouloir la purifier & dont ils n’ont plus foit, par leurs formules, qu’une religion de mots, vu qu’il en coûte peu de prescrire l’impossible, quand on se dispense de le pratiquer.
Si je me trompai dans mes résultats, rien n’est plus étonnant que la sécurité d’âme avec laquelle je m’y livrai. Si j’étois de ces hommes mal nés, sourds à la douce voix de la nature, au dedans desquels aucun vrai sentiment de justice & d’humanité ne germa jamais, cet endurcissement seroit tout simple; mais cette chaleur de coeur, cette sensibilité si vive, cette facilité à former des attachements, cette force avec laquelle ils me subjuguent, ces déchiremens cruels quand il les faut rompre, cette bienveillance innée pour mes semblables, cet amour ardent du grand, du vrai, du beau, du juste; cette horreur du mal en tout genre, cette impossibilité de haïr, de nuire & même de le vouloir; cet attendrissement, cette vive & douce émotion que je sens à l’aspect de tout ce qui est vertueux, généreux, aimable: tout cela peut-il jamais s’accorder dans la même ame avec la dépravation qui foit fouler aux pieds sans scrupule le plus [121] doux des devoirs? Non, je le sens & le dis hautement, cela n’est pas possible. Jamais un seul instant de sa vie J. J. n’a pu être un homme sans sentiment, sans entrailles, un pere dénaturé. J’ai pu me tromper, mais non m’endurcir. Si je disois mes raisons, j’en dirois trop. Puisqu’elles ont pu me séduire, elles en séduiroient bien d’autres: je ne veux pas exposer les jeunes gens qui pourroient me lire à se laisser abuser par la même erreur. Je me contenterai de dire qu’elle fut telle, qu’en livrant mes enfans à l’éducation publique, faute de pouvoir les élever moi-même, en les destinant à devenir ouvriers & paysans plutôt qu’aventuriers & coureurs de fortunes, je crus faire un acte de citoyen & de père; & je me regardai comme un membre de la république de Platon. Plus d’une fois depuis lors, les regrets de mon coeur m’ont appris que je m’étois trompé, mais loin que ma raison m’ait donné le même avertissement, j’ai souvent béni le ciel de les avoir garantis par là du sort de leur père & de celui qui les menaçoit quand j’aurois été forcé de les abandonner. Si je les avois laissés à Mde. D’[Epina]y ou à Mde. de L[uxembour]g, qui, soit par amitié, soit par générosité, soit par quelque autre motif, ont voulu s’en charger dans la suite, auroient-ils été plus heureux, auroient-ils été élevés du moins en honnêtes gens? Je l’ignore; mais je suis sûr qu’on les auroit portés à haïr, peut-être à trahir leurs parents: il vaut mieux cent fois qu’ils ne les aient point connus.
Mon troisième enfant fut donc mis aux Enfants-trouvés, ainsi que les premiers & il en fut de même des deux suivans; [122] car j’en ai eu cinq en tout. Cet arrangement me parut si bon, si sensé, si légitime, que si je ne m’en vantai pas ouvertement, ce fut uniquement par égard pour la mère; mais je le dis à tous ceux à qui j’avois déclaré nos liaisons; je le dis à Diderot, à G[rimm], je l’appris dans la suite à Mde. D’[Epina]y & dans la suite encore à Mde. de L[uxembour]g & cela librement, franchement, sans aucune espèce de nécessité & pouvant aisément le cacher à tout le monde; car la Gouin étoit une honnête femme, très discrète & sur laquelle je comptois parfaitement. Le seul de mes amis à qui j’eus quelque intérêt de m’ouvrir fut le médecin Thierry, qui soigna ma pauvre tante dans une de ses couches où elle se trouva fort mal. En un mot, je ne mis aucun mystère à ma conduite, non seulement parce que je n’ai jamais rien sçu cacher à mes amis, mais parce qu’en effet je n’y voyois aucun mal. Tout pesé, je choisis pour mes enfans le mieux, ou ce que je crus l’être. J’aurois voulu, je voudrois encore avoir été élevé & nourri comme ils l’ont été.
Tandis que je faisois ainsi mes confidences, Mde. le Vasseur les faisoit aussi de son côté, mais dans des vues moins désintéressées. Je les avois introduites, elle & sa fille, chez Mde. D[upi]n, qui, par amitié pour moi, avoit mille bontés pour elles. La mere la mit dans le secret de sa fille. Mde. D[upi]n, qui est bonne & généreuse & à qui elle ne disoit pas combien, malgré la modicité de mes ressources, j’étois attentif à pourvoir à tout, y pourvoyoit de son côté avec une libéralité que, par l’ordre de la mère, la fille m’a [123] toujours cachée durant mon séjour à Paris & dont elle ne me fit l’aveu qu’à l’Hermitage, à la suite de plusieurs autres épanchemens de coeur. J’ignorois que Mde. D[upi]n, qui ne m’en a jamais foit le moindre semblant, fût si bien instruite: j’ignore encore si Mde. de C[henonceau]x sa bru le fut aussi; mais Mde. de F[ranceui]l sa belle-fille, le fut & ne put s’en taire. Elle m’en parla l’année suivante, lorsque j’avois déjà quitté leur maison. Cela m’engagea à lui écrire à ce sujet une lettre qu’on trouvera dans mes recueils & dans laquelle j’expose celles de mes raisons que je pouvois dire sans compromettre Mde. le V[asseu]r & sa famille; car les plus déterminantes venoient de-là & je les tus.
Je suis sûr de la discrétion de Mde. D[upi]n & de l’amitié de Mde. de C[henonceau]x; je l’étois de celle de Mde. de F[ranceui]l, qui, d’ailleurs mourut long-tems avant que mon secret fût ébruité. Jamais il n’a pu l’être que par les gens mêmes à qui je l’avois confié & ne l’a été en effet qu’après ma rupture avec eux. Par ce seul foit ils sont jugés: sans vouloir me disculper du blâme que je mérite, j’aime mieux en être chargé que de celui que mérite leur méchanceté. Ma faute est grande, mais c’est une erreur: j’ai négligé mes devoirs, mais le désir de nuire n’est pas entré dans mon coeur & les entrailles de pere ne sauroient parler bien puissamment pour des enfans qu’on n’a jamais vus: mais trahir la confiance de l’amitié, violer le plus saint de tous les pactes, publier les secrets versés dans notre sein, déshonorer à plaisir l’ami qu’on a trompé & qui nous respecte encore en nous [124] quittant, ce ne sont pas là des fautes, ce sont des bassesses d’âmes & des noirceurs.
J’ai promis ma confession, non ma justification; aussi je m’arrête ici sur ce point. C’est à moi d’être vrai, c’est au lecteur d’être juste. Je ne lui demanderai jamais rien de plus.
Le mariage de M. de C[henonceau]x me rendit la maison de sa mere encore plus agréable, par le mérite & l’esprit de la nouvelle mariée, jeune personne très aimable & qui parut me distinguer parmi les scribes de M. D[upi]n. Elle étoit fille unique de Mde. la vicomtesse de R[ochechouar]t, grande amie du Comte de F[riès]e & par contrecoup de G[rimm], qui lui étoit attaché. Ce fut pourtant moi qui l’introduisis chez sa fille: mais leurs humeurs ne se convenant pas, cette liaison n’eut point de suite; & G[rimm], qui Dès-lors visoit au solide, préféra la mère, femme du grand monde, à la fille, qui vouloit des amis sûrs & qui lui convinssent, sans se mêler d’aucune intrigue ni chercher du crédit parmi les grands. Mde. D[upi]n, ne trouvant pas dans Mde. de C[henonceau]x toute la docilité qu’elle en attendoit, lui rendit sa maison fort triste; & Mde. de C[henonceau]x, fière de son mérite, peut-être de sa naissance, aima mieux renoncer aux agrémens de la société & rester presque seule dans son appartement, que de porter un joug pour lequel elle ne se sentoit pas faite. Cette espèce d’exil augmenta mon attachement pour elle, par cette pente naturelle qui m’attire vers les malheureux. Je lui trouvai l’esprit métaphysique & penseur, quoique parfois un peu sophistique. Sa conversation, qui n’étoit point du tout celle d’une jeune femme qui sort du couvent, étoit pour moi très attrayante. [125] Cependant elle n’avoit pas vingt ans. Son teint étoit d’une blancheur éblouissante; sa taille eût été grande & belle, si elle se fût mieux tenue. Ses cheveux, d’un blond cendré & d’une beauté peu commune, me rappeloient ceux de ma pauvre maman dans son bel âge & m’agitoient vivement le coeur. Mais les principes sévères que je venois de me faire & que j’étois résolu de suivre à tout prix, me garantirent d’elle & de ses charmes. J’ai passé durant tout un été trois ou quatre heures par jour tête à tête avec elle, à lui montrer gravement l’arithmétique & à l’ennuyer de mes chiffres éternels, sans lui dire un seul mot galant ni lui jetter une oeillade. Cinq ou six ans plus tard je n’aurois pas été si sage ou si fou; mais il étoit écrit que je ne devois aimer d’amour qu’une fois en ma vie; & qu’une autre qu’elle auroit les premiers & les derniers soupirs de mon coeur.
Depuis que je vivois chez Mde. D[upi]n, je m’étois toujours contenté de mon sort, sans marquer aucun désir de le voir améliorer. L’augmentation qu’elle avoit faite à mes honoraires, conjointement avec M. de F[ranceui]l, étoit venue uniquement de leur propre mouvement. Cette année M. de F[ranceui]l, qui me prenoit de jour en jour plus en amitié, songea à me mettre un peu plus au large & dans une situation moins précaire. Il étoit receveur général des finances. M. Dudoyer, son caissier, étoit vieux, riche & vouloit se retirer. M. de F[ranceui]l m’offrit cette place; & pour me mettre en état de la remplir, j’allai pendant quelques semaines chez M. Dudoyer prendre les instructions nécessaires. Mais soit que j’eusse peu de talent pour cet emploi, soit que Dudoyer, qui me parut [126] vouloir se donner un autre successeur, ne m’instruisît pas de bonne foi, j’acquis lentement & mal les connoissances dont j’avois besoin & tout cet ordre de comptes embrouillés à dessein ne put jamais bien m’entrer dans la tête. Cependant, sans avoir saisi le fin du métier, je ne laissai pas d’en prendre la marche courante assez pour pouvoir l’exercer rondement. J’en commençai même les fonctions. Je tenois les registres & la caisse; je donnois & recevois de l’argent, des récépissés; & quoique j’eusse aussi peu de goût que de talent pour ce métier, la maturité des ans commençant à me rendre sage, j’étois déterminé à vaincre ma répugnance pour me livrer tout entier à mon emploi. Malheureusement, comme je commençois à me mettre en train, M. de F[ranceui]l fit un petit voyage, durant lequel je restai chargé de sa caisse, où il n’y avoit cependant pour lors que vingt-cinq à trente mille francs. Les soucis, l’inquiétude d’esprit que me donna ce dépôt me firent sentir que je n’étois point foit pour être caissier; & je ne doute point que le mauvais sang que je fis durant cette absence, n’ait contribué à la maladie où je tombai après son retour.
J’ai dit dans ma premier partie que j’étois né mourant. Un vice de conformation dans la vessie me fit éprouver durant mes premières années, une rétention d’urine presque continuelle; & ma tante Suzon, qui prit soin de moi, eut des peines incroyables à me conserver. Elle en vint à bout cependant ma robuste constitution prit enfin le dessus & ma santé s’affermit tellement durant ma jeunesse, qu’excepté la maladie de langueur dont j’ai raconté l’histoire & de fréquentes [127] ardeurs dans la vessie, que le moindre échauffement me rendit toujours incommodes, je parvins jusqu’à l’âge de trente ans, sans presque me sentir de ma premier infirmité. Le premier ressentiment que j’en eus fut à mon arrivée à Venise. La fatigue du voyage & les terribles chaleurs que j’avois souffertes renouvelèrent ces ardeurs & me donnèrent des maux de reins que je gardai jusqu’à l’entrée de l’hiver. Après avoir vu la Padoana, je me crus mort & n’eus pas la moindre incommodité. Après m’être épuisé plus d’imagination que de corps pour ma Zulietta, je me portai mieux que jamais. Ce ne fut qu’après la détention de Diderot que l’échauffement contracté dans mes courses de Vincennes, durant les terribles chaleurs qu’il faisoit alors, me donna une violente néphrétique, depuis laquelle je n’ai jamais recouvré ma premier santé.
Au moment dont je parle, m’étant peut-être un peu fatigué au maussade travail de cette maudite caisse, je retombai plus bas qu’auparavant & je demeurai dans mon lit cinq ou six semaines dans le plus triste état que l’on puisse imaginer. Mde. D[upi]n m’envoya le célèbre Morand qui, malgré son habileté & la délicatesse de sa main, me fit souffrir des maux incroyables & ne put jamais venir à bout de me sonder. Il me conseilla de recourir à Daran, dont les bougies plus flexibles parvinrent en effet à s’insinuer: mais, en rendant compte à Mde. D[upi]n de mon état, Morand lui déclara que dans six mais je ne serois pas en vie. Ce discours, qui me parvint, me fit faire de sérieuses réflexions sur mon état & sur la bêtise de sacrifier le repos & l’agrément du peu de jours qui me restoient à vivre, à l’assujettissement d’un emploi pour [128] lequel je ne me sentois que du dégoût. D’ailleurs, comment accorder les sévères principes que je venois d’adopter avec un état qui s’y rapportoit si peu? & n’aurois-je pas bonne grâce, caissier d’un receveur-général des finances, à prêcher le désintéressement & la pauvreté? Ces idées fermentèrent si bien dans ma tête avec la fièvre, elles s’y combinèrent avec tant de force, que rien depuis lors ne les en put arracher; & durant ma convalescence, je me confirmai de sang-froid dans les résolutions que j’avois prises dans mon délire. Je renonçai pour jamais à tout projet de fortune & d’avancement. Déterminé à passer dans l’indépendance & la pauvreté le peu de tems qui me restoit à vivre, j’appliquai toutes les forces de mon ame à briser les fers de l’opinion & à faire avec courage tout ce qui me paroissoit bien, sans m’embarrasser aucunement du jugement des hommes. Les obstacles que j’eus à combattre & les efforts que je fis pour en triompher, sont incroyables. Je réussis autant qu’il étoit possible & plus que je n’avois espéré moi-même. Si j’avois aussi bien secoué le joug de l’amitié que celui de l’opinion, je venois à bout de mon dessein, le plus grand peut-être, ou du moins le plus utile à la vertu que mortel ait jamais conçu; mais, tandis que je foulois aux pieds les jugemens insensés de la tourbe vulgaire des soi-disant grands & des soi-disant sages, je me laissois subjuguer & mener comme un enfant par de soi-disant amis, qui jaloux de me voir marcher seul dans une route nouvelle, tout en paroissant s’occuper beaucoup à me rendre heureux, ne s’occupoient en effet qu’à me rendre ridicule & commencèrent par [129] travailler à m’avilir, pour parvenir dans la suite à me diffamer. Ce fut moins ma célébrité littéraire que ma réforme personnelle, dont je marque ici l’époque, qui m’attira leur jalousie: ils m’auroient pardonné peut-être de briller dans l’art d’écrire; mais ils ne purent me pardonner de donner dans ma conduite un exemple qui sembloit les importuner. J’étois né pour l’amitié; mon humeur facile & douce la nourrissoit sans peine. Tant que je vécus ignoré du public, je fus aimé de tous ceux qui me connurent & je n’eus pas un seul ennemi. Mais sitôt que j’eus un nom, je n’eus plus d’amis. Ce fut un très grand malheur; un plus grand encore fut d’être environné de gens qui prenoient ce nom & qui n’usèrent des droits qu’il leur donnoit que pour m’entraîner à ma perte. La suite de ces mémoires développera cette odieuse trame; je n’en montre ici que l’origine: on en verra bientôt former le premier noeud.
Dans l’indépendance où je voulois vivre, il falloit cependant subsister. J’en imaginai un moyen très-simple; ce fut de copier de la musique à tant la page. Si quelque occupation plus solide eût rempli le même but, je l’aurois prise; mais ce talent étant de mon goût & le seul qui, sans assujettissement personnel, pût me donner du pain au jour le jour, je m’y tins. Croyant n’avoir plus besoin de prévoyance & faisant taire la vanité, de caissier d’un financier je me fis copiste de musique. Je crus avoir gagné beaucoup à ce choix; & je m’en suis si peu repenti, que je n’ai quitté ce métier que par force, pour le reprendre aussitôt que je pourrai.
Le succès de mon premier discours me rendit l’exécution [130] de cette résolution plus facile. Quand il eut remporté le prix, Diderot se chargea de le faire imprimer. Tandis que j’étois dans mon lit, il m’écrivit un billet pour m’en annoncer la publication & l’effet. Il prend, me marquoit-il, tout par-dessus les nues; il n’y a pas d’exemple d’un succès pareil.
Cette faveur du public, nullement briguée & pour un auteur inconnu, me donna la premier assurance véritable de mon talent, dont malgré le sentiment interne, j’avois toujours douté jusqu’àlors. Je compris tout l’avantage que j’en pouvois tirer pour le parti que j’étois prêt à prendre & je jugeai qu’un copiste de quelque célébrité dans les lettres ne manqueroit vraisemblablement pas de travail.
Sitôt que ma résolution fut bien prise & bien confirmée, j’écrivis un billet à M. de F[ranceui]l pour lui en faire part, pour le remercier, ainsi que Mde. D[upi]n, de toutes leurs bontés & pour leur demander leur pratique. F[ranceui]l, ne comprenant rien à ce billet & me croyant encore dans le transport de la fièvre, accourut chez moi; mais il trouva ma résolution si bien prise qu’il ne put parvenir à l’ébranler. Il alla dire à Mde. D[upi]n & à tout le monde que j’étois devenu fou; je laissai dire & j’allai mon train. Je commençai ma réforme par ma parure; je quittai la dorure & les bas blancs; je pris une perruque ronde; je posai l’épée; je vendis ma montre en me disant avec une joie incroyable: grace au ciel, je n’aurai plus besoin de savoir l’heure qu’il est. M. de F[ranceui]l eut l’honnêteté d’attendre assez long-temps encore avant de disposer de sa caisse. Enfin, voyant mon parti bien pris, il la remit à M. d’Alibard, jadis gouverneur [131] du jeune C[henonceau]x & connu dans la botanique par sa flora parisiensis.* [*Je ne doute pas que ceci ne soit maintenant conté bien différemment par F....l & ses consorts: mais je m’en rapporte à ce qu’il en dit alors & long-temps après a tout le monde jusqu’à la formation du complot & dont les gens de bon sens & de bonne soi ont dû conserver le souvenir.] Quelqu’austère que fût ma réforme somptuaire, je ne l’étendis pas d’abord jusqu’à mon linge, qui étoit beau & en quantité, reste de mon équipage de Venise & pour lequel j’avois un attachement particulier. A force d’en faire un objet de propreté, j’en avois foit un objet de luxe, qui ne laissoit pas de m’être coûteux. Quelqu’un me rendit le bon office de me délivrer de cette servitude. La veille de NoËl, tandis que les gouverneurs étoient à vêpres & que j’étois au concert spirituel, on força la porte d’un grenier où étoit étendu tout notre linge, après une lessive qu’on venoit de faire. On vola tout & entre autres quarante-deux chemises à moi, de très belle toile & qui faisoient le fond de ma garde-robe en linge. A la façon dont les voisins dépeignirent un homme qu’on avoit vu sortir de l’hôtel portant des paquets à la même heure, Thérèse & moi soupçonnâmes son frère, qu’on savoit être un très mauvais sujet. La mere repoussa vivement ce soupçon; mais tant d’indices le confirmèrent qu’il nous resta, malgré qu’elle en eût. Je n’osai faire d’exactes recherches, de peur de trouver plus que je n’aurois voulu. Ce frère ne se montra plus chez moi & disparut enfin tout à foit. Je déplorai le sort de Thérèse & le mien, de tenir à une famille si mêlée & je l’exhortai plus que jamais de secouer un joug aussi dangereux. Cette aventure me guérit de la passion du beau linge & je n’en ai plus eu depuis [132] que de très commun, plus assortissant au reste de mon équipage.
Ayant ainsi complété ma réforme, je ne songeai plus qu’à la rendre solide & durable, en travaillant à déraciner de mon coeur tout ce qui tenoit encore au jugement des hommes, tout ce qui pouvoit me détourner, par la crainte du blâme, de ce qui étoit bon & raisonnable en soi. A l’aide du bruit que faisoit mon ouvrage, ma résolution fit du bruit aussi & m’attira des pratiques; de sorte que je commençai mon métier avec assez de succès. Plusieurs causes cependant m’empêchèrent d’y réussir comme j’aurois pu faire en d’autres circonstances. D’abord ma mauvaise santé. L’attaque que je venois d’essuyer eut des suites qui ne m’ont laissé jamais aussi bien portant qu’auparavant; & je crois que les médecins auxquels je me livrai me firent bien autant de mal que la maladie. Je vis successivement Morand, Daran, Helvétius, Malouin, Thierry, qui, tous très savants, tous mes amis, me traitèrent chacun à sa mode, ne me soulagèrent point & m’affaiblirent considérablement. Plus je m’asservissois à leur direction, plus je devenois jaune, maigre, foible. Mon imagination, qu’ils effarouchoient, mesurant mon état sur l’effet de leurs drogues, ne me montroit avant la mort qu’une suite de souffrances, les rétentions, la gravelle, la pierre. Tout ce qui soulage les autres, les tisanes, les bains, la saignée, empiroit mes maux. M’étant apperçu que les sondes de Daran, qui seules me faisoient quelque effet & sans lesquelles je ne croyois plus pouvoir vivre, ne me donnoient cependant qu’un soulagement [133] momentané, je me mis à faire, à grands frais, d’immenses provisions de sondes, pour pouvoir en porter toute ma vie, même au cas que Daran vînt à manquer. Pendant huit ou dix ans que je m’en suis servi si souvent, il faut, avec tout ce qui m’en reste, que j’en aye acheté pour cinquante louis.
On sent qu’un traitement si coûteux, si douloureux, si pénible, ne me laissoit pas travailler sans distraction & qu’un mourant ne met pas une ardeur bien vive à gagner son pain quotidien.
Les occupations littéraires firent une autre distraction non moins préjudiciable à mon travail journalier. A peine mon discours eut-il paru que les défenseurs des lettres fondirent sur moi comme de concert. Indigné de voir tant de petits Messieurs Josse, qui n’entendoient pas même la question, vouloir en décider en maîtres, je pris la plume & j’en traitai quelques-uns de manière à ne pas laisser les rieurs de leur côté. Un certain M. Gautier, de Nancy, le premier qui tomba sous ma plume, fut rudement malmené dans une lettre à M. G[rimm]. Le second fut le roi Stanislas lui-même, qui ne dédaigna pas d’entrer en lice avec moi. L’honneur qu’il me fit me força de changer de ton pour lui répondre; j’en pris un plus grave, mais non moins fort; & sans manquer de respect à l’auteur, je réfutai pleinement l’ouvrage. Je savois qu’un Jésuite, appelé le P. Menou, y avoit mis la main: je me fiai à mon tact pour démêler ce qui étoit du prince & ce qui étoit du moine; & tombant sans ménagement sur toutes les phrases jésuitiques, je relevai, chemin faisant [134] un anachronisme que je crus ne pouvoir venir que du révérend. Cette pièce, qui, je ne sais pourquoi, a foit moins de bruit que mes autres écrits, est jusqu’à présent un ouvrage unique dans son espèce. J’y saisis l’occasion qui m’étoit offerte d’apprendre au public comment un particulier pouvoit défendre la cause de la vérité contre un souverain même. Il est difficile de prendre en même tems un ton plus fier & plus respectueux que celui que je pris pour lui répondre. J’avois le bonheur d’avoir affaire à un adversaire pour lequel mon coeur plein d’estime pouvoit, sans adulation, la lui témoigner; c’est ce que je fis avec assez de succès, mais toujours avec dignité. Mes amis, effrayés pour moi, croyoient déjà me voir à la Bastille. Je n’eus pas cette crainte un seul moment & j’eus raison. Ce bon prince, après avoir vu ma réponse, dit: J’ai mon compte, je ne m’y frotte plus. Depuis lors, je reçus de lui diverses marques d’estime & de bienveillance, dont j’aurai quelques-unes à citer & mon écrit courut tranquillement la France & l’Europe, sans que personne y trouvât rien à blâmer.
J’eus peu de tems après un autre adversaire auquel je ne m’étois pas attendu: ce même M. Bordes, de Lyon, qui dix ans auparavant m’avoit foit beaucoup d’amitiés & rendu plusieurs services. Je ne l’avois pas oublié, mais je l’avois négligé par paresse; & je ne lui avois pas envoyé mes écrits, faute d’occasion toute trouvée pour les lui faire passer. J’avois donc tort; & il m’attaqua, honnêtement toutefois & je répondis de même. Il répliqua sur un ton plus décidé. Cela donna lieu à ma dernière réponse, après laquelle il ne [135] dit plus rien; mais il devint mon plus ardent ennemi, saisit le tems de mes malheurs pour faire contre moi d’affreux libelles & fit un voyage à Londres exprès pour m’y nuire.
Toute cette polémique m’occupoit beaucoup, avec beaucoup de perte de tems pour ma copie, peu de progrès pour la vérité & peu de profit pour ma bourse. Pissot, alors mon libraire, me donnoit toujours très peu de chose de mes brochures, souvent rien du tout; &, par exemple, je n’eus pas un liard de mon premier discours; Diderot le lui donna gratuitement. Il falloit attendre long-temps, en tirer sou à sou le peu qu’il me donnoit; cependant la copie n’alloit point. Je faisois deux métiers, c’étoit le moyen de faire mal l’un & l’autre.
Ils se contrarioient encore d’une autre façon, par les diverses manières de vivre auxquelles ils m’assujettissoient. Le succès de mes premiers écrits m’avoit mis à la mode. L’état que j’avois pris excitoit la curiosité; l’on vouloit connoître cet homme bizarre, qui ne recherchoit personne & ne se soucioit de rien que de vivre libre & heureux à sa manière: c’en étoit assez pour qu’il ne le pût point. Ma chambre ne désemplissoit pas de gens qui, sous divers prétextes, venoient s’emparer de mon temps. Les femmes employoient mille ruses pour m’avoir à dîner. Plus je brusquois les gens, plus ils s’obstinoient. Je ne pouvois refuser tout le monde. En me faisant mille ennemis par mes refus, j’étois incessamment subjugué par ma complaisance & de quelque façon que je m’y prisse, je n’avois pas par jour une heure de tems à moi.
[136] Je sentis alors qu’il n’est pas toujours aussi aisé qu’on se l’imagine d’être pauvre & indépendant. Je voulois vivre de mon métier; le public ne le vouloit pas. On imaginoit mille petits moyens de me dédommager du tems qu’on me faisoit perdre. Bientôt il auroit fallu me montrer comme Polichinelle, à tant par personne. Je ne connois pas d’assujettissement plus avilissant & plus cruel que celui-là. Je n’y vis de remède que de refuser les cadeaux grands & petits, de ne faire d’exception pour qui que ce fût. Tout cela ne fit qu’attirer les donneurs, qui vouloient avoir la gloire de vaincre ma résistance & me forcer de leur être obligé malgré moi. Tel qui ne m’auroit pas donné un écu si je l’avois demandé, ne cessoit de m’importuner de ses offres & pour se venger de les voir rejetées, taxoit mes refus d’arrogance & d’ostentation.
On se doutera bien que le parti que j’avois pris & le système que je voulois suivre, n’étoient pas du goût de Mde. le Vasseur. Tout le désintéressement de la fille ne l’empêchoit pas de suivre les directions de sa mère, & les gouverneuses, comme les appeloit Gauffecourt, n’étoient pas toujours aussi fermes que moi dans leurs refus. Quoiqu’on me cachât bien des choses, j’en vis assez pour juger que je ne voyois pas tout; & cela me tourmenta, moins par l’accusation de connivence qu’il m’étoit aisé de prévoir, que par l’idée cruelle de ne pouvoir jamais être Maître chez moi, ni de moi. Je priais, je conjurais, je me fâchais, le tout sans succès; la Maman me faisoit passer pour un grondeur éternel, pour un bourru. C’étoient avec mes amis des [137] chuchoteries continuelles; tout étoit mystère & secret pour moi dans mon ménage & pour ne pas m’exposer sans cesse à des orages, je n’osois plus m’informer de ce qui s’y passoit. Il auroit fallu pour me tirer de tous ces tracas, une fermeté dont je n’étois pas capable. Je savois crier & non pas agir; on me laissoit dire & l’on alloit son train.
Ces tiraillemens continuels & les importunités journalières auxquelles j’étois assujetti, me rendirent enfin ma demeure & le séjour de Paris désagréables. Quand mes incommodités me permettoient de sortir & que je ne me laissois pas entraîner ici ou là par mes connaissances, j’allois me promener seul; je rêvois à mon grand système, j’en jettois quelque chose sur le papier, à l’aide d’un livret blanc & d’un crayon que j’avois toujours dans ma poche. Voilà comment les désagrémens imprévus d’un état de mon choix me jetèrent par diversion tout-à-fait dans la littérature & voilà comment je portai dans tous mes premiers ouvrages la bile & l’humeur qui m’en faisoient occuper.
Une autre chose y contribuoit encore. Jeté malgré moi dans le monde sans en avoir le ton, sans être en état de le prendre & de m’y pouvoir assujettir, je m’avisai d’en prendre un à moi qui m’en dispensât. Ma sotte & maussade timidité, que je ne pouvois vaincre, ayant pour principe la crainte de manquer aux bienséances, je pris, pour m’enhardir, le parti de les fouler aux pieds. Je me fis cynique & caustique par honte; j’affectai de mépriser la politesse que je ne savois pas pratiquer. Il est vrai que cette âpreté, conforme à mes nouveaux principes, s’ennoblissoit dans mon ame, y prenoit [138] l’intrépidité de la vertu, & c’est, je l’ose dire, sur cette auguste base qu’elle s’est soutenue mieux & plus long-temps qu’on n’auroit dû l’attendre d’un effort si contraire à mon naturel. Cependant, malgré la réputation de misanthropie que mon extérieur & quelques mots heureux me donnèrent dans le monde, il est certain que, dans le particulier, je soutins toujours mal mon personnage, que mes amis & mes connoissances menoient cet ours si farouche comme un agneau & que, bornant mes sarcasmes à des vérités dures, mais générales, je n’ai jamais sçu dire un mot désobligeant à qui que ce fût.
Le Devin du village acheva de me mettre à la mode & bientôt il n’y eut pas d’homme plus recherché que moi dans Paris. L’histoire de cette pièce, qui fait époque, tient à celle des liaisons que j’avois pour lors. C’est un détail dans lequel je dois entrer pour l’intelligence de ce qui doit suivre.
J’avois un assez grand nombre de connoissances, mais deux seuls amis de choix, Diderot & G[rimm]. Par un effet du désir que j’ai de rassembler tout ce qui m’est cher, j’étois trop l’ami de tous les deux pour qu’ils ne le fussent pas bientôt l’un de l’autre. Je les liai; ils se convinrent & s’unirent encore plus étroitement entre eux qu’avec moi. Diderot avoit des connaissances sans nombre; mais G[rimm], étranger & nouveau venu, avoit besoin d’en faire. Je ne demandois pas mieux que de lui en procurer. Je lui avois donné Diderot, je lui donnai Gauffecourt. Je le menai chez Mde. de C[henonceau]x, chez Mde. D’[Epina]y, chez le baron d’H[olbac]k, avec lequel je me trouvois lié presque malgré moi. Tous mes amis [139] devinrent les siens, cela étoit tout simple; mais aucun des siens ne devint jamais le mien; voilà ce qui l’étoit moins. Tandis qu’il logeoit chez le Comte de F[riès]e, il nous donnoit souvent à dîner chez lui; mais jamais je n’ai reçu aucun témoignage d’amitié ni de bienveillance du Comte de F[riès]e ni du Comte de S[chomber]g son parent, très familier avec G[rimm], ni d’aucune des personnes, tant hommes que femmes, avec lesquels G[rimm] eut par eux des liaisons. J’excepte le seul abbé Raynal, qui, quoique son ami, se montra des miens & m’offrit dans l’occasion sa bourse avec une générosité peu commune. Mais je connoissois l’abbé Raynal long-tans avant que G[rimm] le connût lui-même & je lui avois toujours été attaché depuis un procédé plein de délicatesse & d’honnêteté qu’il eut pour moi dans une occasion bien légère, mais que je n’oublierai jamais.
Cet abbé Raynal est certainement un ami chaud. J’en eus la preuve à peu près dans le tans dont je parle envers le même G[rimm], avec lequel il étoit étroitement lié. G[rimm], après avoir vu quelque tans de bonne amitié Mlle. F[el], s’avisa tout d’un coup d’en devenir éperdument amoureux & de vouloir supplanter C[ahusa]c. La belle, se piquant de constance, éconduisit ce nouveau prétendant. Celui-ci prit l’affaire au tragique & s’avisa d’en vouloir mourir. Il tomba tout subitement dans la plus étrange maladie dont jamais peut-être on ait oui parler. Il passoit les jours & les nuits dans une continuelle léthargie, les yeux bien ouverts, le pouls bien battant, mais sans parler, sans manger, sans bouger, paraissant quelquefois entendre, mais ne répondant jamais, pas [140] même par signe, & du reste sans agitation, sans douleur, sans fièvre & restant là comme s’il eût été mort. L’abbé Raynal & moi nous partageâmes sa garde; l’abbé, plus robuste & mieux portant, y passoit les nuits, moi les jours, sans le quitter, jamais ensemble; & l’un ne partoit jamais sans que l’autre ne fût arrivé. Le comte de F[riès]e, alarmé, lui amena Senac, qui, après l’avoir bien examiné, dit que ce ne seroit rien & n’ordonna rien. Mon effroi pour mon ami me fit observer avec soin la contenance du médecin & je le vis sourire en sortant. Cependant le malade resta plusieurs jours immobile, sans prendre ni bouillon, ni quoi que ce fût, que des cerises confites que je lui mettois de tans en tans sur la langue & qu’il avaloit fort bien. Un beau matin il se leva, s’habilla & reprit son train de vie ordinaire, sans que jamais il m’ait reparlé, ni, que je sache, à l’abbé Raynal, ni à personne, de cette singulière léthargie, ni des soins que nous lui avions rendus tandis qu’elle avoit duré.
Cette aventure ne laissa pas de faire du bruit, & c’eût été réellement une anecdote merveilleuse que la cruauté d’une fille d’Opéra eût fait mourir un homme de désespoir. Cette belle passion mit G[rimm] à la mode; bientôt il passa pour un prodige d’amour, d’amitié, d’attachement de toute espèce. Cette opinion le fit rechercher & fêter dans le grand monde & par là l’éloigna de moi, qui jamais n’avois été pour lui qu’un pis-aller. Je le vis prêt à m’échapper tout à fait. J’en fus navré, car tous les sentimens vifs dont il faisoit parade étoient ceux qu’avec moins de bruit j’avois pour lui. J’étois bien aise qu’il réussît dans le monde; mais je n’aurois pas voulu que ce [141] fût en oubliant son ami. Je lui dis un jour: G[rimm], vous me négligez; je vous le pardonne: quand la premier ivresse des succès bruyans aura fait son est & que vous en sentirez le vide, j’espère que vous reviendrez à moi & vous me retrouverez toujours: quant à présent, ne vous gênez point; je vous laisse libre & je vous attends. Il me dit que j’avois raison, s’arrangea en conséquence & se mit si bien à son aise, que je ne le vis plus qu’avec nos amis communs.
Notre principal point de réunion, avant qu’il fût aussi lié avec Mde. D’[Epina]y qu’il le fut dans la suite, étoit la maison du baron d’H[olbac]k. Ce dit baron étoit un fils de parvenu, qui jouissoit d’une assez grande fortune, dont il usoit noblement, recevant chez lui des gens de lettres & de mérite & par son savoir & ses lumières, tenant bien sa place au milieu d’eux. Lié depuis long-tans avec Diderot, il m’avoit recherché par son entremise, même avant que mon nom fût connu. Une répugnance naturelle m’empêcha long-tans de répondre à ses avances. Un jour qu’il m’en demanda la raison, je lui dis: Vous êtes trop riche. Il s’obstina & vainquit enfin. Mon plus grand malheur fut toujours de ne pouvoir résister aux caresses: je ne me suis jamais bien trouvé d’y avoir cédé.
Une autre connoissance, qui devint amitié sitôt que j’eus un titre pour y prétendre, fut celle de M. Duclos. Il y avoit plusieurs années que je l’avois vu pour la premier fois à la C[hevrett]e chez Mde. D’[Epina]y, avec laquelle il étoit très bien. Nous ne fîmes que dîner ensemble, il repartit le même jour. Mais nous causâmes quelques momens après le dîne. Mde. [142] D’....y lui avoit parlé de moi & de mon opéra des Muses galantes. Duclos, doué de trop grands talens pour ne pas aimer ceux qui en avoient, s’étoit prévenu pour moi, m’avoit invité à l’aller voir. Malgré mon ancien penchant renforcé par la connoissance, ma timidité, ma paresse me retinrent tant que je n’eus aucun passeport auprès de lui que sa complaisance: mais, encouragé par mon premier succès & par ses éloges qui me revinrent, je fus le voir, il vint me voir; & ainsi commencèrent entre nous des liaisons qui me le rendront toujours cher, & à qui je dois de savoir, outre le témoignage de mon propre coeur, que la droiture & la probité peuvent s’allier quelquefois avec la culture des lettres.
Beaucoup d’autres liaisons moins solides, & dont je ne fois pas ici mention, furent l’effet de mes premiers succès & durèrent jusqu’à ce que la curiosité fût satisfaite. J’étois un homme sitôt vu, qu’il n’y avoit rien à voir de nouveau dès le lendemain. Une femme cependant, qui me rechercha dans ce tems-là, tint plus solidement que toutes les autres: ce fut Mde. la marquise de Créqui, nièce de M. le bailli de Froulay, Ambassadeur de Malte, dont le frère avoit précédé M. de M[ontaigu] dans l’ambassade de Venise & que j’avois été voir à mon retour de ce pays-là. Mde. de Créqui m’écrivit; j’allai chez elle: elle me prit en amitié. J’y dînois quelquefois, j’y vis plusieurs gens de lettres & entre autres M. Saurin, l’auteur de Spartacus, de Barneveldt, etc., devenu depuis lors mon très cruel ennemi sans que j’en puisse imaginer d’autre cause, sinon que je porte le nom d’un homme que son pere a bien cruellement persécuté.
[143] On voit que pour un copiste qui devoit être occupé de son métier du matin jusqu’au soir, j’avois des distractions qui ne rendoient pas ma journée fort lucrative, & qui m’empêchoient d’être aussi attentif à ce que je faisois pour le bien faire; aussi perdois-je à effacer ou gratter mes fautes ou à recommencer ma feuille, plus de la moitié du tems qu’on me laissoit. Cette importunité me rendoit de jour en jour Paris plus insupportable & me faisoit rechercher la campagne avec ardeur. J’allai plusieurs fois passer quelques jours à Marcoussis, dont Mde. le Vasseur connoissoit le vicaire, chez lequel nous nous arrangions tous de façon qu’il ne s’en trouvoit pas mal. G[rimm] y vint une fois avec nous.* [*Puisque j’ai négligé de raconter ici une petite, mais mémorable aventure, que j’eus-là avec M. G....., un matin que nous devions aller diner à la fontaine de St. Vandrille, je n’y reviendrai pas; mais en y repensant dans la suite, j’en ai conclu qu’il couvoit dès-lors au fond de son coeur, le complot qu’il a exécuté depuis avec un si prodigieux succès.] Le vicaire avoit de la voix, chantoit bien & quoiqu’il ne sût pas la musique, il apprenoit sa partie avec beaucoup de facilité & de précision. Nous y passions le tems à chanter mes trios de C[henonceau]x. J’y en fis deux ou trois nouveaux, sur des paroles que G[rimm] & le vicaire bâtissoient tant bien que mal. Je ne puis m’empêcher de regretter ces trios faits & chantés dans des momens de bien pure joie & que j’ai laissés à Wootton avec toute ma musique. Mlle. Davenport en a peut-être déjà fait des papillotes, mais ils méritoient d’être conservés & sont pour la plupart d’un très bon contrepoint. Ce fut après quelqu’un de ces petits voyages, où j’avois le plaisir de voir la tante à son aise, bien [144] gaie, & où je m’égayois fort aussi, que j’écrivis au vicaire fort rapidement & fort mal une épître en vers qu’on trouvera parmi mes papiers.
J’avois, plus près de Paris, une autre station fort de mon goût chez M. Mussard, mon compatriote, mon parent & mon ami, qui s’étoit fait à Passy une retraite charmante où j’ai coulé de bien paisibles moments. M. Mussard étoit un joaillier, homme de bon sens, qui, après avoir acquis dans son commerce une fortune honnête & avoir marié sa fille unique à M. de Valmalette, fils d’un agent de change & Maître d’hôtel du roi, prit le sage parti de quitter le négoce & les affaires & de mettre un intervalle de repos & de jouissance entre le tracas de la vie & la mort. Le bon homme Mussard, vrai philosophe de pratique, vivoit sans souci, dans une maison très agréable qu’il s’étoit bâtie & dans un très joli jardin qu’il avoit planté de ses mains. En fouillant à fond de cuve les terrasses de ce jardin, il trouva des coquillages fossiles & il en trouva en si grande quantité, que son imagination exaltée ne vit plus que coquilles dans la nature & qu’il crut enfin tout de bon que l’univers n’étoit que coquilles, débris de coquilles & que la terre n’étoit que du cron. Toujours occupé de cet objet de ses singulières découvertes, il s’échauffa si bien sur ces idées, qu’elles se seroient enfin tournées dans sa tête en système, c’est-à-dire en folie, si, très heureusement pour sa raison, mais bien malheureusement pour ses amis, auxquels il étoit cher, & qui trouvoient chez lui l’asyle le plus agréable, la mort ne fût venue le leur enlever par la [145] plus étrange & cruelle maladie. C’étoit une tumeur dans l’estomac, toujours croissante, qui l’empêchoit de manger, sans que durant très-long-tems on en trouvât la cause & qui finit, après plusieurs années de souffrances, par le faire mourir de faim. Je ne puis me rappeler, sans des serremens de coeur, les derniers tems de ce pauvre & digne homme, qui, nous recevant encore avec tant de plaisir Lenieps & moi, les seuls amis que le spectacle des maux qu’il souffroit n’écarta pas de lui, jusqu’à sa dernière heure, qui, dis-je, étoit réduit à dévorer des yeux le repas qu’il nous faisoit servir, sans pouvoir presque humer quelques gouttes d’un thé bien léger, qu’il falloit rejeter un moment après. Mais avant ces tems de douleur, combien j’en ai passé chez lui d’agréables avec les amis d’élite qu’il s’étoit faits! A leur tête je mets l’abbé Prevot, homme très aimable & très simple, dont le coeur vivifioit ses écrits, dignes de l’immortalité & qui n’avoit rien dans l’humeur ni dans la société du sombre coloris qu’il donnoit à ses ouvrages; le médecin Procope, petit Esope à bonnes fortunes; Boulanger, le célèbre auteur posthume du Despotisme oriental & qui, je crois, étendoit les systèmes de Mussard sur la durée du monde. En femmes, Mde. D[enis], nièce de V[oltaire], qui, n’étant alors qu’une bonne femme, ne faisoit pas encore du bel esprit; Mde. Vanloo, non pas belle assurément, mais charmante, qui chantoit comme un ange; Mde. de Valmalette elle-même, qui chantoit aussi & qui, quoique fort maigre, eût été fort aimable si elle en eût moins eu la prétention. Telle étoit à peu près la société de M. Mussard, [146] qui m’auroit assez plu si son tête-à-tête avec sa conchyliomanie ne m’avoit plu davantage; & je puis dire que pendant plus de six mais j’ai travaillé à son cabinet avec autant de plaisir que lui-même.
Il y avoit long-tems qu’il prétendoit que pour mon état les eaux de Passy me seroient salutaires, & qu’il m’exhortoit à les venir prendre chez lui. Pour me tirer, un peu de l’urbaine cohue, je me rendis à la fin & je fus passer à Passy huit ou dix jours, qui me firent plus de bien parce que j’étois à la campagne, que parce que j’y prenois les eaux. Mussard jouoit du violoncelle & aimoit passionnément la musique italienne. Un soir nous en parlâmes beaucoup avant de nous coucher & sur-tout des opere buffe que nous avions vus l’un & l’autre en Italie & dont nous étions tous deux transportés. La nuit, ne dormant pas, j’allai rêver comment on pourroit faire pour donner en France l’idée d’un drame de ce genre; car les Amours de Ragonde n’y ressembloient point du tout. Le matin, en me promenant & prenant des eaux, je fis quelques manières de vers très à la hâte & j’y adaptai des chans qui me revinrent en les faisant. Je barbouillai le tout dans une espèce de salon voûté qui étoit au haut du jardin; & au thé, je ne pus m’empêcher de montrer ces airs à Mussard & à Mlle. Duvernois sa gouvernante, qui étoit en vérité une très bonne & aimable fille. Les trois morceaux que j’avois esquissés étoient le premier monologue: J’ai perdu mon serviteur; l’air du Devin, L’amour croît s’il s’inquiète; & le dernier duo: A jamais, Colin, je t’engage, etc. J’imaginois si peu que cela valût la peine d’être suivi, [147] que, sans les applaudissemens& les encouragemens de l’un & de l’autre, j’allois jeter au feu mes chiffons & n’y plus penser, comme j’ai fait tant de fois pour des choses du moins aussi bonnes: mais ils m’excitèrent si bien, qu’en six jours mon drame fut écrit, à quelques vers près & toute ma musique esquissée, tellement que je n’eus plus à faire à Paris qu’un peu de récitatif & tout le remplissage; & j’achevai le tout avec une telle rapidité, qu’en trois semaines mes scènes furent mises au net & en état d’être représentées. Il n’y manquoit que le divertissement, qui ne fut fait que long-tems après.
Echauffé de la composition de cet ouvrage, j’avois une grande passion de l’entendre & j’aurois donné tout au monde pour le voir représenter à ma fantaisie, à portes fermées, comme on dit que Lulli fit une fois jouer Armide pour lui seul. Comme il ne m’étoit pas possible d’avoir ce plaisir qu’avec le public, il falloit nécessairement, pour jouir de ma pièce, la faire passer à l’Opéra. Malheureusement elle étoit dans un genre absolument neuf, auquel les oreilles n’étoient point accoutumées; & d’ailleurs, le mauvais succès des Muses galantes me faisoit prévoir celui du Devin, si je le présentois sous mon nom. Duclos me tira de peine & se chargea de faire essayer l’ouvrage en laissant ignorer l’auteur. Pour ne pas me déceler, je ne me trouvai point à cette répétition; & les petits violons* [*C’est ainsi qu’on appeloit Rebel & Francoeur, qui s’étoient fait connoître dès leur jeunesse en allant ensemble jouer du violon dans les maisons.] qui la dirigèrent, ne surent eux-mêmes quel en étoit l’auteur, qu’après qu’une acclamation générale [148] eut attesté la bonté de l’ouvrage. Tous ceux qui l’entendirent en étoient enchantés, au point que dès le lendemain, dans toutes les sociétés, on ne parloit d’autre chose. M. de Cury, intendant des menus, qui avoit assisté à la répétition, demanda l’ouvrage pour être donné à la Cour. Duclos, qui savoit mes intentions, jugeant que je serois moins le Maître de ma pièce à la Cour qu’à Paris, la refusa. Cury la réclama d’autorité. Duclos tint bon; & le débat entre eux devint si vif, qu’un jour à l’Opéra ils alloient sortir ensemble, si on ne les eût séparés. On voulut s’adresser à moi; je renvoyai la décision de la chose à M. Duclos. Il fallut retourner à lui. M. le duc d’Aumont s’en mêla. Duclos crut enfin devoir céder à l’autorité, & la pièce fut donnée pour être jouée à Fontainebleau.
La partie à laquelle je m’étois le plus attaché & où je m’éloignois le plus de la route commune, étoit le récitatif. Le mien étoit accentué d’une façon toute nouvelle, marchoit avec le débit de la parole. On n’osa laisser cette terrible innovation; l’on craignoit qu’elle ne révoltât les oreilles moutonnières. Je consentis que Franceuil & Jelyotte fissent un autre récitatif, mais je ne voulus pas m’en mêler.
Quand tout fut prêt & le jour fixé pour la représentation, l’on me proposa le voyage de Fontainebleau, pour voir au moins la dernière répétition. J’y fus avec Mlle. F[el], G[rimm] & je crois, l’abbé Raynal, dans une voiture de la Cour. La répétition fut passable; j’en fus plus content que je ne m’y étois attendu. L’orchestre étoit nombreux, composé de ceux de l’Opéra & de la Musique du Roi. Jelyotte faisoit [149] Colin, Mlle. Fel Colette, Cuvilier le Devin; les choeurs étoient ceux de l’opéra. Je dis peu de chose: c’étoit Jelyotte qui avoit tout dirigé; je ne voulus pas contrôler ce qu’il avoit fait & malgré mon ton romain, j’étois honteux comme un écolier au milieu de tout ce monde.
Le lendemain, jour de la représentation, j’allai déjeuner au café du grand commun. Il y avoit là beaucoup de monde. On parloit de la répétition de la veille & de la difficulté qu’il y avoit eu d’y entrer. Un officier qui étoit là dit qu’il étoit entré sans peine, conta au long ce qui s’y étoit passé, dépeignit l’auteur, rapporta ce qu’il avoit fait, ce qu’il avoit dit; mais ce qui m’émerveilla de ce récit assez long, fait avec autant d’assurance que de simplicité, fut qu’il ne s’y trouva pas un seul mot de vrai. Il m’étoit très clair que celui qui parloit si savamment de cette répétition n’y avoit point été, puisqu’il avoit devant les yeux, sans le connaître, cet auteur qu’il disoit avoir tant vu. Ce qu’il y eut de plus singulier dans cette scène fut l’effet qu’elle fit sur moi. Cet homme étoit d’un certain âge; il n’avoit point l’air ni le ton fat & avantageux; sa physionomie annonçoit un homme de mérite, sa croix de St. Louis annonçoit un ancien officier. Il m’intéressoit, malgré son impudence & malgré moi: tandis qu’il débitoit ses mensonges, je rougissais, je baissois les yeux, j’étois sur les épines; je cherchois quelquefois en moi-même s’il n’y auroit pas moyen de le croire dans l’erreur & de bonne foi. Enfin tremblant que quelqu’un ne me reconnût & ne lui en fit l’affront, je me hâtai d’achever mon chocolat sans [150] rien dire, & baissant la tête en passant devant lui, je sortis le plus tôt qu’il me fut possible, tandis que les assistans péroroient sur sa relation. Je m’apperçus dans la rue que j’étois en sueur; & je suis sûr que si quelqu’un m’eût reconnu & nommé avant ma sortie, on m’auroit vu la honte & l’embarras d’un coupable, par le seul sentiment de la peine que ce pauvre homme auroit à souffrir si son mensonge étoit reconnu.
Me voici dans un de ces momens critiques de ma vie où il est difficile de ne faire que narrer, parce qu’il est presque impossible que la narration même ne porte empreinte de censure ou d’apologie. J’essayerai toutefois de rapporter comment & sur quels motifs je me conduisis, sans y ajouter ni louanges ni blâme.
J’étois ce jour-là dans le même équipage négligé qui m’étoit ordinaire; grande barbe & perruque assez mal peignée. Prenant ce défaut de décence pour un acte de courage, j’entrai de cette façon dans la même salle où devoient arriver, peu de tems après, le roi, la reine, la famille royale & toute la Cour. J’allai m’établir dans la loge où me conduisit M. de Cury & qui étoit la sienne: c’étoit une grande loge sur le théâtre, vis-à-vis une petite loge plus élevée, où se plaça le Roi avec Mde. de Pompadour. Environné de Dames & seul d’homme sur le devant de la loge, je ne pus douter qu’on ne m’eût mis là précisément pour être en vue. Quand on eut allumé, me voyant dans cet équipage au milieu de gens tous excessivement parés, je commençai d’être mal à mon aise; je me demandai si j’étois à ma [151] place? si j’y étois mis convenablement? & après quelques minutes d’inquiétude, je me répondis: oui, avec une intrépidité qui venoit peut-être plus de l’impossibilité de m’en dédire, que de la force de mes raisons. Je me dis: je suis à ma place puisque je vais jouer ma pièce, que j’y suis invité, que je ne l’ai faite que pour cela & qu’après tout personne n’a plus de droit que moi-même à jouir du fruit de mon travail & de mes talents. Je suis mis à mon ordinaire, ni mieux, ni pis: si je recommence à m’asservir à l’opinion dans quelque chose, m’y voilà bientôt asservi derechef en tout. Pour être toujours moi-même, je ne dois rougir, en quelque lieu que ce soit, d’être mis selon l’état que j’ai choisi; mon extérieur est simple & négligé, mais non crasseux ni malpropre: la barbe ne l’est point en elle-même, puisque c’est la nature qui nous la donne & que, selon les tems & les modes, elle est quelquefois un ornement. On me trouvera ridicule, impertinent, eh! que m’importe! Je dois savoir endurer le ridicule & le blâme, pourvu qu’ils ne soient pas mérités. Après ce petit soliloque, je me raffermis si bien que j’aurois été intrépide, si j’eusse eu besoin de l’être. Mais soit effet de la présence du maître, soit naturelle disposition des coeurs, je n’apperçus rien que d’obligeant & d’honnête dans la curiosité dont j’étois l’objet. J’en fus touché jusqu’à recommencer d’être inquiet sur moi-même & sur le sort de ma pièce, craignant d’effacer des préjugés si favorables, qui sembloient ne chercher qu’à m’applaudir. J’étois armé contre leur raillerie; mais leur air caressant, auquel je ne m’étois pas attendu, me subjugua si bien [152] que je tremblois comme un enfant quand on commença.
J’eus bientôt de quoi me rassurer. La pièce fut très mal jouée quant aux acteurs, mais bien chantée & bien exécutée quant à la musique. Dès la premier scène, qui véritablement est d’une naiveté touchante, j’entendis s’élever dans les loges un murmure de surprise & d’applaudissement jusqu’àlors inoui dans ce genre de pièces. La fermentation croissante alla bientôt au point d’être sensible dans toute l’assemblée & pour parler à la Montesquieu, d’augmenter son effet par son effet même. A la scène des deux petites bonnes gens, cet effet fut à son comble. On ne claque point devant le roi, cela fit qu’on entendit tout; la pièce & l’auteur y gagnèrent. J’entendois autour de moi un chuchotement de femmes qui me sembloient belles comme des anges & qui s’entre disoient à demi-voix: Cela est charmant, cela est ravissant; il n’y a pas un son là qui ne parle au coeur. Le plaisir de donner de l’émotion à tant d’aimables personnes m’émut moi-même jusqu’aux larmes & je ne pus les contenir au premier duo, en remarquant que je n’étois pas seul à pleurer. J’eus un moment de retour sur moi-même, en me rappelant le concert de M. de Treitorens. Cette réminiscence eut l’effet de l’esclave qui tenoit la couronne sur la tête, des triomphateurs; mais elle fut courte & je me livrai bientôt pleinement & sans distraction au plaisir de savourer ma gloire. Je suis pourtant sûr qu’en ce moment la volupté du sexe y entroit beaucoup plus que la vanité d’auteur, & sûrement s’il n’y eût eu là que des hommes, je n’aurois pas été dévoré comme je l’étois sans [153] cesse, du désir de recueillir de mes lèvres les délicieuses larmes que je faisois couler. J’ai vu des pièces exciter de plus vifs transports d’admiration, mais jamais une ivresse aussi pleine, aussi douce, aussi touchante, régner dans tout un spectacle & sur-tout à la Cour, un jour de premier représentation. Ceux qui ont vu celle-là doivent s’en souvenir; car l’effet en fut unique.
Le même soir M. le duc d’Aumont me fit dire de me trouver au château le lendemain sur les onze heures & qu’il me présenteroit au roi. M. de Cury, qui me fit ce message, ajouta qu’on croyoit qu’il s’agissoit d’une pension & que le Roi vouloit me l’annoncer lui-même. Croira-t-on que la nuit qui suivit une aussi brillante journée fut une nuit d’angoisse & de perplexité pour moi? Ma premier idée après celle de cette représentation, se porta sur un fréquent besoin de sortir, qui m’avoit fait beaucoup souffrir le soir même au spectacle & qui pouvoit me tourmenter le lendemain quand je serois dans la galerie ou dans les appartemens du roi, parmi tous ces grands, attendant le passage de sa Majesté. Cette infirmité étoit la principale cause qui me tenoit écarté des cercles & qui m’empêchoit d’aller m’enfermer chez des femmes. L’idée seule de l’état où ce besoin pouvoit me mettre étoit capable de me le donner au point de m’en trouver mal, à moins d’un esclandre auquel j’aurois préféré la mort. Il n’y a que les gens qui connaissent cet état qui puissent juger de l’effroi d’en courir le risque.
Je me figurois ensuite devant le roi, présenté à Sa Majesté, qui daignoit s’arrêter & m’adresser la parole. C’étoit là qu’il [154] falloit de la justesse & de la présence d’esprit pour répondre. Ma maudite timidité, qui me trouble devant le moindre inconnu, m’aurait-elle quitté devant le Roi de France, ou m’aurait-elle permis de bien choisir à l’instant ce qu’il falloit dire! Je voulais, sans quitter l’air & le ton sévère que j’avois pris, me montrer sensible à l’honneur que me faisoit un si grand monarque. Il falloit envelopper quelque grande & utile vérité dans une louange belle & méritée. Pour préparer d’avance une réponse heureuse, il auroit fallu prévoir juste ce qu’il pourroit me dire; & j’étois sûr après cela de ne pas retrouver en sa présence un mot de ce que j’aurois médité. Que deviendrais-je en ce moment & sous les yeux de toute la Cour, s’il alloit m’échapper dans mon trouble quelqu’une de mes balourdises ordinaires? Ce danger m’alarma, m’effraya, me fit frémir au point de me déterminer, à tout risque à ne m’y pas exposer.
Je perdais, il est vrai, la pension qui m’étoit offerte en quelque sorte; mais je m’exemptois aussi du joug qu’elle m’eût imposé. Adieu la vérité, la liberté, le courage. Comment oser désormois parler d’indépendance & de désintéressement? Il ne falloit plus que flatter ou me taire en recevant cette pension: encore qui m’assuroit qu’elle me seroit payée? Que de pas à faire, que de gens à solliciter! Il m’en coûteroit plus de soins & bien plus désagréables pour la conserver, que pour m’en passer. Je crus donc, en y renonçant, prendre un parti très conséquent à mes principes & sacrifier l’apparence à la réalité. Je dis ma résolution à G[rimm], qui n’y opposa rien. Aux autres j’alléguai ma santé & je partis le matin même.
[155] Mon départ fit du bruit & fut généralement blâmé. Mes raisons ne pouvoient être senties par tout le monde: m’accuser d’un sot orgueil étoit bien plus tôt fait & contentoit mieux la jalousie de quiconque sentoit en lui-même qu’il ne se seroit pas conduit ainsi. Le lendemain Jelyotte m’écrivit un bill & où il me détailla les succès de ma pièce & l’engouement où le roi lui-même en étoit. Toute la journée, me marquait-il, Sa Majesté ne cesse de chanter, avec la voix la plus fausse de son royaume: J’ai perdu mon serviteur; j’ai perdu tout mon bonheur. Il ajoutoit que dans la quinzaine on devoit donner une seconde représentation du Devin, qui constatoit aux yeux de tout le public le plein succès de la première.
Deux jours après, comme j’entrois le soir sur les neuf heures chez Mde. D’[Epina]y, où j’allois souper, je me vis croisé par un fiacre à la porte. Quelqu’un qui étoit dans ce fiacre me fit signe d’y monter; j’y monte: c’étoit Diderot. Il me parla de la pension avec un feu que, sur pareil sujet je n’aurois pas attendu d’un philosophe. Il ne me fit pas un crime de n’avoir pas voulu être présenté au roi; mais il m’en fit un terrible de mon indifférence pour la pension. Il me dit que si j’étois désintéressé pour mon compte, il ne m’étoit pas permis de l’être pour celui de Mde. le Vasseur & de sa fille; que je leur devois de n’omettre aucun moyen possible & honnête de leur donner du pain; & comme on ne pouvoit pas dire après tout que j’eusse refusé cette pension, il soutint que, puisqu’on avoit paru disposé à me l’accorder, je devois la solliciter & l’obtenir à quelque prix [156] que ce fût. Quoique je fusse touché de son zèle, je ne pus goûter ses maximes & nous eûmes à ce sujet une dispute très vive, la premier que j’aye eue avec lui; & nous n’en avons jamais eu que de cette espèce, lui me prescrivant ce qu’il prétendoit que je devois faire, & moi m’en défendant, parce que je croyois ne le devoir pas.
Il étoit tard quand nous nous quittâmes. Je voulus le mener souper chez Mde. D’[Epina]y, il ne le voulut point; & quelque effort que le désir d’unir tous ceux que j’aime m’ait fait faire en divers tems pour l’engager à la voir, jusqu’à la mener à sa porte qu’il nous tint fermée, il s’en est toujours défendu, ne parlant d’elle qu’en termes très méprissans. Ce ne fut qu’après ma brouillerie avec elle & avec lui qu’ils se lièrent, & qu’il commença d’en parler avec honneur.
Depuis lors Diderot & G[rimm] semblèrent prendre à tâche d’aliéner de moi les gouverneurs, leur faisant entendre que si elles n’étoient pas plus à leur aise, c’étoit mauvaise volonté de ma part & qu’elles ne feraient jamais rien avec moi. Ils tâchoient de les engager à me quitter, leur promettant un regrat de sel, un bureau de tabac & je ne sais quoi encore, par le crédit de Mde. D’[Epina]y. Ils voulurent même entraîner Duclos ainsi que d’H[olbac]k dans leur ligue; mais le premier s’y refusa toujours. J’eus alors quelque vent de tout ce manège; mais je ne l’appris bien distinctement que long-tems après & j’eus souvent à déplorer le zèle aveugle & peu discret de mes amis, qui, cherchant à me réduire, incommodé comme j’étois, à la plus triste solitude, [157] travailloient dans leur idée à me rendre heureux par les moyens les plus propres en effet à me rendre misérable.
Le carnaval suivant 1753 le Devin fut joué à Paris, & j’eus le temps, dans cet intervalle, d’en faire l’ouverture & le divertissement. Ce divertissement, tel qu’il est gravé, devoit être en action d’un bout à l’autre & dans un sujet suivi, qui, selon moi, fournissoit des tableaux très agréables. Mais quand je proposai cette idée à l’Opéra, on ne m’entendit seulement pas, & il fallut coudre des chants & des danses à l’ordinaire: cela fit que ce divertissement, quoique plein d’idées charmantes, qui ne déparent point les scènes, réussit très-médiocrement. J’ôtai le récitatif de Jelyotte & je rétablis le mien, tel que je l’avois fait d’abord & qu’il est gravé; & ce récitatif, un peu francisé, je l’avoue, c’est-à-dire traîné par les acteurs, loin de choquer personne, n’a pas moins réussi que les airs & a paru, même au public, tout aussi bien fait pour le moins. Je dédiai ma pièce à M. Duclos qui l’avoit protégée & je déclarai que ce seroit ma seule dédicace. J’en ai pourtant fait une seconde avec son consentement; mais il a dû se tenir encore plus honoré de cette exception, que si je n’en avois fait aucune.
J’ai sur cette pièce beaucoup d’anecdotes, sur lesquelles des choses plus importantes à dire ne me laissent pas le loisir de m’étendre ici. J’y reviendrai peut-être un jour dans le supplément. Je n’en saurois pourtant omettre une, qui peut avoir trait à tout ce qui suit. Je visitois un jour dans le cabinet du baron d’H[olbac]k sa musique; après en avoir parcouru de [158] beaucoup d’espèces, il me dit, en me montrant un recueil de pièces de clavecin: Voilà des pièces qui ont été composées pour moi; elles sont pleines de goût, bien chantantes; personne ne les connaît ni ne les verra que moi seul. Vous en devriez choisir quelqu’une pour l’insérer dans votre divertissement. Ayant dans la tête des sujets d’airs & des symphonies beaucoup plus que je n’en pouvois employer, je me souciois très peu des siens. Cependant il me pressa tant, que par complaisance je choisis une pastorelle que j’abrégeai & que je mis en trio pour l’entrée des compagnes de Colette. Quelques mais après & tandis qu’on représentoit le Devin, entrant un jour chez G[rimm], je trouvai du monde autour de son clavecin, d’où il se leva brusquement à mon arrivée. En regardant machinalement sur son pupitre, j’y vis ce même recueil du baron d’H[olbac]k, ouvert précisément à cette même pièce qu’il m’avoit pressé de prendre, en m’assurant qu’elle ne sortiroit jamais de ses mains. Quelque tems après je vis encore ce même recueil ouvert sur le clavecin de M. D’[Epina]y, un jour qu’il avoit musique chez lui. G[rimm] ni personne n’a jamais parlé de cet air & je n’en parle ici moi-même que parce qu’il se répandit quelque tems après un bruit que je n’étois pas l’auteur du Devin du village. Comme je ne fus jamais un grand croque-note, je suis persuadé que sans mon dictionnaire de musique, on auroit dit à la fin que je ne la savois pas.* [*Je ne prévoyois guère encore qu’on le diroit enfin, malgré le dictionnaire.]
Quelque temps avant qu’on donnât le Devin du village, [159] il étoit arrivé à Paris des bouffons italiens, qu’on fit jouer sur le théâtre de l’Opéra, sans prévoir l’effet qu’ils y alloient faire. Quoiqu’ils fussent détestables & que l’orchestre, alors très ignorant, estropiât à plaisir les pièces qu’ils donnèrent, elles ne laissèrent pas de faire à l’Opéra François un tort qu’il n’a jamais réparé. La comparaison de ces deux musiques, entendues le même jour sur le même théâtre, déboucha les oreilles françaises; il n’y en eut point qui pût endurer la traînerie de leur musique, après l’accent vif & marqué de l’italienne: sitôt que les bouffons avoient fini, tout s’en alloit. On fut forcé de changer l’ordre & de mettre les bouffons à la fin. On donnoit Eglé, Pygmalion, le Sylphe; rien ne tenoit. Le seul Devin du village soutint la comparaison & plut encore après la Serva Padrona. Quand je composai mon intermède, j’avois l’esprit rempli de ceux-là; ce furent eux qui m’en donnèrent l’idée & j’étois bien éloigné de prévoir qu’on les passeroit en revue à côté de lui. Si j’eusse été un pillard, que de vols seroient alors devenus manifestes & combien on eût pris soin de les faire sentir! Mais rien: on a eu beau faire, on n’a pas trouvé dans ma musique la moindre réminiscence d’aucune autre; & tous mes chants, comparés aux prétendus originaux, se sont trouvés aussi neufs que le caractère de musique que j’avois créé. Si l’on eût mis Mondonville ou Rameau à pareille épreuve, ils n’en seroient sortis qu’en lambeaux.
Les bouffons firent à la musique italienne des sectateurs très ardents. Tout Paris se divisa en deux partis plus échauffés que s’il se fût agi d’une affaire d’état ou de religion. L’un [160] plus puissant, plus nombreux, composé des grands, des riches & des femmes, soutenoit la musique française; l’autre plus vif, plus fier, plus enthousiaste, étoit composé des vrais connaisseurs, des gens à talens, des hommes de génie. Son petit peloton se rassembloit à l’Opéra, sous la loge de la reine. L’autre parti remplissoit tout le reste du parterre & de la salle; mais son foyer principal étoit sous la loge du roi. Voilà d’où vinrent ces noms de partis célèbres dans ce tems-là, de Coin du Roi & de Coin de la Reine. La dispute, en s’animant, produisit des brochures. Le Coin du roi voulut plaisanter; il fut moqué par le Petit Prophète: il voulut se mêler de raisonner; il fut écrasé par la Lettre sur la musique française. Ces deux petits écrits, l’un de G[rimm] & l’autre de moi, sont les seuls qui survivent à cette querelle; tous les autres sont déjà morts.
Mais le Petit Prophète, qu’on s’obstina long-temps à m’attribuer malgré moi, fut pris en plaisanterie, & ne fit pas la moindre peine à son auteur, au lieu que la Lettre sur la musique fut prise au sérieux & souleva contre moi toute la nation, qui se crut offensée dans sa musique. La description de l’incroyable effet de cette brochure seroit digne de la plume de Tacite. C’étoit le tems de la grande querelle du parlement & du clergé. Le parlement venoit d’être exilé; la fermentation étoit au comble: tout menaçoit d’un prochain soulèvement. La brochure parut; à l’instant toutes les autres querelles furent oubliées; on ne songea qu’au péril de la musique française & il n’y eut plus de soulèvement que contre moi. Il fut tel, que la nation n’en est jamais bien [161] revenue. A la Cour on ne balançoit qu’entre la Bastille & l’exil, & la lettre-de-cachet alloit être expédiée, si M. de Voyer n’en eût fait sentir le ridicule. Quand on lira que cette brochure a peut-être empêché une révolution dans l’état, on croira rêver. C’est pourtant une vérité bien réelle, que tout Paris peut encore attester, puisqu’il n’y a pas aujourd’hui plus de quinze ans de cette singulière anecdote.
Si l’on n’attenta pas à ma liberté, l’on ne m’épargna pas du moins les insultes; ma vie même fut en danger. L’orchestre de l’opéra fit l’honnête complot de m’assassiner quand j’en sortirais. On me le dit, je n’en fus que plus assidu à l’opéra & je ne sus que long-tems après que M. Ancelet officier des mousquetaires, qui avoit de l’amitié pour moi, avoit détourné l’effet du complot en me faisant escorter à mon insu à la sortie du spectacle. La ville venoit d’avoir la direction de l’opéra. Le premier exploit du prévôt des marchands fut de me faire ôter mes entrées & cela de la façon la plus malhonnête qu’il fût possible, c’est-à-dire en me les faisant refuser publiquement à mon passage; de sorte que je fus obligé de prendre un billet d’amphithéâtre, pour n’avoir pas l’affront de m’en retourner ce jour-là. L’injustice étoit d’autant plus criante, que le seul prix que j’avois mis à ma pièce, en la leur cédant, étoit mes entrées à perpétuité; car quoique ce fût un droit pour tous les auteurs & que j’eusse ce droit à double titre, je ne laissai pas de le stipuler expressément en présence de M. Duclos. Il est vrai qu’on m’envoya pour mes honoraires, par le caissier de l’opéra, cinquante louis que je n’avois pas demandés; mais outre [162] que ces cinquante louis ne faisoient pas même la somme qui me revenoit dans les règles, ce payement n’avoit rien de commun avec le droit d’entrées formellement stipulé & qui en étoit entièrement indépendant. Il y avoit dans ce procédé une telle complication d’iniquité & de brutalité, que le public, alors dans sa plus grande animosité contre moi, ne laissa pas d’en être unanimement choqué; & tel qui m’avoit insulté la veille crioit le lendemain tout haut, dans la salle, qu’il étoit honteux d’ôter ainsi les entrées à un auteur qui les avoit si bien méritées & qui pouvoit même les réclamer pour deux. Tant est juste le proverbe italien: qu’ogn’un ama la giustizia in casa d’altrui.
Je n’avois là-dessus qu’un parti à prendre; c’étoit de réclamer mon ouvrage, puisqu’on m’en ôtoit le prix convenu. J’écrivis pour cet effet à M. d’A[rgenson] qui avoit le département de l’opéra, & je joignis à ma lettre un mémoire qui étoit sans réplique, & qui demeura sans réponse & sans effet ainsi que ma lettre. Le silence de cet homme injuste me resta sur le coeur & ne contribua pas à augmenter l’estime très médiocre que j’eus toujours pour son caractère & pour ses talents. C’est ainsi qu’on a gardé ma pièce à l’Opéra, en me frustrant du prix pour lequel je l’avois cédée. Du foible au fort, ce seroit voler; du fort au foible, c’est seulement s’approprier le bien d’autrui.
Quant au produit pécuniaire de cet ouvrage, quoiqu’il ne m’ait pas rapporté le quart de ce qu’il auroit rapporté dans les mains d’un autre, il ne laissa pas d’être assez grand pour me mettre en état de subsister plusieurs années & suppléer [163] à la copie, qui alloit toujours assez mal. J’eus cent louis du roi, cinquante de Mde. de Pompadour pour la représentation de Bellevue, où elle fit elle-même le rôle de Colin, cinquante de l’opéra & cinq cens francs de Pissot pour la gravure; en sorte que cet intermède, qui ne me coûta que cinq ou six semaines de travail, me rapporta presque autant d’argent, malgré mon malheur & ma balourdise, que m’en a rapporté depuis l’Emile, qui m’avoit coûté vingt ans de méditation & trois ans de travail: mais je payai bien l’aisance pécuniaire où me mit cette pièce, par les chagrins infinis qu’elle m’attira. Elle fut le germe des secrètes jalousies qui n’ont éclaté que long-tems après. Depuis son succès, je ne remarquai plus ni dans G[rimm], ni dans Diderot, ni dans presque aucun des gens de lettres de ma connoissance, cette cordialité, cette franchise, ce plaisir de me voir, que j’avois cru trouver en eux jusqu’àlors. Dès que je paroissois chez le baron, la conversation cessoit d’être générale. On se rassembloit par petits pelotons, on se chuchotoit à l’oreille & je restois seul sans savoir à qui parler. J’endurai long-tems ce choquant abandon; & voyant que Mde. d’H[olbak, qui étoit douce & aimable, me recevoit toujours bien, je supportois les grossièretés de son mari, tant qu’elles furent supportables. Mais un jour il m’entreprit sans sujet sans prétexte & avec une telle brutalité devant Diderot, qui ne dit pas un mot, & devant Margency, qui m’a dit souvent depuis lors avoir admiré la douceur & la modération de mes réponses; qu’enfin chassé de chez lui par ce traitement indigne, je sortis, résolu de n’y plus rentrer. Cela ne m’empêcha [164] pas de parler toujours honorablement de lui & de sa maison; tandis qu’il ne s’exprimoit jamais sur mon compte qu’en termes outrageants, méprisans, sans me désigner autrement que par ce petit cuistre, & sans pouvoir cependant articuler aucun tort d’aucune espèce que j’aye eu jamais avec lui, ni avec personne à qui il prît intérêt. Voilà comment il finit par vérifier mes prédictions & mes craintes. Pour moi, je crois que mesdits amis m’auroient pardonné de faire des livres & d’excellens livres, parce que cette gloire ne leur étoit pas étrangère; mais qu’ils ne purent me pardonner d’avoir fait un opéra, ni les succès brillans qu’eut cet ouvrage, parce qu’aucun d’eux n’étoit en état de courir la même carrière, ni d’aspirer aux mêmes honneurs. Duclos seul, au-dessus de cette jalousie, parut même augmenter d’amitié pour moi & m’introduisit chez Mlle. Quinault, où je trouvai autant d’attentions, d’honnêtetés, de caresses, que j’avois peu trouvé tout cela chez M. d’H[olbac]k.
Tandis qu’on jouoit le Devin du village à l’opéra, il étoit aussi question de son auteur à la comédie françoise, mais un peu moins heureusement. N’ayant pu, dans sept ou huit ans, faire jouer mon Narcisse aux italiens, je m’étois dégoûté de ce théâtre, par le mauvais jeu des acteurs dans le françois, & j’aurois bien voulu avoir fait passer ma pièce aux françois plutôt que chez eux. Je parlai de ce désir au comédien la Noue, avec lequel j’avois fait connoissance & qui, comme on soit, étoit homme de mérite & auteur. Narcisse lui plut, il se chargea de le faire jouer anonyme; & en attendant il me procura les entrées, qui me furent d’un [165] grand agrément; car j’ai toujours préféré le théâtre-françois aux deux autres. La pièce fut reçue avec applaudissement & représentée sans qu’on en nommât l’auteur; mais j’ai lieu de croire que les comédiens & bien d’autres ne l’ignoroient pas. Les demoiselles Gaussin & Grandval jouoient les rôles d’amoureuses; & quoique l’intelligence du tout fût manquée à mon avis, on ne pouvoit pas appeller cela une pièce absolument mal jouée. Toutefois je fus surpris & touché de l’indulgence du public, qui eut la patience de l’entendre tranquillement d’un bout à l’autre & d’en souffrir même une seconde représentation, sans donner le moindre signe d’impatience. Pour moi, je m’ennuyai tellement à la première, que je ne pus tenir jusqu’à la fin; & sortant du spectacle, j’entrai au café de Procope où je trouvai Boissi & quelques autres, qui probablement s’étoient ennuyés comme moi. Là je dis hautement mon peccavi, m’avouant humblement ou fièrement l’auteur de la pièce & en parlant comme tout le monde en pensoit. Cet aveu public de l’auteur d’une mauvaise pièce qui tombe fut fort admiré & me parut très peu pénible. J’y trouvai même un dédommagement d’amour-propre dans le courage avec lequel il fut fait; & je crois qu’il y eut en cette occasion plus d’orgueil à parler, qu’il n’y auroit eu de sotte honte à se taire. Cependant, comme il étoit sûr que la pièce, quoique glacée à la représentation, soutenoit la lecture, je la fis imprimer; & dans la préface, qui est un de mes bons écrits, je commençai de mettre à découvert mes principes, un peu plus que je n’avois fait jusqu’àlors.
J’eus bientôt occasion de les développer tout à fait dans un [166] ouvrage de plus grande importance; car ce fut, je pense, en cette année 1753, que parut le Programme de l’académie de Dijon sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes. Frappé de cette grande question, je fus surpris que cette académie eût osé la proposer; mais puisqu’elle avoit eu ce courage, je pouvois bien avoir celui de la traiter & je l’entrepris.
Pour méditer à mon aise ce grand sujet je fis à St. Germain un voyage de sept ou huit jours avec Thérèse, notre hôtesse, qui étoit une bonne femme & une de ses amies. Je compte cette promenade pour une des plus agréables de ma vie. Il faisoit très beau; ces bonnes femmes se chargèrent des soins & de la dépense; Thérèse s’amusoit avec elles; & moi, sans souci de rien, je venois m’égayer sans gêne aux heures des repas. Tout le reste du jour, enfoncé dans la forêt, j’y cherchois, j’y trouvois l’image des premiers temps, dont je traçois fièrement l’histoire; je faisois main basse sur les petits mensonges des hommes; j’osois dévoiler à nu leur nature, suivre le progrès du tems & des choses qui l’ont défigurée & comparant l’homme de l’homme avec l’homme naturel, leur montrer dans son perfectionnement prétendu la véritable source de ses misères. Mon ame, exaltée par ces contemplations sublimes, s’élevoit auprès de la divinité, & voyant de-là mes semblables suivre, dans l’aveugle route de leurs préjugés, celle de leurs erreurs, de leurs malheurs, de leurs crimes, je leur criois d’une foible voix qu’ils ne pouvoient entendre: insensés, qui vous plaignez sans cesse de la nature, apprenez que tous vos maux vous viennent de vous.
De ces méditations résulta le Discours sur l’inégalité, [167] ouvrage qui fut plus du goût de Diderot que tous mes autres écrits, & pour lequel ses conseils me furent le plus utiles,* [*Dans le tems que j’écrivois ceci, je n’avois encore aucun soupçon du grand complot de Diderot & de G...., sans quoi j’aurois aisément reconnu combien le premier abusoit de ma confiance, pour donner à mes écrits ce ton dur & cet air noir qu’ils n’eurent plus quand il cessa de me diriger. Le morceau du philosophe qui s’argumente en se bouchant les oreilles pour s’endurcir aux plaintes d’un malheureux, est de sa façon & il m’en avoit fourni d’autres plus forts encore que je ne pus me résoudre à employer. Mais attribuant cette humeur noire à celle que lui avoit donné le donjon de Vincennes & dont on retrouve dans son Clairval une assez forte dose, il ne me vint jamais à l’esprit d’y soupçonner la moindre méchanceté.] mais qui ne trouva dans toute l’Europe que peu de lecteurs qui l’entendissent & aucun de ceux-là qui voulût en parler. Il avoit été fait pour concourir au prix: je l’envoyai donc, mais sûr d’avance qu’il ne l’auroit pas & sachant bien que ce n’est pas pour des pièces de cette étoffe que sont fondés les prix des académies.
Cette promenade & cette occupation firent du bien à mon humeur & à ma santé. Il y avoit déjà plusieurs années que, tourmenté de mon mal, je m’étois livré tout à fait aux médecins, qui, sans alléger avoient épuisé mes forces & détruit mon tempérament. Au retour de St. Germain je me trouvai plus de forces & me sentis beaucoup mieux. Je suivis cette indication, & résolu de guérir ou mourir sans médecins & sans remèdes, je leur dis adieu pour jamais, & je me mis à vivre au jour la journée, restant coi quand je ne pouvois aller & marchant sitôt que j’en avois la force. Le train de Paris parmi les gens à prétentions étoit si peu de mon goût; les cabales des gens de lettres, leurs honteuses [168] querelles, leur peu de bonne foi dans leurs livres, leurs airs tranchans dans le monde m’étoient si odieux, si antipathiques, je trouvois si peu de douceur, d’ouverture de coeur, de franchise dans le commerce même de mes amis, que, rebuté de cette vie tumultueuse, je commençois à soupirer ardemment après le séjour de la campagne; & ne voyant pas que mon métier me permît de m’y établir, j’y courois du moins passer les heures que j’avois de libres. Pendant plusieurs mois, d’abord après mon dîner j’allois me promener seul au bois de Boulogne, méditant des sujets d’ouvrages, & je ne revenois qu’à la nuit.
G[auffecour]t avec lequel j’étois alors extrêmement lié, se voyant obligé d’aller à Genève pour son emploi, me proposa ce voyage: j’y consentis. Je n’étois pas assez bien pour me passer des soins de la gouverneuse: il fut décidé qu’elle seroit du voyage, que sa mere garderoit la maison; & tous nos arrangemens pris, nous partîmes tous trois ensemble le premier Juin 1754.
Je dois noter ce voyage comme l’époque de la premier expérience qui, jusqu’à l’âge de quarante-deux ans que j’avois alors, ait porté atteinte au naturel pleinement confiant avec lequel j’étois né & auquel je m’étois toujours livré sans réserve & sans inconvénient. Nous avions un carrosse bourgeois qui nous menoit, avec les mêmes chevaux, à très petites journées. Je descendois & marchois souvent à pied. A peine étions-nous à la moitié de notre route, que Thérèse marqua la plus grande répugnance à rester seule dans la voiture avec G[auffecour]t, & que quand, malgré ses prières, je voulois descendre, [169] elle descendoit & marchoit aussi. Je la grondai long-tems de ce caprice & même je m’y opposai tout à fait, jusqu’à ce qu’elle se vît forcée enfin à m’en déclarer la cause. Je crus rêver, je tombai des nues, quand j’appris que mon ami M. de G[auffecour]t, âgé de plus de soixante ans, podagre, impotent, usé de plaisirs & de jouissances, travailloit depuis notre départ à corrompre une personne qui n’étoit plus ni belle ni jeune, qui appartenoit à son ami; & cela par les moyens les plus bas, les plus honteux, jusqu’à lui présenter sa bourse, jusqu’à tenter de l’émouvoir par la lecture d’un livre abominable & par la vue des figures infâmes dont il étoit plein. Thérèse, indignée, lui lança une fois son vilain livre par la portière; & j’appris que, le premier jour, une violente migraine m’ayant fait aller coucher sans souper, il avoit employé tout le tems de ce tête-à-tête à des tentatives & des manœuvres plus dignes d’un satyre & d’un bouc que d’un honnête homme auquel j’avois confié ma compagne & moi-même. Quelle surprise! quel serrement de coeur tout nouveau pour moi! Moi qui jusqu’àlors avois cru l’amitié inséparable de tous les sentimens aimables & nobles qui font tout son charme, pour la premier fois de ma vie je me vais forcé de l’allier au dédain & d’ôter ma confiance & mon estime à un homme que j’aime & dont je me crois aimé! Le malheureux me cachoit sa turpitude. Pour ne pas exposer Thérèse, je me vis forcé de lui cacher mon mépris & de recéler au fond de mon coeur des sentimens qu’il ne devoit pas connaître. Douce & sainte illusion de l’amitié! G[auffecour]t [170] leva le premier ton voile à mes yeux. Que de mains cruelles l’ont empêché depuis lors de retomber!
A Lyon je quittai G[auffecour]t, pour prendre ma route par la Savoie, ne pouvant me résoudre à passer derechef si près de maman sans la revoir. Je la revis.... dans quel état, mon Dieu! quel avilissement! que lui restoit-il de sa vertu première? Etoit-ce la même Mde. de Warens, jadis si brillante, à qui le curé Pontverre m’avoit adressé? Que mon coeur fut navré! Je ne vis plus pour elle d’autres ressources que de se dépayser. Je lui réitérai vivement & vainement les instances que je lui avois faites plusieurs fois dans mes lettres, de venir vivre paisiblement avec moi, qui voulois consacrer mes jours & ceux de Thérèse à rendre les siens heureux. Attachée à sa pension, dont cependant, quoique exactement payée, elle ne tiroit plus rien depuis longtemps, elle ne m’écouta pas. Je lui fis encore quelque légère part de ma bourse, bien moins que je n’aurois dû, bien moins que je n’aurois fait, si je n’eusse été parfaitement sûr qu’elle n’en profiteroit pas d’un sou. Durant mon séjour à Genève elle fit un voyage en Chablais & vint me voir à Grange-canal. Elle manquoit d’argent pour achever son voyage; je n’avois pas sur moi ce qu’il falloit pour cela; je le lui envoyai une heure après par Thérèse. Pauvre maman! Que je dise encore ce trait de son coeur. Il ne lui restoit pour dernier bijou qu’une petite bague; elle l’ôta de son doigt pour la mettre à celui de Thérèse, qui la remit à l’instant au sien, en baisant cette noble main qu’elle arrosa de ses pleurs. Ah! c’étoit alors le moment d’acquitter ma dette. Il falloit tout quitter pour la suivre, m’attacher à elle [171] jusqu’à sa dernière heure & partager son sort, quel qu’il fût. Je n’en fis rien. Distroit par un autre attachement, je sentis relâcher le mien pour elle, faute d’espoir de pouvoir le lui rendre utile. Je gémis sur elle & ne la suivis pas. De tous les remords que j’ai sentis en ma vie, voilà le plus vif & le plus permanent. Je méritai par là les châtimens terribles qui depuis lors n’ont cessé de m’accabler; puissent-ils avoir expié mon ingratitude! Elle fut dans ma conduite; mais elle a trop déchiré mon coeur pour que jamais ce coeur ait été celui d’un ingrat.
Avant mon départ de Paris, j’avois esquissé la dédicace de mon Discours sur l’Inégalité. Je l’achevai à Chambéry & la datai du même lieu, jugeant qu’il étoit mieux, pour éviter toute chicane, de ne la dater ni de France ni de Genève. Arrivé dans cette ville, je me livrai à l’enthousiasme républicain qui m’y avoit amené. Cet enthousiasme augmenta par l’accueil que j’y reçus. Fêté, caressé dans tous les états, je me livrai tout entier au zèle patriotique & honteux d’être exclu de mes droits de citoyen par la profession d’un autre culte que celui de mes pères, je résolus de reprendre ouvertement ce dernier. Je pensois que l’Evangile étant le même pour tous les Chrétiens, & le fond du dogme n’étant différent qu’en ce qu’on se mêloit d’expliquer ce qu’on ne pouvoit entendre, il appartenoit en chaque pays au seul souverain de fixer & le culte & ce dogme inintelligible & qu’il étoit par conséquent du devoir du citoyen d’admettre le dogme & de suivre le culte prescrit par la loi. La fréquentation des Encyclopédistes, loin d’ébranler ma foi, [172] l’avoit affermie par mon aversion naturelle pour la dispute & pour les partis. L’étude de l’homme & de l’univers m’avoit montré partout les causes finales & l’intelligence qui les dirigeoit. La lecture de la bible & sur-tout de l’évangile, à laquelle je m’appliquois depuis quelques années, m’avoit fait mépriser les basses & sottes interprétations que donnoient à Jésus-Christ les gens les moins dignes de l’entendre. En un mot, la philosophie, en m’attachant à l’essentiel de la religion, m’avoit détaché de ce fatras de petites formules dont les hommes l’ont offusquée. Jugeant qu’il n’y avoit pas pour un homme raisonnable deux manières d’être chrétien, je jugeois aussi que tout ce qui est forme & discipline étoit, dans chaque pays, du ressort des lois. De ce principe si sensé, si social, si pacifique, qui m’a attiré de si cruelles persécutions, il s’ensuivoit que, voulant être citoyen, je devois être protestant & rentrer dans le culte établi dans mon pays. Je m’y déterminai; je me soumis même aux instructions du pasteur de la paroisse où je logeais, laquelle étoit hors de la ville. Je désirai seulement de n’être pas obligé de paroître en consistoire. L’édit ecclésiastique cependant y étoit formel; on voulut bien y déroger en ma faveur & l’on nomma une commission de cinq ou six membres pour recevoir en particulier ma profession de foi. Malheureusement le ministre Perdriau, homme aimable & doux, avec qui j’étois lié, s’avisa de me dire qu’on se réjouissoit de m’entendre parler dans cette petite assemblée. Cette attente m’effraya si fort, qu’ayant étudié jour & nuit, pendant trois semaines, un petit discours que j’avois préparé, [173] je me troublai lorsqu’il fallut le réciter, au point de n’en pouvoir pas dire un seul mot & je fis dans cette conférence le rôle du plus sot écolier. Les commissaires parloient pour moi; je répondois bêtement oui & non; ensuite je fus admis à la communion & réintégré dans mes droits de citoyen: je fus inscrit comme tel dans le rôle des gardes que payent les seuls citoyens & bourgeois & j’assistois à un conseil général extraordinaire, pour recevoir le serment du syndic Mussard. Je fus si touché des bontés que me témoignèrent en cette occasion le conseil, le consistoire & des procédés obligeans& honnêtes de tous les magistrats, ministres & citoyens, que, pressé par le bon homme De Luc, qui m’obsédoit sans cesse & encore plus par mon propre penchant, je ne songeai à retourner à Paris que pour dissoudre mon ménage, mettre en règle mes petites affaires, placer Mde. le Vasseur & son mari, ou pourvoir à leur subsistance & revenir avec Thérèse m’établir à Genève pour le reste de mes jours.
Cette résolution prise, je fis trêve aux affaires sérieuses pour m’amuser avec mes amis jusqu’au tems de mon départ. De tous ces amusemens celui qui me plut davantage fut une promenade autour du lac, que je fis en bateau avec De Luc père, sa bru, ses deux fils & ma Thérèse. Nous mîmes sept jours à cette tournée, par le plus beau tems du monde. J’en gardai le vif souvenir des sites qui m’avoient frappé à l’autre extrémité du lac & dont je fis la description quelques années après dans la nouvelle Héloise.
Les principales liaisons que je fis à Genève, outre les [174] De Luc, dont j’ai parlé, furent le jeune ministre Vernes, que j’avois déjà connu à Paris & dont j’augurois mieux qu’il n’a valu dans la suite; M. Perdriau, alors pasteur de campagne, aujourd’hui professeur de belles-lettres, dont la société pleine de douceur & d’aménité me sera toujours regrettable, quoiqu’il ait cru du bel air de se détacher de moi; M. Jalabert, alors professeur de physique, depuis conseiller & syndic, auquel je lus mon discours sur l’inégalité (mais non pas la dédicace) & qui en parut transporté; le professeur Lullin, avec lequel, jusqu’à sa mort, je suis resté en correspondance & qui m’avoit même chargé d’emplettes de livres pour la bibliothèque; le professeur V[erne]t, qui me tourna le dos, comme tout le monde, après que je lui eus donné des preuves d’attachement & de confiance qui l’auroient dû toucher, si un théologien pouvoit être touché de quelque chose; C[happuis] commis & successeur de Gauffecourt, qu’il voulut supplanter & qui bientôt fut supplanté lui-même; M[arcet] de M[ézières] ancien ami de mon père & qui s’étoit montré le mien; mais qui, après avoir jadis bien mérité de la patrie, s’étant fait auteur dramatique & prétendant aux deux-cents, changea de maximes & devint ridicule avant sa mort. Mais celui de tous dont j’attendis davantage fut M[oultou], jeune homme de la plus grande espérance par ses talents, par son esprit plein de feu, que j’ai toujours aimé, quoique sa conduite à mon égard ait été souvent équivoque & qu’il ait des liaisons avec mes plus cruels ennemis, mais qu’avec tout cela je ne puis m’empêcher de regarder encore comme appelé à être un jour le défenseur de ma mémoire, & le vengeur de son ami.
[175] Au milieu de ces dissipations, je ne perdis ni le goût ni l’habitude de mes promenades solitaires & j’en faisois souvent d’assez grandes sur les bords du lac, durant lesquelles ma tête, accoutumée au travail, ne demeuroit pas oisive. Je digérois le plan déjà formé de mes institutions politiques, dont j’aurai bientôt à parler; je méditois une histoire du Valais, un plan de tragédie en prose, dont le sujet qui n’étoit pas moins que Lucrèce, ne m’ôtoit pas l’espoir d’atterrer les rieurs, quoique j’osasse laisser paroître encore cette infortunée, quand elle ne le peut plus, sur aucun théâtre français. Je m’essayois en même tems sur Tacite, & je traduisis, le premier livre de son histoire qu’on trouvera parmi mes papiers.
Après quatre mais de séjour à Genève, je retournai au mais d’Octobre à Paris, & j’évitai de passer par Lyon pour ne pas me retrouver en route avec G[auffecour]t. Comme il entroit dans mes arrangemens de ne revenir à Genève que le printemps prochain, je repris pendant l’hiver mes habitudes & mes occupations, dont la principale fut de voir les épreuves de mon Discours sur l’inégalité, que je faisois imprimer en Hollande par le libraire Rey, dont je venois de faire la connoissance à Genève. Comme cet ouvrage étoit dédié à la République, & que cette dédicace pouvoit ne pas plaire au conseil, je voulois attendre l’effet qu’elle feroit à Genève avant que d’y retourner. Cet effet ne me fut pas favorable, & cette dédicace, que le plus pur patriotisme m’avoit dictée, ne fit que m’attirer des ennemis dans le conseil & des jaloux dans la bourgeoisie. M. Chouet, alors premier syndic, [176] m’écrivit une lettre honnête, mais froide, qu’on trouvera dans mes recueils. Je reçus des particuliers, entre autres de De Luc & de Jalabert, quelques compliments; & ce fut là tout: je ne vis point qu’aucun Genevois me sût un vrai gré du zèle de coeur qu’on sentoit dans cet ouvrage. Cette indifférence scandalisa tous ceux qui la remarquèrent. Je me souviens que, dînant un jour à Clichy chez Mde. D[upi]n, avec C[rommeli]n, résident de la république & avec M. de Mairan, celui-ci dit en pleine table que le conseil me devoit un présent & des honneurs publics pour cet ouvrage & qu’il se déshonoroit s’il y manquoit. C[rommeli]n, qui étoit un petit homme noir & bassement méchant, n’osa rien répondre en ma présence, mais il fit une grimace effroyable qui fit sourire Mde. D[upi]n. Le seul avantage que me procura cet ouvrage, outre celui d’avoir satisfait mon coeur, fut le titre de citoyen, qui me fut donné par mes amis, puis par le public à leur exemple & que j’ai perdu dans la suite, pour l’avoir trop bien mérité.
Ce mauvais succès ne m’auroit pas détourné d’exécuter ma retraite à Genève, si des motifs plus puissans sur mon coeur n’y avoient pas concouru. M. D’[Epina]y voulant ajouter une aile qui manquoit au château de la C[hevrett]e, faisoit une dépense immense pour l’achever. étant allé voir un jour, avec Mde. D’[Epina]y, ces ouvrages, nous poussâmes notre promenade un quart de lieue plus loin, jusqu’au réservoir des eaux du parc, qui touchoit la forêt de Montmorency & où étoit un joli potager avec une petite loge fort délabrée qu’on appeloit l’Hermitage. Ce lieu solitaire & très-agréable [177] m’avoit frappé quand je le vis pour la premier fois, avant mon voyage à Genève. Il m’étoit échappé de dire dans mon transport: Ah, Madame, quelle habitation délicieuse! voilà un asyle tout fait pour moi. Mde. D’[Epina]y ne releva pas beaucoup mon discours; mais à ce second voyage je fus tout surpris de trouver au lieu de la vieille masure, une petite maison presque entièrement neuve, fort bien distribuée & très logeable pour un petit ménage de trois personnes. Mde. D’[Epina]y avoit fait faire cet ouvrage en silence & à très-peu de frais, en détachant quelques matériaux & quelques ouvriers de ceux du château. Au second voyage elle me dit en voyant ma surprise: mon ours, voilà votre asyle; c’est vous qui l’avez choisi, c’est l’amitié qui vous l’offre; j’espère qu’elle vous ôtera la cruelle idée de vous éloigner de moi. Je ne crois pas avoir été de mes jours plus vivement, plus délicieusement ému; je mouillai de pleurs la main bienfaisante de mon amie & si je ne fus pas vaincu dès cet instant même, je fus extrêmement ébranlé. Mde. D’[Epina]y, qui ne vouloit pas en avoir le démenti, devint si pressante, employa tant de moyens, tant de gens pour me circonvenir, jusqu’à gagner pour cela Mde. le Vasseur & sa fille, qu’enfin elle triompha de mes résolutions. Renonçant au séjour de ma patrie, je résolus, je promis d’habiter l’Hermitage, & en attendant que le bâtiment fût sec, elle prit le soin d’en préparer les meubles, ensorte que tout fut prêt pour y entrer le printemps suivant.
Une chose qui aida beaucoup à me déterminer fut l’établissement de Voltaire auprès de Genève; je compris que [178] cet homme y feroit révolution; que j’irois retrouver dans ma patrie le ton, les airs, les moeurs qui me chassoient de Paris; qu’il me faudroit batailler sans cesse & que je n’aurois d’autre choix dans ma conduite que celui d’être un pédant insupportable ou un lâche & mauvais citoyen. La lettre que Voltaire m’écrivit sur mon dernier ouvrage me donna lieu d’insinuer mes craintes dans ma réponse; l’effet qu’elle produisit les confirma. Dès-lors je tins Genève perdue & je ne me trompai pas. J’aurois dû peut-être aller faire tête à l’orage, si je m’en étois senti le talent. Mais qu’eussai-je fait seul, timide & parlant très mal, contre un homme arrogant, opulent, étayé du crédit des grands, d’une brillante faconde,* [*Vieux mot qui signifie éloquence. Note de l’Editeur.] & déjà l’idole des femmes & des jeunes gens? Je craignis d’exposer inutilement au péril mon courage: je n’écoutai que mon naturel paisible, que mon amour du repos, qui, s’il me trompa, me trompe encore aujourd’hui sur le même article. En me retirant à Genève, j’aurois pu m’épargner de grands malheurs à moi-même; mais je doute qu’avec tout mon zèle ardent & patriotique j’eusse fait rien de grand & d’utile pour mon pays.
T[ronchin] qui, dans le même tems à peu près, fut s’établir à Genève, vint quelque tems après à Paris faire le saltimbanque & en emporta des trésors. A son arrivée, il me vint voir avec le chevalier de Jaucourt. Mde. D’[Epina]y souhaitoit fort de le consulter en particulier, mais la presse n’étoit pas facile à percer. Elle eut recours à moi. J’engageai T[ronchin] à l’aller voir. Ils commencèrent ainsi, sous mes auspices, des liaisons qu’ils resserrèrent [179] ensuite à mes dépens. Telle a toujours été ma destinée: sitôt que j’ai rapproché l’un de l’autre deux amis que j’avois séparément, ils n’ont jamais manqué de s’unir contre moi. Quoique, dans le complot que formoient Dès-lors les T[ronchin]s.... leur patrie, ils dussent tous me haïr mortellement, le D[octeu]r pourtant continua long-temps à me témoigner de la bienveillance. Il m’écrivit même après mon retour à Genève pour m’y proposer la place de bibliothécaire honoraire. Mais mon parti étoit pris & cette offre ne m’ébranla pas.
Je retournai dans ce tems-là chez M. d’H[olbac]k. L’occasion en avoit été la mort de sa femme, arrivée, ainsi que celle de Mde. F[ranceui]l, durant mon séjour à Genève. Diderot, en me la marquant, me parla de la profonde affliction du mari. Sa douleur émut mon coeur. Je regrettois moi-même cette aimable femme. J’écrivis sur ce sujet à M. d’H[olbac]k. Ce triste événement me fit oublier tous ses torts & lorsque je fus de retour de Genève & qu’il fut de retour lui-même d’un tour de France qu’il avoit fait pour se distraire, avec G[rimm], & d’autres amis, j’allai le voir & je continuai, jusqu’à mon départ pour l’Hermitage. Quand on sut dans sa coterie que Mde. D’[Epina]y, qu’il ne voyoit point encore, m’y préparoit un logement, les sarcasmes tombèrent sur moi comme la grêle, fondés sur ce qu’ayant besoin de l’encens & des amusemens de la ville, je ne soutiendrois pas la solitude seulement quinze jours. Sentant en moi ce qu’il en étoit, je laissai dire & j’allai mon train. M. d’H[olbac]k ne laissa pas de m’être [180] utile* [*Voici un exemple des tours que me joue ma mémoire. Long-temps après avoir écrit ceci, je viens d’apprendre en causant avec ma femme de son vieux bon-homme de père, que ce ne fut point M. D’H[olbac]k, mais M. de Chenonceaux, alors un des administrateurs de l’Hôtel-Dieu, qui le fit placer. J’en avois si totalement perdu l’idée & j’avois celle de M. d’H[olbac]k si présente, que j’aurois juré pour ce dernier.] pour placer le vieux bon homme le Vasseur, qui avoit plus de quatre-vingts ans & dont sa femme, qui s’en sentoit surchargée, ne cessoit de me prier de la débarrasser. Il fut mis dans une maison de charité, où l’âge & le regret de se voir loin de sa famille le mirent au tombeau presque en arrivant. Sa femme & ses autres enfans le regrettèrent peu; mais Thérèse, qui l’aimoit tendrement, n’a jamais pu se consoler de sa perte & d’avoir souffert que, si près de son terme, il allât loin d’elle achever ses jours.
J’eus à-peu-près dans le même tems une visite à laquelle je ne m’attendois guère, quoique ce fût une bien ancienne connoissance. Je parle de mon ami Venture, qui vint me surprendre un beau matin, lorsque je ne pensois à rien moins. Un autre homme étoit avec lui. Qu’il me parût changé! Au lieu de ses anciennes grâces, je ne lui trouvai plus qu’un air crapuleux qui m’empêcha de m’épanouir avec lui. Ou mes yeux n’étoient plus les mêmes, ou la débauche avoit abruti son esprit, ou tout son premier éclat tenoit à celui de la jeunesse, qu’il n’avoit plus. Je le vis presque avec indifférence & nous nous séparâmes assez froidement. Mais quand il fut parti, le souvenir de nos anciennes liaisons me rappela si vivement celui de mes jeunes ans, si doucement, si sagement consacrés à cette femme angélique, qui maintenant [181] n’étoit guère moins changée que lui, les petites anecdotes de cet heureux temps, la romanesque journée de Toune, passée avec tant d’innocence & de jouissance entre ces deux charmantes filles dont une main baisée avoit été l’unique faveur & qui, malgré cela, m’avoit laissé des regrets si vifs, si touchants, si durables; tous ces ravissans délires d’un jeune coeur, que j’avois sentis alors dans toute leur force & dont je croyois le tems passé pour jamais; toutes ces tendres réminiscences me firent verser des larmes sur ma jeunesse écoulée & sur ses transports désormois perdus pour moi. Ah! combien j’en aurois versé sur leur retour tardif & funeste, si j’avois prévu les maux qu’il m’alloit coûter!
Avant de quitter Paris j’eus durant l’hiver qui précéda ma retraite, un plaisir bien selon mon coeur & que je goûtai dans toute sa pureté. Palissot, académicien de Nancy, connu par quelques drames, venoit d’en donner un à Lunéville, devant le roi de Pologne. Il crut apparemment faire sa Cour en jouant, dans ce drame, un homme qui avoit osé se mesurer avec le roi la plume à la main. Stanislas, qui étoit généreux & qui n’aimoit pas la satire, fut indigné qu’on osât ainsi personnaliser en sa présence. M. le comte de Tressan écrivit, par l’ordre de ce prince, à d’Alembert & à moi, pour m’informer que l’intention de Sa Majesté étoit que le sieur Palissot fût chassé de son académie. Ma réponse fut une vive prière à M. de Tressan d’intercéder auprès du roi de Pologne pour obtenir la grace du sieur Palissot. La grace fut accordée, & M. de Tressan, en me le marquant au nom du roi, ajouta que ce fait seroit inscrit sur les registres de l’académie. Je [182] répliquai que c’étoit moins accorder une grace que perpétuer un châtiment. Enfin j’obtins, à force d’instances, qu’il ne seroit fait mention de rien dans les registres & qu’il ne resteroit aucune trace publique de cette affaire. Tout cela fut accompagné, tant de la part du roi que de celle de M. de Tressan, de témoignages d’estime & de considération dont je fus extrêmement flatté; & je sentis en cette occasion que l’estime des hommes qui en sont si dignes eux-mêmes produit dans l’âme un sentiment bien plus doux & plus noble que celui de la vanité. J’ai transcrit dans mon recueil les lettres de M. de Tressan avec mes réponses & l’on en trouvera les originaux dans mes papiers.
Je sens bien que si jamais ces mémoires parviennent à voir le jour, je perpétue ici moi-même le souvenir d’un fait dont je voulois effacer la trace; mais j’en transmets bien d’autres malgré moi. Le grand objet de mon entreprise, toujours présent à mes yeux, l’indispensable devoir de la remplir dans toute son étendue, ne m’en laisseront point détourner par de plus faibles considérations qui m’écarteroient de mon but. Dans l’étrange, dans l’unique situation où je me trouve, je me dois trop à la vérité pour devoir rien de plus à autrui. Pour me bien connoître, il faut me connoître dans tous mes rapports, bons & mauvais. Mes confessions sont nécessairement liées avec celles de beaucoup de gens: je fois les unes & les autres avec la même franchise en tout ce qui se rapporte à moi, ne croyant devoir à qui que ce soit plus de ménagemens que je n’en ai pour moi-même & voulant toutefois en avoir beaucoup plus. Je veux être toujours juste [183] & vrai, dire d’autrui le bien tant qu’il me sera possible, ne dire jamais que le mal qui me regarde & qu’autant que j’y suis forcé. Qui est-ce qui, dans l’état où l’on m’a mis, a droit d’exiger de moi davantage? Mes confessions ne sont point faites pour paroître de mon vivant, ni de celui des personnes intéressées. Si j’étois le maître de ma destinée & de celle de cet écrit, il ne verroit le jour que long-tems après ma mort & la leur. Mais les efforts que la terreur de la vérité fait faire à mes puissans oppresseurs pour en effacer les traces me forcent à faire, pour les conserver, tout ce que me permettent le droit le plus exact & la plus sévère justice. Si ma mémoire devoit s’éteindre avec moi, plutôt que de compromettre personne, je souffrirois un opprobre injuste & passager sans murmure; mais puisqu’enfin mon nom doit vivre, je dois tâcher de transmettre avec lui le souvenir de l’homme infortuné qui le porta, tel qu’il fut réellement & non tel que d’injustes ennemis travaillent sans relâche à le peindre.
Fin du huitième Livre.
JEAN JACQUES ROUSSEAU
LES CONFESSIONS DE
J. J. ROUSSEAU.
[LIVRES I-IV, 1763?-1765/ 1782; LIVRES V-VI, 1766-1768/1782; LIVRES VII-XII, 1769, octobre -1770, fin / 1789 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. X, XVI, XVII; LIVRE IX. t. XVI, pp. 184-308.]
LES CONFESSIONS
DE J.J. ROUSSEAU.
LIVRE NEUVIÈME
L’impatience d’habiter l’Hermitage ne me permit pas d’attendre le retour de la belle saison; & sitôt que mon logement fut prêt, je me hâtai de m’y rendre, aux grandes huées de la coterie H[olba]chique, qui prédisoit hautement que je ne supporterois pas trois mais de solitude & qu’on me verroit dans peu revenir avec ma courte honte, vivre comme eux à Paris. Pour moi, qui depuis quinze ans hors de mon élément, me voyois près d’y rentrer, je ne faisois pas même attention à leurs plaisanteries. Depuis que je m’étois, malgré moi, jetté dans le monde, je n’avois cessé de regretter mes chères Charmettes & la douce vie que j’y avois menée. Je me sentois fait pour la retraite & la campagne; il m’étoit impossible de vivre heureux ailleurs: à Venise, dans le train des affaires publiques, dans la dignité d’une espèce de représentation, dans l’orgueil des projets d’avancement; à Paris, dans le tourbillon de la grande société, dans la sensualité [185] des soupers, dans l’éclat des spectacles, dans la fumée de la gloriole, toujours mes bosquets, mes ruisseaux, mes promenades solitaires, venoient, par leur souvenir, me distraire, me contrister, m’arracher des soupirs & des désirs. Tous les travaux auxquels j’avois pu m’assujettir, tous les projets d’ambition, qui, par accès, avoient animé mon zèle, n’avoient d’autre but que d’arriver un jour à ces bienheureux loisirs champêtres, auxquels en ce moment je me flattois de toucher. Sans m’être mis dans l’honnête aisance que j’avois cru seule pouvoir m’y conduire, je jugeois, par ma situation particulière, être en état de m’en passer & pouvoir arriver au même but par un chemin tout contraire. Je n’avois pas un sou de rente: mais j’avois un nom, des talents; j’étois sobre & je m’étois ôté les besoins les plus dispendieux, tous ceux de l’opinion. Outre cela, quoique paresseux, j’étois laborieux cependant quand je voulois l’être; & ma paresse étoit moins celle d’un fainéant, que celle d’un homme indépendant, qui n’aime à travailler qu’à son heure. Mon métier de copiste de musique n’étoit ni brillant ni lucratif; mais il étoit sûr. On me savoit gré dans le monde d’avoir eu le courage de le choisir. Je pouvois compter que l’ouvrage ne me manqueroit pas & il pouvoit me suffire pour vivre, en bien travaillant. Deux mille francs qui me restoient du produit du Devin du village & de mes autres écrits, me faisoient une avance pour n’être pas à l’étroit; & plusieurs ouvrages que j’avois sur le métier me promettoient, sans rançonner les libraires, des supplémens suffisans pour travailler à mon aise, sans m’excéder & même en mettant à profit les loisirs de la [186] promenade. Mon petit ménage, composé de trois personnes, qui toutes s’occupoient utilement, n’étoit pas d’un entretien fort coûteux. Enfin mes ressources, proportionnées à mes besoins & à mes désirs, pouvoient raisonnablement me promettre une vie heureuse & durable dans celle que mon inclination m’avoit fait choisir.
J’aurois pu me jeter tout-à-fait du côté le plus lucratif & au lieu d’asservir ma plume à la copie, la dévouer entière à des écrits, qui, du vol que j’avois pris & que je me sentois en état de soutenir, pouvoient me faire vivre dans l’abondance & même dans l’opulence, pour peu que j’eusse voulu joindre des manœuvres d’auteur au soin de publier de bons livres. Mais je sentois qu’écrire pour avoir du pain eût bientôt étouffé mon génie & tué mon talent, qui étoit moins dans ma plume que dans mon coeur & né uniquement d’une façon de penser élevée & fière, qui seul pouvoit le nourrir. Rien de vigoureux, rien de grand ne peut partir d’une plume toute vénale. La nécessité, l’avidité peut-être, m’eût fait faire plus vite que bien. Si le besoin du succès ne m’eût pas plongé dans les cabales, il m’eût fait chercher à dire moins des choses utiles & vraies, que des choses qui plussent à la multitude; & d’un auteur distingué que je pouvois être, je n’aurois été qu’un barbouilleur de papier. Non, non: j’ai toujours senti que l’état d’auteur n’étoit, ne pouvoit être illustre & respectable, qu’autant qu’il n’étoit pas un métier. Il est trop difficile de penser noblement, quand on ne pense que pour vivre. Pour pouvoir, pour oser dire de grandes vérités, il ne faut pas dépendre de son succès. Je jetois mes [187] livres dans le public avec la certitude d’avoir parlé pour le bien commun, sans aucun souci du reste. Si l’ouvrage étoit rebuté, tant pis pour ceux qui n’en vouloient pas profiter. Pour moi, je n’avois pas besoin de leur approbation pour vivre. Mon métier pouvoit me nourrir, si mes livres ne se vendoient pas; & voilà précisément ce qui les faisoit vendre.
Ce fut le 9 avril 1756 que je quittai la ville pour n’y plus habiter, car je ne compte pas pour habitation quelques courts séjours que j’ai faits depuis, tant à Paris qu’à Londres & dans d’autres villes, mais toujours de passage, ou toujours malgré moi. Mde. D’[épina]y vint nous prendre tous trois dans son carrosse; son fermier vint charger mon petit bagage & je fus installé dès le même jour. Je trouvai ma petite retraite arrangée & meublée simplement, mais proprement & même avec goût. La main qui avoit donné ses soins à cet ameublement le rendoit à mes yeux d’un prix inestimable & je trouvois délicieux d’être l’hôte de mon amie, dans une maison de mon choix qu’elle avoit bâtie exprès pour moi.
Quoiqu’il fît froid & qu’il y eût même encore de la neige, la terre commençoit à végéter; on voyoit des violettes & des primevères, les bourgeons des arbres commençoient à poindre & la nuit même de mon arrivée fut marquée par le premier chant du rossignol, qui se fit entendre presque à ma fenêtre, dans un bois qui touchoit la maison. Après un léger sommeil, oubliant à mon réveil ma transplantation, je me croyois encore dans la rue de Grenelle, quand tout à coup ce ramage me fit tressaillir & je m’écriai dans mon transport: Enfin tous mes voeux sont accomplis. Mon premier soin [188] fut de me livrer à l’impression des objets champêtres dont j’étois entouré. Au lieu de commencer à m’arranger dans mon logement, je commençai par m’arranger pour mes promenades & il n’y eut pas un sentier, pas un taillis, pas un bosquet pas un réduit autour de ma demeure, que je n’eusse parcouru dès le lendemain. Plus j’examinois cette charmante retraite, plus je la sentois faite pour moi. Ce lieu solitaire plutôt que sauvage me transportoit en idée au bout du monde. Il avoit de ces beautés touchantes qu’on ne trouve guère auprès des villes; & jamais, en s’y trouvant transporté tout d’un coup, on n’eût pu se croire à quatre lieues de Paris.
Après quelques jours livrés à mon délire champêtre, je songeai à ranger mes paperasses & à régler mes occupations. Je destinai, comme j’avois toujours fait, mes matinées à la copie & mes après-dînées à la promenade, muni de mon petit livret blanc & de mon crayon: car n’ayant jamais pu écrire & penser à mon aise que sub dio, je n’étois pas tenté de changer de méthode & je comptois bien que la forêt de Montmorency, qui étoit presque à ma porte, seroit désormois mon cabinet de travail. J’avois plusieurs écrits commencés; j’en fis la revue. J’étois assez magnifique en projets; mais dans les tracas de la ville, l’exécution jusqu’àlors avoit marché lentement. J’y comptois mettre un peu plus de diligence quand j’aurois moins de distraction. Je crois avoir assez bien rempli cette attente; & pour un homme souvent malade, souvent à la C[hevrett]e, à é[pina]y, à Eaubonne, au château de Montmorency, souvent obsédé chez lui de curieux désoeuvrés, [189] & toujours occupé la moitié de la journée à la copie, si l’on compte & mesure les écrits que j’ai faits dans les six ans que j’ai passés tant à l’Hermitage qu’à Montmorency, l’on trouvera, je m’assure, que si j’ai perdu mon tems durant cet intervalle, ce n’a pas été du moins dans l’oisiveté.
Des divers ouvrages que j’avois sur le chantier, celui que je méditois depuis longtemps, dont je m’occupois avec le plus de goût, auquel je voulois travailler toute ma vie & qui devoit, selon moi, mettre le sceau à ma réputation, étoit mes Institutions politiques. Il y avoit treize à quatorze ans que j’en avois conçu la premiere idée, lorsque, étant à Venise, j’avois eu quelque occasion de remarquer les défauts de ce gouvernement si vanté. Depuis lors mes vues s’étoient beaucoup étendues par l’étude historique de la morale. J’avois vu que tout tenoit radicalement à la politique & que, de quelque façon qu’on s’y prît, aucun peuple ne seroit que ce que la nature de son gouvernement le feroit être; ainsi cette grande question du meilleur gouvernement possible me paroissoit se réduire à celle-ci: Quelle est la nature du gouvernement propre à former le peuple le plus vertueux, le plus éclairé, le plus sage, le meilleur enfin, à prendre ce mot dans son plus grand sens? J’avois cru voir que cette question tenoit de bien près à cette autre-ci, si même elle en étoit différente: Quel est le gouvernement qui, par sa nature, se tient toujours le plus près de la loi? de-là, qu’est-ce que la loi? & une chaîne de questions de cette importance. Je voyois que tout cela me menoit à de grandes vérités, utiles au bonheur du genre humain, mais sur-tout à celui de ma [190] patrie, où je n’avois pas trouvé, dans le voyage que je venois d’y faire, les notions des lois & de la liberté assez justes ni assez nettes, à mon gré; & j’avois cru cette manière indirecte de les leur donner la plus propre à ménager l’amour-propre de ses membres, & à me faire pardonner d’avoir pu voir là-dessus un peu plus loin qu’eux.
Quoiqu’il y eût déjà cinq ou six ans que je travaillois à cet ouvrage, il n’étoit encore guère avancé. Les livres de cette espèce demandent de la méditation, du loisir, de la tranquillité. De plus, je faisois celui-là, comme on dit, en bonne fortune & je n’avois voulu communiquer mon projet à personne, pas même à Diderot. Je craignois qu’il ne parût trop hardi pour le siècle & le pays où j’écrivois & que l’effroi de mes amis* [*C’étoit sur-tout la sage sévérité de Duclos qui m’inspiroit cette crainte: car pour Diderot, je ne fois comment toutes mes conférences avec lui tendoient toujours à me rendre satyrique & mordant plus que mon naturel ne me portoit à l’être. Ce fut cela même qui me détourna de le consulter sur une enterprise où je voulois mettre uniquement toute la force du raisonnement., sans aucun vestige d’humeur & de partialité. On peut juger du ton que j’avois pris dans cet ouvrage, par celui du Contrat Social qui en est tiré.] ne me gênât dans l’exécution. J’ignorois encore s’il seroit fait à temps & de manière à pouvoir paroître de mon vivant. Je voulois pouvoir, sans contrainte, donner à mon sujet tout ce qu’il me demandoit; bien sûr que, n’ayant point l’humeur satirique & ne voulant jamais chercher d’application, je serois toujours irrépréhensible en toute équité. Je voulois user pleinement, sans doute, du droit de penser que j’avois par ma naissance; mais toujours en respectant le gouvernement sous lequel j’avois à [191] vivre, sans jamais désobéir à ses lois; & très attentif à ne pas violer le droit des gens, je ne voulois pas non plus renoncer par crainte à ses avantages.
J’avoue même qu’étranger & vivant en France, je trouvois ma position très-favorable pour oser dire la vérité; sachant bien que, continuant comme je voulois faire à ne rien imprimer dans l’état sans permission, je n’y devois compte à personne de mes maximes & de leur publication partout ailleurs. J’aurois été bien moins libre à Genève même, où, dans quelque lieu que mes livres fussent imprimés, le magistrat avoit droit d’épiloguer sur leur contenu. Cette considération avoit beaucoup contribué à me faire céder aux instances de Mde. D’[Epina]y & renoncer au projet d’aller m’établir à Genève. Je sentois, comme je l’ai dit dans l’Émile, qu’à moins d’être homme d’intrigues, quand on veut consacrer des livres au vrai bien de la patrie, il ne faut point les composer dans son sein.
Ce qui me faisoit trouver ma position plus heureuse étoit la persuasion où j’étois que le gouvernement de France, sans peut-être me voir de fort bon oeil, se feroit un honneur, sinon de me protéger, au moins de me laisser tranquille. C’étoit, ce me sembloit, un trait de politique très simple & cependant très-adroite, de se faire un mérite de tolérer ce qu’on ne pouvoit empêcher; puisque si l’on m’eût chassé de France, ce qui étoit tout ce qu’on avoit droit de faire; mes livres n’auroient pas moins été faits & peut-être avec moins de retenue; au lieu qu’en me laissant en repos on gardoit l’auteur pour caution de ses ouvrages & de plus, on [192] effaçoit des préjugés bien enracinés dans le reste de l’Europe, en se donnant la réputation d’avoir un respect éclairé pour le droit des gens.
Ceux qui jugeront sur l’événement, que ma confiance m’a trompé, pourroient bien se tromper eux-mêmes. Dans l’orage qui m’a submergé, mes livres ont servi de prétexte, mais c’étoit à ma personne qu’on en vouloit. On se soucioit très peu de l’auteur, mais on vouloit perdre Jean-Jacques & le plus grand mal qu’on oit trouvé dans mes écrits étoit l’honneur qu’ils pouvoient me faire. N’enjambons point sur l’avenir. J’ignore si ce mystère, qui en est encore un pour moi, s’éclaircira dans la suite aux yeux des lecteurs; je sais seulement que, si mes principes manifestés avoient dû m’attirer les traitemens que j’ai soufferts, j’aurois tardé moins long-tems à en être la victime, puisque celui de tous mes écrits où ces principes sont manifestés avec le plus de hardiesse, pour ne pas dire d’audace, avoit paru avoir fait son effet même avant ma retraite à l’hermitage, sans que personne eût songé, je ne dis pas à me chercher querelle, mais à empêcher seulement la publication de l’ouvrage en France, où il se vendoit aussi publiquement qu’en Hollande. Depuis lors la nouvelle Héloise parut encore avec la même facilité, j’ose dire avec le même applaudissement; & ce qui semble presque incroyable, la profession de foi de cette même Héloise mourante est exactement la même que celle du vicaire Savoyard. Tout ce qu’il y a de hardi dans le Contrat Social étoit auparavant dans le Discours sur l’inégalité; tout ce qu’il y a de hardi dans l’Émile étoit auparavant dans la Julie. Or [193] ces choses hardies n’excitèrent aucune rumeur contre les deux premiers ouvrages; donc ce ne furent pas elles qui l’excitèrent contre les derniers.
Une autre entreprise à peu près du même genre, mais dont le projet étoit plus récent, m’occupoit davantage en ce moment: c’étoit l’extrait des ouvrages de l’abbé de St. Pierre, dont, entraîné par le fil de ma narration, je n’ai pu parler jusqu’ici. L’idée m’en avoit été suggérée, depuis mon retour de Genève, par l’abbé de Mably, non pas immédiatement, mais par l’entremise de Mde. D[upi]n, qui avoit une sorte d’intérêt à me la faire adopter. Elle étoit une des trois ou quatre jolies femmes de Paris dont le vieux abbé de St. Pierre avoit été l’enfant gâté; & si elle n’avoit pas eu décidément la préférence, elle l’avoit partagée au moins avec Mde. d’A[iguillo]n. Elle conservoit pour la mémoire du bon homme un respect & une affection qui faisoient honneur à tous deux & son amour-propre eût été flatté de voir ressusciter par son secrétaire les ouvrages mort-nés de son ami. Ces mêmes ouvrages ne laissoient pas de contenir d’excellentes choses, mais si mal dites, que la lecture en étoit difficile à soutenir; & il est étonnant que l’abbé de St. Pierre, qui regardoit ses lecteurs comme de grands enfans, leur parlât cependant comme à des hommes, par le peu de soin qu’il prenoit de s’en faire écouter. C’étoit pour cela qu’on m’avoit proposé ce travail comme utile en lui-même & comme très convenable à un homme laborieux en manœuvre, mais paresseux comme auteur, qui trouvant la peine de penser très fatigante, aimoit mieux, en choses de son goût, [194] éclaircir & pousser les idées d’un autre que d’en créer. D’ailleurs en ne me bornant pas à la fonction de traducteur, il ne m’étoit pas défendu de penser quelquefois par moi-même & je pouvois donner telle forme à mon ouvrage, que bien d’importantes vérités y passeroient sous le manteau de l’abbé de St. Pierre, encore plus heureusement que sous le mien. L’entreprise, au reste, n’étoit pas légère; il ne s’agissoit de rien moins que de lire, de méditer, d’extraire vingt-trois volumes, diffus, confus, pleins de longueurs, de redites, de petites vues courtes ou fausses, parmi lesquelles il en falloit pêcher quelques-unes, grandes, belles & qui donnoient le courage de supporter ce pénible travail. Je l’aurois moi-même souvent abandonné, si j’eusse honnêtement pu m’en dédire, mais en recevant les manuscrits de l’abbé, qui me furent donnés par son neveu le comte de St. Pierre, à la sollicitation de St. Lambert, je m’étois en quelque sorte engagé d’en faire usage & il falloit ou les rendre, ou tâcher d’en tirer parti. C’étoit dans cette dernière intention que j’avois apporté ces manuscrits à l’Hermitage & c’étoit là le premier ouvrage auquel je comptois donner mes loisirs.
J’en méditois un troisième dont je devois l’idée à des observations faites sur moi-même & je me sentois d’autant plus de courage à l’entreprendre, que j’avois lieu d’espérer de faire un livre vraiment utile aux hommes & même un des plus utiles qu’on pût leur offrir, si l’exécution répondoit dignement au plan que je m’étois tracé. L’on a remarqué que la plupart des hommes sont, dans le cours de leur vie, souvent dissemblables à eux-mêmes & semblent se transformer [195] en des hommes tout différents. Ce n’étoit pas pour établir une chose aussi connue que je voulois faire un livre; j’avois un objet plus neuf & même plus important. C’étoit de chercher les causes de ces variations & de m’attacher à celles qui dépendoient de nous, pour montrer comment elles pouvoient être dirigées par nous-mêmes, pour nous rendre meilleurs & plus sûrs de nous. Car il est, sans contredit, plus pénible à l’honnête-homme de résister à des désirs déjà tout formés qu’il doit vaincre, que de prévenir, changer ou modifier ces mêmes désirs dans leur source, s’il étoit en état d’y remonter. Un homme tenté résiste une fois parce qu’il est fort & succombe une autre fois, parce qu’il est foible; s’il eût été le même qu’auparavant, il n’auroit pas succombé.
En sondant en moi-même & en recherchant dans les autres à quoi tenoient ces diverses manières d’être, je trouvai qu’elles dépendoient en grande partie de l’impression antérieure des objets extérieurs & que modifiés continuellement par nos sens & par nos organes, nous portions, sans nous en appercevoir, dans nos idées, dans nos sentimens, dans nos actions mêmes l’effet de ces modifications. Les frappantes & nombreuses observations que j’avois recueillies étoient au-dessus de toute dispute & par leurs principes physiques, elles me paraissoient propres à fournir un régime extérieur qui, varié selon les circonstances, pouvoit mettre ou maintenir l’âme dans l’état le plus favorable à la vertu. Que d’écarts on souveroit à la raison, que de vices on empêcheroit de naître, si l’on savoit forcer l’économie animale [196] à favoriser l’ordre moral qu’elle trouble si souvent! Les climats, les saisons, les sons, les couleurs, l’obscurité, la lumière, les éléments, les aliments, le bruit, le silence, le mouvement, le repos, tout agit sur notre machine & sur notre ame par conséquent; tout nous offre mille prises presque assurées, pour gouverner dans leur origine les sentimens dont nous nous laissons dominer. Telle étoit l’idée fondamentale dont j’avois déjà jetté l’esquisse sur le papier & dont j’espérois un effet d’autant plus sûr pour les gens bien nés, qui, aimant sincèrement la vertu, se défient de leur faiblesse, qu’il me paroissoit aisé d’en faire un livre agréable à lire, comme il l’étoit à composer. J’ai cependant bien peu travaillé à cet ouvrage, dont le titre étoit la Morale sensitive, ou le matérialisme du sage. Des distractions, dont on apprendra bientôt la cause m’empêchèrent de m’en occuper & l’on saura aussi quel fut le sort de mon esquisse, qui tient au mien de plus près qu’il ne sembleroit.
Outre tout cela, je méditois depuis quelque tems un système d’éducation, dont Mde. de C[henonceau]x, que celle de son mari faisoit trembler pour son fils, m’avoit prié de m’occuper. L’autorité de l’amitié faisoit que cet objet quoique moins de mon goût en lui-même, me tenoit au coeur plus que tous les autres. Aussi de tous les sujets dont je viens de parler, celui-là est-il le seul que j’aye conduit à sa fin. Celle que je m’étois proposée en y travaillant méritoit, ce me semble, à l’auteur, une autre destinée. Mais n’anticipons pas ici sur ce triste sujet. Je ne serai que trop forcé d’en parler dans la suite de cet écrit.
[197] Tous ces divers projets m’offroient des sujets de méditation pour mes promenades: car, comme je crois l’avoir dit, je ne puis méditer qu’en marchant; sitôt que je m’arrête, je ne pense plus & ma tête ne va qu’avec mes pieds. J’avois cependant eu la précaution de me pourvoir aussi d’un travail de cabinet pour les jours de pluie. C’étoit mon Dictionnaire de musique, dont les matériaux épars, mutilés, informes, rendoient l’ouvrage nécessaire à reprendre presque à neuf. J’apportois quelques livres, dont j’avois besoin pour cela; j’avois passé deux mais à faire l’extroit de beaucoup d’autres, qu’on me prêtoit à la bibliothèque du roi & dont on me permit même d’emporter quelques-uns à l’Hermitage. Voilà mes provisions pour compiler au logis, quand le tems ne me permettoit pas de sortir & que je m’ennuyois de ma copie. Cet arrangement me convenoit si bien, que j’en tirai parti tant à l’Hermitage qu’à Montmorenci & même ensuite à Motiers, où j’achevai ce travail tout en en faisant d’autres & trouvant toujours qu’un changement d’ouvrage est un véritable délassement.
Je suivis assez exactement, pendant quelque temps, la distribution que je m’étois prescrite & je m’en trouvois très-bien; mais quand la belle saison ramena plus fréquemment Mde. D’[Epina]y à E[pina]y ou à la C[hevrett]e, je trouvai que des soins qui d’abord ne me coûtoient pas, mais que je n’avois pas mis en ligne de compte, dérangeoient beaucoup mes autres projets. J’ai déjà dit que Mde. D’[Epina]y avoit des qualités très aimables: elle aimoit bien ses amis, elle les servoit avec beaucoup de zèle; & n’épargnant pour [198] eux ni son tems ni ses soins, elle méritoit assurément bien qu’en retour ils eussent des attentions pour elle. Jusqu’àlors j’avois rempli ce devoir sans songer que c’en étoit un; mais enfin je compris que je m’étois chargé d’une chaîne, dont l’amitié seule m’empêchoit de sentir le poids: j’avois aggravé ce poids par ma répugnance pour les sociétés nombreuses. Mde. D’[Epina]y s’en prévalut pour me faire une proposition qui paroissoit m’arranger & qui l’arrangeoit davantage: c’étoit de me faire avertir toutes les fois qu’elle seroit seule, ou à peu près. J’y consentis, sans voir à quoi je m’engageois. Il s’ensuivit de-là que je ne lui faisois plus de visite à mon heure, mais à la sienne & que je n’étois jamais sûr de pouvoir disposer de moi-même un seul jour. Cette gêne altéra beaucoup le plaisir que j’avois pris jusqu’àlors à l’aller voir. Je trouvai que cette liberté qu’elle m’avoit tant promise ne m’étoit donnée qu’à condition de ne m’en prévaloir jamais; & pour une fois ou deux que j’en voulus essayer, il y eut tant de messages, tant de billets, tant d’alarmes sur ma santé que je vis bien qu’il n’y avoit que l’excuse d’être à plat de lit qui pût me dispenser de courir à son premier mot. Il falloit me soumettre à ce joug; je le fis & même assez volontiers pour un aussi grand ennemi de la dépendance, l’attachement sincère que j’avois pour elle m’empêchant en grande partie de sentir le lien qui s’y joignoit. Elle remplissoit ainsi tant bien que mal les vides que l’absence de sa Cour ordinaire laissoit dans ses amusemens. C’étoit pour elle un supplément bien mince, mais qui valoit encore mieux qu’une solitude absolue, qu’elle [199] ne pouvoit supporter. Elle avoit cependant de quoi la remplir bien plus aisément depuis qu’elle avoit voulu tâter de la littérature & qu’elle s’étoit fourré dans la tête de faire bon gré mal gré des romans, des lettres, des comédies, des contes & d’autres fadaises comme cela. Mais ce qui l’amusoit n’étoit pas tant de les écrire que de les lire; & s’il lui arrivoit de barbouiller de suite deux ou trois pages, il falloit qu’elle fût sûre au moins de deux ou trois auditeurs bénévoles, au bout de cet immense travail. Je n’avois guère l’honneur d’être au nombre des élus, qu’à la faveur de quelque autre. Seul, j’étois presque toujours compté pour rien en toute chose; & cela non seulement dans la société de Mde. D’[Epina]y, mais dans celle de M. d’H[olbac]k & partout où M. G[rimm] donnoit le ton. Cette nullité m’accommodoit fort partout ailleurs que dans le tête-à-tête, où je ne savois quelle contenance tenir, n’osant parler de littérature, dont il ne m’appartenoit pas de juger, ni de galanterie, étant trop timide & craignant plus que la mort le ridicule d’un vieux galant; outre que cette idée ne me vint jamais près de Mde. D’[Epina]y & ne m’y seroit peut-être pas venue une seule fois en ma vie, quand je l’aurois passée entière auprès d’elle: non que j’eusse pour sa personne aucune répugnance; au contraire, je l’aimois peut-être trop comme ami, pour pouvoir l’aimer comme amant. Je sentois du plaisir à la voir, à causer avec elle. Sa conversation, quoique assez agréable en cercle, étoit aride en particulier; la mienne qui n’étoit pas plus fleurie, n’étoit pas pour elle d’un grand secours. Honteux d’un trop long silence, je m’évertuois [200] pour relever l’entretien & quoiqu’il me fatiguât souvent il ne m’ennuyoit jamais. J’étois fort aise de lui rendre de petits soins, de lui donner de petits baisers bien fraternels, qui ne me paroissoient pas plus sensuels pour elle, c’étoit là tout. Elle étoit fort maigre, fort blanche, de la gorge comme sur ma main. Ce défaut seul eût suffi pour me glacer: jamais mon coeur ni mes sens n’ont sçu voir une femme dans quelqu’un qui n’eût pas des tétons; & d’autres causes inutiles à dire m’ont toujours fait oublier son sexe auprès d’elle.
Ayant ainsi pris mon parti sur un assujettissement nécessaire, je m’y livrai sans résistance & le trouvai, du moins la premiere année, moins onéreux que je ne m’y serois attendu. Mde. D’[Epina]y, qui d’ordinaire passoit l’été presque entier à la campagne, n’y passa qu’une partie de celui-ci, soit que ses affaires la retinssent davantage à Paris, soit que l’absence de G[rimm] lui rendît moins agréable le séjour de la C[hevrett]e. Je profitai des intervalles qu’elle n’y passoit pas, ou durant lesquels elle y avoit beaucoup de monde, pour jouir de ma solitude avec ma bonne Thérèse & sa mère, de manière à m’en bien faire sentir le prix. Quoique depuis quelques années j’allasse assez fréquemment à la campagne, c’étoit presque sans la goûter; & ces voyages, toujours faits avec des gens à prétentions, toujours gâtés par la gêne, ne faisoient qu’aiguiser en moi le goût des plaisirs rustiques, dont je n’entrevoyois de plus près l’image que pour mieux sentir leur privation. J’étois si ennuyé de salons, de jets d’eau, de bosquets, de parterres & des plus ennuyeux montreurs [201] de tout cela: j’étois si excédé de brochures, de clavecin, de trios, de noeuds, de sots bons mots, de fades minauderies, de petits conteurs & de grands soupes, que quand je lorgnois du coin de l’oeil un simple pauvre buisson d’épines, une haie, une grange, un pré, quand je humois en traversant un hameau, la vapeur d’une bonne omelette au cerfeuil, quand j’entendois de loin le rustique refrein de la chanson des bisquières, je donnois au diable & le rouge & les falbalas & l’ambre & regrettant le dîner de la ménagère & le vin du cru, j’aurois de bon coeur paumé la gueule à Monsieur le chef & à Monsieur le maître, qui me faisoient dîner à l’heure où je soupe, souper à l’heure où je dors, mais sur-tout à Messieurs les laquois qui dévoroient des yeux mes morceaux & sous peine de mourir de soif, me vendoient le vin drogué de leur maître dix fois plus cher que je n’en aurois payé de meilleur au cabaret.
Me voilà donc enfin chez moi, dans un asyle agréable & solitaire, maître d’y couler mes jours dans cette vie indépendante, égale & paisible, pour laquelle je me sentois né. Avant de dire l’effet que cet état, si nouveau pour moi, fit sur mon coeur, il convient d’en récapituler les affections secrètes, afin qu’on suive mieux dans ses causes le progrès de ces nouvelles modifications.
J’ai toujours regardé le jour qui m’unit à Thérèse comme celui qui fixa mon être moral. J’avois besoin d’un attachement, puisque enfin celui qui devoit me suffire avoit été si cruellement rompu. La soif du bonheur ne s’éteint point dans le coeur de l’homme. Maman vieillissoit & s’avilissoit! [202] Il m’étoit prouvé qu’elle ne pouvoit plus être heureuse ici-bas. Restoit à chercher un bonheur qui me fût propre, ayant perdu tout espoir de jamais partager le sien. Je flottai quelque tems d’idée en idée & de projet en projet. Mon voyage de Venise m’eût jetté dans les affaires publiques, si l’homme avec qui j’allai me fourrer avoit eu le sens commun. Je suis facile à décourager, sur-tout dans les entreprises pénibles & de longue haleine. Le mauvais succès de celle-ci me dégoûta de toute autre & regardant, selon mon ancienne maxime, les objets lointains comme des leurres de dupes, je me déterminai à vivre désormois au jour la journée, ne voyant plus rien dans la vie qui me tentât de m’évertuer.
Ce fut précisément alors que se fit notre connoissance. Le doux caractère de cette bonne fille me parut si bien convenir au mien, que je m’unis à elle d’un attachement à l’épreuve du tems & des torts & que tout ce qui l’auroit dû rompre n’a jamais fait que l’augmenter. On connaîtra la force de cet attachement dans la suite, quand je découvrirai les plaies, les déchirures dont elle a navré mon coeur dans le fort de mes misères, sans que, jusqu’au moment où j’écris ceci, il m’en soit échappé jamais un seul mot de plainte à personne.
Quand on saura qu’après avoir tout fait, tout bravé pour ne m’en point séparer, qu’après vingt-cinq ans passés avec elle, en dépit du sort & des hommes, j’ai fini sur mes vieux jours par l’épouser, sans attente & sans sollicitation de sa part, sans engagement ni promesse de la mienne, on [203] croira qu’un amour forcené, m’ayant dès le premier jour tourné la tête, n’a fait que m’amener par degrés à la dernière extravagance; & on le croira bien plus encore, quand on saura les raisons particulières & fortes qui devoient m’empêcher d’en jamais venir là. Que pensera donc le lecteur, quand je lui dirai dans toute la vérité qu’il doit maintenant me connoître, que du premier moment que je la vis, jusqu’à ce jour, je n’ai jamais senti la moindre étincelle d’amour pour elle, que je n’ai pas plus désiré de la posséder que Mde. de Warens & que les besoins des sens, que j’ai satisfaits auprès d’elle, ont uniquement été pour moi ceux du sexe, sans avoir rien de propre à l’individu? Il croira qu’autrement constitué qu’un autre homme, je fus incapable de sentir l’amour, puisqu’il n’entroit point dans les sentimens qui m’attachoient aux femmes qui m’ont été les plus chères. Patience, ô mon lecteur! le moment funeste approche où vous ne serez que trop bien désabusé.
Je me répète, on le soit; il le faut. Le premier de mes besoins, le plus grand, le plus fort, le plus inextinguible, étoit tout entier dans mon coeur: c’étoit le besoin d’une société intime & aussi intime qu’elle pouvoit l’être: c’étoit sur-tout pour cela qu’il me falloit une femme plutôt qu’un homme, une amie plutôt qu’un ami. Ce besoin singulier étoit tel, que la plus étroite union des corps ne pouvoit encore y suffire: il m’auroit fallu deux âmes dans le même corps; sans cela je sentois toujours du vide. Je me crus au moment de n’en plus sentir. Cette jeune personne, aimable par mille excellentes qualités & même alors par la figure, [204] sans ombre d’art ni de coquetterie, eût borné dans elle seule mon existence, si j’avois pu borner la sienne en moi, comme je l’avois espéré. Je n’avois rien à craindre de la part des hommes; je suis sûr d’être le seul qu’elle oit véritablement aimé & ses tranquilles sens ne lui en ont guère demandé d’autres, même quand j’ai cessé d’en être un pour elle à cet égard. Je n’avois point de famille, elle en avoit une; & cette famille, dont tous les naturels différoient trop du sien, ne se trouva pas telle que j’en pusse faire la mienne. Là fut la premiere cause de mon malheur. Que n’aurais-je point donné pour me faire l’enfant de sa mère! Je fis tout pour y parvenir & n’en pus venir à bout. J’eus beau vouloir unir tous nos intérêts, cela me fut impossible. Elle s’en fit toujours un différent du mien, contraire au mien & même à celui de sa fille, qui déjà n’en étoit plus séparé. Elle & ses autres enfans & petits-enfans devinrent autant de sangsues, dont le moindre mal qu’ils fissent à Thérèse étoit de la voler. La pauvre fille, accoutumée à fléchir, même sous ses nièces, se laissoit dévaliser & gouverner sans mot dire; & je voyois avec douleur qu’épuisant ma bourse & mes leçons, je ne faisois rien pour elle dont elle pût profiter. J’essayai de la détacher de sa mère; elle y résista toujours. Je respectai sa résistance & l’en estimai davantage: mais son refus n’en tourna pas moins à son préjudice & au mien. Livrée à sa mere & aux siens, elle fut à eux plus qu’à moi, plus qu’à elle-même. Leur avidité lui fut moins ruineuse que leurs conseils ne lui furent pernicieux; enfin si, grace à son amour pour moi, si, grace à son bon naturel, [205] elle ne fut pas tout à fait subjuguée, c’en fut assez du moins pour empêcher en grande partie l’effet des bonnes maximes que je m’efforçois de lui inspirer; c’en fut assez pour que, de quelque façon que je m’y sais pu prendre, nous ayons toujours continué d’être deux.
Voilà comment, dans un attachement sincère & réciproque, où j’avois mis toute la tendresse de mon coeur, le vide de ce coeur ne fut pourtant jamais bien rempli. Les enfans, par lesquels il l’eût été, vinrent; ce fut encore pis. Je frémis de les livrer à cette famille mal élevée, pour en être élevés encore plus mal. Les risques de l’éducation des Enfans-trouvés étoient beaucoup moindres. Cette raison du parti que je pris, plus forte que toutes celles que j’énonçai dans ma lettre à Mde. de F[rancuei]l fut pourtant la seule que je n’osai lui dire. J’aimois mieux être moins disculpé d’un blâme aussi grave, & ménager la famille d’une personne que j’aimois. Mais on peut juger par les moeurs de son malheureux frère, si jamais, quoi qu’on en pût dire, je devois exposer mes enfans à recevoir une éducation semblable à la sienne.
Ne pouvant goûter dans sa plénitude cette intime société dont je sentois le besoin, j’y cherchois des supplémens qui n’en remplissoient pas le vide, mais qui me le laissoient moins sentir. Faute d’un ami qui fût à moi tout entier, il me falloit des amis dont l’impulsion surmontât mon inertie: c’est ainsi que je cultivai, que je resserrai mes liaisons avec Diderot, avec l’abbé de Condillac, que j’en fis avec G[rimm] une nouvelle plus étroite encore, & qu’enfin je me trouvai par ce malheureux discours, dont j’ai raconté l’histoire, [206] rejeté sans y songer dans la littérature dont je me croyois sorti pour toujours.
Mon début me mena par une route nouvelle dans un autre monde intellectuel, dont je ne pus sans enthousiasme envisager la simple & fière économie. Bientôt, à force de m’en occuper, je ne vis plus qu’erreur & folie dans la doctrine de nos sages, qu’oppression & misère dans notre ordre social. Dans l’illusion de mon sot orgueil, je me crus fait pour dissiper tous ces prestiges; & jugeant que, pour me faire écouter, il falloit mettre ma conduite d’accord avec mes principes, je pris l’allure singulière qu’on ne m’a pas permis de suivre, dont mes prétendus amis ne m’ont pu pardonner l’exemple, qui, d’abord me rendit ridicule, & qui m’eût enfin rendu respectable, s’il m’eût été possible d’y persévérer.
Jusque-là j’avois été bon: Dès-lors je devins vertueux, ou du moins enivré de la vertu. Cette ivresse avoit commencé dans ma tête, mais elle avoit passé dans mon coeur. Le plus noble orgueil y germa sur les débris de la vanité déracinée. Je ne jouai rien; je devins en effet tel que je parus; & pendant quatre ans au moins que dura cette effervescence dans toute sa force, rien de grand & de beau ne peut entrer dans un coeur d’homme, dont je ne fusse capable entre le ciel & moi. Voilà d’où naquit ma subite éloquence, voilà d’où se répandit dans mes premiers livres ce feu vraiment céleste qui m’embrasoit & dont pendant quarante ans il ne s’étoit pas échappé la moindre étincelle, parce qu’il n’étoit pas encore allumé.
[207] J’étois vraiment transformé; mes amis, mes connaissances ne me reconnaissoient plus. Je n’étois plus cet homme timide & plutôt honteux que modeste, qui n’osoit ni se présenter, ni parler, qu’un mot badin déconcertoit, qu’un regard de femme faisoit rougir. Audacieux, fier, intrépide, je portois partout une assurance d’autant plus ferme qu’elle étoit simple & résidoit dans mon ame plus que dans mon maintien. Le mépris que mes profondes méditations m’avoient inspiré pour les moeurs, les maximes & les préjugés de mon siècle me rendoit insensible aux railleries de ceux qui les avoient & j’écrasois leurs petits bons mots avec mes sentences, comme j’écraserois un insecte entre mes doigts. Quel changement! Tout Paris répétoit les âcres & mordans sarcasmes de ce même homme qui, dix ans auparavant & dix ans après, n’a jamais sçu trouver la chose qu’il avoit à dire, ni le mot qu’il devoit employer. Qu’on cherche l’état du monde le plus contraire à mon naturel; on trouvera celui-là. Qu’on se rappelle un de ces courts momens de ma vie où je devenois un autre & cessois d’être moi; on le trouve encore dans le tems dont je parle; mais au lieu de durer six jours, six semaines, il dura près de six ans & dureroit peut-être encore, sans les circonstances particulières qui le firent cesser, & me rendirent à la nature, au-dessus de laquelle j’avois voulu m’élever.
Ce changement commença sitôt que j’eus quitté Paris, & que le spectacle des vices de cette grande ville cessa de nourrir l’indignation qu’il m’avoit inspirée. Quand je ne vis plus les hommes, je cessai de les mépriser; quand je ne vis [208] plus les méchants, je cessai de les hair. Mon coeur peu fait pour la haine, ne fit plus que déplorer leur misère, & n’en distinguoit pas leur méchanceté. Cet état plus doux, mais bien moins sublime, amortit bientôt l’ardent enthousiasme qui m’avoit transporté si longtemps & sans qu’on s’en apperçût, sans presque m’en apercevoir moi-même, je redevins craintif, complaisant, timide; en un mot, le même Jean-Jacques que j’avois été auparavant.
Si la révolution n’eût fait que me rendre à moi-même & s’arrêter là, tout étoit bien; mais malheureusement elle alla plus loin & m’emporta rapidement à l’autre extrême. Dès-lors mon ame en branle n’a plus fait que passer par la ligne du repos & ses oscillations toujours renouvelées ne lui ont jamais permis d’y rester. Entrons dans le détail de cette seconde révolution: époque terrible & fatale d’un sort qui n’a point d’exemple chez les mortels.
N’étant que trois dans notre retraite, le loisir & la solitude devoient naturellement resserrer notre intimité. C’est aussi ce qu’ils firent entre Thérèse & moi. Nous passions tête à tête sous les ombrages des heures charmantes, dont je n’avois jamais si bien senti la douceur. Elle me parut la goûter elle-même encore plus qu’elle n’avoit fait jusqu’àlors. Elle m’ouvrit son coeur sans réserve & m’apprit de sa mere & de sa famille des choses qu’elle avoit eu la force de me taire pendant longtemps. L’une & l’autre avoient reçu de Mde. D[upi]n des multitudes de présens faits à mon intention, mais que la vieille madrée, pour ne pas me fâcher, s’étoit appropriés pour elle & pour ses autres enfans, sans [209] en rien laisser à Thérèse, & avec très sévères défenses de m’en parler; ordre que la pauvre fille avoit suivi avec une obéissance incroyable.
Mais une chose qui me surprit beaucoup davantage, fut d’apprendre qu’outre les entretiens particuliers que Diderot & G[rimm] avoient eus souvent avec l’une & l’autre pour les détacher de moi & qui n’avoient pas réussi par la résistance de Thérèse, tous deux avoient eu depuis lors de fréquens & secrets colloques avec sa mère, sans qu’elle eût pu rien savoir de ce qui se brassoit entre eux. Elle savoit seulement que les petits présens s’en étoient mêlés & qu’il y avoit de petites allées & venues dont on tâchoit de lui faire mystère, & dont elle ignoroit absolument le motif. Quand nous partîmes de Paris, il y avoit déjà long-temps que Mde. le Vasseur étoit dans l’usage d’aller voir M. G[rimm] deux ou trois fois par mais, & d’y passer quelques heures à des conversations si secrètes, que le laquois de G[rimm] étoit toujours renvoyé.
Je jugeai que ce motif n’étoit autre que le même projet dans lequel on avoit tâché de faire entrer la fille, en promettant de leur procurer par Mde. D’[Epina]y un regrat de sel, un bureau à tabac, & les tentant en un mot, par l’appât du gain. On leur avoit représenté qu’étant hors d’état de rien faire pour elles, je ne pouvois pas même à cause d’elle parvenir à rien faire pour moi. Comme je ne voyois à tout cela que de la bonne intention, je ne leur en savois pas absolument mauvais gré. Il n’y avoit que le mystère qui me révoltât, sur-tout de la part de la vieille, qui, de plus, [210] devenoit de jour en jour plus flagorneuse & plus pateline avec moi; ce qui ne l’empêchoit pas de reprocher sans cesse en secret à sa fille qu’elle m’aimoit trop, qu’elle me disoit tout, qu’elle n’étoit qu’une bête, & qu’elle en seroit la dupe.
Cette femme possédoit au suprême degré l’art de tirer d’un sac dix moutures, de cacher à l’un ce qu’elle recevoit de l’autre & à moi ce qu’elle recevoit de tous. J’aurois pu lui pardonner son avidité, mais je ne pouvois lui pardonner sa dissimulation. Que pouvait-elle avoir à me cacher, à moi, qu’elle savoit si bien qui faisois mon bonheur presque unique de celui de sa fille & du sien? Ce que j’avois fait pour sa fille, je l’avois fait pour moi; mais ce que j’avois fait pour elle méritoit de sa part quelque reconnoissance; elle en auroit dû savoir gré du moins à sa fille & m’aimer pour l’amour d’elle, qui m’aimoit. Je l’avois tirée de la plus complète misère; elle tenoit de moi sa subsistance, elle me devoit toutes les connaissances dont elle tiroit si bon parti. Thérèse l’avoit long-tems nourrie de son travail & la nourrissoit maintenant de mon pain. Elle tenoit tout de cette fille, pour laquelle elle n’avoit rien fait; & ses autres enfans qu’elle avoit dotés, pour lesquels elle s’étoit ruinée, loin de lui aider à subsister, dévoroient encore sa subsistance & la mienne. Je trouvois que dans une pareille situation elle devoit me regarder comme son unique ami, son plus sûr protecteur & loin de me faire un secret de mes propres affaires, loin de comploter contre moi dans ma propre maison, m’avertir fidèlement de tout ce qui pouvoit m’intéresser, [211] quand elle l’apprenoit plus tôt que moi. De quel oeil pouvais-je donc voir sa conduite fausse & mystérieuse? Que devais-je penser sur-tout des sentimens qu’elle s’efforçoit de donner à sa fille? Quelle monstrueuse ingratitude devoit être la sienne, quand elle cherchoit à lui en inspirer?
Toutes ces réflexions aliénèrent enfin mon coeur de cette femme au point de ne pouvoir plus la voir sans dédain. Cependant je ne cessai jamais de traiter avec respect la mere de ma compagne & de lui marquer en toutes choses presque les égards & la considération d’un fils; mais il est vrai que je n’aimois pas à rester long-temps avec elle & il n’est guère en moi de savoir me gêner.
C’est encore ici un de ces courts momens de ma vie où j’ai vu le bonheur de bien près sans pouvoir l’atteindre & sans qu’il y oit eu de ma faute à l’avoir manqué. Si cette femme se fût trouvée d’un bon caractère, nous étions heureux tous les trois jusqu’à la fin de nos jours; le dernier vivant seul fût resté à plaindre. Au lieu de cela, vous allez voir la marche des choses, & vous jugerez si j’ai pu la changer.
Mde. le Vasseur, qui vit que j’avois gagné du terrain sur le coeur de sa fille, & qu’elle en avoit perdu, s’efforça de le reprendre; & au lieu de revenir à moi par elle, tenta de me l’aliéner tout-à-fait. Un des moyens qu’elle employa fut d’appeller sa famille à son aide. J’avois prié Thérèse de n’en faire venir personne à l’Hermitage, elle me le promit.
On les fit venir en mon absence, sans la consulter, & puis on lui fit promettre de ne m’en rien dire. Le premier pas fait, tout le reste fut facile; quand une fois on a fait à quelqu’un qu’on [212] aime un secret de quelque chose, on ne se fait bientôt plus guère de scrupule de lui en faire sur tout. Sitôt que j’étois à la C[hevrett]e, l’Hermitage étoit plein de monde qui s’y réjouissoit assez bien. Une mere est toujours bien forte sur une fille d’un bon naturel; cependant, de quelque façon que s’y prît la vieille, elle ne put jamais faire entrer Thérèse dans ses vues & l’engager à se liguer contre moi. Pour elle, elle se décida sans retour: & voyant d’un côté sa fille & moi, chez qui l’on pouvoit vivre & puis c’étoit tout; de l’autre, Diderot, G[rimm], d’H[olbac]k, Mde. D’[Epina]y, qui promettoient beaucoup & donnoient quelque chose, elle n’estima pas qu’on pût jamais avoir tort dans le parti d’une fermière générale & d’un baron. Si j’eusse eu de meilleurs yeux, j’aurois vu Dès-lors que je nourrissois un serpent dans mon sein; mais mon aveugle confiance, que rien encore n’avoit altérée, étoit telle, que je n’imaginois pas même qu’on pût vouloir nuire à quelqu’un qu’on devoit aimer. En voyant ourdir autour de moi mille trames, je ne savois me plaindre que de la tyrannie de ceux que j’appelois mes amis, & qui vouloient, selon moi, me forcer d’être heureux à leur mode, plutôt qu’à la mienne.
Quoique Thérèse refusât d’entrer dans la ligue avec sa mère, elle lui garda derechef le secret: son motif étoit louable; je ne dirai pas si elle fit bien ou mal. Deux femmes qui ont des secrets aiment à babiller ensemble: cela les rapprochoit; & Thérèse, en se partageant, me laissoit sentir quelquefois que j’étois seul; car je ne pouvois plus compter pour société celle que nous avions tous trois ensemble. Ce [213] fut alors que je sentis vivement le tort que j’avois eu, durant nos premières liaisons, de ne pas profiter de la docilité que lui donnoit son amour, pour l’orner de talens & de connoissances, qui, nous tenant plus rapprochés dans notre retraite, auroient agréablement rempli son tems & le mien, sans jamais nous laisser sentir la longueur du tête-à-tête. Ce n’étoit pas que l’entretien tarît entre nous, & qu’elle parût s’ennuyer dans nos promenades; mais enfin nous n’avions pas assez d’idées communes pour nous faire un grand magasin: nous ne pouvions plus parler sans cesse de nos projets bornés désormois à celui de jouir. Les objets qui se présentoient m’inspiroient des réflexions qui n’étoient pas à sa portée. Un attachement de douze ans n’avoit plus besoin de paroles; nous nous connoissions trop pour avoir plus rien à nous apprendre. Restoit la ressource des caillettes, médire & dire des quolibets. C’est sur-tout dans la solitude qu’on sent l’avantage de vivre avec quelqu’un qui soit penser. Je n’avois pas besoin de cette ressource pour me plaire avec elle; mais elle en auroit eu besoin pour se plaire toujours avec moi. Le pis étoit qu’il falloit avec cela prendre nos tête-à-tête en bonne fortune: sa mère qui m’étoit devenue importune, me forçoit à les épier. J’étois gêné chez moi; c’est tout dire; l’air de l’amour gâtoit la bonne amitié. Nous avions un commerce intime, sans vivre dans l’intimité.
Dès que je crus voir que Thérèse cherchoit quelquefois des prétextes pour éluder les promenades que je lui proposois, je cessai de lui en proposer, sans lui savoir mauvais gré de ne pas s’y plaire autant que moi. Le plaisir n’est point [214] une chose qui dépende de la volonté. J’étois sûr de son coeur, ce m’étoit assez. Tant que mes plaisirs étoient les siens, je les goûtois avec elle; quand cela n’étoit pas, je préférois son contentement au mien.
Voilà comment à demi trompé dans mon attente, menant une vie de mon goût, dans un séjour de mon choix, avec une personne qui m’étoit chère, je parvins pourtant à me sentir presque isolé. Ce qui me manquoit m’empêchoit de goûter ce que j’avois. En fait de bonheur & de jouissances, il me falloit tout ou rien. On verra pourquoi ce détail m’a paru nécessaire. Je reprends à présent le fil de mon récit.
Je croyois avoir des trésors dans les manuscrits que m’avoit donnés le comte de St. Pierre. En les examinant, je vis que ce n’étoit presque que le recueil des ouvrages imprimés de son oncle, annotés & corrigés de sa main, avec quelques autres petites pièces qui n’avoient pas vu le jour. Je me confirmai par ses écrits de morale, dans l’idée que m’avoient donnée quelques lettres de lui, que Mde. de Créqui m’avoit montrées, qu’il avoit beaucoup plus d’esprit que je n’avois cru; mais l’examen approfondi de ses ouvrages de politique ne me montra que des vues superficielles, des projets utiles, mais impraticables, par l’idée dont l’auteur n’a jamais pu sortir, que les hommes se conduisoient par leurs lumières plutôt que par leurs passions. La haute opinion qu’il avoit des connaissances modernes lui avoit fait adopter ce faux principe de la raison perfectionnée, base de tous les établissemens qu’il proposoit, & source de tous ses sophismes politiques. Cet homme rare, l’honneur de son [215] siècle & de son espèce, & le seul peut-être depuis l’existence du genre humain qui n’eut d’autre passion que celle de la raison, ne fit cependant que marcher d’erreur en erreur dans tous ses systèmes, pour avoir voulu rendre les hommes semblables à lui, au lieu de les prendre tels qu’ils sont, & qu’ils continueront d’être. Il n’a travaillé que pour des êtres imaginaires en pensant travailler pour ses contemporains.
Tout cela vu, je me trouvai dans quelque embarras sur la forme à donner à mon ouvrage. Passer à l’auteur ses visions, c’étoit ne rien faire d’utile: les réfuter à la rigueur étoit faire une chose malhonnête, puisque le dépôt de ses manuscrits, que j’avois accepté & même demandé, m’imposoit l’obligation d’en traiter honorablement l’auteur. Je pris enfin le parti qui me parut le plus décent, le plus judicieux & le plus utile. Ce fut de donner séparément les idées de l’auteur & les miennes, & pour cela d’entrer dans ses vues, de les éclaircir, de les étendre, & de ne rien épargner pour leur faire valoir tout leur prix.
Mon ouvrage devoit donc être composé de deux parties absolument séparées; l’une, destinée à exposer de la façon que je viens de dire les divers projets de l’auteur. Dans l’autre, qui ne devoit paroître qu’après que la premiere auroit fait son effet j’aurois porté mon jugement sur ces mêmes projets, ce qui, je l’avoue, eût pu les exposer quelquefois au sort du sonnet du misanthrope. A la tête de tout l’ouvrage devoit être une vie de l’auteur, pour laquelle j’avois ramassé d’assez bons matériaux, que je me flattois de ne pas [216] gâter en les employant. J’avois un peu vu l’abbé de St. Pierre dans sa vieillesse, & la vénération que j’avois pour sa mémoire m’étoit garant qu’à tout prendre M. le Comte ne seroit pas mécontent de la manière dont j’aurois traité son parent.
Je fis mon essai sur la paix perpétuelle, le plus considérable & le plus travaillé de tous les ouvrages qui composoient ce recueil, & avant de me livrer à mes réflexions, j’eus le courage de lire absolument tout ce que l’abbé avoit écrit sur ce beau sujet sans jamais me rebuter par ses longueurs & par ses redites. Le public a vu cet extroit, ainsi je n’ai rien à en dire. Quant au jugement que j’en ai porté, il n’a point été imprimé & j’ignore s’il le sera jamais; mais il fut fait en même tems que l’extroit. Je passai de-là à la Polysynodie, ou pluralité des conseils, ouvrage fait sous le régent, pour favoriser l’administration qu’il avoit choisie & qui fit chasser de l’Académie française l’abbé de St. Pierre, pour quelques traits contre l’administration précédente, dont la duchesse du Maine & le cardinal de Polignac furent fâchés. J’achevai ce travail comme le précédent, tant le jugement que l’extroit: mais je m’en tins là, sans vouloir continuer cette entreprise, que je n’aurois pas dû commencer.
La réflexion qui m’y fit renoncer se présente d’elle-même & il étoit étonnant qu’elle ne me fût pas venue plus tôt. La plupart des écrits de l’abbé de St. Pierre étoient ou contenoient des observations critiques sur quelques parties du gouvernement de France & il y en avoit même de si libres, qu’il étoit heureux pour lui de les avoir faites impunément. [217] mais dans les bureaux des ministres on avoit de tout temps regardé l’abbé de St. Pierre comme une espèce de prédicateur plutôt que comme un vrai politique, & on le laissoit dire tout à son aise, parce qu’on voyoit bien que personne ne l’écoutoit. Si j’étois parvenu à le faire écouter, le cas eût été différent. Il étoit François, je ne l’étois pas, & en m’avisant de répéter ses censures, quoique sous son nom, je m’exposois à me faire demander un peu rudement, mais sans injustice, de quoi je me mêlois. Heureusement, avant d’aller plus loin, je vis la prise que j’allois donner sur moi, & me retirai bien vite. Je savois que vivant seul au milieu des hommes, & d’hommes tous plus puissans que moi, je ne pouvois jamais, de quelque façon que je m’y prisse, me mettre à l’abri du mal qu’ils voudroient me faire.
Il n’y avoit qu’une chose en cela qui dépendît de moi: c’étoit de faire en sorte au moins que quand ils m’en voudroient faire, ils ne le pussent qu’injustement. Cette maxime qui me fit abandonner l’abbé de St. Pierre, m’a fait souvent renoncer à des projets beaucoup plus chéris. Ces gens toujours prompts à faire un crime de l’adversité, seroient bien surpris s’ils savoient tous les soins que j’ai pris en ma vie, pour qu’on ne pût jamais me dire avec vérité dans mes malheurs: tu les as mérités.
Cet ouvrage abandonné me laissa quelque tems incertain sur celui que j’y ferois succéder, & cet intervalle de désoeuvrement fut ma perte, en me laissant tourner mes réflexions sur moi-même, faute d’objet étranger qui m’occupât; je n’avois plus de projet pour l’avenir qui pût amuser mon [218] imagination. Il ne m’étoit pas même possible d’en faire, puisque la situation où j’étois étoit précisément celle où s’étoient réunis tous mes désirs: Je n’en avois plus à former & j’avois encore le coeur vide. Cet état étoit d’autant plus cruel, que je n’en voyois point à lui préférer. J’avois rassemblé mes plus tendres affections dans une personne selon mon coeur, qui me les rendoit. Je vivois avec elle sans gêne & pour ainsi dire à discrétion. Cependant un secret serrement de coeur ne me quittoit ni près ni loin d’elle. En la possédant, je sentois qu’elle me manquoit encore; & la seule idée que je n’étois pas tout pour elle, faisoit qu’elle n’étoit presque rien pour moi.
J’avois des amis des deux sexes auxquels j’étois attaché par la plus pure amitié, par la plus parfaite estime; je comptois sur le plus vrai retour de leur part & il ne m’étoit pas même venu dans l’esprit de douter une seule fois de leur sincérité. Cependant cette amitié m’étoit plus tourmentante que douce, par leur obstination, par leur affectation même à contrarier tous mes goûts, mes penchants, ma manière de vivre: tellement qu’il me suffisoit de paroître désirer une chose qui n’intéressoit que moi seul & qui ne dépendoit pas d’eux, pour les voir tous se liguer à l’instant même pour me contraindre d’y renoncer. Cette obstination de me contrôler en tout dans mes fantaisies, d’autant plus injuste que, loin de contrôler les leurs, je ne m’en informois pas même, me devint si cruellement onéreuse, qu’enfin je ne recevois pas une de leurs lettres sans sentir, en l’ouvrant, un certain effroi qui n’étoit que trop justifié par sa lecture. [219] Je trouvois que pour des gens tous plus jeunes que moi, & qui tous auroient eu grand besoin pour eux-mêmes des leçons qu’ils me prodiguoient, c’étoit aussi trop me traiter en enfant. Aimez-moi, leur disais-je, comme je vous aime, & du reste, ne vous mêlez pas plus de mes affaires que je ne me mêle des vôtres; voilà tout ce que je vous demande. Si de ces deux choses ils m’en ont accordé une, ce n’a pas été du moins la dernière.
J’avois une demeure isolée, dans une solitude charmante, maître chez moi, j’y pouvois vivre à ma mode sans que personne eût à m’y contrôler. Mais cette habitation m’imposoit des devoirs doux à remplir, mais indispensables. Toute ma liberté n’étoit que précaire; plus asservi que par des ordres, je devois l’être par ma volonté: je n’avois pas un seul jour dont, en me levant je pusse dire: j’employerai ce jour comme il me plaira. Bien plus; outre ma dépendance des arrangemens de Mde. D’[épina]y, j’en avois une autre bien plus importune, du public & des survenans. La distance où j’étois de Paris n’empêchoit pas qu’il ne me vînt journellement des tas de désoeuvrés, qui, ne sachant que faire de leur temps, prodiguoient le mien sans aucun scrupule. Quand j’y pensois le moins j’étois impitoyablement assailli, & rarement j’ai fait un joli projet pour ma journée, sans le voir renverser par quelque arrivant.
Bref; au milieu des biens que j’avois le plus convoités, ne trouvant point de pure jouissance, je revenois par élan aux jours sereins de ma jeunesse, & je m’écriois quelquefois en soupirant: Ah! ce ne sont pas encore ici les Charmettes!
[220] Les souvenirs des divers tems de ma vie m’amenèrent à réfléchir sur le point où j’étois parvenu, & je me vis déjà sur le déclin de l’âge, en proie à des maux douloureux & croyant approcher du terme de ma carrière sans avoir goûté dans sa plénitude presque aucun des plaisirs dont mon coeur étoit avide, sans avoir donné l’essor aux vifs sentimens que j’y sentois en réserve, sans avoir savouré, sans avoir effleuré du moins cette enivrante volupté que je sentois dans mon ame en puissance & qui, faute d’objet s’y trouvoit toujours comprimée, sans pouvoir s’exhaler autrement que par mes soupirs.
Comment se pouvoit-il qu’avec une ame naturellement expansive, pour qui vivre c’étoit aimer, je n’eusse pas trouvé jusqu’àlors un ami tout à moi, un véritable ami, moi qui me sentois si bien fait pour l’être? Comment se pouvait-il qu’avec des sens si combustibles, avec un coeur tout pétri d’amour, je n’eusse pas du moins une fois brûlé de sa flamme pour un objet déterminé? Dévoré du besoin d’aimer sans jamais l’avoir pu bien satisfaire, je me voyois atteindre aux portes de la vieillesse & mourir sans avoir vécu.
Ces réflexions tristes, mais attendrissantes, me faisoient replier sur moi-même avec un regret qui n’étoit pas sans douceur. Il me sembloit que la destinée me devoit quelque chose qu’elle ne m’avoit pas donné. A quoi bon m’avoir fait naître avec des facultés exquises, pour les laisser jusqu’à la fin sans emploi? Le sentiment de mon prix interne, en me donnant celui de cette injustice, m’en dédommageoit en quelque sorte & me faisoit verser des larmes que j’aimois à laisser couler.
[221] Je faisois ces méditations dans la plus belle saison de l’année, au mais de Juin, sous des ombrages frais, au chant du rossignol, au gazouillement des ruisseaux. Tout concourut à me replonger dans cette mollesse trop séduisante, pour laquelle j’étois né, mais dont le ton dur & sévère, où venoit de me monter une longue effervescence m’auroit dû délivrer pour toujours. J’allai malheureusement me rappeller le dîner du château de Toune, & ma rencontre avec ces deux charmantes filles dans la même saison & dans des lieux à-peu-près semblables à ceux où j’étois dans ce moment. Ce souvenir, que l’innocence qui s’y joignoit me rendoit plus doux encore, m’en rappela d’autres de la même espèce. Bientôt je vis rassemblés autour de moi tous les objets qui m’avoient donné de l’émotion dans ma jeunesse, Mlle. Gallay, Mlle. de G[raffenrie]d, Mlle. de Breil, Mde. Bazile, Mde. de L[arnag]e, mes jolies écolières, & jusqu’à la piquante Zulietta, que mon coeur ne peut oublier. Je me vis entouré d’un sérail d’Houris, de mes anciennes connoissances pour qui le goût le plus vif ne m’étoit pas un sentiment nouveau. Mon sang s’allume & pétille, la tête me tourne malgré mes cheveux déjà grisonnans, & voilà le brave citoyen de Genève, l’austère Jean-Jacques à près de quarante-cinq ans, redevenu tout-à-coup le berger extravagant. L’ivresse dont je fus saisi, quoique si prompte & si folle, fut si durable & si forte, qu’il n’a pas moins fallu, pour m’en guérir, que la crise imprévue & terrible des malheurs où elle m’a précipité.
Cette ivresse, à quelque point qu’elle fût portée, n’alla pourtant pas jusqu’à me faire oublier mon âge & ma situation, [222] jusqu’à me flatter de pouvoir inspirer de l’amour encore, jusqu’à tenter de communiquer enfin ce feu dévorant, mais stérile, dont depuis mon enfance je sentois en vain consumer mon coeur. Je ne l’espérai point, je ne le désirai pas même. Je savois que le tems d’aimer étoit passé; je sentois trop le ridicule des galans surannés pour y tomber & je n’étois pas homme à devenir avantageux & confiant sur mon déclin, après l’avoir été si peu durant mes belles années. D’ailleurs, ami de la paix, j’aurois craint les orages domestiques; & j’aimois trop sincèrement ma Thérèse pour l’exposer au chagrin de me voir porter à d’autres des sentimens plus vifs que ceux qu’elle m’inspiroit.
Que fis-je en cette occasion? Déjà mon lecteur l’a deviné pour peu qu’il m’oit suivi jusqu’ici. L’impossibilité d’atteindre aux êtres réels, me jeta dans le pays des chimères, & ne voyant rien d’existant qui fût digne de mon délire, je le nourris dans un monde idéal que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d’êtres selon mon coeur. Jamais cette ressource ne vint plus à propos & ne se trouva si féconde. Dans mes continuelles extases, je m’enivrois à torrens des plus délicieux sentimens qui jamais soient entrés dans un coeur d’homme. Oubliant tout à fait la race humaine, je me fis des sociétés de créatures parfaites, aussi célestes par leurs vertus que par leurs beautés, d’amis sûrs, tendres, fidèles, tel que je n’en trouvai jamais ici-bas. Je pris un tel goût à planer ainsi dans l’empyrée, au milieu des objets charmans dont je m’étois entouré, que j’y passois les heures, les jours sans compter, & perdant le souvenir de toute autre chose, à peine avois-je [223] mangé un morceau à la hâte, que je brûlois de m’échapper pour courir retrouver mes bosquets. Quand, prêt à partir pour le monde enchanté, je voyois arriver de malheureux mortels qui venoient me retenir sur la terre, je ne pouvois modérer, ni cacher mon dépit, & n’étant plus maître de moi, je leur faisois un accueil si brusque, qu’il pouvoit porter le nom de brutal. Cela ne fit qu’augmenter ma réputation de misanthropie, par tout ce qui m’en eût acquis une bien contraire, si l’on eût mieux lu dans mon coeur.
Au fort de ma plus grande exaltation, je fus retiré tout d’un coup par le cordon comme un cerf-volant, & remis à ma place par la nature, à l’aide d’une attaque assez vive de mon mal. J’employai le seul remède qui m’eût soulagé, & cela fit trêve à mes angéliques amours: car, outre qu’on n’est guère amoureux quand on souffre, mon imagination, qui s’anime à la campagne & sous les arbres, languit & meurt dans la chambre & sous les solives d’un plancher. J’ai souvent regretté qu’il n’existât pas de Driades; c’eût infailliblement été parmi elles que j’aurois fixé mon attachement.
D’autres tracas domestiques vinrent en même tems augmenter mes chagrins. Mde. le Vasseur, en me faisant les plus beaux complimens du monde, aliénoit de moi sa fille tant qu’elle pouvoit. Je reçus des lettres de mon ancien voisinage, qui m’apprirent que la bonne vieille avoit fait à mon insu plusieurs dettes au nom de Thérèse, qui le savoit & qui ne m’en avoit rien dit. Les dettes à payer me fâchoient beaucoup moins que le secret qu’on m’en avoit fait. Eh! [224] comment celle pour qui je n’eus jamais aucun secret pouvait-elle en avoir pour moi! Peut-on dissimuler quelque chose aux gens qu’on aime? La coterie H[olbachiqu]e, qui ne me voyoit faire aucun voyage à Paris, commençoit à craindre tout de bon que je ne me plusse à la campagne, & que je ne fusse assez fou pour y demeurer.
Là, commencèrent les tracasseries par lesquelles on cherchoit à me rappeller indirectement à la ville. Diderot, qui ne vouloit pas se montrer sitôt lui-même, commença par me détacher Deleyre, à qui j’avois procuré sa connoissance, lequel recevoit & me transmettoit les impressions que vouloit lui donner Diderot, sans que lui De Leyre en vit le vrai but.
Tout sembloit concourir à me tirer de ma douce & folle rêverie. Je n’étois pas guéri de mon attaque, quand je reçus un exemplaire du poème sur la ruine de Lisbonne, que je supposai m’être envoyé par l’auteur. Cela me mit dans l’obligation de lui écrire & de lui parler de sa pièce. Je le fis par une lettre qui a été imprimée long-temps après sans mon aveu, comme il sera dit ci-après.
Frappé de voir ce pauvre homme, accablé, pour ainsi dire, de prospérités & de gloire, déclamer toutefois amèrement contre les misères de cette vie, & trouver toujours que tout étoit mal, je formai l’insensé projet de le faire rentrer en lui-même & de lui prouver que tout étoit bien. Voltaire, en paraissant toujours croire en Dieu, n’a réellement jamais cru qu’au diable, puisque son dieu prétendu n’est qu’un être malfaisant qui, selon lui, ne prend plaisir qu’à nuire. L’absurdité de cette doctrine, qui saute aux yeux, est sur-tout [225] révoltante dans un homme comblé des biens de toute espèce qui, du sein du bonheur, cherche à désespérer ses semblables par l’image affreuse & cruelle de toutes les calamités dont il est exempt. Autorisé plus que lui à compter & à peser les maux de la vie humaine, j’en fis l’équitable examen, & je lui prouvai que de tous ces maux, il n’y en avoit pas un dont la providence ne fût disculpée, & qui n’eût sa source dans l’abus que l’homme a fait de ses facultés, plus que dans la nature elle-même. Je le traitai dans cette lettre avec tous les égards, toute la considération, tout le ménagement, & je puis dire avec tout le respect possibles. Cependant lui connoissant un amour-propre extrêmement irritable, je ne lui envoyai pas cette lettre à lui-même, mais au docteur Tronchin son médecin & son ami, avec plein-pouvoir de la donner ou supprimer, selon ce qu’il trouveroit le plus convenable. Tronchin donna la lettre. Voltaire me répondit en peu de lignes, qu’étant malade & garde-malade lui-même, il remettoit à un autre tems sa réponse, & ne dit pas un mot sur la question. Tronchin, en m’envoyant cette lettre, en joignit une, où il marquoit peu d’estime pour celui qui la lui avoit remise.
Je n’ai jamais publié ni même montré ces deux lettres, n’aimant point à faire parade de ces sortes de petits triomphes; mais elles sont en originaux dans mes recueils. Depuis lors Voltaire a publié cette réponse qu’il m’avoit promise, mais qu’il ne m’a pas envoyée. Elle n’est autre que le roman de Candide, dont je ne puis parler, parce que je ne l’ai pas lu.
[226] Toutes ces distractions m’auroient dû guérir radicalement de mes fantasques amours, & c’étoit peut-être un moyen que le ciel m’offroit d’en prévenir les suites funestes; mais ma mauvaise étoile fut la plus forte, & à peine recommençai-je à sortir, que mon coeur, ma tête & mes pieds reprirent les mêmes routes. Je dis les mêmes, à certains égards; car mes idées, un peu moins exaltées, restèrent cette fois sur la terre, mais avec un choix si exquis de tout ce qui pouvoit s’y trouver d’aimable en tout genre, que cette élite n’étoit guère moins chimérique que le monde imaginaire que j’avois abandonné.
Je me figurai l’amour, l’amitié, les deux idoles de mon coeur, sous les plus ravissantes images. Je me plus à les orner de tous les charmes du sexe que j’avois toujours adoré. J’imaginai deux amies, plutôt que deux amis, parce que si l’exemple est plus rare, il est aussi plus aimable. Je les douai de deux caractères analogues, mais différents; de deux figures, non pas parfaites, mais de mon goût, qu’animoient la bienveillance & la sensibilité. Je fis l’une brune & l’autre blonde, l’une vive & l’autre douce, l’une sage & l’autre foible, mais d’une si touchante faiblesse, que la vertu sembloit y gagner. Je donnai à l’une des deux un amant dont l’autre fût la tendre amie & même quelque chose de plus; mais je n’admis ni rivalité, ni querelles, ni jalousie, parce que tout sentiment pénible me coûte à imaginer & que je ne voulois ternir ce riant tableau par rien qui dégradât la nature. épris de mes deux charmans modèles, je m’identifiois avec l’amant & l’ami autant qu’il m’étoit possible; mais je le fis [227] aimable & jeune, lui donnant au surplus les vertus & les défauts que je me sentois.
Pour placer mes personnages dans un séjour qui leur convînt, je passai successivement en revue les plus beaux lieux que j’eusse vus dans mes voyages. Mais je ne trouvai point de bocage assez frais, point de paysage assez touchant à mon gré. Les vallées de la Thessalie m’auroient pu contenter si je les avois vues; mais mon imagination fatiguée à inventer, vouloit quelque lieu réel qui pût lui servir de point d’appui, & me faire illusion sur la réalité des habitans que j’y voulois mettre. Je songeai long-temps aux îles Borromées, dont l’aspect délicieux m’avoit transporté, mais j’y trouvai trop d’ornement & d’art pour mes personnages. Il me falloit cependant un lac, & je finis par choisir celui autour duquel mon coeur n’a jamais cessé d’errer. Je me fixai sur la partie des bords de ce lac à laquelle depuis long-temps mes voeux ont placé ma résidence dans le bonheur imaginaire auquel le sort m’a borné. Le lieu natal de ma pauvre maman avoit encore pour moi un attroit de prédilection. Le contraste des positions, la richesse & la variété des sites, la magnificence, la majesté de l’ensemble qui ravit les sens, émeut le coeur, élève l’âme, achevèrent de me déterminer, & j’établis à Vevay mes jeunes pupilles. Voilà tout ce que j’imaginai du premier bond; le reste n’y fut ajouté que dans la suite.
Je me bornai long-temps à un plan si vague, parce qu’il suffisoit pour remplir mon imagination d’objets agréables, & mon coeur de sentimens dont il aime à se nourrir. Ces fictions, à force de revenir, prirent enfin plus de consistance, [228] & se fixèrent dans mon cerveau sous une forme déterminée. Ce fut alors que la fantaisie me prit d’exprimer sur le papier quelques-unes des situations qu’elles m’offroient, & rappelant tout ce que j’avois senti dans ma jeunesse, de donner ainsi l’essor en quelque sorte au désir d’aimer que je n’avois pu satisfaire & dont je me sentois dévoré.
Je jetai d’abord sur le papier quelques lettres éparses, sans suite & sans liaison; & lorsque je m’avisai de les vouloir coudre, j’y fus souvent fort embarrassé. Ce qu’il y a de peu croyable & de très vrai est que les deux premières parties ont été écrites presque en entier de cette manière, sans que j’eusse aucun plan bien formé & même sans prévoir qu’un jour je serois tenté d’en faire un ouvrage en règle. Aussi voit-on que ces deux parties, formées après coup de matériaux qui n’ont pas été taillés pour la place qu’ils occupent, sont pleines d’un remplissage verbeux qu’on ne trouve pas dans les autres.
Au plus fort de mes rêveries, j’eus une visite de Mde. d’H[oudetot], la premiere qu’elle m’eût faite en sa vie, mais qui malheureusement ne fut pas la dernière, comme on verra ci-après. La comtesse d’H[oudetot] étoit fille de feu M. de B[ellegard]e, fermier général, soeur de M. D’[Epina]y & de MM. de L[alive] & de la B[riche], qui, depuis ont été tous deux introducteurs des ambassadeurs. J’ai parlé de la connoissance que je fis avec elle étant fille. Depuis son mariage je ne la vis qu’aux fêtes de la C[hevrett]e chez Mde. D’[Epina]y, sa belle-soeur. Ayant souvent passé plusieurs jours avec elle, tant à la C[hevrette] qu’à E[pina]y, non-seulement je la trouvai toujours [229] très-aimable, mais je crus lui voir aussi pour moi de la bienveillance. Elle aimoit assez à se promener avec moi; nous étions marcheurs l’un & l’autre, & l’entretien ne tarissoit pas entre nous. Cependant, je n’allai jamais la voir à Paris, quoiqu’elle m’en eût prié & même sollicité plusieurs fois. Ses liaisons avec M. de St. L[amber]t, avec qui je commençois d’en avoir, me la rendirent encore plus intéressante, & c’étoit pour m’apporter des nouvelles de cet ami, qui, pour lors étoit, je crois, à Mahon, qu’elle vint me voir à l’Hermitage.
Cette visite eut un peu l’air d’un début de roman. Elle s’égara dans la route. Son cocher, quittant le chemin qui tournoit, voulut traverser en droiture du moulin de Clairvaux à l’Hermitage: son carrosse s’embourba dans le fond du vallon; elle voulut descendre & faire le reste du trajet à pied. Sa mignonne chaussure fut bientôt percée; elle enfonçoit dans la crotte, ses gens eurent toutes les peines du monde à la dégager, & enfin elle arriva à l’Hermitage en bottes, & perçant l’air d’éclats de rire auxquels je mêlai les miens en la voyant arriver: il fallut changer de tout; Thérèse y pourvut, & je l’engageai d’oublier sa dignité pour faire une collation rustique, dont elle se trouva fort bien. Il étoit tard, elle resta peu; mais l’entrevue fut si gaie qu’elle y prit goût & parut disposée à revenir. Elle n’exécuta pourtant ce projet que l’année suivante; mais, hélas! ce retard ne me garantit de rien.
Je passai l’automne à une occupation dont on ne se douteroit pas, à la garde du fruit de M. D’[Epina]y. L’Hermitage [230] étoit le réservoir des eaux du parc de la C[hevrett]e: il y avoit un jardin clos de murs & garni d’espaliers, & d’autres arbres, qui donnoient plus de fruits à M. D’[Epina]y que son potager de la C[hevrett]e, quoiqu’on lui en volât les trois quarts. Pour n’être pas un hôte absolument inutile, je me chargeai de la direction du jardin & de l’inspection du jardinier. Tout alla bien jusqu’au tems des fruits; mais à mesure qu’ils mûrissoient, je les voyois disparaître, sans savoir ce qu’ils étoient devenus. Le jardinier m’assura que c’étoient les loirs qui mangeoient tout. Je fis la guerre aux loirs, j’en détruisis beaucoup & le fruit n’en disparaissoit pas moins. Je guettai si bien, qu’enfin je trouvai que le jardinier lui-même étoit le grand loir. Il logeoit à Montmorency, d’où il venoit les nuits, avec sa femme & ses enfans, enlever les dépôts de fruits qu’il avoit faits pendant la journée & qu’il faisoit vendre à la halle de Paris, aussi publiquement que s’il eût eu un jardin à lui. Ce misérable, que je comblois de bienfaits, dont Thérèse habilloit les enfans & dont je nourrissois presque le père, qui étoit mendiant, nous dévalisoit aussi aisément qu’effrontément, aucun des trois n’étant assez vigilant pour y mettre ordre; & dans une seule nuit, il parvint à vider ma cave, où je ne trouvai rien le lendemain. Tant qu’il ne parut s’adresser qu’à moi, j’endurai tout; mais voulant rendre compte du fruit, je fus obligé d’en dénoncer le voleur. Mde. D’[Epina]y me pria de le payer, de le mettre dehors & d’en chercher un autre; ce que je fis. Comme ce grand coquin rôdoit toutes les nuits autour de l’Hermitage, armé d’un gros bâton ferré [231] qui avoit l’air d’une massue, & suivi d’autres vauriens de son espèce; pour rassurer les gouverneuses que cet homme effrayoit terriblement, je fis coucher son successeur toutes les nuits à l’Hermitage; & cela ne les tranquillisant pas encore, je fis demander à Mde. D’[Epina]y un fusil que je tins dans la chambre du jardinier, avec charge à lui de ne s’en servir qu’au besoin, si l’on tentoit de forcer la porte ou d’escalader le jardin, & de ne tirer qu’à poudre, uniquement pour effrayer les voleurs. C’étoit assurément la moindre précaution que pût prendre pour la sûreté commune un homme incommodé, ayant à passer l’hiver au milieu des bois, seul avec deux femmes timides. Enfin, je fis l’acquisition d’un petit chien pour servir de sentinelle. De Leyre m’étant venu voir dans ce temps-là, je lui contai mon cas, & ris avec lui de mon appareil militaire. De retour à Paris il en voulut amuser Diderot à son tour, & voilà comment la cotterie H[olbachiqu]e apprit que je voulois tout de bon passer l’hiver à l’Hermitage. Cette constance qu’ils n’avoient pu se figurer les désorienta, & en attendant qu’ils imaginassent quelqu’autre tracasserie pour me rendre mon séjour déplaisant, ils me détachèrent par Diderot le même De Leyre, qui d’abord ayant trouvé mes précautions toutes simples, finit par les trouver inconséquentes à mes principes, & pis que ridicules, dans des lettres où il m’accabloit de plaisanteries amères, & assez piquantes pour m’offenser, si mon humeur eût été tournée de ce côté-là. Mais alors saturé de sentimens affectueux & tendres, & n’étant susceptible d’aucun autre, je ne voyois dans ses aigres sarcasmes que le mot pour rire, [232] & ne le trouvois que folâtre, où tout autre l’eût trouvé extravagant.
A force de vigilance & de soins, je parvins si bien à garder le jardin, que quoique la récolte du fruit eût presque manqué cette année, le produit fut triple de celui des années précédentes, & il est vrai que je ne m’épargnois point pour le préserver, jusqu’à escorter les envois que je faisois à la C[hevrett]e & à E[pina]y, jusqu’à porter des paniers moi-même; & je me souviens que nous en portâmes un si lourd, la tante & moi, que, prêts à succomber sous le faix, nous fûmes contrains de nous reposer de dix en dix pas & n’arrivâmes que tout en nage.
Quand la mauvaise saison commença de me renfermer au logis, je voulus reprendre mes occupations casanières; il ne me fut pas possible. Je ne voyois partout que les deux charmantes amies, que leur ami, leurs entours, le pays qu’elles habitoient, qu’objets créés ou embellis pour elles par mon imagination. Je n’étois plus un moment à moi-même, le délire ne me quittoit plus. Après beaucoup d’efforts inutiles pour écarter de moi toutes ces fictions, je fus enfin tout à fait séduit par elles & je ne m’occupai plus qu’à tâcher d’y mettre quelque ordre & quelque suite, pour en faire une espèce de roman.
Mon grand embarras étoit la honte de me démentir ainsi moi-même si nettement & si hautement. Après les principes sévères que je venois d’établir avec tant de fracas, après les maximes austères que j’avois si fortement prêchées, après tant d’invectives mordantes contre les livres efféminés qui [233] respiroient l’amour & la mollesse, pouvoit-on rien imaginer de plus inattendu, de plus choquant que de me voir tout d’un-coup m’inscrire de ma propre main parmi les auteurs de ces livres, que j’avois si durement censurés? Je sentois cette inconséquence dans toute sa force, je me la reprochois, j’en rougissois, je m’en dépitois: mais tout cela ne put suffire pour me ramener à la raison. Subjugué complètement, il fallut me soumettre à tout risque, & me résoudre à braver le qu’en dira-t-on; sauf à délibérer dans la suite si je me résoudrois à montrer mon ouvrage ou non: car je ne supposois pas encore que j’en vinsse à le publier.
Ce parti pris, je me jette à plein collier dans mes rêveries, & à force de les tourner & retourner dans ma tête, j’en forme enfin l’espèce de plan dont on a vu l’exécution. C’étoit assurément le meilleur parti qui se pût tirer de mes folies: l’amour du bien, qui n’est jamais sorti de mon coeur, les tourna vers des objets utiles, & dont la morale eût pu faire son profit. Mes tableaux voluptueux auroient perdu toutes leurs grâces, si le doux coloris de l’innocence y eût manqué.
Une fille foible est un objet de pitié, que l’amour peut rendre intéressant & qui souvent n’est pas moins aimable: mais qui peut supporter sans indignation le spectacle des moeurs à la mode, & qu’y a-t-il de plus révoltant que l’orgueil d’une femme infidèlle, qui foulant ouvertement aux pieds tous ses devoirs, prétend que son mari soit pénétré de reconnoissance de la grace qu’elle lui accorde de vouloir bien ne pas se laisser prendre sur le fait? Les êtres parfaits [234] ne sont pas dans la nature, & leurs leçons ne sont pas assez près de nous. Mais qu’une jeune personne née avec un coeur aussi tendre qu’honnête, se laisse vaincre à l’amour étant fille & retrouve étant femme des forces pour le vaincre à son tour, & redevenir vertueuse; quiconque vous dira que ce tableau dans sa totalité est scandaleux & n’est pas utile, est un menteur & un hypocrite; ne l’écoutez pas.
Outre cet objet de moeurs & d’honnêteté conjugale, qui tient radicalement à tout l’ordre social, je m’en fis un plus grand secret de concorde & de paix publique; objet plus grand, plus important peut-être en lui-même & du moins pour le moment où l’on se trouvoit. L’orage excité par l’Encyclopédie, loin de se calmer, étoit alors dans sa plus grande force. Les deux partis, déchaînés l’un contre l’autre avec la dernière fureur, ressembloient plutôt à des loups enragés, acharnés à s’entre-déchirer, qu’à des chrétiens & des philosophes qui veulent réciproquement s’éclairer, se convaincre & se ramener dans la voie de la vérité. Il ne manquoit peut-être à l’un & à l’autre que des chefs remuans qui eussent du crédit, pour dégénérer en guerre civile; & Dieu soit ce qu’eût produit une guerre civile de religion, où l’intolérance la plus cruelle étoit au fond la même des deux côtés. Ennemi né de tout esprit de parti, j’avois dit franchement aux uns & aux autres des vérités dures qu’ils n’avoient pas écoutées. Je m’avisai d’un autre expédient, qui, dans ma simplicité, me parut admirable: c’étoit d’adoucir leur haine réciproque en détruisant leurs préjugés, & de montrer à chaque parti le mérite & la vertu dans l’autre, dignes de l’estime publique [235] & du respect de tous les mortels. Ce projet peu sensé, qui supposoit de la bonne foi dans les hommes, & par lequel je tombois dans le défaut que je reprochois à l’abbé de St. Pierre, eut le succès qu’il devoit avoir; il ne rapprocha point les partis, & ne les réunit que pour m’accabler. En attendant que l’expérience m’eût fait sentir ma folie, je m’y livrai, j’ose le dire, avec un zèle digne du motif qui me l’inspiroit, & je dessinai les deux caractères de Volmar & de Julie, dans un ravissement qui me faisoit espérer de les rendre aimables tous les deux &, qui plus est, l’un par l’autre.
Content d’avoir grossièrement esquissé mon plan, je revins aux situations de détail que j’avois tracées, & de l’arrangement que je leur donnai résultèrent les deux premières parties de la Julie, que je fis & mis au net durant cet hiver avec un plaisir inexprimable, employant pour cela le plus beau papier doré, de la poudre d’azur & d’argent pour sécher l’écriture, de la nonpareille bleue pour coudre mes cahiers; enfin ne trouvant rien d’assez galant, rien d’assez mignon pour les charmantes filles dont je raffolois comme un autre Pigmalion. Tous les soirs au coin de mon feu, je lisois & relisois ces deux parties aux gouverneuses. La fille, sans rien dire, sanglotoit avec moi d’attendrissement; la mère, qui ne trouvant point là de complimens, n’y comprenoit rien, restoit tranquille & se contentoit dans les momens de silence de me répéter toujours: Monsieur, cela est bien beau.
Mde. D’[Epina]y, inquiète de me savoir seul en hiver au milieu des bois, dans une maison isolée, envoyoit très-souvent [236] savoir de mes nouvelles. Jamais je n’eus de si vrais témoignages de son amitié pour moi & jamais la mienne n’y répondit plus vivement. J’aurois tort de ne pas spécifier parmi ces témoignages, qu’elle m’envoya son portroit, & qu’elle me demanda des instructions pour avoir le mien, peint par La Tour, & qui avoit été exposé au sallon. Je ne dois pas non plus omettre une autre de ses attentions, qui paraîtra risible, mais qui fait trait à l’histoire de mon caractère, par l’impression qu’elle fit sur moi. Un jour qu’il geloit très fort, en ouvrant un paquet qu’elle m’envoyoit de plusieurs commissions dont elle s’étoit chargée, j’y trouvai un petit jupon de dessous, de flanelle d’Angleterre, qu’elle me marquoit avoir porté, & dont elle vouloit que je me fisse un gilet. Ce soin, plus qu’amical, me parut si tendre, comme si elle se fût dépouillée pour me vêtir, que, dans mon émotion, je baisai vingt fois en pleurant le bill & le jupon. Thérèse me croyoit devenu fou. Il est singulier que, de toutes les marques d’amitié que Mde. D’[Epina]y m’a prodiguées, aucune ne m’a jamais touché comme celle-là; & que même, depuis notre rupture, je n’y ai jamais repensé sans attendrissement. J’ai long-temps conservé son petit billet; & je l’aurois encore, s’il n’eût eu le sort de mes autres lettres du même temps.
Quoique mes rétentions me laissassent alors peu de relâche en hiver & qu’une partie de celui-ci je fusse réduit à l’usage des sondes, ce fut pourtant, à tout prendre, la saison que depuis ma demeure en France j’ai passée avec le plus de douceur & de tranquillité. Durant quatre ou cinq [237] mois que le mauvais tems me tint davantage à l’abri des survenans, je savourai plus que je n’ai fait avant & depuis, cette vie indépendante, égale & simple, dont la jouissance ne faisoit pour moi qu’augmenter le prix, sans autre compagnie que celle des deux gouverneuses en réalité, & celle des deux cousines en idée. C’est alors sur-tout que je me félicitois chaque jour davantage du parti que j’avois eu le bon sens de prendre, sans égard aux clameurs de mes amis, fâchés de me voir affranchi de leur tyrannie; & quand j’appris l’attentat d’un forcené; quand De Leyre & Mde. D’[Epina]y me parloient dans leurs lettres du trouble & de l’agitation qui régnoient dans Paris, combien je remerciai le Ciel de m’avoir éloigné de ces spectacles d’horreurs & de crimes, qui n’eussent fait que nourrir, qu’aigrir l’humeur bilieuse que l’aspect des désordres publics m’avoit donnée; tandis que ne voyant plus autour de ma retraite que des objets riants & doux, mon coeur ne se livroit qu’à des sentimens aimables.
Je note ici avec complaisance le cours des derniers momens paisibles qui m’ont été laissés. Le printemps qui suivit cet hiver si calme, vit éclore le germe des malheurs qui me restent à décrire, & dans le tissu desquels on ne verra plus d’intervalle semblable où j’aye eu le loisir de respirer.
Je crois pourtant me rappeller que durant cet intervalle de paix, & jusqu’au fond de ma solitude, je ne restai pas tout à fait tranquille de la part des H[olbachien]s. Diderot me suscita quelque tracasserie, & je suis fort trompé si ce n’est durant cet hiver que parut le Fils naturel, dont j’aurai [238] bientôt à parler. Outre que par des causes qu’on saura dans la suite, il m’est resté peu de monumens sûrs de cette époque, ceux même qu’on m’a laissés sont très peu précis quant aux dates. Diderot ne datoit jamais ses lettres. Mde. D’[Epina]y, Mde. d’H[oudetot] ne datoient guère les leurs que du jour de la semaine & De Leyre faisoit comme elles le plus souvent. Quand j’ai voulu ranger ces lettres dans leur ordre, il a fallu suppléer, en tâtonnant, des dates incertaines, sur lesquelles je ne puis compter. Ainsi, ne pouvant fixer avec certitude le commencement de ces brouilleries, j’aime mieux rapporter ci-après, dans un seul article, tout ce que je m’en puis rappeler.
Le retour du printemps avoit redoublé mon tendre délire & dans mes érotiques transports j’avois composé pour les dernières parties de la Julie plusieurs lettres qui se sentent du ravissement dans lequel je les écrivis. Je puis citer entre autres celle de l’élysée & de la promenade sur le lac, qui, si je m’en souviens bien, sont à la fin de la quatrième partie. Quiconque en lisant ces deux lettres ne sent pas amollir & fondre son coeur dans l’attendrissement qui me les dicta, doit fermer le livre: il n’est pas fait pour juger des choses de sentiment.
Précisément dans le même temps, j’eus de Mde. d’H[oudetot] une seconde visite imprévue. En l’absence de son mari qui étoit capitaine de gendarmerie & de son amant qui servoit aussi, elle étoit venue à Eaubonne, au milieu de la vallée de Montmorency, où elle avoit loué une assez jolie maison. Ce fut de-là qu’elle vint faire à l’Hermitage une nouvelle [239] excursion. A ce voyage elle étoit à cheval & en homme. Quoique je n’aime guère ces sortes de mascarades, je fus pris à l’air romanesque de celle-là & pour cette fois, ce fut de l’amour. Comme il fut le premier & l’unique en toute ma vie, & que ses suites le rendront à jamais mémorable & terrible à mon souvenir, qu’il me soit permis d’entrer dans quelque détail sur cet article.
Mde. la comtesse d’H[oudetot] approchoit de la trentaine, & n’étoit point belle, son visage étoit marqué de petite-vérole, son teint manquoit de finesse, elle avoit la vue basse & les yeux un peu ronds; mais elle avoit l’air jeune avec tout cela; & sa physionomie, à la fois vive & douce, étoit caressante; elle avoit une forêt de grands cheveux noirs, naturellement bouclés, qui lui tomboient au jarret: sa taille étoit mignonne, & elle mettoit dans tous ses mouvemens de la gaucherie & de la grace tout-à-la-fois. Elle avoit l’esprit très-naturel & très-agréable; la gaieté, l’étourderie & la naiveté s’y marioient heureusement: elle abondoit en saillies charmantes qu’elle ne recherchoit point, & qui partoient quelquefois malgré elle. Elle avoit plusieurs talens agréables, jouoit du clavecin, dansoit bien, faisoit d’assez jolis vers. Pour son caractère, il étoit angélique; la douceur d’âme en faisoit le fond, mais hors la prudence & la force, il rassembloit toutes les vertus. Elle étoit sur-tout d’une telle sûreté dans le commerce, d’une telle fidélité dans la société, que ses ennemis même n’avoient pas besoin de se cacher d’elle. J’entends par ses ennemis ceux ou plutôt celles qui la haissoient, car pour elle, elle n’avoit pas un coeur qui pût haïr, & je crois que cette conformité contribua beaucoup à me passionner pour elle. Dans les confidences de la plus [240] intime amitié, je ne lui ai jamais oui parler mal des absens, pas même de sa belle-soeur. Elle ne pouvoit ni déguiser ce qu’elle pensoit à personne, ni même contraindre aucun de ses sentimens; & je suis persuadé qu’elle parloit de son amant à son mari même, comme elle en parloit à ses amis, à ses connaissances & à tout le monde indifféremment. Enfin, ce qui prouve sans réplique la pureté & la sincérité de son excellent naturel, c’est qu’étant sujette aux plus énormes distractions & aux plus risibles étourderies, il lui en échappoit souvent de très imprudentes pour elle-même, mais jamais d’offensantes pour qui que ce fût.
On l’avoit mariée très jeune & malgré elle au Comte d’H[oudetot], homme de condition, bon militaire, mais joueur, chicaneur, très peu aimable & qu’elle n’a jamais aimé. Elle trouva dans M. de St. L[amber]t tous les mérites de son mari, avec les qualités plus agréables, de l’esprit, des vertus, des talents. S’il faut pardonner quelque chose aux moeurs du siècle, c’est sans doute un attachement que sa durée épure, que ses effets honorent & qui ne s’est cimenté que par une estime réciproque. C’étoit un peu par goût, à ce que j’ai pu croire, mais beaucoup pour complaire à St. L[amber]t, qu’elle venoit me voir. Il l’y avoit exhortée & il avoit raison de croire que l’amitié qui commençoit à s’établir entre nous rendroit cette société agréable à tous les trois. Elle savoit que j’étois instruit de leurs liaisons; & pouvant me parler de lui sans gêne, il étoit naturel qu’elle se plût avec moi. Elle vint; je la vis; j’étois ivre d’amour sans objet: cette ivresse fascina mes yeux, cet objet se fixa sur [241] elle; je vis ma Julie en Mde. d’H[oudetot], & bientôt je ne vis plus que Mde. d’H[oudetot], mais revêtue de toutes les perfections dont je venois d’orner l’idole de mon coeur. Pour m’achever, elle me parla de St. L[amber]t en amante passionnée. Force contagieuse de l’amour! en l’écoutant, en me sentant auprès d’elle, j’étois saisi d’un frémissement délicieux, que je n’avois éprouvé jamais auprès de personne. Elle parloit & je me sentois ému; je croyois ne faire que m’intéresser à ses sentimens quand j’en prenois de semblables; j’avalois à longs traits la coupe empoisonnée dont je ne sentois encore que la douceur. Enfin sans que je m’en apperçusse & sans qu’elle s’en apperçût, elle m’inspira pour elle-même, tout ce qu’elle exprimoit pour son amant. Hélas! ce fut bien tard, ce fut bien cruellement brûler d’une passion non moins vive que malheureuse, pour une femme dont le coeur étoit plein d’un autre amour!
Malgré les mouvemens extraordinaires que j’avois éprouvés auprès d’elle, je ne m’apperçus pas d’abord de ce qui m’étoit arrivé: ce ne fut qu’après son départ que, voulant penser à Julie, je fus frappé de ne pouvoir plus penser qu’à Mde. d’H[oudetot]. Alors mes yeux se dessillèrent; je sentis mon malheur, j’en gémis, mais je n’en prévis pas les suites.
J’hésitai long-temps sur la manière dont je me conduirois avec elle, comme si l’amour véritable laissoit assez de raison pour suivre des délibérations. Je n’étois pas déterminé quand elle revint me prendre au dépourvu. Pour lors j’étois instruit. La honte, compagne du mal, me rendit muet, tremblant devant elle; je n’osois ouvrir la bouche ni lever [242] les yeux; j’étois dans un trouble inexprimable, qu’il étoit impossible qu’elle ne vît pas. Je pris le parti de le lui avouer, & de lui en laisser deviner la cause: c’étoit la lui dire assez clairement.
Si j’eusse été jeune & aimable & que dans la suite Mde. d’H[oudetot] eût été foible, je blâmerois ici sa conduite; mais tout cela n’étant pas, je ne puis que l’applaudir & l’admirer. Le parti qu’elle prit étoit également celui de la générosité & de la prudence. Elle ne pouvoit s’éloigner brusquement de moi sans en dire la cause à St. L[amber]t, qui l’avoit lui-même engagée à me voir: c’étoit exposer deux amis à une rupture & peut-être à un éclat qu’elle vouloit éviter. Elle avoit pour moi de l’estime & de la bienveillance. Elle eut pitié de ma folie; sans la flatter, elle la plaignit & tâcha de m’en guérir. Elle étoit bien aise de conserver à son amant & à elle-même un ami dont elle faisoit cas: elle ne me parloit de rien avec plus de plaisir que de l’intime & douce société que nous pourrions former entre nous trois, quand je serois devenu raisonnable. Elle ne se bornoit pas toujours à ces exhortations amicales & ne m’épargnoit pas au besoin les reproches plus durs que j’avois bien mérités.
Je me les épargnois encore moins moi-même; sitôt que je fus seul, je revins à moi; j’étois plus calme après avoir parlé: l’amour connu de celle qui l’inspire en devient plus supportable.
La force avec laquelle je me reprochois le mien m’en eût dû guérir, si la chose eût été possible. Quels puissans motifs n’appelai-je point à mon aide pour l’étouffer! Mes [243] moeurs, mes sentimens, mes principes, la honte, l’infidélité, le crime, l’abus d’un dépôt confié par l’amitié, le ridicule enfin de brûler à mon âge de la passion la plus extravagante pour un objet dont le coeur préoccupé ne pouvoit, ni me rendre aucun retour, ni me laisser aucun espoir: passion de plus, qui, loin d’avoir rien à gagner par la constance, devenoit moins souffrable de jour en jour.
Qui croiroit que cette dernière considération qui devoit ajouter du poids à toutes les autres, fut celle qui les éluda? quel scrupule, pensai-je, puis-je me faire d’une folie nuisible à moi seul? Suis-je donc un jeune cavalier fort à craindre pour Mde. d’H[oudetot]? Ne diroit-on pas à mes présomptueux remords, que ma galanterie, mon air, ma parure vont la séduire? Eh! pauvre Jean-Jacques, aime à ton aise, en sûreté de conscience, & ne crains pas que tes soupirs nuisent à St. L[amber]t.
On a vu que jamais je ne fus avantageux, même dans ma jeunesse. Cette façon de penser étoit dans mon tour d’esprit, elle flattoit ma passion; c’en fut assez pour m’y livrer sans réserve, & rire même de l’impertinent scrupule que je croyois m’être fait par vanité plus que par raison. Grande leçon pour les âmes honnêtes, que le vice n’attaque jamais à découvert, mais qu’il trouve le moyen de surprendre, en se masquant toujours de quelque sophisme, & souvent de quelque vertu.
Coupable sans remords, je le fus bientôt sans mesure; & de grâce, qu’on voie comment ma passion suivit la trace de mon naturel, pour m’entraîner enfin dans l’abîme. D’abord [244] elle prit un air humble pour me rassurer; & pour me rendre entreprenant, elle poussa cette humilité jusqu’à la défiance. Mde. d’H[oudetot], sans cesser de me rappeller à mon devoir, à la raison, sans jamais flatter un moment ma folie, me traitoit au reste avec la plus grande douceur & prit avec moi le ton de l’amitié la plus tendre. Cette amitié m’eût suffi, je le proteste, si je l’avois crue sincère; mais la trouvant trop vive pour être vraie, n’allai-je pas me fourrer dans la tête que l’amour, désormois si peu convenable à mon âge, à mon maintien, m’avoit avili aux yeux de Mde. d’Houdetot; que cette jeune folle ne vouloit que se divertir de moi & de mes douceurs surannées; qu’elle en avoit fait confidence à St. L[amber]t & que l’indignation de mon infidélité ayant fait entrer son amant dans ses vues, ils s’entendoient tous les deux pour achever de me faire tourner la tête & me persifler? Cette bêtise, qui m’avoit fait extravaguer, à vingt-six ans, auprès de Mde. de Larnage, que je ne connoissois pas, m’eût été pardonnable à quarante-cinq, auprès de Mde. d’Houdetot, si j’eusse ignoré qu’elle & son amant étoient trop honnêtes gens l’un & l’autre pour se faire un aussi barbare amusement.
Mde. d’H[oudetot] continuoit à me faire des visites que je ne tardai pas à lui rendre. Elle aimoit à marcher, ainsi que moi: nous faisions de longues promenades dans un pays enchanté. Content d’aimer & de l’oser dire, j’aurois été dans la plus douce situation, si mon extravagance n’en eût détruit tout le charme. Elle ne comprit rien d’abord à la sotte humeur avec laquelle je recevois ses caresses: mais mon coeur, incapable [245] de savoir jamais rien cacher de ce qui s’y passe, ne lui laissa pas long-temps ignorer mes soupçons; elle en voulut rire; cet expédient ne réussit pas; des transports de rage en auroient été l’effet: elle changea de ton. Sa compatissante douceur fut invincible; elle me fit des reproches qui me pénétrèrent; elle me témoigna sur mes injustes craintes des inquiétudes dont j’abusai. J’exigeai des preuves qu’elle ne se moquoit pas de moi. Elle vit qu’il n’y avoit nul moyen de me rassurer. Je devins pressant, le pas étoit délicat. Il est étonnant, il est unique peut-être qu’une femme ayant pu venir jusqu’à marchander, s’en soit tirée à si bon compte. Elle ne me refusa rien de ce que la plus tendre amitié pouvoit accorder. Elle ne m’accorda rien qui pût la rendre infidèle, & j’eus l’humiliation de voir que l’embrasement dont ses légères faveurs allumoient mes sens n’en porta jamais aux siens la moindre étincelle.
J’ai dit quelque part qu’il ne faut rien accorder aux sens quand on veut leur refuser quelque chose. Pour connoître combien cette maxime se trouva fausse avec Mde. d’H[oudetot], & combien elle eut raison de compter sur elle-même, il faudroit entrer dans les détails de nos longs & fréquens tête-à-têtes, & les suivre dans toute leur vivacité durant quatre mais que nous passâmes ensemble, dans une intimité presque sans exemple entre deux amis de différens sexes, qui se renferment dans les bornes dont nous ne sortîmes jamais. Ah! si j’avois tardé si long-temps à sentir le véritable amour, qu’alors mon coeur & mes sens lui payèrent bien l’arrérage! & quels sont donc les transports qu’on doit [246] éprouver auprès d’un objet aimé qui nous aime, si même un amour non partagé peut en inspirer de pareils!
Mais j’ai tort de dire un amour non partagé; le mien l’étoit en quelque sorte; il étoit égal des deux côtés, quoiqu’il ne fût pas réciproque. Nous étions ivres d’amour l’un & l’autre; elle pour son amant, moi pour elle; nos soupirs, nos délicieuses larmes se confondoient. Tendres confidens l’un de l’autre, nos sentimens avoient tant de rapport qu’il étoit impossible qu’ils ne se mêlassent pas en quelque chose & toutefois, au milieu de cette dangereuse ivresse, jamais elle ne s’est oubliée un moment; & moi je proteste, je jure que si, quelquefois égaré par mes sens, j’ai tenté de la rendre infidèle, jamais je ne l’ai véritablement désiré. La véhémence de ma passion la contenoit par elle-même. Le devoir des privations avoit exalté mon âme. L’éclat de toutes les vertus ornoit à mes yeux l’idole de mon coeur; en souiller la divine image eût été l’anéantir. J’aurois pu commettre le crime; il a cent fois été commis dans mon coeur: mais avilir ma Sophie! ah! cela se pouvait-il jamais? Non, non, je le lui ai cent fois dit à elle-même; eussai-je été le Maître de me satisfaire, sa propre volonté l’eût-elle mise à ma discrétion, hors quelques courts momens de délire, j’aurois refusé d’être heureux à ce prix. Je l’aimois trop pour vouloir la posséder.
Il y a près d’une lieue de l’Hermitage à Eaubonne; dans mes fréquens voyages, il m’est arrivé quelquefois d’y coucher; un soir, après avoir soupé tête-à-tête, nous allâmes nous promener au jardin, par un très-beau clair de lune. [247] Au fond de ce jardin étoit un assez grand taillis par où nous fûmes chercher un joli bosquet, orné d’une cascade dont je lui avois donné l’idée, & qu’elle avoit fait exécuter.
Souvenir immortel d’innocence & de jouissance! Ce fut dans ce bosquet qu’assis avec elle, sur un banc de gazon, sous un acacia tout chargé de fleurs, je trouvai, pour rendre les mouvemens de mon coeur, un langage vraiment digne d’eux. Ce fut la premiere & l’unique fois de ma vie; mais je fus sublime, si l’on peut nommer ainsi tout ce que l’amour le plus tendre & le plus ardent peut porter d’aimable & de séduisant dans un coeur d’homme. Que d’enivrantes larmes je versai sur ses genoux! que je lui en fis verser malgré elle! Enfin, dans un transport involontaire, elle s’écria: Non, jamais homme ne fut si aimable, & jamais amant n’aima comme vous! mais votre ami St. L[amber]t nous écoute & mon coeur ne sauroit aimer deux fois. Je me tus en soupirant; je l’embrassai.... Quel embrassement! mais ce fut tout. Il y avoit six mois qu’elle vivoit seule, c’est-à-dire, loin de son amant & de son mari; il y en avoit trois que je la voyois presque tous les jours, & toujours l’amour en tiers entr’elle & moi. Nous avions soupé tête-à-tête, nous étions seuls, dans un bosquet au clair de lune, & après deux heures de l’entretien le plus vif & le plus tendre, elle sortit au milieu de la nuit de ce bosquet & des bras de son ami aussi intacte, aussi pure de corps & de coeur qu’elle y étoit entrée. Lecteur, pesez toutes ces circonstances; je n’ajouterai rien de plus.
Et qu’on n’aille pas s’imaginer qu’ici mes sens me laissoient [248] tranquille, comme auprès de Thérèse & de Maman. Je l’ai déjà dit, c’étoit de l’amour cette fois, & l’amour dans toute son énergie & dans toutes ses fureurs. Je ne décrirai ni les agitations, ni les frémissements, ni les palpitations, ni les mouvemens convulsifs, ni les défaillances de coeur que j’éprouvois continuellement; on en pourra juger par l’effet que sa seule image faisoit sur moi. J’ai dit qu’il y avoit loin de l’Hermitage à Eaubonne: je passois par les coteaux d’Andilly, qui sont charmants. Je rêvois en marchant à celle que j’allois voir, à l’accueil caressant qu’elle me feroit, au baiser qui m’attendoit à mon arrivée. Ce seul baiser, ce baiser funeste, avant même de le recevoir, m’embrasoit le sang à tel point, que ma tête se troubloit; un éblouissement m’aveugloit, mes genoux tremblans ne pouvoient me soutenir; j’étois forcé de m’arrêter, de m’asseoir; toute ma machine étoit dans un désordre inconcevable: j’étois prêt à m’évanouir. Instruit du danger, je tâchois, en partant, de me distraire & de penser à autre chose. Je n’avois pas fait vingt pas, que les mêmes souvenirs & tous les accidens qui en étoient la suite revenoient m’assaillir sans qu’il me fût possible de m’en délivrer; & de quelque façon que je m’y sais pu prendre, je ne crois pas qu’il me soit arrivé de faire seul ce trajet impunément. J’arrivois à Eaubonne, foible, épuisé, rendu, me soutenant à peine. A l’instant que je la voyois, tout étoit réparé; je ne sentois plus auprès d’elle que l’importunité d’une vigueur inépuisable & toujours inutile. Il y avoit sur ma route, à la vue d’Eaubonne, une terrasse agréable, appelée le mont Olympe, où [249] nous nous rendions quelquefois, chacun de notre côté. J’arrivois le premier, j’étois fait pour l’attendre; mais que cette attente me coûtoit cher! Pour me distraire, j’essayois d’écrire avec mon crayon des billets que j’aurois pu tracer du plus pur de mon sang: je n’en ai jamais pu achever un qui fût lisible. Quand elle en trouvoit un dans la niche dont nous étions convenus, elle n’y pouvoit voir autre chose que l’état vraiment déplorable où j’étois en l’écrivant. Cet état, & sur-tout sa durée, pendant trois mais d’irritation continuelle & de privations, me jeta dans un épuisement dont je n’ai pu me tirer de plusieurs années, & finit par me donner une incommodite que j’emporterai, ou qui m’emportera au tombeau. Telle a été la seule jouissance amoureuse de l’homme du tempérament le plus combustible, mais le plus timide en même temps, que peut-être la nature oit jamais produit. Tels ont été les derniers beaux jours qui m’oient été comptés sur la terre: ici commence le long tissu des malheurs de ma vie, où l’on verra peu d’interruption.
On a vu dans tout le cours de ma vie que mon coeur transparent comme le cristal n’a jamais sçu cacher, durant une minute entière, un sentiment un peu vif qui s’y fût réfugié. Qu’on juge s’il me fût possible de cacher long-temps mon amour pour Mde. d’H[oudeto]t. Notre intimité frappoit tous les yeux, nous n’y mettions ni secret ni mystère. Elle n’étoit pas de nature à en avoir besoin, & comme Mde. d’H[oudetot] avoit pour moi l’amitié la plus tendre, qu’elle ne se reprochoit point; que j’avois pour elle une estime dont personne ne connoissoit mieux que moi toute la justice; [250] elle, franche, distraite, étourdie; moi, vrai, mal-adroit, fier, impatient, emporté, nous donnions encore sur nous, dans notre trompeuse sécurité, beaucoup plus de prise que nous n’aurions fait, si nous eussions été coupables. Nous allions l’un & l’autre à la C[hevrett]e, nous nous y trouvions souvent ensemble, quelquefois même par rendez-vous. Nous y vivions à notre ordinaire, nous promenant tous les jours tête à tête, en parlant de nos amours, de nos devoirs, de notre ami, de nos innocens projets, dans le parc, vis-à-vis l’appartement de Mde. D’[Epina]y, sous ses fenêtres, d’où, ne cessant de nous examiner, & se croyant bravée, elle assouvissoit son coeur par ses yeux, de rage & d’indignation.
Les femmes ont toutes l’art de cacher leur fureur, sur-tout quand elle est vive, Mde. D’[Epina]y, violente, mais réfléchie, possède sur-tout cet art éminemment. Elle feignit de ne rien voir, de ne rien soupçonner; & dans le même tems qu’elle redoubloit avec moi d’attentions, de soins & presque d’agaceries, elle affectoit d’accabler sa belle-soeur de procédés malhonnêtes & de marques d’un dédain qu’elle sembloit vouloir me communiquer. On juge bien qu’elle ne réussissoit pas; mais j’étois au supplice. Déchiré de sentimens contraires, en même tems que j’étois touché de ses caresses, j’avois peine à contenir ma colère, quand je la voyois manquer à Mde. d’H[oudetot]. La douceur angélique de celle-ci lui faisoit tout endurer sans se plaindre & même sans lui en savoir plus mauvais gré.
Elle étoit d’ailleurs souvent si distraite & toujours si peu sensible à ces choses-là, que la moitié du tems elle ne s’en appercevoit pas.
[251] J’étois si préoccupé de ma passion, que ne voyant rien que Sophie (c’étoit un des noms de Mde. d’H[oudetot]), je ne remarquois pas même que j’étois devenu la fable de toute la maison & des survenant. Le baron d’H[olbac]k qui n’étoit jamais venu que je sache à la C[hevrett]e, fut au nombre de ces derniers. Si j’eusse été aussi défiant que je le suis devenu dans la suite, j’aurois fort soupçonné Mde. D’[Epina]y d’avoir arrangé ce voyage, pour lui donner l’amusant cadeau de voir le Citoyen amoureux. Mais j’étois alors si bête que je ne voyois pas même ce qui crevoit les yeux à tout le monde. Toute ma stupidité ne m’empêcha pourtant pas de trouver au baron l’air plus content, plus jovial qu’à son ordinaire. Au lieu de me regarder en noir selon sa coutume, il me lâchoit cent propos goguenards, auxquels je ne comprenois rien. J’ouvrois de grands yeux sans rien répondre: Mde. D’[Epina]y se tenoit les côtés de rire; je ne savois sur quelle herbe ils avoient marché. Comme rien ne passoit encore les bornes de la plaisanterie, tout ce que j’aurois eu de mieux à faire, si je m’en étois apperçu, eût été de m’y prêter. Mais il est vrai qu’à travers la railleuse gaieté du baron, l’on voyoit briller dans ses yeux une maligne joie, qui m’auroit peut-être inquiété, si je l’eusse aussi bien remarquée alors, que je me la rappelai dans la suite.
Un jour que j’allai voir Mde. d’H[oudetot] à Eaubonne au retour d’un de ses voyages à Paris, je la trouvai triste, & je vis qu’elle avoit pleuré. Je fus obligé de me contraindre parce que Mde. de B[lainvill]e, soeur de son mari, étoit là; [252] mais sitôt que je pus trouver un moment je lui marquai mon inquiétude. Ah! me dit-elle en soupirant, je crains bien que vos folies ne me coûtent le repos de mes jours. St. L[amber]t est instruit & mal instruit. Il me rend justice; mais il a de l’humeur, dont, qui pis est, il me cache une partie. Heureusement je ne lui ai rien tu de nos liaisons, qui se sont faites sous ses auspices. Mes lettres étoient pleines de vous, ainsi que mon coeur: je ne lui ai caché que votre amour insensé, dont j’espérois vous guérir & dont, sans m’en parler, je vais qu’il me fait un crime. On nous a desservis, on m’a fait tort, mais n’importe. Ou rompons tout à fait, ou soyez tel que vous devez être. Je ne veux plus rien avoir à cacher à mon amant.
Ce fut-là le premier moment où je fus sensible à la honte de me voir humilié par le sentiment de ma faute, devant une jeune femme dont j’éprouvois les justes reproches, & dont j’aurois dû être le Mentor. L’indignation que j’en ressentis contre moi-même eût suffi peut-être pour surmonter ma faiblesse, si la tendre compassion que m’inspiroit la victime n’eût encore amolli mon coeur. Hélas! était-ce le moment de pouvoir l’endurcir, lorsqu’il étoit inondé par des larmes qui le pénétroient de toutes parts? Cet attendrissement se changea bientôt en colere contre les vils délateurs, qui n’avoient vu que le mal d’un sentiment criminel, mais involontaire, sans croire, sans imaginer même la sincère honnêteté de coeur qui le rachetoit. Nous ne restâmes pas long-tems en doute sur la main dont partoit le coup.
Nous savions l’un & l’autre que Mde. D’[Epina]y étoit en [253] commerce de lettres avec St. L[amber]t. Ce n’étoit pas le premier orage qu’elle avoit suscité à Mde. d’H[oudetot], dont elle avoit fait mille efforts pour le détacher, & que les succès de quelques-uns de ces efforts faisoient trembler pour la suite. D’ailleurs, G[rimm], qui, ce me semble, avoit suivi M. de C[astrie]s à l’armée, étoit en Westphalie, aussi bien que St. L[amber]t; ils se voyoient quelquefois. G[rimm] avoit fait auprès de Mde. d’H[oudetot] quelques tentatives qui n’avoient pas réussi. G[rimm], très-piqué, cessa tout-à-fait de la voir. Qu’on juge du sang-froid avec lequel, modeste comme on soit qu’il l’est, il lui supposoit des préférences pour un homme plus âgé que lui, & dont lui G[rimm], depuis qu’il fréquentoit les grands, ne parloit plus que comme de son protégé.
Mes soupçons sur Mde. D’[Epina]y se changèrent en certitude, quand j’appris ce qui s’étoit passé chez moi. Quand j’étois à la C[hevrett]e Thérèse y venoit souvent, soit pour m’apporter mes lettres, soit pour me rendre des soins nécessaires à ma mauvaise santé. Mde. D’[Epina]y lui avoit demandé, si nous ne nous écrivions pas Mde. d’H[oudetot] & moi. Sur son aveu, Mde. D’[Epina]y la pressa de lui remettre les lettres de Mde. d’H[oudetot], l’assurant qu’elle les recachetteroit si bien qu’il n’y paroîtroit pas. Thérèse sans montrer combien cette proposition la scandalisoit & même sans m’avertir, se contenta de mieux cacher les lettres qu’elle m’apportoit: précaution très heureuse, car Mde. D’[Epina]y la faisoit guetter à son arrivée, & l’attendant au passage, poussa plusieurs fois l’audace jusqu’à chercher dans sa bavette. Elle fit plus: s’étant [254] un jour invitée à venir avec M. de M[argenc]y, dîner à l’Hermitage pour la premiere fois depuis que j’y demeurois, elle prit le tems que je me promenois avec M[argenc]y pour entrer dans mon cabinet avec la mere & la fille, & les presser de lui montrer les lettres de Mde. d’H[oudetot]. Si la mere eût sçu où elles étoient, les lettres étoient livrées; mais heureusement la fille seule le savoit & nia que j’en eusse conservé aucune. Mensonge assurément plein d’honnêteté, de fidélité, de générosité, tandis que la vérité n’eût été qu’une perfidie. Mde. D’[Epina]y, voyant qu’elle ne pouvoit la séduire, s’efforça de l’irriter par la jalousie, en lui reprochant sa facilité & son aveuglement. Comment pouvez-vous, lui dit-elle, ne pas voir qu’ils ont entre eux un commerce criminel? Si, malgré tout ce qui frappe vos yeux, vous avez besoin d’autres preuves, prêtez-vous donc à ce qu’il faut faire pour les avoir: vous dites qu’il déchire les lettres de Mde. d’H[oudetot] aussitôt qu’il les a lues. Eh bien! recueillez avec soin les pièces & donnez-les-moi; je me charge de les rassembler. Telles étoient les leçons que mon amie donnoit à ma compagne.
Thérèse eut la discrétion de me taire assez long-tems toutes ces tentatives; mais voyant mes perplexités, elle se crut obligée à me tout dire, afin que, sachant à qui j’avois affaire, je prisse mes mesures pour me garantir des trahisons qu’on me préparoit. Mon indignation, ma fureur ne peut se décrire. Au lieu de dissimuler avec Mde. D’[Epina]y à son exemple, & de me servir de contre-ruses, je me livrai sans mesure à l’impétuosité de mon naturel, & avec mon étourderie [255] ordinaire, j’éclatai tout ouvertement. On peut juger de mon imprudence par les lettres suivantes, qui montrent suffisamment la manière de procéder de l’un & de l’autre en cette occasion.
Billet de Mde. D’....y.
«Pourquoi donc ne vous vois-je pas, mon cher ami? Je suis inquiète de vous. Vous m’aviez tant promis de ne faire qu’aller & venir de l’Hermitage ici. Sur cela, je vous ai laissé libre; & point du tout, vous laissez passer huit jours. Si l’on ne m’avoit pas dit que vous étiez en bonne santé, je vous croirois malade. Je vous attendois avant-hier ou hier, & je ne vous vais point arriver. Mon Dieu, qu’avez-vous donc? Vous n’avez point d’affaires: vous n’avez pas non plus de chagrins; car je me flatte que vous seriez venu sur le champ me les confier. Vous êtes donc malade! tirez-moi d’inquiétude bien vite, je vous en prie. Adieu mon cher ami: que cet adieu me donne un bonjour de vous.»
Résponse.
«Je ne puis rien vous dire encore. J’attends d’être mieux instruit, & je le serai tôt ou tard. En attendant, soyez sûre que l’innocence accusée trouvera un défenseur assez ardent pour donner quelque repentir aux calomniateurs quels qu’ils soient.»
Second Billet de la même.
«Savez-vous que votre lettre m’effraye? Qu’est-ce qu’elle [256] veut donc dire? Je l’ai relue plus de vingt-cinq fois. En vérité, je n’y comprends rien. J’y vais seulement que vous êtes inquiet & tourmenté, & que vous attendez que vous ne le soyez plus pour m’en parler. Mon cher ami, est-ce là ce dont nous étions convenus! Qu’est donc devenue cette amitié, cette confiance? & comment l’ai-je perdue? Est-ce contre moi ou pour moi que vous êtes fâché? Quoi qu’il en soit, venez dès ce soir, je vous en conjure; souvenez-vous que vous m’avez promis, il n’y a pas huit jours, de ne rien garder sur le coeur & de me parler sur-le-champ. Mon cher ami, je vis dans cette confiance... Tenez, je viens encore de lire votre lettre: je n’y conçois pas davantage; mais elle me fait trembler. Il me semble que vous êtes cruellement agité. Je voudrois vous calmer; mais comme j’ignore le sujet de vos inquiétudes, je ne sais que vous dire, sinon que me voilà tout aussi malheureuse que vous, jusqu’à ce que je vous aye vu. Si vous n’êtes pas ici ce soir à six heures, je pars demain pour l’Hermitage, quelque tems qu’il fasse & dans quelque état que je sais; car je ne saurois tenir à cette inquiétude. Bonjour, mon cher ami. A tout hasard, je risque de vous dire, sans savoir si vous en avez besoin ou non, de tâcher de prendre garde & d’arrêter les progrès que fait l’inquiétude dans la solitude. Une mouche devient un monstre, je l’ai souvent éprouvé.»
Réponse.
«Je ne puis vous aller voir, ni recevoir votre visite, [257] tant que durera l’inquiétude où je suis. La confiance dont vous parlez, n’est plus, & il ne vous sera pas aisé de la recouvrer. Je ne vais à présent dans votre empressement que le désir de tirer des aveux d’autrui, quelqu’avantage qui convienne à vos vues, & mon coeur si prompt à s’épancher dans un coeur qui s’ouvre pour le recevoir, se ferme à la ruse & à la finesse. Je reconnois votre adresse ordinaire dans la difficulté que vous trouvez à comprendre mon billet. Me croyez-vous assez dupe pour penser que vous ne l’ayez pas compris? Non; mais je saurai vaincre vos subtilités à force de franchise. Je vais m’expliquer plus clairement, afin que vous m’entendiez encore moins.»
«Deux amans bien unis & dignes de s’aimer me sont chers: je m’attends bien que vous ne saurez pas qui je veux dire, à moins que je ne vous les nomme. Je présume qu’on a tenté de les désunir, & que c’est de moi qu’on s’est servi pour donner de la jalousie à l’un des deux. Le choix n’est pas fort adroit, mais il a paru commode à la méchanceté, & cette méchanceté, c’est vous que j’en soupçonne. J’espère que ceci devient plus clair.»
«Ainsi donc la femme que j’estime le plus, auroit, de mon su, l’infamie de partager son coeur & sa personne entre deux amans, & moi celle d’être un de ces deux lâches? Si je savois qu’un seul moment de la vie vous eussiez pu penser ainsi d’elle & de moi, je vous hairois jusqu’à la mort. Mais c’est de l’avoir dit, & non de l’avoir cru que je vous taxe. Je ne comprends pas en pareil cas, auquel c’est des trois que [258] vous avez voulu nuire; mais si vous aimez le repos, craignez d’avoir eu le malheur de réussir. Je n’ai caché ni à vous, ni à elle, tout le mal que je pense de certaines liaisons; mais je veux qu’elles finissent par un moyen aussi honnête que sa cause & qu’un amour illégitime se change en une éternelle amitié. Moi, qui ne fis jamais de mal à personne, servirais-je innocemment à en faire à mes amis? Non; je ne vous le pardonnerois jamais, je deviendrois votre irréconciliable ennemi. Vos secrets seuls seroient respectés; car je ne serai jamais un homme sans foi.»
«Je n’imagine pas que les perplexités où je suis puissent durer bien long-temps. Je ne tarderai pas à savoir si je me suis trompé. Alors j’aurai peut-être de grands torts à réparer & je n’aurai rien fait en ma vie de si bon coeur. Mais savez-vous comment je rachèterai mes fautes durant le peu de tems qui me reste à passer près de vous! En faisant ce que nul autre ne fera que moi; en vous disant franchement ce qu’on pense de vous dans le monde & les brèches que vous avez à réparer à votre réputation. Malgré tous les prétendus amis qui vous entourent, quand vous m’aurez vu partir, vous pourrez dire adieu à la vérité; vous ne trouverez plus personne qui vous la dise.»
Troisième Lettre de la même.
«Je n’entendois pas votre lettre de ce matin: je vous l’ai dit, parce que cela étoit. J’entends celle de ce soir, n’ayez pas peur que j’y réponde jamais: je suis trop pressée [259] de l’oublier, & quoique vous me fassiez pitié, je n’ai pu me défendre de l’amertume dont elle me remplit l’âme. Moi! user de ruses, de finesses avec vous! moi! accusée de la plus noire des infamies! Adieu, je regrette que vous ayez la..... adieu, je ne sais ce que je dis... adieu: je serai bien pressée de vous pardonner. Vous viendrez quand vous voudrez; vous serez mieux reçu que ne l’exigeroient vos soupçons. Dispensez-vous seulement de vous mettre en peine de ma réputation. Peu m’importe celle qu’on me donne. Ma conduite est bonne, & cela me suffit. Au surplus, j’ignorois absolument ce qui est arrivé aux deux personnes qui me sont aussi chères qu’à vous.»
Cette dernière lettre me tira d’un terrible embarras & me replongea dans un autre qui n’étoit guère moindre. Quoique toutes ces lettres & réponses fussent allées & venues dans l’espace d’un jour avec une extrême rapidité, cet intervalle avoit suffi pour en mettre entre mes transports de fureur, & pour me laisser réfléchir sur l’énormité de mon imprudence. Mde. d’H[oudetot] ne m’avoit rien tant recommandé que de rester tranquille, de lui laisser le soin de se tirer seule de cette affaire, & d’éviter, sur-tout dans le moment même, toute rupture & tout éclat; & moi, par les insultes les plus ouvertes & les plus atroces, j’allois achever de porter la rage dans le coeur d’une femme qui n’y étoit déjà que trop disposée. Je ne devois naturellement attendre de sa part qu’une réponse si fière, si dédaigneuse, si méprisante, que je n’aurois pu, sans la plus indigne lâcheté, m’abstenir de quitter sa maison sur-le-champ. Heureusement, plus adroite encore [260] que je n’étois emporté, elle évita par le tour de sa réponse de me réduire à cette extrémité. Mais il falloit ou sortir ou l’aller voir sur-le-champ; l’alternative étoit inévitable. Je pris le dernier parti, fort embarrassé de ma contenance, dans l’explication que je prévoyois. Car comment m’en tirer, sans compromettre ni Mde. d’H[oudetot], ni Thérèse? & malheur à celle que j’aurois nommée! Il n’y avoit rien que la vengeance d’une femme implacable & intrigante ne me fît craindre pour celle qui en seroit l’objet. C’étoit pour prévenir ce malheur que je n’avois parlé que de soupçons dans mes lettres, afin d’être dispensé d’énoncer mes preuves. Il est vrai que cela rendoit mes emportemens plus inexcusables, nuls simples soupçons ne pouvant m’autoriser à traiter une femme & sur-tout une amie, comme je venois de traiter Mde. D’[Epina]y. Mais ici commence la grande & noble tâche que j’ai dignement remplie, d’expier mes fautes & mes faiblesses cachées, en me chargeant de fautes plus graves dont j’étois incapable & que je ne commis jamais.
Je n’eus pas à soutenir la prise que j’avois redoutée, & j’en fus quitte pour la peur. A mon abord, Mde. D’[Epina]y me sauta au cou en fondant en larmes. Cet accueil inattendu, & de la part d’une ancienne amie, m’émut extrêmement; je pleurai beaucoup aussi. Je lui dis quelques mots qui n’avoient pas grand sens; elle m’en dit quelques-uns qui en avoient encore moins & tout finit là. On avoit servi; nous allâmes à table, où dans l’attente de l’explication, que je croyois remise après le souper, je fis mauvaise figure; car je suis tellement subjugué par la moindre inquiétude qui m’occupe, que je ne la [261] saurois cacher aux moins clairvoyants. Mon air embarrassé devoit lui donner du courage; cependant elle ne risqua point l’aventure: il n’y eut pas plus d’explication après le souper qu’avant. Il n’y en eut pas plus le lendemain, & nos silencieux tête-à-tête ne furent remplis que de choses indifférentes, ou de quelques propos honnêtes de ma part, par lesquels lui témoignant ne pouvoir encore rien prononcer sur le fondement de mes soupçons, je lui protestois avec bien de la vérité, que s’ils se trouvoient mal fondés, ma vie entière seroit employée à réparer leur injustice. Elle ne marqua pas la moindre curiosité de savoir précisément quels étoient ces soupçons, ni comment ils m’étoient venus, & tout notre raccommodement, tant de sa part que de la mienne, consista dans l’embrassement du premier abord. Puisqu’elle étoit seule offensée, au moins dans la forme, il me parut que ce n’étoit pas à moi de chercher un éclaircissement qu’elle ne cherchoit pas elle-même, & je m’en retournai comme j’étois venu. Continuant au reste à vivre avec elle comme auparavant, j’oubliai bientôt presque entièrement cette querelle, & je crus bêtement qu’elle l’oublioit elle-même, parce qu’elle paroissoit ne s’en plus souvenir.
Ce ne fut pas là, comme on verra bientôt, le seul chagrin que m’attira ma foiblesse; mais j’en avois d’autres non moins sensibles que je ne m’étois point attirés, & qui n’avoient pour cause que le désir de m’arracher de ma solitude* [*C’est-à-dire d’en arracher la vieille, dont on avoit besoin pour arranger le complot. Il est étonnant que, durant tout ce long orage, ma stupide confiance m’oit empêché de comprendre que ce n’étoit point moi, mais elle qu’on vouloit à Paris.] à [262] force de m’y tourmenter. Ceux-ci me venoient de la part de Diderot & des H[olbachien]s. Depuis mon établissement à l’Hermitage, Diderot n’avoit cessé de m’y harceler, soit par lui-même, soit par Deleyre, & je vis bientôt aux plaisanteries de celui-ci sur mes courses boscaresques, avec quel plaisir ils avoient travesti l’hermite en galant berger. Mais il n’étoit pas question de cela dans mes prises avec Diderot; elles avoient des causes plus graves. Après la publication du Fils naturel, il m’en avoit envoyé un exemplaire, que j’avois lu avec l’intérêt & l’attention qu’on donne aux ouvrages d’un ami. En lisant l’espèce de poétique en dialogue qu’il y a jointe, je fus surpris & même un peu contristé, d’y trouver, parmi plusieurs choses désobligeantes mais tolérables, contre les solitaires, cette âpre & dure sentence, sans aucun adoucissement: Il n’y a que le méchant qui soit seul. Cette sentence est équivoque & présente deux sens, ce me semble: l’un très vrai, l’autre très faux puisqu’il est même impossible qu’un homme qui est & veut être seul puisse & veuille nuire à personne & par conséquent qu’il soit un méchant. La sentence en elle-même exigeoit donc une interprétation; elle l’exigeoit bien plus encore de la part d’un auteur qui, lorsqu’il imprimoit cette sentence, avoit un ami retiré dans une solitude. Il me paroissoit choquant & malhonnête, ou d’avoir oublié en la publiant cet ami solitaire, ou, s’il s’en étoit souvenu, de n’avoir pas fait, du moins en maxime générale, l’honorable & juste exception qu’il devoit non seulement à cet ami, mais à tant de sages respectés, qui dans tous les tems ont cherché [263] le calme & la paix dans la retraite, & dont, pour la premiere fois depuis que le monde existe, un écrivain s’avise avec un seul trait de plume, de faire indistinctement autant de scélérats.
J’aimois tendrement Diderot, je l’estimois sincèrement, & je comptois avec une entière confiance sur les mêmes sentimens de sa part. Mais excédé de son infatigable obstination à me contrarier éternellement sur mes goûts, mes penchants, ma manière de vivre, sur tout ce qui n’intéressoit que moi seul; révolté de voir un homme plus jeune que moi vouloir à toute force me gouverner comme un enfant; rebuté de sa facilité à promettre, & de sa négligence à tenir; ennuyé de tant de rendez-vous donnés & manqués de sa part, & de sa fantaisie d’en donner toujours de nouveaux pour y manquer derechef; gêné de l’attendre inutilement trois ou quatre fois par mois les jours marqués par lui-même, & de dîner seul le soir, après être allé au-devant de lui jusqu’à St. Denis, & l’avoir attendu toute la journée, j’avois déjà le coeur plein de ses torts multipliés. Ce dernier me parut plus grave & me navra davantage. Je lui écrivis pour m’en plaindre, mais avec une douceur & un attendrissement qui me fit inonder mon papier de mes larmes, & ma lettre étoit assez touchante pour avoir dû lui en tirer. On ne devineroit jamais quelle fut sa réponse sur cet article; la voici mot pour mot. «Je suis bien aise que mon ouvrage vous oit plu, qu’il vous oit touché. Vous n’êtes pas de mon avis sur les hermites; dites-en tant de bien qu’il vous plaira, vous serez le seul au monde dont j’en penserai: [264] encore y auroit-il bien à dire là-dessus, si l’on pouvoit vous parler sans vous fâcher Une femme de quatre-vingts ans! etc. On m’a dit une phrase d’une lettre du fils de Mde. D’[Epina]y, qui a dû vous peiner beaucoup, ou je connois mal le fond de votre ame.»
Il faut expliquer les deux dernières phrases de cette lettre.
Au commencement de mon séjour à l’Hermitage, Mde. le Vasseur parut s’y déplaire & trouver l’habitation trop seule. Ses propos là-dessus m’étant revenus, je lui offris de la renvoyer à Paris si elle s’y plaisoit davantage, d’y payer son loyer, & d’y prendre le même soin d’elle que si elle étoit encore avec moi. Elle rejetta mon offre, me protesta qu’elle se plaisoit fort à l’Hermitage, que l’air de la campagne lui faisoit du bien; & l’on voyoit que cela étoit vrai; car elle y rajeunissoit pour ainsi dire & s’y portoit beaucoup mieux qu’à Paris. Sa fille m’assura même qu’elle eût été dans le fond très fâchée que nous quittassions l’Hermitage, qui réellement étoit un séjour charmant, aimant fort le petit tripotage du jardin & des fruits, dont elle avoit le maniement; mais qu’elle avoit dit ce qu’on lui avoit fait dire, pour tâcher de m’engager à retourner à Paris.
Cette tentative n’ayant pas réussi, ils tâchèrent d’obtenir par le scrupule l’effet que la complaisance n’avoit pas produit, & me firent un crime de garder là cette vieille femme, loin des secours dont elle pouvoit avoir besoin à son âge; sans songer qu’elle & beaucoup d’autres vieilles gens, dont l’excellent air du pays prolonge la vie, pouvoient tirer ces [265] secours de Montmorency, que j’avois à ma porte, & comme s’il n’y avoit des vieillards qu’à Paris, & que partout ailleurs ils fussent hors d’état de vivre. Mde. le Vasseur qui mangeoit beaucoup & avec une extrême voracité, étoit sujette à des débordemens de bile & à de fortes diarrhées, qui lui duroient quelques jours & lui servoient de remède. A Paris, elle n’y faisoit jamais rien, & laissoit agir la nature. Elle en usoit de même à l’Hermitage, sachant bien qu’il n’y avoit rien de mieux à faire. N’importe, parce qu’il n’y avoit pas des médecins & des apothicaires à la campagne, c’étoit vouloir sa mort que de l’y laisser, quoiqu’elle s’y portât très-bien. Diderot auroit dû déterminer à quel âge il n’est plus permis, sous peine d’homicide, de laisser vivre les vieilles gens hors de Paris.
C’étoit là une des deux accusations atroces sur lesquelles il ne m’exceptoit pas de sa sentence: qu’il n’y avoit que le méchant qui fût seul, & c’étoit ce que signifioit son exclamation pathétique & l’et coetera qu’il y avoit bénignement ajouté: Une femme de quatre-vingts ans! etc.
Je crus ne pouvoir mieux répondre à ce reproche qu’en m’en rapportant à Mde. le Vasseur elle-même. Je la priai d’écrire naturellement son sentiment à Mde. D’[Epina]y. Pour la mettre plus à son aise, je ne voulus point voir sa lettre & je lui montrai celle que je vais transcrire & que j’écrivois à Mde. D’[Epina]y, au sujet d’une réponse que j’avois voulu faire à une autre lettre de Diderot encore plus dure & qu’elle m’avoit empêché d’envoyer.
Le Jeudi.
«Mde. le Vasseur doit vous écrire, ma bonne amie; je [266] l’ai priée de vous dire sincèrement ce qu’elle pense. Pour la mettre bien à son aise, je lui ai dit que je ne voulois point voir sa lettre & je vous prie de ne me rien dire de ce qu’elle contient.»
«Je n’enverrai pas ma lettre, puisque vous vous y opposez; mais, me sentant très grièvement offensé, il y auroit, à convenir que j’ai tort, une bassesse & une fausseté que je ne saurois me permettre. L’évangile ordonne bien à celui qui reçoit un soufflet d’offrir l’autre joue, mais non pas de demander pardon. Vous souvenez vous de cet homme de la comédie, qui crie, en donnant des coups de bâton? Voilà le rôle du philosophe.»
«Ne vous flattez pas de l’empêcher de venir par le mauvais tems qu’il fait. Sa colere lui donnera le tems & les forces que l’amitié lui refuse & ce sera la premiere fois de sa vie qu’il sera venu le jour qu’il avoit promis.»
«Il s’excédera pour venir me répéter de bouche les injures qu’il me dit dans ses lettres; je ne les endurerai rien moins que patiemment. Il s’en retournera être malade à Paris; & moi je serai, selon l’usage, un homme fort odieux. Que faire? Il faut souffrir.»
«Mais n’admirez-vous pas la sagesse de cet homme qui vouloit me venir prendre à St. Denis en fiacre, y dîner, me ramener en fiacre; & à qui, huit jours après, sa fortune ne permet plus d’aller à l’Hermitage autrement qu’à pied? Il n’est pas absolument impossible, pour parler son langage, que ce soit là le ton de la bonne foi; mais, en ce cas, il faut qu’en huit jours il soit arrivé d’étranges changemens dans sa fortune.»
[267] «Je prends part au chagrin que vous donne la maladie de Mde. votre mère; mais vous voyez que votre peine n’approche pas de la mienne. On souffre moins encore à voir malades, les personnes qu’on aime, qu’injustes & cruelles.»
«Adieu, ma bonne amie, voici la dernière fois que je vous parlerai de cette malheureuse affaire. Vous me parlez d’aller à Paris, avec un sang-froid qui me réjouiroit dans un autre temps.»
J’écrivis à Diderot ce que j’avois fait au sujet de Mde. le Vasseur sur la proposition de Mde. D’[Epina]y elle-même, & Mde. le Vasseur ayant choisi comme on peut bien croire, de rester à l’Hermitage, où elle se portoit très-bien, où elle avoit toujours compagnie, & où elle vivoit très-agréablement; Diderot ne sachant plus de quoi me faire un crime, m’en fit un de cette précaution de ma part, & ne laissa pas de m’en faire un autre de la continuation du séjour de Mde le Vasseur à l’Hermitage, quoique cette continuation fût de son choix, & qu’il n’eût tenu & ne tînt toujours qu’à elle de retourner vivre à Paris, avec les mêmes secours de ma part qu’elle avoit auprès de moi.
Voilà l’explication du premier reproche de la lettre de Diderot. Celle du second est dans sa lettre. «Le Lettré (c’étoit un nom de plaisanterie donné par G[rimm] au fils de Mde. D’[Epina]y) a dû vous écrire qu’il y avoit sur le rempart vingt pauvres qui mouroient de faim & de froid, & qui attendoient le liard que vous leur donniez. C’est un échantillon de notre petit babil... & [268] si vous entendiez le reste, il vous amuseroit comme cela.»
Voici ma réponse à ce terrible argument, dont Diderot paroissoit si fier.
«Je crois avoir répondu au lettré, c’est-à-dire au fils d’un fermier général, que je ne plaignois pas les pauvres qu’il avoit apperçus sur le rempart attendant mon liard; qu’apparemment il les en avoit amplement dédommagés; que je l’établissois mon substitut; que les pauvres de Paris n’auroient pas à se plaindre de cet échange; que je n’en trouverois pas aisément un aussi bon pour ceux de Montmorency, qui en avoient beaucoup plus de besoin. Il y a ici un bon vieillard respectable, qui, après avoir passé sa vie à travailler, ne le pouvant plus, meurt de faim sur ses vieux jours. Ma conscience est plus contente des deux sous que je lui donne tous les lundis, que des cent liards que j’aurois distribués à tous les gueux du rempart. Vous êtes plaisants, vous autres philosophes, quand vous regardez tous les habitans des villes comme les seuls hommes auxquels vos devoirs vous lient. C’est à la campagne qu’on apprend à aimer & à servir l’humanité; on n’apprend qu’à la mépriser dans les villes.»
Tels étoient les singuliers scrupules sur lesquels un homme d’esprit avoit l’imbécillité de me faire sérieusement un crime de mon éloignement de Paris & prétendoit me prouver, par mon propre exemple, qu’on ne pouvoit vivre hors de la capitale sans être un méchant homme. Je ne comprends pas aujourd’hui comment j’eus la bêtise de lui répondre, & de me fâcher, au lieu de lui rire au nez pour toute réponse. [269] Cependant les décisions de Mde. D’[Epina]y & les clameurs de la coterie H[olbachiqu]e avoient tellement fasciné les esprits en sa faveur, que je passois généralement pour avoir tort dans cette affaire, & que Mde. d’H[oudetot] elle-même, grande enthousiaste de Diderot, voulut que j’allasse le voir à Paris, & que je fisse toutes les avances d’un raccommodement, qui, tout sincère & entier qu’il fût de ma part, se trouva pourtant peu durable. L’argument victorieux sur mon coeur dont elle se servit, fut qu’en ce moment Diderot étoit malheureux. Outre l’orage excité contre l’Encyclopédie, il en essuyoit alors un très-violent au sujet de sa pièce, que, malgré la petite histoire qu’il avoit mise à la tête, on l’accusoit d’avoir prise en entier de Goldoni. Diderot, plus sensible encore aux critiques que Voltaire, en étoit alors accablé. Mde. de Grafigny avoit même eu la méchanceté de faire courir le bruit que j’avois rompu avec lui à cette occasion. Je trouvai qu’il y avoit de la justice & de la générosité de prouver publiquement le contraire, & j’allai passer deux jours, non seulement avec lui, mais chez lui. Ce fut, depuis mon établissement à l’Hermitage, mon second voyage à Paris. J’avois fait le premier pour courir au pauvre Gauffecourt, qui eut une attaque d’apoplexie dont il n’a jamais été bien remis, & durant laquelle je ne quittai pas son chevet qu’il ne fût hors d’affaire.
Diderot me reçut bien. Que l’embrassement d’un ami peut effacer de torts! Quel ressentiment peut après cela rester dans le coeur? Nous eûmes peu d’explications. Il n’en est pas besoin pour des invectives réciproques. Il n’y a qu’une [270] chose à faire, savoir de les oublier. Il n’y avoit point eu de procédés souterrains, du moins qui fussent à ma connoissance: ce n’étoit pas comme avec Mde. D’[Epina]y. Il me montra le plan du pere de famille. Voilà, lui dis-je, la meilleure défense du Fils naturel. Gardez le silence, travaillez cette pièce avec soin & puis jetez-la tout d’un coup au nez de vos ennemis pour toute réponse. Il le fit & s’en trouva bien. Il y avoit près de six mais que je lui avois envoyé les deux premières parties de la Julie, pour m’en dire son avis. Il ne les avoit pas encore lues. Nous en lûmes un cahier ensemble. Il trouva tout cela feuillu, ce fut son terme; c’est-à-dire chargé de paroles & redondant. Je l’avois déjà bien senti moi-même: mais c’étoit le bavardage de la fièvre; je ne l’ai jamais pu corriger. Les dernières parties ne sont pas comme cela. La quatrième sur-tout & la sixième, sont des chefs-d’oeuvre de diction.
Le second jour de mon arrivée, il voulut absolument me mener souper chez M. d’H[olbac]k. Nous étions loin de compte; car je voulois même rompre l’accord du manuscrit de chimie, dont je m’indignois d’avoir l’obligation à cet homme-là. Diderot l’emporta sur tout. Il me jura que M. d’Holbach m’aimoit de tout son coeur; qu’il falloit lui pardonner un ton qu’il prenoit avec tout le monde & dont ses amis avoient plus à souffrir que personne. Il me représenta que refuser le produit de ce manuscrit, après l’avoir accepté deux ans auparavant, étoit un affront au donateur, qu’il n’avoit pas mérité; & que ce refus pourroit même être mésinterprêté, comme un secret reproche d’avoir attendu si long-temps [271] d’en conclure le marché. Je vais d’H[olbac]k tous les jours, ajouta-t-il; je connois mieux que vous l’état de son âme. Si vous n’aviez pas lieu d’en être content, croyez-vous votre ami capable de vous conseiller une bassesse? Bref, avec ma foiblesse ordinaire je me laissai subjuguer, & nous allâmes souper chez le baron qui me reçut à son ordinaire. Mais sa femme me reçut froidement, & presque malhonnêtement. Je ne reconnus plus cette aimable Caroline qui marquoit avoir pour moi tant de bienveillance étant fille. J’avois cru sentir dès long-tems auparavant que depuis que G[rimm] fréquentoit la maison d’A[in]e, on ne m’y voyoit plus d’aussi bon oeil.
Tandis que j’étois à Paris, St. L[amber]t y arriva de l’armée. Comme je n’en savois rien, je ne le vis qu’après mon retour en campagne, d’abord à la C[hevrett]e, & ensuite à l’Hermitage où il vint avec Mde. d’H[oudetot] me demander à dîner. On peut juger si je les reçus avec plaisir! mais j’en pris bien plus encore à voir leur bonne intelligence. Content de n’avoir pas troublé leur bonheur, j’en étois heureux moi-même, & je puis jurer que durant toute ma folle passion, mais sur-tout en ce moment, quand j’aurois pu lui ôter Mde. d’H[oudetot], je ne l’aurois pas voulu faire, & je n’en aurois pas même été tenté. Je la trouvois si aimable, aimant St. L[amber]t, que je m’imaginois à peine qu’elle eût pu l’être autant en m’aimant moi-même, & sans vouloir troubler leur union, tout ce que j’ai le plus véritablement désiré d’elle, dans mon délire, étoit qu’elle se laissât aimer. Enfin de quelque violente passion que j’aye brûlé pour elle, je trouvois [272] aussi doux d’être le confident que l’objet de ses amours & je n’ai jamais un moment regardé son amant comme mon rival, mais toujours comme mon ami. On dira que ce n’étoit pas encore là de l’amour: soit; mais c’étoit donc plus.
Pour St. L[amber]t, il se conduisit en honnête-homme & judicieux: comme j’étois le seul coupable, je fus aussi le seul puni & même avec indulgence. Il me traita durement, mais amicalement, & je vis que j’avois perdu quelque chose dans son estime mais rien dans son amitié. Je m’en consolai, sachant que l’une me seroit bien plus facile à recouvrer que l’autre & qu’il étoit trop sensé pour confondre une faiblesse involontaire & passagère avec un vice de caractère. S’il y avoit de ma faute dans tout ce qui s’étoit passé, il y en avoit bien peu. était-ce moi qui avois recherché sa maîtresse? N’était-ce pas lui qui me l’avoit envoyée? N’était-ce pas elle qui m’avoit cherché? Pouvais-je éviter de la recevoir? Que pouvais-je faire? Eux seuls avoient fait le mal & c’étoit moi qui l’avois souffert. A ma place, il en eût fait autant que moi, peut-être pis: car enfin, quelque fidèle, quelque estimable que fût Mde. d’H[oudetot] elle étoit femme; il étoit absent, les occasions étoient fréquentes, les tentations étoient vives & il lui eût été bien difficile de se défendre toujours avec le même succès contre un homme plus entreprenant. C’étoit assurément beaucoup pour elle & pour moi, dans une pareille situation, d’avoir pu poser des limites que nous ne nous soyons jamais permis de passer.
Quoique je me rendisse au fond de mon coeur un témoignage [273] assez honorable, tant d’apparences étoient contre moi, que l’invincible honte qui me domina toujours me donnoit devant lui tout l’air d’un coupable, & il en abusoit souvent pour m’humilier. Un seul trait peindra cette position réciproque. Je lui lisois après le dîner la lettre que j’avois écrite l’année précédente à Voltaire, & dont lui St. L[amber]t avoit entendu parler. Il s’endormit durant la lecture, & moi jadis si fier, aujourd’hui si sot, je n’osai jamais interrompre ma lecture, & continuai de lire tandis qu’il continuoit de ronfler. Telles étoient mes indignités, & telles étoient ses vengeances; mais sa générosité ne lui permit jamais de les exercer qu’entre nous trois.
Quand il fut reparti, je trouvai Mde. d’H[oudetot] fort changée à mon égard. J’en fus surpris comme si je n’avois pas dû m’y attendre; j’en fus touché plus que je n’aurois dû l’être, & cela me fit beaucoup de mal. Il sembloit que tout ce dont j’attendois ma guérison ne fit qu’enfoncer dans mon coeur davantage le trait qu’enfin j’ai plutôt brisé qu’arraché.
J’étois déterminé tout-à-fait à me vaincre, & à ne rien épargner pour changer ma folle passion en une amitié pure & durable. J’avois fait pour cela les plus beaux projets du monde, pour l’exécution desquels j’avois besoin du concours de Mde. d’H[oudetot]. Quand je voulus lui parler, je la trouvai distraite, embarrassée, je sentis qu’elle avoit cessé de se plaire avec moi, & je vis clairement qu’il s’étoit passé quelque chose qu’elle ne vouloit pas me dire, & que je n’ai jamais su. Ce changement dont il me fut impossible d’obtenir l’explication, me navra. Elle me redemanda ses lettres; je les [274] lui rendis toutes avec une fidélité dont elle me fit l’injure de douter un moment.
Ce doute fut encore un déchirement inattendu pour mon coeur, qu’elle devoit si bien connaître. Elle me rendit justice, mais ce ne fut pas sur-le-champ; je compris que l’examen du paquet que je lui avois rendu lui avoit fait sentir son tort: je vis même qu’elle se le reprochoit & cela me fit regagner quelque chose. Elle ne pouvoit retirer ses lettres sans me rendre les miennes. Elle me dit qu’elle les avoit brûlées; j’en osai douter à mon tour & j’avoue que j’en doute encore. Non, l’on ne met point au feu de pareilles lettres. On a trouvé brûlantes celles de la Julie: eh Dieu! qu’aurait-on donc dit de celles-là? Non, non, jamais celle qui peut inspirer une pareille passion n’aura le courage d’en brûler les preuves. Mais je ne crains pas non plus qu’elle en oit abusé: je ne l’en crois pas capable; & de plus, j’y avois mis bon ordre. La sotte, mais vive crainte d’être persiflé m’avoit fait commencer cette correspondance sur un ton qui mît mes lettres à l’abri des communications. Je portai jusqu’à la tutoyer la familiarité que j’y pris dans mon ivresse: mais quel tutoiement! elle n’en devoit sûrement pas être offensée. Cependant elle s’en plaignit plusieurs fois, mais sans succès: ses plaintes ne faisoient que réveiller mes craintes & d’ailleurs je ne pouvois me résoudre à rétrograder. Si ces lettres sont encore en être & qu’un jour elles soient vues, on connaîtra comment j’ai aimé.
La douleur que me causa le refroidissement de Mde. d’H[oudetot], & la certitude de ne l’avoir pas mérité, me firent [275] prendre le singulier parti de m’en plaindre à St. L[amber]t même. En attendant l’effet de la lettre que je lui écrivis à ce sujet, je me jetai dans les distractions que j’aurois dû chercher plutôt. Il y eut des fêtes à la C[hevrett]e pour lesquelles je fis de la musique. Le plaisir de me faire honneur auprès de Mde. d’H[oudetot] d’un talent qu’elle aimoit, excita ma verve, & un autre objet contribuoit encore à l’animer; savoir, le désir de montrer que l’auteur du Devin du village savoit la musique; car je m’appercevois depuis long-temps que quelqu’un travailloit en secret à rendre cela douteux, du moins quant à la composition. Mon début à Paris, les épreuves où j’y avois été mis à diverses fois, tant chez M. D[upi]n que chez M. de la Poplinière; quantité de musique que j’y avois composée pendant quatorze ans au milieu des plus célèbres artistes, & sous leurs yeux. Enfin l’opéra des Muses galantes, celui même du Devin, un motet que j’avois fait pour Mlle. Fel, & qu’elle avoit chanté au concert spirituel; tant de conférences que j’avois eues sur ce bel art avec les plus grands maîtres, tout sembloit devoir prévenir ou dissiper un pareil doute. Il existoit, cependant, même à la C[hevrett]e, & je voyois que M. D’[Epina]y n’en étoit pas exempt. Sans paroître m’appercevoir de cela, je me chargeai de lui composer un motet pour la dédicace de la chapelle de la C[hevrett]e, & je le priai de me fournir des paroles de son choix. Il chargea De Linant, le gouverneur de son fils, de les faire. De Linant arrangea des paroles convenables au sujet, & huit jours après qu’elles m’eurent été données, le motet fut achevé. Pour cette fois, le dépit [276] fut mon Apollon, & jamais musique plus étoffée ne sortit de mes mains. Les paroles commencent par ces mots: Ecce sedes hic tonantis. (J’ai appris depuis que ces paroles étoient de Santeuil, & que M. De Linant se les étoit doucement appropriées). La pompe du début répond aux paroles & toute la suite du motet est d’une beauté de chant qui frappa tout le monde. J’avois travaillé en grand orchestre. D’[Epina]y rassembla les meilleurs symphonistes. Mde. Bruna, chanteuse italienne, chanta le motet & fut bien accompagnée. Le motet eut un si grand succès, qu’on l’a donné dans la suite au Concert spirituel, où, malgré les sourdes cabales & l’indigne exécution, il y a eu deux fois les mêmes applaudissements. Je donnai, pour la fête de M. D’[Epina]y, l’idée d’une espèce de pièce, moitié drame, moitié pantomime, que Mde. D’[Epina]y composa & dont je fis encore la musique. G[rimm], en arrivant, entendit parler de mes succès harmoniques. Une heure après on n’en parla plus: mais du moins on ne mit plus en question, que je sache, si je savois la composition.
A peine G[rimm] fut-il à la C[hevrett]e, où déjà je ne me plaisois pas trop, qu’il acheva de m’en rendre le séjour insupportable, par des airs que je ne vis jamais à personne & dont je n’avois pas même l’idée. La veille de son arrivée, on me délogea de la chambre de faveur que j’occupois, contigue à celle de Mde. D’[Epina]y; on la prépara pour M. G[rimm] & on m’en donna une autre plus éloignée. Voilà, dis-je en riant à Mde. D’[Epina]y, comment les nouveaux venus déplacent les anciens. Elle parut embarrassée. J’en [277] compris mieux la raison dès le même soir, en apprenant qu’il y avoit entre sa chambre & celle que je quittois une porte masquée de communication, qu’elle avoit jugé inutile de me montrer. Son commerce avec G[rimm] n’étoit ignoré de personne, ni chez elle, ni dans le public, pas même de son mari: cependant, loin d’en convenir avec moi, confident de secrets qui lui importoient beaucoup davantage, & dont elle étoit bien sûre, elle s’en défendit toujours très-fortement. Je compris que cette réserve venoit de G[rimm], qui, dépositaire de tous mes secrets, ne vouloit pas que je le fusse d’aucun des siens.
Quelque prévention que mes anciens sentimens qui n’étoient pas éteints, & le mérite réel de cet homme-là me donnassent en sa faveur, elle ne put tenir contre les soins qu’il prit pour la détruire. Son abord fut celui du comte de Tuffière; à peine daigna-t-il me rendre le salut; il ne m’adressa pas une seule fois la parole, & me corrigea bientôt de la lui adresser, en ne me répondant point du tout. Il passoit partout le premier, prenoit partout la premiere place, sans jamais faire aucune attention à moi. Passe pour cela, s’il n’y eût pas mis une affectation choquante: mais on en jugera par un seul trait pris entre mille. Un soir Mde. D’[Epina]y se trouvant un peu incommodée, dit qu’on lui portât un morceau dans sa chambre, & monta pour souper au coin de son feu. Elle me proposa de monter avec elle; je le fis. G[rimm] vint ensuite. La petite table étoit déjà mise, il n’y avoit que deux couverts. On sert: Mde. D’[Epina]y prend sa place à l’un des coins du feu. M. G[rimm] prend [278] un fauteuil, s’établit à l’autre coin, tire la petite table entr’eux deux, déplie sa serviette, & se met en devoir de manger sans me dire un seul mot. Mde. D’[Epina]y rougit & pour l’engager à réparer sa grossièreté, m’offre sa propre place. Il ne dit rien, ne me regarda pas. Ne pouvant approcher du feu, je pris le parti de me promener par la chambre, en attendant qu’on m’apportât un couvert. Il me laissa souper au bout de la table, loin du feu, sans me faire la moindre honnêteté, à moi incommodé, son aîné, son ancien dans la maison, qui l’y avois introduit & à qui même, comme favori de la dame, il eût dû faire les honneurs. Toutes ses manières avec moi répondoient fort bien à cet échantillon. Il ne me traitoit pas précisément comme son inférieur; il me regardoit comme nul. J’avois peine à reconnoître là le G...., qui chez le P[rince] de S[axe] G[otha] se tenoit honoré de mes regards. J’en avois encore plus à concilier ce profond silence & cette morgue insultante, avec la tendre amitié qu’il se vantoit d’avoir pour moi, près de tous ceux qu’il savoit en avoir eux-mêmes. Il est vrai qu’il ne la témoignoit guère que pour me plaindre de ma fortune, dont je ne me plaignois point, pour compatir à mon triste sort, dont j’étois content & pour se lamenter de me voir me refuser durement aux soins bienfaisans qu’il disoit vouloir me rendre. C’étoit avec cet art qu’il faisoit admirer sa tendre générosité, blâmer mon ingrate misanthropie, & qu’il accoutumoit insensiblement tout le monde à n’imaginer entre un protecteur tel que lui, & un malheureux tel que moi, que des liaisons de bienfaits d’une part & d’obligations [279] de l’autre, sans y supposer, même dans les possibles, une amitié d’égal à égal. Pour moi j’ai cherché vainement en quoi je pouvois être obligé à ce nouveau patron. Je lui avois prêté de l’argent, il ne m’en prêta jamais; je l’avois gardé dans sa maladie, à peine me venoit-il voir dans les miennes; je lui avois donné tous mes amis, il ne m’en donna jamais aucun des siens; je l’avois prôné de tout mon pouvoir: & lui s’il m’a prôné c’est moins publiquement, & c’est d’une autre manière. Jamais il ne m’a rendu ni même offert aucun service d’aucune espèce. Comment était-il donc mon Mécène? Comment étais-je son protégé? Cela me passoit, & me passe encore.
Il est vrai que du plus au moins, il étoit arrogant avec tout le monde, mais avec personne aussi brutalement qu’avec moi. Je me souviens qu’une fois St. L[amber]t faillit à lui jeter son assiette à la tête sur une espèce de démenti qu’il lui donna en pleine table, en lui disant grossièrement: cela n’est pas vrai. A son ton naturellement tranchant, il ajouta la suffisance d’un parvenu, & devint même ridicule à force d’être impertinent. Le commerce des grands l’avoit séduit au point de se donner à lui-même des airs qu’on ne voit qu’aux moins sensés d’entr’eux. Il n’appeloit jamais son laquois que par Eh! comme si, sur le nombre de ses gens, Monseigneur n’eût pas sçu lequel étoit de garde. Quand il lui donnoit des commissions il lui jetoit l’argent par terre au lieu de le lui donner dans la main. Enfin oubliant tout à fait qu’il étoit homme, il le traitoit avec un mépris si choquant, avec un dédain si dur en toute chose, que ce pauvre [280] garçon, qui étoit un fort bon sujet que Mde. D’[Epina]y lui avoit donné, quitta son service, sans autre grief que l’impossibilité d’endurer de pareils traitemens: c’étoit le la Fleur de ce nouveau Glorieux.
Tout cela n’étoit que des ridicules, mais bien antipathiques à mon caractère. Ils achevèrent de me rendre suspect le sien. J’eus peine à croire qu’un homme à qui la tête tournoit de cette façon pût conserver un coeur bien placé. Il ne se piquoit de rien tant que de sensibilité d’âme & d’énergie de sentiment. Comment cela s’accordait-il avec des défauts qui sont propres aux petites âmes? Comment les vifs & continuels élans que fait hors de lui-même un coeur sensible peuvent-ils le laisser s’occuper sans cesse de tant de petits soins pour sa petite personne? Eh! mon Dieu, celui qui sent embraser son coeur de ce feu céleste cherche à l’exhaler & veut montrer le dedans. Il voudroit mettre son coeur sur son visage; il n’imaginera jamais d’autre fard.
Je me rappelai le sommaire de sa morale, que Mde. D’[Epina]y m’avoit dit, & qu’elle avoit adopté. Ce sommaire consistoit en un seul article, savoir, que l’unique devoir de l’homme est de suivre en tout les penchans de son coeur. Cette morale, quand je l’appris, me donna terriblement à penser, quoique je ne la prisse alors que pour un jeu d’esprit. Mais je vis bientôt que ce principe étoit réellement la règle de sa conduite & je n’en eus que trop, dans la suite, la preuve à mes dépens. C’est la doctrine intérieure dont Diderot m’a tant parlé, mais qu’il ne m’a jamais expliquée.
Je me rappelai les fréquens avis qu’on m’avoit donnés, il [281] y a plusieurs années que cet homme étoit faux, qu’il jouoit le sentiment, & sur-tout qu’il ne m’aimoit pas. Je me souvins de plusieurs petites anecdotes que m’avoient là-dessus racontées M. de F[rancueil] & Mde. de C[henonceau]x, qui ne l’estimoient ni l’un ni l’autre & qui devoient le connaître, puisque Mde. de C[henonceau]x étoit fille de Mde. de R[ochechouar]t, intime amie du feu comte de F[ries]e, & que M. de F[rancuei]l, très lié alors avec le vicomte de P[oligna]c, avoit beaucoup vécu au palois royal, précisément quand G[rimm] commençoit à s’y introduire. Tout Paris fut instruit de son désespoir après la mort du Comte de F[ries]e. Il s’agissoit de soutenir la réputation qu’il s’étoit donnée après les rigueurs de Mlle. de Fel, & dont j’aurois vu la forfanterie mieux que personne, si j’eusse alors été moins aveuglé. Il fallut l’entraîner à l’hôtel de Castries, où il joua dignement son rôle, livré à la plus mortelle affliction. Là, tous les matins il alloit dans le jardin pleurer à son aise, tenant sur ses yeux son mouchoir baigné de larmes, tant qu’il étoit en vue de l’hôtel; mais au détour d’une certaine allée, des gens auxquels il ne songeoit pas le virent mettre à l’instant son mouchoir dans sa poche & tirer un livre. Cette observation qu’on répéta fut bientôt publique dans tout Paris, & presque aussitôt oubliée. Je l’avois oubliée moi-même, un fait qui me regardoit servit à me la rappeler. J’étois à l’extrémité dans mon lit, rue de Grenelle: il étoit à la campagne, il vint un matin me voir tout essoufflé, disant qu’il venoit d’arriver à l’instant même; je sus un moment après [282] qu’il étoit arrivé de la veille, & qu’on l’avoit vu au spectacle le même jour.
Il me revint mille faits de cette espèce; mais une observation que je fus surpris de faire si tard, me frappa plus que tout cela. J’avois donné à G[rimm] tous mes amis sans exception; ils étoient tous devenus les siens. Je pouvois si peu me séparer de lui, que j’aurois à peine voulu me conserver l’entrée d’une maison où il ne l’auroit pas eue. Il n’y eut que Mde. de Créqui qui refusa de l’admettre & qu’aussi je cessai presque de voir depuis ce temps-là. G[rimm], de son côté, se fit d’autres amis, tant de son estoc que de celui du Comte de F[ries]e. De tous ces amis-là, jamais un seul n’est devenu le mien; jamais il ne m’a dit un mot, pour m’engager de faire au moins leur connoissance; & de tous ceux que j’ai quelquefois rencontrés chez lui, jamais un seul ne m’a marqué la moindre bienveillance, pas même le Comte de F[ries]e, chez lequel il demeuroit & avec lequel il m’eût par conséquent été très agréable de former quelque liaison ni le Comte de S[chomber]g son parent, avec lequel G[rimm] étoit encore plus familier.
Voici plus; mes propres amis dont je fis les siens, & qui tous m’étoient tendrement attachés avant sa connoissance, changèrent sensiblement pour moi quand elle fut faite. Il ne m’a jamais donné aucun des siens, je lui ai donné tous les miens & il a fini par me les tous ôter. Si ce sont là des effets de l’amitié, quels seront donc ceux de la haine?
Diderot même, au commencement, m’avertit plusieurs [283] fois que G[rimm], à qui je donnois tant de confiance, n’étoit pas mon ami. Dans la suite il changea de langage, quand lui-même eut cessé d’être le mien.
La manière dont j’avois disposé de mes enfans n’avoit besoin du concours de personne. J’en instruisis cependant mes amis, uniquement pour les en instruire, pour ne pas paroître à leurs yeux meilleur que je n’étois. Ces amis étoient au nombre de trois: Diderot, G[rimm], Mde. D’[Epina]y. Duclos, le plus digne de ma confidence, fut le seul à qui je ne la fis pas. Il la sut cependant; par qui? Je l’ignore. Il n’est guère probable que cette infidélité soit venue de Mde. D’[Epina]y, qui savoit qu’en l’imitant, si j’en eusse été capable, j’avois de quoi m’en venger cruellement. Restent G[rimm] & Diderot, alors si unis en tant de choses, sur-tout contre moi, qu’il est plus que probable que ce crime leur fut commun. Je parierois que Duclos, à qui je n’ai pas dit mon secret, & qui par conséquent, en étoit le maître, est le seul qui me l’oit gardé.
G[rimm] & Diderot, dans leur projet de m’ôter les gouverneuses, avoient fait effort pour le faire entrer dans leurs vues: il s’y refusa toujours avec dédain. Ce ne fut que dans la suite que j’appris de lui tout ce qui s’étoit passé entr’eux à cet égard; mais j’en appris Dès-lors assez par Thérèse pour voir qu’il y avoit à tout cela quelque dessein secret, & qu’on vouloit disposer de moi, sinon contre mon gré, du moins à mon insu, ou bien qu’on vouloit faire servir ces deux personnes d’instrument à quelque dessein caché. Tout cela n’étoit assurément pas de la droiture. L’opposition de [284] Duclos le prouve sans réplique. Croira qui voudra que c’étoit de l’amitié.
Cette prétendue amitié m’étoit aussi fatale au dedans qu’au dehors. Les longs & fréquens entretiens avec Mde. le Vasseur depuis plusieurs années avoient changé sensiblement cette femme à mon égard & ce changement ne m’étoit assurément pas favorable. De quoi traitaient-ils donc dans ces singuliers tête-à-tête? Pourquoi ce profond mystère? La conversation de cette vieille femme était-elle donc assez agréable pour la prendre ainsi en bonne fortune & assez importante pour en faire un si grand secret? Depuis trois ou quatre ans que ces colloques duroient, ils m’avoient paru risibles; en y repensant alors, je commençai de m’en étonner. Cet étonnement eût été jusqu’à l’inquiétude, si j’avois sçu Dès-lors ce que cette femme me préparait.
Malgré le prétendu zèle pour moi dont G[rimm] se targuoit au dehors & difficile à concilier avec le ton qu’il prenoit vis-à-vis de moi-même, il ne me revenoit rien de lui d’aucun côté qui fût à mon avantage & la commisération qu’il feignoit d’avoir pour moi tendoit bien moins à me servir qu’à m’avilir. Il m’ôtoit même, autant qu’il étoit en lui, la ressource du métier que je m’étois choisi, en me décriant comme un mauvais copiste; & je conviens qu’il disoit en cela la vérité; mais ce n’étoit pas à lui de la dire. Il prouvoit que ce n’étoit pas plaisanterie, en se servant d’un autre copiste, & en ne me laissant aucune des pratiques qu’il pouvoit m’ôter. On eût dit que son projet étoit de me faire dépendre de lui & de son crédit pour ma subsistance, [285] & d’en tarir la source jusqu’à-ce que j’en fusse réduit-là.
Tout cela résumé; ma raison fit taire enfin mon ancienne prévention qui parloit encore. Je jugeai son caractère au moins très suspect, & quant à son amitié, je la décidai fausse. Puis, résolu de ne le plus voir, j’en avertis Mde. D’[Epina]y, appuyant ma résolution de plusieurs faits sans réplique, mais que j’ai maintenant oubliés.
Elle combattit fortement cette résolution sans savoir trop que dire aux raisons sur lesquelles elle étoit fondée. Elle ne s’étoit pas encore concertée avec lui; mais le lendemain, au lieu de s’expliquer verbalement avec moi, elle me remit une lettre très-adroite, qu’ils avoient minutée ensemble, & par laquelle, sans entrer dans aucun détail des faits, elle le justifioit par son caractère concentré, & me faisant un crime de l’avoir soupçonné de perfidie envers son ami, m’exhortoit à me raccommoder avec lui. Cette lettre m’ébranla. Dans une conversation que nous eûmes ensuite, & où je la trouvai mieux préparée qu’elle n’étoit la premiere fois, j’achevai de me laisser vaincre, j’en vins à croire que je pouvois avoir mal jugé; qu’en ce cas, j’avois réellement envers un ami des torts graves que je devois réparer. Bref, comme j’avois déjà fait plusieurs fois avec Diderot, avec le baron d’H[olbac]k, moitié gré, moitié faiblesse, je fis toutes les avances que j’avois droit d’exiger, j’allai chez G[rimm] comme un autre George Dandin, lui faire des excuses des offenses qu’il m’avoit faites; toujours dans cette fausse persuasion qui m’a fait faire en ma vie mille bassesses auprès [286] de mes feins amis, qu’il n’y a point de haine qu’on ne désarme à force de douceur & de bons procédés; au lieu qu’au contraire la haine des méchans ne fait que s’animer davantage par l’impossibilité de trouver sur quoi la fonder; & le sentiment de leur propre injustice n’est qu’un grief de plus contre celui qui en est l’objet. J’ai, sans sortir de ma propre histoire, une preuve bien forte de cette maxime dans G[rimm] & dans T[ronchin], devenus mes deux plus incapables ennemis par goût, par plaisir, par fantaisie, sans pouvoir alléguer aucun tort d’aucune espèce que j’aye eu jamais avec aucun des deux,* [*Je n’ai donné la suite au dernier le surnom de J.... que long-temps après son inimitié déclarée & les sanglantes persécutions qu’il m’a suscitées à Genève & ailleurs. J’ai même bientôt supprimé ce nom quand je me suis vu tout-à-fait sa victime. Les basses vengeances sont indignes de mon coeur & la haine n’y prend jamais pied.] & dont la rage s’accroît de jour en jour, comme celle des tigres, par la facilité qu’ils trouvent à l’assouvir.
Je m’attendois que confus de ma condescendance & de mes avances, G[rimm] me recevroit, les bras ouverts, avec la plus tendre amitié. Il me reçut en empereur romain, avec une morgue que je n’avois jamais vue à personne. Je n’étois point du tout préparé à cet accueil. Quand, dans l’embarras d’un rôle si peu fait pour moi, j’eus rempli en peu de mots & d’un air timide l’objet qui m’amenoit près de lui, avant de me recevoir en grâce, il prononça, avec beaucoup de majesté, une longue harangue qu’il avoit préparée & qui contenoit la nombreuse énumération de ses rares vertus & sur-tout dans l’amitié. Il appuya sur une chose [287] qui d’abord me frappa beaucoup; c’est qu’on lui voyoit toujours conserver les mêmes amis. Tandis qu’il parloit, je me disois tout bas qu’il seroit bien cruel pour moi de faire seul exception à cette règle. Il y revint si souvent & avec tant d’affectation, qu’il me fit penser que s’il ne suivoit en cela que les sentimens de son coeur, il seroit moins frappé de cette maxime, & qu’il s’en faisoit un art utile à ses vues dans les moyens de parvenir. Jusqu’àlors j’avois été dans le même cas, j’avois conservé toujours tous mes amis, depuis ma plus tendre enfance, je n’en avois pas perdu un seul, si ce n’est par la mort, & cependant je n’en avois pas fait jusqu’àlors la réflexion; ce n’étoit pas une maxime que je me fusse prescrite. Puisque c’étoit un avantage alors commun à l’un & à l’autre, pourquoi donc s’en targuoit-il par préférence, si ce n’est qu’il songeoit d’avance à me l’ôter? Il s’attacha ensuite à m’humilier par des preuves de la préférence que nos amis communs lui donnoient sur moi. Je connoissois aussi bien que lui cette préférence; la question étoit à quel titre il l’avoit obtenue; si c’étoit à force de mérite ou d’adresse, en s’élevant lui-même ou en cherchant à me rabaisser. Enfin, quand il eut mis à son gré entre lui & moi toute la distance qui pouvoit donner du prix à la grace qu’il m’alloit faire, il m’accorda le baiser de paix dans un léger embrassement qui ressembloit à l’accolade que le roi donne aux nouveaux chevaliers. Je tombois des nues, j’étois ébahi, je ne savois que dire, je ne trouvois pas un mot. Toute cette scène eut l’air de la réprimande qu’un précepteur fait à son disciple, en lui faisant grace du fouet. [288] Je n’y pense jamais sans sentir combien sont trompeurs les jugemens fondés sur l’apparence, auxquels le vulgaire donne tant de poids, combien souvent l’audace & la fierté sont du côté du coupable, la honte & l’embarras du côté de l’innocent.
Nous étions réconciliés; c’étoit toujours un soulagement pour mon coeur, que toute querelle jette dans des angoisses mortelles. On se doute bien qu’une pareille réconciliation ne changea pas ses manières; elle m’ôta seulement le droit de m’en plaindre. Aussi pris-je le parti d’endurer tout & de ne dire plus rien.
Tant de chagrins coup sur coup me jetèrent dans un accablement qui ne me laissoit guère la force de reprendre l’empire de moi-même. Sans réponse de St. L[amber]t, négligé de Mde. d’H[oudetot], n’osant plus m’ouvrir à personne, je commençai de craindre qu’en faisant de l’amitié l’idole de mon coeur, je n’eusse employé ma vie qu’à sacrifier à des chimères. épreuve faite, il ne restoit de toutes mes liaisons que deux hommes qui eussent conservé toute mon estime & à qui mon coeur pût donner toute sa confiance: Duclos, que depuis ma retraite à l’Hermitage j’avois perdu de vue & St. L[amber]t. Je crus ne pouvoir bien réparer mes torts envers ce dernier qu’en lui déchargeant mon coeur sans réserve & je résolus de lui faire pleinement mes confessions, en tout ce qui ne compromettoit pas sa maîtresse. Je ne doute pas que ce choix ne fût encore un piège de ma passion, pour me tenir plus rapproché d’elle; mais il est certain que je me serois jeté dans les bras de son amant sans réserve, que je [289] me serois mis pleinement sous sa conduite, & que j’aurois poussé la franchise aussi loin qu’elle pouvoit aller. J’étois prêt à lui écrire une seconde lettre à laquelle j’étois sûr qu’il auroit répondu, quand j’appris la triste cause de son silence sur la première. Il n’avoit pu soutenir jusqu’au bout les fatigues de cette campagne. Mde. D’[Epina]y m’apprit qu’il venoit d’avoir une attaque de paralysie & Mde. d’H[oudetot], que son affliction finit par rendre malade elle-même, & qui fut hors d’état de m’écrire sur-le-champ, me marqua deux ou trois jours après, de Paris, où elle étoit alors, qu’il se faisoit porter à Aix-la-Chapelle pour y prendre les bains. Je ne dis pas que cette triste nouvelle m’affligea comme elle; mais je doute que le serrement de coeur qu’elle me donna fût moins pénible que sa douleur & ses larmes. Le chagrin de le savoir dans cet état, augmenté par la crainte que l’inquiétude n’eût contribué à l’y mettre, me toucha plus que tout ce qui m’étoit arrivé jusqu’àlors, & je sentis cruellement qu’il me manquoit, dans ma propre estime, la force dont j’avois besoin pour supporter tant de déplaisir. Heureusement, ce généreux ami ne me laissa pas long-temps dans cet accablement; il ne m’oublia pas, malgré son attaque, & je ne tardai pas d’apprendre par lui-même que j’avois trop mal jugé de ses sentimens & de son état. Mais il est tems d’en venir à la grande révolution de ma destinée, à la catastrophe qui a partagé ma vie en deux parties si différentes, & qui d’une bien légère cause, a tiré de si terribles effets.
Un jour que je ne songeois à rien moins, Mde. D’[Epina]y m’envoya chercher. En entrant j’apperçus dans ses yeux & [290] dans toute sa contenance un air de trouble dont je fus d’autant plus frappé que cet air ne lui étoit point ordinaire, personne au monde ne sachant mieux qu’elle gouverner son visage & ses mouvements. Mon ami, me dit-elle, je pars pour Genève; ma poitrine est en mauvais état, ma santé se délabre au point que, toute chose cessante, il faut que j’aille voir & consulter Tronchin. Cette résolution, si brusquement prise & à l’entrée de la mauvaise saison, m’étonna d’autant plus que je l’avois quittée trente-six heures auparavant sans qu’il en fût question. Je lui demandai qui elle emmèneroit avec elle. Elle me dit qu’elle emmèneroit son fils avec M. de Linant & puis elle ajouta négligemment: & vous, mon ours, ne viendrez-vous pas aussi? Comme je ne crus pas qu’elle parlât sérieusement, sachant que dans la saison où nous entrions j’étois à peine en état de sortir de ma chambre, je plaisantai sur l’utilité du cortège d’un malade pour un autre malade; elle parut elle-même n’en avoir pas fait tout de bon la proposition & il n’en fut plus question. Nous ne parlâmes plus que des préparatifs de son voyage, dont elle s’occupoit avec beaucoup de vivacité, étant résolue à partir dans quinze jours. Elle ne perdit rien à mon refus, ayant engagé son mari à l’accompagner.
Quelques jours après, je reçus de Diderot le billet que je vais transcrire. Ce billet seulement plié en deux, de manière que tout le dedans se lisoit sans peine, me fut adressé chez Mde. D’[Epina]y, & recommandé à M. de Linant, le gouverneur du fils & le confident de la mère.
[291] Billet de Diderot.
«Je suis fait pour vous aimer, & pour vous donner du chagrin. J’apprends que Mde. D’[Epina]y va à Genève, & je n’entends point dire que vous l’accompagniez. Mon ami, content de Mde. D’[Epina]y, il faut partir avec elle: mécontent, il faut partir beaucoup plus vite. Etes-vous surchargé du poids des obligations que vous lui avez? voilà une occasion de vous acquitter en partie & de vous soulager. Trouverez-vous une autre occasion dans votre vie de lui témoigner votre reconnoissance? Elle va dans un pays où elle sera comme tombée des nues. Elle est malade: elle aura besoin d’amusement & de distraction. L’hiver! voyez, mon ami. L’objection de votre santé peut être beaucoup plus forte que je ne la crois. Mais êtes-vous plus mal aujourd’hui que vous ne l’étiez il y a un mois, & que vous ne le serez au commencement du printemps? Ferez-vous dans trois mois d’ici le voyage plus commodément qu’aujourd’hui? Pour moi je vous avoue que si je ne pouvois supporter la chaise, je prendrois un bâton & je la suivrois. Et puis ne craignez-vous point qu’on ne mésinterprête votre conduite? On vous soupçonnera ou d’ingratitude ou d’un autre motif secret. Je sais bien que quoi que vous fassiez, vous aurez toujours pour vous le témoignage de votre conscience: mais ce témoignage suffit-il seul, & est-il permis de négliger jusqu’à certain point celui des autres hommes? Au reste, mon ami, c’est pour m’acquitter avec vous & avec moi [292] que je vous écris ce billet. S’il vous déplaît, jetez-le au feu & qu’il n’en soit non plus question que s’il n’eût jamais été écrit. Je vous salue, vous aime & vous embrasse.»
Le tremblement de colère, l’éblouissement qui me gagnoient en lisant ce billet & qui me permirent à peine de l’achever, ne m’empêchèrent pas d’y remarquer l’adresse avec laquelle Diderot y affectoit un ton plus doux, plus caressant, plus honnête que dans toutes ses autres lettres, dans lesquelles il me traitoit tout au plus de mon cher, sans daigner m’y donner le nom d’ami. Je vis aisément le ricochet par lequel me venoit ce bill & dont la suscription, la forme & la marche déceloient même assez maladroitement le détour: car nous nous écrivions ordinairement par la poste ou par le messager de Montmorency & ce fut la premiere & l’unique fois qu’il se servit de cette voie-là.
Quand le premier transport de mon indignation me permit d’écrire, je lui traçai précipitamment la réponse suivante, que je portai sur-le-champ, de l’Hermitage où j’étois pour lors, à la C[hevrett]e, pour la montrer à Mde. D’[Epina]y, à qui, dans mon aveugle colère, je la voulus lire moi-même, ainsi que le billet de Diderot.
«Mon cher ami, vous ne pouvez savoir ni la force des obligations que je puis avoir à Mde. D’[Epina]y, ni jusqu’à quel point elles me lient, ni, si elle a réellement besoin de moi dans son voyage, ni si elle désire que je l’accompagne, ni s’il m’est possible de le faire, ni les raisons que je puis avoir de m’en abstenir. Je ne refuse pas de [293] discuter avec vous tous ces points; mais, en attendant, convenez que me prescrire si affirmativement ce que je dois faire, sans vous être mis en état d’en juger, c’est, mon cher philosophe, opiner en franc étourdi. Ce que je vais de pis à cela, est que votre avis ne vient pas de vous. Outre que je suis peu d’humeur à me laisser mener sous votre nom par le tiers & le quart, je trouve à ces ricochets certains détours qui ne vont pas à votre franchise, & dont vous ferez bien pour vous & pour moi, de vous abstenir désormais.»
«Vous craignez qu’on n’interprète mal ma conduite; mais je défie un coeur comme le vôtre d’oser mal penser du mien. D’autres peut-être parleroient mieux de moi si je leur ressemblois davantage. Que Dieu me préserve de me faire approuver d’eux! que les méchans m’épient & m’interprètent, Rousseau n’est pas fait pour les craindre, ni Diderot pour les écouter.»
«Si votre billet m’a déplu, vous voulez que je le jette au feu, & qu’il n’en soit plus question. Pensez-vous qu’on oublie ainsi ce qui vient de vous? Mon cher, vous faites aussi bon marché de mes larmes dans les peines que vous me donnez, que de ma vie & de ma santé dans les soins que vous m’exhortez à prendre. Si vous pouviez vous corriger de cela, votre amitié m’en seroit plus douce, & j’en deviendrois moins à plaindre.»
En entrant dans la chambre de Mde. D’[Epina]y, je trouvai G[rimm] avec elle, & j’en fus charmé. Je leur lus à haute & claire voix mes deux lettres avec une intrépidité dont je [294] ne me serois pas cru capable & j’y ajoutai, en finissant, quelques discours qui ne la démentoient pas. A cette audace inattendue dans un homme ordinairement si craintif, je les vis l’un & l’autre atterrés, abasourdis, ne répondant pas un mot; je vis sur-tout cet homme arrogant baisser les yeux à terre & n’oser soutenir les étincelles de mes regards; mais dans le même instant, au fond de son coeur, il juroit ma perte & je suis sûr qu’ils la concertèrent avant de se séparer.
Ce fut à-peu-près dans ce temps-là que je reçus enfin par Mde. d’H[oudetot] la réponse de St. L[amber]t, datée encore de Wolfenbuttel, peu de jours après son accident, à ma lettre qui avoit tardé long-temps en route. Cette réponse m’apporta des consolations, dont j’avois grand besoin dans ce moment-là, par les témoignages d’estime & d’amitié dont elle étoit pleine & qui me donnèrent le courage & la force de les mériter. Dès ce moment, je fis mon devoir; mais il est constant que si St. L[amber]t se fût trouvé moins sensé, moins généreux, moins honnête homme, j’étois perdu sans retour.
La saison devenoit mauvaise, & l’on commençoit à quitter la campagne. Mde. d’H[oudetot] me marqua le jour où elle comptoit venir faire ses adieux à la vallée & me donna rendez-vous à Eaubonne. Ce jour se trouva par hasard le même où Mde. D’[Epina]y quittoit la C[hevrett]e pour aller à Paris achever les préparatifs de son voyage. Heureusement elle partit le matin & j’eus le tems encore, en la quittant, d’aller dîner avec sa belle-soeur. J’avois la lettre de St. [295] L[amber]t dans ma poche; je la lus plusieurs fois en marchant. Cette lettre me servit d’égide contre ma foiblesse. Je fis & tins la résolution de ne plus voir en Mde. d’H[oudetot] que mon amie & la maîtresse de mon ami; & je passai tête à tête avec elle quatre ou cinq heures dans un calme délicieux, préférable infiniment, même quant à la jouissance, à ces accès de fièvre ardente que, jusqu’àlors, j’avois eus auprès d’elle. Comme elle savoit trop que mon coeur n’étoit pas changé, elle fut sensible aux efforts que j’avois faits pour me vaincre, elle m’en estima davantage & j’eus le plaisir de voir que son amitié pour moi n’étoit point éteinte. Elle m’annonça le prochain retour de St. L[amber]t, qui, quoique assez bien rétabli de son attaque, n’étoit plus en état de soutenir les fatigues de la guerre, & quittoit le service pour venir vivre paisiblement auprès d’elle. Nous formâmes le projet charmant d’une étroite société entre nous trois, & nous pouvions espérer que l’exécution de ce projet seroit durable, vu que tous les sentimens qui peuvent unir des coeurs sensibles & droits en faisoient la base, & que nous rassemblions à nous trois assez de talens & de connaissances pour nous suffire à nous-mêmes, & n’avoir besoin d’aucun supplément étranger. Hélas! en me livrant à l’espoir d’une si douce vie, je ne songeois guère à celle qui m’attendoit.
Nous parlâmes ensuite de ma situation présente avec Mde. D’[Epina]y. Je lui montrai la lettre de Diderot avec ma réponse; je lui détaillai tout ce qui s’étoit passé à ce sujet, & je lui déclarai la résolution où j’étois de quitter l’Hermitage. Elle s’y opposa vivement, & par des raisons toutes-puissantes sur [296] mon coeur. Elle me témoigna combien elle auroit désiré que j’eusse fait le voyage de Genève, prévoyant qu’on ne manqueroit pas de la compromettre dans mon refus: ce que la lettre de Diderot sembloit annoncer d’avance. Cependant, comme elle savoit mes raisons aussi bien que moi-même, elle n’insista pas sur cet article, mais elle me conjura d’éviter tout éclat à quelque prix que ce pût être & de pallier mon refus de raisons assez plausibles pour éloigner l’injuste soupçon qu’elle pût y avoir part. Je lui dis qu’elle ne m’imposoit pas une tâche aisée; mais que, résolu d’expier mes torts au prix même de ma réputation, je voulois donner la préférence à la sienne, en tout ce que l’honneur me permettroit d’endurer. On connaîtra bientôt si j’ai sçu remplir cet engagement.
Je le puis jurer, loin que ma passion malheureuse eût rien perdu de sa force, je n’aimai jamais ma Sophie aussi vivement, aussi tendrement que je fis ce jour-là. Mais telle fut l’impression que firent sur moi la lettre de St. L[amber]t, le sentiment du devoir & l’horreur de la perfidie, que, durant toute cette entrevue, mes sens me laissèrent pleinement en paix auprès d’elle & que je ne fus pas même tenté de lui baiser la main. En partant, elle m’embrassa devant ses gens. Ce baiser, si différent de ceux que je lui avois dérobés quelquefois sous les feuillages, me fut garant que j’avois repris l’empire sur moi-même: je suis presque assuré que si mon coeur avoit eu le tems de se raffermir dans le calme, il ne me falloit pas trois mais pour être guéri radicalement.
Ici finissent mes liaisons personnelles avec Mde. d’H[oudetot]. [297] Liaisons dont chacun a pu juger sur les apparences, selon les dispositions de son propre coeur, mais dans lesquelles la passion que m’inspira cette aimable femme, passion la plus vive peut-être qu’aucun homme oit jamais sentie, s’honorera toujours, entre le ciel & nous des rares & pénibles sacrifices faits par tous deux au devoir, à l’honneur, à l’amour & à l’amitié. Nous nous étions trop élevés aux yeux l’un de l’autre, pour pouvoir nous avilir aisément. Il faudroit être indigne de toute estime pour se résoudre à en perdre une de si haut prix, & l’énergie même des sentimens qui pouvoient nous rendre coupables, fut ce qui nous empêcha de le devenir.
C’est ainsi qu’après une si longue amitié pour l’une de ces deux femmes, & un si vif amour pour l’autre, je leur fis séparément mes adieux en un même jour, à l’une pour ne la revoir de ma vie, à l’autre pour ne la revoir que deux fois dans les occasions que je dirai ci-après.
Après leur départ je me trouvai dans un grand embarras pour remplir tant de devoirs pressans & contradictoires, suites de mes imprudences, si j’eusse été dans mon état naturel, après la proposition & le refus du voyage de Genève, je n’avois qu’à rester tranquille & tout étoit dit. Mais j’en avois sottement fait une affaire qui ne pouvoit rester dans l’état où elle étoit, & je ne pouvois me dispenser de toute ultérieure explication qu’en quittant l’Hermitage, ce que je venois de promettre à Mde. d’H[oudetot] de ne pas faire, au moins pour le moment présent. De plus, elle avoit exigé que j’excusasse auprès de mes soi-disant amis, le refus de ce voyage, afin qu’on ne lui imputât pas ce refus. Cependant [298] je n’en pouvois alléguer la véritable cause sans outrager Mde. D’[Epina]y, à qui je devois certainement de la reconnoissance, après tout ce qu’elle avoit fait pour moi. Tout bien considéré, je me trouvois dans la dure mais indispensable alternative de manquer à Mde. D’[Epina]y, à Mde. d’H[oudetot], ou à moi-même & je pris le dernier parti. Je le pris hautement, pleinement, sans tergiverser & avec une générosité digne assurément de laver les fautes qui m’avoient réduit à cette extrémité. Ce sacrifice, dont mes ennemis ont sçu tirer parti & qu’ils attendoient peut-être, a fait la ruine de ma réputation & m’a ôté, par leurs soins, l’estime publique; mais il m’a rendu la mienne & m’a consolé dans mes malheurs. Ce n’est pas la dernière fois, comme on verra, que j’ai fait de pareils sacrifices, ni la dernière aussi qu’on s’en est prévalu pour m’accabler.
G[rimm] étoit le seul qui parût n’avoir pris aucune part dans cette affaire; ce fut à lui que je résolus de m’adresser. Je lui écrivis une longue lettre, dans laquelle j’exposai le ridicule de vouloir me faire un devoir de ce voyage de Genève, l’inutilité, l’embarras même dont j’y aurois été à Mde. D’[Epina]y & les inconvéniens qui en auroient résulté pour moi-même. Je ne résistai pas, dans cette lettre, à la tentation de lui laisser voir que j’étois instruit & qu’il me paroissoit singulier qu’on prétendît que c’étoit à moi de faire ce voyage, tandis que lui-même s’en dispensoit & qu’on ne faisoit pas mention de lui. Cette lettre, où, faute de pouvoir dire nettement mes raisons, je fus forcé de battre souvent la campagne, m’auroit donné dans le public l’apparence de [299] bien des torts; mais elle étoit un exemple de retenue & de discrétion pour les gens qui, comme G[rimm], étoient au fait des choses que j’y taisois & qui justifioient pleinement ma conduite. Je ne craignis pas même de mettre un préjugé de plus contre moi en prêtant l’avis de Diderot à mes autres amis, pour insinuer que Mde. d’H[oudetot] avoit pensé de même, comme il étoit vrai, & taisant que, sur mes raisons, elle avoit changé d’avis, je ne pouvois mieux la disculper du soupçon de conniver avec moi, qu’en paroissant sur ce point mécontent d’elle.
Cette lettre finissoit par un acte de confiance dont tout autre homme auroit été touché; car en exhortant G[rimm] à peser mes raisons & à me marquer après cela son avis, je lui marquois que cet avis seroit suivi, quel qu’il pût être, & c’étoit mon intention, eût-il même opiné pour mon départ; car M. D’[Epina]y s’étant fait le conducteur de sa femme dans ce voyage, le mien prenoit alors un coup-d’oeil tout différent: au lieu que c’étoit moi d’abord qu’on voulut charger de cet emploi, & qu’il ne fut question de lui qu’après mon refus.
La réponse de G[rimm] se fit attendre; elle fut singulière, je vais la transcrire ici.
«Le départ de Mde. D’[Epina]y est reculé; son fils est malade, il faut attendre qu’il soit rétabli. Je rêverai à votre lettre. Tenez-vous tranquille à votre Hermitage. Je vous ferai passer mon avis à temps. Comme elle ne partira sûrement pas de quelques jours, rien ne presse. En attendant, si vous le jugez à propos, vous pouvez lui [300] faire vos offres, quoique cela me paraisse encore assez égal. Car, connaissant votre position aussi bien que vous-même, je ne doute point qu’elle ne réponde à vos offres comme elle le doit; & tout ce que je vais à gagner à cela, c’est que vous pourrez dire à ceux qui vous pressent, que si vous n’avez pas été, ce n’est pas faute de vous être offert. Au reste, je ne vais pas pourquoi vous voulez absolument que le philosophe soit le porte-voix de tout le monde; & parce que son avis est que vous partiez, pourquoi vous vous imaginez que tous vos amis prétendent la même chose. Si vous écrivez à Mde. D’[Epina]y, sa réponse peut vous servir de réplique à tous ses amis, puisqu’il vous tient tant à coeur de leur répliquer. Adieu: je salue Mde. le Vasseur & le Criminel.»* [*M. Le Vasseur, que sa femme menoit un peu rudement, l’appeloit le Lieutenant criminel. M. G.... donnoit par plaisanterie le même nom à la fille & pour abréger, il lui plut d’en retrancher le premier mot.]
Frappé d’étonnement en lisant cette lettre, je cherchois avec inquiétude ce qu’elle pouvoit signifier, & je ne trouvois rien. Comment! au lieu de me répondre avec simplicité sur la mienne, il prend du tems pour y rêver, comme si celui qu’il avoit déjà pris ne lui avoit pas suffi! Il m’avertit même de la suspension dans laquelle il me veut tenir, comme s’il s’agissoit d’un problème à résoudre, ou comme s’il importoit à ses vues de m’ôter tout moyen de pénétrer son sentiment jusqu’au moment qu’il voudroit me le déclarer! Que signifient donc ces précautions, ces retardements, ces mystères? Est-ce ainsi qu’on répond à la [301] confiance? Cette allure est-elle celle de la droiture & de la bonne foi? Je cherchois en vain quelque interprétation favorable à cette conduite; je n’en trouvois point. Quel que fût son dessein, s’il m’étoit contraire, sa position en facilitoit l’exécution, sans que par la mienne il me fût possible d’y mettre obstacle. En faveur dans la maison d’un grand prince, répandu dans le monde, donnant le ton à nos communes sociétés, dont il étoit l’oracle, il pouvoit, avec son adresse ordinaire disposer à son aise de toutes ses machines, & moi, seul dans mon Hermitage, loin de tout, sans avis de personne, sans aucune communication, je n’avois d’autre parti que d’attendre & rester en paix; seulement j’écrivis à Mde. D’[Epina]y sur la maladie de son fils, une lettre aussi honnête qu’elle pouvoit l’être, mais où je ne donnai pas dans le piège de lui offrir de partir avec elle.
Après des siècles d’attente dans la cruelle incertitude où cet homme barbare m’avoit plongé, j’appris au bout de huit ou dix jours que Mde. D’[Epina]y étoit partie, & je reçus de lui une seconde lettre. Elle n’étoit que de sept à huit lignes que je n’achevai pas de lire.... C’étoit une rupture, mais dans des termes tels que la plus infernale haine les peut dicter, & qui même devenoient bêtes à force de vouloir être offensants. Il me défendoit sa présence comme il m’auroit défendu ses etats. Il ne manquoit à sa lettre, pour faire rire, que d’être lue avec plus de sang-froid. Sans la transcrire, sans même en achever la lecture, je la lui renvoyai sur le champ avec celle-ci.
«Je me refusois à ma juste défiance; j’achève trop tard de vous connoître.»
[302] «Voilà donc la lettre que vous vous êtes donné le loisir de méditer: je vous la renvoie; elle n’est pas pour moi. Vous pouvez montrer la mienne à toute la terre & me haïr ouvertement; ce sera de votre part une fausseté de moins.»
Ce que je lui disois, qu’il pouvoit montrer ma précédente lettre, se rapportoit à un article de la sienne sur lequel on pourra juger de la profonde adresse qu’il mit à toute cette affaire.
J’ai dit que, pour des gens qui n’étoient pas au fait, ma lettre pouvoit donner sur moi bien des prises. Il le vit avec joie; mais comment se prévaloir de cet avantage sans se compromettre? En montrant cette lettre, il s’exposoit au reproche d’abuser de la confiance de son ami.
Pour sortir de cet embarras, il imagina de rompre avec moi de la façon la plus piquante qu’il fût possible, & de me faire valoir dans sa lettre la grace qu’il me faisoit de ne pas montrer la mienne. Il étoit bien sûr que, dans l’indignation de ma colère, je me refuserois à sa feinte discrétion & lui permettrois de montrer ma lettre à tout le monde: c’étoit précisément ce qu’il vouloit & tout arriva comme il l’avoit arrangé. Il fit courir ma lettre dans tout Paris, avec des commentaires de sa façon, qui pourtant n’eurent pas tout le succès qu’il s’en étoit promis. On ne trouva pas que la permission de montrer ma lettre, qu’il avoit sçu m’extorquer, l’exemptât du blâme de m’avoir si légèrement pris au mot pour me nuire. On demandoit toujours quels torts personnels j’avois avec lui, pour autoriser une si violente haine. Enfin [303] l’on trouvoit que, quand j’aurois eu de tels torts qui l’auroient obligé de rompre, l’amitié, même éteinte, avoit encore des droits qu’il auroit dû respecter. Mais malheureusement Paris est frivole, ces remarques du moment s’oublient; l’absent infortuné se néglige, l’homme qui prospère en impose par sa présence, le jeu de l’intrigue & de la méchanceté se soutient, se renouvelle, & bientôt son effet sans cesse renaissant, efface tout ce qui l’a précédé.
Voilà comment, après m’avoir si long-tems trompé, cet homme enfin quitta pour moi son masque, persuadé que dans l’état où il avoit amené les choses, il cessoit d’en avoir besoin. Soulagé de la crainte d’être injuste envers ce misérable, je l’abandonnai à son propre coeur, & cessai de penser à lui. Huit jours après avoir reçu cette lettre, je reçus de Mde. D’[Epina]y sa réponse, datée de Genève, à ma précédente. Je compris au ton qu’elle y prenoit pour la premiere fois de sa vie, que l’un & l’autre, comptant sur le succès de leurs mesures, agissoient de concert, & que, me regardant comme un homme perdu sans ressource, ils se livroient désormois sans risque au plaisir d’achever de m’écraser.
Mon état, en effet, étoit des plus déplorables. Je voyois s’éloigner de moi tous mes amis, sans qu’il me fût possible de savoir ni comment ni pourquoi. Diderot qui se vantoit de me rester, de me rester seul, & qui depuis trois mais me promettoit une visite, ne venoit point. L’hiver commençoit à se faire sentir, & avec lui les atteintes de mes maux habituels. Mon tempérament, quoique vigoureux, [304] n’avoit pu soutenir les combats de tant de passions contraires. J’étois dans un épuisement qui ne me laissoit ni force ni courage pour résister à rien; quand mes engagements, quand les continuelles représentations de Diderot & de Mde. d’H[oudetot] m’auroient permis en ce moment de quitter l’Hermitage, je ne savois ni où aller ni comment me traîner. Je restois immobile & stupide, sans pouvoir agir ni penser. La seule idée d’un pas à faire, d’une lettre à écrire, d’un mot à dire, me faisoit frémir. Je ne pouvois cependant laisser la lettre de Mde. D’[Epina]y sans réplique, à moins de m’avouer digne des traitemens dont elle & son ami m’accabloient. Je pris le parti de lui notifier mes sentimens & mes résolutions, ne doutant pas un moment que, par humanité, par générosité, par bienséance, par les bons sentimens que j’avois cru voir en elle malgré les mauvais, elle ne s’empressât d’y souscrire. Voici ma lettre.
A l’Hermitage, le 23 novembre 1757.
«Si l’on mouroit de douleur, je ne serois pas en vie. Mais enfin j’ai pris mon parti. L’amitié est éteinte entre nous, madame; mais celle qui n’est plus garde encore des droits que je sais respecter. Je n’ai point oublié vos bontés pour moi & vous pouvez compter de ma part sur toute la reconnoissance qu’on peut avoir pour quelqu’un qu’on ne doit plus aimer. Toute autre explication seroit inutile: j’ai pour moi ma conscience & vous renvoie à la vôtre.»
«J’ai voulu quitter l’Hermitage, & je le devois. Mais on prétend qu’il faut que j’y reste jusqu’au printemps, & [305] puisque mes amis le veulent, j’y resterai jusqu’au printemps, si vous y consentez.»
Cette lettre écrite & partie, je ne pensai plus qu’à me tranquilliser à l’Hermitage, en y soignant ma santé; tâchant de recouvrer des forces & de prendre des mesures pour en sortir au printemps sans bruit & sans afficher une rupture. Mais ce n’étoit pas là le compte de M. G[rimm] & de Mde. D’[Epina]y, comme on verra dans un moment.
Quelques jours après, j’eus enfin le plaisir de recevoir de Diderot cette visite si souvent promise & manquée. Elle ne pouvoit venir plus à propos; c’étoit mon plus ancien ami, c’étoit presque le seul qui me restât: on peut juger du plaisir que j’eus à le voir dans ces circonstances. J’avois le coeur plein, je l’épanchai dans le sien. Je l’éclairai sur beaucoup de faits qu’on lui avoit tus, déguisés ou supposés. Je lui appris, de tout ce qui s’étoit passé, ce qui m’étoit permis de lui dire. Je n’affectai point de lui taire ce qu’il ne savoit que trop, qu’un amour aussi malheureux qu’insensé avoit été l’instrument de ma perte; mais je ne convins jamais que Mde. d’H[oudetot] en fût instruite, ou du moins que je le lui eusse déclaré. Je lui parlai des indignes manœuvres de Mde. D’[Epina]y pour surprendre les lettres très-innocentes que sa belle-soeur m’écrivoit. Je voulus qu’il apprît ces détails de la bouche même des personnes qu’elle avoit tenté de séduire. Thérèse le lui fit exactement: mais que devins-je quand ce fut le tour de la mère, & que je l’entendis déclarer & soutenir que rien de cela n’étoit à sa connoissance! Ce furent ses termes, & jamais elle ne s’en départit. [306] Il n’y avoit pas quatre jours qu’elle m’en avoit répété le récit à moi-même & elle me dément en face devant mon ami! Ce trait me parut décisif & je sentis alors vivement mon imprudence d’avoir gardé si long-tems une pareille femme auprès de moi. Je ne m’étendis point en invectives contre elle; à peine daignai-je lui dire quelques mots de mépris. Je sentis ce que je devois à la fille, dont l’inébranlable droiture contrastoit avec l’indigne lâcheté de la mère. Mais Dès-lors mon parti fut pris sur le compte de la vieille & je n’attendis que le moment de l’exécuter.
Ce moment vint plus tôt que je ne l’avois attendu. Le 10 Décembre, je reçus de Mde. D’[Epina]y réponse à ma précédente lettre. En voici le contenu.
A Genève, le premier Décembre 1757.
«Après vous avoir donné, pendant plusieurs années, toutes les marques possibles d’amitié & d’intérêt, il ne me reste qu’à vous plaindre. Vous êtes bien malheureux. Je désire que votre conscience soit aussi tranquille que la mienne. Cela pourroit être nécessaire au repos de votre vie.»
«Puisque vous vouliez quitter l’Hermitage & que vous le deviez, je suis étonnée que vos amis vous oient retenu. Pour moi, je ne consulte point les miens sur mes devoirs & je n’ai plus rien à vous dire sur les vôtres.»
Un congé si imprévu, mais si nettement prononcé, ne me laissa pas un instant à balancer. Il falloit sortir sur-le-champ, quelque tems qu’il fît, en quelque état que je fusse, dussai-je coucher dans les bois & sur la neige, dont la terre [307] étoit alors couverte & quoi que pût dire & faire Mde. D’H[oudetot]; car je voulois bien lui complaire en tout, mais non pas jusqu’à l’infamie.
Je me trouvai dans le plus terrible embarras où j’aye été de mes jours; mais ma résolution étoit prise, je jurai, quoi qu’il arrivât, de ne pas coucher à l’Hermitage le huitième jour. Je me mis en devoir de sortir mes effets, déterminé à les laisser en plein champ plutôt que de ne pas rendre les clefs dans la huitaine: car je voulois sur-tout que tout fût fait avant qu’on pût écrire à Genève & recevoir réponse. J’étois d’un courage que je ne m’étois jamais senti: toutes mes forces étoient revenues. L’honneur & l’indignation m’en rendirent sur lesquelles Mde. D’[Epina]y n’avoit pas compté. La fortune aida mon audace. M. Mathas, procureur fiscal de M. le prince de Condé, entendit parler de mon embarras. Il me fit offrir une petite maison qu’il avoit à son jardin de Mont-Louis, à Montmorency. J’acceptai avec empressement & reconnoissance. Le marché fut bientôt fait; je fis en hâte acheter quelques meubles, avec ceux que j’avois déjà, pour nous coucher Thérèse & moi. Je fis charrier mes effets à grand’peine & à grands frais: malgré la glace & la neige, mon déménagement fut fait dans deux jours & le quinze Décembre je rendis les clefs de l’Hermitage, après avoir payé les gages du jardinier, ne pouvant payer mon loyer.
Quant à Mde. le Vasseur, je lui déclarai qu’il falloit nous séparer; sa fille voulut m’ébranler, je fus inflexible. Je la fis partir pour Paris dans là voiture du messager, avec tous les [308] effets & meubles que sa fille & elle avoient en commun. Je lui donnai quelque argent, & je m’engageai à lui payer son loyer chez ses enfans ou ailleurs, à pourvoir à sa subsistance autant qu’il me seroit possible, & à ne jamais la laisser manquer de pain, tant que j’en aurois moi-même.
Enfin le sur-lendemain de mon arrivée à Mont-Louis, j’écrivis à Mde. D’[Epina]y la lettre suivante.
A Montmorency le 17 Décembre 1757.
«Rien n’est si simple & si nécessaire, madame, que de déloger de votre maison, quand vous n’approuvez pas que j’y reste. Sur votre refus de consentir que je passasse à l’Hermitage le reste de l’hiver, je l’ai donc quitté le quinze Décembre. Ma destinée étoit d’y entrer malgré moi & d’en sortir de même. Je vous remercie du séjour que vous m’avez engagé d’y faire & je vous en remercierois davantage si je l’avois payé moins cher. Au reste, vous avez raison de me croire malheureux; personne au monde ne soit mieux que vous combien je dois l’être. Si c’est un malheur de se tromper sur le choix de ses amis, c’en est un autre non moins cruel de revenir d’une erreur si douce.»
Tel est le narré fidèle de ma demeure à l’Hermitage & des raisons qui m’en ont fait sortir. Je n’ai pu couper ce récit & il importoit de le suivre avec la plus grande exactitude, cette époque de ma vie ayant eu sur la suite une influence qui s’étendra jusqu’à mon dernier souvenir.
Fin du neuvième Livre.
JEAN JACQUES ROUSSEAU
LES CONFESSIONS DE J. J. ROUSSEAU.
[LIVRES I-IV, 1763?-1765/ 1782; LIVRES V-VI, 1766-1768/1782; LIVRES VII-XII, 1769, octobre -1770, fin / 1789 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. X, XVI, XVII; LIVRE X. t. XVI, pp. 309-388.]
LES CONFESSIONS DE J.J. ROUSSEAU.
LIVRE DIXIÈME
La force extraordinaire qu’une effervescence passagère m’avoit donnée pour quitter l’Hermitage m’abandonna sitôt que j’en fus dehors. A peine fus-je établi dans ma nouvelle demeure, que de vives & fréquentes attaques de mes rétentions se compliquèrent avec l’incommodité nouvelle d’une descente qui me tourmentoit depuis quelque temps, sans que je susse que c’en étoit une. Je tombai bientôt dans les plus cruels accidents. Le médecin Thyerri, mon ancien ami, vint me voir, & m’éclaira sur mon état. Les sondes, les bougies, les bandages, tout l’appareil des infirmités de l’âge rassemblé autour de moi me fit durement sentir qu’on n’a plus le coeur jeune impunément, quand le corps a cessé de l’être. La belle saison ne me rendit point mes forces, & je passai toute l’année 1758 dans un état de langueur qui me fit croire que je touchois à la fin de ma carrière. J’en voyois approcher le terme avec une sorte d’empressement. Revenu des chimères [310] de l’amitié, détaché de tout ce qui m’avoit fait aimer la vie, je n’y voyois plus rien qui pût me la rendre agréable: je n’y voyois plus que des maux & des misères qui m’empêchoient de jouir de moi. J’aspirois au moment d’être libre & d’échapper à mes ennemis. Mais reprenons le fil des événements.
Il paroît que ma retraite à Montmorenci déconcerta Mde.. D’[Epina]y: vraisemblablement elle ne s’y étoit pas attendue. Mon triste état, la rigueur de la saison, l’abandon général où je me trouvais, tout leur faisoit croire, à G[rimm] & à elle, qu’en me poussant à la dernière extrémité ils me réduiroient à crier merci, & à m’avilir aux dernières bassesses pour être laissé dans l’asyle dont l’honneur m’ordonnoit de sortir. Je délogeai si brusquement, qu’ils n’eurent pas le tems de prévenir le coup; & il ne leur resta plus que le choix de jouer à quitte ou double, & d’achever de me perdre, ou de tâcher de me ramener. G[rimm] prit le premier parti: mais je crois que Mde. D’[Epina]y eût préféré l’autre; & j’en juge par sa réponse à ma dernière lettre, où elle radoucit beaucoup le ton qu’elle avoit pris dans les précédentes, & où elle sembloit ouvrir la porte à un raccommodement. Le long retard de cette réponse, qu’elle me fit attendre un mais entier, indique assez l’embarras où elle se trouvoit pour lui donner un tour convenable, & les délibérations dont elle la fit précéder. Elle ne pouvoit s’avancer plus loin sans se commettre: mais après ses lettres précédentes, & après ma brusque sortie de sa maison, l’on ne peut qu’être frappé du soin qu’elle prend, dans cette lettre, [311] de n’y pas laisser glisser un seul mot désobligeant. Je vais la transcrire en entier, afin qu’on en juge.
A Genève le 17 janvier 1758.
«Je n’ai reçu votre lettre du 17 décembre, monsieur, qu’hier. On me l’a envoyée dans une caisse remplie de différentes choses, qui a été tout ce tems en chemin. Je ne répondrai qu’à l’apostille: quant à la lettre, je ne l’entends pas bien, & si nous étions dans le cas de nous expliquer, je voudrois bien mettre tout ce qui s’est passé sur le compte d’un malentendu. Je reviens à l’apostille. Vous pouvez vous rappeler, monsieur, que nous étions convenus que les gages du jardinier de l’Hermitage passeroient par vos mains, pour lui mieux faire sentir qu’il dépendoit de vous, & pour vous éviter des scènes aussi ridicules & indécentes qu’en avoit fait son prédécesseur. La preuve en est que les premiers quartiers de ses gages vous ont été remis, & que j’étois convenue avec vous, peu de jours avant mon départ, de vous faire rembourser vos avances. Je sais que vous en fîtes d’abord difficulté: mais ces avances, je vous avois prié de les faire; il étoit simple de m’acquitter, & nous en convînmes. Cahouet m’a marqué que vous n’avez point voulu recevoir cet argent. Il y a assurément du quiproquo là-dedans. Je donne ordre qu’on vous le reporte, & je ne vais pas pourquoi vous voudriez payer mon jardinier, malgré nos conventions, & au delà même du terme que vous avez habité l’Hermitage. Je compte donc, monsieur, que, vous [312] rappelant tout ce que j’ai l’honneur de vous dire, vous ne refuserez pas d’être remboursé de l’avance que vous avez bien voulu faire pour moi.»
Après tout ce qui s’étoit passé, ne pouvant plus prendre de confiance en Mde. D’E[pina]y, je ne voulus point renouer avec elle; je ne répondis point à cette lettre, & notre correspondance finit là. Voyant mon parti pris, elle prit le sien; & entrant alors dans toutes les vues de [G[rimm] & de la coterie H[olbachiqu]e, elle unit ses efforts aux leurs pour me couler à fond. Tandis qu’ils travailloient à Paris, elle travailloit à Genève. G[rimm] qui, dans la suite alla l’y joindre, acheva ce qu’elle avoit commencé. T[ronchin], qu’ils n’eurent pas de peine à gagner, les seconda puissamment, & devint le plus furieux de mes persécuteurs, sans avoir jamais eu de moi, non plus que G[rimm], le moindre sujet de plainte. Tous trois d’accord semèrent sourdement dans Genève le germe qu’on y vit éclore quatre ans après.
Ils eurent plus de peine à Paris où j’étois plus connu, & où les coeurs, moins disposés à la haine, n’en reçurent pas si aisément les impressions. Pour porter leurs coups avec plus d’adresse, ils commencèrent par débiter que c’étoit moi qui les avois quittés. de-là, feignant d’être toujours mes amis, ils semoient adroitement leurs accusations malignes, comme des plaintes de l’injustice de leur ami. Cela faisoit que, moins en garde, on étoit plus porté à les écouter & à me blâmer. Les sourdes accusations de perfidie & d’ingratitude se débitoient avec plus de précaution, & par là même avec plus d’effet. Je sus qu’ils m’imputoient [313] des noirceurs atroces, sans jamais pouvoir apprendre en quoi ils les faisoient consister. Tout ce que je pus déduire de la rumeur publique fut qu’elle se réduisoit à ces quatre crimes capitaux: 1°. ma retraite à la campagne; 2°. mon amour pour Mde. d’H[oudetot]; 3°. refus d’accompagner à Genève Mde. D’[Epina]y; 4°. sortie de l’Hermitage. S’ils y ajoutèrent d’autres griefs, ils prirent leurs mesures si justes, qu’il m’a été parfaitement impossible d’apprendre jamais quel en étoit le sujet.
C’est donc ici que je crois pouvoir fixer l’établissement d’un système adopté depuis par ceux qui disposent de moi, avec un progrès & un succès si rapides, qu’il tiendroit du prodige, pour qui ne sauroit pas quelle facilité tout ce qui favorise la malignité des hommes trouve à s’établir. Il faut tâcher d’expliquer en peu de mots ce que cet obscur & profond système a de visible à mes yeux.
Avec un nom déjà célèbre & connu dans toute l’Europe, j’avois conservé la simplicité de mes premiers goûts. Ma mortelle aversion pour tout ce qui s’appeloit parti, faction, cabale, m’avoit maintenu libre, indépendant, sans autre chaîne que les attachemens de mon coeur. Seul, étranger, isolé, sans appui, sans famille, ne tenant qu’à mes principes & à mes devoirs, je suivois avec intrépidité les routes de la droiture, ne flattant, ne ménageant jamais personne aux dépens de la justice & de la vérité. De plus, retiré depuis deux ans dans la solitude, sans correspondance de nouvelles, sans relation des affaires du monde, sans être instruit ni curieux de rien, je vivois à quatre lieues de Paris, aussi [314] séparé de cette capitale par mon incurie, que je l’aurois été par les mers dans l’île de Tinian.
G[rimm], Diderot, d’H[olbach], au contraire, au centre du tourbillon, vivoient répandus dans le plus grand monde, & s’en partageoient presque entre eux toutes les sphères. Grands, beaux esprits, gens de lettres, gens de robe, femmes, ils pouvoient de concert se faire écouter partout. On doit voir déjà l’avantage que cette position donne à trois hommes bien unis contre un quatrième, dans celle où je me trouvais. Il est vrai que Diderot & d’H[olbac]k n’étoient pas (du moins je ne puis le croire) gens à tramer des complots bien noirs; l’un n’en avoit pas la méchanceté, ni l’autre l’habileté: mais c’étoit en cela même que la partie étoit mieux liée. G[rimm] seul formoit son plan dans sa tête, & n’en montroit aux deux autres que ce qu’ils avoient besoin de voir pour concourir à l’exécution. L’ascendant qu’il avoit pris sur eux rendoit ce concours facile, & l’effet du tout répondoit à la supériorité de son talent.
Ce fut avec ce talent supérieur que, sentant l’avantage qu’il pouvoit tirer de nos positions respectives, il forma le projet de renverser ma réputation de fond en comble, & de m’en faire une tout opposée, sans se compromettre, en commençant par élever autour de moi un édifice de ténèbres qu’il me fût impossible de percer pour éclairer ses manœuvres, & pour le démasquer.
Cette entreprise étoit difficile, en ce qu’il en falloit pallier l’iniquité aux yeux de ceux qui devoient y concourir. Il falloit tromper les honnêtes gens; il falloit écarter de moi tout le [315] monde, ne pas me laisser un seul ami, ni petit ni grand. Que dis-je! il ne falloit pas laisser percer un seul mot de vérité jusqu’à moi. Si un seul homme généreux me fût venu dire: Vous faites le vertueux, cependant voilà comme on vous traite, & voilà sur quoi l’on vous juge: qu’avez-vous à dire? La vérité triomphoit, & G[rimm] étoit perdu. Il le savoit; mais il a sondé son propre coeur, & n’a estimé les hommes que ce qu’ils valent. Je suis fâché, pour l’honneur de l’humanité, qu’il oit calculé si juste.
En marchant dans ces souterrains, ses pas, pour être sûrs, devoient être lents. Il y a douze ans qu’il suit son plan, & le plus difficile reste encore à faire: c’est d’abuser le public entier. Il y reste des yeux qui l’ont suivi de plus près qu’il ne pense. Il le craint, & n’ose encore exposer sa trame au grand jour.* [*Depuis que ceci est écrit il a franchi le pas avec le plein, & le plus inconcevable succès. Je crois que c’est T.... qui lui en a donné le courage, & les moyens.] mais il a trouvé le peu difficile moyen d’y faire entrer la puissance, & cette puissance dispose de moi. Soutenu de cet appui, il avance avec moins de risque. Les satellites de la puissance se piquant peu de droiture pour l’ordinaire, & beaucoup moins de franchise, il n’a plus guère à craindre l’indiscrétion de quelque homme de bien: Car il a besoin sur-tout que je sais environné de ténèbres impénétrables, & que son complot me soit toujours caché, sachant bien qu’avec quelque art qu’il en oit ourdi la trame, elle ne soutiendroit jamais mes regards. La grande adresse est de [316] paroître me ménager en me diffamant, & de donner encore à sa perfidie l’air de la générosité.
Je sentis les premiers effets de ce système par les sourdes accusations de la coterie H[olbachiqu]e, sans qu’il me fût possible de savoir ni de conjecturer même en quoi consistoient ces accusations. Deleyre me disoit dans ses lettres qu’on m’imputoit des noirceurs; Diderot me disoit plus mystérieusement la même chose; & quand j’entrois en explication avec l’un & l’autre, tout se réduisoit aux chefs d’accusation ci-devant notés. Je sentois un refroidissement graduel dans les lettres de Mde. d’H[oudetot] Je ne pouvois attribuer ce refroidissement à St. L[amber]t, qui continuoit à m’écrire avec la même amitié, & qui me vint même voir après son retour. Je ne pouvois non plus m’en imputer la faute, puisque nous nous étions séparés très contens l’un de l’autre, & qu’il ne s’étoit rien passé de ma part, depuis ce temps-là, que mon départ de l’Hermitage, dont elle avoit elle-même senti la nécessité. Ne sachant donc à quoi m’en prendre de ce refroidissement, dont elle ne convenoit pas, mais sur lequel mon coeur ne prenoit pas le change, j’étois inquiet de tout. Je savois qu’elle ménageoit extrêmement sa belle-soeur & G[rimm], à cause de leurs liaisons avec St. L[amber]t; je craignois leurs oeuvres. Cette agitation rouvrit mes plaies, & rendit ma correspondance orageuse, au point de l’en dégoûter tout à fait. J’entrevoyois mille choses cruelles, sans rien voir distinctement. J’étois dans la position la plus insupportable pour un homme dont l’imagination s’allume aisément. Si j’eusse été tout à fait isolé, si je n’avois rien sçu [317] du tout, je serois devenu plus tranquille; mais mon coeur tenoit encore à des attachemens par lesquels mes ennemis avoient sur moi mille prises; & les faibles rayons qui perçoient dans mon asyle ne servoient qu’à me laisser voir la noirceur des mystères qu’on me cachait.
J’aurois succombé, je n’en doute point, à ce tourment trop cruel, trop insupportable à mon naturel ouvert & franc, qui, par l’impossibilité de cacher mes sentimens, me fait tout craindre de ceux qu’on me cache, si très heureusement il ne se fût présenté des objets assez intéressans à mon coeur pour faire une diversion salutaire à ceux qui m’occupoient malgré moi. Dans la dernière visite que Diderot m’avoit faite à l’Hermitage, il m’avoit parlé de l’article Genève, que d’Alembert avoit mis dans l’Encyclopédie: il m’avoit appris que cet article, concerté avec des Genevois du haut étage, avoit pour but l’établissement de la comédie à Genève; qu’en conséquence les mesures étoient prises, & que cet établissement ne tarderoit pas d’avoir lieu. Comme Diderot paroissoit trouver tout cela fort bien, qu’il ne doutoit pas du succès, & que j’avois avec lui trop d’autres débats pour disputer encore sur cet article, je ne lui dis rien; mais, indigné de tout ce manège de séduction dans ma patrie, j’attendois avec impatience le volume de l’Encyclopédie où étoit cet article, pour voir s’il n’y auroit pas moyen d’y faire quelque réponse qui pût parer ce malheureux coup. Je reçus le volume peu après mon établissement à Mont-Louis, & je trouvai l’article fait avec beaucoup d’adresse & d’art, & digne de la plume dont il étoit parti. [318] Cela ne me détourna pourtant pas de vouloir y répondre; & malgré l’abattement où j’étais, malgré mes chagrins & mes maux, la rigueur de la saison & l’incommodité de ma nouvelle demeure, dans laquelle je n’avois pas encore eu le tems de m’arranger, je me mis à l’ouvrage avec un zèle qui surmonta tout.
Pendant un hiver assez rude, au mais de février, & dans l’état que j’ai décrit ci-devant, j’allois tous les jours passer deux heures le matin, & autant l’après-dînée, dans un donjon tout ouvert, que j’avois au bout du jardin où étoit mon habitation. Ce donjon, qui terminoit une allée en terrasse, donnoit sur la vallée & l’étang de Montmorenci, & m’offroit, pour terme de point de vue, le simple mais respectable château de St. Gratien, retraite du vertueux Catinat. Ce fut dans ce lieu, pour lors glacé, que, sans abri contre le vent & la neige, & sans autre feu que celui de mon coeur, je composai, dans l’espace de trois semaines, ma lettre à d’Alembert sur les spectacles. C’est ici (car la Julie n’étoit pas à moitié faite) le premier de mes écrits où j’aye trouvé des charmes dans le travail. Jusqu’àlors l’indignation de la vertu m’avoit tenu lieu d’Apollon; la tendresse & la douceur d’âme m’en tinrent lieu cette fois. Les injustices dont je n’avois été que spectateur m’avoient irrité; celles dont j’étois devenu l’objet m’attristèrent; & cette tristesse sans fiel n’étoit que celle d’un coeur trop aimant, trop tendre, qui, trompé par ceux qu’il avoit crus de sa trempe, étoit forcé de se retirer au dedans de lui. Plein de tout ce qui venoit de m’arriver, encore ému de tant de violens [319] mouvements, le mien mêloit le sentiment de ses peines aux idées que la méditation de mon sujet m’avoit fait naître; mon travail se sentit de ce mélange. Sans m’en apercevoir, j’y décrivis ma situation actuelle; j’y peignis G[rimm] Mde. D’[Epina]y, Mde. d’H[oudetot], St. L[amber]t, moi-même. En l’écrivant, que je versai de délicieuses larmes! Hélas! on y sent trop que l’amour, cet amour fatal dont je m’efforçois de guérir, n’étoit pas encore sorti de mon coeur. A tout cela se mêloit un certain attendrissement sur moi-même, qui me sentois mourant, & qui croyois faire au public mes derniers adieux. Loin de craindre la mort, je la voyois approcher avec joie; mais j’avois regret de quitter mes semblables sans qu’ils sentissent tout ce que je valais, sans qu’ils sussent combien j’aurois mérité d’être aimé d’eux s’ils m’avoient connu davantage. Voilà les secrètes causes du ton singulier qui règne dans cet ouvrage, & qui tranche si prodigieusement avec celui du précédent.* [*Le Discours sur l’inégalité.]
Je retouchois & mettois au net cette lettre, & je me disposois à la faire imprimer, quand, après un long silence, j’en reçus une de Mde. d’H[oudetot], qui me plongea dans une affliction nouvelle, la plus sensible que j’eusse encore éprouvée. Elle m’apprenoit dans cette lettre, que ma passion pour elle étoit connue de tout Paris; que j’en avois parlé à des gens qui l’avoient rendue publique; que ces bruits, parvenus à son amant, avoient failli lui coûter la vie; qu’enfin il lui rendoit justice, & que leur paix étoit faite; mais qu’elle lui devoit, ainsi qu’à elle-même & au soin de sa réputation, [320] de rompre avec moi tout commerce: m’assurant, au reste, qu’ils ne cesseroient jamais l’un & l’autre de s’intéresser à moi, qu’ils me défendroient dans le public, & qu’elle enverroit de tems en tems savoir de mes nouvelles.
Et toi aussi, Diderot! m’écriai-je. Indigne ami! Je ne pus cependant me résoudre à le juger encore. Ma faiblesse étoit connue d’autres gens qui pouvoient l’avoir fait parler. Je voulus douter... Mais bientôt je ne le pus plus. St. L[amber]t fit peu après un acte digne de sa générosité. Il jugeoit, connaissant assez mon âme, en quel état je devois être, trahi d’une partie de mes amis, & délaissé des autres. Il vint me voir. La premiere fois il avoit peu de tems à me donner. Il revint. Malheureusement, ne l’attendant pas, je ne me trouvai pas chez moi. Thérèse, qui s’y trouva, eut avec lui un entretien de plus de deux heures, dans lequel ils se dirent mutuellement beaucoup de faits dont il m’importoit que lui & moi fussions informés. La surprise avec laquelle j’appris par lui que personne ne doutoit dans le monde que je n’eusse vécu avec Mde. D’[Epina]y comme G[rimm] y vivoit maintenant, ne peut être égalée que par celle qu’il eut lui-même en apprenant combien ce bruit étoit faux. St. L[amber]t, au grand déplaisir de la dame, étoit dans le même cas que moi; & tous les éclaircissemens qui résultèrent de cet entretien achevèrent d’éteindre en moi tout regret d’avoir rompu sans retour avec elle. Par rapport à Mde. d’H[oudetot], il détailla à Thérèse plusieurs circonstances qui n’étoient connues ni d’elle, ni même de Mde. d’H[oudetot], que je savois seul, que je n’avois dites qu’au seul Diderot [321] sous le sceau de l’amitié; & c’étoit précisément St. L[amber]t qu’il avoit choisi pour lui en faire la confidence. Ce dernier trait me décida; & résolu de rompre avec Diderot pour jamais, je ne délibérai plus que sur la manière; car je m’étois apperçu que les ruptures secrètes tournoient à mon préjudice, en ce qu’elles laissoient le masque de l’amitié à mes plus cruels ennemis.
Les règles de bienséance établies dans le monde sur cet article semblent dictées par l’esprit de mensonge & de trahison. Paroître encore l’ami d’un homme dont on a cessé de l’être, c’est se réserver des moyens de lui nuire en surprenant les honnêtes gens. Je me rappelai que quand l’illustre Montesquieu rompit avec le P. de Tournemine, il se hâta de le déclarer hautement, en disant à tout le monde: N’écoutez ni le P. de Tournemine ni moi, parlant l’un de l’autre; car nous avons cessé d’être amis. Cette conduite fut très applaudie, & tout le monde en loua la franchise & la générosité. Je résolus de suivre avec Diderot le même exemple: mais comment de ma retraite publier cette rupture authentiquement, & pourtant sans scandale? Je m’avisai d’insérer par forme de note, dans mon ouvrage, un passage du livre de l’Ecclésiastique, qui déclaroit cette rupture & même le sujet assez clairement pour quiconque étoit au fait, & ne signifioit rien pour le reste du monde, m’attachant, au surplus, à ne désigner dans l’ouvrage l’ami auquel je renonçois qu’avec l’honneur qu’on doit toujours rendre à l’amitié même éteinte. On peut voir tout cela dans l’ouvrage même.
[322] Il n’y a qu’heur & malheur dans ce monde; & il semble que tout acte de courage soit un crime dans l’adversité. Le même trait qu’on avoit admiré dans Montesquieu ne m’attira que blâme & reproche. Sitôt que mon ouvrage fut imprimé & que j’en eus des exemplaires, j’en envoyai un à St. L[amber]t, qui, la veille même, m’avoit écrit, au nom de Mde. d’H[oudetot] et au sien, un billet plein de la plus tendre amitié. Voici la lettre qu’il m’écrivit, en me renvoyant mon exemplaire.
Eaubonne, 10 Octobre 1758.
«En vérité, monsieur, je ne puis accepter le présent que vous venez de me faire. A l’endroit de votre préface où, à l’occasion de Diderot, vous citez un passage de l’Ecclésiaste (Il se trompe, c’est de l’Ecclésiastique), le livre m’est tombé des mains. Après les conversations de cet été vous m’avez paru convaincu que Diderot étoit innocent des prétendues indiscrétions que vous lui imputiez. Il peut avoir des torts avec vous: je l’ignore; mais je sais bien qu’ils ne vous donnent pas le droit de lui faire une insulte publique. Vous n’ignorez pas les persécutions qu’il essuie, & vous allez mêler la voix d’un ancien ami aux cris de l’envie. Je ne puis vous dissimuler, monsieur, combien cette atrocité me révolte. Je ne vis point avec Diderot, mais je l’honore, & je sens vivement le chagrin que vous donnez à un homme à qui, du moins vis-à-vis de moi, vous n’avez jamais reproché qu’un peu de faiblesse. Monsieur, nous différons trop de principes pour nous convenir jamais. Oubliez mon existence; cela ne [323] doit pas être difficile. Je n’ai jamais fait aux hommes ni le bien ni le mal dont on se souvient longtemps. Je vous promets, moi, monsieur, d’oublier votre personne, & de ne me souvenir que de vos talens.»
Je ne me sentis pas moins déchiré qu’indigné de cette lettre, & dans l’excès de ma misère retrouvant enfin ma fierté, je lui répondis par le billet suivant.
A Montmorenci, le 11 Octobre 1758.
«Monsieur, en lisant votre lettre je vous ai fait l’honneur d’en être surpris, & j’ai eu la bêtise d’en être ému; mais je l’ai trouvée indigne de réponse.»
«Je ne veux point continuer les copies de Mde. d’H[oudetot] S’il ne lui convient pas de garder ce qu’elle a, elle peut me le renvoyer; je lui rendrai son argent. Si elle le garde, il faut toujours qu’elle envoie chercher le reste de son papier & de son argent. Je la prie de me rendre en même tems le prospectus dont elle est dépositaire. Adieu, Monsieur.»
Le courage dans l’infortune irrite les coeurs lâches, mais il plaît aux coeurs généreux. Il paraît que ce billet fit rentrer St. L[amber]t en lui-même, & qu’il eut regret à ce qu’il avoit fait; mais, trop fier à son tour pour en revenir ouvertement, il saisit, il prépara peut-être le moyen d’amortir le coup qu’il m’avoit porté. Quinze jours après, je reçus de M. D’[Epina]y la lettre suivante.
Ce Jeudi, 26.
«J’ai reçu, Monsieur, le livre que vous avez eu la bonté [324] de m’envoyer; je le lis avec le plus grand plaisir. C’est le sentiment que j’ai toujours éprouvé à la lecture de tous les ouvrages qui sont sortis de votre plume. Recevez-en tous mes remerciements. J’aurois été vous les faire moi-même, si mes affaires m’eussent permis de demeurer quelque tems dans votre voisinage; mais j’ai bien peu habité la C[hevrett]e cette année. M. & Mde. D[upi]n viennent m’y demander à dîner dimanche prochain. Je compte que MM. de St. L[amber]t, de F[rancuei]l & Mde. d’H[oudetot] seront de la partie; vous me feriez un vrai plaisir, monsieur, si vous vouliez être des nôtres. Toutes les personnes que j’aurai chez moi vous désirent, & seront charmées de partager avec moi le plaisir de passer avec vous une partie de la journée. J’ai l’honneur d’être avec la plus parfaite considération, &c.»
Cette lettre me donna d’horribles battemens de coeur. Après avoir fait, depuis un an, la nouvelle de Paris, l’idée de m’aller donner en spectacle vis-à-vis de Mde. d’H[oudetot] me faisoit trembler, & j’avois peine à trouver assez de courage pour soutenir cette épreuve. Cependant, puisqu’elle & St. L[amber]t le vouloient bien, puisque D’[Epina]y parloit au nom de tous les conviés, & qu’il n’en nommoit aucun que je ne fusse bien aise de voir, je ne crus point, après tout, me compromettre en acceptant un dîner où j’étois en quelque sorte invité par tout le monde. Je promis donc. Le dimanche il fit mauvais: M. D’[Epina]y m’envoya son carrosse, & j’allai.
Mon arrivée fit sensation. Je n’ai jamais reçu d’accueil [325] plus caressant. On eût dit que toute la compagnie sentoit combien j’avois besoin d’être rassuré. Il n’y a que les coeurs François qui connaissent ces sortes de délicatesses. Cependant je trouvai plus de monde que je ne m’y étois attendu; entre autres, le Comte d’H[oudetot], que je ne connoissois point du tout, & sa soeur, Mde. de B[lainvill]e, dont je me serois bien passé. Elle étoit venue plusieurs fois l’année précédente à Eaubonne: & sa belle-soeur, dans nos promenades solitaires, l’avoit souvent laissée s’ennuyer à garder le mulet. Elle avoit nourri contre moi un ressentiment qu’elle satisfit durant ce dîner tout à son aise; car on sent que la présence du comte d’H[oudetot] et de St. L[amber]t ne mettoit pas les rieurs de mon côté, & qu’un homme embarrassé dans les entretiens les plus faciles n’étoit pas fort brillant dans celui-là. Je n’ai jamais tant souffert, ni fait plus mauvaise contenance, ni reçu d’atteintes plus imprévues. Enfin, quand on fut sorti de table, je m’éloignai de cette mégère; j’eus le plaisir de voir St. L[amber]t & Mde. d’H[oudetot] s’approcher de moi, & nous causâmes ensemble, une partie de l’après-midi, de choses indifférentes, à la vérité, mais avec la même familiarité qu’avant mon égarement. Ce procédé ne fut pas perdu dans mon coeur; & si St. L[amber]t y eût pu lire, il en eût sûrement été content. Je puis jurer que, quoique en arrivant, la vue de Mde. d’H[oudetot] m’eût donné des palpitations jusqu’à la défaillance, en m’en retournant je ne pensai presque pas à elle; je ne fus occupé que de St. L[amber]t.
Malgré les malins sarcasmes de Mde. de B[lainvill]e, ce dîner me fit grand bien, & je me félicitai fort de ne m’y [326] être pas refusé. J’y reconnus, non seulement que les intrigues de G[rimm] et des H[olbachien]s n’avoient point détaché de moi mes anciennes connaissances,* [*Voilà ce que, dans la simplicité de mon coeur, je croyois encore quand j’écrivis mes Confessions] mais, ce qui me flatta davantage encore, c’est que les sentimens de Mde. d’H....[d’Houdetot] & de St. L[amber]t étoient moins changés que je n’avois cru; & je compris enfin qu’il y avoit plus de jalousie que de mésestime dans l’éloignement où il la tenoit de moi. Cela me consola & me tranquillisa. Sûr de n’être pas un objet de mépris pour ceux qui l’étoient de mon estime, j’en travaillai sur mon propre coeur avec plus de courage & de succès. Si je ne vins pas à bout d’y éteindre entièrement une passion coupable & malheureuse, j’en réglai du moins si bien les restes, qu’ils ne m’ont pas fait faire une seule faute depuis ce temps-là. Les copies de Mde. d’H[oudetot], qu’elle m’engagea de reprendre; mes ouvrages que je continuai de lui envoyer quand ils paraissoient, m’attirèrent encore de sa part, de tems à autre, quelques messages & billets indifférents, mais obligeants. Elle fit même plus, comme on verra dans la suite: & la conduite réciproque de tous les trois, quand notre commerce eut cessé, peut servir d’exemple de la manière dont les honnêtes gens se séparent, quand il ne leur convient plus de se voir.
Un autre avantage que me procura ce dîner fut qu’on en parla dans Paris, & qu’il servit de réfutation sans réplique au bruit que répandoient partout mes ennemis, que j’étois brouillé mortellement avec tous ceux qui s’y trouvèrent, & [327] sur-tout avec M. D’]Epina]y. En quittant l’Hermitage, je lui avois écrit une lettre de remerciement très honnête, à laquelle il répondit non moins honnêtement; & les attentions mutuelles ne cessèrent point tant avec lui qu’avec M. de L[alive] son frère, qui même vint me voir à Montmorenci, & m’envoya ses gravures. Hors les deux belles-soeurs de Mde. d’H[oudetot], je n’ai jamais été mal avec personne de sa famille.
Ma lettre à d’Alembert eut un grand succès. Tous mes ouvrages en avoient eu, mais celui-ci me fut plus favorable. Il apprit au public à se défier des insinuations de la coterie H[olbachiqu]e. Quand j’allai à l’Hermitage, elle prédit, avec sa suffisance ordinaire, que je n’y tiendrois pas trois mois. Quand elle vit que j’y en avois tenu vingt, & que, forcé d’en sortir, je fixois encore ma demeure à la campagne, elle soutint que c’étoit obstination pure; que je m’ennuyois à la mort dans ma retraite; mais que, rongé d’orgueil, j’aimois mieux y périr victime de mon opiniâtreté, que de m’en dédire & revenir à Paris. La lettre à d’Alembert respiroit une douceur d’âme qu’on sentoit n’être point jouée. Si j’eusse été rongé d’humeur dans ma retraite, mon ton s’en seroit senti. Il en régnoit dans tous les écrits que j’avois faits à Paris: il n’en régnoit plus dans le premier que j’avois fait à la campagne. Pour ceux qui savent observer, cette remarque étoit décisive. On vit que j’étois rentré dans mon élément.
Cependant ce même ouvrage, tout plein de douceur qu’il étoit, me fit encore, par ma balourdise & par mon malheur ordinaire, un nouvel ennemi parmi les gens de lettres. J’avois [328] fait connoissance avec Marmontel chez M. de la Poplinière, & cette connoissance s’étoit entretenue chez le baron. Marmontel faisoit alors le Mercure de France. Comme j’avois la fierté de ne point envoyer mes ouvrages aux auteurs périodiques, & que je voulois cependant lui envoyer celui-ci, sans qu’il crût que c’étoit à ce titre, ni pour qu’il en parlât dans le Mercure, j’écrivis sur son exemplaire que ce n’étoit point pour l’auteur du Mercure, mais pour M. Marmontel. Je crus lui faire un très beau compliment; il crut y voir une cruelle offense, & devint mon plus irréconciliable ennemi. Il écrivit contre cette même lettre avec politesse, mais avec un fiel qui se sent aisément, & depuis lors il n’a manqué aucune occasion de me nuire dans la société, & de me maltraiter indirectement dans ses ouvrages: tant le très irritable amour-propre des gens de lettres est difficile à ménager, & tant on doit avoir soin de ne rien laisser, dans les complimens qu’on leur fait, qui puisse même avoir la moindre apparence d’équivoque.
Devenu tranquille de tous les côtés, je profitai du loisir & de l’indépendance où je me trouvois pour reprendre mes travaux avec plus de suite. J’achevai cet hiver la Julie, & je l’envoyai à Rey, qui la fit imprimer l’année suivante. Ce travail fut cependant encore interrompu par une petite diversion, & même assez désagréable. J’appris qu’on préparoit à l’Opéra une nouvelle remise du Devin du village. Outré de voir ces gens-là disposer arrogamment de mon bien, je repris le mémoire que j’avois envoyé à M. d’Argenson, & qui étoit demeuré sans réponse; & l’ayant retouché, je le [329] fis remettre par M. Sellon, résident de Genève, avec une lettre dont il voulut bien se charger, à M. le Comte de St. Florentin, qui avoit remplacé M. d’Argenson dans le département de l’Opéra. M. de St. Florentin promit une réponse, & n’en fit aucune. Duclos, à qui j’écrivis ce que j’avois fait, en parla aux petits violons, qui offrirent de me rendre, non mon opéra, mais mes entrées dont je ne pouvois plus profiter. Voyant que je n’avois d’aucun côté aucune justice à espérer, j’abandonnai cette affaire; & la direction de l’Opéra, sans répondre à mes raisons ni les écouter, a continué de disposer, comme de son propre bien, & de faire son profit du Devin du village, qui très incontestablement n’appartient qu’à moi seul.* [*Il lui appartient depuis lors, par un accord qu’elle a fait avec moi tout nouvellement.]
Depuis que j’avois secoué le joug de mes tyrans, je menois une vie assez égale & paisible: privé du charme des attachemens trop vifs, j’étois libre aussi du poids de leurs chaînes. Dégoûté des amis protecteurs, qui vouloient absolument disposer de ma destinée & m’asservir à leurs prétendus bienfaits malgré moi, j’étois résolu de m’en tenir désormois aux liaisons de simple bienveillance, qui, sans gêner la liberté, font l’agrément de la vie, & dont une mise d’égalité fait le fondement. J’en avois de cette espèce autant qu’il m’en falloit pour goûter les douceurs de la société, sans en souffrir la dépendance; & sitôt que j’eus essayé de ce genre de vie, je sentis que c’étoit celui qui convenoit à mon âge, pour finir mes jours dans le calme, loin de l’orage, [330] des brouilleries & des tracasseries, où je venois d’être à demi submergé.
Durant mon séjour à l’Hermitage, & depuis mon établissement à Montmorenci, j’avois fait à mon voisinage quelques connaissances qui m’étoient agréables, & qui ne m’assujettissoient à rien. A leur tête étoit le jeune Loyseau de Mauléon, qui, débutant alors au barreau, ignoroit quelle y seroit sa place. Je n’eus pas comme lui ce doute. Je lui marquai bientôt la carrière illustre qu’on le voit fournir aujourd’hui. Je lui prédis que, s’il se rendoit sévère sur le choix des causes, & qu’il ne fût jamais que le défenseur de la justice & de la vertu, son génie, élevé par ce sentiment sublime, égaleroit celui des plus grands orateurs. Il a suivi mon conseil, & il en a senti l’effet. Sa défense de M. de Portes est digne de Démosthène. Il venoit tous les ans à un quart de lieue de l’Hermitage passer les vacances à St. Brice, dans le fief de Mauléon, appartenant à sa mère, & où jadis avoit logé le grand Bossuet. Voilà un fief dont une succession de pareils maîtres rendroit la noblesse difficile à soutenir.
J’avois, au même village de St. Brice, le libraire Guérin, homme d’esprit, lettré, aimable, & de la haute volée dans son état. Il me fit faire aussi connoissance avec Jean Néaulme, libraire d’Amsterdam, son correspondant & son ami, qui dans la suite imprima l’Émile.
J’avois plus près encore que St. Brice, M. Maltor, curé de Grosley, plus fait pour être homme d’état & ministre que curé de village, & à qui l’on eût donné tout au moins [331] un diocèse à gouverner, si les talens décidoient des places. Il avoit été secrétaire du comte du Luc, & avoit connu très-particulièrement Jean-Baptiste Rousseau. Aussi plein d’estime pour la mémoire de cet illustre banni, que d’horreur pour celle du fourbe qui l’avoit perdu, il savoit sur l’un & sur l’autre beaucoup d’anecdotes curieuses, que Seguy n’avoit pas mises dans la vie encore manuscrite du premier, & il m’assuroit que le comte du Luc, loin d’avoir jamais eu à s’en plaindre, avoit conservé jusqu’à la fin de sa vie la plus ardente amitié pour lui. M. Maltor, à qui M. de Vintimille avoit donné cette retraite assez bonne après la mort de son patron, avoit été employé jadis dans beaucoup d’affaires, dont il avoit, quoique vieux, la mémoire encore présente & dont il raisonnoit très-bien. Sa conversation, non moins instructive qu’amusante, ne sentoit point son curé de village: il joignoit le ton d’un homme du monde aux connoissances d’un homme de cabinet. Il étoit de tous mes voisins permanens, celui dont la société m’étoit la plus agréable, & que j’ai eu le plus de regret de quitter.
J’avois à Montmorenci les Oratoriens, & entr’autres le P. B[erthie]r, professeur de physique, auquel, malgré quelque léger vernis de pédanterie, je m’étois attaché par un certain air de bonhomie que je lui trouvois. J’avois cependant peine à concilier cette grande simplicité avec le désir & l’art qu’il avoit de se fourrer partout, chez les grands, chez les femmes, chez les dévots, chez les philosophes. Il savoit se faire tout à tous. Je me plaisois fort avec lui, j’en parlois à tout le monde. Apparemment ce que j’en disois, lui revint. [332] Il me remercioit un jour de l’avoir trouvé bon homme. Je trouvai dans son souris je ne sais quoi de sardonique qui changea totalement sa physionomie à mes yeux, & qui m’est souvent revenu depuis lors dans la mémoire. Je ne peux pas mieux comparer ce souris qu’à celui de Panurge achetant les moutons de Dindenaut. Notre connoissance avoit commencé peu de tems après mon arrivée à l’Hermitage, où il me venoit voir très souvent. J’étois déjà établi à Montmorenci, quand il en partit pour retourner demeurer à Paris. Il y voyoit souvent Mde. le Vasseur. Un jour que je ne pensois à rien moins, il m’écrivit de la part de cette femme, pour m’informer que M. G[rimm] offroit de se charger de son entretien, & pour me demander la permission d’accepter cette offre. J’appris qu’elle consistoit en une pension de trois cens livres, & que Mde. le Vasseur devoit venir demeurer à Deuil, entre la Chevrette & Montmorenci. Je ne dirai pas l’impression que fit sur moi cette nouvelle, qui auroit été moins surprenante si G[rimm] avoit eu dix mille livres de rentes, ou quelque relation plus facile à comprendre avec cette femme, & qu’on ne m’eût pas fait un si grand crime de l’avoir amenée à la campagne, où cependant il lui plaisoit maintenant de la ramener, comme si elle étoit rajeunie depuis ce temps-là. Je compris que la bonne vieille ne me demandoit cette permission, dont elle auroit bien pu se passer si je l’avois refusée, qu’afin de ne pas s’exposer à perdre ce que je lui donnois de mon côté. Quoique cette charité me parût très extraordinaire, elle ne me frappa pas alors autant qu’elle a fait dans la suite. Mais quand j’aurois [333] su tout ce que j’ai pénétré depuis, je n’en aurois pas moins donné mon consentement, comme je fis, & comme j’étois obligé de faire, à moins de renchérir sur l’offre de M. G[rimm] Depuis lors le P. B[erthie]r me guérit un peu de l’imputation de bonhomie qui lui avoit paru si plaisante, & dont je l’avois si étourdiment chargé.
Ce même P. B[erthie]r avoit la connoissance de deux hommes qui recherchèrent aussi la mienne, je ne sais pourquoi: car il y avoit assurément peu de rapport entre leurs goûts & les miens. C’étoient des enfans de Melchisédec, dont on ne connoissoit ni le pays, ni la famille, ni probablement le vrai nom. Ils étoient Jansénistes & passoient pour des prêtres déguisés, peut-être à cause de leur façon ridicule de porter les rapières auxquelles ils étoient attachés. Le mystère prodigieux qu’ils mettoient à toutes leurs allures leur donnoit un air de chefs de parti, & je n’ai jamais douté qu’ils ne fissent la gazette ecclésiastique. L’un, grand, bénin, patelin, s’appeloit M. Ferraud; l’autre, petit, trapu, ricaneur, pointilleux, s’appeloit M. Minard. Ils se traitoient de cousins. Ils logeoient à Paris, avec d’Alembert, chez sa nourrice, appelée Mde. Rousseau, & ils avoient pris à Montmorenci un petit appartement pour y passer les étés. Ils faisoient leur ménage eux-mêmes, sans domestique & sans commissionnaire. Ils avoient alternativement chacun sa semaine pour aller aux provisions, faire la cuisine & balayer la maison. D’ailleurs ils se tenoient assez bien; nous mangions quelquefois les uns chez les autres. Je ne sais pas pourquoi ils se soucioient de moi; pour moi, je ne me souciois d’eux, [334] que parce qu’ils jouoient aux échecs, & pour obtenir une pauvre petite partie, j’endurois quatre heures d’ennui. Comme ils se fourroient partout & vouloient se mêler de tout, Thérèse les appeloit les commères, & ce nom leur est demeuré à Montmorenci.
Telles étoient, avec mon hôte M. Mathas, qui étoit un bon homme, mes principales connaissances de campagne. Il m’en restoit assez à Paris pour y vivre, quand je voudrais, avec agrément, hors de la sphère des gens de lettres, où je ne comptois que le seul Duclos pour ami: car Deleyre étoit encore trop jeune; & quoique, après avoir vu de près les manœuvres de la clique philosophique à mon égard, il s’en fût tout à fait détaché, ou du moins je le crus ainsi, je ne pouvois encore oublier la facilité qu’il avoit eue à se faire auprès de moi le porte-voix de tous ces gens-là.
J’avois d’abord mon ancien & respectable ami M. Roguin. C’étoit un ami du bon temps, que je ne devois point à mes écrits, mais à moi-même, & que pour cette raison j’ai toujours conservé. J’avois le bon Lenieps, mon compatriote, & sa fille alors vivante, Mde. Lambert. J’avois un jeune Genevois, appelé C[oinde]t, bon garçon, ce me sembloit, soigneux, officieux, zélé; mais ignorant, confiant, gourmand, avantageux, qui m’étoit venu voir dès le commencement de ma demeure à l’Hermitage, & sans autre introducteur que lui-même, s’étoit bientôt établi chez moi, malgré moi. Il avoit quelque goût pour le dessin, & connoissoit les artistes. Il me fut utile pour les estampes de la Julie; il se chargea de la direction des dessins & des planches, & s’acquitta bien de cette commission.
[335] J’avois la maison de M. D[upi]n, qui, moins brillante que durant les beaux jours de Mde. D[upi]n, ne laissoit pas d’être encore par le mérite des maîtres, & par le choix du monde qui s’y rassembloit, une des meilleures maisons de Paris. Comme je ne leur avois préféré personne, que je ne les avois quittés que pour vivre libre, ils n’avoient point cessé de me voir avec amitié, & j’étois sûr d’être en tout temps bien reçu de Mde. D[upi]n. Je la pouvois même compter pour une de mes voisines de campagne, depuis qu’ils s’étoient fait un établissement à Clichy, où j’allois quelquefois passer un jour ou deux, & où j’aurois été davantage, si Mde. D[upi]n & Mde. de C[henonceau]x avoient vécu de meilleure intelligence. Mais la difficulté de se partager dans la même maison entre deux femmes qui ne sympathisoient pas. J’avois le plaisir de la voir plus à mon aise à Deuil, presque à ma porte, où elle avoit loué une petite maison, & même chez moi, où elle me venoit voir assez souvent.
J’avois Mde. de Créqui qui, s’étant jetée dans la haute dévotion, avoit cessé de voir les d’Alembert, les Marmontel, & la plupart des gens de lettres, excepté, je crois, l’abbé T[ruble]t, manière alors de demi-cafard, dont elle étoit même assez ennuyée. Pour moi, qu’elle avoit recherché, je ne perdis pas sa bienveillance ni sa correspondance. Elle m’envoya des poulardes du Mans aux étrennes, & sa partie étoit faite pour venir me voir l’année suivante, quand un voyage de Mde. de Luxembourg croisa le sien. Je lui dois ici une place à part; elle en aura toujours une distinguée dans mes souvenirs.
[336] J’avois un homme, qu’excepté Roguin, j’aurois dû mettre le premier en compte: mon ancien confrère & ami de Carrio, ci-devant secrétaire titulaire de l’ambassade d’Espagne à Venise, puis en Suède, où il fut, par sa Cour, chargé des affaires, & enfin nommé réellement secrétaire d’ambassade à Paris. Il me vint surprendre à Montmorenci, lorsque je m’y attendois le moins. Il étoit décoré d’un ordre d’Espagne, dont j’ai oublié le nom, avec une belle croix en pierreries. Il avoit été obligé, dans ses preuves, d’ajouter une lettre à son nom de Carrio, & portoit celui du chevalier de Carrion. Je le trouvai toujours le même, le même excellent coeur, l’esprit de jour en jour plus aimable. J’aurois repris avec lui la même intimité qu’auparavant, si C[oinde]t s’interposant entre nous à son ordinaire, n’eût profité de mon éloignement pour s’insinuer à ma place & en mon nom dans sa confiance, & me supplanter, à force de zèle à me servir.
La mémoire de Carrion me rappelle celle d’un de mes voisins de campagne, dont j’aurois d’autant plus de tort de ne pas parler, que j’en ai à confesser un bien inexcusable envers lui. C’étoit l’honnête M. le Blond, qui m’avoit rendu service à Venise, & qui, étant venu faire un voyage en France avec sa famille, avoit loué une maison de campagne à la Briche, non loin de Montmorenci.* [*Quand j’écrivois ceci, plein de mon ancienne, & aveugle confiance j’étois bien loin de soupçonner le vrai motif, & l’effet de ce voyage de Paris.] Sitôt que j’appris qu’il étoit mon voisin, j’en fus dans la joie de mon coeur, & me fis encore plus une fête qu’un devoir d’aller lui [337] rendre visite. Je partis pour cela dès le lendemain. Je fus rencontré par des gens qui me venoient voir moi-même, & avec lesquels il fallut retourner. Deux jours après, je pars encore; il avoit dîné à Paris avec toute sa famille. Une troisième fois il étoit chez lui; j’entendis des voix de femmes, je vis à la porte un carrosse qui me fit peur. Je voulois du moins, pour la premiere fois, le voir à mon aise, & causer avec lui de nos anciennes liaisons. Enfin, je remis si bien ma visite de jour à autre, que la honte de remplir si tard un pareil devoir, fit que je ne le remplis point du tout: après avoir osé tant attendre, je n’osai plus me montrer. Cette négligence, dont M. le Blond ne put qu’être justement indigné, donna, vis-à-vis de lui, l’air de l’ingratitude à ma paresse, & cependant, je sentois mon coeur si peu coupable, que si j’avois pu faire à M, le Blond quelque vrai plaisir, même à son insu, je suis bien sûr qu’il ne m’eût pas trouvé paresseux. Mais l’indolence, la négligence & les délais dans les petits devoirs à remplir, m’ont fait plus de tort que de grands vices. Mes pires fautes ont été d’omission: j’ai rarement fait ce qu’il ne falloit pas faire, & malheureusement j’ai plus rarement encore fait ce qu’il falloit.
Puisque me voilà revenu à mes connoissances de Venise, je n’en dois pas oublier une qui s’y rapporte, & que je n’avois interrompue, ainsi que les autres, que depuis beaucoup moins de temps. C’est celle de M. de J[onvill]e, qui avoit continué, depuis son retour de Gênes, à me faire beaucoup d’amitiés. Il aimoit fort à me voir & à causer [338] avec moi des affaires d’Italie & des folies de M. de M[ontaigu], dont il savoit, de son côté, bien des traits par les bureaux des affaires étrangères, dans lesquels il avoit beaucoup de liaisons. J’eus le plaisir aussi de revoir chez lui mon ancien camarade Dupont, qui avoit acheté une charge dans sa province, & dont les affaires le ramenoient quelquefois à Paris. M. de J[onvill]e devint peu à peu si empressé de m’avoir, qu’il en étoit même gênant; & quoique nous logeassions dans des quartiers fort éloignés, il y avoit du bruit entre nous quand je passois une semaine entière sans aller dîner chez lui. Quand il alloit à J[onvill]e, il m’y vouloit toujours emmener; mais y étant une fois allé passer huit jours, qui me parurent fort longs, je n’y voulus plus retourner. M. de J[onvill]e étoit assurément un honnête & galant homme, aimable même à certains égards; mais il avoit peu d’esprit: il étoit beau, tant soit peu Narcisse, & passablement ennuyeux. Il avoit un recueil singulier, & peut-être unique au monde, dont il s’occupoit beaucoup, & dont il occupoit aussi ses hôtes, qui quelquefois s’en amusoient moins que lui. C’étoit une collection très complète de tous les vaudevilles de la Cour & de Paris, depuis plus de cinquante ans, où l’on trouvoit beaucoup d’anecdotes, qu’on auroit inutilement cherchées ailleurs. Voilà des mémoires pour l’histoire de France, dont on ne s’aviseroit guère chez toute autre nation.
Un jour, au fort de notre meilleure intelligence il me fit un accueil si froid, si glaçant, si peu dans son ton ordinaire, qu’après lui avoir donné occasion de s’expliquer, & [339] même l’en avoir prié, je sortis de chez lui avec la résolution, que j’ai tenue, de n’y plus remettre les pieds; car on ne me revoit guère où j’ai été une fois mal reçu, & il n’y avoit point ici de Diderot qui plaidât pour M. de J[onvill]e. Je cherchai vainement dans ma tête quel tort je pouvois avoir avec lui: je ne trouvai guère. J’étois sûr de n’avoir jamais parlé de lui ni des siens que de la façon la plus honorable; car je lui étois sincèrement attaché, & outre que je n’en avois que du bien à dire, ma plus inviolable maxime a toujours été de ne parler qu’avec honneur des maisons que je fréquentois.
Enfin à force de ruminer, voici ce que je conjecturai. La dernière fois que nous nous étions vus, il m’avoit donné à souper chez des filles de sa connoissance, avec deux ou trois commis des affaires étrangères, gens très-aimables, & qui n’avoient point du tout l’air ni le ton libertin: & je puis jurer que de mon côté la soirée se passa à méditer assez tristement sur le malheureux sort de ces créatures. Je ne payai pas mon écot, parce que M. de J[onvill]e nous donnoit à souper, & je ne donnai rien à ces filles, parce que je ne leur fis point gagner comme à la Padoana, le payement que j’aurois pu leur offrir. Nous sortîmes tous assez gais & de très-bonne intelligence. Sans être retourné chez ces filles, j’allai trois ou quatre jours après dîner chez M. de J[onvill]e que je n’avois pas revu depuis lors, & qui me fit l’accueil que j’ai dit. N’en pouvant imaginer d’autre cause que quelque mal-entendu relatif à ce souper, & voyant qu’il ne vouloit pas s’expliquer, je pris mon parti & cessai de le [340] voir: mais je continuai de lui envoyer mes ouvrages: il me fit faire souvent des complimens, & l’ayant un jour rencontré au chauffoir de la comédie, il me fit, sur ce que je n’allois plus le voir, des reproches obligeants, qui ne m’y ramenèrent pas. Ainsi cette affaire avoit plus l’air d’une bouderie que d’une rupture. Toutefois ne l’ayant pas revu, & n’ayant plus oui parler de lui depuis lors, il eût été trop tard pour y retourner au bout d’une interruption de plusieurs années. Voilà pourquoi M. de J[onvill]e n’entre point ici dans ma liste, quoique j’eusse assez long-tems fréquenté sa maison.
Je n’enflerai point la même liste de beaucoup d’autres connoissances moins familières, ou qui par mon absence, avoient cessé de l’être, & que je ne laissai pas de voir quelquefois en campagne, tant chez moi qu’à mon voisinage, telles, par exemple, que les abbés de Condillac, de Mably, MM. de Mairan, de Lalive, de Boisgelou, Watelet, Ancelet, & d’autres qu’il seroit trop long de nommer. Je passerai légèrement aussi sur celle de M. de Margency, gentilhomme ordinaire du roi, ancien membre de la coterie H[olbachiqu]e qu’il avoit quittée ainsi que moi, & ancien ami de Mde. D’[Epina]y, dont il s’étoit détaché ainsi que moi; ni sur celle de son ami Desmahis, auteur célèbre, mais éphémère, de la comédie de l’Impertinent. Le premier étoit mon voisin de campagne, sa terre de Margency étant près de Montmorenci. Nous étions d’anciennes connaissances; mais le voisinage & une certaine conformité d’expériences nous rapprochèrent davantage. Le second mourut peu après. Il avoit [341] du mérite & de l’esprit: mais il étoit un peu l’original de sa comédie, un peu fat auprès des femmes, & n’en fut pas extrêmement regretté.
Mais je ne puis omettre une correspondance nouvelle de ce temps-là, qui a trop influé sur le reste de ma vie pour que je néglige d’en marquer le commencement. Il s’agit de M. de L[amoignon] de M[alesherbe]s, premier président de la Cour des Aides, chargé pour lors de la librairie, qu’il gouvernoit avec autant de lumières que de douceur, & à la grande satisfaction des gens de lettres. Je ne l’avois pas été voir à Paris une seule fois; cependant j’avois toujours éprouvé de sa part les facilités les plus obligeantes, quant à la censure, & je savois qu’en plus d’une occasion il avoit fort malmené ceux qui écrivoient contre moi. J’eus de nouvelles preuves de ses bontés au sujet de l’impression de la Julie; car les épreuves d’un si grand ouvrage étant fort coûteuses à faire venir d’Amsterdam par la poste, il permit, ayant ses ports francs, qu’elles lui fussent adressées, & il me les envoyoit franches aussi sous le contre-seing de M. le chancelier son père. Quand l’ouvrage fut imprimé, il n’en permit le débit dans le royaume, qu’ensuite d’une édition qu’il en fit faire à mon profit, malgré moi-même: comme ce profit eût été de ma part un vol fait à Rey, à qui j’avois vendu mon manuscrit, non-seulement je ne voulus point accepter le présent qui m’étoit destiné pour cela, sans son aveu, qu’il accorda très-généreusement; mais je voulus partager avec lui les cent pistoles à quoi monta ce présent & dont il ne voulut rien. Pour ces cent pistoles, j’eus le désagrément [342] dont M. de M[alesherbe]s ne m’avoit pas prévenu, de voir horriblement mutiler mon ouvrage, & empêcher le débit de la bonne édition, jusqu’à ce que la mauvaise fût écoulée.
J’ai toujours regardé M. M[alesherbe]s comme un homme d’une droiture à toute épreuve. Jamais rien de ce qui m’est arrivé ne m’a fait douter un moment de sa probité: mais aussi foible qu’honnête, il nuit quelquefois aux gens pour lesquels il s’intéresse, à force de les vouloir préserver. Non seulement il fit retrancher plus de cent pages dans l’édition de Paris, mais il fit un retranchement qui pouvoit porter le nom d’infidélité dans l’exemplaire de la bonne édition qu’il envoya à Mde. de P[ompadou]r. Il est dit quelque part, dans cet ouvrage, que la femme d’un charbonnier est plus digne de respect que la maîtresse d’un prince. Cette phrase m’étoit venue dans la chaleur de la composition, sans aucune application, je le jure. En relisant l’ouvrage, je vis qu’on feroit cette application. Cependant, par la très imprudente maxime de ne rien ôter par égard aux applications qu’on pouvoit faire, quand j’avois dans ma conscience le témoignage de ne les avoir pas faites en écrivant, je ne voulus point ôter cette phrase, & je me contentai de substituer le mot Prince au mot Roi, que j’avois d’abord mis. Cet adoucissement ne parut pas suffisant à M. de M[alesherbe]s: il retrancha la phrase entière, dans un carton qu’il fit imprimer exprès, & coller aussi proprement qu’il fut possible dans l’exemplaire de Mde. de P[ompadou]r. Elle n’ignora pas ce tour de passe-passe: il se trouva de bonnes âmes qui l’en instruisirent. Pour moi, je ne l’appris que long-temps après, lorsque je commençois d’en sentir les suites.
[343] N’est-ce point encore ici la premiere origine de la haine couverte, mais implacable, d’une autre Dame qui étoit dans un cas pareil, sans que j’en susse rien, ni même que je la connusse quand j’écrivis ce passage? Quand le livre se publia, la connoissance étoit faite & j’étois très-inquiet. Je le dis au chevalier de Lorenzi qui se moqua de moi, & m’assura que cette Dame en étoit si peu offensée qu’elle n’y avoit pas même fait attention. Je le crus, un peu légèrement peut-être, & je me tranquillisai fort mal à propos.
Je reçus à l’entrée de l’hiver une nouvelle marque des bontés de M. de M[alesherbe]s à laquelle je fus fort sensible, quoique je ne jugeasse pas à propos d’en profiter. Il y avoit une place vacante dans le journal des savants. Margency m’écrivit pour me la proposer comme de lui-même. Mais il me fut aisé de comprendre, par le tour de sa lettre, qu’il étoit instruit & autorisé; & lui-même me marqua dans la suite qu’il avoit été chargé de me faire cette offre. Le travail de cette place étoit peu de chose. Il ne s’agissoit que de deux extraits par mois dont on m’apporteroit les livres, sans être obligé jamais à aucun voyage de Paris, pas même pour faire au magistrat une visite de remerciement. J’entrois par-là dans une société de gens de lettres du premier mérite, MM. de Mairan, Clairaut, de Guignes & l’abbé Barthélemy, dont la connoissance étoit déjà faite avec les deux premiers, & très-bonne à faire avec les deux autres. Enfin, pour un travail si peu pénible, & que je pouvois faire si commodément, il y avoit un honoraire de huit cens francs attaché à cette place. Je fus indécis quelques heures avant que de [344] me déterminer, & je puis jurer que ce ne fut que par la crainte de fâcher Margency & de déplaire à M. de M[alesherbe]s. Mais enfin la gêne insupportable de ne pouvoir travailler à mon heure & d’être commandé par le temps; bien plus encore la certitude de mal remplir les fonctions dont il falloit me charger, l’emportèrent sur tout, & me déterminèrent à refuser une place pour laquelle je n’étois pas propre. Je savois que tout mon talent ne venoit que d’une certaine chaleur d’âme sur les matières que j’avois à traiter, & qu’il n’y avoit que l’amour du grand, du vrai, du beau, qui pût animer mon génie. & que m’auroient importé les sujets de la plupart des livres que j’aurois à extraire, & les livres mêmes? Mon indifférence pour la chose eût glacé ma plume & abruti mon esprit. On s’imaginoit que je pouvois écrire par métier, comme tous les autres gens de lettres, au lieu que je ne sus jamais écrire que par passion. Ce n’étoit assurément pas là ce qu’il falloit au Journal des savants. J’écrivis donc à Margency une lettre de remerciement, tournée avec toute l’honnêteté possible, dans laquelle je lui fis si bien le détail de mes raisons, qu’il ne se peut pas que ni lui, ni M. de M[alesherbe]s oient cru qu’il entrât ni humeur ni orgueil dans mon refus. Aussi l’approuvèrent-ils l’un & l’autre, sans m’en faire moins bon visage; & le secret fut si bien gardé sur cette affaire, que le public n’en a jamais eu le moindre vent.
Cette proposition ne venoit pas dans un moment favorable pour me la faire agréer; car depuis quelque tems je formois le projet de quitter tout-à-fait la littérature, & [345] sur-tout le métier d’auteur. Tout ce qui venoit de m’arriver m’avoit absolument dégoûté des gens de lettres, & j’avois éprouvé qu’il étoit impossible de courir la même carrière sans avoir quelques liaisons avec eux. Je ne l’étois guères moins des gens du monde, & en général de la vie mixte que je venois de mener, moitié à moi-même, & moitié à des sociétés pour lesquelles je n’étois point fait. Je sentois plus que jamais, & par une constante expérience, que toute association inégale est toujours désavantageuse au parti foible. Vivant avec des gens opulents, & d’un autre état que celui que j’avois choisi, sans tenir maison comme eux, j’étois obligé de les imiter en bien des choses, & des menues dépenses, qui n’étoient rien pour eux, étoient pour moi non moins ruineuses qu’indispensables. Qu’un autre homme aille dans une maison de campagne, il est servi par son laquais, tant à table que dans sa chambre: il l’envoie chercher tout ce dont il a besoin; n’ayant rien à faire directement avec les gens de la maison, ne les voyant même pas, il ne leur donne des étrennes que quand & comme il lui plaît: mais moi, seul, sans domestique, j’étois à la merci de ceux de la maison, dont il falloit nécessairement capter les bonnes grâces, pour n’avoir pas beaucoup à souffrir; & traité comme l’égal de leur maître, il en falloit aussi traiter les gens comme tel, & même faire pour eux plus qu’un autre, parce qu’en effet j’en avois bien plus besoin. Passe encore quand il y a peu de domestiques; mais dans les maisons où j’allois, il y en avoit beaucoup, tous très-rogues, très-fripons, très-alertes, j’entends pour leur intérêt, & les [346] coquins savoient faire en sorte que j’avois successivement besoin de tous. Les femmes de Paris, qui ont tant d’esprit, n’ont aucune idée juste sur cet article, & à force de vouloir économiser ma bourse, elles me ruinoient. Si je soupois en ville, un peu loin de chez moi, au lieu de souffrir que j’envoyasse chercher un fiacre, la dame de la maison faisoit mettre les chevaux pour me ramener; elle étoit fort aise de m’épargner les vingt-quatre sous du fiacre: quant à l’écu que je donnois au laquais & au cocher, elle n’y songeoit pas. Une femme m’écrivait-elle de Paris à l’Hermitage, ou à Montmorenci: ayant regret aux quatre sous de port que sa lettre m’auroit coûté, elle me l’envoyoit par un de ses gens, qui arrivoit à pied tout en nage, & à qui je donnois à dîner, & un écu qu’il avoit assurément bien gagné. Me proposait-elle d’aller passer huit ou quinze jours avec elle à sa campagne, elle se disoit en elle-même: Ce sera toujours une économie pour ce pauvre garçon; pendant ce temps-là, sa nourriture ne lui coûtera rien. Elle ne songeoit pas qu’aussi, durant ce temps-là, je ne travaillois point; que mon ménage, & mon loyer, & mon linge, & mes habits, n’en alloient pas moins; que je payois mon barbier à double, & qu’il ne laissoit pas de m’en coûter chez elle plus qu’il ne m’en auroit coûté chez moi. Quoique je bornasse mes petites largesses aux seules maisons où je vivois d’habitude, elles ne laissoient pas de m’être ruineuses. Je puis assurer que j’ai bien versé vingt-cinq écus chez Mde.d’H[oudetot] à Eaubonne, où je n’ai couché que quatre ou cinq fois, & plus de cent pistoles tant à E[pina]y qu’à la C[hevrett]e, [347] pendant les cinq ou six ans que j’y fus le plus assidu. Ces dépenses sont inévitables pour un homme de mon humeur, qui ne soit se pourvoir de rien, ni s’ingénier sur rien, ni supporter l’aspect d’un valet qui grogne, & qui vous sert en rechignant. Chez Mde. D[upi]n même, où j’étois de la maison, & où je rendois mille services aux domestiques, je n’ai jamais reçu les leurs qu’à la pointe de mon argent. Dans la suite, il a fallu renoncer tout-à-fait à ces petites libéralités que ma situation ne m’a plus permis de faire, & je vins a sentir bien plus durement encore, l’inconvénient de fréquenter des gens d’une autre condition que la mienne.
Encore si cette vie eût été de mon goût, je me serois consolé d’une dépense onéreuse, consacrée à mes plaisirs: mais se ruiner pour s’ennuyer est trop insupportable, & j’avois si bien senti le poids de ce train de vie que, profitant de l’intervalle de liberté où je me trouvois pour lors, j’étois déterminé à le perpétuer, à renoncer totalement à la grande société, à la composition des livres, à tout commerce de littérature, & à me renfermer pour le reste de mes jours dans la sphère étroite & paisible pour laquelle je me sentois né.
Le produit de la lettre à d’Alembert & de la nouvelle Héloise avoit un peu remonté mes finances, qui s’étoient fort épuisées à l’Hermitage. Je me voyois environ mille écus devant moi. L’Émile, auquel je m’étois mis tout de bon quand j’eus achevé l’Héloise, étoit fort avancé, & son produit devoit au moins doubler cette somme. Je formai le projet de placer ce fonds de manière à me faire une petite [348] rente viagère qui pût, avec ma copie, me faire subsister sans plus écrire. J’avois encore deux ouvrages sur le chantier. Le premier étoit mes Institutions politiques. J’examinai l’état de ce livre, & je trouvai qu’il demandoit encore plusieurs années de travail. Je n’eus pas le courage de le poursuivre & d’attendre qu’il fût achevé, pour exécuter ma résolution. Ainsi, renonçant à cet ouvrage, je résolus d’en tirer tout ce qui pouvoit se détacher, puis de brûler tout le reste; & poussant ce travail avec zèle, sans interrompre celui de l’Émile, je mis, en moins de deux ans, la dernière main au Contrat social.
Restoit le Dictionnaire de musique. C’étoit un travail de manœuvre qui pouvoit se faire en tout temps, & qui n’avoit pour objet qu’un produit pécuniaire. Je me réservai de l’abandonner, ou de l’achever à mon aise, selon que mes autres ressources rassemblées me rendroient celle-là nécessaire ou superflue. A l’égard de la Morale sensitive, dont l’entreprise étoit restée en esquisse, je l’abandonnai totalement.
Comme j’avois en dernier projet, si je pouvois me passer tout-à-fait de la copie, celui de m’éloigner de Paris où l’affluence des survenans rendoit ma subsistance coûteuse, & m’ôtoit le tems d’y pourvoir, pour prévenir dans ma retraite l’ennui dans lequel on dit que tombe un auteur quand il a quitté la plume, je me réservois une occupation qui pût remplir le vide de ma solitude, sans me tenter de plus rien faire imprimer de mon vivant. Je ne sais par quelle fantaisie Rey me pressoit depuis long-tems d’écrire les Mémoires de ma vie. Quoiqu’ils ne fussent pas jusqu’àlors [349] fort intéressans par les faits, je sentis qu’ils pouvoient le devenir par la franchise que j’étois capable d’y mettre, & je résolus d’en faire un ouvrage unique par une véracité sans exemple, afin qu’au moins une fois, on pût voir un homme tel qu’il étoit en-dedans. J’avois toujours ri de la fausse naïveté de Montaigne qui, faisant semblant d’avouer ses défauts, a grand soin de ne s’en donner que d’aimables; tandis que je sentois, moi, qui me suis cru toujours, & qui me crois encore, à tout prendre, le meilleur des hommes, qu’il n’y a point d’intérieur humain, si pur qu’il puisse être, qui ne recèle quelque vice odieux. Je savois qu’on me peignoit dans le public sous des traits si peu semblables aux miens, & quelquefois si difformes que, malgré le mal, dont je ne voulois rien taire, je ne pouvois que gagner encore à me montrer tel que j’étois. D’ailleurs, cela ne se pouvant faire sans laisser voir aussi d’autres gens tels qu’ils étoient, & par conséquent, cet ouvrage ne pouvant paroître qu’après ma mort & celle de beaucoup d’autres, cela m’enhardissoit davantage à faire mes confessions, dont jamais je n’aurois à rougir devant personne. Je résolus donc de consacrer mes loisirs à bien exécuter cette entreprise, & je me mis à recueillir les lettres & papiers qui pouvoient guider ou réveiller ma mémoire, regrettant fort tout ce que j’avois déchiré, brûlé, perdu jusqu’àlors.
Ce projet de retraite absolue, un des plus sensés que j’eusse jamais fait, étoit fortement empreint dans mon esprit, & déjà je travaillois à son exécution, quand le ciel, qui me préparoit une autre destinée, me jeta dans un nouveau tourbillon.
[350] Montmorenci, cet ancien & beau patrimoine de l’illustre maison de ce nom, ne lui appartient plus depuis la confiscation. Il a passé, par la soeur du duc Henri, dans la maison de Condé, qui a changé le nom de Montmorenci en celui d’Enghien; & ce duché n’a d’autre château qu’une vieille tour, où l’on tient les archives, & où l’on reçoit les hommages des vassaux. Mais on voit à Montmorenci ou Enghien une maison particulière bâtie par Croisat, dit le pauvre, laquelle ayant la magnificence des plus superbes châteaux, en mérite & en porte le nom. L’aspect imposant de ce bel édifice, la terrasse sur laquelle il est bâti, sa vue unique peut-être au monde, son vaste salon peint d’une excellente main, son jardin planté par le célèbre Le Nôtre, tout cela forme un tout dont la majesté frappante a pourtant je ne sais quoi de simple, qui soutient & nourrit l’admiration. M. le Maréchal duc de Luxembourg, qui occupoit alors cette maison, venoit tous les ans dans ce pays, où jadis ses pères étoient les maîtres, passer en deux fois cinq ou six semaines, comme simple habitant, mais avec un éclat qui ne dégénéroit point de l’ancienne splendeur de sa maison. Au premier voyage qu’il y fit depuis mon établissement à Montmorenci, M. & Mde. la Maréchale envoyèrent un valet de chambre me faire compliment de leur part, & m’inviter à souper chez eux toutes les fois que cela me feroit plaisir. A chaque fois qu’ils revinrent, ils ne manquèrent point de réitérer le même compliment & la même invitation. Cela me rappeloit Mde. de B[euzenva]l m’envoyant dîner à l’office. Les temps étoient changés; mais j’étois [351] demeuré le même. Je ne voulois point qu’on m’envoyât dîner à l’office, & je me souciois peu de la table des grands. J’aurois mieux aimé qu’ils me laissassent pour ce que j’étois, sans me fêter & sans m’avilir. Je répondis honnêtement & respectueusement aux politesses de M. & de Mde. de Luxembourg; mais je n’acceptai point leurs offres, & tant mes incommodités que mon humeur timide & mon embarras à parler, me faisant frémir à la seule idée de me présenter dans une assemblée des gens de la Cour, je n’allai pas même au château faire une visite de remerciement, quoique je comprisse assez que c’étoit ce qu’on cherchoit, & que tout cet empressement étoit plutôt une affaire de curiosité que de bienveillance.
Cependant les avances continuèrent, & allèrent même en augmentant. Mde. la comtesse de Boufflers qui étoit fort liée avec Mde. la Maréchale, étant venue à Montmorenci, envoya savoir de mes nouvelles & me proposer de me venir voir. Je répondis comme je devois, mais je ne démarrai point. Au voyage de Pâques de l’année suivante 1759, le chevalier de Lorenzy, qui étoit de la Cour de M. le prince de Conti & de la société de Mde. de Luxembourg, vint me voir plusieurs fois, nous fîmes connoissance; il me pressa d’aller au château: je n’en fis rien. Enfin, une après-midi que je ne songeois à rien moins, je vis arriver M. le maréchal de Luxembourg suivi de cinq ou six personnes. Pour lors il n’y eut plus moyen de m’en dédire, & je ne pus éviter, sous peine d’être un arrogant & un mal-appris, de lui rendre sa visite & d’aller faire ma Cour à Mde.. la Maréchale, de la [352] part de laquelle il m’avoit comblé des choses les plus obligeantes. Ainsi commencèrent, sous de funestes auspices, des liaisons dont je ne pus plus long-temps me défendre, mais qu’un pressentiment trop bien fondé, me fit redouter jusqu’à ce que j’y fusse engagé.
Je craignois excessivement Mde. de Luxembourg. Je savois qu’elle étoit aimable. Je l’avois vue plusieurs fois au spectacle, & chez Mde. D[upi]n, il y avoit dix ou douze ans, lorsqu’elle étoit duchesse de B[ouffler]s & qu’elle brilloit encore de sa premiere beauté. Mais elle passoit pour méchante; & dans une aussi grande dame, cette réputation me faisoit trembler. A peine l’eus-je vue, que je fus subjugué. Je la trouvai charmante, de ce charme à l’épreuve du temps, le plus fait pour agir sur mon coeur. Je m’attendois à lui trouver un entretien mordant & plein d’épigrammes. Ce n’étoit point cela, c’étoit beaucoup mieux. La conversation de Mde. de Luxembourg ne pétille pas d’esprit; ce ne sont pas des saillies, & ce n’est pas même proprement de la finesse: mais c’est une délicatesse exquise, qui ne frappe jamais, & qui plaît toujours. Ses flatteries sont d’autant plus enivrantes qu’elles sont plus simples; on diroit qu’elles lui échappent sans qu’elle y pense, & que c’est son coeur qui s’épanche, uniquement parce qu’il est trop rempli. Je crus m’apercevoir, dès la premiere visite, que, malgré mon air gauche & mes lourdes phrases, je ne lui déplaisois pas. Toutes les femmes de la Cour savent vous persuader cela quand elles le veulent, vrai ou non; mais toutes ne savent pas, comme Mde. de Luxembourg, vous rendre cette persuasion si douce qu’on [353] ne s’avise plus d’en vouloir douter. Dès le premier jour ma confiance en elle eût été aussi entière qu’elle ne tarda pas à le devenir, si Mde. la duchesse de Montmorenci sa belle-fille, jeune folle, assez maligne aussi, ne se fut avisée de m’entreprendre, & tout au travers de force éloges de sa maman & de feintes agaceries pour son propre compte, ne m’eût mis en doute si je n’étois pas persiflé.
Je me serois peut-être difficilement rassuré sur cette crainte auprès des deux Dames, si les extrêmes bontés de M. le Maréchal ne m’eussent confirmé que les leurs étoient sérieuses. Rien de plus surprenant, vu mon caractère timide, que la promptitude avec laquelle je le pris au mot, sur le pied d’égalité où il voulut se mettre avec moi, si ce n’est peut-être celle avec laquelle il me prit au mot lui-même, sur l’indépendance absolue avec laquelle je voulois vivre. Persuadés l’un & l’autre que j’avois raison d’être content de mon état & de n’en vouloir pas changer, ni lui ni Mde. de Luxembourg n’ont paru vouloir s’occuper un instant de ma bourse ou de ma fortune; quoique je ne pusse douter du tendre intérêt qu’ils prenoient à moi tous les deux, jamais ils ne m’ont proposé de place & ne m’ont offert leur crédit, si ce n’est une seule fois que Mde. de Luxembourg parut désirer que je voulusse entrer à l’Académie françoise. J’alléguai ma religion: elle me dit que ce n’étoit pas un obstacle, ou qu’elle s’engageoit à le lever. Je répondis que quelque honneur que ce fût pour moi d’être membre d’un corps si illustre, ayant refusé à M. de Tressan & en quelque sorte au Roi de Pologne, d’entrer dans l’académie de [354] Nancy, je ne pouvois plus honnêtement entrer dans aucune. Mde. de Luxembourg n’insista pas & il n’en fut plus reparlé. Cette simplicité de commerce avec de si grands seigneurs, & qui pouvoient tout en ma faveur, M. de Luxembourg étant & méritant bien d’être l’ami particulier du roi, contraste bien singulièrement avec les continuels soucis, non moins importuns qu’officieux, des amis protecteurs que je venois de quitter, & qui cherchoient moins à me servir qu’à m’avilir.
Quand M. le maréchal m’étoit venu voir à Mont-Louis, je l’avois reçu avec peine, lui & sa suite, dans mon unique chambre, non parce que je fus obligé de le faire asseoir au milieu de mes assiettes sales & de mes pots cassés, mais parce que mon plancher pourri tomboit en ruine, & que je craignois que le poids de sa suite ne l’effondrât tout à fait. Moins occupé de mon propre danger que de celui que l’affabilité de ce bon seigneur lui faisoit courir, je me hâtai de le tirer de-là pour le mener, malgré le froid qu’il faisoit encore, à mon donjon, tout ouvert & sans cheminée. Quand il y fut, je lui dis la raison qui m’avoit engagé à l’y conduire: il la redit à Mde. la maréchale, & l’un & l’autre me pressèrent, en attendant qu’on referoit mon plancher, d’accepter un logement au château, où, si je l’aimois mieux, dans un édifice isolé qui étoit au milieu du parc, & qu’on appeloit le petit château. Cette demeure enchantée mérite qu’on en parle.
Le parc ou jardin de Montmorenci n’est pas en plaine comme celui de la Chevrette. Il est inégal, montueux, mêlé [355] de collines & d’enfoncements, dont l’habile artiste a tiré parti pour varier les bosquets, les ornements, les eaux, les points de vue, & multiplier pour ainsi dire, à force d’art & de génie, un espace en lui-même assez resserré. Ce parc est couronné dans le haut par la terrasse & le château; dans le bas il forme une gorge qui s’ouvre & s’élargit vers la vallée, & dont l’angle est rempli par une grande pièce d’eau. Entre l’orangerie qui occupe cet élargissement & cette pièce d’eau entourée de coteaux bien décorés, de bosquets & d’arbres, est le petit château dont j’ai parlé. Cet édifice & le terrain qui l’entoure, appartenoient jadis au célèbre le Brun, qui se plut à le bâtir & le décorer avec ce goût exquis d’ornemens & d’architecture, dont ce grand peintre s’étoit nourri. Ce château depuis lors a été rebâti, mais toujours sur le dessin du premier maître. Il est petit, simple, mais élégant. Comme il est dans un fond, entre le bassin de l’orangerie, & la grande pièce d’eau, par conséquent sujet à l’humidité, on l’a percé dans son milieu d’un péristile à jour entre deux étages de colonnes, par lequel l’air jouant dans tout l’édifice, le maintient sec malgré sa situation. Quand on regarde ce bâtiment de la hauteur opposée qui lui fait perspective, il paroît absolument environné d’eau, & l’on croit voir une isle enchantée, ou la plus jolie des trois isles Borromées, appelée Isola bella dans le lac Majeur.
Ce fut dans cet édifice solitaire qu’on me donna le choix d’un des quatre appartemens complets qu’il contient, outre le rez-de-chaussée composé d’une salle de bal, d’une salle de billard & d’une cuisine. Je pris le plus petit & le plus [356] simple au-dessus de la cuisine, que j’eus aussi. Il étoit d’une propreté charmante, l’ameublement en étoit blanc & bleu. C’est dans cette profonde & délicieuse solitude qu’au milieu des bois & des eaux, aux concerts des oiseaux de toute espèce, au parfum de la fleur d’orange, je composai dans une continuelle extase le cinquième livre de l’Émile, dont je dus en grande partie le coloris assez frais à la vive impression du local où je l’écrivois.
Avec quel empressement je courois tous les matins, au lever du soleil, respirer un air embaumé sur le péristyle! Quel bon café au lait j’y prenois tête à tête avec ma Thérèse! Ma chatte & mon chien nous faisoient compagnie. Ce seul cortège m’eût suffi pour toute ma vie, sans éprouver jamais un moment d’ennui. J’étois là dans le paradis terrestre; j’y vivois avec autant d’innocence, & j’y goûtois le même bonheur.
Au voyage de juillet, M. & Mde. de Luxembourg me marquèrent tant d’attentions & me firent tant de caresses, que, logé chez eux & comblé de leurs bontés, je ne pus moins faire que d’y répondre en les voyant assidûment. Je ne les quittois presque point: j’allois le matin faire ma Cour à Mde. la maréchale; j’y dînais; j’allois l’après-midi me promener avec M. le maréchal, mais je n’y soupois pas, à cause du grand monde, & qu’on y soupoit trop tard pour moi. Jusqu’àlors tout étoit convenable, & il n’y avoit point de mal encore, si j’avois sçu m’en tenir là. Mais je n’ai jamais sçu garder un milieu dans mes attachements, & remplir simplement des devoirs de société. J’ai toujours été [357] tout ou rien; bientôt je fus tout, & me voyant fêté, gâté par des personnes de cette considération, je passai les bornes, & me pris pour eux d’une amitié qu’il n’est permis d’avoir que pour ses égaux. J’en mis toute la familiarité dans mes manières, tandis qu’ils ne se relâchèrent jamais dans les leurs de la politesse à laquelle ils m’avoient accoutumé. Je n’ai pourtant jamais été très à mon aise avec Mde. la Maréchale. Quoique je ne fusse pas parfaitement rassuré sur son caractère, je le redoutois moins que son esprit. C’étoit par là sur-tout qu’elle m’en imposoit. Je savois qu’elle étoit difficile en conversations, & qu’elle avoit droit de l’être. Je savois que les femmes & sur-tout les grandes Dames, veulent absolument être amusées, qu’il vaudroit mieux les offenser que les ennuyer, & je jugeois par ses commentaires sur ce qu’avoient dit les gens qui venoient de partir, de ce qu’elle devoit penser de mes balourdises. Je m’avisai d’un supplément pour me sauver auprès d’elle l’embarras de parler; ce fut de lire. Elle avoit oui parler de la Julie; elle savoit qu’on l’imprimoit; elle marqua de l’empressement de voir cet ouvrage; j’offris de le lui lire; elle accepta. Tous les matins je me rendois chez elle sur les dix heures; M. de Luxembourg y venoit: on fermoit la porte. Je lisois à côté de son lit, & je compassai si bien mes lectures, qu’il y en auroit eu pour tout le voyage, quand même il n’auroit pas été interrompu.* [*La perte d’une grande bataille, qui affligea beaucoup le roi, força M. de Luxembourg de retourner précipitamment à la coeur.] Le succès de cet expédient passa mon attente. Mde. de Luxembourg s’engoua de la Julie & de [358] son auteur; elle ne parloit que de moi, ne s’occupoit que de moi, me disoit des douceurs toute la journée, m’embrassoit dix fois le jour. Elle voulut que j’eusse toujours ma place à table à côté d’elle; & quand quelques seigneurs vouloient prendre cette place, elle leur disoit que c’étoit la mienne, & les faisoit mettre ailleurs. On peut juger de l’impression que ces manières charmantes faisoient sur moi, que les moindres marques d’affection subjuguent. Je m’attachois réellement à elle, à proportion de l’attachement qu’elle me témoignoit. Toute ma crainte, en voyant cet engouement, & me sentant si peu d’agrément dans l’esprit pour le soutenir, étoit qu’il ne se changeât en dégoût, & malheureusement pour moi cette crainte ne fut que trop bien fondée.
Il falloit qu’il y eût une opposition naturelle entre son tour d’esprit & le mien, puisque indépendamment des foules de balourdises qui m’échappoient à chaque instant dans la conversation, dans mes lettres même, & lorsque j’étois le mieux avec elle, il se trouvoit des choses qui lui déplaisoient, sans que je pusse imaginer pourquoi. Je n’en citerai qu’un exemple, & j’en pourrois citer vingt. Elle sut que je faisois pour Mde.d’H....[d’Houdetot] une copie de l’Héloise, à tant la page. Elle en voulut avoir une sur le même pied. Je la lui promis; & la mettant par là du nombre de mes pratiques, je lui écrivis quelque chose d’obligeant & d’honnête à ce sujet; du moins telle étoit mon intention. Voici sa réponse, qui me fit tomber des nues:
A Versailles, ce mardi.
«Je suis ravie, je suis contente, votre lettre m’a fait un [359] plaisir infini, & je me presse pour vous le mander & pour vous en remercier.»
«Voici les propres termes de votre lettre: Quoique vous soyez sûrement une très-bonne pratique, je me fais quelque peine de prendre votre argent; régulièrement ce seroit à moi de payer le plaisir que j’aurois de travailler pour vous. Je ne vous en dis pas davantage. Je me plains de ce que vous ne me parlez jamais de votre santé. Rien ne m’intéresse davantage. Je vous aime de tout mon coeur; & c’est, je vous assure, bien tristement que je vous le mande, car j’aurois bien du plaisir à vous le dire moi-même. M. de Luxembourg vous aime & vous embrasse de tout son coeur.»
En recevant cette lettre, je me hâtai d’y répondre, en attendant plus ample examen, pour protester contre toute interprétation désobligeante, & après m’être occupé quelques jours à cet examen avec l’inquiétude qu’on peut concevoir, & toujours sans y rien comprendre, voici quelle fut enfin ma dernière réponse à ce sujet.
A Montmorenci, le 8 Décembre 1759.
«Depuis ma dernière lettre, j’ai examiné cent & cent fois le passage en question. Je l’ai considéré par son sens propre & naturel, je l’ai considéré par tous les sens qu’on peut lui donner, & je vous avoue, madame la Maréchale, que je ne sais plus si c’est moi qui vous dois des excuses, ou si ce n’est point vous qui m’en devez.»
Il y a maintenant dix ans que ces lettres ont été écrites. [360] J’y ai souvent repensé depuis ce temps-là; & telle est encore aujourd’hui ma stupidité sur cet article, que je n’ai pu parvenir à sentir ce qu’elle avoit pu trouver dans ce passage, je ne dis pas d’offensant, mais même qui pût lui déplaire.
A propos de cet exemplaire manuscrit de l’Héloise que voulut avoir Mde. de Luxembourg, je dois dire ici ce que j’imaginai pour lui donner quelque avantage marqué qui le distinguât de tout autre. J’avois écrit à part les aventures de milord Edouard, & j’avois balancé long-tems à les insérer, soit en entier, soit par extroit, dans cet ouvrage, où elles me paraissoient manquer. Je me déterminai enfin à les retrancher tout à fait, parce que, n’étant pas du ton de tout le reste, elles en auroient gâté la touchante simplicité. J’eus une autre raison bien plus forte, quand je connus Mde. de Luxembourg. C’est qu’il y avoit dans ces aventures une marquise romaine d’un caractère très odieux, dont quelques traits, sans lui être applicables, auroient pu lui être appliqués par ceux qui ne la connoissoient que de réputation. Je me félicitai donc beaucoup du parti que j’avois pris, & m’y confirmai. Mais, dans l’ardent désir d’enrichir son exemplaire de quelque chose qui ne fût dans aucun autre, n’allai-je pas songer à ces malheureuses aventures, & former le projet d’en faire l’extroit, pour l’y ajouter. Projet insensé, dont on ne peut expliquer l’extravagance que par l’aveugle fatalité qui m’entraînoit à ma perte!
Quos vult perdere Jupiter dementat.
J’eus la stupidité de faire cet extroit avec bien du soin, [361] bien du travail, & de lui envoyer ce morceau comme la plus belle chose du monde; en la prévenant toutefois, comme il étoit vrai, que j’avois brûlé l’original, que l’extroit étoit pour elle seule, & ne seroit jamais vu de personne, à moins qu’elle ne le montrât elle-même; ce qui, loin de lui prouver ma prudence & ma discrétion, comme je croyois faire, n’étoit que l’avertir du jugement que je portois moi-même sur l’application des traits dont elle auroit pu s’offenser. Mon imbécillité fut telle, que je ne doutois pas qu’elle ne fût enchantée de mon procédé. Elle ne me fit pas là-dessus les grands complimens que j’en attendois, & jamais, à ma très grande surprise, elle ne me parla du cahier que je lui avois envoyé. Pour moi, toujours charmé de ma conduite dans cette affaire, ce ne fut que long-temps après que je jugeai, sur d’autres indices, l’effet qu’elle avoit produit.
J’eus encore, en faveur de son manuscrit, une autre idée plus raisonnable, mais qui, par des effets plus éloignés, ne m’a guère été moins nuisible; tant tout concourt à l’oeuvre de la destinée quand elle appelle un homme au malheur. Je pensai d’orner ce manuscrit des dessins des estampes de la Julie, lesquels dessins se trouvèrent être du même format que le manuscrit. Je demandai à C[oindet] ces dessins, qui m’appartenoient à toutes sortes de titres, & d’autant plus que je lui avois abandonné le produit des planches, lesquelles eurent un grand débit. C[oindet] est aussi rusé que je le suis peu. A force de se faire demander ces dessins, il parvint à savoir ce que j’en voulois faire. Alors, sous prétexte d’ajouter [362] quelqu’ornemens à ces dessins, il se les fit laisser, & finit par les présenter lui-même.
Ego versiculos feci, tulit alter honores.
Cela acheva de l’introduire à l’hôtel du Luxembourg sur un certain pied. Depuis mon établissement au petit château, il m’y venoit voir très souvent, & toujours dès le matin, sur-tout quand M. & Mde. de Luxembourg étoient à Montmorenci. Cela faisoit que, pour passer avec lui une journée, je n’allois point au château. On me reprocha ces absences: j’en dis la raison. On me pressa d’amener M. C[oindet]: je le fis. C’étoit ce que le drôle avoit cherché. Ainsi, grace aux bontés excessives qu’on avoit pour moi, un commis de M. T[hélusson], qui vouloit bien lui donner quelquefois sa table quand il n’avoit personne à dîner, se trouva tout d’un coup admis à celle d’un maréchal de France, avec les princes, les duchesses, & tout ce qu’il y avoit de grand à la Cour. Je n’oublierai jamais qu’un jour qu’il étoit obligé de retourner à Paris de bonne heure, M. le maréchal dit après le dîner à la compagnie: Allons nous promener sur le chemin de St. Denis; nous accompagnerons M. C[oindet]. Le pauvre garçon n’y tint pas; sa tête s’en alla tout à fait. Pour moi, j’avois le coeur si ému, que je ne pus dire un seul mot. Je suivois par derrière, pleurant comme un enfant, & mourant d’envie de baiser les pas de ce bon maréchal. Mais la suite de cette histoire de copie m’a fait anticiper ici sur les temps. Reprenons-les dans leur ordre, autant que ma mémoire me le permettra.
[363] Sitôt que la petite maison de Mont-Louis fut prête, je la fis meubler proprement, simplement, & retournai m’y établir; ne pouvant renoncer à cette loi que je m’étois faite, en quittant l’Hermitage, d’avoir toujours mon logement à moi; mais je ne pus me résoudre non plus à quitter mon appartement du petit château. J’en gardai la clef, & tenant beaucoup aux jolis déjeuners du péristile, j’allois souvent y coucher, & j’y passois quelquefois deux ou trois jours, comme à une maison de campagne. J’étois peut-être alors le particulier de l’Europe le mieux & le plus agréablement logé. Mon hôte, M. Mathas, qui étoit le meilleur homme du monde, m’avoit absolument laissé la direction des réparations de Mont-Louis, & voulut que je disposasse de ses ouvriers, sans même qu’il s’en mêlât. Je trouvai donc le moyen de me faire d’une seule chambre au premier, un appartement complet, composé d’une chambre, d’une antichambre & d’une garderobe. Au rez-de-chaussée étoient la cuisine & la chambre de Thérèse. Le donjon me servoit de cabinet, au moyen d’une bonne cloison vitrée & d’une cheminée qu’on y fit faire. Je m’amusai quand j’y fus à orner la terrasse qu’ombrageoient déjà deux rangs de jeunes tilleuls, j’y en fis ajouter deux pour faire un cabinet de verdure; j’y fis poser une table & des bancs de pierre; je l’entourai de lilas, de seringat, de chèvre-feuille; j’y fis faire une belle plate-bande de fleurs parallèle aux deux rangs d’arbres; & cette terrasse plus élevée que celle du château, dont la vue étoit du moins aussi belle, & sur laquelle j’avois apprivoisé des multitudes d’oiseaux, me servoit de [364] salle de compagnie pour recevoir M. & Mde. de Luxembourg, M. le duc de Villeroy, M. le prince de Tingry, M. le marquis d’Armentières, Mde. la duchesse de Montmorenci, Mde. la duchesse de Boufflers, Mde. la comtesse de Valentinois, Mde. la comtesse de Boufflers, & d’autres personnes de ce rang, qui, du château, ne dédaignoient pas de faire, par une montée très-fatigante, le pèlerinage de Mont-Louis. Je devois à la faveur de M. & Mde. de Luxembourg toutes ces visites; je le sentais, & mon coeur leur en faisoit bien l’hommage. C’est dans un de ces transports d’attendrissement que je dis une fois à M. de Luxembourg en l’embrassant: Ah! M. le maréchal, je haissois les grands avant que de vous connaître, & je les hais davantage encore depuis que vous me faites si bien sentir combien il leur seroit aisé de se faire adorer.
Au reste, j’interpelle tous ceux qui m’ont vu durant cette époque, s’ils se sont jamais apperçus que cet éclat m’oit un instant ébloui, que la vapeur de cet encens m’oit porté à la tête; s’ils m’ont vu moins uni dans mon maintien, moins simple dans mes manières, moins liant avec le peuple, moins familier avec mes voisins, moins prompt à rendre service à tout le monde quand je l’ai pu, sans me rebuter jamais des importunités sans nombre, & souvent déraisonnables, dont j’étois sans cesse accablé. Si mon coeur m’attiroit au château de Montmorenci par mon sincère attachement pour les maîtres, il me ramenoit de même à mon voisinage, goûter les douceurs de cette vie égale & simple, hors de laquelle il n’est point de bonheur pour moi. Thérèse [365] avoit fait amitié avec la fille d’un maçon, mon voisin, nommé Pilleu; je la fis de même avec le père, & après avoir le matin dîné au château, non sans gêne, mais pour complaire à Mde. la Maréchale, avec quel empressement je revenois le soir souper avec le bon homme Pilleu & sa famille, tantôt chez lui, tantôt chez moi!
Outre ces deux logemens, j’en eus bientôt un troisième à l’hôtel de Luxembourg, dont les maîtres me pressèrent si fort d’aller les y voir quelquefois, que j’y consentis, malgré mon aversion pour Paris, où je n’avois été depuis ma retraite à l’Hermitage, que les deux seules fois dont j’ai parlé. Encore n’y allois-je que les jours convenus, uniquement pour souper, & m’en retourner le lendemain matin. J’entrois & sortois par le jardin qui donnoit sur le boulevard, de sorte que je pouvois dire, avec la plus exacte vérité, que je n’avois pas mis le pied sur le pavé de Paris.
Au sein de cette prospérité passagère se préparoit de loin la catastrophe qui devoit en marquer la fin. Peu de tems après mon retour à Mont-Louis, j’y fis, & bien malgré moi, comme à l’ordinaire, une nouvelle connoissance qui fait époque dans mon histoire. On jugera dans la suite si c’est en bien ou en mal. C’est Mde. la marquise de V[erdeli]n, ma voisine, dont le mari venoit d’acheter une maison de campagne à S[oisy] près de Montmorenci. Mlle.d’A[rs], fille du comte d’A[rs], homme de condition, mais pauvre, avoit épousé M. de V[erdeli]n, vieux, laid, sourd, dur, brutal, jaloux, balafré, borgne, au demeurant bon homme quand on savoit le prendre, & possesseur de [366] quinze à vingt mille livres de rentes auxquelles on la maria. Ce mignon, jurant, criant, grondant, tempêtant, & faisant pleurer sa femme toute la journée, finissoit par faire toujours ce qu’elle vouloit, & cela pour la faire enrager, attendu qu’elle savoit lui persuader que c’étoit lui qui le vouloit, & que c’étoit elle qui ne le vouloit pas. M. de Margency, dont j’ai parlé, étoit l’ami de madame, & devint celui de monsieur. Il y avoit quelques années qu’il leur avoit loué son château de Margency, près d’Eaubonne & d’Andilly, & ils y étoient précisément durant mes amours pour Mde. d’Houdetot] Mde. d’H[oudetot] & Mde. de V[erdeli]n se connoissoient par Mde. d’Aubeterre, leur commune amie; & comme le jardin de Margency étoit sur le passage de Mde.d’H[oudetot] pour aller au Mont Olympe, sa promenade favorite, Mde. de V[erdeli]n lui donna une clef pour passer. A la faveur de cette clef, j’y passois souvent avec elle; mais je n’aimois point les rencontres imprévues; & quand Mde. de V[erdeli]n se trouvoit par hasard sur notre passage, je les laissois ensemble sans lui rien dire, & j’allois toujours devant. Ce procédé peu galant n’avoit pas dû me mettre en bon prédicament auprès d’elle. Cependant, quand elle fut à S[oisy], elle ne laissa pas de me rechercher. Elle me vint voir plusieurs fois à Mont-Louis, sans me trouver; & voyant que je ne lui rendois pas sa visite, elle s’avisa, pour m’y forcer, de m’envoyer des pots de fleurs pour ma terrasse. Il fallut bien l’aller remercier: c’en fut assez. Nous voilà liés.
Cette liaison commença par être orageuse, comme toutes celles que je faisois malgré moi. Il n’y régna même jamais [367] un vrai calme. Le tour d’esprit de Mde. de V[erdeli]n étoit par trop antipathique avec le mien. Les traits malins & les épigrammes partent chez elle avec tant de simplicité, qu’il faut une attention continuelle, & pour moi très fatigante, pour sentir quand on est persiflé. Une niaiserie, qui me revient, suffira pour en juger. Son frère venoit d’avoir le commandement d’une frégate en course contre les Anglais. Je parlois de la manière d’armer cette frégate, sans nuire à sa légèreté. Oui, dit-elle, d’un ton tout uni, l’on ne prend de canons que ce qu’il en faut pour se battre. Je l’ai rarement oui parler en bien de quelqu’un de ses amis absens, sans glisser quelque mot à leur charge. Ce qu’elle ne voyoit pas en mal, elle le voyoit en ridicule, & son ami Margency n’étoit pas excepté. Ce que je trouvois encore en elle d’insupportable étoit la gêne continuelle de ses petits envois, de ses petits cadeaux, de ses petits billets, auxquels il falloit me battre les flancs pour répondre, & toujours nouveaux embarras pour remercier ou pour refuser. Cependant, à force de la voir, je finis par m’attacher à elle. Elle avoit ses chagrins, ainsi que moi. Les confidences réciproques nous rendirent intéressans nos tête-à-têtes. Rien ne lie tant les coeurs que la douceur de pleurer ensemble. Nous nous cherchions pour nous consoler, & ce besoin m’a souvent fait passer sur beaucoup de choses. J’avois mis tant de dureté dans ma franchise avec elle, qu’après avoir montré quelquefois si peu d’estime pour son caractère, il falloit réellement en avoir beaucoup pour croire qu’elle pût sincèrement me pardonner. Voici un échantillon des lettres que [368] je lui ai quelquefois écrites, & dont il est à noter que jamais dans aucune de ses réponses, elle n’a paru piquée en aucune façon.
A Montmorenci le 5 Novembre 1760.
«Vous me dites, Madame, que vous ne vous êtes pas bien expliquée, pour me faire entendre que je m’explique mal. Vous me parlez de votre prétendue bêtise, pour me faire sentir la mienne. Vous vous vantez de n’être qu’une bonne femme, comme si vous aviez peur d’être prise au mot, & vous me faites des excuses pour m’apprendre que je vous en dois. Oui, madame, je le sais bien; c’est moi qui suis une bête, un bon homme, & pis encore, s’il est possible; c’est moi qui choisis mal mes termes, au gré d’une belle dame française qui fait autant d’attention aux paroles & qui parle aussi bien que vous. Mais considérez que je les prends dans le sens commun de la langue, sans être au fait ou en souci des honnêtes acceptions qu’on leur donne dans les vertueuses sociétés de Paris. Si quelquefois mes expressions sont équivoques, je tâche que ma conduite en détermine le sens.» &c. Le reste de la lettre est à peu près sur le même ton.
C[oinde]t, entreprenant, hardi jusqu’à l’effronterie, & qui se tenoit à l’affût de tous mes amis, ne tarda pas à s’introduire en mon nom chez Mde. de V[erdeli]n, & y fut bientôt, à mon insu, plus familier que moi-même. C’étoit un singulier corps que ce C[oinde]t. Il se présentoit de ma part chez toutes mes connaissances, s’y établissoit, y mangeoit sans façon. [369] Transporté de zèle pour mon service, il ne parloit jamais de moi que les larmes aux yeux mais quand il me venoit voir, il gardoit le plus profond silence sur toutes ces liaisons & sur tout ce qu’il savoit devoir m’intéresser. Au lieu de me dire ce qu’il avoit appris, ou dit, ou vu qui m’intéressoit; il m’écoutoit, m’interrogeoit même. Il ne savoit jamais rien de Paris que ce que je lui en apprenois: enfin, quoique tout le monde me parlât de lui, jamais il ne me parloit de personne: il n’étoit secret & mystérieux qu’avec son ami; mais laissons, quant à présent, C[oinde]t & Mde. de V[erdeli]n. Nous y reviendrons dans la suite.
Quelque temps après mon retour à Mont-Louis, La Tour, le peintre, m’y vint voir, & m’apporta mon portroit en pastel, qu’il avoit exposé au salon, il y avoit quelques années. Il avoit voulu me donner ce portroit que je n’avois pas accepté. Mais Mde. D’[Epina]y, qui m’avoit donné le sien & qui vouloit avoir celui-là, m’avoit engagé à le lui redemander. Il avoit pris du tems pour le retoucher. Dans cet intervalle vint ma rupture avec Mde. D’[Epina]y; je lui rendis son portroit, & n’étant plus question de lui donner le mien, je le mis dans ma chambre au petit château. M. de Luxembourg l’y vit & le trouva bien; je le lui offris, il l’accepta, je le lui envoyai. Ils comprirent lui & Mde. la Maréchale, que je serois bien aise d’avoir les leurs. Ils les firent faire en miniature de très bonne main, les firent enchâsser dans une boîte à bonbons, de cristal de roche, montée en or, & m’en firent le cadeau d’une façon très galante, dont je fus enchanté. Mde. de Luxembourg ne voulut jamais consentir [370] que son portroit occupât le dessus de la boîte. Elle m’avoit reproché plusieurs fois que j’aimois mieux M. de Luxembourg qu’elle, & je ne m’en étois point défendu, parce que cela étoit vrai. Elle me témoigna bien galamment, mais bien clairement, par cette façon de placer son portroit, qu’elle n’oublioit pas cette préférence.
Je fis à peu près dans ce même temps, une sottise qui ne contribua pas à me conserver ses bonnes grâces. Quoique je ne connusse point du tout M. de Silhouette, & que je fusse peu porté à l’aimer, j’avois une grande opinion de son administration. Lorsqu’il commença d’appesantir sa main sur les financiers, je vis qu’il n’entamoit pas son opération dans un tems favorable; je n’en fis pas des voeux moins ardens pour son succès, & quand j’appris qu’il étoit déplacé, je lui écrivis dans mon étourderie la lettre suivante, qu’assurément je n’entreprends pas de justifier.
A Montmorenci le 2 Décembre 1759.
«Daignez, Monsieur, recevoir l’hommage d’un solitaire qui n’est pas connu de vous, mais qui vous estime par vos talents, qui vous respecte par votre administration, & qui vous a fait l’honneur de croire qu’elle ne vous resteroit pas longtemps. Ne pouvant sauver l’état qu’aux dépens de la capitale qui l’a perdu, vous avez bravé les cris des gagneurs d’argent. En vous voyant écraser ces misérables, je vous enviois votre place; en vous la voyant quitter sans vous être démenti, je vous admire. Soyez content de vous, Monsieur; elle vous laisse un honneur [371] dont vous jouirez long-temps sans concurrent. Les malédictions des fripons font la gloire de l’homme juste.»
Mde. de Luxembourg qui savoit que j’avois écrit cette lettre, m’en parla au voyage de Pâques; je la lui montrai; elle en souhaita une copie; je la lui donnai: mais j’ignorais en la lui donnant qu’elle étoit intéressée aux sous-fermes & au déplacement de M. Silhouette. On eût dit, à toutes mes balourdises, que j’allois excitant à plaisir la haine d’une femme aimable & puissante, à laquelle, dans le vrai, je m’attachois davantage de jour en jour, & dont j’étois bien éloigné de vouloir m’attirer la disgrâce, quoique je fisse à force de gaucheries tout ce qu’il falloit pour cela. Je crois qu’il est assez superflu d’avertir que c’est à elle que se rapporte l’histoire de l’opiate de M. Tronchin, dont j’ai parlé dans ma premiere partie: l’autre Dame étoit Mde. de Mirepoix. Elles ne m’en ont jamais reparlé, ni fait le moindre semblant de s’en souvenir, ni l’une ni l’autre; mais de présumer que Mde. de Luxembourg oit pu l’oublier réellement, c’est ce qui me paraît bien difficile, quand même on ne sauroit rien des événemens subséquens. Pour moi, je m’étourdissois sur l’effet de mes bêtises, par le témoignage que je me rendois de n’en avoir fait aucune à dessein de l’offenser: comme si jamais femme en pouvoit pardonner de pareilles: même avec la plus parfaite certitude que la volonté n’y a pas eu la moindre part.
Cependant, quoiqu’elle parût ne rien voir, ne rien sentir, & que je ne trouvasse encore ni diminution dans son empressement, ni changement dans ses manières, la continuation, [372] l’augmentation même d’un pressentiment trop bien fondé, me faisoit trembler sans cesse, que l’ennui ne succédât bientôt à cet engouement. Pourvois-je attendre d’une si grande dame une constance à l’épreuve de mon peu d’adresse à la soutenir? Je ne savois pas même lui cacher ce pressentiment sourd qui m’inquiétoit, & ne me rendoit que plus maussade. On en jugera par la lettre suivante, qui contient une bien singulière prédiction.
N. B. Cette Lettre, sans date dans mon brouillon, est du mois d’Octobre 1760 au plus tard.
«Que vos bontés sont cruelles! Pourquoi troubler la paix d’un solitaire, qui renonçoit aux plaisirs de la vie pour n’en plus sentir les ennuis? J’ai passé mes jours à chercher en vain des attachemens solides; je n’en ai pu former dans les conditions auxquelles je pouvois atteindre: est-ce dans la vôtre que j’en dois chercher? L’ambition ni l’intérêt ne me tentent pas; je suis peu vain, peu craintif; je puis résister à tout, hors aux caresses. Pourquoi m’attaquez-vous tous deux par un foible qu’il faut vaincre, puisque, dans la distance qui nous sépare, les épanchemens des coeurs sensibles ne doivent pas rapprocher le mien de vous? La reconnoissance suffira-t-elle pour un coeur qui ne connaît pas deux manières de se donner, & ne se sent capable que d’amitié? D’amitié Mde. la maréchale? Ah! voilà mon malheur! Il est beau à vous, à M. le maréchal, d’employer ce terme; mais je suis insensé de vous prendre au mot. Vous vous jouez, moi je m’attache; [373] & la fin du jeu me prépare de nouveaux regrets. Que je hais tous vos titres, & que je vous plains de les porter! Vous me semblez si dignes de goûter les charmes de la vie privée! Que n’habitez-vous Clarens! J’irois y chercher le bonheur de ma vie: Mais le château de Montmorenci, mais l’hôtel de Luxembourg! Est-ce là qu’on doit voir Jean-Jacques? Est-ce là qu’un ami de l’égalité doit porter les affections d’un coeur sensible qui, payant ainsi l’estime qu’on lui témoigne, croit rendre autant qu’il reçoit? Vous êtes bonne & sensible aussi; je le sais, je l’ai vu; j’ai regret de n’avoir pu plus tôt le croire; mais dans le rang où vous êtes, dans votre manière de vivre, rien ne peut faire une impression durable, & tant d’objets nouveaux s’effacent si bien mutuellement qu’aucun ne demeure. Vous m’oublierez, Madame, après m’avoir mis hors d’état de vous imiter. Vous aurez beaucoup fait pour me rendre malheureux, & pour être inexcusable.»
Je lui joignois-là M. de Luxembourg, afin de rendre le compliment moins dur pour elle; car, au reste, je me sentois si sûr de lui, qu’il ne m’étoit pas même venu dans l’esprit une seule crainte sur la durée de son amitié. Rien de ce qui m’intimidoit de la part de Mde. la Maréchale ne s’est un moment étendu jusqu’à lui. Je n’ai jamais eu la moindre défiance sur son caractère, que je savois être foible, mais sûr. Je ne craignois pas plus de sa part un refroidissement, que je n’en attendois un attachement héroïque. La simplicité, la familiarité de nos manières l’un avec l’autre, marquoient combien nous comptions réciproquement sur nous. [374] Nous avions raison tous deux: j’honorerai, je chérirai tant que je vivrai la mémoire de ce digne seigneur, & quoi-qu’on oit pu faire pour le détacher de moi, je suis aussi certain qu’il est mort mon ami, que si j’avois reçu son dernier soupir.
Au second voyage de Montmorenci de l’année 1760, la lecture de la Julie étant finie, j’eus recours à celle de l’Émile pour me soutenir auprès de Mde. de Luxembourg; mais cela ne réussit pas si bien, soit que la matière fût moins de son goût, soit que tant de lecture l’ennuyât à la fin. Cependant, comme elle me reprochoit de me laisser duper par mes libraires, elle voulut que je lui laissasse le soin de faire imprimer cet ouvrage, afin d’en tirer un meilleur parti. J’y consentis, sous l’expresse condition qu’il ne s’imprimeroit point en France; & c’est sur quoi nous eûmes une longue dispute; moi prétendant que la permission tacite étoit impossible à obtenir, imprudente même à demander, & ne voulant point permettre autrement l’impression dans le royaume; elle soutenant que cela ne feroit pas même une difficulté à la censure, dans le système que le gouvernement avoit adopté. Elle trouva le moyen de faire entrer dans ses vues M. de M[alesherbe]s, qui m’écrivit à ce sujet une longue lettre toute de sa main, pour me prouver que la Profession de foi du vicaire savoyard étoit précisément une pièce faite pour avoir partout l’approbation du genre humain, & celle de la Cour dans la circonstance. Je fus surpris de voir ce magistrat, toujours si craintif, devenir si coulant dans cette affaire. Comme l’impression d’un livre qu’il approuvoit étoit [375] par cela seul légitime, je n’avois plus d’objection à faire contre celle de cet ouvrage. Cependant, par un scrupule extraordinaire, j’exigeai toujours que l’ouvrage s’imprimeroit en Hollande, & même par le libraire Néaulme, que je ne me contentai pas d’indiquer, mais que j’en prévins, consentant au reste que l’édition se fît au profit d’un libraire François, & que, quand elle seroit faite, on la débitât, soit à Paris, soit où l’on voudroit, attendu que ce débit ne me regardoit pas. Voilà exactement ce qui fut convenu entre Mde. de Luxembourg & moi, après quoi je lui remis mon manuscrit.
Elle avoit amené à ce voyage sa petite-fille, mademoiselle de Boufflers, aujourd’hui Mde. la duchesse de Lauzun. Elle s’appeloit Amélie. C’étoit une charmante personne. Elle avoit vraiment une figure, une douceur, une timidité virginale. Rien de plus aimable & de plus intéressant que sa figure, rien de plus tendre & de plus chaste que les sentimens qu’elle inspiroit. D’ailleurs, c’étoit une enfant; elle n’avoit pas onze ans. Mde. la maréchale, qui la trouvoit trop timide, faisoit ses efforts pour l’animer. Elle me permit plusieurs fois de lui donner un baiser, ce que je fis avec ma maussaderie ordinaire. Au lieu des gentillesses qu’un autre eût dites à ma place, je restois là muet, interdit, & je ne sais lequel étoit le plus honteux de la pauvre petite ou de moi. Un jour je la rencontrai seule dans l’escalier du petit château: elle venoit de voir Thérèse, avec laquelle sa gouvernante étoit encore. Faute de savoir quoi lui dire, je lui proposai un baiser, que, dans l’innocence de son coeur, elle [376] ne refusa pas, en ayant reçu un le matin même par l’ordre de sa grand-maman, & en sa présence. Le lendemain, lisant l’Émile au chevet de Mde. la Maréchale, je tombai précisément sur un passage où je censure, avec raison, ce que j’avois fait la veille. Elle trouva la réflexion très juste, & dit là-dessus quelque chose de fort sensé, qui me fit rougir. Que je maudis mon incroyable bêtise, qui m’a si souvent donné l’air vil & coupable, quand je n’étois que sot & embarrassé! Bêtise qu’on prend même pour une fausse excuse dans un homme qu’on soit n’être pas sans esprit. Je puis jurer que dans ce baiser si répréhensible, ainsi que dans les autres, le coeur & les sens de Mlle. Amélie n’étoient pas plus purs que les miens; & je puis jurer même que si dans ce moment j’avois pu éviter sa rencontre, je l’aurois fait; non qu’elle ne me fît grand plaisir à voir, mais par l’embarras de trouver en passant quelque mot agréable à lui dire. Comment se peut-il qu’un enfant même intimide un homme que le pouvoir des rois n’a pas effrayé? Quel parti prendre? Comment se conduire, dénué de tout impromptu dans l’esprit? Si je me force à parler aux gens que je rencontre, je dis une balourdise infailliblement: si je ne dis rien, je suis un misanthrope, un animal farouche, un ours. Une totale imbécillité m’eût été bien plus favorable; mais les talens dont j’ai manqué dans le monde ont fait les instrumens de ma perte, des talens que j’eus à part moi.
A la fin de ce même voyage, Mde. de Luxembourg fit une bonne oeuvre, à laquelle j’eus quelque part. Diderot [377] ayant très-imprudemment offensé Mde. la princesse de Robeck, fille de M. de Luxembourg; Palissot, qu’elle protégeoit, la vengea par la comédie des Philosophes, dans laquelle je fus tourné en ridicule, & Diderot extrêmement maltraité. L’auteur m’y ménagea davantage, moins, je pense, à cause de l’obligation qu’il m’avoit, que de peur de déplaire au pere de sa protectrice, dont il savoit que j’étois aimé. Le libraire Duchesne, qu’alors je ne connoissois point, m’envoya cette pièce quand elle fut imprimée, & je soupçonne que ce fut par l’ordre de Palissot, qui crut peut-être que je verrois avec plaisir déchirer un homme avec lequel j’avois rompu. Il se trompa fort. En rompant avec Diderot, que je croyois moins méchant qu’indiscret & foible, j’ai toujours conservé dans l’âme de l’attachement pour lui, même de l’estime, & du respect pour notre ancienne amitié, que je sais avoir été long-temps aussi sincère de sa part que de la mienne. C’est tout autre chose avec G[rimm], homme faux par caractère, qui ne m’aima jamais, qui n’est pas même capable d’aimer, & qui, de gaieté de coeur, sans aucun sujet de plainte, & seulement pour contenter sa noire jalousie, s’est fait, sous le masque, mon plus cruel calomniateur. Celui-ci n’est plus rien pour moi: l’autre sera toujours mon ancien ami. Mes entrailles s’émurent à la vue de cette odieuse pièce: je n’en pus supporter la lecture, & sans l’achever, je la renvoyai à Duchesne avec la lettre suivante.
A Montmorenci, le 21 Mai 1760.
«En parcourant, Monsieur, la pièce que vous m’avez [378] envoyée, j’ai frémi de m’y voir loué. Je n’accepte point cet horrible présent. Je suis persuadé qu’en me l’envoyant, vous n’avez point voulu me faire une injure; mais vous ignorez ou vous avez oublié que j’ai eu l’honneur d’être l’ami d’un homme respectable, indignement noirci & calomnié dans ce libelle.»
Duchesne montra cette lettre. Diderot, qu’elle auroit dû toucher, s’en dépita. Son amour-propre ne put me pardonner la supériorité d’un procédé généreux, & je sus que sa femme se déchaînoit partout contre moi avec une aigreur qui m’affecta peu, sachant qu’elle étoit connue de tout le monde pour une harengère.
Diderot à son tour, trouva un vengeur dans l’abbé Morellet, qui fit contre Palissot un petit écrit imité du Petit Prophète, & intitulé la Vision. Il offensa très imprudemment dans cet écrit Mde. de Robeck, dont les amis le firent mettre à la Bastille: car pour elle, naturellement peu vindicative, & pour lors mourante, je suis persuadé qu’elle ne s’en mêla pas.
D’Alembert, qui étoit fort lié avec l’abbé Morellet, m’écrivit pour m’engager à prier Mde. de Luxembourg de solliciter sa liberté, lui promettant, en reconnoissance, des louanges dans l’Encyclopédie. Voici ma réponse.
«Je n’ai pas attendu votre lettre, monsieur, pour témoigner à Mde. la maréchale de Luxembourg la peine que me faisoit la détention de l’abbé Morellet. Elle soit l’intérêt que j’y prends, elle saura celui que vous y prenez; & il lui suffiroit pour y prendre intérêt elle-même, de [379] savoir que c’est un homme de mérite. Au surplus, quoiqu’elle & M. le Maréchal m’honorent d’une bienveillance qui fait la consolation de ma vie, & que le nom de votre ami soit près d’eux une recommandation pour l’abbé Morellet, j’ignore jusqu’à quel point il leur convient d’employer en cette occasion le crédit attaché à leur rang, & à la considération due à leurs personnes. Je ne suis pas même persuadé que la vengeance en question regarde Mde. la princesse de Robeck, autant que vous paroissez le croire, & quand cela seroit, on ne doit pas s’attendre que le plaisir de la vengeance appartienne aux philosophes exclusivement, & que quand ils voudront être femmes, les femmes seront philosophes.»
«Je vous rendrai compte de ce que m’aura dit Mde. de Luxembourg, quand je lui aurai montré votre lettre. En attendant, je crois la connoître assez pour pouvoir vous assurer d’avance, que quand elle auroit le plaisir de contribuer à l’élargissement de l’abbé Morellet, elle n’accepteroit point le tribut de reconnoissance que vous lui promettez dans l’Encyclopédie, quoiqu’elle s’en tînt honorée; parce qu’elle ne fait pas le bien pour la louange, mais pour contenter son bon coeur.»
Je n’épargnai rien pour exciter le zèle & la commisération de Mde. de Luxembourg en faveur du pauvre captif, & je réussis. Elle fit un voyage à Versailles exprès pour voir M. le comte de St. Florentin, & ce voyage abrégea celui de Montmorenci, que M. le Maréchal fut obligé de quitter en même temps pour se rendre à Rouen, où le roi l’envoyoit [380] comme gouverneur de Normandie, au sujet de quelques mouvemens du parlement qu’on vouloit contenir. Voici la lettre que m’écrivit Mde. de Luxembourg, le surlendemain de son départ.
A Versailles, ce mercredi.
«M. de Luxembourg est parti hier à six heures du matin. Je ne sais pas encore si j’irai. J’attends de ses nouvelles, parce qu’il ne soit pas lui-même combien de tems il y sera. J’ai vu M. de St. Florentin, qui est le mieux disposé pour l’abbé Morellet; mais il y trouve des obstacles, dont il espere cependant triompher à son premier travail avec le roi, qui sera la semaine prochaine. J’ai demandé aussi en grace qu’on ne l’exilât point, parce qu’il en étoit question; on vouloit l’envoyer à Nanci. Voilà, monsieur, ce que j’ai pu obtenir; mais je vous promets que je ne laisserai pas M. de St. Florentin en repos, que l’affaire ne soit finie comme vous le désirez. Que je vous dise donc à présent le chagrin que j’ai eu de vous quitter si tôt; mais je me flatte que vous n’en doutez pas. Je vous aime de tout mon coeur, & pour toute ma vie.»
Quelques jours après, je reçus ce billet de d’Alembert, qui me donna une véritable joie.
Ce 1er Août.
«Grâce à vos soins, mon cher philosophe, l’abbé est sorti de la Bastille, & sa détention n’aura point d’autres suites. Il part pour la campagne, & vous fait ainsi que [381] moi, mille remerciemens & complimens. Vale, & me ama.»
L’abbé m’écrivit aussi quelques jours après une lettre de remerciement, qui ne me parut pas respirer une certaine effusion de coeur, & dans laquelle il sembloit atténuer en quelque sorte le service que je lui avois rendu; & à quelque temps de-là, je trouvai que d’Alembert & lui m’avoient en quelque sorte, je ne dirai pas supplanté, mais succédé auprès de Mde. de Luxembourg, & que j’avois perdu près d’elle autant qu’ils avoient gagné. Cependant, je suis bien éloigné de soupçonner l’abbé Morellet d’avoir contribué à ma disgrâce; je l’estime trop pour cela. Quant à M. d’Alembert je n’en dis rien ici; j’en reparlerai dans la suite.
J’eus dans le même tems une autre affaire qui occasionna la dernière lettre que j’ai écrite à M. de Voltaire, lettre dont il a jetté les hauts cris, comme d’une insulte abominable, mais qu’il n’a jamais montrée à personne. Je suppléerai ici à ce qu’il n’a pas voulu faire.
L’abbé T[ruble]t que je connoissois un peu, mais que j’avois très-peu vu, m’écrivit le 13 juin 1760, pour m’avertir que M. F[orme] y son ami & correspondant, avoit imprimé dans son Journal ma lettre, à M. de Voltaire, sur le désastre de Lisbonne, l’abbé T[ruble]t vouloit savoir comment cette impression s’étoit pu faire, & dans son tour finet & jésuitique, me demandoit mon avis sur la réimpression de cette lettre, sans vouloir me dire le sien. Comme je hais souverainement les ruseurs de cette espèce, je lui fis les remerciemens que je lui devois, mais j’y mis un ton dur qu’il [382] sentit, & qui ne l’empêcha pas de me pateliner encore en deux ou trois lettres, jusqu’à ce qu’il sût tout ce qu’il avoit voulu savoir.
Je compris bien, quoi qu’en pût dire T[ruble]t, que F[orme] y n’avoit point trouvé cette lettre imprimée & que la premiere impression en venoit de lui. Je le connoissois pour un effronté pillard, qui, sans façon, se faisoit un revenu des ouvrages des autres, quoiqu’il n’y eût pas mis encore l’impudence incroyable d’ôter d’un livre déjà public le nom de l’auteur, d’y mettre le sien, & de le vendre à son profit. Mais comment ce manuscrit lui était-il parvenu? C’étoit là la question, qui n’étoit pas difficile à résoudre, mais dont j’eus la simplicité d’être embarrassé. Quoique Voltaire fût honoré par excès dans cette lettre, comme enfin, malgré ses procédés malhonnêtes, il eût été fondé à se plaindre si je l’avois fait imprimer sans son aveu, je pris le parti de lui écrire à ce sujet. Voici cette seconde lettre, à laquelle il ne fit aucune réponse, & dont, pour mettre sa brutalité plus à l’aise, il fit semblant d’être irrité jusqu’à la fureur.
A Montmorenci le 17 Juin 1760.
«Je ne pensois pas, monsieur, me retrouver jamais en correspondance avec vous. Mais apprenant que la lettre que je vous écrivis en 1756 a été imprimée à Berlin, je dois vous rendre compte de ma conduite à cet égard, & je remplirai ce devoir avec vérité & simplicité.»
«Cette lettre vous ayant été réellement adressée, n’étoit [383] point destinée à l’impression. Je la communiquai sous condition, à trois personnes à qui les droits de l’amitié ne me permettoient pas de rien refuser de semblable, & à qui les mêmes droits permettoient encore moins d’abuser de leur dépôt, en violant leur promesse. Ces trois personnes sont, Mde. de C[henonceau]x, belle-fille de Mde. D[upi]n, Mde. la comtesse d’H[oudetot], & un allemand nommé M. G[rimm], Mde. de C[henonceau]x souhaitoit que cette lettre fût imprimée, & me demanda mon consentement pour cela. Je lui dis qu’il dépendoit du vôtre. Il vous fut demandé; vous le refusâtes, & il n’en fut plus question.»
«Cependant M. l’abbé T[ruble]t avec qui je n’ai nulle espèce de liaison, vient de m’écrire, par une attention pleine d’honnêteté, qu’ayant reçu les feuilles d’un journal de M. F[orme]y il y avoit lu cette même lettre, avec un avis dans lequel l’Editeur dit, sous la date du 23 Octobre 1759, qu’il l’a trouvée il y a quelques semaines chez les libraires de Berlin, & que, comme c’est une de ces feuilles volantes qui disparoissent bientôt sans retour, il a cru lui devoir donner place dans son Journal.»
«Voilà, Monsieur, tout ce que j’en sais. Il est très-sûr que jusqu’ici l’on n’avoit pas même oui parler à Paris de cette lettre. Il est très-sûr que l’exemplaire, soit manuscrit, soit imprimé, tombé dans les mains de M. F[orme]y, n’a pu lui venir que de vous, ce qui n’est pas vraisemblable, ou d’une des trois personnes que je viens de nommer. Enfin, il est très-sûr que les deux Dames sont incapables d’une pareille infidélité. Je n’en puis savoir [384] davantage de ma retraite. Vous avez des correspondances au moyen desquelles il vous seroit aisé, si la chose en valoit la peine, de remonter à la source & de vérifier le fait.»
«Dans la même lettre, M. l’abbé T[ruble]t me marque qu’il tient la feuille en réserve, & ne la prêtera point sans mon consentement, qu’assurément je ne donnerai pas. Mais cet exemplaire peut n’être pas le seul à Paris. Je souhaite, monsieur, que cette lettre n’y soit pas imprimée, & je ferai de mon mieux pour cela; mais si je ne pouvois éviter qu’elle le fût, & qu’instruit à tems je pusse avoir la préférence, alors je n’hésiterois pas à la faire imprimer moi-même. Cela me paraît juste & naturel.»
«Quant à votre réponse à la même lettre, elle n’a été communiquée à personne, & vous pouvez compter qu’elle ne sera point imprimée sans votre aveu, qu’assurément je n’aurai point l’indiscrétion de vous demander, sachant bien que ce qu’un homme écrit à un autre il ne l’écrit pas au public. Mais si vous en vouliez faire une pour être publiée, & me l’adresser, je vous promets de la joindre fidèlement à ma lettre, & de n’y pas répliquer un seul mot.»
«Je ne vous aime point, monsieur; vous m’avez fait les maux qui pouvoient m’être les plus sensibles, à moi votre disciple & votre enthousiaste. Vous avez perdu Genève pour le prix de l’asyle que vous y avez reçu; vous avez aliéné de moi mes concitoyens, pour le prix des applaudissemens [385] que je vous ai prodigués parmi eux: c’est vous qui me rendez le séjour de mon pays insupportable; c’est vous qui me ferez mourir en terre étrangère, privé de toutes les consolations des mourans, & jeté pour tout honneur dans une voirie, tandis que tous les honneurs qu’un homme peut attendre, vous accompagneront dans mon pays. Je vous hais, enfin, puisque vous l’avez voulu; mais je vous hais en homme encore plus digne de vous aimer, si vous l’aviez voulu. De tous les sentimens dont mon coeur étoit pénétré pour vous, il n’y reste que l’admiration qu’on ne peut refuser à votre beau génie, & l’amour de vos écrits. Si je ne puis honorer en vous que vos talens, ce n’est pas ma faute. Je ne manquerai jamais au respect qui leur est dû, ni aux procédés que ce respect exige.»
Au milieu de toutes ces petites tracasseries littéraires, qui me confirmoient de plus en plus dans ma résolution, je reçus le plus grand honneur que les lettres m’oient attiré, & auquel j’ai été le plus sensible, dans la visite que M. le prince de Conti daigna me faire par deux fois, l’une au petit château, & l’autre à Mont-Louis. Il choisit même toutes les deux fois le tems que Mde. de Luxembourg n’étoit pas à Montmorenci, afin de rendre plus manifeste qu’il n’y venoit que pour moi. Je n’ai jamais douté que je ne dusse les premières bontés de ce prince à Mde. de Luxembourg & à Mde. de Boufflers; mais je ne doute pas, non plus, que je ne doive à ses propres sentimens & à [386] moi-même, celles dont il n’a cessé de m’honorer depuis lors.* [*Remarquez la persévérance de cette aveugle, & stupide confiance au milieu de tous les traitemens qui devoient les plus m’en désabuser. Elle n’a cessé que depuis mon retour à Paris en 1770.]
Comme mon appartement de Mont-Louis étoit très-petit, & que la situation du donjon étoit charmante, j’y conduisis le prince, qui, pour comble de grâces, voulut que j’eusse l’honneur de faire sa partie aux échecs. Je savois qu’il gagnoit le chevalier de Lorenzy, qui étoit plus fort que moi. Cependant, malgré les signes & les grimaces du chevalier & des assistants, que je ne fis pas semblant de voir, je gagnai les deux parties que nous jouâmes. En finissant je lui dis d’un ton respectueux, mais grave: Monseigneur, j’honore trop Votre Altesse sérénissime pour ne la pas gagner toujours aux échecs. Ce grand prince, plein d’esprit & de lumières, & si digne de n’être pas adulé, sentit en effet, du moins je le pense, qu’il n’y avoit là que moi qui le traitasse en homme, & j’ai tout lieu de croire qu’il m’en a vraiment sçu bon gré.
Quand il m’en auroit su mauvais gré, je ne me reprocherois pas de n’avoir voulu le tromper en rien, & je n’ai pas assurément à me reprocher non plus d’avoir mal répondu dans mon coeur à ses bontés, mais bien d’y avoir répondu quelquefois de mauvaise grâce, tandis qu’il mettoit lui-même une grace infinie dans la manière de me les marquer. Peu de jours après il me fit envoyer un panier de gibier, que je reçus comme je devois. A quelque tems de-là il m’en [387] fit envoyer un autre, & l’un de ses officiers des chasses écrivit par ses ordres, que c’étoit de la chasse de son Altesse, & du gibier tiré de sa propre main. Je le reçus encore, mais j’écrivis à Mde. de Boufflers que je n’en recevrois plus. Cette lettre fut généralement blâmée, & méritoit de l’être. Refuser des présens en gibier d’un prince du sang, qui de plus met tant d’honnêteté dans l’envoi, est moins la délicatesse d’un homme fier qui veut conserver son indépendance, que la rusticité d’un mal-appris qui se méconnaît. Je n’ai jamais relu cette lettre dans mon recueil, sans en rougir, & sans me reprocher de l’avoir écrite. Mais enfin, je n’ai pas entrepris mes confessions pour taire mes sottises, & celle-là me révolte trop moi-même, pour qu’il me soit permis de la dissimuler.
Si je ne fis pas celle de devenir son rival, il s’en fallut peu: car alors Mde. de B[ouffler]s étoit encore sa maîtresse, & je n’en savois rien. Elle me venoit voir assez souvent avec le chevalier de Lorenzy. Elle étoit belle & jeune encore, elle affectoit l’esprit romain, & moi je l’eus toujours romanesque; cela se tenoit d’assez près. Je faillis me prendre; je crois qu’elle le vit: le chevalier le vit aussi; du moins il m’en parla, & de manière à ne pas me décourager. Mais pour le coup, je fus sage, & il en étoit tems à cinquante ans. Plein de la leçon que je venois de donner aux barbons dans ma lettre à d’Alembert, j’eus honte d’en profiter si mal moi-même; d’ailleurs, apprenant ce que j’avois ignoré, il auroit fallu que la tête m’eût tourné pour porter si haut mes concurrences. Enfin, mal guéri peut-être encore de ma passion [388] pour Mde. d’H[oudetot], je sentis que plus rien ne la pouvoit remplacer dans mon coeur, & je fis mes adieux à l’amour pour le reste de ma vie. Au moment où j’écris ceci, je viens d’avoir d’une jeune femme, qui avoit ses vues, des agaceries bien dangereuses, & avec des yeux bien inquiétants; mais si elle a fait semblant d’oublier mes douze lustres, pour moi je m’en suis souvenu. Après m’être tiré de ce pas, je ne crains plus de chutes, & je réponds de moi pour le reste de mes jours.
Mde. de B[ouffler]s s’étant apperçue de l’émotion qu’elle m’avoit donnée, put s’appercevoir aussi que j’en avois triomphé. Je ne suis ni assez fou, ni assez vain pour croire avoir pu lui inspirer du t à mon âge; mais, sur certains propos qu’elle tint à Thérèse, j’ai cru lui avoir inspiré de la curiosité; si cela est, & qu’elle ne m’oit pas pardonné cette curiosité frustrée, il faut avouer que j’étois bien né pour être victime de mes foiblesses, puisque l’amour vainqueur me fut si funeste, & que l’amour vaincu me le fut encore plus.
Ici finit le recueil des lettres qui m’a servi de guide dans ces deux livres. Je ne vais plus marcher que sur la trace de mes souvenirs: mais ils sont tels dans cette cruelle époque, & la forte impression m’en est si bien restée, que, perdu dans la mer immense de mes malheurs, je ne puis oublier les détails de mon premier naufrage, quoique ses suites ne m’offrent plus que des souvenirs confus. Ainsi, je puis marcher dans le livre suivant avec encore assez d’assurance. Si je vais plus loin, ce ne sera plus qu’en tâtonnant.
Fin du dixième Livre.
JEAN JACQUES ROUSSEAU
LES CONFESSIONS DE
J. J. ROUSSEAU.
[LIVRES I-IV, 1763?-1765/ 1782; LIVRES V-VI, 1766-1768/1782; LIVRES VII-XII, 1769, octobre -1770, fin / 1789 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. X, XVI, XVII; LIVRE X. t. XVI, pp. 389-416, t. XVII, pp. 5-40.]
LIVRE ONZIÈME
Quoique la Julie, qui depuis long-temps étoit sous presse, ne parût point encore à la fin de 1760, elle commençoit à faire grand bruit. Madame de Luxembourg en avoit parlé à la Cour, Madame d’Houdetot à Paris. Cette dernière avoit même obtenu de moi pour Saint-L[amber]t la permission de la faire lire en manuscrit au roi de Pologne, qui en avoit été enchanté. Duclos, à qui je l’avois aussi fait lire, en avoit parlé à l’académie. Tout Paris étoit dans l’impatience de voir ce roman; les libraires de la rue St. Jacques & celui du Palais-royal étoient assiégés de gens qui en demandoient des nouvelles. Il parut enfin, & son succès, contre l’ordinaire; répondit à l’empressement avec lequel il avoit été attendu. Mde. la Dauphine, qui l’avoit lu des premières, en parla à M. de Luxembourg comme d’un ouvrage ravissant. Les sentimens furent partagés chez les gens de lettres, mais dans le monde il n’y eut qu’un avis, & les femmes sur-tout [390] s’enivrèrent & du livre & de l’auteur, au point qu’il y en avoit peu, même dans les hauts rangs, dont je n’eusse fait la conquête, si je l’avois entrepris. J’ai de cela des preuves que je ne veux pas écrire, & qui, sans avoir eu besoin de l’expérience, autorisent mon opinion. Il est singulier que ce livre oit mieux réussi en France que dans le reste de l’Europe, quoique les Français, hommes & femmes, n’y soient pas fort bien traités. Tout au contraire de mon attente, son moindre succès fut en Suisse, & son plus grand à Paris. L’amitié, l’amour, la vertu, règnent-ils donc à Paris plus qu’ailleurs? Non, sans doute; mais il y règne encore ce sens exquis qui transporte le coeur à leur image, & qui nous fait chérir dans les autres les sentimens purs, tendres, honnêtes, que nous n’avons plus. La corruption désormois est partout la même: il n’existe plus ni moeurs ni vertus en Europe; mais s’il existe encore quelque amour pour elles, c’est à Paris qu’on doit le chercher. [*J’écrivois ceci en 1769.]
Il faut, à travers tant de préjugés & de passions factices, savoir bien analyser le coeur humain pour y démêler les vrais sentimens de la nature. Il faut une délicatesse de tact qui ne s’acquiert que dans l’éducation du grand monde, pour sentir, si j’ose ainsi dire, les finesses du coeur dont cet ouvrage est rempli. Je mets sans crainte sa quatrième partie à côté de la Princesse de Clèves, & je dis que si ces deux morceaux n’eussent été lus qu’en province, on n’auroit jamais senti tout leur prix. Il ne faut donc pas s’étonner si le plus grand succès de ce livre fut à la Cour. Il abonde en [391] traits vifs, mais voilés, qui doivent y plaire, parce qu’on est plus exercé à les pénétrer. Il faut pourtant ici distinguer encore. Cette lecture n’est assurément pas propre à cette sorte de gens d’esprit qui n’ont que de la ruse, qui ne sont fins que pour pénétrer le mal, & qui ne voient rien du tout où il n’y a que du bien à voir. Si, par exemple, la Julie eût été publiée en certain pays que je pense, je suis sûr que personne n’en eût achevé la lecture, & qu’elle seroit morte en naissant.
J’ai rassemblé la plupart des lettres qui me furent écrites sur cet ouvrage, dans une liasse qui est entre les mains de Mde. de Nadaillac. Si jamais ce recueil paroît, on y verra des choses bien singulières, & une opposition de jugement qui montre ce que c’est que d’avoir affaire au public. La chose qu’on y a le moins vue, & qui en fera toujours un ouvrage unique, est la simplicité du sujet & la chaîne de l’intérêt qui, concentré entre trois personnes, se soutient durant six volumes sans épisode, sans aventure romanesque, sans méchanceté d’aucune espèce, ni dans les personnages, ni dans les actions. Diderot a fait de grands complimens à Richardson sur la prodigieuse variété de ses tableaux & sur la multitude de ses personnages. Richardson a, en effet, le mérite de les avoir tous bien caractérisés: mais quant à leur nombre, il a cela de commun avec les plus insipides romanciers, qui suppléent à la stérilité de leurs idées à force de personnages & d’aventures. Il est aisé de réveiller l’attention en présentant incessamment & des événemens inouis & de nouveaux visages, qui passent comme les figures de la [392] lanterne magique: mais de soutenir toujours cette attention sur les mêmes objets & sans aventures merveilleuses; cela, certainement, est plus difficile, & si, toute chose égale, la simplicité du sujet ajoute à la beauté de l’ouvrage, les romans de Richardson, supérieurs à tant d’autres choses ne sauroient, sur cet article, entrer en parallèle avec le mien. Il est mort, cependant, je le sais, & j’en sais la cause; mais il ressuscitera.
Toute ma crainte étoit qu’à force de simplicité, ma marche ne fût ennuyeuse, & que je n’eusse pu nourrir assez l’intérêt pour le soutenir jusqu’au bout. Je fus rassuré par un fait qui, seul, m’a plus flatté que tous les complimens qu’a pu m’attirer cet ouvrage.
Il parut au commencement du carnaval. Un colporteur le porta à Mde. la princesse de Talmont,* [*Ce n’est pas elle, mais une autre Dame dont j’ignore le nom.] un jour de bal de l’Opéra. Après souper, elle se fit habiller pour y aller, & en attendant l’heure, elle se mit à lire le nouveau roman. A minuit, elle ordonna qu’on mît ses chevaux, & continua de lire. On vint lui dire que ses chevaux étoient mis; elle ne répondit rien. Ses gens, voyant qu’elle s’oublioit, vinrent l’avertir qu’il étoit deux heures. Rien ne presse encore, dit-elle en lisant toujours. Quelque tems après, sa montre étant arrêtée, elle sonna pour savoir quelle heure il étoit. On lui dit qu’il étoit quatre heures. Cela étant, dit-elle, il est trop tard pour aller au bal; qu’on ôte mes chevaux. Elle se fit déshabiller & passa le reste de la nuit à lire.
Depuis qu’on me raconta ce trait, j’ai toujours désiré [393] de voir cette Dame, non seulement pour savoir d’elle-même s’il est exactement vrai; mais aussi parce que j’ai toujours cru qu’on ne pouvoit prendre un intérêt si vif à l’Héloise, sans avoir ce sixième sens, ce sens moral dont si peu de coeurs sont doués, & sans lequel nul ne sauroit entendre le mien.
Ce qui me rendit les femmes si favorables fut la persuasion où elles furent que j’avois écrit ma propre histoire, & que j’étois moi-même le héros de ce roman. Cette croyance étoit si bien établie, que Mde. de Polignac écrivit à Mde. de Verdelin pour la prier de m’engager à lui laisser voir le portroit de Julie. Tout le monde étoit persuadé qu’on ne pouvoit exprimer si vivement des sentimens qu’on n’auroit point éprouvés, ni peindre ainsi les transports de l’amour, que d’après son propre coeur. En cela, l’on avoit raison, & il est certain que j’écrivis ce roman dans les plus brûlantes extases; mais on se trompoit en pensant qu’il avoit fallu des objets réels pour les produire; on étoit loin de concevoir à quel point je puis m’enflammer pour des êtres imaginaires. Sans quelques réminiscences de jeunesse & Mde. d’Houdetot les amours que j’ai sentis & décrits, n’auroient été qu’avec des sylphides. Je ne voulus ni confirmer, ni détruire une erreur qui m’étoit avantageuse. On peut voir dans la préface en dialogue, que je fis imprimer à part, comment je laissai là-dessus le public en suspens. Les rigoristes disent que j’aurois dû déclarer la vérité tout rondement. Pour moi, je ne vais pas ce qui m’y pouvoit obliger, & je crois qu’il y [394] auroit eu plus de bêtise que de franchise à cette déclaration faite sans nécessité.
A-peu-près dans le même tems parut la Paix perpétuelle, dont l’année précédente j’avois cédé le manuscrit à un certain M. de Bastide, auteur d’un journal appelé le Monde, dans lequel il vouloit, bon gré mal gré, fourrer tous mes manuscrits. Il étoit de la connoissance de M. Duclos, & vint en son nom me presser de lui aider à remplir le Monde. Il avoit oui parler de la Julie, & vouloit que je la misse dans son journal: il vouloit que j’y misse l’Emile; il auroit voulu que j’y misse le Contrat social, s’il en eût soupçonné l’existence. Enfin, excédé de ses importunités, je pris le parti de lui céder pour douze louis mon extroit de la Paix perpétuelle. Notre accord étoit qu’il s’imprimeroit dans son journal, mais sitôt qu’il fut propriétaire de ce manuscrit, il jugea à propos de le faire imprimer à part, avec quelques retranchemens que le censeur exigea. Qu’eût-ce été si j’y avois joint mon jugement sur cet ouvrage, dont très heureusement je ne parlai point à M. de Bastide, & qui n’entra point dans notre marché! Ce jugement est encore en manuscrit parmi mes papiers. Si jamais il voit le jour, on y verra combien les plaisanteries & le ton suffisant de Voltaire à ce sujet m’ont dû faire rire, moi qui voyois si bien la portée de ce pauvre homme dans les matières politiques dont il se mêloit de parler.
Au milieu de mes succès, dans le public, & de la faveur des Dames, je me sentois déchoir à l’hôtel de Luxembourg, non pas auprès de M. le Maréchal, qui sembloit même [395] redoubler chaque jour de bontés & d’amitiés pour moi, mais auprès de Mde. la Maréchale. Depuis que je n’avois plus rien à lui lire, son appartement m’étoit moins ouvert, & durant les voyages de Montmorency, quoique je me présentasse assez exactement, je ne la voyois plus guères qu’à table. Ma place même n’y étoit plus aussi marquée, à côté d’elle. Comme elle ne me l’offroit plus, qu’elle me parloit peu, & que je n’avois pas, non plus, grand chose à lui dire, j’aimois autant prendre une autre place où j’étois plus à mon aise, sur-tout le soir; car machinalement je prenois peu-à-peu l’habitude de me placer plus près de M. le Maréchal.
A propos du soir, je me souviens d’avoir dit que je ne soupois pas au château, & cela étoit vrai dans le commencement de la connoissance; mais comme M. de Luxembourg ne dînoit point & ne se mettoit même pas à table, il arriva de-là qu’au bout de plusieurs mois, & déjà très-familier dans la maison, je n’avois encore jamais mangé avec lui. Il eut la bonté d’en faire la remarque. Cela me détermina d’y souper quelquefois quand il y avoit peu de monde, & je m’en trouvois très-bien, vu qu’on dînoit presque en l’air, & comme on dit sur le bout du banc; au lieu que le souper étoit très-long, parce qu’on s’y reposoit avec plaisir au retour d’une longue promenade, très-bon, parce que M. de Luxembourg aimoit la bon chere, & très-agréable, parce que Mde. de Luxembourg en faisoit les honneurs à charmer. Sans cette explication l’on entendroit difficilement la fin d’une lettre de M. de Luxembourg, [396] où il me dit qu’il se rappelle avec délices nos promenades; sur-tout, ajoute-t-il, quand en rentrant les soirs dans la Cour, nous n’y trouvions point de traces de roues de carrosses: c’est que, comme on passoit tous les matins le râteau sur le sable de la Cour pour effacer les ornières, je jugeais, par le nombre de ces traces, du monde qui étoit survenu dans l’après-midi.
Cette année 1761, mit le comble aux pertes continuelles que fit ce bon seigneur, depuis que j’avois l’honneur de le voir: comme si les maux que me préparoit la destinée, eussent dû commencer par l’homme pour qui j’avois le plus d’attachement & qui en étoit le plus digne. La premiere année, il perdit sa soeur, Mde. la duchesse de Villeroy; la seconde, il perdit sa fille, Mde. la princesse de Robeck; la troisième, il perdit dans le duc de Montmorency son fils unique, & dans le comte de Luxembourg son petit-fils, les seuls & derniers soutiens de sa branche & de son nom. Il supporta toutes ces pertes avec un courage apparent; mais son coeur ne cessa de saigner en dedans tout le reste de sa vie, & sa santé ne fit plus que décliner. La mort imprévue & tragique de son fils dut lui être d’autant plus sensible, qu’elle arriva précisément au moment où le roi venoit de lui accorder pour son fils, & de lui promettre pour son petit-fils, la survivance de sa charge de capitaine des gardes du corps. Il eut la douleur de voir s’éteindre peu à peu ce dernier enfant de la plus grande espérance, & cela par l’aveugle confiance de la mere au médecin, qui fit périr ce pauvre enfant d’inanition, avec des médecines pour toute [397] nourriture. Hélas! si j’en eusse été cru, le grand-père & le petit-fils seroient tous deux encore en vie. Que ne dis-je point, que n’écrivis-je point à M. le Maréchal, que de représentations ne fis-je point à Mde. de Montmorency, sur le régime plus qu’austère que, sur la foi de son médecin, elle faisoit observer à son fils? Mde. de Luxembourg qui pensoit comme moi, ne vouloit point usurper l’autorité de la mère; M. de Luxembourg, homme doux & foible, n’aimoit point à contrarier. Mde. de Montmorency avoit dans B[ordeu] une foi, dont son fils finit par être la victime. Que ce pauvre enfant étoit aise quand il pouvoit obtenir la permission de venir à Mont-Louis avec Mde. de Boufflers, demander à goûter à Thérèse, & mettre quelque aliment dans son estomac affamé! Combien je déplorois en moi-même les misères de la grandeur, quand je voyois cet unique héritier d’un si grand bien, d’un si grand nom, de tant de titres & de dignités, dévorer avec l’avidité d’un mendiant un pauvre petit morceau de pain! Enfin, j’eus beau dire & beau faire, le médecin triompha, & l’enfant mourut de faim.
La même confiance aux charlatans qui fit périr le petit-fils, creusa le tombeau du grand-père, & il s’y joignit de plus la pusillanimité de vouloir se dissimuler les infirmités de l’âge. M. de Luxembourg avoit eu par intervalles quelque douleur au gros doigt du pied; il en eut une atteinte à Montmorency, qui lui donna de l’insomnie & un peu de fièvre. J’osai prononcer le mot de goutte; Mde. de Luxembourg me tança. Le valet-de-chambre, chirurgien de M. le Maréchal, soutint que ce n’étoit pas la goutte, & se mit [398] à panser la partie souffrante avec du baume tranquille. Malheureusement la douleur se calma, & quand elle revint, on ne manqua pas d’employer le même remède qui l’avoit calmée: la constitution s’altéra, les maux augmentèrent, & les remèdes en même raison. Mde. de Luxembourg, qui vit bien enfin que c’étoit la goutte, s’opposa à cet insensé traitement. On se cacha d’elle, & M. de Luxembourg périt par sa faute au bout de quelques années, pour avoir voulu s’obstiner à guérir. Mais n’anticipons point de si loin sur les malheurs: combien j’en ai d’autres à narrer avant celui-là!
Il est singulier avec quelle fatalité tout ce que je pouvois dire & faire, sembloit fait pour déplaire à Mde. de Luxembourg, lors même que j’avois le plus à coeur de conserver sa bienveillance. Les afflictions que M. de Luxembourg éprouvoit coup sur coup ne faisoient que m’attacher à lui davantage, & par conséquent à Mde. de Luxembourg: car ils m’ont toujours paru si sincèrement unis, que les sentimens que l’on avoit pour l’un s’étendoient nécessairement à l’autre. Monsieur le maréchal vieillissoit. Son assiduité à la Cour, les soins qu’elle entraînoit, les chasses continuelles, la fatigue sur-tout du service durant son quartier, auroient demandé la vigueur d’un jeune homme, & je ne voyois plus rien qui pût soutenir la sienne dans cette carrière. Puisque ses dignités devoient être dispersées & son nom éteint après lui, peu lui importoit de continuer une vie laborieuse, dont l’objet principal avoit été de ménager la faveur du prince à ses enfans. Un jour que nous n’étions que nous trois, & [399] qu’il se plaignoit des fatigues de la Cour, en homme que ses pertes avoient découragé; j’osai lui parler de retraite, & lui donner le conseil que Cynéas donnoit à Pyrrhus; il soupira, & ne répondit pas décisivement. Mais au premier moment où Mde. de Luxembourg me vit en particulier, elle me relança vivement sur ce conseil qui me parut l’avoir alarmée. Elle ajouta une chose dont je sentis la justesse, & qui me fit renoncer à retoucher jamais la même corde: c’est que la longue habitude de vivre à la Cour devenoit un vrai besoin, que c’étoit même en ce moment une dissipation pour M. de Luxembourg, & que la retraite que je lui conseillois seroit moins un repos pour lui qu’un exil, où l’oisiveté, l’ennui, la tristesse achèveroient bientôt de le consumer. Quoiqu’elle dût voir qu’elle m’avoit persuadé, quoiqu’elle dût compter sur la promesse que je lui fis & que je lui tins, elle ne parut jamais bien tranquillisée à cet égard, & je me suis rappelé que depuis lors mes tête-à-têtes avec M. le Maréchal avoient été plus rares & presque toujours interrompus.
Tandis que ma balourdise & mon guignon me nuisoient ainsi de concert auprès d’elle, les gens qu’elle voyoit & qu’elle aimoit le plus ne m’y servoient pas. L’abbé de B[ouffler]s sur-tout, jeune homme aussi brillant qu’il soit possible de l’être, ne me parut jamais bien disposé pour moi; & non-seulement il est le seul de la société de Mde. la Maréchale, qui ne m’oit jamais marqué la moindre attention, mais j’ai cru m’appercevoir qu’à tous les voyages qu’il fit à Montmorenci, je perdois quelque chose auprès d’elle, [400] & il est vrai que, sans même qu’il le voulût, c’étoit assez de sa seule présence: tant la grace & le sel de ses gentillesses appesantissoient encore mes lourds spropositi. Les deux premières années, il n’étoit presque pas venu à Montmorenci; &, par l’indulgence de Mde. la maréchale, je m’étois passablement soutenu; mais sitôt qu’il parut un peu de suite, je fus écrasé sans retour. J’aurois voulu me réfugier sous son aile, & faire en sorte qu’il me prît en amitié; mais la même maussaderie qui me faisoit un besoin de lui plaire m’empêcha d’y réussir; & ce que je fis pour cela maladroitement acheva de me perdre auprès de Mde. la maréchale, sans m’être utile auprès de lui. Avec autant d’esprit, il eût pu réussir à tout; mais l’impossibilité de s’appliquer & le goût de la dissipation ne lui ont permis d’acquérir que des demi-talens en tout genre. En revanche, il en a beaucoup, & c’est tout ce qu’il faut dans le grand monde, où il veut briller. Il fait très bien de petits vers, écrit très bien de petites lettres, va jouaillant un peu du cistre, & barbouillant un peu de peinture au pastel. Il s’avisa de vouloir faire le portroit de Mde. de Luxembourg; ce portroit étoit horrible. Elle prétendoit qu’il ne lui ressembloit point du tout, & cela étoit vrai. Le traître d’abbé me consulta; & moi, comme un sot & comme un menteur, je dis que le portroit ressembloit. Je voulois cajoler l’abbé; mais je ne cajolois pas Mde. la maréchale, qui mit ce trait sur ses registres; & l’abbé, ayant fait son coup, se moqua de moi. J’appris, par ce succès de mon tardif coup d’essai, à ne plus me mêler de vouloir flagorner & flatter malgré Minerve.
[401] Mon talent étoit de dire aux hommes des vérités utiles, mais dures, avec assez d’énergie & de courage; il falloit m’y tenir. Je n’étois point né, je ne dis pas pour flatter, mais pour louer. La maladresse des louanges que j’ai voulu donner, m’a fait plus de mal que l’âpreté de mes censures. J’en ai à citer ici un exemple si terrible, que ses suites ont non-seulement fait ma destinée pour le reste de ma vie, mais décideront peut-être de ma réputation dans toute la postérité.
Durant les voyages de Montmorency, M. de Choiseul venoit quelquefois souper au château. Il y vint un jour que j’en sortois. On parla de moi, M. de Luxembourg lui conta mon histoire de Venise avec M. de M[ontaigu] M. de Choiseul dit que c’étoit dommage que j’eusse abandonné cette carrière, & que si j’y voulois rentrer, il ne demandoit pas mieux que de m’occuper. M. de Luxembourg me redit cela; j’y fus d’autant plus sensible que je n’étois pas accoutumé d’être gâté par les ministres, & il n’est pas sûr que, malgré mes résolutions, si ma santé m’eût permis d’y songer, j’eusse évité d’en faire de nouveau la folie. L’ambition n’eut jamais chez moi que les courts intervalles où toute autre passion me laissoit libre; mais un de ces intervalles eût suffi pour me rengager. Cette bonne intention de M. de Choiseul, m’affectionnant à lui, accrut l’estime que, sur quelques opérations de son ministère, j’avois conçue pour ses talents, & le pacte de famille en particulier me parut annoncer un homme d’état du premier ordre. Il gagnoit encore dans mon esprit au peu de cas que je faisois de ses prédécesseurs, sans [402] excepter Mde. de P[ompadou]r, que je regardois comme une façon de premier ministre, & quand le bruit courut que, d’elle ou de lui, l’un des deux expulseroit l’autre, je crus faire des voeux pour la gloire de la France, en en faisant pour que M. de Choiseul triomphât. Je m’étois senti de tout temps, pour Mde. de P[ompadou]r, de l’antipathie, même quand, avant sa fortune, je l’avois vue chez Mde. de la Poplinière, portant encore le nom de Mde. d’E[tiole]s. Depuis lors, j’avois été mécontent de son silence au sujet de Diderot & de tous ses procédés par rapport à moi, tant au sujet des fêtes de Ramire & des Muses galantes, qu’au sujet du Devin du village, qui ne m’avoit valu, dans aucun genre de produit, des avantages proportionnés à ses succès; et, dans toutes les occasions, je l’avois toujours trouvée très peu disposée à m’obliger, ce qui n’empêcha pas le chevalier de Lorenzi de me proposer de faire quelque chose à la louange de cette dame, en m’insinuant que cela pourroit m’être utile. Cette proposition m’indigna d’autant plus, que je vis bien qu’il ne la faisoit pas de son chef, sachant que cet homme, nul par lui-même, ne pense & n’agit que par l’impulsion d’autrui. Je sais trop peu me contraindre pour avoir pu lui cacher mon dédain pour sa proposition, ni à personne mon peu de penchant pour la favorite; elle le connoissois, j’en étois sûr, & tout cela mêloit mon intérêt propre à mon inclination naturelle, dans les voeux que je faisois pour M. de Choiseul. Prévenu d’estime pour ses talents, qui étoient tout ce que je connoissois de lui, plein de reconnoissance pour sa bonne volonté; ignorant d’ailleurs totalement dans ma retraite ses goûts & sa [403] manière de vivre, je le regardois d’avance comme le vengeur du public & le mien; & mettant alors la dernière main au Contrat social, j’y marquai, dans un seul trait, ce que je pensois des précédens ministères & de celui qui commençoit à les éclipser. Je manquai, dans cette occasion, à ma plus constante maxime; & de plus, je ne songeai pas que quand on veut louer ou blâmer fortement dans un même article sans nommer les gens, il faut tellement approprier la louange à ceux qu’elle regarde, que le plus ombrageux amour-propre ne puisse y trouver de qui-pro-quo. J’étois là-dessus dans une si folle sécurité, qu’il ne me vint pas même à l’esprit que quelqu’un pût prendre le change. On verra bientôt si j’eus raison.
Une de mes chances étoit d’avoir toujours dans mes liaisons des femmes auteurs. Je croyois au moins parmi les grands éviter cette chance. Point du tout: elle m’y suivit encore. Mde. de Luxembourg ne fut pourtant jamais, que je sache, atteinte de cette manie; mais Mde. la comtesse de B[ouffler]s le fui. Elle fit une tragédie en prose, qui fut d’abord lue, promenée & prônée dans la société de M. le prince de Conti, & sur laquelle, non contente de tant d’éloges, elle voulut aussi me consulter pour avoir le mien. Elle l’eut, mais modéré, tel que le méritoit l’ouvrage. Elle eut, de plus, l’avertissement que je crus lui devoir, que sa pièce, intitulée l’Esclave généreux, avoit un très grand rapport à une pièce angloise, assez peu connue, mais pourtant traduite, intitulée Oroonoko. Mde. de B[ouffler]s me remercia de l’avis, en m’assurant toutefois que sa pièce ne ressembloit [404] point du tout à l’autre. Je n’ai jamais parlé de ce plagiat à personne au monde qu’à elle seule, & cela pour remplir un devoir qu’elle m’avoit imposé; cela ne m’a pas empêché de me rappeler souvent depuis lors le sort de celui que remplit Gil-Blas près de l’archevêque prédicateur.
Outre l’abbé de B[ouffler]s, qui ne m’aimoit pas, outre Mde. de B[ouffler]s, auprès de laquelle j’avois des torts que jamais les femmes ni les auteurs ne pardonnent, tous les autres amis de Mde. la maréchale m’ont toujours paru peu disposés à être des miens, entre autres M. le président Hénault, lequel, enrôlé parmi les auteurs, n’étoit pas exempt de leurs défauts; entre autres aussi Mde. du Deffand & Mademoiselle de Lespinasse, toutes deux en grande liaison avec Voltaire, & intimes amies de d’Alembert, avec lequel la dernière a même fini par vivre, s’entend en tout bien & en tout honneur, & cela ne peut même s’entendre autrement. J’avois d’abord commencé par m’intéresser fort à Mde. du Deffand, que la perte de ses yeux faisoit aux miens un objet de commisération; mais sa manière de vivre, si contraire à la mienne, que l’heure du lever de l’un étoit presque celle du coucher de l’autre; sa passion sans bornes pour le petit bel esprit; l’importance qu’elle donnoit, soit en bien, soit en mal, aux moindres torche-culs qui paraissoient; le despotisme & l’emportement de ses oracles; son engouement outré pour ou contre toutes choses, qui ne lui permettoit de parler de rien qu’avec des convulsions; ses préjugés incroyables, son invincible obstination, l’enthousiasme de déraison où la portoit l’opiniâtreté de ses jugemens passionnés; [405] tout cela me rebuta bientôt des soins que je voulois lui rendre; je la négligeai, elle s’en aperçut: c’en fut assez pour la mettre en fureur, & quoique je sentisse assez combien une femme de ce caractère pouvoit être à craindre, j’aimai mieux encore m’exposer au fléau de sa haine qu’à celui de son amitié.
Ce n’étoit pas assez d’avoir si peu d’amis dans la société de Mde. de Luxembourg, si je n’avois des ennemis dans sa famille. Je n’en eus qu’un, mais qui, par la position où je me trouve aujourd’hui, en vaut cent. Ce n’étoit assurément pas M. le duc de Villeroy son frère; car, non-seulement il m’étoit venu voir, mais il m’avoit invité plusieurs fois d’aller à Villeroy, & comme j’avois répondu à cette invitation avec autant de respect & d’honnêteté qu’il m’avoit été possible, partant de cette réponse vague comme d’un consentement, il avoit arrangé avec M. & Mde. de Luxembourg un voyage d’une quinzaine de jours, dont je devois être, & qui me fut proposé. Comme les soins qu’exigeoit ma santé ne me permettoient pas alors de me déplacer sans risque, je priai M. de Luxembourg de vouloir bien me dégager. On peut voir par sa réponse que cela se fit de la meilleure grace du monde, & M. le duc de Villeroy ne m’en témoigna pas moins de bonté qu’auparavant. Son neveu & son héritier, le jeune marquis de V[illero]y, ne participa pas à la bienveillance dont m’honoroit son oncle, ni aussi, je l’avoue, au respect que j’avois pour lui. Ses airs éventés me le rendirent insupportable, & mon air froid m’attira son aversion. Il fit même, un soir à table, une incartade, dont je me tirai mal, parce [406] que je suis bête, sans aucune présence d’esprit, & que la colère, au lieu d’aiguiser le peu que j’en ai, me l’ôte. J’avois un chien qu’on m’avoit donné tout jeune, presque à mon arrivée à l’Hermitage, & que j’avois appelé duc. Ce chien, non beau, mais rare en son espèce, duquel j’avois fait mon compagnon, mon ami, & qui certainement méritoit mieux ce titre que la plupart de ceux qui l’ont pris, étoit devenu célèbre au château de Montmorency par son naturel aimant, sensible, & par l’attachement que nous avions l’un pour l’autre. Mais, par une pusillanimité fort sotte, j’avois changé son nom en celui de turc, comme s’il n’y avoit pas des multitudes de chiens qui s’appellent marquis, sans qu’aucun marquis s’en fâche. Le marquis de V[illeroy], qui sut ce changement de nom, me poussa tellement là dessus, que je fus obligé de conter en pleine table ce que j’avois fait. Ce qu’il y avoit d’offensant pour le nom de duc, dans cette histoire, n’étoit pas tant de le lui avoir donné, que de le lui avoir ôté. Le pis fut qu’il y avoit là plusieurs ducs: M. de Luxembourg l’étoit, son fils l’étoit. Le marquis de V[illeroy], fait pour le devenir, & qui l’est aujourd’hui, jouit avec une cruelle joie de l’embarras où il m’avoit mis, & de l’effet qu’avoit produit cet embarras. On m’assura le lendemain que sa tante l’avoit très vivement tancé là-dessus; & l’on peut juger si cette réprimande, en la supposant réelle, a dû beaucoup raccommoder mes affaires auprès de lui.
Je n’avois pour appui contre tout cela, tant à l’hôtel de Luxembourg qu’au Temple, que le seul chevalier de L[orenz]i, qui fit profession d’être mon ami: mais il l’étoit encore plus [407] de d’Alembert, à l’ombre duquel il passoit chez les femmes pour un grand géomètre. Il étoit d’ailleurs le sigisbée, ou plutôt le complaisant de Mde. la comtesse de B[ouffler]s, très-amie elle-même de d’Alembert, & le chevalier de L[orenz]i n’avoit d’existence & ne pensoit que par elle. Ainsi, loin que j’eusse au-dehors quelque contrepoids à mon ineptie, pour me soutenir auprès de Mde. de Luxembourg, tout ce qui l’approchoit sembloit concourir à me nuire dans son esprit. Cependant, outre l’Emile, dont elle avoit voulu se charger, elle me donna dans le même temps une autre marque d’intérêt & de bienveillance, qui me fit croire que, même en s’ennuyant de moi, elle me conservoit & me conserveroit toujours l’amitié qu’elle m’avoit tant de fois promise pour toute la vie.
Sitôt que j’avois cru pouvoir compter sur ce sentiment de sa part, j’avois commencé par soulager mon coeur auprès d’elle de l’aveu de toutes mes fautes, ayant pour maxime inviolable, avec mes amis, de me montrer à leurs yeux exactement tel que je suis, ni meilleur, ni pire. Je lui avois déclaré mes liaisons avec Thérèse, & tout ce qui en avoit résulté, sans omettre de quelle façon j’avois disposé de mes enfans. Elle avoit reçu mes confessions très-bien, trop bien même, en m’épargnant les censures que je méritois, & ce qui m’émut sur-tout vivement, fut de voir les bontés qu’elle prodiguoit à Thérèse, lui faisant de petits cadeaux, l’envoyant chercher, l’exhortant à l’aller voir, la recevant avec cent caresses, & l’embrassant très-souvent devant tout le monde. Cette pauvre fille étoit dans des transports de joie & de reconnoissance qu’assurément je partageois bien, les amitiés [408] dont M. & Mde. de Luxembourg me combloient en elle me touchant bien plus vivement encore que celles qu’ils me faisoient directement.
Pendant assez longtemps les choses en restèrent là: mais enfin Mde. la Maréchale poussa la bonté jusqu’à vouloir retirer un de mes enfans. Elle savoit que j’avois fait mettre un chiffre dans les langes de l’aîné; elle me demanda le double de ce chiffre; je le lui donnai. Elle employa pour cette recherche la Roche, son valet de chambre & son homme de confiance, qui fit de vaines perquisitions & ne trouva rien, quoiqu’au bout de douze ou quatorze ans seulement, si les registres des Enfans-trouvés étoient bien en ordre, ou que la recherche eût été bien faite, ce chiffre n’eût pas dû être introuvable. Quoiqu’il en soit, je fus moins fâché de ce mauvais succès que je ne l’aurois été si j’avois suivi cet enfant dès sa naissance. Si à l’aide du renseignement on m’eût présenté quelque enfant pour le mien, le doute si ce l’étoit bien en effet, si on ne lui en substituoit point un autre, m’eût resserré le coeur par l’incertitude, & je n’aurois point goûté dans tout son charme le vrai sentiment de la nature: il a besoin, pour se soutenir, au moins durant l’enfance, d’être appuyé sur l’habitude. Le long éloignement d’un enfant qu’on ne connaît pas encore affaiblit, anéantit enfin les sentimens paternels & maternels; & jamais on n’aimera celui qu’on a mis en nourrice comme celui qu’on a nourri sous ses yeux. La réflexion que je fois ici peut exténuer mes torts dans leurs effets, mais c’est en les aggravant dans leur source.
[409] Il n’est peut-être pas inutile de remarquer que, par l’entremise de Thérèse, ce même la Roche fit connoissance avec Mde. le Vasseur, que G[rimm] continuoit de tenir à Deuil, à la porte de la C[hevrett]e, & tout près de Montmorency.
Quand je fus parti, ce fut par M. la Roche que je continuai de faire remettre à cette femme l’argent que je n’ai point cessé de lui envoyer, & je crois qu’il lui portoit aussi souvent des présens de la part de Mde. la Maréchale; ainsi elle n’étoit sûrement pas à plaindre, quoiqu’elle se plaignît toujours. A l’égard de G[rimm], comme je n’aime point à parler des gens que je dois hair, je n’en parlois jamais à Mde. de Luxembourg que malgré moi; mais elle me mit plusieurs fois sur son chapitre, sans me dire ce qu’elle en pensoit, & sans me laisser pénétrer si cet homme étoit de sa connoissance ou non. Comme la réserve avec les gens qu’on aime, & qui n’en ont point avec nous, n’est pas de mon goût, sur-tout en ce qui les regarde, j’ai depuis lors pensé quelquefois à celle-là; mais seulement quand d’autres événemens ont rendu cette réflexion naturelle.
Après avoir demeuré long-temps sans entendre parler de l’Emile, depuis que je l’avois remis à Mde. de Luxembourg, j’appris enfin que le marché en étoit conclu à Paris avec le libraire Duchesne, & par celui-ci avec le libraire Néaulme d’Amsterdam. Mde. de Luxembourg m’envoya les deux doubles de mon traité avec Duchesne, pour les signer. Je reconnus l’écriture pour être de la même main dont étoient celles des lettres de M. de M[alesherbe]s qu’il ne m’écrivoit pas de sa propre main. Cette certitude que mon traité se faisoit [410] de l’aveu & sous les yeux du magistrat, me le fit signer avec confiance. Duchesne me donnoit de ce manuscrit six mille francs, la moitié comptant, et, je crois, cent ou deux cents exemplaires. Après avoir signé les deux doubles, je les renvoyai tous deux à Mde. de Luxembourg, qui l’avoit ainsi désiré: elle en donna un à Duchesne, elle garda l’autre, au lieu de me le renvoyer, & je ne l’ai jamais revu.
La connoissance de M. & de Mde. de Luxembourg, en faisant quelque diversion à mon projet de retraite, ne m’y avoit pas fait renoncer. Même au tems de ma plus grande faveur auprès de Mde. la Maréchale, j’avois toujours senti qu’il n’y avoit que mon sincère attachement pour M. le Maréchal & pour elle qui pût me rendre leurs entours supportables; & tout mon embarras étoit de concilier ce même attachement avec un genre de vie plus conforme à mon goût & moins contraire à ma santé, que cette gêne & ces soupers tenoient dans une altération continuelle, malgré tous les soins qu’on apportoit à ne pas m’exposer à la déranger: car sur ce point, comme sur tout autre, les attentions furent poussées aussi loin qu’il étoit possible; et, par exemple, tous les soirs après souper, M. le Maréchal, qui s’alloit coucher de bonne heure, ne manquoit jamais de m’emmener bon gré mal gré, pour m’aller coucher aussi. Ce ne fut que quelque tems avant ma catastrophe qu’il cessa, je ne sais pourquoi, d’avoir cette attention.
Avant même d’apercevoir le refroidissement de Mde. la Maréchale, je désirais, pour ne m’y pas exposer, d’exécuter mon ancien projet; mais les moyens me manquant pour cela, je fus obligé d’attendre la conclusion du traité de [411] l’Emile, & en attendant je mis la dernière main au Contrat Social, & l’envoyai à Rey, fixant le prix de ce manuscrit à mille francs, qu’il me donna.
Je ne dois peut-être pas omettre un petit fait qui regarde ledit manuscrit. Je le remis bien cacheté, à Du Voisin, ministre du pays de Vaud, & chapelain de l’hôtel de Hollande, qui me venoit voir quelquefois, & qui se chargea de l’envoyer à Rey, avec lequel il étoit en liaison. Ce manuscrit, écrit en menu caractère, étoit fort petit, & ne remplissoit pas sa poche. Cependant, en passant la barrière, son paquet tomba, je ne sais comment, entre les mains des commis qui l’ouvrirent, l’examinèrent, & le lui rendirent ensuite, quand il l’eut réclamé au nom de l’ambassadeur; ce qui le mit à portée de le lire lui-même, comme il me marqua naivement avoir fait, avec force éloges de l’ouvrage, & pas un mot de critique ni de censure, se réservant sans doute d’être le vengeur du christianisme lorsque l’ouvrage auroit paru. Il recacheta le manuscrit & l’envoya à Rey. Tel fut en substance le narré qu’il me fit dans la lettre où il me rendit compte de cette affaire, & c’est tout ce que j’en ai su.
Outre ces deux livres & mon Dictionnaire de musique, auquel je travaillois toujours de temps en temps, j’avois quelques autres écrits de moindre importance, tous en état de paroître, & que je me proposois de donner encore, soit séparément, soit avec mon recueil général, si je l’entreprenois jamais. Le principal de ces écrits, dont la plupart sont encore en manuscrit, dans les mains de Du P[eyrou], étoit un Essai sur l’origine des langues, que je fis lire à M. [412] de M[alesherbe]s & au chevalier de L[orenz]i qui m’en dit du bien. Je comptois que toutes ces productions rassemblées me vaudroient au moins, tous frais faits, un capital de huit à dix mille francs, que je voulois placer en rente viagère, tant sur ma tête que sur celle de Thérèse; après quoi nous irions, comme je l’ai dit, vivre ensemble au fond de quelque province, sans plus occuper le public de moi, & sans plus m’occuper moi-même d’autre chose que d’achever paisiblement ma carrière en continuant de faire autour de moi tout le bien qu’il m’étoit possible, & d’écrire à loisir les mémoires que je méditais.
Tel étoit mon projet, dont la générosité de Rey, que je ne dois pas taire, vint faciliter encore l’exécution. Ce libraire, dont on me disoit tant de mal à Paris, est cependant, de tous ceux avec qui j’ai eu affaire, le seul dont j’aye eu toujours à me louer. Nous étions à la vérité souvent en querelle sur l’exécution de mes ouvrages; il étoit étourdi, j’étois emporté. Mais en matière d’intérêt & de procédés qui s’y rapportent, quoique je n’aye jamais fait avec lui de traité en forme, je l’ai toujours trouvé plein d’exactitude & de probité. Il est même aussi le seul qui m’oit avoué franchement qu’il faisoit bien ses affaires avec moi; & souvent il m’a dit qu’il me devoit sa fortune, en m’offrant de m’en faire part. Ne pouvant exercer directement avec moi sa gratitude, il voulut me la témoigner au moins dans ma gouvernante, à laquelle il fit une pension viagère de trois cents francs, exprimant dans l’acte que c’étoit en reconnoissance des avantages que je lui avois procurés. Il fit cela de lui à moi, sans ostentation, sans prétention, sans bruit, & si je n’en avois [413] parlé le premier à tout le monde, personne n’en auroit rien su. Je fus si touché de ce procédé, que depuis lors je me suis attaché à Rey d’une amitié véritable. Quelque temps après il me désira pour parrain d’un de ses enfans: j’y consentis, & l’un de mes regrets dans la situation où l’on m’a réduit est, qu’on m’oit ôté tout moyen de rendre désormois mon attachement utile à ma filleule & à ses parens. Pourquoi, si sensible à la modeste générosité de ce libraire, le suis-je si peu aux bruyans empressemens de tant de gens haut huppés, qui remplissent pompeusement l’univers du bien qu’ils disent m’avoir voulu faire, & dont je n’ai jamais rien senti? Est-ce leur faute; est-ce la mienne? Ne sont-ils que vains; ne suis-je qu’un ingrat? Lecteur sensé, pesez, décidez; pour moi, je me tais.
Cette pension fut une grande ressource pour l’entretien de Thérèse, & un grand soulagement pour moi. Mais au reste, j’étois bien éloigné d’en tirer un profit direct pour moi-même, non plus que de tous les cadeaux qu’on lui faisoit.
Elle a toujours disposé de tout elle-même. Quand je gardois son argent, je lui en tenois un fidèle compte, sans jamais en mettre un liard dans notre commune dépense, même quand elle étoit plus riche que moi: Ce qui est à moi est à nous, lui disois-je; & ce qui est à toi est à toi. Je n’ai jamais cessé de me conduire avec elle, selon cette maxime, que je lui ai souvent répétée. Ceux qui ont eu la bassesse de m’accuser de recevoir par ses mains ce que je refusois dans les miennes, jugeoient sans doute de mon coeur par les leurs, & me connoissoient bien mal. Je mangerois volontiers avec elle le pain qu’elle auroit gagné, jamais celui [414] qu’elle auroit reçu. J’en appelle sur ce point à son témoignage, & dès à présent, & lorsque, selon le cours de la nature, elle m’aura survécu. Malheureusement elle est peu entendue en économie à tous égards, peu soigneuse & fort dépensière, non par vanité ni par gourmandise, mais par négligence uniquement. Nul n’est parfait ici-bas; & puisqu’il faut que ses excellentes qualités soient rachetées, j’aime mieux qu’elle oit des défauts que des vices, quoique ces défauts nous fassent peut-être encore plus de mal à tous deux. Les soins que j’ai pris pour elle, comme jadis pour maman, de lui accumuler quelque avance qui pût un jour lui servir de ressource, sont inimaginables; mais ce furent toujours des soins perdus.
Jamais elles n’ont compté ni l’une ni l’autre avec elles-mêmes, & malgré tous mes efforts, tout est toujours parti à mesure qu’il est venu. Quelque simplement que Thérèse se mette, jamais la pension de Rey ne lui a suffi pour se niper, que je n’y aye encore suppléé du mien chaque année. Nous ne sommes pas faits, ni elle ni moi, pour être jamais riches, & je ne compte assurément pas cela parmi nos malheurs.
Le Contrat Social s’imprimoit assez rapidement. Il n’en étoit pas de même de l’Emile, dont j’attendois la publication, pour exécuter la retraite que je méditais. Duchesne m’envoyoit de tems à autre des modèles d’impression pour choisir: quand j’avois choisi, au lieu de commencer, il m’en envoyoit encore d’autres. Quand enfin nous fûmes bien déterminés sur le format, sur le caractère, & qu’il avoit déjà plusieurs feuilles d’imprimées, sur quelques légers changemens que je fis à une épreuve, il recommença tout, & [415] au bout de six mois nous nous trouvâmes moins avancés que le premier jour. Durant tous ces essais, je vis bien que l’ouvrage s’imprimoit en France ainsi qu’en Hollande, & qu’il s’en faisoit à la fois deux éditions. Que pouvais-je faire? je n’étois plus maître de mon manuscrit. Loin d’avoir trempé dans l’édition de France, je m’y étois toujours opposé; mais enfin puisque cette édition se faisoit bon gré malgré moi, & puisqu’elle servoit de modèle à l’autre, il falloit bien y jeter les yeux & voir les épreuves, pour ne pas laisser estropier & défigurer mon livre. D’ailleurs l’ouvrage s’imprimoit tellement de l’aveu du magistrat, que c’étoit lui qui dirigeoit en quelque sorte l’entreprise, qu’il m’écrivoit très-souvent, & qu’il me vint voir même à ce sujet, dans une occasion dont je vais parler à l’instant.
Tandis que Duchesne avançoit à pas de tortue, Néaulme, qu’il retenoit, avançoit encore plus lentement. On ne lui envoyoit pas fidèlement les feuilles à mesure qu’elles s’imprimoient. Il crut appercevoir de la ruse dans la manœuvre de Duchesne, c’est-à-dire, de Guy, qui faisoit pour lui; & voyant qu’on n’exécutoit pas le traité, il m’écrivit lettres sur lettres pleines de doléances & de griefs, auxquels je pouvois encore moins remédier qu’à ceux que j’avois pour mon compte. Son ami Guérin, qui me voyoit alors fort souvent, me parloit incessamment de ce livre, mais toujours avec la plus grande réserve. Il savoit & ne savoit pas qu’on l’imprimoit en France, il savoit & ne savoit pas que le magistrat s’en mêlât: en me plaignant des embarras qu’alloit me donner ce livre, il sembloit m’accuser d’imprudence, sans vouloir jamais dire en quoi elle consistoit; il biaisoit & [416] tergiversoit sans cesse: il sembloit ne parler que pour me faire parler. Ma sécurité, pour lors, étoit si complète, que je riois du ton circonspect & mystérieux qu’il mettoit à cette affaire, comme d’un tic contracté chez les ministres & les magistrats, dont il fréquentoit assez les bureaux. Sûr d’être en règle à tous égards sur cet ouvrage, fortement persuadé qu’il avoit non seulement l’agrément & la protection du magistrat, mais même qu’il méritoit & qu’il avoit de même la faveur du ministre, je me félicitois de mon courage à bien faire, & je riois de mes pusillanimes amis, qui paraissoient s’inquiéter pour moi. Duclos fut de ce nombre, & j’avoue que ma confiance en sa droiture & en ses lumières eût pu m’alarmer à son exemple, si j’en avois eu moins dans l’utilité de l’ouvrage & dans la probité de ses patrons. Il me vint voir de chez M. Baille, tandis que l’Emile étoit sous presse; il m’en parla. Je lui lus la Profession de foi du vicaire savoyard; il l’écouta très paisiblement, et, ce me semble, avec grand plaisir. Il me dit, quand j’eus fini: Quoi, citoyen, cela fait partie d’un livre qu’on imprime à Paris? - Oui! lui dis-je, & l’on devroit l’imprimer au Louvre, par ordre du roi.- J’en conviens, me dit-il; mais faites-moi le plaisir de ne dire à personne que vous m’ayez lu ce morceau.
Cette frappante manière de s’exprimer me surprit sans m’effrayer. Je savois que Duclos voyoit beaucoup M. de M[alesherbe]s. J’eus peine à concevoir comment il pensoit si différemment que lui sur le même objet.
Fin du premier Volume.