JEAN JACQUES ROUSSEAU
COLLECTION COMPLÈTE DES ŒUVRES DE JEAN JACQUES ROUSSEAU, CITOYEN DE GENEVE,
IN-4°, 1780-1789.
VOLUME 10
Les confessionS.
Les rêveries
du promeneur solitaire.
L’ÉDITION DU PEYROU ET MOULTOU.
J.M. GALLANAR, ÉDITEUR
TABLE
LES CONFESSIONS.
Livre I. Page 1.
Liv. II. Page 56.
Liv.III. Page 123.
Liv. IV. Page 171.
Liv. V. Page 229.
Liv. VI. Page 299.
LES REVERIES DU PROMENEUR SOLITAIRE
Promenade I. Page 369
Prom. II. Page 380
Prom. III. Page 393
Prom. IV. Page 412
Prom. V. Page 434
Prom. VI. Page 448
Prom. VII. Page 462
Prom. VIII. Page 482
Prom. IX. Page 497
Prom. X. Page 515
JEAN JACQUES ROUSSEAU
LES CONFESSIONS DE J. J. ROUSSEAU
[Manuscrit de Genève (Du Peyrou-Moultou mss.), Manuscrit de Paris (Thérèse Le Vasseur mss.), Manuscrit de Neuchâtel (Bibliothèque de la Ville de Neuchâtel); Livres I-IV, 1763?-1765/ 1782, Livres V-VI, 1766-1768/1782, Livres VII-XII, 1769, octobre -1770, fin / 1789; le Pléiade édition t. I, pp. 1--656; Livre I t. I, pp.1-44; Notices Bibliographiques, le Pléiade édition t. I, pp.1885-1892 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. X (1782), XVI, XVII (1789). Livre I, t. X, pp. 1-55; Livre II, t. X, pp. 5-112; Livre III, t. X, pp. 113-170; Livre IV, t. X, pp. 171-228; Livre V, t. X, pp. 229-298; Livre VI, t. X, pp. 299-366.]
LES CONFESSIONS DE
J. J. ROUSSEAU.
LIVRE PREMIER
Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple & dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature; & cet homme, ce sera moi.
Moi seul. Je sens mon coeur & je connois les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jetté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu.
Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra; je viendrai ce livre à la main me présenter devant le souverain Juge. Je dirai hautement: voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien & le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tû de mauvais, rien ajouté de bon & s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement [2] indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire; j’ai pu supposer vrai ce que je savois avoir pu l’être, jamais ce que je savois être faux. Je me suis montré tel que je fus, méprisable & vil quand je l’ai été, bon, généreux, sublime, quand je l’ai été: j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même. Etre éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables: qu’ils écoutent mes Confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes miseres. Que chacun d’eux découvre à son tour son coeur au pied de ton trône avec la même sincérité & puis qu’un seul te dise, s’il l’ose; je fus meilleur que cet homme-là.
Je suis né à Genève en 1712 d’Isaac Rousseau Citoyen & de Susanne Bernard Citoyenne; un bien fort médiocre, à partager entre quinze enfans ayant réduit presqu’à rien la portion de mon pere, il n’avoit pour subsister que son métier d’Horloger, dans lequel il étoit à la vérité fort habile. Ma mere, fille du Ministre Bernard, étoit plus riche; elle avoit de la sagesse & de la beauté: ce n’étoit pas sans peine que mon pere l’avoit obtenue. Leurs amours avoient commencé presque avec leur vie: dès l’âge de huit à neuf ans ils se promenoient ensemble tous les soirs sur la Treille; à dix ans ils ne pouvoient plus se quitter. La sympathie, l’accord des ames affermit en eux le sentiment qu’avoit produit l’habitude. Tous deux, nés tendres & sensibles, n’attendoient que le moment de trouver dans un autre la même disposition, ou plutôt ce moment les attendoit eux-mêmes & chacun d’eux jetta son coeur dans le premier qui s’ouvrit pour le [3] recevoir. Le sort qui sembloit contrarier leur passion ne fit que l’animer. Le jeune amant ne pouvant obtenir sa maîtresse, se consumoit de douleur; elle lui conseilla de voyager pour l’oublier. Il voyagea sans fruit & revint plus amoureux que jamais. Il retrouva celle qu’il aimoit tendre & fidelle. Après cette épreuve il ne restoit qu’à s’aimer toute la vie; ils le jurerent & le Ciel bénit leur serment.
Gabriel Bernard, frere de ma mere, devint amoureux d’une des soeurs de mon pere; mais elle ne consentit à épouser le frere qu’à condition que son frere épouseroit la soeur. L’amour arrangea tout & les deux mariages se firent le même jour. Ainsi mon oncle étoit le mari de ma tante & leurs enfans furent doublement mes cousins-germains. Il en naquit un de part & d’autre au bout d’une année; ensuite il fallut encore se séparer.
Mon oncle Bernard étoit Ingénieur: il alla servir dans l’Empire & en Hongrie sous le Prince Eugene. Il se distingua au siége & à la bataille de Belgrade. Mon pere, après la naissance de mon frere unique, partit pour Constantinople où il étoit appellé & devint horloger du Sérail. Durant son absence, la beauté de ma mere, son esprit, ses talens,*[*Elle en avoit de trop brillans pour son état; le Ministre son pere qui l’adoroit, ayant pris grand soin de son éducation. Elle dessinoit, elle chantoit, elle s’accompagnoit du Théorbe, elle avoit de la lecture & faisoit des vers passables. En voici qu’elle fit imprompu dans l’absence de son frere & de son mari, se promenant avec sa belle-soeur & leurs deux enfans, sur un propos que quelqu’un lui tint à leur sujet.
Ces deux Messieurs qui sont absens
Nous sont cheres de bien des manieres;
Ce sont nos amis, nos amans;
Ce sont nos maris & nos freres,
Et les peres de ces enfans.]
lui attirerent des hommages. M. de la Closure, Résident de France, fut [4] des plus empressés à lui en offrir. Il falloit que sa passion fût vive, puisque au bout de trente ans je l’ai vu s’attendrir en me parlant d’elle. Ma mere avoit plus que de la vertu pour s’en défendre, elle aimoit tendrement son mari; elle le pressa de revenir. Il quitta tout & revint. Je fus le triste fruit de ce retour. Dix mois après, je naquis infirme & malade; je coûtai la vie à ma mere & ma naissance fut le premier de mes malheurs.
Je n’ai pas su comment mon pere supporta cette perte; mais je sais qu’il ne s’en consola jamais. Il croyoit la revoir en moi, sans pouvoir oublier que je la lui avois ôtée; jamais il ne m’embrassa que je ne sentisse à ses soupirs, à ses convulsives étreintes, qu’un regret amer se mêloit à ses caresses: elles n’en étoient que plus tendres. Quand il me disoit: Jean-Jaques, parlons de ta mere; je lui disois; hé bien, mon pere, nous allons donc pleurer; & ce mot seul lui tiroit déjà des larmes. Ah! disoit-il en gémissant; rends-la-moi, console-moi d’elle, remplis le vide qu’elle a laissé dans mon ame. T’aimerais-je ainsi si tu n’étois que mon fils? Quarante ans après l’avoir perdue, il est mort dans les bras d’une seconde femme, mais le nom de la premiere à la bouche & son image au fond du coeur.
Tels furent les auteurs de mes jours. De tous les dons que le Ciel leur avoit départis, un coeur sensible est le seul qu’ils me laisserent; mais il avoit fait leur bonheur & fit tous les malheurs de ma vie.
J’étois né presque mourant; on espéroit peu de me conserver. J’apportai le germe d’une incommodité que les ans ont renforcée & qui maintenant ne me donne quelquefois des relâches [5] que pour me laisser souffrir plus cruellement d’une autre façon. Une soeur de mon pere, fille aimable & sage, prit si grand soin de moi qu’elle me sauva. Au moment où j’écris ceci elle est encore en vie, soignant à l’âge de quatre-vingts ans un mari plus jeune qu’elle, mais usé par la boisson. Chere tante, je vous pardonne de m’avoir fait vivre & je m’afflige de ne pouvoir vous rendre à la fin de vos jours les tendres soins que vous m’avez prodigués au commencement des miens. J’ai aussi ma mie Jacqueline encore vivante, saine & robuste. Les mains qui m’ouvrirent les yeux à ma naissance pourront me les fermer à ma mort.
Je sentis avant de penser; c’est le sort commun de l’humanité. Je l’éprouvai plus qu’un autre. J’ignore ce que je fis jusqu’à cinq ou six ans: je ne sais comment j’appris à lire; je ne me souviens que de mes premieres lectures & de leur effet sur moi: c’est le tems d’où je date sans interruption la conscience de moi-même. Ma mere avoit laissé des Romans. Nous nous mîmes à les lire après soupé, mon pere & moi. Il n’étoit question d’abord que de m’exercer à la lecture par des livres amusans; mais bientôt l’intérêt devint si vif que nous lisions tour-à-tour sans relâche & passions les nuits à cette occupation. Nous ne pouvions jamais quitter qu’à la fin du volume. Quelquefois mon pere, entendant le matin les hirondelles, disoit tout honteux: allons nous coucher, je suis plus enfant que toi.
En peu de tems j’acquis par cette dangereuse méthode, non-seulement une extrême facilité à lire & à m’entendre, mais une intelligence unique à mon âge sur les passions. Je n’avois aucune idée des choses, que tous les sentimens m’étoient [6] déjà connus. Je n’avois rien conçu; j’avois tout senti. Ces émotions confuses que j’éprouvai coup sur coup n’altéroient point la raison que je n’avois pas encore; mais elles m’en formerent une d’une autre trempe & me donnerent de la vie humaine des notions bizarres & romanesques, dont l’expérience & la réflexion n’ont jamais bien pu me guérir.
Les Romans finirent avec l’été de 1719. L’hiver suivant ce fut autre chose. La bibliothéque de ma mere épuisée, on eut recours à la portion de celle de son pere qui nous étoit échue. Heureusement il s’y trouva de bons livres; & cela ne pouvoit gueres être autrement; cette bibliothéque ayant été formée par un Ministre, à la vérité & savant même; car c’étoit la mode alors, mais homme de goût & d’esprit. L’histoire de l’Eglise & de l’Empire par Le Sueur, le discours de Bossuet sur l’histoire universelle, les hommes illustres de Plutarque, l’histoire de Venise par Nani, les métamorphoses d’Ovide, La Bruyere, les mondes de Fontenelle, ses Dialogues des morts & quelques tomes de Moliere, furent transportés dans le cabinet de mon pere & je les lui lisois tous les jours durant son travail. J’y pris un goût rare & peut-être unique à cet âge. Plutarque sur-tout devint ma lecture favorite. Le plaisir que je prenois à le relire sans cesse me guérit un peu des Romans & je préférai bientôt Agésilas, Brutus, Aristide, à Orondate, Artamene & Juba. De ces intéressantes lectures, des entretiens qu’elles occasionnoient entre mon pere & moi, se forma cet esprit libre & républicain, ce caractere indomptable & fier, impatient de joug & de servitude qui m’a tourmenté tout le tems de ma vie dans les situations les moins [7] propres à lui donner l’essor. Sans cesse occupé de Rome & d’Athenes; vivant, pour ainsi dire avec leurs grands hommes, né moi-même Citoyen d’une République & fils d’un pere dont l’amour de la patrie étoit la plus forte passion, je m’en enflammois à son exemple; je me croyois Grec ou Romain; je devenois le personnage dont je lisois la vie: le récit des traits de constance & d’intrépidité qui m’avoient frappé me rendoit les yeux étincelants & la voix forte. Un jour que je racontois à table l’aventure de Scevola, on fut effrayé de me voir avancer & tenir la main sur un réchaud pour représenter son action.
J’avois un frere plus âgé que moi de sept ans. Il apprenoit la profession de mon pere. L’extrême affection qu’on avoit pour moi le faisoit un peu négliger, & ce n’est pas cela que j’approuve. Son éducation se sentit de cette négligence. Il prit le train du libertinage, même avant l’âge d’être un vrai libertin. On le mit chez un autre maître, d’où il faisoit des escapades, comme il en avoit fait de la maison paternelle. Je ne le voyois presque point: à peine puis-je dire avoir fait connoissance avec lui: mais je ne laissois pas de l’aimer tendrement & il m’aimoit autant qu’un polisson peut aimer quelque chose. Je me souviens qu’une fois que mon pere le châtioit rudement & avec colere, je me jettai impétueusement entr’eux deux l’embrassant étroitement. Je le couvris ainsi de mon corps recevant les coups qui lui étoient portés, & je m’obstinai si bien dans cette attitude qu’il fallut enfin que mon pere lui fît grâce, soit désarmé par mes cris & mes larmes, soit pour ne pas me maltraiter plus que lui. Enfin mon frere tourna [8] si mal qu’il s’enfuit & disparut tout-à-fait. Quelque tems après on sut qu’il étoit en Allemagne. Il n’écrivit pas une seule fois. On n’a plus eu de ses nouvelles depuis ce tems-là, & voilà comment je suis demeuré fils unique.
Si ce pauvre garçon fut élevé négligemment, il n’en fut pas ainsi de son frere, & les enfans des Rois ne sauroient être soignés avec plus de zele que je le fus durant mes premiers ans, idolâtré de tout ce qui m’environnoit & toujours, ce qui est bien plus rare, traité en enfant chéri, jamais en enfant gâté. Jamais une seule fois, jusqu’à ma sortie de la maison paternelle on ne m’a laissé courir seul dans la rue avec les autres enfans: jamais on n’eut à réprimer en moi ni à satisfaire aucune de ces fantasques humeurs qu’on impute à la nature & qui naissent toutes de la seule éducation. J’avois les défauts de mon âge; j’étois babillard, gourmand, quelquefois menteur. J’aurois volé des fruits, des bonbons, de la mangeaille; mais jamais je n’ai pris plaisir à faire du mal, du dégât, à charger les autres, à tourmenter de pauvres animaux. Je me souviens pourtant d’avoir une fois pissé dans la marmite d’une de nos voisines appelée Madame Clot, tandis qu’elle étoit au prêche. J’avoue même que ce souvenir me fait encore rire, parce que Madame Clot, bonne femme au demeurant, étoit bien la vieille la plus grognon que je connus de ma vie. Voilà la courte & véridique histoire de tous mes méfaits enfantins.
Comment serois-je devenu méchant, quand je n’avois sous les yeux que des exemples de douceur & autour de moi que les meilleures gens du monde? Mon pere, ma tante, [9] ma mie, mes parents, nos amis, nos voisins, tout ce qui m’environnoit ne m’obéissoit pas à la vérité, mais m’aimoit; & moi je les aimois de même. Mes volontés étoient si peu excitées & si peu contrariées qu’il ne me venoit pas dans l’esprit d’en avoir. Je puis jurer que jusqu’à mon asservissement sous un maître, je n’ai pas su ce que c’étoit qu’une fantaisie. Hors le tems que je passois à lire ou écrire auprès de mon pere & celui où ma mie me menoit promener, j’étois toujours avec ma tante, à la voir broder, à l’entendre chanter, assis ou debout à côté d’elle; & j’étois content. Son enjouement, sa douceur, sa figure agréable, m’ont laissé de si fortes impressions, que je vois encore son air, son regard, son attitude; je me souviens de ses petits propos caressans: je dirois comment elle étoit vêtue & coiffée, sans oublier les deux crochets que ses cheveux noirs faisoient sur ses tempes, selon la mode de ce tems-là.
Je suis persuadé que je lui dois le goût ou plutôt la passion pour la musique qui ne s’est bien développée en moi que long-tems après. Elle savoit une quantité prodigieuse d’airs & de chansons qu’elle chantoit avec un filet de voix fort douce. La sérénité d’ame de cette excellente fille éloignoit d’elle & de tout ce qui l’environnoit la rêverie & la tristesse. L’attrait que son chant avoit pour moi fut tel que non-seulement plusieurs de ses chansons me sont toujours restées dans la mémoire; mais qu’il m’en revient même, aujourd’hui que je l’ai perdue, qui, totalement oubliées depuis mon enfance, se retracent à mesure que je vieillis, avec un charme que je ne puis exprimer. Diroit-on que moi, vieux radoteur, rongé [10] de soucis & de peines, je me surprends quelquefois à pleurer comme un enfant en marmottant ces petits airs d’une voix déjà cassée & tremblante? Il y en a un sur-tout, qui m’est bien revenu tout entier, quant à l’air; mais la seconde moitié des paroles s’est constamment refusée à tous mes efforts pour me la rappeler, quoiqu’il m’en revienne confusément les rimes. Voici le commencement & ce que j’ai pu me rappeller du reste.
Tircis, je n’ose
Ecouter ton Chalumeau
Sous l’Ormeau;
Car on en cause
Déjà dans notre hameau.
..... un Berger
..... s’engager
..... sans danger;
Et toujours l’épine est sous la rose.
Je cherche où est le charme attendrissant que mon coeur trouve à cette chanson: c’est un caprice auquel je ne comprends rien; mais il m’est de toute impossibilité de la chanter jusqu’à la fin, sans être arrêté par mes larmes. J’ai cent fois projeté d’écrire à Paris pour faire chercher le reste des paroles, si tant est que quelqu’un les connoisse encore. Mais je suis presque sûr que le plaisir que je prends à me rappeller cet air s’évanouiroit en partie, si j’avois la preuve que d’autres que ma pauvre tante Suson l’ont chanté.
Telles furent les premieres affections de mon entrée à la vie; ainsi commençoit à se former ou à se montrer en moi [11] ce coeur à la fois si fier & si tendre, ce caractere efféminé, mais pourtant indomptable, qui, flottant toujours entre la foiblesse & le courage, entre la mollesse & la vertu, m’a jusqu’au bout mis en contradiction avec moi-même & a fait que l’abstinence & la jouissance, le plaisir & la sagesse, m’ont également échappé.
Ce train d’éducation fut interrompu par un accident dont les suites ont influé sur le reste de ma vie. Mon pere eut un démêlé avec un M. G[autier], Capitaine en France, & apparenté dans le Conseil. Ce G[autier], homme insolent & lâche, saigna du nez & pour se venger accusa mon pere d’avoir mis l’épée à la main dans la ville. Mon pere qu’on voulut envoyer en prison, s’obstinoit à vouloir que, selon la loi, l’accusateur y entrât aussi bien que lui. N’ayant pu l’obtenir, il aima mieux sortir de Genève & s’expatrier pour le reste de sa vie, que de céder sur un point où l’honneur & la liberté lui paroissoient compromis.
Je restai sous la tutelle de mon oncle Bernard alors employé aux fortifications de Genève. Sa fille aînée étoit morte, mais il avoit un fils de même âge que moi. Nous fûmes mis ensemble à Bossey en pension chez le Ministre Lambercier, pour y apprendre, avec le latin, tout le menu fatras dont on l’accompagne sous le nom d’éducation.
Deux ans passés au village adoucirent un peu mon âpreté romaine & me ramenerent à l’état d’enfant. A Genève où l’on ne m’imposoit rien, j’aimois l’application, la lecture; c’étoit presque mon seul amusement. A Bossey le travail me fit aimer les jeux qui lui servoient de relâche. La campagne [12] étoit pour moi si nouvelle que je ne pouvois me lasser d’en jouir. Je pris pour elle un goût si vif qu’il n’a jamais pu s’éteindre. Le souvenir des jours heureux que j’y ai passés m’a fait regretter son séjour & ses plaisirs dans tous les âges; jusqu’à celui qui m’y a ramené. M. Lambercier étoit un homme fort raisonnable, qui, sans négliger notre instruction, ne nous chargeoit point de devoirs extrêmes. La preuve qu’il s’y prenoit bien est que, malgré mon aversion pour la gêne, je ne me suis jamais rappellé avec dégoût mes heures d’étude & que, si je n’appris pas de lui beaucoup de choses, ce que j’appris je l’appris sans peine & n’en ai rien oublié.
La simplicité de cette vie champêtre me fit un bien d’un prix inestimable en ouvrant mon coeur à l’amitié. Jusqu’àlors je n’avois connu que des sentimens élevés, mais imaginaires. L’habitude de vivre ensemble dans un état paisible m’unit tendrement à mon cousin Bernard. En peu de tems j’eus pour lui des sentimens plus affectueux que ceux que j’avois eus pour mon frere & qui ne se sont jamais effacés. C’étoit un grand garçon fort efflanqué, fort fluet, aussi doux d’esprit que foible de corps & qui n’abusoit pas trop de la prédilection qu’on avoit pour lui dans la maison, comme fils de mon tuteur. Nos travaux, nos amusemens, nos goûts étoient les mêmes; nous étions seuls; nous étions de même âge; chacun des deux avoit besoin d’un camarade: nous séparer étoit en quelque sorte nous anéantir. Quoique nous eussions peu d’occasions de faire preuve de notre attachement l’un pour l’autre, il étoit extrême, & non-seulement nous ne pouvions vivre un instant séparés, mais nous n’imaginions pas que nous puissions jamais [13] l’être. Tous deux d’un esprit facile à céder aux caresses, complaisans quand on ne vouloit pas nous contraindre, nous étions toujours d’accord sur tout. Si, par la faveur de ceux qui nous gouvernoient, il avoit sur moi quelque ascendant sous leurs yeux, quand nous étions seuls j’en avois un sur lui qui rétablissoit l’équilibre. Dans nos études, je lui soufflois sa leçon quand il hésitoit; quand mon thême étoit fait, je lui aidois à faire le sien & dans nos amusemens, mon goût plus actif lui servoit toujours de guide. Enfin nos deux caracteres s’accordoient si bien, & l’amitié qui nous unissoit étoit si vraie, que dans plus de cinq ans que nous fumes presque inséparables tant à Bossey qu’à Genève, nous nous battîmes souvent, je l’avoue; mais jamais on n’eut besoin de nous séparer, jamais une de nos querelles ne dura plus d’un quart-d’heure & jamais nous ne portâmes l’un contre l’autre aucune accusation. Ces remarques sont, si l’on veut, puériles, mais il en résulte pourtant un exemple peut-être unique, depuis qu’il existe des enfans.
La maniere dont je vivois à Bossey me convenoit si bien, qu’il ne lui a manqué que de durer plus long-tems pour fixer absolument mon caractere. Les sentimens tendres, affectueux, paisibles, en faisoient le fond. Je crois que jamais individu de notre espece n’eut naturellement moins de vanité que moi. Je m’élevois par élans à des mouvemens sublimes; mais je retombois aussi-tôt dans ma langueur. Etre aimé de tout ce qui m’approchoit étoit le plus vif de mes désirs. J’étois doux, mon cousin l’étoit; ceux qui nous gouvernoient l’étoient eux-mêmes. Pendant deux ans entiers je ne fus ni témoin, ni victime [14] d’un sentiment violent. Tout nourrissoit dans mon coeur les dispositions qu’il reçut de la nature. Je ne connoissois rien d’aussi charmant que de voir tout le monde content de moi & de toute chose. Je me souviendrai toujours qu’au temple répondant au catéchisme, rien ne me troubloit plus quand il m’arrivoit d’hésiter, que de voir sur le visage de Mlle. Lambercier des marques d’inquiétude & de peine. Cela seul m’affligeoit plus que la honte de manquer en public, qui m’affectoit pourtant extrêmement: car, quoique peu sensible aux louanges, je le fus toujours beaucoup à la honte, & je puis dire ici que l’attente des réprimandes de Mlle. Lambercier me donnoit moins d’alarmes que la crainte de la chagriner.
Cependant elle ne manquoit pas au besoin de sévérité, non plus que son frere: mais comme cette sévérité, presque toujours juste, n’étoit jamais emportée, je m’en affligeois & ne m’en mutinois point. J’étois plus fâché de déplaire que d’être puni & le signe du mécontentement m’étoit plus cruel que la peine afflictive. Il est embarrassant de m’expliquer mieux, mais cependant il le faut. Qu’on changeroit de méthode avec la jeunesse, si l’on voyoit mieux les effets éloignés de celle qu’on emploie toujours indistinctement & souvent indiscrétement! La grande leçon qu’on peut tirer d’un exemple aussi commun que funeste, me fait résoudre à le donner.
Comme Mlle. Lambercier avoit pour nous l’affection d’une mere, elle en avoit aussi l’autorité & la portoit quelquefois jusqu’à nous infliger la punition des enfans, quand nous l’avions méritée. Assez long-tems elle s’en tint à la menace & cette menace d’un châtiment tout nouveau pour moi me sembloit [15] très-effrayante; mais après l’exécution je la trouvai moins terrible à l’épreuve que l’attente ne l’avoit été, & ce qu’il y a de plus bizarre est que ce châtiment m’affectionna davantage encore à celle qui me l’avoit imposé. Il falloit même toute la vérité de cette affection & toute ma douceur naturelle pour m’empêcher de chercher le retour du même traitement en le méritant: car j’avois trouvé dans la douleur, dans la honte même, un mélange de sensualité qui m’avoit laissé plus de désir que de crainte de l’éprouver derechef par la même main. Il est vrai que, comme il se mêloit sans doute à cela quelque instinct précoce du sexe, le même châtiment reçu de son frere ne m’eût point du tout paru plaisant. Mais de l’humeur dont il étoit, cette substitution n’étoit gueres à craindre, & si je m’abstenois de mériter la correction, c’étoit uniquement de peur de fâcher Mlle. Lambercier; car tel est en moi l’empire de la bienveillance & même de celle que les sens ont fait naître, qu’elle leur donna toujours la loi dans mon coeur.
Cette récidive que j’éloignois sans la craindre arriva sans qu’il y eût de ma faute; c’est-à-dire de ma volonté & j’en profitai, je puis dire, en sûreté de conscience. Mais cette seconde fois fut aussi la derniere: car Mlle. Lambercier s’étant sans doute apperçue à quelque signe que ce châtiment n’alloit pas à son but, déclara qu’elle y renonçoit & qu’il la fatiguoit trop. Nous avions jusque-là couché dans sa chambre & même en hiver quelquefois dans son lit. Deux jours après on nous fit coucher dans une autre chambre & j’eus désormais l’honneur dont je me serois bien passé d’être traité par elle en grand garçon.
[16] Qui croiroit que ce châtiment d’enfant reçu à huit ans par la main d’une fille de trente a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie & cela précisément dans le sens contraire à ce qui devoit s’ensuivre naturellement? En même tems que mes sens furent allumés, mes désirs prirent si bien le change, que, bornés à ce que j’avois éprouvé ils ne s’aviserent point de chercher autre chose. Avec un sang brûlant de sensualité presque des ma naissance je me conservai pur de toute souillure jusqu’à l’âge où les tempéramens les plus froids & les plus tardifs se développent. Tourmenté long-tems sans savoir de quoi, je dévorois d’un oeil ardent les belles personnes; mon imagination me les rappeloit sans cesse, uniquement pour les mettre en œuvre à ma mode & en faire autant de Demoiselles Lambercier.
Même après l’âge nubile, ce goût bizarre toujours persistant & porté jusqu’à la dépravation, jusqu’à la folie, m’a conservé les moeurs honnêtes qu’il sembleroit avoir dû m’ôter. Si jamais éducation fut modeste & chaste, c’est assurément celle que j’ai reçue. Mes trois tantes n’étoient pas seulement des personnes d’une sagesse exemplaire, mais d’une réserve que depuis long-tems les femmes ne connoissent plus. Mon pere homme de plaisir, mais galant à la vieille mode, n’a jamais tenu, près des femmes qu’il aimoit le plus, des propos dont une vierge eût pu rougir, & jamais on n’a poussé plus loin que dans ma famille & devant moi le respect qu’on doit aux enfans. Je ne trouvai pas moins d’attention chez M. Lambercier sur le même article, & une fort bonne servante y fut [17] mise à la porte pour un mot un peu gaillard qu’elle avoit prononcé devant nous. Non-seulement je n’eus jusqu’à mon adolescence aucune idée distincte de l’union des sexes; mais jamais cette idée confuse ne s’offrit à moi que sous une image odieuse & dégoûtante. J’avois pour les filles publiques une horreur qui ne s’est jamais effacée; je ne pouvois voir un débauché sans dédain, sans effroi même: car mon aversion pour la débauche alloit jusque-là, depuis qu’allant un jour au petit Sacconex par un chemin creux, je vis des deux côtés des cavités dans la terre où l’on me dit que ces gens-là faisoient leurs accouplemens. Ce que j’avois vu de ceux des chiennes me revenoit aussi toujours à l’esprit en pensant aux autres & le coeur me soulevoit à ce seul souvenir.
Ces préjugés de l’éducation, propres par eux-mêmes à retarder les premieres explosions d’un tempérament combustible, furent aidés, comme j’ai dit, par la diversion que firent sur moi les premieres pointes de la sensualité. N’imaginant que ce que j’avois senti, malgré des effervescences de sang très-incommodes, je ne savois porter mes désirs que vers l’espece de volupté qui m’étoit connue, sans aller jamais jusqu’à celle qu’on m’avoit rendue haïssable & qui tenoit de si près à l’autre, sans que j’en eusse le moindre soupçon. Dans mes sottes fantaisies, dans mes érotiques fureurs, dans les actes extravagans auxquels elles me portoient quelquefois, j’empruntois imaginairement le secours de l’autre sexe, sans penser jamais qu’il fût propre à nul autre usage qu’à celui que je brûlois d’en tirer.
Non-seulement donc c’est ainsi qu’avec un tempérament [18] très-ardent, très-lascif, très-précoce, je passai toutefois l’âge de puberté sans désirer, sans connoître d’autres plaisirs des sens que ceux dont Mlle. Lambercier m’avoit très-innocemment donné l’idée; mais quand enfin le progrès des ans m’eut fait homme, c’est encore ainsi que ce qui devoit me perdre me conserva. Mon ancien goût d’enfant, au lieu de s’évanouir, s’associa tellement à l’autre que je ne pus jamais l’écarter des désirs allumés par mes sens; & cette folie, jointe à ma timidité naturelle, m’a toujours rendu très-peu entreprenant près des femmes, faute d’oser tout dire ou de pouvoir tout faire; l’espece de jouissance dont l’autre n’étoit pour moi que le dernier terme ne pouvant être usurpée par celui qui la désire, ni devinée par celle qui peut l’accorder. J’ai ainsi passé ma vie à convoiter & me taire auprès des personnes que j’aimois le plus. N’osant jamais déclarer mon goût je l’amusois du moins par des rapports qui m’en conservoient l’idée. Etre aux genoux d’une maîtresse impérieuse, obéir à ses ordres, avoir des pardons à lui demander, étoient pour moi de très-douces jouissances, & plus ma vive imagination m’enflammoit le sang, plus j’avois l’air d’un amant transi. On conçoit que cette maniere de faire l’amour n’amene pas des progrès bien rapides & n’est pas fort dangereuse à la vertu de celles qui en sont l’objet. J’ai donc fort peu possédé, mais je n’ai pas laissé de jouir beaucoup à ma maniere; c’est-à-dire, par l’imagination. Voilà comment mes sens, d’accord avec mon humeur timide & mon esprit romanesque, m’ont conservé des sentimens purs & des moeurs honnêtes, par les mêmes goûts qui, peut-être avec un peu plus d’effronterie, m’auroient plongé dans les plus brutales voluptés.
[19] J’ai fait le premier pas & le plus pénible dans le labyrinthe obscur & fangeux de mes confessions. Ce n’est pas ce qui est criminel qui coûte le plus à dire, c’est ce qui est ridicule & honteux. Des-à-présent je suis sûr de moi, après ce que je viens d’oser dire, rien ne peut plus m’arrêter. On peut juger de ce qu’ont pu me coûter de semblables aveux, sur ce que dans tout le cours de ma vie, emporté quelquefois près de celles que j’aimois par les fureurs d’une passion qui m’ôtoit la faculté de voir, d’entendre, hors de sens & saisi d’un tremblement convulsif dans tout mon corps; jamais je n’ai pu prendre sur moi de leur déclarer ma folie, & d’implorer d’elles dans la plus intime familiarité la seule faveur qui manquoit aux autres. Cela ne m’est jamais arrivé qu’une fois dans l’enfance avec une enfant de mon âge; encore fut-ce elle qui en fit la premiere proposition.
En remontant de cette sorte aux premieres traces de mon être sensible, je trouve des élémens qui, semblant quelquefois incompatibles, n’ont pas laissé de s’unir pour produire avec force un effet uniforme & simple, & j’en trouve d’autres qui, les mêmes en apparence, ont formé par le concours de certaines circonstances de si différentes combinaisons, qu’on n’imagineroit jamais qu’ils eussent entr’eux aucun rapport. Qui croiroit, par exemple, qu’un des ressorts les plus vigoureux de mon ame fut trempé dans la même source d’où la luxure & la mollesse ont coulé dans mon sang? Sans quitter le sujet dont je viens de parler on en va voir sortir une impression bien différente.
J’étudiois un jour seul ma leçon dans la chambre contigue [20] à la cuisine. La servante avoit mis sécher à la plaque les peignes de Mlle. Lambercier. Quand elle revint les prendre, il s’en trouva un dont tout un côté de dents étoit brisé. A qui s’en prendre de ce dégât? personne autre que moi n’étoit entré dans la chambre. On m’interroge; je nie d’avoir touché le peigne. M. & Mlle. Lambercier se réunissent; m’exhortent, me pressent, me menacent; je persiste avec opiniâtreté; mais la conviction étoit trop forte, elle l’emporta sur toutes mes protestations, quoique ce fût la premiere fois qu’on m’eût trouvé tant d’audace à mentir. La chose fut prise au sérieux; elle méritoit de l’être. La méchanceté, le mensonge, l’obstination, parurent également dignes de punition: mais pour le coup ce ne fut pas par Mlle. Lambercier qu’elle me fut infligée. On écrivit à mon oncle Bernard; il vint. Mon pauvre cousin étoit chargé d’un autre délit non moins grave: nous fûmes enveloppés dans la même exécution. Elle fut terrible. Quand, cherchant le remede dans le mal même, on eût voulu pour jamais amortir mes sens dépravés, on n’auroit pu mieux s’y prendre. Aussi me laisserent-ils en repos pour long-tems.
On ne put m’arracher l’aveu qu’on exigeoit. Repris à plusieurs fois & mis dans l’état le plus affreux, je fus inébranlable. J’aurois souffert la mort & j’y étois résolu. Il fallut que la force même cédât au diabolique entêtement d’un enfant; car on n’appela pas autrement ma constance. Enfin je sortis de cette cruelle épreuve en pieces, mais triomphant.
Il y a maintenant près de cinquante ans de cette aventure, [21] & je n’ai pas peur d’être puni derechef pour le même fait. Hé bien, je déclare à la face du Ciel que j’en étois innocent, que je n’avois ni cassé ni touché le peigne, que je n’avois pas approché de la plaque & que je n’y avois pas même songé. Qu’on ne me demande pas comment le dégât se fit; je l’ignore & ne le puis comprendre; ce que je sais très-certainement, c’est que j’en étois innocent.
Qu’on se figure un caractere timide & docile dans la vie ordinaire, mais ardent, fier, indomptable dans les passions; un enfant toujours gouverné par la voix de la raison, toujours traité avec douceur, équité, complaisance; qui n’avoit pas même l’idée de l’injustice, & qui, pour la premiere fois, en éprouve une si terrible, de la part précisément des gens qu’il chérit & qu’il respecte le plus. Quel renversement d’idées! quel désordre de sentimens! quel bouleversement dans son coeur, dans sa cervelle, dans tout son petit être intelligent & moral! Je dis qu’on s’imagine tout cela, s’il est possible; car pour moi, je ne me sens pas capable de démêler, de suivre la moindre trace de ce qui se passoit alors en moi.
Je n’avois pas encore assez de raison pour sentir combien les apparences me condamnoient & pour me mettre à la place des autres. Je me tenois à la mienne & tout ce que je sentois, c’étoit la rigueur d’un châtiment effroyable pour un crime que je n’avois pas commis. La douleur du corps, quoique vive, m’étoit peu sensible, je ne sentois que l’indignation, la rage, le désespoir. Mon cousin, dans un cas à peu près semblable & qu’on avoit puni d’une faute involontaire [22] comme d’un acte prémédité, se mettoit en fureur à mon exemple & se montoit, pour ainsi dire, à mon unisson. Tous deux dans le même lit nous nous embrassions avec des transports convulsifs, nous étouffions; & quand nos jeunes coeurs un peu soulagés, pouvoient exhaler leur colere, nous nous levions sur notre séant & nous nous mettions tous deux à crier cent fois de toute notre force: Carnifex! Carnifex! Carnifex!
Je sens en écrivant ceci que mon pouls s’éleve encore; ces momens me seront toujours présens, quand je vivrois cent mille ans. Ce premier sentiment de la violence & de l’injustice est resté si profondément gravé dans mon ame, que toutes les idées qui s’y rapportent me rendent ma premiere émotion; & ce sentiment, relatif à moi dans son origine, a pris une telle consistance en lui-même & s’est tellement détaché de tout intérêt personnel, que mon coeur s’enflamme au spectacle ou au récit de toute action injuste, quel qu’en soit l’objet & en quelque lieu qu’elle se commette, comme si l’effet en retomboit sur moi. Quand je lis les cruautés d’un tyran féroce, les subtiles noirceurs d’un fourbe de prêtre, je partirois volontiers pour aller poignarder ces misérables, dussai-je cent fois y périr. Je me suis souvent mis en nage à poursuivre à la course ou à coups de pierre un coq, une vache, un chien, un animal que je voyois en tourmenter un autre, uniquement parce qu’il se sentoit le plus fort. Ce mouvement peut m’être naturel & je crois qu’il l’est; mais le souvenir profond de la premiere injustice que j’ai soufferte y fut trop long-tems & trop fortement lié, pour ne l’avoir pas beaucoup renforcé.
[23] Là fut le terme de la sérénité de ma vie enfantine. Dès ce moment je cessai de jouir d’un bonheur pur & je sens aujourd’hui même que le souvenir des charmes de mon enfance s’arrête-là. Nous restâmes encore à Bossey quelques mois. Nous y fûmes comme on nous représente le premier homme encore dans le paradis terrestre, mais ayant cessé d’en jouir. C’étoit en apparence la même situation & en effet une tout autre maniere d’être. L’attachement, le respect, l’intimité, la confiance, ne lioient plus les éleves à leurs guides; nous ne les regardions plus comme des Dieux qui lisoient dans nos coeurs: nous étions moins honteux de mal faire & plus craintifs d’être accusés: nous commencions à nous cacher, à nous mutiner, à mentir. Tous les vices de notre âge corrompoient notre innocence & enlaidissoient nos jeux. La campagne même perdit à nos yeux cet attrait de douceur & de simplicité qui va au coeur. Elle nous sembloit déserte & sombre; elle s’étoit comme couverte d’un voile qui nous en cachoit les beautés. Nous cessâmes de cultiver nos petits jardins, nos herbes, nos fleurs. Nous n’allions plus gratter légerement la terre & crier de joie, en découvrant le germe du grain que nous avions semé. Nous nous dégoûtâmes de cette vie; on se dégoûta de nous; mon oncle nous retira & nous nous séparâmes de M. & Mlle. Lambercier, rassasiés les uns des autres & regrettant peu de nous quitter.
Près de trente ans se sont passés depuis ma sortie de Bossey sans que je m’en sois rappellé le séjour d’une maniere agréable par des souvenirs un peu liés: mais depuis qu’ayant passé l’âge mûr je décline vers la vieillesse, je sens que ces mêmes souvenirs [24] renaissent, tandis que les autres s’effacent & se gravent dans ma mémoire avec des traits dont le charme & la force augmentent de jour en jour; comme si sentant déjà la vie qui s’échappe, je cherchois à la ressaisir par ses commencemens. Les moindres faits de ce tems-là me plaisent par cela seul qu’ils sont de ce tems-là. Je me rappelle toutes les circonstances des lieux, des personnes, des heures. Je vois la servante ou le valet agissant dans la chambre, une hirondelle entrant par la fenêtre, une mouche se poser sur ma main tandis que je récitois ma leçon: je vois tout l’arrangement de la chambre où nous étions; le cabinet de M. Lambercier à main droite, une estampe représentant tous les Papes, un barometre, un grand calendrier; des framboisiers qui, d’un jardin fort élevé, dans lequel la maison s’enfonçoit sur le derriere, venoient ombrager la fenêtre & passoient quelquefois jusqu’en dedans. Je sais bien que le lecteur n’a pas grand besoin de savoir tout cela; mais j’ai besoin, moi, de le lui dire. Que n’osé-je lui raconter de même toutes les petites anecdotes de cet heureux âge, qui me font encore tressaillir d’aise quand je me les rappelle. Cinq ou six sur-tout... composons. Je vous fais grace des cinq, mais j’en veux une, une seule; pourvu qu’on me la laisse conter le plus longuement qu’il me sera possible pour prolonger mon plaisir.
Si je ne cherchois que le vôtre, je pourrois choisir celle du derriere de Mlle. Lambercier, qui, par une malheureuse culbute au bas du pré, fut étalé tout en plein devant le Roi de Sardaigne à son passage; mais celle du noyer de la terrasse est plus amusante pour moi qui fus acteur, au lieu que je ne [25] fus que spectateur de la culbute, & j’avoue que je ne trouvai pas le moindre mot pour rire à un accident qui, bien que comique en lui-même, m’alarmoit pour une personne que j’aimois comme une mere & peut-être plus.
O vous, lecteurs curieux de la grande histoire du noyer de la terrasse, écoutez-en l’horrible tragédie & vous abstenez de frémir si vous pouvez!
Il y avoit hors la porte de la cour une terrasse à gauche en entrant sur laquelle on alloit souvent s’asseoir l’après-midi, mais qui n’avoit point d’ombre. Pour lui en donner M. Lambercier y fit planter un noyer. La plantation de cet arbre se fit avec solemnité. Les deux pensionnaires en furent les parrains, & tandis qu’on combloit le creux, nous tenions l’arbre chacun d’une main, avec des chans de triomphe. On fit pour l’arroser une espece de bassin tout autour du pied. Chaque jour, ardens spectateurs de cet arrosement, nous nous confirmions, mon cousin & moi, dans l’idée très-naturelle qu’il étoit plus beau de planter un arbre sur la terrasse, qu’un drapeau sur la brêche; & nous résolûmes de nous procurer cette gloire, sans la partager avec qui que ce fût.
Pour cela, nous allâmes couper une bouture d’un jeune saule & nous la plantâmes sur la terrasse, à huit ou dix pieds de l’auguste noyer. Nous n’oubliâmes pas de faire aussi un creux autour de notre arbre: la difficulté étoit d’avoir de quoi le remplir; car l’eau venoit d’assez loin & on ne nous laissoit pas courir pour en aller prendre. Cependant il en falloit absolument pour notre saule. Nous employâmes toutes sortes de ruses pour lui en fournir durant quelques jours & cela nous [26] réussit si bien que nous le vîmes bourgeonner & pousser de petites feuilles dont nous mesurions l’accroissement d’heure en heure; persuadés, quoiqu’il ne fût pas à un pied de terre, qu’il ne tarderoit pas à nous ombrager.
Comme notre arbre, nous occupant tout entiers, nous rendoit incapables de toute application, de toute étude, que nous étions comme en délire & que ne sachant à qui nous en avions, on nous tenoit de plus court qu’auparavant; nous vîmes l’instant fatal où l’eau nous alloit manquer & nous nous désolions dans l’attente de voir notre arbre périr de sécheresse. Enfin la nécessité, mere de l’industrie, nous suggéra une invention pour garantir l’arbre & nous d’une mort certaine: ce fut de faire par-dessous terre une rigole qui conduisît secrétement au saule une partie de l’eau dont on arrosoit le noyer. Cette entreprise, exécutée avec ardeur, ne réussit pourtant pas d’abord. Nous avions si mal pris la pente que l’eau ne couloit point. La terre s’ébouloit & bouchoit la rigole; l’entrée se remplissoit d’ordures; tout alloit de travers. Rien ne nous rebuta. Omnia vincit labor improbus. Nous creusâmes davantage la terre & notre bassin, pour donner à l’eau son écoulement; nous coupâmes des fonds de boîtes en petites planches étroites, dont les unes mises de plat à la file & d’autres posées en angle des deux côtés sur celles-là nous firent un canal triangulaire pour notre conduit. Nous plantâmes à l’entrée de petits bouts de bois minces & à claire-voie qui, faisant une espece de grillage ou de crapaudine, retenoient le limon & les pierres sans boucher le passage à l’eau. Nous recouvrîmes soigneusement notre ouvrage de terre bien foulée, [27] & le jour où tout fut fait, nous attendîmes dans des transes d’espérance & de crainte l’heure de l’arrosement. Après des siecles d’attente, cette heure vint enfin: M.Lambercier vint aussi à son ordinaire assister à l’opération, durant laquelle nous nous tenions tous deux derriere lui pour cacher notre arbre, auquel très-heureusement il tournoit le dos.
A peine achevoit-on de verser le premier seau d’eau que nous commençâmes d’en voir couler dans notre bassin. A cet aspect la prudence nous abandonna; nous nous mîmes à pousser des cris de joie qui firent retourner M. Lambercier, & ce fut dommage: car il prenoit grand plaisir à voir comment la terre du noyer étoit bonne & buvoit avidement son eau. Frappé de la voir se partager en deux bassins, il s’écrie à son tour, regarde, apperçoit la friponnerie, se fait brusquement apporter une pioche, donne un coup, fait voler deux ou trois éclats de nos planches & criant à pleine tête: un aqueduc, un aqueduc! il frappe de toutes parts des coups impitoyables, dont chacun portoit au milieu de nos coeurs. En un moment les planches, le conduit, le bassin, le saule, tout fut détruit, tout fut labouré; sans qu’il y eût durant cette expédition terrible, nul autre mot prononcé, sinon l’exclamation qu’il répétoit sans cesse. Un aqueduc, s’écrioit-il en brisant tout, un aqueduc, un aqueduc!
On croira que l’aventure finit mal pour les petits architectes. On se trompera: tout fut fini. M. Lambercier ne nous dit pas un mot de reproche, ne nous fit pas plus mauvais visage & ne nous en parla plus; nous l’entendîmes même un peu après rire auprès de sa soeur à gorge déployée; car le rire de M.Lambercier [28] s’entendoit de loin; & ce qu’il y eut de plus étonnant encore, c’est que, passé le premier saisissement, nous ne fûmes pas nous-mêmes fort affligés. Nous plantâmes ailleurs un autre arbre & nous nous rappellions souvent la catastrophe du premier, en répétant entre nous avec emphase, un aqueduc, un aqueduc! Jusque-là j’avois eu des accès d’orgueil par intervalles quand j’étois Aristide ou Brutus. Ce fut ici mon premier mouvement de vanité bien marquée. Avoir pu construire un aqueduc de nos mains, avoir mis en concurrence une bouture avec un grand arbre me paroissoit le suprême degré de la gloire. A dix ans j’en jugeois mieux que César à trente.
L’idée de ce noyer & la petite histoire qui s’y rapporte m’est si bien restée ou revenue, qu’un de mes plus agréables projets dans mon voyage de Genève en 1754, étoit d’aller à Bossey revoir les monumens des jeux de mon enfance & sur-tout le cher noyer qui devoit alors avoir déjà le tiers d’un siecle. Je fus si continuellement obsédé, si peu maître de moi-même, que je ne pus trouver le moment de me satisfaire. Il y a peu d’apparence que cette occasion renaisse jamais pour moi. Cependant je n’en ai pas perdu le désir avec l’espérance; & je suis presque sûr, que si jamais, retournant dans ces lieux chéris j’y retrouvois mon cher noyer encore en être, je l’arroserois de mes pleurs.
De retour à Genève, je passai deux ou trois ans chez mon oncle en attendant qu’on résolût ce que l’on feroit de moi. Comme il destinoit son fils au génie, il lui fit apprendre un peu de dessin & lui enseignoit les elémens d’Euclide. [29] J’apprenois tout cela par compagnie & j’y pris goût, sur-tout au dessin. Cependant on délibéroit si l’on me feroit horloger, procureur ou ministre. J’aimois mieux être ministre, car je trouvois bien beau de prêcher. Mais le petit revenu du bien de ma mere, à partager entre mon frere & moi, ne suffisoit pas pour pousser mes études. Comme l’âge où j’étois ne rendoit pas ce choix bien pressant encore, je restois en attendant chez mon oncle, perdant à peu près mon tems & ne laissant pas de payer, comme il étoit juste, une assez forte pension.
Mon oncle, homme de plaisir ainsi que mon pere, ne savoit pas comme lui se captiver pour ses devoirs & prenoit assez peu de soin de nous. Ma tante étoit une dévote un peu piétiste, qui aimoit mieux chanter les psaumes que veiller à notre éducation. On nous laissoit presque une liberté entiere dont nous n’abusâmes jamais. Toujours inséparables, nous nous suffisions l’un à l’autre, & n’étant point tentés de fréquenter les polissons de notre âge, nous ne prîmes aucune des habitudes libertines que l’oisiveté nous pouvoit inspirer. J’ai même tort de nous supposer oisifs, car de la vie nous ne le fûmes moins, & ce qu’il y avoit d’heureux étoit que tous les amusemens dont nous nous passionnions successivement nous tenoient ensemble occupés dans la maison, sans que nous fussions même tentés de descendre à la rue. Nous faisions des cages, des flûtes, des volants, des tambours, des maisons, des équiffles, des arbalêtes. Nous gâtions les outils de mon bon vieux grand-pere, pour faire des montres à son imitation. Nous avions sur-tout un goût de préférence [30] pour barbouiller du papier, dessiner, laver, enluminer, faire un dégât de couleurs. Il vint à Genève un charlatan Italien, appellé Gamba-corta; nous allâmes le voir une fois, & puis nous n’y voulûmes plus aller: mais il avoit des marionnettes & nous nous mîmes à faire des marionnettes; ses marionnettes jouoient des manieres de comédies & nous fîmes des comédies pour les nôtres. Faute de pratiques nous contrefaisions du gosier la voix de polichinelle, pour jouer ces charmantes comédies que nos pauvres bons parens avoient la patience de voir & d’entendre. Mais mon oncle Bernard ayant un jour lu dans la famille un très beau sermon de sa façon, nous quittâmes les comédies & nous nous mîmes à composer des sermons. Ces détails ne sont pas fort intéressans, je l’avoue; mais ils montrent à quel point il falloit que notre premiere éducation eût été bien dirigée pour que, maîtres presque de notre tems & de nous dans un âge si tendre, nous fussions si peu tentés d’en abuser. Nous avions si peu besoin de nous faire des camarades, que nous en négligions même l’occasion. Quand nous allions nous promener nous regardions en passant leurs jeux sans convoitise, sans songer même à y prendre part. L’amitié remplissoit si bien nos coeurs, qu’il nous suffisoit d’être ensemble, pour que les plus simples goûts fissent nos délices.
A force de nous voir inséparables on y prit garde; d’autant plus que mon cousin étant très-grand & moi très-petit, cela faisoit un couple assez plaisamment assorti. Sa longue figure effilée, son petit visage de pomme cuite, son air mou, sa démarche nonchalante, excitoient les enfans à se moquer de lui. Dans [31] le patois du pays on lui donna le surnom de Barnâ Bredanna, & si-tôt que nous sortions nous n’entendions que Barnâ Bredanna tout autour de nous. Il enduroit cela plus tranquillement que moi. Je me fâchai, je voulus me battre; c’étoit ce que les petits coquins demandoient. Je battis, je fus battu. Mon pauvre cousin me soutenoit de son mieux; mais il étoit foible, d’un coup de poing on le renversoit. Alors je devenois furieux. Cependant quoique j’attrapasse force horions, ce n’étoit pas à moi qu’on en vouloit, c’étoit à Barnâ Bredanna, mais j’augmentai tellement le mal par ma mutine colere, que nous n’osions plus sortir qu’aux heures où l’on étoit en classe, de peur d’être hués & suivis par les écoliers.
Me voilà déjà redresseur des torts. Pour être un paladin dans les formes il ne me manquoit que d’avoir une Dame; j’en eus deux. J’allois de tems en tems voir mon pere à Nion, petite ville du pays de Vaud où il s’étoit établi. Mon pere étoit fort aimé & son fils se sentoit de cette bienveillance. Pendant le peu de séjour que je faisois près de lui, c’étoit à qui me fêteroit. Une Madame de Vulson sur-tout me faisoit mille caresses; & pour y mettre le comble, sa fille me prit pour son galant. On sent ce que c’est qu’un galant d’onze ans, pour une fille de vingt-deux. Mais toutes ces friponnes sont si aises de mettre ainsi de petites poupées en avant pour cacher les grandes, ou pour les tenter par l’image d’un jeu qu’elles savent rendre attirant. Pour moi, qui ne voyois point entre elle & moi de disconvenance, je pris la chose au sérieux; je me livrai de tout mon coeur, ou plutôt de toute ma tête; car je n’étois gueres amoureux que par là, quoique je le fusse à la folie, [32] & que mes transports, mes agitations, mes fureurs, donnassent des scenes à pâmer de rire.
Je connois deux sortes d’amour très-distincts, très-réels & qui n’ont presque rien de commun; quoique très-vifs l’un & l’autre; & tous deux différens de la tendre amitié. Tout le cours de ma vie s’est partagé entre ces deux amours de si diverses natures & je les ai même éprouvés tous deux à la fois; car, par exemple, au moment dont je parle, tandis que je m’emparois de Mlle. de Vulson si publiquement & si tyranniquement que je ne pouvois souffrir qu’aucun homme approchât d’elle, j’avois avec une petite Mlle. Goton des tête-à-têtes assez courts mais assez vifs, dans lesquels elle daignoit faire la maîtresse d’école & c’étoit tout; mais ce tout, qui en effet étoit tout pour moi, me paroissoit le bonheur suprême, & sentant déjà le prix du mystere, quoique je n’en susse user qu’en enfant, je rendois à Mlle. de Vulson, qui ne s’en doutoit gueres, le soin qu’elle prenoit de m’employer à cacher d’autres amours. Mais à mon grand regret mon secret fut découvert ou moins bien gardé de la part de ma petite maîtresse d’école que de la mienne; car on ne tarda pas à nous séparer.
C’étoit en vérité une singuliere personne que cette petite Mlle. Goton. Sans être belle elle avoit une figure difficile à oublier & que je me rappelle encore; souvent beaucoup trop pour un vieux fou. Ses yeux sur-tout n’étoient pas de son âge, ni sa taille ni son maintien. Elle avoit un petit air imposant & fier, très-propre à son rôle & qui en avoit occasionné la premiere idée entre nous. Mais ce qu’elle avoit de plus bizarre [33] étoit un mélange d’audace & de réserve difficile à concevoir. Elle se permettoit avec moi les plus grandes privautés, sans jamais m’en permettre aucune avec elle; elle me traitoit exactement en enfant. Ce qui me fait croire, ou qu’elle avoit déjà cessé de l’être, ou qu’au contraire elle l’étoit encore assez elle-même pour ne voir qu’un jeu dans le péril auquel elle s’exposoit.
J’étois tout entier pour ainsi dire à chacune de ces deux personnes & si parfaitement qu’avec aucune des deux il ne m’arrivoit jamais de songer à l’autre. Mais du reste rien de semblable en ce qu’elles me faisoient éprouver. J’aurois passé ma vie entiere avec Mlle. de Vulson sans songer à la quitter; mais en l’abordant ma joie étoit tranquille & n’alloit pas à l’émotion. Je l’aimois sur-tout en grande compagnie, les plaisanteries, les agaceries, les jalousies même m’attachoient, m’intéressoient; je triomphois avec orgueil de ses préférences près des grands rivaux qu’elle paroissoit maltraiter. J’étois tourmenté; mais j’aimois ce tourment. Les applaudissemens, les encouragemens, les ris m’échauffoient, m’animoient. J’avois des emportemens, des saillies, j’étois transporté d’amour dans un cercle. Tête à tête j’aurois été contraint, froid, peut-être ennuyé. Cependant je m’intéressois tendrement à elle, je souffrois quand elle étoit malade: j’aurois donné ma santé pour rétablir la sienne, & notez que je savois très-bien par expérience ce que c’étoit que maladie & ce que c’étoit que santé. Absent d’elle j’y pensois, elle me manquoit; présent, ses caresses m’étoient douces au coeur, non aux sens. J’étois impunément familier avec elle; mon imagination ne me demandoit [34] que ce qu’elle m’accordoit: cependant je n’aurois pu supporter de lui en voir faire autant à d’autres. Je l’aimois en frere; mais j’en étois jaloux en amant.
Je l’eusse été de Mlle. Goton en Turc, en furieux, en tigre, si j’avois seulement imaginé qu’elle pût faire à un autre le même traitement qu’elle m’accordoit; car cela même étoit une grace qu’il falloit demander à genoux. J’abordois Mlle. de Vulson avec un plaisir très-vif, mais sans trouble; au lieu qu’en voyant Mlle. Goton je ne voyois plus rien; tous mes sens étoient bouleversés. J’étois familier avec la premiere, sans avoir de familiarité; au contraire j’étois aussi tremblant qu’agité devant la seconde, même au fort des plus grandes familiarités. Je crois que si j’étois resté trop long-tems avec elle je n’aurois pu vivre; les palpitations m’auroient étouffé. Je craignois également de leur déplaire, mais j’étois plus complaisant pour l’une & plus obéissant pour l’autre. Pour rien au monde je n’aurois voulu fâcher Mlle. de Vulson, mais si Mlle. Goton m’eût ordonné de me jetter dans les flammes, je crois qu’à l’instant j’aurois obéi.
Mes amours ou plutôt mes rendez-vous avec celle-ci durerent peu, très-heureusement pour elle & pour moi. Quoique mes liaisons avec Mlle. de Vulson n’eussent pas le même danger, elles ne laisserent pas d’avoir aussi leur catastrophe, après avoir un peu plus long-tems duré. Les fins de tout cela devoient toujours avoir l’air un peu romanesque & donner prise aux exclamations. Quoique mon commerce avec Mlle. de Vulson fût moins vif, il étoit plus attachant peut-être. Nos séparations ne se faisoient jamais sans larmes & il est singulier dans quel [35] vide accablant je me sentois plongé après l’avoir quittée. Je ne pouvois parler que d’elle, ni penser qu’à elle, mes regrets étoient vrais & vifs: mais je crois qu’au fond ces héroiques regrets n’étoient pas tous pour elle & que, sans que je m’en apperçusse, les amusemens dont elle étoit le centre y avoient leur bonne part. Pour tempérer les douleurs de l’absence, nous nous écrivions des lettres d’un pathétique à faire fendre les rochers. Enfin j’eus la gloire qu’elle n’y put plus tenir & qu’elle vint me voir à Genève. Pour le coup la tête acheva de me tourner; je fus ivre & fou les deux jours qu’elle y resta. Quand elle partit, je voulois me jetter dans l’eau après elle & je fis long-tems retentir l’air de mes cris. Huit jours après elle m’envoya des bonbons & des gants; ce qui m’eût paru fort galant, si je n’eusse appris en même tems qu’elle étoit mariée & que ce voyage dont il lui avoit plû de me faire honneur, étoit pour acheter ses habits de noces. Je ne décrirai pas ma fureur, elle se conçoit. Je jurai dans mon noble courroux de ne plus revoir la perfide, n’imaginant pas pour elle de plus terrible punition. Elle n’en mourut pas, cependant; car vingt ans après étant allé voir mon pere & me promenant avec lui sur le lac, je demandai qui étoient des Dames que je voyois dans un bateau peu loin du nôtre. Comment me dit mon pere en souriant, le coeur ne te le dit pas? Ce sont tes anciennes amours; c’est Madame Cristin, c’est Mlle. de Vulson. Je tressaillis à ce nom presque oublié: mais je dis aux bateliers de changer de route; ne jugeant pas, quoique j’eusse assez beau jeu pour prendre alors ma revanche, que ce fût la peine d’être parjure & de renouveler une querelle de vingt ans avec une femme de quarante.
[36] Ainsi se perdoit en niaiseries le plus précieux tems de mon enfance, avant qu’on eût décidé de ma destination. Après de longues délibérations pour suivre mes dispositions naturelles on prit enfin le parti pour lequel j’en avois le moins & l’on me mit chez M. Masseron, greffier de la ville, pour apprendre sous lui, comme disoit M. Bernard, l’utile métier de grapignan. Ce surnom me déplaisoit souverainement; l’espoir de gagner force écus par une voie ignoble flattoit peu mon humeur hautaine; l’occupation me paroissoit ennuyeuse, insupportable; l’assiduité, l’assujettissement, acheverent de m’en rebuter & je n’entrois jamais au greffe qu’avec une horreur qui croissoit de jour en jour. M. Masseron, de son côté, peu content de moi, me traitoit avec mépris, me reprochant sans cesse mon engourdissement, ma bêtise; me répétant tous les jours que mon oncle l’avoit assuré, que je savois, que je savois, tandis que dans le vrai je ne savois rien; qu’il lui avoit promis un joli garçon & qu’il ne lui avoit donné qu’un âne. Enfin je fus renvoyé du greffe ignominieusement pour mon ineptie & il fut prononcé par les clercs de M. Masseron que je n’étois bon qu’à mener la lime.
Ma vocation ainsi déterminée, je fus mis en apprentissage, non toutefois chez un horloger, mais chez un graveur. Les dédains du greffier m’avoient extrêmement humilié & j’obéis sans murmure. Mon maître M. Ducommun étoit un jeune homme rustre & violent, qui vint à bout en très-peu de tems de ternir tout l’éclat de mon enfance, d’abrutir mon caractere aimant & vif & de me réduire par l’esprit ainsi [37] que par la fortune à mon véritable état d’apprentif. Mon latin, mes antiquités, mon histoire, tout fut pour long-tems oublié: je ne me souvenois pas même qu’il y eût eu des Romains au monde. Mon pere, quand je l’allois voir, ne trouvoit plus en moi son idole; je n’étois plus pour les Dames le galant Jean-Jaques & je sentois si bien moi-même que M. & Mlle.Lambercier n’auroient plus reconnu en moi leur éleve, que j’eus honte de me représenter à eux & ne les ai plus revus depuis lors. Les goûts les plus vils, la plus basse polissonnerie succéderent à mes aimables amusemens, sans m’en laisser même la moindre idée. Il faut que malgré l’éducation la plus honnête, j’eusse un grand penchant à dégénérer; car cela se fit très rapidement, sans la moindre peine & jamais César si précoce ne devint si promptement Laridon.
Le métier ne me déplaisoit pas en lui-même; j’avois un goût vif pour le dessin; le jeu du burin m’amusoit assez, & comme le talent du graveur pour l’horlogerie est très-borné, j’avois l’espoir d’en atteindre la perfection. J’y serois parvenu, peut-être, si la brutalité de mon maître & la gêne excessive ne m’avoient rebuté du travail. Je lui dérobois mon tems, pour l’employer en occupations du même genre, mais qui avoient pour moi l’attroit de la liberté. Je gravois des especes de médailles pour nous servir à moi & à mes camarades d’ordre de Chevalerie. Mon maître me surprit à ce travail de contrebande & me roua de coups, disant que je m’exerçois à faire de la fausse monnoie, parce que nos médailles avoient les armes de la République. Je puis bien jurer que je n’avois nulle idée de la fausse monnoie & très-peu [38] de la véritable. Je savois mieux comment se faisoient les As romains que nos pieces de trois sous.
La tyrannie de mon maître finit par me rendre insupportable le travail que j’aurois aimé & par me donner des vices que j’aurois hais, tels que le mensonge, la fainéantise, le vol. Rien ne m’a mieux appris la différence qu’il y a de la dépendance filiale à l’esclavage servile, que le souvenir des changemens que produisit en moi cette époque. Naturellement timide & honteux, je n’eus jamais plus d’éloignement pour aucun défaut que pour l’effronterie. Mais j’avois joui d’une liberté honnête qui seulement s’étoit restreinte jusque-là par degrés & s’évanouit enfin tout-à-fait. J’étois hardi chez mon pere, libre chez M. Lambercier, discret chez mon oncle; je devins craintif chez mon maître & dès lors je fus un enfant perdu. Accoutumé à une égalité parfaite avec mes supérieurs dans la maniere de vivre, à ne pas connoître un plaisir qui ne fût à ma portée, à ne pas voir un mets dont je n’eusse ma part, à n’avoir pas un désir que je ne témoignasse, à mettre enfin tous les mouvemens de mon coeur sur mes levres, qu’on juge de ce que je dus devenir dans une maison où je n’osois pas ouvrir la bouche, où il falloit sortir de table au tiers du repas & de la chambre aussi-tôt que je n’y avois rien à faire, où sans cesse enchaîné à mon travail, je ne voyois qu’objets de jouissances pour d’autres & de privations pour moi seul, où l’image de la liberté du maître & des compagnons augmentoit le poids de mon assujettissement, où, dans les disputes sur ce que je savois le mieux, je n’osois ouvrir la bouche, où tout enfin ce que je voyois devenoit pour mon coeur un [39] objet de convoitise, uniquement parce que j’étois privé de tout. Adieu l’aisance, la gaieté, les mots heureux qui jadis souvent dans mes fautes m’avoient fait échapper au châtiment. Je ne puis me rappeller sans rire qu’un soir chez mon pere, étant condamné pour quelque espiéglerie à m’aller coucher sans souper & passant par la cuisine avec mon triste morceau de pain, je vis & flairai le rôti tournant à la broche. On étoit autour du feu: il fallut en passant saluer tout le monde. Quand la ronde fut faite, lorgnant du coin de l’oeil ce rôti qui avoit si bonne mine & qui sentoit si bon, je ne pus m’abstenir de lui faire aussi la révérence & de lui dire d’un ton piteux: adieu rôti. Cette saillie de naïveté parut si plaisante qu’on me fit rester à souper. Peut-être eût-elle eu le même bonheur chez mon maître, mais il est sûr qu’elle ne m’y seroit pas venue, ou que je n’aurois osé m’y livrer.
Voilà comment j’appris à convoiter en silence, à me cacher, à dissimuler, à mentir & à dérober enfin; fantaisie qui jusqu’àlors ne m’étoit pas venue & dont je n’ai pu depuis lors bien me guérir. La convoitise & l’impuissance menent toujours là. Voilà pourquoi tous les laquais sont fripons & pourquoi tous les apprentis doivent l’être; mais dans un état égal & tranquille, où tout ce qu’ils voyent est à leur portée, ces derniers perdent en grandissant ce honteux penchant. N’ayant pas eu le même avantage, je n’en ai pu tirer le même profit.
Ce sont presque toujours de bons sentimens mal dirigés qui font faire aux enfans le premier pas vers le mal. Malgré les privations & les tentations continuelles, j’avois demeuré [40] plus d’un an chez mon maître sans pouvoir me résoudre à rien prendre, pas même des choses à manger. Mon premier vol fut une affaire de complaisance; mais il ouvrit la porte à d’autres, qui n’avoient pas une si louable fin.
Il y avoit chez mon maître un compagnon appellé M.Verrat, dont la maison, dans le voisinage, avoit un jardin assez éloigné qui produisoit de très-belles asperges. Il prit envie à M. Verrat, qui n’avoit pas beaucoup d’argent, de voler à sa mere des asperges dans leur primeur & de les vendre pour faire quelques bons déjeuners. Comme il ne vouloit pas s’exposer lui-même & qu’il n’étoit pas fort ingambe, il me choisit pour cette expédition. Après quelques cajoleries préliminaires qui me gagnerent d’autant mieux que je n’en voyois pas le but, il me la proposa comme une idée qui lui venoit sur le champ. Je disputai beaucoup, il insista. Je n’ai jamais pu résister aux caresses; je me rendis. J’allois tous les matins moissonner les plus belles asperges; je les portois au Molard, où quelque bonne femme qui voyoit que je venois de les voler, me le disoit pour les avoir à meilleur compte. Dans ma frayeur je prenois ce qu’elle vouloit me donner; je le portois à M. Verrat. Cela se changeoit promptement en un déjeuné dont j’étois le pourvoyeur & qu’il partageoit avec un autre camarade; car pour moi très-content d’en avoir quelques bribes, je ne touchois pas même à leur vin.
Ce petit manege dura plusieurs jours sans qu’il me vînt même à l’esprit de voler le voleur & de dîmer sur M. Verrat le produit de ses asperges. J’exécutois ma friponnerie avec la plus grande fidélité; mon seul motif étoit de complaire à celui [41] qui me la faisoit faire. Cependant si j’eusse été surpris, que de coups, que d’injures, quels traitemens cruels n’eussai-je point essuyés, tandis que le misérable en me démentant eut été cru sur sa parole & moi doublement puni pour avoir osé le charger, attendu qu’il étoit compagnon & que je n’étois qu’apprentif. Voilà comment en tout état le fort coupable se sauve aux dépens du foible innocent.
J’appris ainsi qu’il n’étoit pas si terrible de voler que je l’avois cru, & je tirai bientôt si bon parti de ma science, que rien de ce que je convoitois n’étoit à ma portée en sûreté. Je n’étois pas absolument mal nourri chez mon maître & la sobriété ne m’étoit pénible qu’en la lui voyant si mal garder. L’usage de faire sortir de table les jeunes gens quand on y sert ce qui les tente le plus, me paroît très-bien entendu pour les rendre aussi friands que fripons. Je devins en peu de tems l’un & l’autre, & je m’en trouvois fort bien pour l’ordinaire, quelquefois fort mal quand j’étois surpris.
Un souvenir qui me fait frémir encore & rire tout à la fois, est celui d’une chasse aux pommes qui me coûta cher. Ces pommes étoient au fond d’une dépense qui, par une jalousie élevée recevoit du jour de la cuisine. Un jour que j’étois seul dans la maison, je montai sur la may pour regarder dans le jardin des Hespérides ce précieux fruit dont je ne pouvois approcher. J’allai chercher la broche pour voir si elle y pourroit atteindre: elle étoit trop courte. Je l’alongeai par une autre petite broche qui servoit pour le menu gibier; car mon maître aimoit la chasse. Je piquai plusieurs fois sans succès; enfin je sentis avec transport que j’amenois une pomme. Je tirai [42] très-doucement: déjà la pomme touchoit à la jalousie; j’étois prêt à la saisir. Qui dira ma douleur? La pomme étoit trop grosse; elle ne put passer par le trou. Que d’inventions ne mis-je point en usage pour la tirer? Il fallut trouver des supports pour tenir la broche en état, un couteau assez long pour fendre la pomme, une latte pour la soutenir. A force d’adresse & de tems je parvins à la partager, espérant tirer ensuite les pieces l’une après l’autre. Mais à peine furent-elles séparées qu’elles tomberent toutes deux dans la dépense. Lecteur pitoyable, partagez mon affliction!
Je ne perdis point courage; mais j’avois perdu beaucoup de tems. Je craignois d’être surpris; je renvoye au lendemain une tentative plus heureuse; & je me remets à l’ouvrage tout aussi tranquillement que si je n’avois rien fait, sans songer aux deux témoins indiscrets qui déposoient contre moi dans la dépense.
Le lendemain retrouvant l’occasion belle, je tente un nouvel essai. Je monte sur mes tréteaux, j’alonge la broche, je l’ajuste, j’étois prêt à piquer... malheureusement le dragon ne dormoit pas; tout-à-coup la porte de la dépense s’ouvre; mon maître en sort, croise les bras, me regarde & me dit: courage... La plume me tombe des mains.
Bientôt à force d’essuyer de mauvais traitemens, j’y devins moins sensible; ils me parurent enfin une sorte de compensation du vol, qui me mettoit en droit de le continuer. Au lieu de retourner les yeux en arriere & de regarder la punition, je les portois en avant & je regardois la vengeance. Je jugeois que me battre comme fripon, c’étoit m’autoriser [43] à l’être. Je trouvois que voler & être battu alloient ensemble & constituoient en quelque sorte un état & qu’en remplissant la partie de cet état qui dépendoit de moi, je pouvois laisser le soin de l’autre à mon maître. Sur cette idée je me mis à voler plus tranquillement qu’auparavant. Je me disois; qu’en arrivera-t-il enfin? Je serai battu. Soit: je suis fait pour l’être.
J’aime à manger sans être avide; je suis sensuel & non pas gourmand. Trop d’autres goûts me distraisent de celui-là. Je ne me suis jamais occupé de ma bouche que quand mon coeur étoit oisif, & cela m’est si rarement arrivé dans ma vie que je n’ai gueres eu le tems de songer aux bons morceaux. Voilà pourquoi je ne bornai pas long-tems ma friponnerie au comestible, je l’étendis bientôt à tout ce qui me tentoit, & si je ne devins pas un voleur en forme, c’est que je n’ai jamais été beaucoup tenté d’argent. Dans le cabinet commun mon maître avoit un autre cabinet à part, qui fermoit à clef; je trouvai le moyen d’en ouvrir la porte & de la refermer sans qu’il y parût. Là je mettois à contribution ses bons outils, ses meilleurs dessins, ses empreintes, tout ce qui me faisoit envie & qu’il affectoit d’éloigner de moi. Dans le fond ces vols étoient bien innocents, puisqu’ils n’étoient faits que pour être employés à son service; mais j’étois transporté de joie d’avoir ces bagatelles en mon pouvoir; je croyois voler le talent avec ses productions. Du reste il y avoit dans des boîtes des recoupes d’or & d’argent, de petits bijoux, des pieces de prix, de la monnoie. Quand j’avois quatre ou cinq sous dans ma poche, c’étoit beaucoup; cependant loin de toucher à rien de tout cela, je ne me souviens pas même d’y avoir jetté de ma [44] vie un regard de convoitise. Je le voyois avec plus d’effroi que de plaisir. Je crois bien que cette horreur du vol de l’argent & de ce qui en produit me venoit en grande partie de l’éducation. Il se mêloit à cela des idées secretes d’infamie, de prison, de châtiment, de potence, qui m’auroient fait frémir si j’avois été tenté; au lieu que mes tours ne me sembloient que des espiégleries & n’étoient pas autre chose en effet. Tout cela ne pouvoit valoir que d’être bien étrillé par mon maître; & d’avance je m’arrangeois là-dessus.
Mais encore une fois, je ne convoitois pas même assez pour avoir à m’abstenir; je ne sentois rien à combattre. Une seule feuille de beau papier à dessiner me tentoit plus que l’argent pour en payer une rame. Cette bizarrerie tient à une des singularités de mon caractere; elle a eu tant d’influence sur ma conduite, qu’il importe de l’expliquer.
J’ai des passions très-ardentes & tandis qu’elles m’agitent rien n’égale mon impétuosité; je ne connois plus ni ménagement, ni respect, ni crainte, ni bienséance; je suis cynique, effronté, violent, intrépide: il n’y a ni honte qui m’arrête, ni danger qui m’effraye. Hors le seul objet qui m’occupe l’univers n’est plus rien pour moi; mais tout cela ne dure qu’un moment, & le moment qui suit me jette dans l’anéantissement. Prenez-moi dans le calme je suis l’indolence & la timidité même: tout m’effarouche, tout me rebute, une mouche en volant me fait peur; un mot à dire, un geste à faire épouvante ma paresse, la crainte & la honte me subjuguent à tel point, que je voudrois m’éclipser aux yeux de tous les mortels. S’il faut agir je ne sais que faire; s’il faut parler je ne sais que dire; [45] si l’on me regarde je suis décontenancé. Quand je me passionne, je sais trouver quelquefois ce que j’ai à dire; mais dans les entretiens ordinaires je ne trouve rien, rien du tout; ils me sont insupportables par cela seul que je suis obligé de parler.
Ajoutez qu’aucun de mes goûts dominans ne consiste en choses qui s’achetent. Il ne me faut que des plaisirs purs & l’argent les empoisonne tous. J’aime, par exemple, ceux de la table; mais ne pouvant souffrir, ni la gêne de la bonne compagnie, ni la crapule du cabaret, je ne puis les goûter qu’avec un ami, car seul, cela ne m’est pas possible: mon imagination s’occupe alors d’autre chose & je n’ai pas le plaisir de manger. Si mon sang allumé me demande des femmes, mon coeur ému me demande encore plus de l’amour. Des femmes à prix d’argent perdroient pour moi tous leurs charmes; je doute même s’il seroit en moi d’en profiter. Il en est ainsi de tous les plaisirs à ma portée: s’ils ne sont gratuits je les trouve insipides. J’aime les seuls biens qui ne sont à personne qu’au premier qui soit les goûter.
Jamais l’argent ne me parut une chose aussi précieuse qu’on la trouve. Bien plus; il ne m’a même jamais paru fort commode; il n’est bon à rien par lui-même; il faut le transformer pour en jouir; il faut acheter, marchander, souvent être dupe, bien payer, être mal servi. Je voudrois une chose bonne dans sa qualité: avec mon argent je suis sûr de l’avoir mauvaise. J’achete cher un oeuf frais, il est vieux; un beau fruit, il est verd; une fille, elle est gâtée. J’aime le bon vin, mais où en prendre? Chez un marchand de vin? Comme que je fasse il [46] m’empoisonnera. Veux-je absolument être bien servi? Que de soins, que d’embarras! avoir des amis, des correspondans, donner des commissions, écrire, aller, venir, attendre, & souvent au bout être encore trompé. Que de peine avec mon argent! je la crains plus que je n’aime le bon vin.
Mille fois durant mon apprentissage & depuis, je suis sorti dans le dessein d’acheter quelque friandise. J’approche de la boutique d’un pâtissier; j’apperçois des femmes au comptoir; je crois déjà les voir rire & se moquer entr’elles du petit gourmand. Je passe devant une fruitiere, je lorgne du coin de l’oeil de belles poires, leur parfum me tente; deux ou trois jeunes gens tout près de-là me regardent; un homme qui me connoît est devant sa boutique; je vois de loin venir une fille: n’est-ce point la servante de la maison? Ma vue courte me fait mille illusions. Je prends tous ceux qui passent pour des gens de ma connoissance: par-tout je suis intimidé, retenu par quelque obstacle: mon désir croît avec ma honte & je rentre enfin comme un sot, dévoré de convoitise, ayant dans ma poche de quoi la satisfaire & n’ayant osé rien acheter.
J’entrerois dans les plus insipides détails, si je suivois dans l’emploi de mon argent, soit par moi soit par d’autres, l’embarras, la honte, la répugnance, les inconvéniens, les dégoûts de toute espece que j’ai toujours éprouvés. A mesure qu’avançant dans ma vie le lecteur prendra connoissance de mon humeur, il sentira tout cela sans que je m’appesantisse à le lui dire.
Cela compris, on comprendra sans peine une de mes prétendues contradictions; celle d’allier une avarice presque sordide avec le plus grand mépris pour l’argent. C’est un meuble pour [47] moi si peu commode, que je ne m’avise pas même de désirer celui que je n’ai pas & que quand j’en ai je le garde long-tems sans le dépenser, faute de savoir l’employer à ma fantaisie: mais l’occasion commode & agréable se présente-t-elle? j’en profite si bien que ma bourse se vide avant que je m’en sais apperçu. Du reste, ne cherchez pas en moi le tic des avares, celui de dépenser pour l’ostentation; tout au contraire, je dépense en secret & pour le plaisir: loin de me faire gloire de dépenser je m’en cache. Je sens si bien que l’argent n’est pas à mon usage, que je suis presque honteux d’en voir, encore plus de m’en servir. Si j’avois eu jamais un revenu suffisant pourvivre commodément, je n’aurois point été tenté d’être avare, j’en suis très-sûr. Je dépenserois tout mon revenu sans chercher à l’augmenter, mais ma situation précaire me tient en crainte. J’adore la liberté: j’abhorre la gêne, la peine, l’assujettissement. Tant que dure l’argent que j’ai dans ma bourse, il assure mon indépendance, il me dispense de m’intriguer pour en trouver d’autre; nécessité que j’eus toujours en horreur: mais de peur de le voir finir je le choye: l’argent qu’on possede est l’instrument de la liberté; celui qu’on pourchasse est celui de la servitude. Voilà pourquoi je serre bien & ne convoite rien.
Mon désintéressement n’est donc que paresse; le plaisir d’avoir ne vaut pas la peine d’acquérir; & ma dissipation n’est encore que paresse: quand l’occasion de dépenser agréablement se présente, on ne peut trop la mettre à profit. Je suis moins tenté de l’argent que des choses, parce qu’entre l’argent & la possession désirée il y a toujours un intermédiaire, [48] au lieu qu’entre la chose même & sa jouissance il n’y en a point. Je vois la chose, elle me tente; si je ne vois que le moyen de l’acquérir, il ne me tente pas. J’ai donc été fripon & quelquefois je le suis encore de bagatelles qui me tentent & que j’aime mieux prendre que demander. Mais, petit ou grand, je ne me souviens pas d’avoir pris de ma vie un liard à personne; hors une seule fois, il n’y a pas quinze ans, que je volai sept livres dix sous. L’aventure vaut la peine d’être contée; car il s’y trouve un concours impayable d’effronterie & de bêtise, que j’aurois peine moi-même à croire s’il regardoit un autre que moi.
C’étoit à Paris. Je me promenois avec M. de Francueil au Palais-Royal, sur les cinq heures. Il tire sa montre, la regarde & me dit; allons à l’Opéra: je le veux bien; nous allons. Il prend deux billets d’amphithéâtre, m’en donne un, & passe le premier avec l’autre; je le suis, il entre. En entrant après lui, je trouve la porte embarrassée. Je regarde; je vois tout le monde debout, je juge que je pourrois bien me perdre dans cette foule, ou du moins laisser supposer à M. de Francueil que j’y suis perdu. Je sors, je reprends ma contre-marque, puis mon argent & je m’en vais, sans songer qu’à peine avois-je atteint la porte que tout le monde étoit assis, & qu’alors M. de Francueil voyoit clairement que je n’y étois plus.
Comme jamais rien ne fut plus éloigné de mon humeur que ce trait-là, je le note, pour montrer qu’il y a des momens d’une espece de délire, où il ne faut point juger des hommes par leurs actions. Ce n’étoit pas précisément voler [49] cet argent; c’étoit en voler l’emploi; moins c’étoit un vol, plus c’étoit une infamie.
Je ne finirois pas ces détails si je voulois suivre toutes les routes par lesquelles durant mon apprentissage je passai de la sublimité de l’héroïsme à la bassesse d’un vaurien. Cependant en prenant les vices de mon état il me fut impossible d’en prendre tout-à-fait les goûts. Je m’ennuyois des amusemens de mes camarades, & quand la trop grande gêne m’eut aussi rebuté du travail je m’ennuyai de tout. Cela me rendit le goût de la lecture que j’avois perdu depuis long-tems. Ces lectures, prises sur mon travail devinrent un nouveau crime, qui m’attira de nouveaux châtimens. Ce goût irrité par la contrainte devint passion, bientôt fureur. La Tribu, fameuse loueuse de livres m’en fournissoit de toute espece. Bons & mauvais tout passoit, je ne choisissois point; je lisois tout avec une égale avidité. Je lisois à l’établi, je lisois en allant faire mes messages, je lisois à la garderobe & m’y oubliois des heures entieres, la tête me tournoit de la lecture, je ne faisois plus que lire. Mon maître m’épioit, me surprenoit, me battoit, me prenoit mes livres. Que de volumes furent déchirés, brûlés, jettés par les fenêtres! Que d’ouvrages resterent dépareillés chez la Tribu! Quand je n’avois plus de quoi la payer, je lui donnois mes chemises, mes cravates, mes hardes; mes trois sous d’étrennes tous les dimanches lui étoient régulierement portés.
Voilà donc, me dira-t-on l’argent devenu nécessaire. Il est vrai; mais ce fut quand la lecture m’eut ôté toute activité. Livré tout entier à mon nouveau goût je ne faisois plus que [50] lire, je ne volois plus. C’est encore ici une de mes différences caractéristiques. Au fort d’une certaine habitude d’être, un rien me distrait, me change, m’attache, enfin me passionne; & alors tout est oublié. Je ne songe plus qu’au nouvel objet qui m’occupe. Le coeur me battoit d’impatience de feuilleter le nouveau livre que j’avois dans la poche; je le tirois aussi-tôt que j’étois seul & ne songeois plus à fouiller le cabinet de mon maître. J’ai même peine à croire que j’eusse volé quand même j’aurois eu des passions plus coûteuses. Borné au moment présent, il n’étoit pas dans mon tour d’esprit de m’arranger ainsi pour l’avenir. La Tribu me faisoit crédit, les avances étoient petites, & quand j’avois empoché mon livre, je ne songeois plus à rien. L’argent qui me venoit naturellement passoit de même à cette femme, & quand elle devenoit pressante, rien n’étoit plutôt sous ma main que mes propres effets. Voler par avance étoit trop de prévoyance & voler pour payer n’étoit pas même une tentation.
A force de querelles, de coups, de lectures dérobées & mal choisies, mon humeur devint taciturne, sauvage; ma tête commençoit à s’altérer & je vivois en vrai loup-garou. Cependant si mon goût ne me préserva pas des livres plats & fades, mon bonheur me préserva des livres obscenes & licencieux; non que la Tribu, femme à tous égards très-accommodante, se fît un scrupule de m’en prêter. Mais pour les faire valoir elle me les nommoit avec un air de mystere, qui me forçoit précisément à les refuser, tant par dégoût que par honte & le hasard seconda si bien mon humeur pudique, que j’avois plus de trente ans avant que j’eusse jetté les yeux sur aucun de ces dangereux livres.
[51] En moins d’un an j’épuisai la mince boutique de la Tribu & alors je me trouvai dans mes loisirs cruellement désoeuvré. Guéri de mes goûts d’enfant & de polisson par celui de la lecture & même par mes lectures, qui, bien que sans choix & souvent mauvaises, ramenoient pourtant mon coeur à des sentimens plus nobles que ceux que m’avoit donnés mon état. Dégoûté de tout ce qui étoit à ma portée & sentant trop loin de moi tout ce qui m’auroit tenté, je ne voyois rien de possible qui pût flatter mon coeur. Mes sens émus depuis long-tems me demandoient une jouissance dont je ne savois pas même imaginer l’objet. J’étois aussi loin du véritable que si je n’avois point eu de sexe, & déjà pubere & sensible, je pensois quelquefois à mes folies, mais je ne voyois rien au-delà. Dans cette étrange situation mon inquiete imagination prit un parti qui me sauva de moi-même & calma ma naissante sensualité. Ce fut de se nourrir des situations qui m’avoient intéressé dans mes lectures, de les rappeler, de les varier, de les combiner, de me les approprier tellement que je devinsse un des personnages que j’imaginois, que je me visse toujours dans les positions les plus agréables selon mon goût, enfin que l’état fictif où je venois à bout de me mettre me fît oublier mon état réel dont j’étois si mécontent. Cet amour des objets imaginaires & cette facilité de m’en occuper acheverent de me dégoûter de tout ce qui m’entouroit & déterminerent ce goût pour la solitude qui m’est toujours resté depuis ce tems-là. On verra plus d’une fois dans la suite les bizarres effets de cette disposition si misanthrope & si sombre en apparence, mais qui vient en effet d’un coeur trop affectueux, trop aimant, trop [52] tendre, qui, faute d’en trouver d’existans qui lui ressemblent est forcé de s’alimenter de fictions. Il me suffit, quant à présent, d’avoir marqué l’origine & la premiere cause d’un penchant qui a modifié toutes mes passions & qui, les contenant par elles-mêmes, m’a toujours rendu paresseux à faire, par trop d’ardeur à désirer.
J’atteignis ainsi ma seizieme année, inquiet, mécontent de tout & de moi, sans goût de mon état, sans plaisir de mon âge, dévoré de désirs dont j’ignorois l’objet, pleurant sans sujet de larmes, soupirant sans savoir de quoi; enfin caressant tendrement mes chimeres, faute de rien voir autour de moi qui les valût. Les dimanches mes camarades venoient me chercher après le prêche pour aller m’ébattre avec eux. Je leur aurois volontiers échappé si j’avois pu: mais une fois en train dans leurs jeux, j’étois plus ardent & j’allois plus loin qu’aucun autre; difficile à ébranler & à retenir. Ce fut-là de tout tems ma disposition constante. Dans nos promenades hors de la ville j’allois toujours en avant sans songer au retour, à moins que d’autres n’y songeassent pour moi. J’y fus pris deux fois; les portes furent fermées avant que je pusse arriver. Le lendemain je fus traité comme on s’imagine, & la seconde fois il me fut promis un tel accueil pour la troisieme, que je résolus de ne m’y pas exposer. Cette troisieme fois si redoutée arriva pourtant. Ma vigilance fut mise en défaut par un maudit Capitaine appellé M. Minutoli, qui fermoit toujours la porte où il étoit de garde une demi-heure avant les autres. Je revenois avec deux camarades. A demi-lieue de la ville j’entends sonner la retraite; je double [53] le pas; j’entends battre la caisse, je cours à toutes jambes; j’arrive essoufflé, tout en nage: le coeur me bat; je vois de loin les soldats à leur poste; j’accours, je crie d’une voix étouffée. Il étoit trop tard. A vingt pas de l’avancée, je vois lever le premier pont. Je frémis en voyant en l’air ces cornes terribles, sinistre & fatal augure du sort inévitable que ce moment commençoit pour moi.
Dans le premier transport de ma douleur je me jettai sur les glacis & mordis la terre. Mes camarades riant de leur malheur prirent à l’instant leur parti. Je pris aussi le mien, mais ce fut d’une autre maniere. Sur le lieu même je jurai de ne retourner jamais chez mon maître; & le lendemain, quand, à l’heure de la découverte ils rentrerent en ville, je leur dis adieu pour jamais, les priant seulement d’avertir en secret mon cousin Bernard de la résolution que j’avois prise & du lieu où il pourroit me voir encore une fois.
A mon entrée en apprentissage, étant plus séparé de lui, je le vis moins. Toutefois durant quelque tems nous nous rassemblions les dimanches: mais insensiblement chacun prit d’autres habitudes & nous nous vîmes plus rarement. Je suis persuadé que sa mere contribua beaucoup à ce changement. Il étoit, lui, un garçon du haut; moi, chétif apprenti, je n’étois plus qu’un enfant de St. Gervais. Il n’y avoit plus entre nous d’égalité malgré la naissance; c’étoit déroger que de me fréquenter. Cependant les liaisons ne cesserent point tout-à-fait entre nous, & comme c’étoit un garçon d’un bon naturel, il suivoit quelquefois son coeur malgré les leçons de sa mere. Instruit de ma résolution, il accourut, [54] non pour m’en dissuader ou la partager, mais pour jetter par de petits présens quelque agrément dans ma fuite; car mes propres ressources ne pouvoient me mener fort loin. Il me donna entre autres une petite épée dont j’étois fort épris & que j’ai portée jusqu’à Turin, où le besoin m’en fit défaire & où je me la passai, comme on dit, au travers du corps. Plus j’ai réfléchi depuis à la maniere dont il se conduisit avec moi dans ce moment critique, plus je me suis persuadé qu’il suivit les instructions de sa mere & peut-être de son pere; car il n’est pas possible que de lui-même il n’eût fait quelque effort pour me retenir, ou qu’il n’eût tenté de me suivre: mais point. Il m’encouragea dans mon dessein plutôt qu’il ne m’en détourna: puis quand il me vit bien résolu, il me quitta sans beaucoup de larmes. Nous ne nous sommes jamais écrit ni revus; c’est dommage. Il étoit d’un caractere essentiellement bon; nous étions faits pour nous aimer.
Avant de m’abandonner à la fatalité de ma destinée, qu’on me permette de tourner un moment les yeux sur celle qui m’attendoit naturellement, si j’étois tombé dans les mains d’un meilleur maître. Rien n’étoit plus convenable à mon humeur ni plus propre à me rendre heureux, que l’état tranquille & obscur d’un bon artisan, dans certaines classes sur-tout, telle qu’est à Genève celle des graveurs. Cet état, assez lucratif pour donner une subsistance aisée & pas assez pour mener à la fortune, eût borné mon ambition pour le reste de mes jours, & me laissant un loisir honnête pour cultiver des goûts modérés, il m’eût contenu dans ma sphere sans m’offrir aucun moyen d’en sortir. Ayant une imagination assez [55] riche pour orner de ses chimeres tous les états, assez puissante pour me transporter, pour ainsi dire, à mon gré de l’un à l’autre, il m’importoit peu dans lequel je fusse en effet. Il ne pouvoit y avoir si loin du lieu où j’étois au premier château en Espagne, qu’il ne me fût aisé de m’y établir. De cela seul il suivoit que l’état le plus simple, celui qui donnoit le moins de tracas & de soins, celui qui laissoit l’esprit le plus libre, étoit celui qui me convenoit le mieux, & c’étoit précisément le mien. J’aurois passé dans le sein de ma religion, de ma patrie, de ma famille & de mes amis, une vie paisible & douce, telle qu’il la falloit à mon caractere, dans l’uniformité d’un travail de mon goût & d’une société selon mon coeur. J’aurois été bon chrétien, bon citoyen, bon pere de famille, bon ami, bon ouvrier, bon homme en toute chose. J’aurois aimé mon état, je l’aurois honoré peut-être; & après avoir passé une vie obscure & simple, mais égale & douce, je serois mort paisiblement dans le sein des miens. Bientôt oublié, sans doute, j’aurois été regretté du moins aussi long-tems qu’on se seroit souvenu de moi.
Au lieu de cela... quel tableau vais-je faire? Ah! n’anticipons point sur les miseres de ma vie, je n’occuperai que trop mes lecteurs de ce triste sujet.
Fin du premier Livre.
JEAN JACQUES ROUSSEAU
LES CONFESSIONS
DE
J. J. ROUSSEAU.
LIVRE SECOND
Autant le moment où l’effroi me suggéra le projet de fuir m’avoit paru triste, autant celui où je l’exécutai me parut charmant. Encore enfant, quitter mon pays, mes parens, mes appuis, mes ressources, laisser un apprentissage à moitié fait sans savoir mon métier assez pour en vivre; me livrer aux horreurs de la misere sans avoir aucun moyen d’en sortir; dans l’âge de la foiblesse & de l’innocence m’exposer à toutes les tentations du vice & du désespoir; chercher au loin les maux, les erreurs, les pieges, l’esclavage & la mort, sous un joug bien plus inflexible que celui que je n’avois pu souffrir; c’étoit-là ce que j’allois faire, c’étoit la perspective que j’aurois dû envisager. Que celle que je me peignois étoit différente! L’indépendance que je croyois avoir acquise étoit le seul sentiment qui m’affectoit. Libre & maître de moi-même, je croyois pouvoir tout faire, atteindre à tout: je n’avois qu’à m’élancer pour m’élever & voler dans les airs. J’entrois avec [57] sécurité dans le vaste espace du monde; mon mérite alloit le remplir; à chaque pas j’allois trouver des festins, des trésors, des aventures, des amis prêts à me servir, des maîtresses empressées à me plaire: en me montrant j’allois occuper de moi l’univers; non pas pourtant l’univers tout entier; je l’en dispensois en quelque sorte, il ne m’en falloit pas tant. Une société charmante me suffisoit sans m’embarrasser du reste. Ma modération m’inscrivoit dans une sphere étroite mais délicieusement choisie, où j’étois assuré de régner. Un seul château bornoit mon ambition. Favori du seigneur & de la dame, amant de la demoiselle, ami du frere & protecteur des voisins, j’étois content; il ne m’en falloit pas davantage.
En attendant ce modeste avenir, j’errai quelques jours autour de la ville, logeant chez des paysans de ma connoissance, qui tous me reçurent avec plus de bonté que n’auroient fait des urbains. Ils m’accueilloient, me logeoient, me nourrissoient trop bonnement pour en avoir le mérite. Cela ne pouvoit pas s’appeller faire l’aumône; ils n’y mettoient pas assez l’air de la supériorité.
A force de voyager & de parcourir le monde, j’allai jusqu’à Confignon, terres de Savoye, à deux lieues de Geneve. Le curé s’appelloit M. de Pontverre. Ce nom fameux dans l’histoire de la République me frappa beaucoup. J’étois curieux de voir comment étoient faits les descendans des gentilshommes de la cuiller. J’allai voir M. de Pontverre. Il me reçut bien, me parla de l’hérésie de Geneve, de l’autorité de la sainte mere Eglise & me donna à dîner. Je trouvai peu de choses à répondre à des argumens qui finissoient ainsi & [58] je jugeai que des curés chez qui l’on dînoit si bien valoient tout au moins nos ministres. J’étois certainement plus savant que M. de Pontverre, tout gentilhomme qu’il étoit; mais j’étois trop bon convive pour être si bon théologien; & son vin de Frangi, qui me parut excellent, argumentoit si victorieusement pour lui, que j’aurois rougi de fermer la bouche à un si bon hôte. Je cédois donc, ou du moins je ne résistois pas en face. A voir les ménagemens dont j’usois on m’auroit cru faux; on se fût trompé. Je n’étois qu’honnête, cela est certain. La flatterie, ou plutôt la condescendance n’est pas toujours un vice, elle est plus souvent une vertu, sur-tout dans les jeunes gens. La bonté avec laquelle un homme nous traite nous attache à lui; ce n’est pas pour l’abuser qu’on lui cede, c’est pour ne pas l’attrister, pour ne pas lui rendre le mal pour le bien. Quel intérêt avoit M. de Pontverre à m’accueillir, à me bien traiter, à vouloir me convaincre? Nul autre que le mien propre. Mon jeune coeur se disoit cela. J’étois touché de reconnoissance & de respect pour le bon prêtre. Je sentois ma supériorité; je ne voulois pas l’en accabler pour prix de son hospitalité. Il n’y avoit point de motif hypocrite à cette conduite: je ne songeois point à changer de religion; & bien loin de me familiariser si vite avec cette idée, je ne l’envisageois qu’avec une horreur qui devoit l’écarter de moi pour long-tems: je voulois seulement ne point fâcher ceux qui me caressoient dans cette vue; je voulois cultiver leur bienveillance & leur laisser l’espoir du succès en paroissant moins armé que je ne l’étois en effet. Ma faute en cela ressembloit à la coquetterie des honnêtes femmes, qui quelquefois pour parvenir à [59] leurs fins, savent, sans rien permettre ni rien promettre, faire espérer plus qu’elles ne veulent tenir.
La raison, la pitié, l’amour de l’ordre exigeoient assurément que loin de se prêter à ma folie, on m’éloignât de ma perte où je courois, en me renvoyant dans ma famille. C’est-là ce qu’auroit fait ou tâché de faire tout homme vraiment vertueux. Mais quoique M. de Pontverre fût un bon homme, ce n’étoit assurément pas un homme vertueux. Au contraire, c’étoit un dévot qui ne connoissoit d’autre vertu que d’adorer les images & de dire le rosaire; une espece de missionnaire qui n’imaginoit rien de mieux pour le bien de la foi, que de faire des libelles contre les ministres de Geneve. Loin de penser à me renvoyer chez moi il profita du desir que j’avois de m’en éloigner, pour me mettre hors d’état d’y retourner, quand même il m’en prendroit envie. Il y avoit tout à parier qu’il m’envoyoit périr de misere ou devenir un vaurien. Ce n’étoit point-là ce qu’il voyoit. Il voyoit une ame ôtée à l’hérésie & rendue à l’Eglise. Honnête homme ou vaurien, qu’importoit cela pourvu que j’allasse à la messe? Il ne faut pas croire, au reste, que cette façon de penser soit particuliere aux catholiques; elle est celle de toute religion dogmatique où l’on fait l’essentiel, non de faire, mais de croire.
Dieu vous appelle, me dit M. de Pontverre. Allez à Annecy; vous y trouverez une bonne dame bien charitable, que les bienfaits du Roi mettent en état de retirer d’autres ames de l’erreur dont elle est sortie elle-même. Il s’agissoit de Madame de Warens, nouvelle convertie, que les prêtres forçoient en effet de partager avec la canaille qui venoit vendre sa [60] foi, une pension de deux mille francs que lui donnoit le roi de Sardaigne. Je me sentois fort humilié d’avoir besoin d’une bonne dame bien charitable. J’aimois fort qu’on me donnât mon nécessaire, mais non pas qu’on me fît la charité, & une dévote n’étoit pas pour moi fort attirante. Toutefois pressé par M. de Pontverre, par la faim qui me talonnoit; bien aise aussi de faire un voyage & d’avoir un but, je prends mon parti, quoiqu’avec peine & je pars pour Annecy. J’y pouvois être aisément en un jour; mais je ne me pressois pas, j’en mis trois. Je ne voyois pas un château à droite ou à gauche, sans aller chercher l’aventure que j’étois sûr qui m’y attendoit. Je n’osois entrer dans le château, ni heurter; car j’étois fort timide. Mais je chantois sous la fenêtre qui avoit le plus d’apparence, fort surpris, après m’être long-tems époumoné, de ne voir paroître ni dames ni demoiselles qu’attirât la beauté de ma voix, ou le sel de mes chansons; vu que j’en savois d’admirables que mes camarades m’avoient apprises & que je chantois admirablement.
J’arrive enfin: je vois Madame de Warens. Cette époque de ma vie a décidé de mon caractere; je ne puis me résoudre à la passer légérement. J’étois au milieu de ma seizieme année. Sans être ce qu’on appelle un beau garçon, j’étois bien pris dans ma petite taille; j’avois un joli pied, la jambe fine, l’air dégagé, la physionomie animée, la bouche mignonne, les sourcils & les cheveux noirs, les yeux petits & même enfoncés, mais qui lançoient avec force le feu dont mon sang étoit embrasé. Malheureusement je ne savois rien de tout cela & de ma vie il ne m’est arrivé de songer à [61] ma figure, que lorsqu’il n’étoit plus tems d’en tirer parti. Ainsi j’avois avec la timidité de mon âge celle d’un naturel très-aimant, toujours troublé par la crainte de déplaire. D’ailleurs, quoique j’eusse l’esprit assez orné, n’ayant jamais vu le monde je manquois totalement de manieres; & mes connoissances loin d’y suppléer, ne servoient qu’à m’intimider davantage, en me faisant sentir combien j’en manquois.
Craignant donc que mon abord ne prévînt pas en ma faveur, je pris autrement mes avantages & je fis une belle lettre en style d’orateur, où, cousant des phrases de livres avec des locutions d’apprentif, je déployois toute mon éloquence pour capter la bienveillance de Madame de Warens. J’enfermai la lettre de M. de Pontverre dans la mienne & je partis pour cette terrible audience. Je ne trouvai point Madame de Warens; on me dit qu’elle venoit de sortir pour aller à l’église. C’étoit le jour des Rameaux de l’année 1728. Je cours pour la suivre: je la vois, je l’atteins, je lui parle... je dois me souvenir du lieu; je l’ai souvent depuis mouillé de mes larmes & couvert de mes baisers. Que ne puis-je entourer d’un balustre d’or cette heureuse place! que n’y puis-je attirer les hommages de toute la terre! Quiconque aime à honorer les monumens du salut des hommes n’en devroit approcher qu’à genoux.
C’étoit un passage derriere sa maison, entre un ruisseau à main droite qui la séparoit du jardin & le mur de la cour à gauche, conduisant par une fausse porte à l’église des Cordeliers. Prête à entrer dans cette porte, Madame de Warens se retourne à ma voix. Que devins-je à cette vue! Je m’étois [62] figuré une vieille dévote bien réchignée: la bonne dame de M. de Pontverre ne pouvoit être autre chose à mon avis. Je vois un visage pétri de grâces, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint éblouissant, le contour d’une gorge enchanteresse. Rien n’échappa au rapide coup-d’oeil du jeune prosélyte; car je devins à l’instant le sien; sûr qu’une religion prêchée par de tels missionnaires ne pouvoit manquer de mener en paradis. Elle prend en souriant la lettre que je lui présente d’une main tremblante, l’ouvre, jette un coup-d’oeil sur celle de M. de Pontverre, revient à la mienne qu’elle lit tout entiere & qu’elle eût relue encore, si son laquais ne l’eût avertie qu’il étoit tems d’entrer. Eh! mon enfant, me dit-elle d’un ton qui me fit tressaillir, vous voilà courant le pays bien jeune; c’est dommage en vérité. Puis sans attendre ma réponse, elle ajouta: allez chez moi m’attendre; dites qu’on vous donne à déjeuner; après la messe j’irai causer avec vous.
Louise-Eléonore de Warens étoit une demoiselle de la Tour de Pil, noble & ancienne famille de Vevay ville du pays de Vaud. Elle avoit épousé fort jeune M. de Warens de la maison de Loys, fils aîné de M. de Villardin de Lausanne. Ce mariage, qui ne produisit point d’enfans, n’ayant pas trop réussi; Madame de Warens poussée par quelque chagrin domestique, prit le tems que le Roi Victor-Amédée étoit à Evian pour passer le lac & venir se jetter aux pieds de ce Prince; abandonnant ainsi son mari, sa famille & son pays, par une étourderie assez semblable à la mienne & qu’elle a eu tout le tems de pleurer aussi. Le Roi, qui aimoit à faire le zélé catholique, la prit sous sa protection, lui donna une pension [63] de quinze cents livres de Piémont, ce qui étoit beaucoup pour un Prince aussi peu prodigue, & voyant que sur cet accueil on l’en croyoit amoureux, il l’envoya à Annecy, escortée par un détachement de ses Gardes, où, sous la direction de Michel-Gabriel de Bernex Evêque titulaire de Geneve, elle fit abjuration au couvent de la Visitation.
Il y avoit six ans qu’elle y étoit quand j’y vins & elle en avoit alors vingt-huit, étant née avec le siecle. Elle avoit de ces beautés qui se conservent, parce qu’elles sont plus dans la physionomie que dans les traits; aussi la sienne étoit-elle encore dans tout son premier éclat. Elle avoit un air caressant & tendre, un regard très-doux, un sourire angélique, une bouche à la mesure de la mienne, des cheveux cendrés d’une beauté peu commune & auxquels elle donnoit un tour négligé qui la rendoit très-piquante. Elle étoit petite de stature, courte même & ramassée un peu dans sa taille, quoique sans difformité. Mais il étoit impossible de voir une plus belle tête, un plus beau sein, de plus belles mains & de plus beaux bras.
Son éducation avoit été fort mêlée. Elle avoit ainsi que moi perdu sa mere des sa naissance, & recevant indifféremment des instructions comme elles s’étoient présentées, elle avoit appris un peu de sa gouvernante, un peu de son pere, un peu de ses maîtres & beaucoup de ses amans; sur-tout d’un M. de Tavel, qui, ayant du goût & des connoissances, en orna la personne qu’il aimoit. Mais tant de genres différens se nuisirent les uns aux autres & le peu d’ordre qu’elle y mit empêcha que ses diverses études n’étendissent la justesse naturelle de son esprit. Ainsi quoiqu’elle eût quelques principes de philosophie [64] & de physique, elle ne laissa pas de prendre le goût que son pere avoit pour la médecine empirique & pour l’alchimie; elle faisoit des élixirs, des teintures, des baumes, des magisteres, elle prétendoit avoir des secrets. Les charlatans profitant de sa foiblesse s’emparerent d’elle, l’obséderent, la ruinerent & consumerent au milieu des fourneaux & des drogues son esprit, ses talens & ses charmes, dont elle eût pu faire les délices des meilleures sociétés.
Mais-si de vils fripons abuserent de son éducation mal dirigée pour obscurcir les lumieres de sa raison, son excellent coeur fut à l’épreuve & demeura toujours le même: son caractere aimant & doux, sa sensibilité pour les malheureux, son inépuisable bonté, son humeur gaie, ouverte & franche ne s’altérerent jamais; & même, aux approches de la vieillesse, dans le sein de l’indigence, des maux, des calamités diverses, la sérénité de sa belle ame lui conserva jusqu’à la fin de sa vie toute la gaieté de ses plus beaux jours.
Ses erreurs lui vinrent d’un fonds d’activité inépuisable qui vouloit sans cesse de l’occupation. Ce n’étoit pas des intrigues de femmes qu’il lui falloit, c’étoit des entreprises à faire & à diriger. Elle étoit née pour les grandes affaires. A sa place madame de Longueville n’eût été qu’une tracassiere; à la place de madame de Longueville elle eût gouverné l’Etat. Ses talens ont été déplacés & ce qui eût fait sa gloire dans une situation plus élevée a fait sa perte dans celle où elle a vécu. Dans les choses qui étoient à sa portée elle étendoit toujours son plan dans sa tête & voyoit toujours son objet en grand. Cela faisoit qu’employant des moyens proportionnés à ses vues plus [65] qu’à ses forces, elle échouoit par la faute des autres, & son projet venant à manquer elle étoit ruinée où d’autres n’auroient presque rien perdu. Ce goût des affaires qui lui fit tant de maux, lui fit du moins un grand bien dans son asyle monastique, en l’empêchant de s’y fixer pour le reste de ses jours comme elle en étoit tentée. La vie uniforme & simple des Religieuses, leur petit cailletage de parloir, tout cela ne pouvoit flatter un esprit toujours en mouvement, qui, formant chaque jour de nouveaux systêmes, avoit besoin de liberté pour s’y livrer. Le bon Evêque de Bernex, avec moins d’esprit que François de Sales, lui ressembloit sur bien des points, & Madame de Warens qu’il appelloit sa fille & qui ressembloit à Madame de Chantal sur beaucoup d’autres, eût pu lui ressembler encore dans sa retraite, si son goût ne l’eût détournée de l’oisiveté d’un couvent. Ce ne fut point manque de zele si cette aimable femme ne se livra pas aux menues pratiques de dévotion qui sembloient convenir à une nouvelle convertie vivant sous la direction d’un Prélat. Quel qu’eût été le motif de son changement de religion, elle fut sincere dans celle qu’elle avoit embrassée. Elle a pu se repentir d’avoir commis la faute, mais non pas désirer d’en revenir. Elle n’est pas seulement morte bonne catholique, elle a vécu telle de bonne foi, & j’ose affirmer, moi qui pense avoir lu dans le fond de son ame, que c’étoit uniquement par aversion pour les simagrées qu’elle ne faisoit point en public la dévote. Elle avoit une piété trop solide pour affecter de la dévotion. Mais ce n’est pas ici le lieu de m’étendre sur ses principes; j’aurai d’autres occasions d’en parler.
[66] Que ceux qui nient la sympathie des ames expliquent, s’ils peuvent, comment de la premiere entrevue, du premier mot, du premier regard, Madame de Warens m’inspira non seulement le plus vif attachement, mais une confiance parfaite & qui ne s’est jamais démentie. Supposons que ce que j’ai senti pour elle fût véritablement de l’amour; ce qui paroîtra tout au moins douteux à qui suivra l’histoire de nos liaisons; comment cette passion fut-elle accompagnée des sa naissance des sentimens qu’elle inspire le moins; la paix du coeur, le calme, la sérénité, la sécurité, l’assurance? Comment en approchant pour la premiere fois d’une femme aimable, polie, éblouissante; d’une Dame d’un état supérieur au mien, dont je n’avois jamais abordé la pareille, de celle dont dépendoit mon sort en quelque sorte par l’intérêt plus ou moins grand qu’elle y prendroit; comment, dis-je, avec tout cela me trouvai-je à l’instant aussi libre, aussi à mon aise que si j’eusse été parfaitement sûr de lui plaire? Comment n’eus-je pas un moment d’embarras, de timidité, de gêne? Naturellement honteux, décontenancé, n’ayant jamais vu le monde, comment pris-je avec elle du premier jour, du premier instant les manieres faciles, le langage tendre, le ton familier que j’avois dix ans après, lorsque la plus grande intimité l’eut rendu naturel? A-t-on de l’amour, je ne dis pas sans désirs, j’en avois; mais sans inquiétude, sans jalousie? Ne veut-on pas au moins apprendre de l’objet qu’on aime si l’on est aimé? C’est une question qu’il ne m’est pas plus venu dans l’esprit de lui faire une fois en ma vie, que de me demander à moi-même si je m’aimois, & jamais elle n’a été plus curieuse avec moi. Il y [67] eut certainement quelque chose de singulier dans mes sentimens pour cette charmante femme & l’on y trouvera dans la suite des bizarreries auxquelles on ne s’attend pas.
Il fut question de ce que je deviendrois, & pour en causer plus à loisir elle me retint à dîner. Ce fut le premier repas de ma vie où j’eusse manqué d’appétit, & sa femme-de-chambre qui nous servoit, dit aussi que j’étois le premier voyageur de mon âge & de mon étoffe qu’elle en eût vu manquer. Cette remarque, qui ne me nuisit pas dans l’esprit de sa maîtresse, tomboit un peu à plomb sur un gros manan qui dînoit avec nous & qui dévora lui tout seul un repas honnête pour six personnes. Pour moi j’étois dans un ravissement qui ne me permettoit pas de manger. Mon coeur se nourrissoit d’un sentiment tout nouveau dont il occupoit tout mon être; il ne me laissoit des esprits pour nulle autre fonction.
Madame de Warens voulut savoir les détails de ma petite histoire; je retrouvai pour la lui conter, tout le feu que j’avois perdu chez mon maître. Plus j’intéressois cette excellente ame en ma faveur, plus elle plaignoit le sort auquel j’allois m’exposer. Sa tendre compassion se marquoit dans son air, dans son regard, dans ses gestes. Elle n’osoit m’exhorter à retourner à Geneve. Dans sa position c’eût été un crime de léze-catholicité & elle n’ignoroit pas combien elle étoit surveillée & combien ses discours étoient pesés. Mais elle me parloit d’un ton si touchant de l’affliction de mon pere, qu’on voyoit bien qu’elle eût approuvé que j’allasse le consoler. Elle ne savoit pas combien sans y songer elle plaidoit contre elle-même. Outre que ma résolution étoit prise comme je crois l’avoir dit; [68] plus je la trouvois éloquente, persuasive, plus ses discours m’alloient au coeur & moins je pouvois me résoudre à me détacher d’elle. Je sentois que retourner à Geneve étoit mettre entr’elle & moi une barriere presque insurmontable, à moins de revenir à la démarche que j’avois faite & à laquelle mieux valoit me tenir tout d’un coup. Je m’y tins donc Madame de Warens voyant ses efforts inutiles ne les poussa pas jusqu’à se compromettre: mais elle me dit avec un regard de commisération. Pauvre petit, tu dois aller où Dieu t’appelle; mais quand tu seras grand tu te souviendras de moi. Je crois qu’elle ne pensoit pas elle-même que cette prédiction s’accompliroit si cruellement.
La difficulté restoit tout entiere. Comment subsister si jeune hors de mon pays? A peine à la moitié de mon apprentissage, j’étois bien loin de savoir mon métier. Quand je l’aurois su je n’en aurois pu vivre en Savoye, pays trop pauvre pour avoir des arts. Le manan qui dînoit pour nous, forcé de faire une pause pour reposer sa mâchoire, ouvrit un avis qu’il disoit venir du Ciel & qui, à juger par les suites venoit bien plutôt du côté contraire. C’étoit que j’allasse à Turin, où, dans un Hospice établi pour l’instruction des cathécumenes, j’aurois, dit-il, la vie temporelle & spirituelle, jusqu’à ce qu’entré dans le sein de l’Eglise je trouvasse par la charité des bonnes ames une place qui me convînt. A l’égard des frais du voyage, continua mon homme, sa Grandeur Monseigneur l’Evêque ne manquera pas, si Madame lui propose cette sainte oeuvre, de vouloir charitablement y pourvoir, & Madame la Baronne qui est si charitable, dit-il en s’inclinant sur son assiette, s’empressera sûrement d’y contribuer aussi.
[69] Je trouvois toutes ces charités bien dures; j’avois le coeur serré, je ne disois rien, & Madame de Warens, sans saisir ce projet avec autant d’ardeur qu’il étoit offert, se contenta de répondre que chacun devoit contribuer au bien selon son pouvoir & qu’elle en parleroit à Monseigneur: mais mon diable d’homme, qui craignoit qu’elle n’en parlât pas à son gré & qui avoit son petit intérêt dans cette affaire, courut prévenir les aumôniers & emboucha si bien les bons prêtres, que quand Madame de Warens, qui craignoit pour moi ce voyage en voulut parler à l’Evêque, elle trouva que c’étoit une affaire arrangée & il lui remit à l’instant l’argent destiné pour mon petit viatique. Elle n’osa insister pour me faire rester: j’approchois d’un âge où une femme du sien ne pouvoit décemment vouloir retenir un jeune homme auprès d’elle.
Mon voyage étant ainsi réglé par ceux qui prenoient soin de moi, il fallut bien me soumettre & c’est même ce que je fis sans beaucoup de répugnance. Quoique Turin fût plus loin que Geneve, je jugeai qu’étant la capitale, elle avoit avec Annecy des relations plus étroites qu’une ville étrangere d’état & de religion, & puis, partant pour obéir à Madame de Warens, je me regardois comme vivant toujours sous sa direction; c’étoit plus que vivre à son voisinage. Enfin l’idée d’un grand voyage flattoit ma manie ambulante qui déjà commençoit à se déclarer. Il me paroissoit beau de passer les monts à mon âge & de m’élever au-dessus de mes camarades de toute la hauteur des Alpes. Voir du pays est un appât auquel un Genevois ne résiste gueres: je donnai donc mon consentement. Mon manan devoit partir dans deux jours avec sa [70] femme. Je leur fus confié & recommandé. Ma bourse leur fut remise renforcée par Madame de Warens, qui de plus me donna secrétement un petit pécule auquel elle joignit d’amples instructions, & nous partîmes le mercredi Saint.
Le lendemain de mon départ d’Annecy, mon pere y arriva courant à ma piste avec un M. Rival son ami, horloger comme lui, homme d’esprit, bel esprit même, qui faisoit des vers mieux que la Motte & parloit presque aussi bien que lui, de plus, parfaitement honnête homme, mais dont la littérature déplacée n’aboutit qu’à faire un de ses fils comédien.
Ces Messieurs virent Madame de Warens & se contenterent de pleurer mon sort avec elle, au lieu de me suivre & de m’atteindre, comme ils l’auroient pu facilement, étant à cheval & moi à pied. La même chose étoit arrivée à mon oncle Bernard. Il étoit venu à Confignon, & de-là, sachant que j’étois à Annecy, il s’en retourna à Geneve. Il sembloit que mes proches conspirassent avec mon étoile pour me livrer au destin qui m’attendoit. Mon frere s’étoit perdu par une semblable négligence & si bien perdu qu’on n’a jamais su ce qu’il étoit devenu.
Mon pere n’étoit pas seulement un homme d’honneur; c’étoit un homme d’une probité sûre & il avoit une de ces ames fortes qui font les grandes vertus. De plus, il étoit bon pere, sur-tout pour moi. Il m’aimoit très-tendrement mais il aimoit aussi ses plaisirs & d’autres goûts avoient un peu attiédi l’affection paternelle depuis que je vivois loin de lui. Il s’étoit remarié à Nion & quoique sa femme ne fût pas en âge de me donner des freres, elle avoit des parens: cela faisoit une [71] autre famille, d’autres objets, un nouveau ménage, qui ne rappelloit plus si souvent mon souvenir. Mon pere vieillissoit & n’avoit aucun bien pour soutenir sa vieillesse. Nous avions mon frere & moi quelque bien de ma mere dont le revenu devoit appartenir à mon pere durant notre éloignement. Cette idée ne s’offroit pas à lui directement & ne l’empêchoit pas de faire son devoir, mais elle agissoit sourdement sans qu’il s’en apperçût lui-même & ralentissoit quelquefois son zele qu’il eût poussé plus loin sans cela. Voilà, je crois, pourquoi, venu d’abord à Annecy sur mes traces, il ne me suivit pas jusqu’à Chambéri où il étoit moralement sûr de m’atteindre. Voilà pourquoi encore l’étant allé voir souvent depuis ma fuite, je reçus toujours de lui des caresses de pere, mais sans grands efforts pour me retenir.
Cette conduite d’un pere dont j’ai si bien connu la tendresse & la vertu m’a fait faire des réflexions sur moi-même qui n’ont pas peu contribué à me maintenir le coeur sain. J’en ai tiré cette grande maxime de morale, la seule peut-être d’usage dans la pratique, d’éviter les situations qui mettent nos devoirs en opposition avec nos intérêts & qui nous montrent notre bien dans le mal d’autrui: sûr que dans de telles situations, quelque sincere amour de la vertu qu’on y porte, on foiblit tôt ou tard sans s’en appercevoir, & l’on devient injuste & méchant dans le fait, sans avoir cessé d’être juste & bon dans l’ame.
Cette maxime fortement imprimée au fond de mon coeur & mise en pratique, quoiqu’un peu tard, dans toute ma conduite, est une de celles qui m’ont donné l’air le plus bizarre & le [72] plus fou dans le public & sur-tout parmi mes connoissances. On m’a imputé de vouloir être original & faire autrement que les autres. En vérité je ne songeois gueres à faire ni comme les autres ni autrement qu’eux. Je desirois sincérement de faire ce qui étoit bien. Je me dérobois de toute ma force à des situations qui me donnassent un intérêt contraire à l’intérêt d’un autre homme & par conséquent un désir secret quoique involontaire du mal de cet homme-là.
Il y a deux ans que Mylord Maréchal me voulut mettre dans son testament. Je m’y opposai de toute ma force. Je lui marquai que je ne voudrois pour rien au monde me savoir dans le testament de qui que ce fût & beaucoup moins dans le sien. Il se rendit; maintenant il veut me faire une pension viagere & je ne m’y oppose pas. On dira que je trouve mon compte à ce changement: cela peut être. Mais ô mon bienfaiteur & mon pere, si j’ai le malheur de vous survivre je sais qu’en vous perdant j’ai tout à perdre & que je n’ai rien à gagner.
C’est là, selon moi, la bonne philosophie, la seule vraiment assortie au coeur humain. Je me pénetre chaque jour davantage de sa profonde solidité & je l’ai retournée de différentes manieres dans tous mes derniers écrits; mais le public qui est frivole ne l’y a pas su remarquer. Si je survis assez à cette entreprise consommée pour en reprendre une autre, je me propose de donner dans la suite de l’Emile un exemple si charmant & si frappant de cette même maxime que mon lecteur soit forcé d’y faire attention. Mais c’est assez de réflexions pour un voyageur; il est tems de reprendre ma route.
[73] Je la fis plus agréablement que je n’aurois dû m’y attendre & mon manan ne fut pas si bourru qu’il en avoit l’air. C’étoit un homme entre deux âges, portant en queue ses cheveux noirs grisonnans; l’air grenadier, la voix forte, assez gai, marchant bien, mangeant mieux & qui faisoit toutes sortes de métiers faute d’en savoir aucun. Il avoit proposé, je crois, d’établir à Annecy je ne sais quelle manufacture. Madame de Warens n’avoit pas manqué de donner dans le projet & c’étoit pour tâcher de le faire agréer au Ministre, qu’il faisoit, bien défrayé, le voyage de Turin. Notre homme avoit le talent d’intriguer en se fourrant toujours avec les prêtres, &, faisant l’empressé pour les servir, il avoit pris à leur école un certain jargon dévot dont il usoit sans cesse, se piquant d’être un grand prédicateur. Il savoit même un passage latin de la bible, & c’étoit comme s’il en avoit su mille, parce qu’il le répétoit mille fois le jour. Du reste, manquant rarement d’argent quand il en savoit dans la bourse des autres. Plus adroit pourtant que fripon & qui, débitant d’un ton de racoleur ses capucinades, ressembloit à l’hermite Pierre, prêchant la croisade le sabre au côté.
Pour Madame Sabran son épouse, c’étoit une assez bonne femme, plus tranquille le jour que la nuit. Comme je couchois toujours dans leur chambre, ses bruyantes insomnies m’éveilloient souvent & m’auroient éveillé bien davantage si j’en avois compris le sujet. Mais je ne m’en doutois pas même & j’étois sur ce chapitre d’une bêtise qui a laissé à la seule nature tout le soin de mon instruction.
Je m’acheminois gaîment avec mon dévot guide & sa semillante [74] compagne. Nul accident ne troubla mon voyage; j’étois dans la plus heureuse situation de corps & d’esprit où j’aye été de mes jours. Jeune, vigoureux, plein de santé, de sécurité, de confiance en moi & aux autres, j’étois dans ce court mais précieux moment de la vie où sa plénitude expansive étend pour ainsi dire notre être par toutes nos sensations & embellit à nos yeux la nature entiere du charme de notre existence. Ma douce inquiétude avoit un objet qui la rendoit moins errante & fixoit mon imagination. Je me regardois comme l’ouvrage, l’éleve, l’ami, presque l’amant de Madame de Warens. Les choses obligeantes qu’elle m’avoit dites, les petites caresses qu’elle m’avoit faites, l’intérêt si tendre qu’elle avoit paru prendre à moi, ses regards charmans qui me sembloient pleins d’amour parce qu’ils m’en inspiroient; tout cela nourrissoit mes idées durant la marche & me faisoit rêver délicieusement. Nulle crainte, nul doute sur mon sort ne troubloit ces rêveries. M’envoyer à Turin c’étoit, selon moi, s’engager à m’y faire vivre, à m’y placer convenablement. Je n’avois plus de souci sur moi-même; d’autres s’étoient chargés de ce soin. Ainsi je marchois légerement allégé de ce poids; les jeunes désirs, l’espoir enchanteur, les brillants projets remplissoient mon ame. Tous les objets que je voyois me sembloient les garans de ma prochaine félicité. Dans les maisons j’imaginois des festins rustiques; dans les prés de folâtres jeux; le long des eaux, les bains, des promenades, la pêche; sur les arbres des fruits délicieux, sous leur ombre de voluptueux têtes-à-têtes, sur les montagnes des cuves de lait & de creme, une oisiveté charmante, la paix, la simplicité, le plaisir d’aller sans [75] savoir où. Enfin rien ne frappoit mes yeux sans porter à mon coeur quelque attrait de jouissance. La grandeur, la variété, la beauté réelle du spectacle rendoient cet attrait digne de la raison; la vanité même y mêloit sa pointe. Si jeune, aller en Italie, avoir déjà vu tant de pays, suivre Annibal à travers les monts me paroissoit une gloire au-dessus de mon âge. Joignez à tout cela des stations fréquentes & bonnes, un grand appétit & de quoi le contenter; car en vérité ce n’étoit pas la peine de m’en faire faute & sur le dîne de M. Sabran le mien ne paroissoit pas.
Je ne me souviens pas d’avoir eu dans tout le cours de ma vie d’intervalle plus parfaitement exempt de soucis & de peine, que celui des sept ou huit jours que nous mîmes à ce voyage; car le pas de Madame Sabran sur lequel il falloit régler le nôtre n’en fit qu’une longue promenade. Ce souvenir m’a laissé le goût le plus vif pour tout ce qui s’y rapporte, sur-tout pour les montagnes & les voyages pédestres. Je n’ai voyagé à pied que dans mes beaux jours & toujours avec délices. Bientôt les devoirs, les affaires, un bagage à porter m’ont forcé de faire le Monsieur & de prendre des voitures, les soucis rongeans, les embarras, la gêne y sont montés avec moi, & des-lors, au lieu qu’auparavant dans mes voyages je ne sentois que le plaisir d’aller, je n’ai plus senti que le besoin d’arriver. J’ai cherché long-tems à Paris deux camarades du même goût que moi, qui voulussent consacrer chacun cinquante louis de sa bourse & un an de son tems à faire ensemble à pied le tour de l’Italie, sans autre équipage qu’un garçon qui portât avec nous un sac de nuit. Beaucoup de gens [76] se sont présentés enchantés de ce projet en apparence: mais au fond le prenant tous pour un pur château en Espagne dont on cause en conversation sans vouloir l’exécuter en effet. Je me souviens que parlant avec passion de ce projet avec Diderot & Grimm, je leur en donnai enfin la fantaisie. Je crus une fois l’affaire faite; mais le tout se réduisit à vouloir faire un voyage par écrit, dans lequel Grimm ne trouvoit rien de si plaisant que de faire faire à Diderot beaucoup d’impiétés & de me faire fourrer à l’inquisition à sa place.
Mon regret d’arriver si vite à Turin fut tempéré par le plaisir de voir une grande ville & par l’espoir d’y faire bientôt une figure digne de moi; car déjà les fumées de l’ambition me montoient à la tête; déjà je me regardois comme infiniment au-dessus de mon ancien état d’apprenti; j’étois bien loin de prévoir que dans peu j’allois être fort au-dessous.
Avant que d’aller plus loin je dois au lecteur mon excuse ou ma justification tant sur les menus détails où je viens d’entrer que sur ceux où j’entrerai dans la suite & qui n’ont rien d’intéressant à ses yeux. Dans l’entreprise que j’ai faite de me montrer tout entier au public, il faut que rien de moi ne lui reste obscur ou caché; il faut que je me tienne incessamment sous ses yeux, qu’il me suive dans tous les égaremens de mon coeur, dans tous les recoins de ma vie; qu’il ne me perde pas de vue un seul instant, de peur que, trouvant dans mon récit la moindre lacune, le moindre vide & se demandant qu’a-t-il fait durant ce temps-là, il ne m’accuse de n’avoir pas voulu tout dire. Je donne assez de prise à la malignité des hommes par mes récits sans lui en donner encore par mon silence.
[77] Mon petit pécule étoit parti; j’avois jasé & mon indiscrétion ne fut pas pour mes conducteurs à pure perte. Madame Sabran trouva le moyen de m’arracher jusqu’à un petit ruban glacé d’argent que Madame de Warens m’avoit donné pour ma petite épée & que je regrettai plus que tout le reste; l’épée même eût resté dans leurs mains si je m’étois moins obstiné. Ils m’avoient fidelement défrayé dans la route, mais ils ne m’avoient rien laissé. J’arrive à Turin sans habits, sans argent, sans linge & laissant très-exactement à mon seul mérite tout l’honneur de la fortune que j’allois faire.
J’avois des lettres, je les portai; & tout de suite je fus mené à l’hospice des cathécumenes, pour y être instruit dans la religion pour laquelle on me vendoit ma subsistance. En entrant je vis une grosse porte à barreaux de fer, qui dès que je fus passé, fut fermée à double tour sur mes talons. Ce début me parut plus imposant qu’agréable & commençoit à me donner à penser, quand on me fit entrer dans une assez grande piece. J’y vis pour tout meuble un autel de bois surmonté d’un grand crucifix au fond de la chambre & autour, quatre ou cinq chaises aussi de bois qui paroissoient avoir été cirées, mais qui seulement étoient luisantes à force de s’en servir & de les frotter. Dans cette salle d’assemblée étoient quatre ou cinq affreux bandits, mes camarades d’instruction & qui sembloient plutôt des archers du Diable que des aspirans à se faire enfans de Dieu. Deux de ces coquins étoient des Esclavons qui se disoient Juifs & Mores & qui comme ils me l’avouerent, passoient leur vie à courir l’Espagne & l’Italie, embrassant le christianisme & se faisant baptiser, partout [78] où le produit en valoit la peine. On ouvrit une autre porte de fer, qui partageoit en deux un grand balcon régnant sur la cour. Par cette porte entrerent nos soeurs les cathécumenes, qui comme moi s’alloient régénérer, non par le baptême, mais par une solennelle abjuration. C’étoient bien les plus grandes salopes & les plus vilaines coureuses qui jamais aient empuanti le bercail du Seigneur. Une seule me parut jolie & assez intéressante. Elle étoit à-peu-près de mon âge, peut-être un an ou deux de plus. Elle avoit des yeux fripons qui rencontroient quelquefois les miens. Cela m’inspira quelque désir de faire connoissance avec elle; mais pendant près de deux mois qu’elle demeura encore dans cette maison où elle étoit depuis trois, il me fut absolument impossible de l’accoster; tant elle étoit recommandée à notre vieille geoliere & obsédée par le saint missionnaire qui travailloit à sa conversion avec plus de zele que de diligence. Il falloit qu’elle fût extrêmement stupide, quoiqu’elle n’en eût pas l’air; car jamais instruction ne fut plus longue. Le saint homme ne la trouvoit toujours point en état d’abjurer; mais elle s’ennuya de sa clôture & dit qu’elle vouloit sortir, chrétienne ou non. Il fallut la prendre au mot tandis qu’elle consentoit encore à l’être, de peur qu’elle ne se mutinât & qu’elle ne le voulût plus.
La petite communauté fut assemblée en l’honneur du nouveau venu. On nous fit une courte exhortation, à moi pour m’engager à répondre à la grace que Dieu me faisoit, aux autres pour les inviter à m’accorder leurs prieres & à m’édifier par leurs exemples. Après quoi, nos vierges étant rentrées [79] dans leur clôture, j’eus le tems de m’étonner tout à mon aise de celle où je me trouvois.
Le lendemain matin on nous assembla de nouveau pour l’instruction, & ce fut alors que je commençai à réfléchir pour la premiere fois sur le pas que j’allois faire & sur les démarches qui m’y avoient entraîné.
J’ai dit, je répete & je répéterai peut-être une chose dont je suis tous les jours plus pénétré; c’est que si jamais enfant reçut une éducation raisonnable & saine, ç’a été moi. Né dans une famille que ses moeurs distinguoient du peuple, je n’avois reçu que des leçons de sagesse & des exemples d’honneur de tous mes parens. Mon pere quoique homme de plaisir avoit non-seulement une probité sûre, mais beaucoup de religion. Galant homme dans le monde & chrétien dans l’intérieur, il m’avoit inspiré de bonne heure les sentimens dont il étoit pénétré. De mes trois tantes, toutes sages & vertueuses, les deux aînées étoient dévotes, & la troisieme, fille à la fois pleine de grâce, d’esprit & de sens, l’étoit peut-être encore plus qu’elles, quoique avec moins d’ostentation. Du sein de cette estimable famille je passai chez M. Lambercier, qui, bien qu’homme d’Eglise & prédicateur, étoit croyant en dedans & faisoit presque aussi bien qu’il disoit. Sa soeur & lui cultiverent par des instructions douces & judicieuses les principes de piété qu’ils trouverent dans mon coeur. Ces dignes gens employerent pour cela des moyens si vrais, si discrets, si raisonnables, que loin de m’ennuyer au sermon, je n’en sortois jamais sans être intérieurement touché & sans faire des résolutions de bien vivre auxquelles je manquois rarement [80] en y pensant. Chez ma tante Bernard la dévotion m’ennuyoit un peu plus parce qu’elle en faisoit un métier. Chez mon maître je n’y pensois plus gueres, sans pourtant penser différemment. Je ne trouvai point de jeunes gens qui me pervertissent. Je devins polisson, mais non libertin.
J’avois donc de la religion tout ce qu’un enfant à l’âge où j’étois en pouvoit avoir. J’en avois même davantage, car pourquoi déguiser ici ma pensée? Mon enfance ne fut point d’un enfant. Je sentis, je pensai toujours en homme. Ce n’est qu’en grandissant que je suis rentré dans la classe ordinaire, en naissant j’en étois sorti. L’on rira de me voir me donner modestement pour un prodige. Soit; mais quand on aura bien ri, qu’on trouve un enfant qu’à six ans les romans attachent, intéressent, transportent au point d’en pleurer à chaudes larmes; alors je sentirai ma vanité ridicule & je conviendrai que j’ai tort.
Ainsi quand j’ai dit qu’il ne falloit point parler aux enfans de religion si l’on vouloit qu’un jour ils en eussent & qu’ils étoient incapables de connoître Dieu, même à notre maniere, j’ai tiré mon sentiment de mes observations, non de ma propre expérience: je savois qu’elle ne concluoit rien pour les autres. Trouvez des J.J. Rousseau à six ans & parlez leur de Dieu à sept, je vous réponds que vous ne courez aucun risque.
On sent, je crois, qu’avoir de la religion pour un enfant & même pour un homme, c’est suivre celle où il est né. Quelquefois on en ôte, rarement on y ajoute; la foi dogmatique est un fruit de l’éducation. Outre ce principe commun [81] qui m’attachoit au culte de mes peres, j’avois l’aversion particuliere à notre ville pour le catholicisme, qu’on nous donnoit pour une affreuse idolâtrie & dont on nous peignoit le clergé sous les plus noires couleurs. Ce sentiment alloit si loin chez moi qu’au commencement je n’entrevoyois jamais le dedans d’une Eglise, je ne rencontrois jamais un prêtre en surplis, je n’entendois jamais la sonnette d’une procession sans un frémissement de terreur & d’effroi qui me quitta bientôt dans les villes, mais qui souvent m’a repris dans les paroisses de campagne, plus semblables à celles où je l’avois d’abord éprouvé. Il est vrai que cette impression étoit singulierement contrastée par le souvenir des caresses que les curés des environs de Geneve font volontiers aux enfans de la ville. En même tems que la sonnette du viatique me faisoit peur, la cloche de la messe & de vêpres me rappeloit un déjeuner, un goûter, du beurre frais, des fruits, du laitage. Le bon diné de M. de Pontverre avoit produit encore un grand effet. Ainsi je m’étois aisément étourdi sur tout cela. N’envisageant le papisme que par ses liaisons avec les amusemens & la gourmandise, je m’étois apprivoisé sans peine avec l’idée d’y vivre; mais celle d’y entrer solennellement ne s’étoit présentée à moi qu’en fuyant & dans un avenir éloigné. Dans ce moment il n’y eut plus moyen de prendre le change: je vis avec l’horreur la plus vive l’espece d’engagement que j’avois pris & sa suite inévitable. Les futurs néophytes que j’avois autour de moi n’étoient pas propres à soutenir mon courage par leur exemple & je ne pus me dissimuler que la sainte œuvre que j’allois faire n’étoit au fond que l’action d’un bandit. Tout [82] jeune encore je sentis que quelque religion qui fût la vraie, j’allois vendre la mienne & que, quand même je choisirois bien, j’allois au fond de mon coeur mentir au Saint Esprit & mériter le mépris des hommes. Plus j’y pensois, plus je m’indignois contre moi-même & je gémissois du sort qui m’avoit amené là, comme si ce sort n’eût pas été mon ouvrage. Il y eut des momens où ces réflexions devinrent si fortes que si j’avois un instant trouvé la porte ouverte, je me serois certainement évadé; mais il ne me fut pas possible & cette résolution ne tint pas non plus bien fortement.
Trop de désirs secrets la combattoient pour ne la pas vaincre. D’ailleurs l’obstination du dessein formé de ne pas retourner à Geneve; la honte, la difficulté même de repasser les monts; l’embarras de me voir loin de mon pays sans amis, sans ressources; tout cela concouroit à me faire regarder comme un repentir tardif les remords de ma conscience; j’affectois de me reprocher ce que j’avois fait pour excuser ce que j’allois faire. En aggravant les torts du passé, j’en regardois l’avenir comme une suite nécessaire. Je ne me disois pas; rien n’est fait encore & tu peux être innocent si tu veux; mais je me disois: gémis du crime dont tu t’es rendu coupable & que tu t’es mis dans la nécessité d’achever.
En effet, quelle rare force d’ame ne me falloit-il point à mon âge, pour révoquer tout ce que jusque-là j’avois pu promettre ou laisser espérer, pour rompre les chaînes que je m’étois données, pour déclarer avec intrépidité que je voulois rester dans la religion de mes peres, au risque de tout ce qui en pouvoit arriver? Cette vigueur n’étoit pas de mon [83] âge & il est peu probable qu’elle eût eu un heureux succès. Les choses étoient trop avancées pour qu’on voulût en avoir le démenti, & plus ma résistance eût été grande, plus de maniere ou d’autre on se fût fait une loi de la surmonter.
Le sophisme qui me perdit est celui de la plupart des hommes, qui se plaignent de manquer de force quand il est déjà trop tard pour en user. La vertu ne nous coûte que par notre faute, & si nous voulions être toujours sages, rarement aurions-nous besoin d’être vertueux. Mais des penchans faciles à surmonter nous entraînent sans résistance: nous cédons à des tentations légeres dont nous méprisons le danger. Insensiblement nous tombons dans des situations périlleuses dont nous pouvions aisément nous garantir, mais dont nous ne pouvons plus nous tirer sans des efforts héroïques qui nous effrayent, & nous tombons enfin dans l’abîme, en disant à Dieu: pourquoi m’as-tu fait si foible? Mais malgré nous il répond à nos consciences; je t’ai fait trop foible pour sortir du gouffre, parce que je t’ai fait assez fort pour n’y pas tomber.
Je ne pris pas précisément la résolution de me faire catholique: mais voyant le terme encore éloigné, je pris le tems de m’apprivoiser à cette idée, & en attendant je me figurois quelque événement imprévu qui me tireroit d’embarras. Je résolus pour gagner du tems de faire la plus belle défense qu’il me seroit possible. Bientôt ma vanité me dispensa de songer à ma résolution, & dès que je m’apperçus que j’embarrassois quelquefois ceux qui vouloient m’instruire, il ne m’en fallut pas davantage pour chercher à les terrasser tout-à-fait. [84] Je mis même à cette entreprise un zele bien ridicule: car tandis qu’ils travailloient sur moi je voulus travailler sur eux. Je croyois bonnement qu’il ne falloit que les convaincre, pour les engager à se faire protestans.
Ils ne trouverent donc pas en moi tout-à-fait autant de facilité qu’ils en attendoient, ni du côté des lumieres ni du côté de la volonté. Les protestans sont généralement mieux instruits que les catholiques. Cela doit être: la doctrine des uns exige la discussion, celle des autres la soumission. Le catholique doit adopter la décision qu’on lui donne, le protestant doit apprendre à se décider. On savoit cela; mais on n’attendoit ni de mon état ni de mon âge de grandes difficultés pour des gens exercés. D’ailleurs, je n’avois point fait encore ma premiere communion, ni reçu les instructions qui s’y rapportent: on le savoit encore; mais on ne savoit pas qu’en revanche j’avois été bien instruit chez M. Lambercier; & que de plus, j’avois par devers moi un petit magasin fort incommode à ces Messieurs dans l’histoire de l’Eglise & de l’Empire que j’avois apprise presque par coeur chez mon pere & depuis à-peu-près oubliée, mais qui me revint, à mesure que la dispute s’échauffoit.
Un vieux prêtre, petit, mais assez vénérable, nous fit en commun la premiere conférence. Cette conférence étoit pour mes camarades un catéchisme plutôt qu’une controverse & il avoit plus à faire à les instruire qu’à résoudre leurs objections. Il n’en fut pas de même avec moi. Quand mon tour vint, je l’arrêtai sur tout, je ne lui sauvai pas une des difficultés que je pus lui faire. Cela rendit la conférence fort longue [85] & fort ennuyeuse pour les assistans. Mon vieux prêtre parloit beaucoup, s’échauffoit, battoit la campagne & se tiroit d’affaire en disant qu’il n’entendoit pas bien le françois. Le lendemain de peur que mes indiscretes objections ne scandalisassent mes camarades, on me mit à part dans une autre chambre avec un autre prêtre plus jeune, beau parleur, c’est-à-dire, faiseur de longues phrases & content de lui si jamais docteur le fut. Je ne me laissai pourtant pas trop subjuguer à sa mine imposante, & sentant qu’après tout je faisois ma tâche, je me mis à lui répondre avec assez d’assurance & à le bourrer par-ci par-là du mieux que je pus. Il croyoit m’assommer avec Saint Augustin, Saint Grégoire & les autres Peres & il trouvoit avec une surprise incroyable que je maniois tous ces Peres-là presque aussi légerement que lui; ce n’étoit pas que je les eusse jamais lus, ni lui peut-être; mais j’en avois retenu beaucoup de passages tirés de mon Le Sueur; & si-tôt qu’il m’en citoit un, sans disputer sur la citation je lui ripostois par un autre du même Pere & qui souvent l’embarrassoit beaucoup. Il l’emportoit pourtant à la fin, par deux raisons. L’une qu’il étoit le plus fort & que me sentant pour ainsi dire à sa merci, je jugeois très-bien quelque jeune que je fusse, qu’il ne falloit pas le pousser à bout; car je voyois assez que le vieux petit prêtre n’avoit pris en amitié ni mon érudition ni moi. L’autre raison étoit que le jeune avoit de l’étude & que je n’en avois point. Cela faisoit qu’il mettoit dans sa maniere d’argumenter une méthode que je ne pouvois pas suivre & que, si-tôt qu’il se sentoit pressé d’une objection imprévue, il la remettoit au lendemain, disant que [86] je sortois du sujet présent. Il rejettoit même quelquefois toutes mes citations, soutenant qu’elles étoient fausses & s’offrant à m’aller chercher le livre, me défioit de les y trouver. Il sentoit qu’il ne risquoit pas grand’chose & qu’avec toute mon érudition d’emprunt, j’étois trop peu exercé à manier les livres & trop peu latiniste pour trouver un passage dans un gros volume, quand même je serois assuré qu’il y est. Je le soupçonne même d’avoir usé de l’infidélité dont il accusoit les Ministres & d’avoir fabriqué quelquefois des passages pour se tirer d’une objection qui l’incommodoit.
Mais enfin le séjour de l’hospice me devenant chaque jour plus désagréable & n’appercevant pour en sortir qu’une seule voie, je m’empressai de la prendre autant que jusque-là je m’étois efforcé de l’éloigner.
Les deux Africains avoient été baptisé en grande cérémonie, habillés de blanc de la tête aux pieds pour représenter la candeur de son ame régénérée. Mon tour vint un mois après; car il fallut tout ce tems-là pour donner à mes directeurs l’honneur d’une conversion difficile & l’on me fit passer en revue tous les dogmes pour triompher de ma nouvelle docilité.
Enfin, suffisamment instruit & suffisamment disposé au gré de mes maîtres, je fus mené processionnellement à l’église métropolitaine de St. Jean pour y faire une abjuration solennelle & recevoir les accessoires du baptême, quoiqu’on ne me baptisât pas réellement: mais comme ce sont à-peu-près les mêmes cérémonies, cela sert à persuader au peuple [87] que les protestans ne sont pas chrétiens. J’étois revêtu d’une certaine robe grise, garnie de brandebourgs blancs & destinée pour ces sortes d’occasions. Deux hommes portoient devant & derriere moi des bassins de cuivre sur lesquels ils frappoient avec une clef & où chacun mettoit son aumône au gré de sa dévotion ou de l’intérêt qu’il prenoit au nouveau converti. Enfin rien du faste catholique ne fut omis pour rendre la solennité plus édifiante pour le public & plus humiliante pour moi. Il n’y eut que l’habit blanc qui m’eût été fort utile & qu’on ne me donna pas comme au Maure, attendu que je n’avois pas l’honneur d’être Juif.
Ce ne fut pas tout. Il fallut ensuite aller à l’inquisition recevoir l’absolution du crime d’hérésie & rentrer dans le sein de l’Eglise avec la même cérémonie, à laquelle Henri IV fut soumis par son Ambassadeur. L’air & les manieres du très-révérend pere inquisiteur, n’étoient pas propres à dissiper la terreur secrete qui m’avoit saisi en entrant dans cette maison. Après plusieurs questions sur ma foi, sur mon état, sur ma famille, il me demanda brusquement si ma mere étoit damnée. L’effroi me fit réprimer le premier mouvement de mon indignation; je me contentai de répondre que je voulois espérer qu’elle ne l’étoit pas & que Dieu avoit pu l’éclairer à sa derniere heure. Le moine se tut, mais il fit une grimace qui ne me parut point du tout un signe d’approbation.
Tout cela fait; au moment où je pensois être enfin placé selon mes espérances, on me mit à la porte avec un peu plus de vingt francs en petite monnaie qu’avoit produit ma quête. On me recommanda de vivre en bon chrétien, d’être fidele [88] à la grâce; on me souhaita bonne fortune, on ferma sur moi la porte & tout disparut.
Ainsi s’éclipserent en un instant toutes mes grandes espérances & il ne me resta de la démarche intéressée que je venois de faire, que le souvenir d’avoir été apostat & dupe tout à la fois. Il est aisé de juger quelle brusque révolution dut se faire dans mes idées, lorsque de mes brillans projets de fortune je me vis tomber dans la plus complete misere & qu’après avoir délibéré le matin sur le choix du palais que j’habiterois, je me vis le soir réduit à coucher dans la rue. On croira que je commençai par me livrer à un désespoir d’autant plus cruel, que le regret de mes fautes devoit s’irriter en me reprochant que tout mon malheur étoit mon ouvrage. Rien de tout cela. Je venois pour la premiere fois de ma vie d’être enfermé pendant plus de deux mois. Le premier sentiment que je goûtai fut celui de la liberté que j’avois recouvrée. Après un long esclavage, redevenu maître de moi-même & de mes actions, je me voyois au milieu d’une grande ville abondante en ressources, pleine de gens de condition, dont mes talens & mon mérite ne pouvoient manquer de me faire accueillir si-tôt que j’en serois connu. J’avois, de plus, tout le tems d’attendre & vingt francs que j’avois dans ma poche, me sembloient un trésor qui ne pouvoit s’épuiser. J’en pouvois disposer à mon gré, sans rendre compte à personne. C’étoit la premiere fois que je m’étois vu si riche. Loin de me livrer au découragement & aux larmes, je ne fis que changer d’espérances; & l’amour-propre n’y perdit rien. Jamais je ne me sentis tant de confiance & de sécurité: je croyois déjà ma [89] fortune faite & je trouvois beau de n’en avoir l’obligation qu’à moi seul.
La premiere chose que je fis, fut de satisfaire ma curiosité en parcourant toute la ville, quand ce n’eût été que pour faire un acte de ma liberté. J’allai voir monter la garde; les instrumens militaires me plaisoient beaucoup. Je suivis des processions; j’aimois le faux-bourdon des prêtres. J’allai voir le palais du Roi: j’en approchois avec crainte; mais voyant d’autres gens entrer, je fis comme eux, on me laissa faire. Peut-être dus-je cette grace au petit paquet que j’avois sous le bras. Quoi qu’il en soit, je conçus une grande opinion de moi-même en me trouvant dans ce palais: déjà je m’en regardois presque comme un habitant. Enfin, à force d’aller & venir, je me lassai, j’avois faim, il faisoit chaud; j’entrai chez une marchande de laitage: on me donna de la giuncà, du lait caillé, & avec deux grisses de cet excellent pain de Piémont que j’aime plus qu’aucun autre, je fis pour mes cinq ou six sols un des bons dîners que j’aye faits de mes jours.
Il fallut chercher un gîte. Comme je savois déjà assez de piémontois pour me faire entendre, il ne fut pas difficile à trouver & j’eus la prudence de le choisir, plus selon ma bourse que selon mon goût. On m’enseigna dans la rue du Pô la femme d’un soldat qui retiroit à un sou par nuit des domestiques hors de service. Je trouvai chez elle un grabat vide & je m’y établis. Elle étoit jeune & nouvellement mariée, quoiqu’elle eût déjà cinq ou six enfans. Nous couchâmes tous dans la même chambre, la mere, les enfans, les hôtes, & [90] cela dura de cette façon tant que je restai chez elle. Au demeurant c’étoit une bonne femme, jurant comme un charretier, toujours débraillée & décoiffée, mais douce de coeur, officieuse, qui me prit en amitié & qui même me fut utile.
Je passai plusieurs jours à me livrer uniquement au plaisir de l’indépendance & de la curiosité. J’allois errant dedans & dehors la ville, furetant, visitant tout ce qui me paroissoit curieux & nouveau, & tout l’étoit pour un jeune homme sortant de sa niche, qui n’avoit jamais vu de capitale. J’étois sur-tout fort exact à faire ma cour & j’assistois réguliérement tous les matins à la messe du Roi. Je trouvois beau de me voir dans la même chapelle avec ce Prince & sa suite: mais ma passion pour la Musique, qui commençoit à se déclarer, avoit plus de part à mon assiduité que la pompe de la Cour qui bientôt vue & toujours la même ne frappe pas long-tems. Le roi de Sardaigne avoit alors la meilleure symphonie de l’Europe. Somis, Desjardins, les Bezuzzi y brilloient alternativement. Il n’en falloit pas tant pour attirer un jeune homme que le jeu du moindre instrument, pourvu qu’il fût juste, transportoit d’aise. Du reste, je n’avois pour la magnificence qui frappoit mes yeux qu’une admiration stupide & sans convoitise. La seule chose qui m’intéressât dans tout l’éclat de la cour, étoit de voir s’il n’y auroit point là quelque jeune princesse qui méritât mon hommage & avec laquelle je pusse faire un roman.
Je faillis en commencer un dans un état moins brillant, mais où, si je l’eusse mis à fin, j’aurois trouvé des plaisirs mille fois plus délicieux.
Quoique je vécusse avec beaucoup d’économie, ma bourse insensiblement [91] s’épuisoit. Cette économie au reste étoit moins l’effet de la prudence que d’une simplicité de goût que même aujourd’hui l’usage des grandes tables n’a point altérée. Je ne connoissois pas & je ne connois pas encore de meilleure chere que celle d’un repas rustique. Avec du laitage, des oeufs, des herbes, du fromage, du pain bis & du vin passable, on est toujours sûr de me bien régaler; mon bon appétit fera le reste quand un maître-d’hôtel & des laquais autour de moi ne me rassasieront pas de leur importun aspect. Je faisois alors de beaucoup meilleurs repas avec six ou sept sous de dépense que je ne les ai faits depuis à six ou sept francs. J’étois donc sobre faute d’être tenté de ne pas l’être; encore ai-je tort d’appeller tout cela sobriété; car j’y mettois toute la sensualité possible. Mes poires, ma giuncà, mon fromage, mes grisses & quelques verres d’un gros vin de Montferrat à couper par tranches, me rendoient le plus heureux des gourmands. Mais encore avec tout cela pouvoit-on voir la fin de vingt livres. C’étoit ce que j’appercevois plus sensiblement de jour en jour, & malgré l’étourderie de mon âge, mon inquiétude sur l’avenir alla bientôt jusqu’à l’effroi. De tous mes châteaux en Espagne, il ne me resta que celui de trouver une occupation qui me fit vivre, encore n’étoit-il pas facile à réaliser. Je songeai à mon ancien métier; mais je ne le savois pas assez pour aller travailler chez un maître & les maîtres même n’abondoient pas à Turin. Je pris donc en attendant mieux le parti d’aller m’offrir de boutique en boutique pour graver un chiffre ou des armes sur de la vaisselle, espérant tenter les gens par le bon marché en me mettant à leur discrétion. Cet expédient ne fut pas fort [92] heureux. Je fus presque par-tout éconduit, & ce que je trouvois à faire étoit si peu de chose, qu’à peine y gagnai-je quelques repas. Un jour cependant passant d’assez bon matin dans la contrà nova, je vis à travers les vitres d’un comptoir une jeune marchande de si bonne grace & d’un air si attirant, que malgré ma timidité près des dames, je n’hésitai pas d’entrer & de lui offrir mon petit talent. Elle ne me rebuta point, me fit asseoir, conter ma petite histoire, me plaignit, me dit d’avoir bon courage & que les bons chrétiens ne m’abandonneroient pas: puis, tandis qu’elle envoyoit chercher chez un orfevre du voisinage les outils dont j’avois dit avoir besoin, elle monta dans sa cuisine & m’apporta elle-même à déjeuner. Ce début me parut de bon augure; la suite ne le démentit pas. Elle parut contente de mon petit travail; encore plus de mon petit babil quand je me fus un peu rassuré: car elle étoit brillante & parée, & malgré son air gracieux, cet éclat m’en avoit imposé. Mais son accueil plein de bonté, son ton compatissant, ses manieres douces & caressantes me mirent bientôt à mon aise. Je vis que je réussissais & cela me fit réussir davantage. Mais quoiqu’Italienne & trop jolie pour n’être pas un peu coquette, elle étoit pourtant si modeste & moi si timide, qu’il étoit difficile que cela vînt sitôt à bien. On ne nous laissa pas le tems d’achever l’aventure. Je ne m’en rappelle qu’avec plus de charmes les courts momens que j’ai passés auprès d’elle; & je puis dire y avoir goûté dans leurs prémices les plus doux ainsi que les plus purs plaisirs de l’amour.
C’étoit une brune extrêmement piquante, mais dont le bon naturel peint sur son joli visage rendoit la vivacité touchante. [93] Elle s’appelloit Madame Basile. Son mari plus âgé qu’elle & passablement jaloux la lassoit durant ses voyages sous la garde d’un commis trop maussade pour être séduisant & qui ne laissoit pas d’avoir pour son compte des prétentions qu’il ne montroit gueres que par sa mauvaise humeur. Il en prit beaucoup contre moi, quoique j’aimasse à l’entendre jouer de la flûte, dont il jouoit assez bien. Ce nouvel Egiste grognoit toujours quand il me voyoit entrer chez sa dame: il me traitoit avec un dédain qu’elle lui rendoit bien. Il sembloit même qu’elle se plût pour le tourmenter à me caresser en sa présence, & cette sorte de vengeance, quoique fort de mon goût, l’eût été bien plus dans le tête-à-tête. Mais elle ne la poussoit pas jusque-là ou du moins ce n’étoit pas de la même maniere. Soit qu’elle me trouvât trop jeune, soit qu’elle ne sût point faire les avances, soit qu’elle voulût sérieusement être sage, elle avoit alors une sorte de réserve qui n’étoit pas repoussante, mais qui m’intimidoit sans que je susse pourquoi. Quoique je ne me sentisse pas pour elle ce respect aussi vrai que tendre que j’avois pour Madame de Warens, je me sentois plus de crainte & bien moins de familiarité. J’étois embarrassé, tremblant, je n’osois la regarder, je n’osois respirer auprès d’elle; cependant je craignois plus que la mort de m’en éloigner. Je dévorois d’un oeil avide tout ce que je pouvois regarder sans être apperçu: les fleurs de sa robe, le bout de son joli pied, l’intervalle d’un bras ferme & blanc qui paroissoit entre son gant & sa manchette & celui qui se faisoit quelquefois entre son tour de gorge & son mouchoir. Chaque objet ajoutoit à l’impression des autres. A force de regarder ce que je pouvois [94] voir & même au-delà, mes yeux se troubloient, ma poitrine s’oppressoit, ma respiration d’instant en instant plus embarrassée me donnoit beaucoup de peine à gouverner & tout ce que je pouvois faire étoit de filer sans bruit des soupirs fort incommodes dans le silence où nous étions assez souvent. Heureusement Madame Basile occupée à son ouvrage, ne s’en appercevoit pas à ce qu’il me sembloit. Cependant je voyois quelquefois par une sorte de sympathie son fichu se renfler assez fréquemment. Ce dangereux spectacle achevoit de me perdre, & quand j’étois prêt à céder à mon transport, elle m’adressoit quelque mot d’un ton tranquille qui me faisoit rentrer en moi-même à l’instant.
Je la vis plusieurs fois seule de cette maniere, sans que jamais un mot, un geste, un regard même trop expressif marquât entre nous la moindre intelligence. Cet état, très-tourmentant pour moi, faisoit cependant mes délices & à peine dans la simplicité de mon coeur pouvois-je imaginer pourquoi j’étois si tourmenté. Il paroissoit que ces petits tête-à-têtes ne lui déplaisoient pas non plus; du moins elle en rendoit les occasions assez fréquentes; soin bien gratuit assurément de sa part pour l’usage qu’elle en faisoit & qu’elle m’en laissoit faire.
Un jour qu’ennuyée des sots colloques du commis, elle avoit monté dans sa chambre, je me hâtai dans l’arriere-boutique où j’étois d’achever ma petite tâche & je la suivis. Sa chambre étoit entr’ouverte; j’y entrai sans être apperçu. Elle brodoit près d’une fenêtre ayant en face le côté de la chambre opposé à la porte. Elle ne pouvoit me voir entrer [95] ni m’entendre, à cause du bruit que des chariots faisoient dans la rue. Elle se mettoit toujours bien: ce jour-là sa parure approchoit de la coquetterie. Son attitude étoit gracieuse, sa tête un peu baissée laissoit voir la blancheur de son cou, ses cheveux relevés avec élégance étoient ornés de fleurs. Il régnoit dans toute sa figure un charme que j’eus le tems de considérer & qui me mit hors de moi. Je me jettai à genoux à l’entrée de la chambre en tendant les bras vers elle d’un mouvement passionné, bien sûr qu’elle ne pouvoit m’entendre & ne pensant pas qu’elle pût me voir: mais il y avoit à la cheminée une glace qui me trahit. Je ne sais quel effet ce transport fit sur elle; elle ne me regarda point, ne me parla point; mais tournant à demi la tête, d’un simple mouvement de doigt elle me montra la natte à ses pieds. Tressaillir, pousser un cri, m’élancer à la place qu’elle m’avoit marquée ne fut pour moi qu’une même chose: mais ce qu’on auroit peine à croire est que dans cet état je n’osai rien entreprendre au-delà, ni dire un seul mot, ni lever les yeux sur elle, ni la toucher même dans une attitude aussi contrainte, pour m’appuyer un instant sur ses genoux. J’étois muet, immobile; mais non pas tranquille assurément: tout marquoit en moi l’agitation, la joie, la reconnoissance, les arde ns désirs incertains dans leur objet & contenus par la frayeur de déplaire sur laquelle mon jeune coeur ne pouvoit se rassurer.
Elle ne paroissoit ni plus tranquille ni moins timide que moi. Troublée de me voir là, interdite de m’y avoir attiré & commençant à sentir toute la conséquence d’un signe parti [96] sans doute avant la réflexion, elle ne m’accueilloit ni ne me repoussoit; elle n’ôtoit pas les yeux de dessus son ouvrage; elle tâchoit de faire comme si elle ne m’eût pas vu à ses pieds, mais toute ma bêtise ne m’empêchoit pas de juger qu’elle partageoit mon embarras, peut-être mes désirs & qu’elle étoit retenue par une honte semblable à la mienne, sans que cela me donnât la force de la surmonter. Cinq ou six ans qu’elle avoit de plus que moi, devoient, selon moi, mettre de son côté toute la hardiesse, & je me disois que puisqu’elle ne faisoit rien pour exciter la mienne elle ne vouloit pas que j’en eusse. Même encore aujourd’hui je trouve que je pensois juste & sûrement elle avoit trop d’esprit pour ne pas voir qu’un novice tel que moi avoit besoin, non-seulement d’être encouragé, mais d’être instruit.
Je ne sais comment eût fini cette scene vive & muette, ni combien de tems j’aurois demeuré immobile dans cet état ridicule & délicieux, si nous n’eussions été interrompus. Au plus fort des mes agitations, j’entendis ouvrir la porte de la cuisine qui touchoit la chambre où nous étions & Madame Basile alarmée me dit vivement de la voix & du geste; levez-vous, voici Rosina. En me levant en hâte, je saisis une main qu’elle me tendoit & j’y appliquai deux baisers brûlants, au second desquels je sentis cette charmante main se presser un peu contre mes levres. De mes jours je n’eus un si doux moment: mais l’occasion que j’avois perdue ne revint plus & nos jeunes amours en resterent là.
C’est peut-être pour cela même que l’image de cette aimable femme est restée empreinte au fond de mon coeur en traits [97] si charmans. Elle s’y est même embellie à mesure que j’ai mieux connu le monde & les femmes. Pour peu qu’elle eût eu d’expérience, elle s’y fût prise autrement pour animer un petit garçon: mais si son coeur étoit foible il étoit honnête; elle cédoit involontairement au penchant qui l’entraînoit, c’étoit selon toute apparence sa premiere infidélité & j’aurois peut-être eu plus à faire à vaincre sa honte, que la mienne. Sans en être venu-là j’ai goûté près d’elle des douceurs inexprimables. Rien de tout ce que m’a fait sentir la possession des femmes ne vaut les deux minutes que j’ai passées à ses pieds sans même oser toucher à sa robe. Non, il n’y a point de jouissances pareilles à celles que peut donner une honnête femme qu’on aime: tout est faveur auprès d’elle. Un petit signe du doigt, une main légerement pressée contre ma bouche sont les seules faveurs que je reçus jamais de Madame Basile & le souvenir de ces faveurs si légeres me transporte encore en y pensant.
Les deux jours suivans j’eus beau guetter un nouveau tête-à-tête; il me fut impossible d’en trouver le moment & je n’apperçus de sa part aucun soin pour le ménager. Elle eut même le maintien, non plus froid, mais plus retenu qu’à l’ordinaire, & je crois qu’elle évitoit mes regards de peur de ne pouvoir assez gouverner les siens. Son maudit commis fut plus désolant que jamais. Il devint même railleur, goguenard; il me dit que je ferois mon chemin près des dames. Je tremblois d’avoir commis quelque indiscrétion, & me regardant déjà comme d’intelligence avec elle, je voulus couvrir du mystere un goût qui jusqu’àlors n’en avoit pas grand besoin. Cela me rendit [98] plus circonspect à saisir les occasions de le satisfaire, & à force de les vouloir sûres, je n’en trouvai plus du tout.
Voici encore une autre folie romanesque dont jamais je n’ai pu me guérir & qui, jointe à ma timidité naturelle, a beaucoup démenti les prédictions du commis. J’aimois trop sincérement, trop parfaitement, j’ose dire, pour pouvoir aisément être heureux. Jamais passions ne furent en même tems plus vives & plus pures que les miennes; jamais amour ne fut plus tendre, plus vrai, plus désintéressé. J’aurois mille fois sacrifié mon bonheur à celui de la personne que j’aimois; sa réputation m’étoit plus chere que ma vie & jamais pour tous les plaisirs de la jouissance je n’aurois voulu compromettre un moment son repos. Cela m’a fait apporter tant de soins, tant de secret, tant de précaution dans mes entreprises que jamais aucune n’a pu réussir. Mon peu de succès près des femmes est toujours venu de les trop aimer.
Pour revenir au flûteur Egiste, ce qu’il y avoit de singulier étoit qu’en devenant plus insupportable, le traître sembloit devenir plus complaisant. Dès le premier jour que sa dame m’avoit pris en affection, elle avoit songé à me rendre utile dans le magasin. Je savois passablement l’arithmétique; elle lui avoit proposé de m’apprendre à tenir les livres: mais mon bourru reçut très-mal la proposition, craignant peut-être d’être supplanté. Ainsi tout mon travail, après mon burin, étoit de transcrire quelques comptes & mémoires, de mettre au net quelques livres & de traduire quelques lettres de commerce d’italien en français. Tout-d’un-coup mon homme s’avisa de revenir à la proposition faite & rejetée & dit qu’il [99] m’apprendroit les comptes à parties doubles & qu’il vouloit me mettre en état d’offrir mes services à M. Basile, quand il seroit de retour. Il y avoit dans son ton, dans son air, je ne sais quoi de faux, de malin, d’ironique qui ne me donnoit pas de la confiance. Madame Basile, sans attendre ma réponse, lui dit séchement que je lui étois obligé de ses offres, qu’elle espéroit que la fortune favoriseroit enfin mon mérite & que ce seroit grand dommage qu’avec tant d’esprit je ne fusse qu’un commis.
Elle m’avoit dit plusieurs fois qu’elle vouloit me faire faire une connoissance qui pourroit m’être utile. Elle pensoit assez sagement pour sentir qu’il étoit tems de me détacher d’elle. Nos muettes déclarations s’étoient faites le jeudi. Le dimanche elle donna un dîné où je me trouvai & où se trouva aussi un Jacobin de bonne mine auquel elle me présenta. Le moine me traita très-affectueusement, me félicita sur ma conversion & me dit plusieurs choses sur mon histoire qui m’apprirent qu’elle la lui avoit détaillée: puis me donnant deux petits coups d’un revers de main sur la joue, il me dit d’être sage, d’avoir bon courage & de l’aller voir, que nous causerions plus à loisir ensemble. Je jugeai par les égards que tout le monde avoit pour lui que c’étoit un homme de considération, & par le ton paternel qu’il prenoit avec Madame Basile qu’il étoit son confesseur. Je me rappelle bien aussi que sa décente familiarité étoit mêlée de marques d’estime & même de respect pour sa pénitente qui me firent alors moins d’impression qu’elles ne m’en font aujourd’hui. Si j’avois eu plus d’intelligence, combien j’eusse été touché d’avoir pu rendre [100] sensible une jeune femme respectée par son confesseur!
La table ne se trouva pas assez grande pour le nombre que nous étions. Il en fallut une petite où j’eus l’agréable tête-à-tête de monsieur le commis. Je n’y perdis rien du côté des attentions & de la bonne chere; il y eut bien des assiettes envoyées à la petite table dont l’intention n’étoit sûrement pas pour lui. Tout alloit très-bien jusque-là; les femmes étoient fort gaies, les hommes fort galans, Madame Basile faisoit les honneurs avec une grace charmante. Au milieu du diné l’on entend arrêter une chaise à la porte, quelqu’un monte; c’est M. Basile. Je le vois comme s’il entroit actuellement, en habit d’écarlate à boutons d’or; couleur que j’ai prise en aversion depuis ce jour-là. M. Basile étoit un grand & bel homme, qui se présentoit très-bien. Il entre avec fracas & de l’air de quelqu’un qui surprend son monde, quoiqu’il n’y eût là que de ses amis. Sa femme lui saute au cou, lui prend les mains, lui fait mille caresses qu’il reçoit sans les lui rendre. Il salue la compagnie, on lui donne un couvert, il mange. A peine avoit-on commencé de parler de son voyage, que jettant les yeux sur la petite table, il demande d’un ton sévere ce que c’est que ce petit garçon qu’il apperçoit là. Madame Basile le lui dit tout naïvement. Il demande si je loge dans la maison? On lui dit que non. Pourquoi non? reprend-il grossiérement: puisqu’il s’y tient le jour, il peut bien y rester la nuit. Le moine prit la parole, & après un éloge grave & vrai de Madame Basile, il fit le mien en peu de mots; ajoutant que loin de blâmer la pieuse charité de sa femme, il devoit s’empresser d’y prendre part; puisque rien n’y passoit les bornes de la [101] discrétion. Le mari répliqua d’un ton d’humeur dont il cachoit la moitié, contenu par la présence du moine, mais qui suffit pour me faire sentir qu’il avoit des instructions sur mon compte & que le commis m’avoit servi de sa façon.
A peine étoit-on hors de table, que celui-ci dépêché par son bourgeois, vint en triomphe me signifier de sa part de sortir à l’instant de chez lui & de n’y remettre les pieds de ma vie. Il assaisonna sa commission de tout ce qui pouvoit la rendre insultante & cruelle. Je partis sans rien dire, mais le coeur navré, moins de quitter cette aimable femme, que de la laisser en proie à la brutalité de son mari. Il avoit raison, sans doute, de ne vouloir pas qu’elle fût infidele; mais quoique sage & bien née, elle étoit italienne, c’est-à-dire, sensible & vindicative & il avoit tort, ce me semble, de prendre avec elle les moyens les plus propres à s’attirer le malheur qu’il craignoit.
Tel fut le succès de ma premiere aventure. Je voulus essayer de repasser deux ou trois fois dans la rue, pour revoir au moins celle que mon coeur regrettoit sans cesse: mais au lieu d’elle je ne vis que son mari & le vigilant commis, qui m’ayant apperçu, me fit avec l’aune de la boutique un geste plus expressif qu’attirant. Me voyant si bien guetté, je perdis courage & n’y passai plus. Je voulus aller voir au moins le patron qu’elle m’avoit ménagé. Malheureusement je ne savois pas son nom. Je rôdai plusieurs fois inutilement autour du couvent pour tâcher de le rencontrer. Enfin d’autres événemens m’ôterent les charmans souvenirs de Madame Basile & dans peu je l’oubliai si bien qu’aussi simple & aussi novice qu’auparavant, [102] je ne restai pas même affriandé de jolies femmes
.
Cependant ses libéralités avoient un peu remonté mon petit équipage; très-modestement toutefois & avec la précaution d’une femme prudente, qui regardoit plus à la propreté qu’à la parure & qui vouloit m’empêcher de souffrir & non pas me faire briller. Mon habit que j’avois apporté de Geneve étoit bon & portable encore; elle y ajouta seulement un chapeau & quelque linge. Je n’avois point de manchettes; elle ne voulut point m’en donner, quoique j’en eusse bonne envie. Elle se contenta de me mettre en état de me tenir propre & c’est un soin qu’il ne fallut pas me recommander, tant que je parus devant elle.
Peu de jours après ma catastrophe, mon hôtesse qui, comme j’ai dit, m’avoit pris en amitié, me dit qu’elle m’avoit peut-être trouvé une place & qu’une dame de condition vouloit me voir. A ce mot, je me crus tout de bon dans les hautes aventures, car j’en revenois toujours là. Celle-ci ne se trouva pas aussi brillante que je me l’étois figurée. Je fus chez cette dame avec le domestique qui lui avoit parlé de moi. Elle m’interrogea, m’examina; je ne lui déplus pas; & tout de suite j’entrai à son service, non pas tout-à-fait en qualité de favori, mais en qualité de laquais. Je fus vêtu de la couleur de ses gens; la seule distinction fut qu’ils portoient l’aiguillette & qu’on ne me la donna pas: comme il n’y avoit point de galons à sa livrée, cela faisoit à-peu-près un habit bourgeois. Voilà le terme inattendu auquel aboutirent enfin toutes mes grandes espérances.
Madame la Comtesse de Vercellis, chez qui j’entrai, étoit [103] veuve & sans enfans, son mari étoit piémontois; pour elle, je l’ai toujours crue savoyarde, ne pouvant imaginer qu’une piémontoise parlât si bien françois & eût un accent si pur. Elle étoit entre deux âges, d’une figure fort noble, d’un esprit orné, aimant la littérature françoise & s’y connoissant. Elle écrivoit beaucoup & toujours en françois. Ses lettres avoient le tour & presque la grace de celles de Madame de Sévigné; on auroit pu s’y tromper à quelques-unes. Mon principal emploi & qui ne me déplaisoit pas, étoit de les écrire sous sa dictée; un cancer au sein, qui la faisoit beaucoup souffrir, ne lui permettant plus d’écrire elle-même.
Madame de Vercellis avoit, non-seulement beaucoup d’esprit, mais une ame élevée & forte. J’ai suivi sa derniere maladie, je l’ai vue souffrir & mourir sans jamais marquer un instant de foiblesse, sans faire le moindre effort pour se contraindre, sans sortir de son rôle de femme & sans se douter qu’il y eût à cela de la philosophie, mot qui n’étoit pas encore à la mode & qu’elle ne connoissoit même pas dans le sens qu’il porte aujourd’hui. Cette force de caractere alloit quelquefois jusqu’à la sécheresse. Elle m’a toujours paru aussi peu sensible pour autrui que pour elle-même, & quand elle faisoit du bien aux malheureux, c’étoit pour faire ce qui étoit bien en soi, plutôt que par une véritable commisération. J’ai un peu éprouvé cette insensibilité pendant les trois mois que j’ai passés auprès d’elle. Il étoit naturel qu’elle prît en affection un jeune homme de quelque espérance qu’elle avoit incessamment sous les yeux & qu’elle songeât, se sentant mourir, qu’après elle il auroit besoin de secours & d’appui: [104] cependant, soit qu’elle ne me jugeât pas digne d’une attention particuliere, soit que les gens qui l’obsédoient ne lui aient permis de songer qu’à eux, elle ne fit rien pour moi.
Je me rappelle pourtant fort bien qu’elle avoit marqué quelque curiosité de me connoître. Elle m’interrogeoit quelquefois; elle étoit bien aise que je lui montrasse les lettres que j’écrivois à Madame de Warens, que je lui rendisse compte de mes sentimens. Mais elle ne s’y prenoit assurément pas bien pour les connoître en ne me montrant jamais les siens. Mon coeur aimoit à s’épancher pourvu qu’il sentît que c’étoit dans un autre. Des interrogations seches & froides, sans aucun signe d’approbation ni de blâme sur mes réponses, ne me donnoient aucune confiance. Quand rien ne m’apprenoit si mon babil plaisoit ou déplaisoit j’étois toujours en crainte & je cherchois moins à montrer ce que je pensois qu’à ne rien dire qui pût me nuire. J’ai remarqué depuis que cette maniere seche d’interroger les gens pour les connoître, est un tic assez commun chez les femmes qui se piquent d’esprit. Elles s’imaginent qu’en ne laissant point paroître leur sentiment, elles parviendront à mieux pénétrer le vôtre; mais elles ne voyent pas qu’elles ôtent par-là le courage de le montrer. Un homme qu’on interroge commence par cela seul à se mettre en garde, & s’il croit que, sans prendre à lui un véritable intérêt, on ne veut que le faire jaser, il ment, ou se tait, ou redouble d’attention sur lui-même & aime encore mieux passer pour un sot que d’être dupe de votre curiosité. Enfin c’est toujours un mauvais moyen de lire dans le coeur des autres que d’affecter de cacher le sien.
[105] Madame de Vercellis ne m’a jamais dit un mot qui sentît l’affection, la pitié, la bienveillance. Elle m’interrogeoit froidement, je répondois avec réserve. Mes réponses étoient si timides qu’elle dût les trouver basses & s’en ennuya. Sur la fin elle ne me questionnoit plus, ne me parloit plus que pour son service. Elle me jugea moins sur ce que j’étois, que sur ce qu’elle m’avoit fait, & à force de ne voir en moi qu’un laquais, elle m’empêcha de lui paroître autre chose.
Je crois que j’éprouvai des-lors ce jeu malin des intérêts cachés qui m’a traversé toute ma vie & qui m’a donné une aversion bien naturelle pour l’ordre apparent qui les produit. Madame de Vercellis n’ayant point d’enfans, avoit pour héritier son neveu le comte de la Roque qui lui faisoit assidûment sa cour. Outre cela ses principaux domestiques qui la voyoient tirer à sa fin ne s’oublioient pas, & il y avoit tant d’empressés autour d’elle, qu’il étoit difficile qu’elle eût du tems pour penser à moi. A la tête de sa maison étoit un nommé M. Lorenzy, homme adroit, dont la femme encore plus adroite, s’étoit tellement insinuée dans les bonnes grâces de sa maîtresse, qu’elle étoit plutôt chez elle sur le pied d’une amie que d’une femme à ses gages. Elle lui avoit donné pour femme de chambre une niece à elle, appelée Mlle. Pontal, fine mouche, qui se donnoit des airs de demoiselle suivante & aidoit sa tante à obséder si bien leur maîtresse qu’elle ne voyoit que par leurs yeux & n’agissoit que par leurs mains. Je n’eus pas le bonheur d’agréer à ces trois personnes: je leur obéissois, mais je ne les servois pas; je n’imaginois pas qu’outre le service de notre commune maîtresse je dusse être encore le valet de ses valets. [106] J’étois d’ailleurs une espece de personnage inquiétant pour eux. Ils voyoient bien que je n’étois pas à ma place; ils craignoient que Madame ne le vît aussi & que ce qu’elle feroit pour m’y mettre ne diminuât leurs portions; car ces sortes de gens, trop avides pour être justes, regardent tous les legs qui sont pour d’autres comme pris sur leur propre bien. Ils se réunirent donc pour m’écarter de ses yeux. Elle aimoit à écrire des lettres; c’étoit un amusement pour elle dans son état; ils l’en dégoûterent & l’en firent détourner par le médecin en la persuadant que cela la fatiguoit. Sous prétexte que je n’entendois pas le service, on employoit au lieu de moi deux gros manans de porteurs de chaise autour d’elle: enfin l’on fit si bien que quand elle fit son testament, il y avoit huit jours que je n’étois entré dans sa chambre. Il est vrai qu’après cela j’y entrai comme auparavant & j’y fus même plus assidu que personne: car les douleurs de cette pauvre femme me déchiroient, la constance avec laquelle elle les souffroit me la rendoit extrêmement respectable & chere & j’ai bien versé dans sa chambre des larmes sinceres, sans qu’elle ni personne s’en apperçût.
Nous la perdîmes enfin. Je la vis expirer. Sa vie avoit été celle d’une femme d’esprit & de sens; sa mort fut celle d’un sage. Je puis dire qu’elle me rendit la religion catholique aimable par la sérénité d’ame avec laquelle elle en remplit les devoirs, sans négligence & sans affectation. Elle étoit naturellement sérieuse. Sur la fin de sa maladie elle prit une sorte de gaieté trop égale pour être jouée & qui n’étoit qu’un contrepoids donné par la raison même contre la tristesse de son état. [107] Elle ne garda le lit que les deux derniers jours & ne cessa de s’entretenir paisiblement avec tout le monde. Enfin ne parlant plus & déjà dans les combats de l’agonie, elle fit un gros pet. Bon dit-elle en se retournant, femme qui pette n’est pas morte. Ce furent les derniers mots qu’elle prononça.
Elle avoit légué un an de leurs gages à ses bas domestiques; mais n’étant point couché sur l’état de sa maison je n’eus rien. Cependant le comte de la Roque me fit donner trente livres & me laissa l’habit neuf que j’avois sur le corps & que M. Lorenzy vouloit m’ôter. Il promit même de chercher à me placer & me permit de l’aller voir. J’y fus deux ou trois fois sans pouvoir lui parler. J’étois facile à rebuter, je n’y retournai plus. On verra bientôt que j’eus tort.
Que n’ai-je achevé tout ce que j’avois à dire de mon séjour chez Madame de Vercellis! Mais, bien que mon apparente situation demeurât la même, je ne sortis pas de sa maison comme j’y étois entré. J’en emportai les longs souvenirs du crime & l’insupportable poids des remords dont au bout de quarante ans ma conscience est encore chargée & dont l’amer sentiment, loin de s’affaiblir, s’irrite à mesure que je vieillis. Qui croiroit que la faute d’un enfant pût avoir des suites aussi cruelles? C’est de ces suites plus que probables que mon coeur ne sauroit se consoler. J’ai peut-être fait périr dans l’opprobre & dans la misere une fille aimable, honnête, estimable & qui sûrement valoit beaucoup mieux que moi.
Il est bien difficile que la dissolution d’un ménage n’entraîne un peu de confusion dans la maison & qu’il ne s’égare bien des choses. Cependant, telle étoit la fidélité des domestiques, [108] & la vigilance de M. & Madame Lorenzy, que rien ne se trouva de manque sur l’inventaire. La seule Mlle. Pontal perdit un petit ruban couleur de rose & argent déjà vieux. Beaucoup d’autres meilleures choses étoient à ma portée; ce ruban seul me tenta, je le volai, & comme je ne le cachois gueres on me le trouva bientôt. On voulut savoir où je l’avois pris. Je me trouble, je balbutie & enfin je dis en rougissant, que c’est Marion qui me l’a donné. Marion étoit une jeune mauriennoise, dont Madame de Vercellis avoit fait sa cuisiniere quand, cessant de donner à manger, elle avoit renvoyé la sienne, ayant plus besoin de bons bouillons que de ragoûts fins. Non-seulement Marion étoit jolie, mais elle avoit une fraîcheur de coloris qu’on ne trouve que dans les montagnes & sur-tout un air de modestie & de douceur qui faisoit qu’on ne pouvoit la voir sans l’aimer. D’ailleurs bonne fille, sage & d’une fidélité à toute épreuve. C’est ce qui surprit quand je la nommai. L’on n’avoit gueres moins de confiance en moi qu’en elle & l’on jugea qu’il importoit de vérifier lequel étoit le fripon des deux. On la fit venir; l’assemblée étoit nombreuse, le comte de la Roque y étoit. Elle arrive, on lui montre le ruban, je la charge effrontément; elle reste interdite, se tait, me jette un regard qui auroit désarmé les démons & auquel mon barbare coeur résiste. Elle nie enfin avec assurance, mais sans emportement, m’apostrophe, m’exhorte à rentrer en moi-même, à ne pas déshonorer une fille innocente qui ne m’a jamais fait de mal; & moi avec une impudence infernale je confirme ma déclaration & lui soutiens en face qu’elle m’a donné le ruban. La pauvre fille se mit à pleurer & ne me dit [109] que ces mots: Ah Rousseau! je vous croyois un bon caractere. Vous me rendez bien malheureuse, mais je ne voudrois pas être à votre place. Voilà tout. Elle continua de se défendre avec autant de simplicité que de fermeté, mais sans se permettre jamais contre moi la moindre invective. Cette modération comparée à mon ton décidé lui fit tort. Il ne sembloit pas naturel de supposer d’un côté une audace aussi diabolique & de l’autre une aussi angélique douceur. On ne parut pas se décider absolument, mais les préjugés étoient pour moi. Dans le tracas où l’on étoit on ne se donna pas le tems d’approfondir la chose, & le comte de la Roque en nous renvoyant tous deux se contenta de dire que la conscience du coupable vengeroit assez l’innocent. Sa prédiction n’a pas été vaine; elle ne cesse pas un seul jour de s’accomplir.
J’ignore ce que devint cette victime de ma calomnie; mais il n’y a pas d’apparence qu’elle ait après cela trouvé facilement à se bien placer. Elle emportoit une imputation cruelle à son honneur de toutes manieres. Le vol n’étoit qu’une bagatelle, mais enfin c’étoit un vol & qui pis est, employé à séduire un jeune garçon; enfin le mensonge & l’obstination ne laissoient rien à espérer de celle en qui tant de vices étoient réunis. Je ne regarde pas même la misere & l’abandon comme le plus grand danger auquel je l’aye exposée. Qui sait, à son âge, où le découragement de l’innocence avilie a pu la porter. Eh! si le remords d’avoir pu la rendre malheureuse est insupportable, qu’on juge de celui d’avoir pu la rendre pire que moi!
Ce souvenir cruel me trouble quelquefois & me bouleverse au point de voir dans mes insomnies cette pauvre fille venir me [110] reprocher mon crime comme s’il n’étoit commis que d’hier. Tant que j’ai vécu tranquille il m’a moins tourmenté, mais au milieu d’une vie orageuse il m’ôte la plus douce consolation des innocens persécutés; il me fait bien sentir ce que je crois avoir dit dans quelque ouvrage, que le remords s’endort durant un destin prospere & s’aigrit dans l’adversité. Cependant je n’ai jamais pu prendre sur moi de décharger mon coeur de cet aveu dans le sein d’un ami. La plus étroite intimité ne me l’a jamais fait faire à personne, pas même à Madame de Warens. Tout ce que j’ai pu faire a été d’avouer que j’avois à me reprocher une action atroce, mais jamais je n’ai dit en quoi elle consistoit. Ce poids est donc resté jusqu’à ce jour sans allégement sur ma conscience, & je puis dire que le désir de m’en délivrer en quelque sorte a beaucoup contribué à la résolution que j’ai prise d’écrire mes confessions.
J’ai procédé rondement dans celle que je viens de faire & l’on ne trouvera sûrement pas que j’aye ici pallié la noirceur de mon forfait. Mais je ne remplirois pas le but de ce livre si je n’exposois en même tems mes dispositions intérieures & que je craignisse de m’excuser en ce qui est conforme à la vérité. Jamais la méchanceté ne fut plus loin de moi dans ce cruel moment, & lorsque je chargeai cette malheureuse fille, il est bizarre mais il est vrai que mon amitié pour elle en fut la cause. Elle étoit présente à ma pensée; je m’excusai sur le premier objet qui s’offrit. Je l’accusai d’avoir fait ce que je voulois faire & de m’avoir donné le ruban parce que mon intention étoit de le lui donner. Quand je la vis paroître ensuite mon coeur fut déchiré, mais la présence de tant [111] de monde fut plus forte que mon repentir. Je craignois peu la punition, je ne craignois que la honte; mais je la craignois plus que la mort, plus que le crime, plus que tout au monde. J’aurois voulu m’enfoncer, m’étouffer dans le centre de la terre: l’invincible honte l’emporta sur tout, la honte seule fit mon impudence, & plus je devenois criminel, plus l’effroi d’en convenir me rendoit intrépide. Je ne voyois que l’horreur d’être reconnu, déclaré publiquement, moi présent, voleur, menteur, calomniateur. Un trouble universel m’ôtoit tout autre sentiment. Si l’on m’eût laissé revenir à moi-même, j’aurois infailliblement tout déclaré. Si M. de la Roque m’eût pris à part, qu’il m’eût dit; ne perdez pas cette pauvre fille. Si vous êtes coupable, avouez-le moi; je me serois jetté à ses pieds dans l’instant; j’en suis parfaitement sûr. Mais on ne fit que m’intimider quand il falloit me donner du courage. L’âge est encore une attention qu’il est juste de faire. A peine étois-je sorti de l’enfance, ou plutôt j’y étois encore. Dans la jeunesse les véritables noirceurs sont plus criminelles encore que dans l’âge mûr; mais ce qui n’est que foiblesse l’est beaucoup moins & ma faute au fond n’étoit gueres autre chose. Aussi son souvenir m’afflige-t-il moins à cause du mal en lui-même, qu’à cause de celui qu’il a dû causer. Il m’a même fait ce bien de me garantir pour le reste de ma vie de tout acte tendant au crime par l’impression terrible qui m’est restée du seul que j’aye jamais commis; & je crois sentir que mon aversion pour le mensonge me vient en grande partie du regret d’en avoir pu faire un aussi noir. Si c’est un crime qui puisse être expié, comme j’ose le croire, il doit l’être par tant de malheurs dont [112] la fin de ma vie est accablée, par quarante ans de droiture & d’honneur dans des occasions difficiles; & la pauvre Marion trouve tant de vengeurs en ce monde, que quelque grande qu’oit été mon offense envers elle, je crains peu d’en emporter la coulpe avec moi. Voilà ce que j’avois à dire sur cet article. Qu’il me soit permis de n’en reparler jamais.
Fin de second Livre.
JEAN JACQUES ROUSSEAU
LES CONFESSIONS
DE
J. J. ROUSSEAU.
LIVRE TROISIEME
Sorti de chez Madame de Vercellis à-peu-près comme j’y étois entré, je retournai chez mon ancienne hôtesse & j’y restai cinq ou six semaines, durant lesquelles la santé, la jeunesse & l’oisiveté me rendirent souvent mon tempérament importun. J’étois inquiet, distrait, rêveur; je pleurois, je soupirois, je desirois un bonheur dont je n’avois pas d’idée & dont je sentois la privation. Cet état ne peut se décrire & peu d’hommes même le peuvent imaginer; parce que la plupart ont prévenu cette plénitude de vie, à la fois tourmentante & délicieuse qui dans l’ivresse du désir donne un avant-goût de la jouissance. Mon sang allumé remplissoit incessamment mon cerveau de filles & de femmes, mais n’en sentant pas le véritable usage, je les occupois bizarrement en idées à mes fantaisies sans en savoir rien faire de plus; & ces idées tenoient mes sens dans une activité très-incommode, dont par bonheur elles ne m’apprenoient point à me délivrer. J’aurois [114] donné ma vie pour retrouver un quart d’heure une demoiselle Goton. Mais ce n’étoit plus le tems où les jeux de l’enfance alloient-là comme d’eux-mêmes. La honte, compagne de la conscience du mal, étoit venue avec les années; elle avoit accru ma timidité naturelle au point de la rendre invincible, & jamais ni dans ce temps-là ni depuis, je n’ai pu parvenir à faire une proposition lascive, que celle à qui je la faisois ne m’y ait en quelque sorte contraint par ses avances, quoique sachant qu’elle n’étoit pas scrupuleuse & presque assuré d’être pris au mot.
Mon séjour chez Madame de Vercellis, m’avoit procuré quelques connoissances que j’entretenois dans l’espoir qu’elles pourroient m’être utiles. J’allois voir quelquefois entr’autres un abbé savoyard appellé M. Gaime, précepteur des enfans du comte de Mellarede. Il étoit jeune encore & peu répandu, mais plein de bon sens, de probité, de lumieres & l’un des plus honnêtes hommes que j’aye connus. Il ne me fut d’aucune ressource pour l’objet qui m’attiroit chez lui; il n’avoit pas assez de crédit pour me placer; mais je trouvai près de lui des avantages plus précieux qui m’ont profité toute ma vie; les leçons de la saine morale & les maximes de la droite raison. Dans l’ordre successif de mes goûts & de mes idées, j’avois toujours été trop haut ou trop bas; Achille ou Thersite, tantôt héros & tantôt vaurien. M. Gaime prit le soin de me mettre à ma place & de me montrer à moi-même sans m’épargner ni me décourager. Il me parla très-honorablement de mon naturel & de mes talens; mais il ajouta qu’il en voyoit naître les obstacles qui m’empêcheroient d’en tirer parti, de sorte qu’ils [115] devoient, selon lui, bien moins me servir de degrés pour monter à la fortune que de ressources pour m’en passer. Il me fit un tableau vrai de la vie humaine dont je n’avois que de fausses idées; il me montra comment dans un destin contraire l’homme sage peut toujours tendre au bonheur & courir au plus près du vent pour y parvenir; comment il n’y a point de vrai bonheur sans sagesse & comment la sagesse est de tous les états. Il amortit beaucoup mon admiration pour la grandeur, en me prouvant que ceux qui dominoient les autres, n’étoient ni plus sages ni plus heureux qu’eux. Il me dit une chose qui m’est souvent revenue à la mémoire, c’est que si chaque homme pouvoit lire dans les coeurs de tous les autres, il y auroit plus de gens qui voudroient descendre que de ceux qui voudroient monter. Cette réflexion dont la vérité frappe & qui n’a rien d’outré m’a été d’un grand usage dans le cours de ma vie pour me faire tenir à ma place paisiblement. Il me donna les premieres vraies idées de l’honnête, que mon génie ampoulé n’avoit saisi que dans ses excès. Il me fit sentir que l’enthousiasme des vertus sublimes étoit peu d’usage dans la société; qu’en s’élançant trop haut, on étoit sujet aux chutes, que la continuité des petits devoirs toujours bien remplis ne demandoit pas moins de force que les actions héroïques, qu’on en tiroit meilleur parti pour l’honneur & pour le bonheur, & qu’il valoit infiniment mieux avoir toujours l’estime des hommes, que quelquefois leur admiration.
Pour établir les devoirs de l’homme il falloit bien remonter à leur principe. D’ailleurs le pas que je venois de faire & dont mon état présent étoit la suite, nous conduisoit à parler [116] de religion. L’on conçoit déjà que l’honnête M. Gaime est, du moins en grande partie l’original du Vicaire Savoyard. Seulement la prudence l’obligeant à parler avec plus de réserve, il s’expliqua moins ouvertement sur certains points; mais au reste ses maximes, ses sentimens, ses avis furent les mêmes & jusqu’au conseil de retourner dans ma patrie, tout fut comme je l’ai rendu depuis au public. Ainsi sans m’étendre sur des entretiens dont chacun peut voir la substance, je dirai que ses leçons, sages, mais d’abord sans effet, furent dans mon coeur un germe de vertu & de religion qui ne s’y étouffa jamais & qui n’attendoit pour fructifier que les soins d’une main plus chérie.
Quoiqu’alors ma conversion fût peu solide, je ne laissois pas d’être ému. Loin de m’ennuyer de ses entretiens, j’y pris goût à cause de leur clarté, de leur simplicité & sur-tout d’un certain intérêt de coeur dont je sentois qu’ils étoient pleins. J’ai l’âme aimante & je me suis toujours attaché aux gens moins à proportion du bien qu’ils m’ont fait que de celui qu’ils m’ont voulu, & c’est sur quoi mon tact ne se trompe gueres. Aussi je m’affectionnois véritablement à M. Gaime, j’étois pour ainsi dire son second disciple, & cela me fit pour le moment même l’inestimable bien de me détourner de la pente au vice où m’entraînoit mon oisiveté.
Un jour que je ne pensois à rien moins, on vint me chercher de la part du comte de la Roque. A force d’y aller & de ne pouvoir lui parler, je m’étois ennuyé & je n’y allois plus: je crus qu’il m’avoit oublié, ou qu’il lui étoit resté de mauvaises impressions de moi. Je me trompois. Il avoit été témoin plus [117] d’une fois du plaisir avec lequel je remplissois mon devoir auprès de sa tante; il le lui avoit même dit & il m’en reparla quand moi-même je n’y songeois plus. Il me reçut bien, me dit que sans m’amuser de promesses vagues il avoit cherché à me placer, qu’il avoit réussi, qu’il me mettoit en chemin de devenir quelque chose, que c’étoit à moi de faire le reste; que la maison où il me faisoit entrer étoit puissante & considérée, que je n’avois pas besoin d’autres protecteurs pour m’avancer, & que, quoique traité d’abord en simple domestique, comme je venois de l’être, je pouvois être assuré que si l’on me jugeoit par mes sentimens & par ma conduite au-dessus de cet état, on étoit disposé à ne m’y pas laisser. La fin de ce discours démentit cruellement les brillantes espérances que le commencement m’avoit données. Quoi! toujours laquais? me dis-je en moi-même avec un dépit amer que la confiance effaça bientôt. Je me sentois trop peu fait pour cette place pour craindre qu’on m’y laissât.
Il me mena chez le Comte de Gouvon premier écuyer de la reine & chef de l’illustre maison de Solar. L’air de dignité de ce respectable vieillard me rendit plus touchante l’affabilité de son accueil. Il m’interrogea avec intérêt & je lui répondis avec sincérité. Il dit au Comte de la Roque que j’avois une physionomie agréable & qui promettoit de l’esprit, qu’il lui paroissoit qu’en effet je n’en manquois pas, mais que ce n’étoit pas là tout & qu’il falloit voir le reste. Puis se tournant vers moi; mon enfant, me dit-il, presque en toutes choses les commencemens sont rudes; les vôtres ne le seront pourtant pas beaucoup. Soyez sage & cherchez à plaire ici à tout le monde; [118] voilà quant à présent votre unique emploi. Du reste, ayez bon courage; on veut prendre soin de vous. Tout de suite il passa chez la Marquise de Breil sa belle-fille & me présenta à elle, puis à l’abbé de Gouvon son fils. Ce début me parut de bon augure. J’en savois assez déjà pour juger qu’on ne fait pas tant de façon à la réception d’un laquais. En effet on ne me traita pas comme tel. J’eus la table de l’Office; on ne me donna point d’habit de livrée, & le Comte de Favria, jeune étourdi, m’ayant voulu faire monter derriere son carrosse, son grand-pere défendit que je montasse derriere aucun carrosse & que je suivisse personne hors de la maison. Cependant je servois à table & je faisois à-peu-près au dedans le service d’un laquais; mais je le faisois en quelque façon librement, sans être attaché nommément à personne. Hors quelques lettres qu’on me dictoit & des images que le Comte de Favria me faisoit découper, j’étois presque le maître de tout mon tems dans la journée. Cette épreuve dont je ne m’appercevois pas étoit assurément très-dangereuse; elle n’étoit pas même fort humaine; car cette grande oisiveté pouvoit me faire contracter des vices que je n’aurois pas eus sans cela.
Mais c’est ce qui très-heureusement n’arriva point. Les leçons de M. Gaime avoient fait impression sur mon coeur & j’y pris tant de goût que je m’échappois quelquefois pour aller les entendre encore. Je crois que ceux qui me voyoient sortir ainsi furtivement ne devinoient gueres où j’allois. Il ne se peut rien de plus sensé que les avis qu’il me donna sur ma conduite. Mes commencemens furent admirables; j’étois d’une assiduité, d’une attention, d’un zele qui charmoient tout le [119] monde. L’abbé Gaime m’avoit sagement averti de modérer cette premiere ferveur, de peur qu’elle ne vînt à se relâcher & qu’on n’y prît garde. Votre début, me dit-il, est la regle de ce qu’on exigera de vous: tâchez de vous ménager de quoi faire plus dans la suite, mais gardez-vous de faire jamais moins.
Comme on ne m’avoit gueres examiné sur mes petits talens & qu’on ne me supposoit que ceux que m’avoit donné la nature, il ne paroissoit pas, malgré ce que le Comte de Gouvon m’avoit pu dire, qu’on songeât à tirer parti de moi. Des affaires vinrent à la traverse & je fus à-peu-près oublié. Le Marquis de Breil, fils du Comte de Gouvon, étoit alors Ambassadeur à Vienne. Il survint des mouvemens à la Cour, qui se firent sentir dans la famille & l’on y fut quelques semaines dans une agitation qui ne laissoit gueres le tems de penser à moi. Cependant jusque-là je m’étois peu relâché. Une chose me fit du bien & du mal, en m’éloignant de toute dissipation extérieure, mais en me rendant un peu plus distrait sur mes devoirs.
Mademoiselle de Breil étoit une jeune personne à-peu-près de mon âge, bien faite, assez belle, très-blanche, avec des cheveux très-noirs & quoique brune, portant sur son visage cet air de douceur des blondes auquel mon coeur n’a jamais résisté. L’habit de Cour, si favorable aux jeunes personnes, marquoit sa jolie taille, dégageoit sa poitrine & ses épaules & rendoit son teint encore plus éblouissant par le deuil qu’on portoit alors. On dira que ce n’est pas à un domestique de s’appercevoir de ces choses là; j’avois tort, sans [120] doute, mais je m’en appercevois toutefois & même je n’étois pas le seul. Le maître-d’hôtel & les valets-de-chambre en parloient quelquefois à table avec une grossiéreté qui me faisoit cruellement souffrir. La tête ne me tournoit pourtant pas au point d’être amoureux tout de bon. Je ne m’oubliois point; je me tenois à ma place & mes désirs mêmes ne s’émancipoient pas. J’aimois à voir Mademoiselle de Breil, à lui entendre dire quelques mots qui marquoient de l’esprit, du sens, de l’honnêteté; mon ambition bornée au plaisir de la servir n’alloit point au-delà de mes droits. A table j’étois attentif à chercher l’occasion de les faire valoir. Si son laquais quittoit un moment sa chaise, à l’instant on m’y voyoit établi: hors de là je me tenois vis-à-vis d’elle; je cherchois dans ses yeux ce qu’elle alloit demander, j’épiois le moment de changer son assiette. Que n’aurois-je point fait pour qu’elle daignât m’ordonner quelque chose, me regarder, me dire un seul mot; mais point; j’avois la mortification d’être nul pour elle; elle ne s’appercevoit pas même que j’étois là. Cependant son frere qui m’adressoit quelquefois la parole à table, m’ayant dit je ne sais quoi de peu obligeant, je lui fis une réponse si fine & si bien tournée qu’elle y fit attention & jetta les yeux sur moi. Ce coup d’oeil qui fut court ne laissa pas de me transporter. Le lendemain l’occasion se présenta d’en obtenir un second & j’en profitai. On donnoit ce jour-là un grand dîné, où pour la premiere fois je vis avec beaucoup d’étonnement le maître-d’hôtel servir l’épée au côté & le chapeau sur la tête. Par hasard on vint à parler de la devise de la maison de Solar qui étoit sur la tapisserie avec les armoiries. [121] Tel fiert qui ne tue pas. Comme les Piémontois ne sont pas pour l’ordinaire consommés dans la langue françoise, quelqu’un trouva dans cette devise une faute d’orthographe & dit qu’au mot fiert il ne falloit point de t.
Le vieux comte de Gouvon alloit répondre, mais ayant jetté les yeux sur moi, il vit que je souriois sans oser rien dire: il m’ordonna de parler. Alors je dis que je ne croyois pas que le t fût de trop; que fiert étoit un vieux mot françois qui ne venoit pas du mot ferus fier, menaçant; mais du verbe ferit il frappe, il blesse. Qu’ainsi la devise ne me paroissoit pas dire, tel menace, mais tel frappe qui ne tue pas.
Tout le monde me regardoit & se regardoit sans rien dire. On ne vit de la vie un pareil étonnement. Mais ce qui me flatta davantage fut de voir clairement sur le visage de Mademoiselle de Breil un air de satisfaction. Cette personne si dédaigneuse daigna me jetter un second regard qui valoit tout au moins le premier; puis tournant les yeux vers son grand-papa, elle sembloit attendre avec une sorte d’impatience la louange qu’il me devoit & qu’il me donna en effet si pleine & entiere & d’un air si content que toute la table s’empressa de faire chorus. Ce moment fut court, mais délicieux à tous égards. Ce fut un de ces momens trop rares qui replacent les choses dans leur ordre naturel & vengent le mérite avili des outrages de la fortune. Quelques minutes après, Mademoiselle de Breil levant derechef les yeux sur moi me pria d’un ton de voix aussi timide qu’affable de lui donner à boire. On juge que je ne la fis pas attendre. Mais en approchant je fus saisi d’un tel tremblement qu’ayant trop rempli le verre je répandis une partie de [122] l’eau sur l’assiette & même sur elle. Son frere me demanda étourdiment pourquoi je tremblois si fort. Cette question ne servit pas à me rassurer & Mademoiselle de Breil rougit jusqu’au blanc des yeux.
Ici finit le roman; où l’on remarquera, comme avec Madame Basile & dans toute la suite de ma vie que je ne suis pas heureux dans la conclusion de mes amours. Je m’affectionnai inutilement à l’antichambre de Madame de Breil; je n’obtins plus une seule marque d’attention de la part de sa fille. Elle sortoit & entroit sans me regarder & moi j’osois à peine jetter les yeux sur elle. J’étois même si bête & si mal-adroit qu’un jour qu’elle avoit en passant laissé tomber son gant; au lieu de m’élancer sur ce gant que j’aurois voulu couvrir de baisers, je n’osai sortir de ma place & je laissai ramasser le gant par un gros butor de valet que j’aurois volontiers écrasé. Pour achever de m’intimider, je m’apperçus que je n’avois pas le bonheur d’agréer à Madame de Breil. Non-seulement elle ne m’ordonnoit rien, mais elle n’acceptoit jamais mon service, & deux fois me trouvant dans son antichambre elle me demanda d’un ton fort sec si je n’avois rien à faire? Il fallut renoncer à cette chere antichambre: j’en eus d’abord du regret; mais les distractions vinrent à la traverse & bientôt je n’y pensai plus.
J’eus de quoi me consoler du dédain de Madame de Breil par les bontés de son beau-pere, qui s’apperçut enfin que j’étois là. Le soir du dîné dont j’ai parlé, il eut avec moi un entretien d’une demi-heure, dont il parut content & dont je fus enchanté. Ce bon vieillard quoiqu’homme d’esprit, en avoit moins que Madame de Vercellis, mais il avoit plus d’entrailles & je [123] réussis mieux auprès de lui. Il me dit de m’attacher à l’abbé de Gouvon son fils, qui m’avoit pris en affection, que cette affection si j’en profitais pouvoit m’être utile & me faire acquérir ce qui me manquoit pour les vues qu’on avoit sur moi. Dès le lendemain matin je volai chez M. l’abbé. Il ne me reçut point en domestique; il me fit asseoir au coin de son feu & m’interrogeant avec la plus grande douceur, il vit bientôt que mon éducation, commencée sur tant de choses, n’étoit achevée sur aucune. Trouvant sur-tout que j’avois peu de latin, il entreprit de m’en enseigner davantage. Nous convînmes que je me rendrois chez-lui tous les matins & je commençai dès le lendemain. Ainsi par une de ces bizarreries qu’on trouvera souvent dans le cours de ma vie, en même tems au-dessus & au-dessous de mon état, j’étois disciple & valet dans la même maison & dans ma servitude j’avois cependant un précepteur d’une naissance à ne l’être que des enfans des Rois.
M. l’abbé de Gouvon étoit un cadet destiné par sa famille à l’épiscopat & dont par cette raison on avoit poussé les études, plus qu’il n’est ordinaire aux enfans de qualité. On l’avoit envoyé à l’université de Sienne, où il avoit resté plusieurs années & dont il avoit rapporté une assez forte dose de cruscantisme pour être à-peu-près à Turin ce qu’étoit jadis à Paris l’abbé de Dangeau. Le dégoût de la théologie l’avoit jetté dans les belles-lettres, ce qui est très-ordinaire en Italie à ceux qui courent la carriere de la prélature. Il avoit bien lu les poetes; il faisoit passablement des vers latins & italiens. En un mot, il avoit le goût qu’il falloit pour former le mien & mettre quelque choix dans le fatras dont je m’étois farci la tête. Mais [124] soit que mon babil lui eût fait quelque illusion sur mon savoir, soit qu’il ne pût supporter l’ennui du latin élémentaire, il me mit d’abord beaucoup trop haut, & à peine m’eut-il fait traduire quelques fables de Phedre qu’il me jetta dans Virgile où je n’entendois presque rien. J’étois destiné, comme on verra dans la suite, à rapprendre souvent le latin & à ne le savoir jamais. Cependant je travaillois avec assez de zele & M. l’Abbé me prodiguoit ses soins avec une bonté dont le souvenir m’attendrit encore. Je passois avec lui une partie de la matinée, tant pour mon instruction que pour son service: non pour celui de sa personne, car il ne souffrit jamais que je lui en rendisse aucun, mais pour écrire sous sa dictée & pour copier, & ma fonction de secrétaire me fut plus utile que celle d’écolier. Non-seulement j’appris ainsi l’Italien dans sa pureté, mais je pris du goût pour la littérature & quelque discernement des bons livres qui ne s’acquéroit pas chez la Tribu & qui me servit beaucoup dans la suite quand je me mis à travailler seul.
Ce tems fut celui de ma vie où sans projets romanesques, je pouvois le plus raisonnablement me livrer à l’espoir de parvenir. M. l’Abbé, très-content de moi, le disoit à tout le monde, & son pere m’avoit pris dans une affection si singuliere que le Comte de Favria m’apprit qu’il avoit parlé de moi au Roi. Madame de Breil elle-même avoit quitté pour moi son air méprisant. Enfin je devins une espece de favori dans la maison, à la grande jalousie des autres domestiques, qui, me voyant honoré des instructions du fils de leur maître, sentoient bien que ce n’étoit pas pour rester long-tems leur égal.
[125] Autant que j’ai pu juger des vues qu’on avoit sur moi par quelques mots lâchés à la volée & auxquels je n’ai réfléchi qu’après coup, il m’a paru que la maison de Solar voulant courir la carriere des ambassades & peut-être s’ouvrir de loin celle du ministere, auroit été bien aise de se former d’avance un sujet qui eût du mérite & des talens & qui dépendant uniquement d’elle, eût pu dans la suite obtenir sa confiance & la servir utilement. Ce projet du Comte de Gouvon étoit noble, judicieux, magnanime & vraiment digne d’un grand seigneur bienfaisant & prévoyant: mais outre que je n’en voyois pas alors toute l’étendue, il étoit trop sensé pour ma tête & demandoit un trop long assujettissement. Ma folle ambition ne cherchoit la fortune qu’à travers les aventures; & ne voyant point de femme à tout cela, cette maniere de parvenir me paroissoit lente, pénible & triste; tandis que j’aurois dû la trouver d’autant plus honorable & sûre que les femmes ne s’en mêloient pas, l’espece de mérite qu’elles protégent ne valant assurément pas celui qu’on me supposoit.
Tout alloit à merveilles. J’avois obtenu, presque arraché l’estime de tout le monde: les épreuves étoient finies & l’on me regardoit généralement dans la maison comme un jeune homme de la plus grande espérance, qui n’étoit pas à sa place & qu’on s’attendoit d’y voir arriver. Mais ma place n’étoit pas celle qui m’étoit assignée par les hommes & j’y devois parvenir par des chemins bien différens. Je touche à un de ces traits caractéristiques qui me sont propres & qu’il suffit de présenter au lecteur, sans y ajouter de réflexion.
Quoiqu’il y eût à Turin beaucoup de nouveaux convertis de [126] mon espece, je ne les aimois pas & je n’en avois jamais voulu voir aucun. Mais j’avois vu quelques Genevois qui ne l’étoient pas; entr’autres un M. Mussard surnommé tord-gueule, peintre en miniature & un peu mon parent. Ce M. Mussard déterra ma demeure chez le Comte de Gouvon & vint m’y voir avec un autre Genevois appellé Bâcle, dont j’avois été camarade durant mon apprentissage. Ce Bâcle étoit un garçon très-amusant, très-gai, plein de saillies bouffonnes que son âge rendoit agréables. Me voilà tout d’un coup engoué de M. Bâcle, mais engoué au point de ne pouvoir le quitter. Il alloit partir bientôt pour s’en retourner à Geneve. Quelle perte j’allois faire! J’en sentis bien toute la grandeur. Pour mettre du moins à profit le tems qui m’étoit laissé, je ne le quittois plus, ou plutôt il ne me quittoit pas lui-même, car la tête ne me tourna pas d’abord au point d’aller hors de l’hôtel passer la journée avec lui sans congé: mais bientôt voyant qu’il m’obsédoit entiérement on lui défendit la porte, & je m’échauffai si bien qu’oubliant tout hors mon ami Bâcle, je n’allois ni chez M. l’Abbé ni chez M. le Comte & l’on ne me voyoit plus dans la maison. On me fit des réprimandes que je n’écoutai pas. On me menaça de me congédier. Cette menace fut ma perte; elle me fit entrevoir qu’il étoit possible que Bâcle ne s’en allât pas seul. Dès-lors je ne vis plus d’autre plaisir, d’autre sort, d’autre bonheur que celui de faire un pareil voyage & je ne voyois à cela que l’ineffable félicité du voyage, au bout duquel pour surcroît j’entrevoyois Madame de Warens, mais dans un éloignement immense; car pour retourner à Geneve, c’est à quoi je ne pensai jamais. Les monts, les prés, les bois, les [127] ruisseaux, les villages se succédoient sans fin & sans cesse avec de nouveaux charmes; ce bienheureux trajet sembloit devoir absorber ma vie entiere. Je me rappelois avec délices combien ce même voyage m’avoit paru charmant en venant. Que devoit-ce être lorsqu’à tout l’attrait de l’indépendance, se joindroit celui de faire route avec un camarade de mon âge, de mon goût & de bonne humeur, sans gêne, sans devoir, sans contrainte, sans obligation d’aller ou rester que comme il nous plairoit? Il falloit être fou pour sacrifier une pareille fortune à des projets d’ambition d’une exécution lente, difficile, incertaine & qui, les supposant réalisés un jour ne valoient pas dans tout leur éclat un quart-d’heure de vrai plaisir & de liberté dans la jeunesse.
Plein de cette sage fantaisie je me conduisis si bien que je vins à bout de me faire chasser & en vérité ce ne fut pas sans peine. Un soir comme je rentrois, le maître-d’hôtel me signifia mon congé de la part de M. le Comte. C’étoit précisément ce que je demandois; car sentant malgré moi l’extravagance de ma conduite, j’y ajoutois pour m’excuser l’injustice & l’ingratitude, croyant mettre ainsi les gens dans leur tort & me justifier à moi-même un parti pris par nécessité. On me dit de la part du Comte de Favria d’aller lui parler le lendemain matin avant mon départ, & comme on voyoit que la tête m’ayant tourné j’étois capable de n’en rien faire, le maître-d’hôtel remit après cette visite à me donner quelque argent qu’on m’avoit destiné & qu’assurément j’avois fort mal gagné: car, ne voulant pas me laisser dans l’état de valet on ne m’avoit pas fixé de gages.
Le Comte de Favria, tout jeune & tout étourdi qu’il étoit, [128] me tint en cette occasion les discours les plus sensés & j’oserois presque dire, les plus tendres; tant il m’exposa d’une maniere flatteuse & touchante les soins de son oncle & les intentions de son grand-pere. Enfin, après m’avoir mis vivement devant les yeux tout ce que je sacrifiois pour courir à ma perte, il m’offrit de faire ma paix, exigeant pour toute condition que je ne visse plus ce petit malheureux qui m’avoit séduit.
Il étoit si clair qu’il ne disoit pas tout cela de lui-même, que, malgré mon stupide aveuglement je sentis toute la bonté de mon vieux maître & j’en fus touché: mais ce cher voyage étoit trop empreint dans mon imagination pour que rien pût en balancer le charme. J’étois tout-à-fait hors de sens, je me raffermis, je m’endurcis, je fis le fier & je répondis arrogamment que puisqu’on m’avoit donné mon congé je l’avois pris, qu’il n’étoit plus tems de s’en dédire & que, quoi qu’il pût m’arriver en ma vie, j’étois bien résolu de ne jamais me faire chasser deux fois d’une maison. Alors ce jeune homme, justement irrité, me donna les noms que je méritois, me mit hors de sa chambre par les épaules & me ferma la porte aux talons. Moi, je sortis triomphant comme si je venois d’emporter la plus grande victoire, & de peur d’avoir un second combat à soutenir, j’eus l’indignité de partir, sans aller remercier M. l’Abbé de ses bontés.
Pour concevoir jusqu’où mon délire alloit dans ce moment, il faudroit connoître à quel point mon coeur est sujet à s’échauffer sur les moindres choses & avec quelle force il se plonge dans l’imagination de l’objet qui l’attire, quelque vain que soit quelquefois cet objet. Les plans les plus bizarres, les plus enfantins, [129] les plus fous, viennent caresser mon idée favorite & me montrer de la vraisemblance à m’y livrer. Croiroit-on qu’à près de dix-neuf ans on puisse fonder sur une fiole vide la subsistance du reste de ses jours? Or écoutez.
L’abbé de Gouvon m’avoit fait présent il y avoit quelques semaines d’une petite fontaine de héron fort jolie & dont j’étois transporté. A force de faire jouer cette fontaine & de parler de notre voyage, nous pensâmes, le sage Bâcle & moi, que l’une pourroit bien servir à l’autre & le prolonger. Qu’y avoit-il dans le monde d’aussi curieux qu’une fontaine de héron? Ce principe fut le fondement sur lequel nous bâtîmes l’édifice de notre fortune. Nous devions dans chaque village assembler les paysans autour de notre fontaine & là les repas & la bonne chere devoient nous tomber avec d’autant plus d’abondance que nous étions persuadés l’un & l’autre que les vivres ne coûtent rien à ceux qui les recueillent & que quand ils n’en gorgent pas les passans, c’est pure mauvaise volonté de leur part. Nous n’imaginions par-tout que festins & noces, comptant que sans rien débourser que le vent de nos poumons & l’eau de notre fontaine, elle pouvoit nous défrayer en Piémont, en Savoye, en France & par tout le monde. Nous faisions des projets de voyage qui ne finissoient point & nous dirigions d’abord notre course au nord, plutôt pour le plaisir de passer les Alpes, que pour la nécessité supposée de nous arrêter enfin quelque part.
Tel fut le plan sur lequel je me mis en campagne, abandonnant sans regret mon protecteur, mon précepteur, mes études, mes espérances & l’attente d’une fortune presque assurée, [130] pour commencer la vie d’un vrai vagabond. Adieu la capitale, adieu la Cour, l’ambition, la vanité, l’amour, les belles & toutes les grandes aventures dont l’espoir m’avoit amené l’année précédente. Je pars avec ma fontaine & mon ami Bâcle, la bourse légerement garnie, mais le coeur saturé de joie & ne songeant qu’à jouir de cette ambulante félicité à laquelle j’avois tout à coup borné mes brillans projets.
Je fis cet extravagant voyage presque aussi agréablement toutefois que je m’y étois attendu, mais non pas tout-à-fait de la même maniere; car bien que notre fontaine amusât quelques momens dans les cabarets les hôtesses & leurs servantes, il n’en falloit pas moins payer en sortant. Mais cela ne nous troubloit gueres & nous ne songions à tirer parti tout de bon de cette ressource que quand l’argent viendroit à nous manquer. Un accident nous en évita la peine; la fontaine se cassa près de Bramant, & il en étoit tems; car nous sentions sans oser nous le dire qu’elle commençoit à nous ennuyer. Ce malheur nous rendit plus gais qu’auparavant & nous rîmes beaucoup de notre étourderie, d’avoir oublié que nos habits & nos souliers s’useroient, ou d’avoir cru les renouveler avec le jeu de notre fontaine. Nous continuâmes notre voyage aussi allegrement que nous l’avions commencé, mais filant un peu plus droit vers le terme, où notre bourse tariffante nous faisoit une nécessité d’arriver.
A Chambéri je devins pensif, non sur la sottise que je venois de faire: jamais homme ne prit si-tôt ni si bien son parti sur le passé; mais sur l’accueil qui m’attendoit chez Madame [131] de Warens; car j’envisageois exactement sa maison comme ma maison paternelle. Je lui avois écrit mon entrée chez le Comte de Gouvon; elle savoit sur quel pied j’y étois, & en m’en félicitant elle m’avoit donné des leçons très-sages sur la maniere dont je devois correspondre aux bontés qu’on avoit pour moi. Elle regardoit ma fortune comme assurée si je ne la détruisois pas par ma faute. Qu’alloit-elle dire en me voyant arriver? Il ne me vint pas même à l’esprit qu’elle pût me fermer sa porte; mais je craignois le chagrin que j’allois lui donner; je craignois ses reproches plus durs pour moi que la misere. Je résolus de tout endurer en silence & de tout faire pour l’appaiser. Je ne voyois plus dans l’univers qu’elle seule: vivre dans sa disgrâce étoit une chose qui ne se pouvoit pas.
Ce qui m’inquiétoit le plus étoit mon compagnon de voyage dont je ne voulois pas lui donner le surcroît & dont je craignois de ne pouvoir me débarrasser aisément. Je préparai cette séparation en vivant assez froidement avec lui la derniere journée. Le drôle me comprit; il étoit plus fou que sot. Je crus qu’il s’affecteroit de mon inconstance; j’eus tort; mon ami Bâcle ne s’affectoit de rien. A peine en entrant à Annecy avions-nous mis le pied dans la ville, qu’il me dit; te voilà chez toi, m’embrassa, me dit adieu, fit une pirouette & disparut. Je n’ai jamais plus entendu parler de lui. Notre connoissance & notre amitié durerent en tout environ six semaines, mais les suites en dureront autant que moi.
Que le coeur me battit en approchant de la maison de Madame de Warens! mes jambes trembloient sous moi, mes yeux se couvroient d’un voile, je ne voyois rien, je n’entendois [132] rien, je n’aurois reconnu personne; je fus contraint de m’arrêter plusieurs fois pour respirer & reprendre mes sens. Etoit-ce la crainte de ne pas obtenir les secours dont j’avois besoin qui me troubloit à ce point? A l’âge où j’étois, la peur de mourir de faim donne-t-elle de pareilles alarmes? Non, non, je le dis avec autant de vérité que de fierté; jamais en aucun tems de ma vie il n’appartint à l’intérêt ni à l’indigence de m’épanouir ou de me serrer le coeur. Dans le cours d’une vie inégale & mémorable par ses vicissitudes, souvent sans asyle & sans pain, j’ai toujours vu du même oeil l’opulence & la misere. Au besoin j’aurois pu mendier ou voler comme un autre, mais non pas me troubler pour en être réduit là. Peu d’hommes ont autant gémi que moi, peu ont autant versé de pleurs dans leur vie, mais jamais la pauvreté ni la crainte d’y tomber ne m’ont fait pousser un soupir ni répandre une larme. Mon ame à l’épreuve de la fortune n’a connu de vrais biens ni de vrais maux que ceux qui ne dépendent pas d’elle, & c’est quand rien ne m’a manqué pour le nécessaire que je me suis senti le plus malheureux des mortels.
A peine parus-je aux yeux de Madame de Warens que son air me rassura. Je tressaillis au premier son de sa voix, je me précipite à ses pieds & dans les transports de la plus vive joie je colle ma bouche sur sa main. Pour elle, j’ignore si elle avoit su de mes nouvelles, mais je vis peu de surprise sur son visage & je n’y vis aucun chagrin. Pauvre petit, me dit-elle d’un ton caressant, te revoilà donc? Je savois bien que tu étois trop jeune pour ce voyage; je suis bien [133] aise au moins qu’il n’ait pas aussi mal tourné que j’avois craint. Ensuite elle me fit conter mon histoire, qui ne fut pas longue & que je lui fis très-fidelement, en supprimant cependant quelques articles; mais au reste sans m’épargner ni m’excuser.
Il fut question de mon gîte. Elle consulta sa femme-de-chambre. Je n’osois respirer durant cette délibération, mais quand j’entendis que je coucherois dans la maison j’eus peine à me contenir & je vis porter mon petit paquet dans la chambre qui m’étoit destinée, à-peu-près comme St. Preux vit remiser sa chaise chez Madame de Wolmar. J’eus pour surcroît le plaisir d’apprendre que cette faveur ne seroit pas passagere, & dans un moment où l’on me croyoit attentif à tout autre chose, j’entendis qu’elle disoit: on dira ce qu’on voudra, mais puisque la providence me le renvoye, je suis déterminée à ne pas l’abandonner.
Me voilà donc enfin établi chez elle. Cet établissement ne fut pourtant pas encore celui dont je date les jours heureux de ma vie, mais il servit à le préparer. Quoique cette sensibilité de coeur qui nous fait vraiment jouir de nous soit l’ouvrage de la nature & peut-être un produit de l’organisation, elle a besoin de situations qui la développent. Sans ces causes occasionnelles, un homme né très-sensible ne sentiroit rien & mourroit sans avoir connu son être. Tel à-peu-près j’avois été jusqu’àlors & tel j’aurois toujours été peut-être, si je n’avois jamais connu Madame de Warens, ou si même l’ayant connue, je n’avois pas vécu assez long-tems auprès d’elle pour contracter la douce habitude des sentimens affectueux qu’elle [134] m’inspira. J’oserai le dire; qui ne sent que l’amour ne sent pas ce qu’il y a de plus doux dans la vie. Je connois un autre sentiment, moins impétueux peut-être, mais plus délicieux mille fois, qui quelquefois est joint à l’amour & qui souvent en est séparé. Ce sentiment n’est pas non plus l’amitié seule; il est plus voluptueux, plus tendre; je n’imagine pas qu’il puisse agir pour quelqu’un du même sexe; du moins je fus ami si jamais homme le fut & je ne l’éprouvai jamais près d’aucun de mes amis. Ceci n’est pas clair, mais il le deviendra dans la suite; les sentimens ne se décrivent bien que par leurs effets.
Elle habitoit une vieille maison, mais assez grande pour avoir une belle piece de réserve dont elle fit sa chambre de parade & qui fut celle où l’on me logea. Cette chambre étoit sur le passage dont j’ai parlé où se fit notre premiere entrevue, & au-delà du ruisseau & des jardins on découvroit la campagne. Cet aspect n’étoit pas pour le jeune habitant une chose indifférente. C’étoit depuis Bossey, la premiere fois que j’avois du vert devant mes fenêtres. Toujours masqué par des murs, je n’avois eu sous les yeux que des toits ou le gris des rues. Combien cette nouveauté me fut sensible & douce! elle augmenta beaucoup mes dispositions à l’attendrissement. Je faisois de ce charmant paysage encore un des bienfaits de ma chere patronne: il me sembloit qu’elle l’avoit mis là tout exprès pour moi; je m’y plaçois paisiblement auprès d’elle; je la voyois par-tout entre les fleurs & la verdure; ses charmes & ceux du printems se confondoient à mes yeux. Mon coeur jusqu’àlors comprimé se trouvoit plus au large dans cet espace & mes soupirs s’exhaloient plus librement parmi ces vergers.
[135] On ne trouvoit pas chez Madame de Warens la magnificence que j’avois vue à Turin, mais on y trouvoit la propreté, la décence & une abondance patriarcale avec laquelle le faste ne s’allie jamais. Elle avoit peu de vaisselle d’argent, point de porcelaine, point de gibier dans sa cuisine, ni dans sa cave de vins étrangers; mais l’une & l’autre étoient bien garnies au service de tout le monde & dans des tasses de fayance elle donnoit d’excellent café. Quiconque la venoit voir, étoit invité à dîner avec elle ou chez elle, & jamais ouvrier, messager ou passant ne sortoit sans manger ou boire. Son domestique étoit composé d’une femme de chambre fribourgeoise assez jolie, appelée Merceret, d’un valet de son pays appellé Claude Anet dont il sera question dans la suite, d’une cuisiniere & de deux porteurs de louage quand elle alloit en visite, ce qu’elle faisoit rarement. Voilà bien des choses pour deux mille livres de rente; cependant son petit revenu bien ménagé eut pu suffire à tout cela, dans un pays où la terre est très-bonne & l’argent très-rare. Malheureusement l’économie ne fut jamais sa vertu favorite; elle s’endettoit, elle payoit; l’argent faisoit la navette & tout alloit.
La maniere dont son ménage étoit monté étoit précisément celle que j’aurois choisie; on peut croire que j’en profitois avec plaisir. Ce qui m’en plaisoit moins étoit qu’il falloit rester très-long-tems à table. Elle supportoit avec peine la premiere odeur du potage & des mets. Cette odeur la faisoit presque tomber en défaillance & ce dégoût duroit long-tems. Elle se remettoit peu à peu, causoit & ne mangeoit point. Ce n’étoit qu’au bout d’une demi-heure qu’elle essayoit le premier [136] morceau. J’aurois dîné trois fois dans cet intervalle: mon repas étoit fait long-tems avant qu’elle eût commencé le sien. Je recommençois de compagnie; aussi je mangeois pour deux & ne m’en trouvois pas plus mal. Enfin je me livrois d’autant plus au doux sentiment du bien-être que j’éprouvois auprès d’elle, que ce bien-être dont je jouissois n’étoit mêlé d’aucune inquiétude sur les moyens de le soutenir. N’étant point encore dans l’étroite confidence de ses affaires, je les supposois en état d’aller toujours sur le même pied. J’ai retrouvé les mêmes agrémens dans sa maison par la suite; mais, plus instruit de sa situation réelle & voyant qu’ils anticipoient sur ses rentes, je ne les ai plus goûtés si tranquillement. La prévoyance a toujours gâté chez moi la jouissance. J’ai vu l’avenir à pure perte: je n’ai jamais pu l’éviter.
Dès le premier jour la familiarité la plus douce s’établit entre nous au même degré où elle a continué tout le reste de sa vie. Petit fut mon nom, Maman fut le sien, & toujours nous demeurâmes Petit & Maman, même quand le nombre des années en eut presque effacé la différence entre nous. Je trouve que ces deux noms rendent à merveille l’idée de notre ton, la simplicité de nos manieres & sur-tout la relation de nos coeurs. Elle fut pour moi la plus tendre des meres qui jamais ne chercha son plaisir mais toujours mon bien; & si les sens entrerent dans mon attachement pour elle, ce n’étoit pas pour en changer la nature mais pour le rendre seulement plus exquis, pour m’enivrer du charme d’avoir une Maman jeune & jolie qu’il m’étoit délicieux de caresser; je dis, caresser au pied de la lettre; car jamais elle n’imagina de m’épargner [137] les baisers ni les plus tendres caresses maternelles & jamais il n’entra dans mon coeur d’en abuser. On dira que nous avons pourtant eu à la fin des relations d’une autre espece; j’en conviens, mais il faut attendre; je ne puis tout dire à la fois.
Le coup-d’oeil de notre premiere entrevue fut le seul moment vraiment passionné qu’elle m’oit jamais fait sentir; encore ce moment fut-il l’ouvrage de la surprise. Mes regards indiscrets n’alloient jamais fureter sous son mouchoir, quoiqu’un embonpoint mal caché dans cette place eût bien pu les y attirer. Je n’avois ni transports ni désirs auprès d’elle; j’étois dans un calme ravissant, jouissant sans savoir de quoi. J’aurois ainsi passé ma vie & l’éternité même sans m’ennuyer un instant. Elle est la seule personne avec qui je n’ai jamais senti cette sécheresse de conversation qui me fait un supplice du devoir de la soutenir. Nos tête-à-têtes étoient moins des entretiens qu’un babil intarissable qui pour finir avoit besoin d’être interrompu. Loin de me faire une loi de parler, il falloit plutôt m’en faire une de me taire. A force de méditer ses projets elle tomboit souvent dans la rêverie. Hé bien, je la laissois rêver; je me taisois, je la contemplois & j’étois le plus heureux des hommes. J’avois encore un tic fort singulier. Sans prétendre aux faveurs du tête-à-tête, je le recherchois sans cesse & j’en jouissois avec une passion qui dégénéroit en fureur, quand des importuns venoient le troubler. Si-tôt que quelqu’un arrivoit, homme ou femme, il n’importoit pas, je sortois en murmurant, ne pouvant souffrir de rester en tiers auprès d’elle. J’allois compter les minutes dans son antichambre, [138] maudissant mille fois ces éternels visiteurs & ne pouvant concevoir ce qu’ils avoient tant à dire, parce que j’avois à dire encore plus.
Je ne sentois toute la force de mon attachement pour elle que quand je ne la voyois pas. Quand je la voyois je n’étois que content; mais mon inquiétude en son absence alloit au point d’être douloureuse. Le besoin de vivre avec elle me donnoit des élans d’attendrissement qui souvent alloient jusqu’aux larmes. Je me souviendrai toujours qu’un jour de grande fête, tandis qu’elle étoit à vêpres, j’allai me promener hors de la ville, le coeur plein de son image & du désir ardent de passer mes jours auprès d’elle. J’avois assez de sens pour voir que quant à présent cela n’étoit pas possible & qu’un bonheur que je goûtois si bien seroit court. Cela donnoit à ma rêverie une tristesse qui n’avoit pourtant rien de sombre & qu’un espoir flatteur tempéroit. Le son des cloches qui m’a toujours singulierement affecté, le chant des oiseaux, la beauté du jour, la douceur du paysage, les maisons éparses & champêtres dans lesquelles je plaçois en idée notre commune demeure, tout cela me frappoit tellement d’une impression vive, tendre, triste & touchante, que je me vis comme en extase transporté dans cet heureux tems & dans cet heureux séjour où mon coeur possédant toute la félicité qui pouvoit lui plaire, la goûtoit dans des ravissemens inexprimables, sans songer même à la volupté des sens. Je ne me souviens pas de m’être élancé jamais dans l’avenir avec plus de force & d’illusion que je fis alors; & ce qui m’a frappé le plus dans le souvenir de cette rêverie quand elle s’est réalisée, [139] c’est d’avoir retrouvé des objets tels exactement que je les avois imaginés. Si jamais rêve d’un homme éveillé eut l’air d’une vision prophétique, ce fut assurément celui-là. Je n’ai été déçu que dans sa durée imaginaire; car les jours & les ans & la vie entiere s’y passoient dans une inaltérable tranquillité, au lieu qu’en effet tout cela n’a duré qu’un moment. Hélas! mon plus constant bonheur fut en songe. Son accomplissement fut presque à l’instant suivi du réveil.
Je ne finirois pas si j’entrois dans le détail de toutes les folies que le souvenir de cette chere Maman me faisoit faire, quand je n’étois plus sous ses yeux. Combien de fois j’ai baisé mon lit en songeant qu’elle y avoit couché, mes rideaux, tous les meubles de ma chambre en songeant qu’ils étoient à elle, que sa belle main les avoit touchés, le plancher même sur lequel je me prosternois en songeant qu’elle y avoit marché. Quelquefois même en sa présence il m’échappoit des extravagances que le plus violent amour seul sembloit pouvoir inspirer. Un jour à table, au moment qu’elle avoit mis un morceau dans sa bouche, je m’écrie que j’y vois un cheveu; elle rejette le morceau sur son assiette, je m’en saisis avidement & l’avale. En un mot, de moi à l’amant le plus passionné il n’y avoit qu’une différence unique, mais essentielle & qui rend mon état presque inconcevable à la raison.
J’étois revenu d’Italie, non tout-à-fait comme j’y étois allé; mais comme peut-être jamais à mon âge on n’en est revenu. J’en avois rapporté non ma virginité, mais mon pucelage. J’avois senti le progrès des ans; mon tempérament inquiet s’étoit enfin déclaré & sa premiere éruption très-involontaire, [140] m’avoit donné sur ma santé des alarmes qui peignent mieux que toute autre chose l’innocence dans laquelle j’avois vécu jusqu’àlors. Bientôt rassuré j’appris ce dangereux supplément qui trompe la nature & sauve aux jeunes gens de mon humeur beaucoup de désordres au prix de leur santé, de leur vigueur & quelquefois de leur vie. Ce vice que la honte & la timidité trouvent si commode, a de plus un grand attrait pour les imaginations vives; c’est de disposer pour ainsi dire à leur gré de tout le sexe & de faire servir à leurs plaisirs la beauté qui les tente sans avoir besoin d’obtenir son aveu. Séduit par ce funeste avantage je travaillois à détruire la bonne constitution qu’avoit rétablie en moi la nature & à qui j’avois donné le tems de se bien former. Qu’on ajoute à cette disposition le local de ma situation présente; logé chez une jolie femme, caressant son image au fond de mon coeur, la voyant sans cesse dans la journée; le soir entouré d’objets qui me la rappellent, couché dans un lit où je sais qu’elle a couché. Que de stimulans! tel lecteur qui se les représente me regarde déjà comme à demi mort. Tout au contraire; ce qui devoit me perdre fut précisément ce qui me sauva, du moins pour un tems. Enivré du charme de vivre auprès d’elle, du désir ardent d’y passer mes jours, absente ou présente je voyois toujours en elle une tendre mere, une soeur chérie, une délicieuse amie & rien de plus. Je la voyois toujours ainsi, toujours la même & ne voyois jamais qu’elle. Son image toujours présente à mon coeur n’y laissoit place à nulle autre; elle étoit pour moi la seule femme qui fût au monde, & l’extrême douceur des sentimens qu’elle m’inspiroit ne laissant pas à mes sens le tems de s’éveiller [141] pour d’autres, me garantissoit d’elle & de tout son sexe. En un mot, j’étois sage parce que je l’aimois. Sur ces effets que je rends mal, dise qui pourra de quelle espece étoit mon attachement pour elle. Pour moi tout ce que j’en puis dire est que s’il paroît déjà fort extraordinaire, dans la suite il le paroîtra beaucoup plus.
Je passois mon tems le plus agréablement du monde, occupé des choses qui me plaisoient le moins. C’étoient des projets à rédiger, des mémoires à mettre au net, des recettes à transcrire; c’étoient des herbes à trier, des drogues à piler, des alambics à gouverner. Tout à travers tout cela venoient des foules de passans, de mendians, de visites de toute espece. Il falloit entretenir tout à la fois un soldat, un apothicaire, un chanoine, une belle dame, un frere lay. Je pestois, je grommelois, je jurois, je donnois au diable toute cette maudite cohue. Pour elle qui prenoit tout en gaieté, mes fureurs la faisoient rire aux larmes, & ce qui la faisoit rire encore plus étoit de me voir d’autant plus furieux que je ne pouvois moi-même m’empêcher de rire. Ces petits intervalles où j’avois le plaisir de grogner étoient charmans, & s’il survenoit un nouvel importun durant la querelle, elle en savoit encore tirer parti pour l’amusement en prolongeant malicieusement la visite & me jetant des coups-d’oeil pour lesquels je l’aurois volontiers battue. Elle avoit peine à s’abstenir d’éclater en me voyant contraint & retenu par la bienséance lui faire des yeux de possédé, tandis qu’au fond de mon coeur & même en dépit de moi, je trouvois tout cela très-comique.
Tout cela, sans me plaire en soi, m’amusoit pourtant, parce [142] qu’il faisoit partie d’une maniere d’être qui m’étoit charmante. Rien de ce qui se faisoit autour de moi, rien de tout ce qu’on me faisoit faire n’étoit selon mon goût, mais tout étoit selon mon coeur. Je crois que je serois parvenu à aimer la médecine, si mon dégoût pour elle n’eût fourni des scenes folâtres qui nous égayoient sans cesse: c’est peut-être la premiere fois que cet art a produit un pareil effet. Je prétendois connoître à l’odeur un livre de médecine, & ce qu’il y a de plaisant est que je m’y trompois rarement. Elle me faisoit goûter des plus détestables drogues. J’avois beau fuir ou vouloir me défendre; malgré ma résistance & mes horribles grimaces, malgré moi & mes dents; quand je voyois ces jolis doigts barbouillés s’approcher de ma bouche, il falloit finir par l’ouvrir & sucer. Quand tout son petit ménage étoit rassemblé dans la même chambre, à nous entendre courir & crier au milieu des éclats de rire, on eût cru qu’on y jouoit quelque farce & non pas qu’on y faisoit de l’opiat ou de l’élixir.
Mon tems ne se passoit pourtant pas tout entier à ces polissonneries. J’avois trouvé quelques livres dans la chambre que j’occupois: le Spectateur, Puffendorff, St. Evremond, la Henriade. Quoique je n’eusse plus mon ancienne fureur de lecture, par désoeuvrement je lisois un peu de tout cela. Le Spectateur sur-tout me plut beaucoup & me fit du bien. M. l’abbé de Gouvon m’avoit appris à lire moins avidement & avec plus de réflexion; la lecture me profitoit mieux. Je m’accoutumois à réfléchir sur l’élocution, sur les constructions élégantes; je m’exerçois à discerner le françois pur de mes idiomes provinciaux. Par exemple, je fus corrigé d’une faute d’orthographe [143] que je faisois avec tous nos Genevois par ces deux vers de la Henriade.
Soit qu’un ancien respect pour le sang de leurs maîtres,
Parlât encore pour lui dans le coeur de ces traîttres.
Ce mot parlât qui me frappa, m’apprit qu’il falloit un t à la troisieme personne du subjonctif; au lieu qu’auparavant je l’écrivois & prononçois parla comme le présent de l’indicatif.
Quelquefois je causois avec Maman de mes lectures; quelquefois je lisois auprès d’elle; j’y prenois grand plaisir; je m’exerçois à bien lire & cela me fut utile aussi. J’ai dit qu’elle avoit l’esprit orné. Il étoit alors dans toute sa fleur. Plusieurs gens de lettres s’étoient empressés à lui plaire & lui avoient appris à juger des ouvrages d’esprit. Elle avoit, si je puis parler ainsi, le goût un peu protestant; elle ne parloit que de Bayle & faisoit grand cas de St. Evremond, qui depuis long-tems étoit mort en France. Mais cela n’empêchoit pas qu’elle connût la bonne littérature & qu’elle n’en parlât fort bien. Elle avoit été élevée dans des sociétés choisies, & venue en Savoye encore jeune, elle avoit perdu dans le commerce charmant de la noblesse du pays, ce ton maniéré du pays de Vaud où les femmes prennent le bel esprit pour l’esprit du monde & ne savent parler que par épigrammes.
Quoiqu’elle n’eût vu la Cour qu’en passant, elle y avoit jetté un coup-d’oeil rapide qui lui avoit suffi pour la connoître. Elle s’y conserva toujours des amis & malgré de secretes jalousies, malgré les murmures qu’excitoient sa conduite & ses dettes, elle n’a jamais perdu sa pension. Elle avoit l’expérience [144] du monde & l’esprit de réflexion qui fait tirer parti de cette expérience. C’étoit le sujet favori de ses conversations & c’étoit précisément, vu mes idées chimériques, la sorte d’instruction dont j’avois le plus grand besoin. Nous lisions ensemble la Bruyere: il lui plaisoit plus que la Rochefoucault, livre triste & désolant, principalement dans la jeunesse où l’on n’aime pas à voir l’homme comme il est. Quand elle moralisoit, elle se perdoit quelquefois un peu dans les espaces; mais en lui baisant de tems en tems la bouche ou les mains je prenois patience & ses longueurs ne m’ennuyoient pas.
Cette vie étoit trop douce pour pouvoir durer. Je le sentois & l’inquiétude de la voir finir étoit la seule chose qui en troubloit la jouissance. Tout en folâtrant Maman m’étudioit, m’observoit, m’interrogeoit & bâtissoit pour ma fortune force projets dont je me serois bien passé. Heureusement que ce n’étoit pas le tout de connoître mes penchants, mes goûts, mes petits talens, il falloit trouver ou faire naître les occasions d’en tirer parti & tout cela n’étoit pas l’affaire d’un jour. Les préjugés même qu’avoit conçus la pauvre femme en faveur de mon mérite reculoient les momens de le mettre en oeuvre, en la rendant plus difficile sur le choix des moyens; enfin tout alloit au gré de mes désirs, grace à la bonne opinion qu’elle avoit de moi; mais il en fallut rabattre & dès-lors, adieu la tranquillité. Un de ses parens appellé M. d’Aubonne la vint voir. C’étoit un homme de beaucoup d’esprit, intrigant, génie à projets comme elle, mais qui ne s’y ruinoit pas, une espece d’aventurier. Il venoit de proposer au Cardinal de Fleury un plan de lotterie très-composée, qui n’avoit pas été goûté. Il [145] alloit le proposer à la Cour de Turin où il fut adopté & mis en exécution. Il s’arrêta quelque tems à Annecy & y devint amoureux de Madame l’Intendante, qui étoit une personne fort aimable, fort de mon goût & la seule que je visse avec plaisir chez Maman. M. d’Aubonne me vit, sa parente lui parla de moi, il se chargea de m’examiner, de voir à quoi j’étois propre & s’il me trouvoit de l’étoffe, de chercher à me placer.
Madame de Warens m’envoya chez lui deux ou trois matins de suite, sous prétexte de quelque commission & sans me prévenir de rien. Il s’y prit très-bien pour me faire jaser, se familiarisa avec moi, me mit à mon aise autant qu’il étoit possible, me parla de niaiseries & de toutes sortes de sujets. Le tout sans paroître m’observer, sans la moindre affectation & comme si, se plaisant avec moi, il eût voulu converser sans gêne. J’étois enchanté de lui. Le résultat de ses observations fut que malgré ce que promettoient mon extérieur & ma physionomie animée, j’étois, sinon tout-à-fait inepte, au moins un garçon de peu d’esprit, sans idées, presque sans acquis, très-borné en un mot à tous égards & que l’honneur de devenir quelque jour Curé de village étoit la plus haute fortune à laquelle je dusse aspirer. Tel fut le compte qu’il rendit de moi à Madame de Warens. Ce fut la seconde ou troisieme fois que je fus ainsi jugé; ce ne fut pas la derniere & l’arrêt de M. Masseron a souvent été confirmé.
La cause de ces jugemens tient trop à mon caractere, pour n’avoir pas ici besoin d’explication: car en conscience, on sent bien que je ne puis sincérement y souscrire & qu’avec toute [146] l’impartialité possible, quoiqu’aient pu dire Mrs. Masseron, d’Aubonne & beaucoup d’autres, je ne les saurois prendre au mot.
Deux choses presque inalliables s’unissent en moi sans que j’en puisse concevoir la maniere. Un tempérament très-ardent, des passions vives, impétueuses & des idées lentes à naître, embarrassées & qui ne se présentent jamais qu’après-coup. On diroit que mon coeur & mon esprit n’appartiennent pas au même individu. Le sentiment plus prompt que l’éclair vient remplir mon ame, mais au lieu de m’éclairer il me brûle & m’éblouit. Je sens tout & je ne vois rien. Je suis emporté, mais stupide; il faut que je sais de sang-froid pour penser. Ce qu’il y a d’étonnant est que j’ai cependant le tact assez sûr, de la pénétration, de la finesse même, pourvu qu’on m’attende; je fais d’excellens impromptus à loisir; mais sur le tems je n’ai jamais rien fait ni dit qui vaille. Je ferois une assez jolie conversation par la poste, comme on dit que les Espagnols jouent aux échecs. Quand je lus le trait d’un Duc de Savoye qui se retourna, faisant route, pour crier, à votre gorge, marchand de Paris, je dis, me voilà.
Cette lenteur de penser jointe à cette vivacité de sentir, je ne l’ai pas seulement dans la conversation, je l’ai même seul & quand je travaille. Mes idées s’arrangent dans ma tête avec la plus incroyable difficulté. Elles y circulent sourdement; elles y fermentent jusqu’à m’émouvoir, m’échauffer, me donner des palpitations; & au milieu de toute cette émotion je ne vois rien nettement; je ne saurois écrire un seul mot, il faut que j’attende. Insensiblement ce grand mouvement s’appaise, [147] ce chaos se débrouille; chaque chose vient se mettre à sa place, mais lentement & après une longue & confuse agitation. N’avez-vous point vu quelquefois l’opéra en Italie? Dans les changemens de scene il regne sur ces grands théâtres un désordre désagréable & qui dure assez long-tems: toutes les décorations sont entre-mêlées; on voit de toutes parts un tiraillement qui fait peine; on croit que tout va renverser. Cependant peu-à-peu tout s’arrange, rien ne manque & l’on est tout surpris de voir succéder à ce long tumulte un spectacle ravissant. Cette manœuvre est à-peu-près celle qui se fait dans mon cerveau quand je veux écrire. Si j’avois su premiérement attendre & puis rendre dans leur beauté les choses qui s’y sont ainsi peintes, peu d’Auteurs m’auroient surpassé.
De-là vient l’extrême difficulté que je trouve à écrire. Mes manuscrits raturés, barbouillés, mêlés, indéchiffrables, attestent la peine qu’ils m’ont coûtée. Il n’y en a pas un qu’il ne m’ait fallu transcrire quatre ou cinq fois avant de le donner à la presse. Je n’ai jamais pu rien faire la plume à la main vis-à-vis d’une table & de mon papier: c’est à la promenade au milieu des rochers & des bois, c’est la nuit dans mon lit & durant mes insomnies que j’écris dans mon cerveau, l’on peut juger avec quelle lenteur, sur-tout pour un homme absolument dépourvu de mémoire verbale & qui de la vie n’a pu retenir six vers par coeur. Il y a telle de mes périodes que j’ai tournée & retournée cinq ou six nuits dans ma tête avant qu’elle fût en état d’être mise sur le papier. De-là vient encore que je réussis mieux aux ouvrages qui demandent du travail, qu’à ceux qui veulent être faits avec une certaine légéreté, [148] comme les lettres; genre dont je n’ai jamais pu prendre le ton & dont l’occupation me met au supplice. Je n’écris point de lettres sur les moindres sujets qui ne me coûtent des heures de fatigue, ou si je veux écrire de suite ce qui me vient, je ne sais ni commencer ni finir, ma lettre est un long & confus verbiage; à peine m’entend-on quand on la lit.
Non-seulement les idées me coûtent à rendre, elles me coûtent même à recevoir. J’ai étudié les hommes & je me crois assez bon observateur. Cependant je ne sais rien voir de ce que je vois; je ne vois bien que ce que je me rappelle & je n’ai de l’esprit que dans mes souvenirs. De tout ce qu’on dit, de tout ce qu’on fait, de tout ce qui se passe en ma présence, je ne sens rien, je ne pénetre rien. Le signe extérieur est tout ce qui me frappe. Mais ensuite tout cela me revient: je me rappelle le lieu, le tems, le ton, le regard, le geste, la circonstance, rien ne m’échappe. Alors sur ce qu’on a fait ou dit, je trouve ce qu’on a pensé, & il est rare que je me trompe.
Si peu maître de mon esprit seul avec moi-même, qu’on juge de ce que je dois être dans la conversation, où, pour parler à propos, il faut penser à la fois & sur le champ à mille choses. La seule idée de tant de convenances dont je suis sûr d’oublier au moins quelqu’une, suffit pour m’intimider. Je ne comprends pas même comment on ose parler dans un cercle: car à chaque mot il faudroit passer en revue tous les gens qui sont là: il faudroit connoître tous leurs caracteres, savoir leurs histoires, pour être sûr de ne rien dire qui puisse offenser quelqu’un. Là-dessus ceux qui vivent dans le monde ont un grand avantage: sachant mieux ce qu’il faut taire, ils sont plus surs [149] de ce qu’ils disent: encore leur échappe-t-il souvent des balourdises. Qu’on juge de celui qui tombe là des nues! il lui est presque impossible de parler une minute impunément. Dans le tête-à-tête il y a un autre inconvénient que je trouve pire; la nécessité de parler toujours. Quand on vous parle, il faut répondre, & si l’on ne dit mot, il faut relever la conversation. Cette insupportable contrainte m’eût seule dégoûté de la société. Je ne trouve point de gêne plus terrible que l’obligation de parler sur-le-champ & toujours. Je ne sais si ceci tient à ma mortelle aversion pour tout assujettissement; mais c’est assez qu’il faille absolument que je parle pour que je dise une sottise infailliblement.
Ce qu’il y a de plus fatal est qu’au lieu de savoir me taire quand je n’ai rien à dire, c’est alors que pour payer plutôt ma dette j’ai la fureur de vouloir parler. Je me hâte de balbutier promptement des paroles sans idées, trop heureux quand elles ne signifient rien du tout. En voulant vaincre ou cacher mon ineptie, je manque rarement de la montrer.
Je crois que voilà de quoi faire assez comprendre comment n’étant pas un sot, j’ai cependant souvent passé pour l’être, même chez des gens en état de bien juger: d’autant plus malheureux que ma physionomie & mes yeux promettent davantage & que cette attente frustrée rend plus choquante aux autres ma stupidité. Ce détail qu’une occasion particuliere a fait naître n’est pas inutile à ce qui doit suivre. Il contient la clef de bien des choses extraordinaires qu’on m’a vu faire & qu’on attribue à une humeur sauvage que je n’ai point. J’aimerois la société comme un autre, si je n’étois sûr de m’y [150] montrer non-seulement à mon désavantage, mais tout autre que je ne suis. Le parti que j’ai pris d’écrire & de me cacher est précisément celui qui me convenoit. Moi présent on n’auroit jamais su ce que je valois, on ne l’auroit pas soupçonné même; & c’est ce qui est arrivé à Madame Dupin, quoique femme d’esprit & quoique j’aye vécu dans sa maison plusieurs années. Elle me l’a dit bien des fois elle-même depuis ce tems-là. Au reste, tout ceci souffre des exceptions & j’y reviendrai dans la suite.
La mesure de mes talens ainsi fixée, l’état qui me convenoit ainsi désigné, il ne fut plus question pour la seconde fois que de remplir ma vocation. La difficulté fut que je n’avois pas fait mes études & que je ne savois pas même assez de latin pour être prêtre. Madame de Warens imagina de me faire instruire au séminaire pendant quelque tems. Elle en parla au supérieur; c’étoit un lazariste appellé M.Gros, bon petit homme, à moitié borgne, maigre, grison, le plus spirituel & le moins pédant lazariste que j’aye connu; ce qui n’est pas beaucoup dire à la vérité.
Il venoit quelquefois chez Maman qui l’accueilloit, le caressoit, l’agaçoit même & se faisoit quelquefois lacer par lui, emploi dont il se chargeoit assez volontiers. Tandis qu’il étoit en fonction, elle couroit par la chambre de côté & d’autre faisoit tantôt ceci tantôt cela. Tiré par le lacet Monsieur le Supérieur suivoit en grondant & disant à tout moment; mais Madame, tenez-vous donc. Cela faisoit un sujet assez pittoresque.
M. Gros se prêta de bon coeur au projet de Maman. Il se [151] contenta d’une pension très-modique & se chargea de l’instruction. Il ne fut question que du consentement de l’Evêque, qui non-seulement l’accorda, mais qui voulut payer la pension. Il permit aussi que je restasse en habit laïque, jusqu’à ce qu’on pût juger par un essai du succès qu’on devoit espérer.
Quel changement! Il fallut m’y soumettre. J’allai au séminaire comme j’aurois été au supplice. La triste maison qu’un séminaire; sur-tout pour qui sort de celle d’une aimable femme. J’y portai un seul livre que j’avois prié Maman de me prêter & qui me fut d’une grande ressource. On ne devinera pas quelle sorte de livre c’étoit: un livre de musique. Parmi les talens qu’elle avoit cultivés la musique n’avoit pas été oubliée. Elle avoit de la voix, chantoit passablement & jouoit un peu du clavecin. Elle avoit eu la complaisance de me donner quelques leçons de chant, & il fallut commencer de loin, car à peine savois-je la musique de nos pseaumes. Huit ou dix leçons de femme & fort interrompues, loin de me mettre en état de solfier ne m’apprirent pas le quart des signes de la musique. Cependant j’avois une telle passion pour cet art, que je voulus essayer de m’exercer seul. Le livre que j’emportai n’étoit pas même des plus faciles; c’étoient les cantates de Clérambault. On concevra quelle fut mon application & mon obstination, quand je dirai que sans connoître ni transposition ni quantité, je parvins à déchiffrer & chanter sans faute le premier récitatif & le premier air de la cantate d’Alphée & Aréthuse; & il est vrai que cet air est scandé si juste, qu’il ne faut que réciter les vers avec leur mesure pour y mettre celle de l’air.
[152] Il y avoit au séminaire un maudit lazariste qui m’entreprit & qui me fit prendre en horreur le latin qu’il vouloit m’enseigner. Il avoit des cheveux plats, gras & noirs, un visage de pain d’épice, une voix de buffle, un regard de chat-huant, des crins de sanglier au lieu de barbe; son sourire étoit sardonique; ses membres jouoient comme les poulies d’un mannequin: j’ai oublié son odieux nom; mais sa figure effrayante & doucereuse m’est restée & j’ai peine à me la rappeller sans frémir. Je crois le rencontrer encore dans les corridors, avançant gracieusement son crasseux bonnet carré pour me faire signe d’entrer dans sa chambre, plus affreuse pour moi qu’un cachot. Qu’on juge du contraste d’un pareil maître pour le disciple d’un abbé de Cour!
Si j’étois resté deux mois à la merci de ce monstre, je suis persuadé que ma tête n’y auroit pas résisté. Mais le bon M. Gros qui s’aperçut que j’étois triste, que je ne mangeois pas, que je maigrissois, devina le sujet de mon chagrin; cela n’étoit pas difficile. Il m’ôta des griffes de ma bête & par un autre contraste encore plus marqué me remit au plus doux des hommes. C’étoit un jeune abbé Faucigneran, appellé M. Gâtier qui faisoit son séminaire & qui par complaisance pour M. Gros & je crois, par humanité, vouloit bien prendre sur ses études le tems qu’il donnoit à diriger les miennes. Je n’ai jamais vu de physionomie plus touchante que celle de M. Gâtier. Il étoit blond & sa barbe tiroit sur le roux. Il avoit le maintien ordinaire aux gens de sa province, qui sous une figure épaisse cachent tous beaucoup d’esprit; mais ce qui se marquoit vraiment en lui étoit une ame sensible, affectueuse, [153] aimante. Il y avoit dans ses grands yeux bleus un mélange de douceur, de tendresse & de tristesse, qui faisoit qu’on ne pouvoit le voir sans s’intéresser à lui. Aux regards, au ton de ce pauvre jeune homme, on eût dit qu’il prévoyoit sa destinée & qu’il se sentoit né pour être malheureux.
Son caractere ne démentoit pas sa physionomie. Plein de patience & de complaisance, il sembloit plutôt étudier avec moi que m’instruire. Il n’en falloit pas tant pour me le faire aimer, son prédécesseur avoit rendu cela très-facile. Cependant malgré tout le tems qu’il me donnoit, malgré toute la bonne volonté que nous y mettions l’un & l’autre & quoiqu’il s’y prît très-bien, j’avançai peu en travaillant beaucoup. Il est singulier qu’avec assez de conception je n’ai jamais pu rien apprendre avec des maîtres, excepté mon pere & M. Lambercier. Le peu que je sais de plus, je l’ai appris seul, comme on verra ci-après. Mon esprit impatient de toute espece de joug ne peut s’asservir à la loi du moment. La crainte même de ne pas apprendre m’empêche d’être attentif. De peur d’impatienter celui qui me parle, je feins d’entendre; il va en avant & je n’entends rien. Mon esprit veut marcher à son heure, il ne peut se soumettre à celle d’autrui.
Le tems des ordinations étant venu, M. Gâtier s’en retourna diacre dans sa province. Il emporta mes regrets, mon attachement, ma reconnoissance. Je fis pour lui des voeux qui n’ont pas été plus exaucés que ceux que j’ai faits pour moi-même. Quelques années après j’appris qu’étant vicaire dans une paroisse il avoit fait un enfant à une fille, la seule dont avec un coeur très-tendre il eût jamais été amoureux. Ce fut un scandale [154] effroyable dans un diocese administré très-sévérement. Les Prêtres, en bonne regle, ne doivent faire des enfans qu’à des femmes mariées. Pour avoir manqué à cette loi de convenance, il fut mis en prison, diffamé, chassé. Je ne sais s’il aura pu dans la suite rétablir ses affaires; mais le sentiment de son infortune profondément gravé dans mon coeur me revint quand j’écrivis l’Emile, & réunissant M. Gâtier avec M. Gaime, je fis de ces deux dignes prêtres l’original du Vicaire Savoyard. Je me flatte que l’imitation n’a pas déshonoré ses modeles.
Pendant que j’étois au séminaire, M. d’Aubonne fut obligé de quitter Annecy. M***[Intendant] s’avisa de trouver mauvais qu’il fît l’amour à sa femme. C’étoit faire comme le chien du jardinier; car quoique Madame***[Corvezi] fût aimable, il vivoit fort mal avec elle: & il la traitoit si brutalement qu’il fut question de séparation. M *** [Corvezi] étoit un vilain homme, noir comme une taupe, fripon comme une chouette & qui à force de vexations, finit par se faire chasser lui-même. On dit que les Provençaux se vengent de leurs ennemis par des chansons; M. d’Aubonne se vengea du sien par une comédie: il envoya cette piece à Madame de Warens qui me la fit voir. Elle me plut & me fit naître la fantaisie d’en faire une pour essayer si j’étois en effet aussi bête que l’auteur l’avoit prononcé: mais ce ne fut qu’à Chambéri que j’exécutai ce projet en écrivant l’Amant de lui-même. Ainsi quand j’ai dit dans la préface de cette piece que je l’avois écrite à dix-huit ans, j’ai menti de quelques années.
C’est à-peu-près à ce tems-ci que se rapporte un événement [155] peu important en lui-même, mais qui a eu pour moi des suites & qui a fait du bruit dans le monde quand je l’avois oublié. Toutes les semaines j’avois une fois la permission de sortir, je n’ai pas besoin de dire quel usage j’en faisais. Un dimanche que j’étois chez Maman, le feu prit à un bâtiment des Cordeliers attenant à la maison qu’elle occupoit. Ce bâtiment où étoit leur four étoit plein jusqu’au comble de fascines seches. Tout fut embrasé en très-peu de tems. La maison étoit en grand péril & couverte par les flammes que le vent y portoit. On se mit en devoir de déménager en hâte & de porter les meubles dans le jardin, qui étoit vis-à-vis mes anciennes fenêtres & au-delà du ruisseau dont j’ai parlé. J’étois si troublé que je jettois indifféremment par la fenêtre tout ce qui me tomboit sous la main, jusqu’à un gros mortier de pierre qu’en tout autre tems j’aurois eu peine à soulever: j’étois prêt à y jetter de même une grande glace, si quelqu’un ne m’eût retenu. Le bon Evêque qui étoit venu voir Maman ce jour-là ne resta pas, non plus, oisif. Il l’emmena dans le jardin où il se mit en prieres avec elle & tous ceux qui étoient là, en sorte qu’arrivant quelque tems après je vis tout le monde à genoux & m’y mis comme les autres. Durant la priere du saint homme le vent changea, mais si brusquement & si à propos que les flammes qui couvroient la maison & entroient déjà par les fenêtres furent portées de l’autre côté de la cour & la maison n’eut aucun mal. Deux ans après, M. de Bernex étant mort, les Antonins, ses anciens confreres commencerent à recueillir les pieces qui pouvoient servir à sa béatification. A la priere du P. Boudet je joignis à [156] ces pieces une attestation du fait que je viens de rapporter, en quoi je fis bien; mais en quoi je fis mal, ce fut de donner ce fait pour un miracle. J’avois vu l’Evêque en priere & durant sa priere j’avois vu le vent changer & même très-à propos: voilà ce que je pouvois dire & certifier: mais qu’une de ces deux choses fût la cause de l’autre, voilà ce que je ne devois pas attester, parce que je ne pouvois le savoir. Cependant autant que je puis me rappeller mes idées, alors sincerement catholique, j’étois de bonne foi. L’amour du merveilleux si naturel au coeur humain, ma vénération pour ce vertueux Prélat, l’orgueil secret d’avoir peut-être contribué moi-même au miracle, aiderent à me séduire, & ce qu’il y a de sûr est que si ce miracle eût été l’effet des plus ardentes prieres, j’aurois bien pu m’en attribuer ma part.
Plus de trente ans après, lorsque j’eus publié les Lettres de la Montagne, M. Fréron déterra ce certificat, je ne sais comment & en fit usage dans ses feuilles. Il faut avouer que la découverte étoit heureuse & l’à-propos me parut à moi-même très-plaisant.
J’étois destiné à être le rebut de tous les états. Quoique M. Gâtier eût rendu de mes progrès le compte le moins défavorable qu’il lui fût possible, on voyoit qu’ils n’étoient pas proportionnés à mon travail & cela n’étoit pas encourageant pour me faire pousser mes études. Aussi l’Evêque & le Supérieur se rebuterent-ils & on me rendit à Madame de Warens comme un sujet qui n’étoit pas même bon pour être prêtre; au reste assez bon garçon, disoit-on & point vicieux; ce qui fit que malgré tant de préjugés rebutans sur mon compte, elle ne m’abandonna pas.
[157] Je rapportai chez elle en triomphe son livre de musique dont j’avois tiré si bon parti. Mon air d’Alphée & Aréthuse étoit à-peu-près tout ce que j’avois appris au séminaire. Mon goût marqué pour cet art lui fit naître la pensée de me faire musicien. L’occasion étoit commode. On faisoit chez elle au moins une fois la semaine de la musique & le maître de musique de la cathédrale qui dirigeoit ce petit concert venoit la voir très-souvent. C’étoit un Parisien nommé M. le Maître, bon compositeur, fort vif, fort gai, jeune encore, assez bien fait, peu d’esprit, mais au demeurant très-bon homme. Maman me fit faire sa connoissance; je m’attachois à lui, je ne lui déplaisois pas: on parla de pension; l’on en convint. Bref, j’entrai chez lui & j’y passai l’hiver d’autant plus agréablement que la maîtrise n’étant qu’à vingt pas de la maison de Maman, nous étions chez elle en un moment & nous y soupions très-souvent ensemble.
On jugera bien que la vie de la maîtrise toujours chantante & gaie, avec les musiciens & les enfans de choeur, me plaisoit plus que celle du séminaire avec les peres de St. Lazare. Cependant cette vie, pour être plus libre, n’en étoit pas moins égale & réglée. J’étois fait pour aimer l’indépendance & pour n’en abuser jamais. Durant six mais entiers, je ne sortis pas une seule fois que pour aller chez Maman ou à l’église & je n’en fus pas même tenté. Cet intervalle est un de ceux où j’ai vécu dans le plus grand calme & que je me suis rappelés avec le plus de plaisir. Dans les situations diverses où je me suis trouvé, quelques-uns ont été marqués par un tel sentiment de bien-être, qu’en les remémorant j’en suis affecté comme si [158] j’y étois encore. Non-seulement je me rappelle les tems, les lieux, les personnes, mais tous les objets environnans la température de l’air, son odeur, sa couleur, une certaine impression locale qui ne s’est fait sentir que là & dont le souvenir vif m’y transporte de nouveau. Par exemple, tout ce qu’on répétoit à la maîtrise, tout ce qu’on chantoit au choeur, tout ce qu’on y faisoit, le bel & noble habit des Chanoines, les chasubles des Prêtres, les mitres des chantres, la figure des musiciens, un vieux charpentier boiteux qui jouoit de la contrebasse, un petit abbé blondin qui jouoit du violon, le lambeau de soutane qu’après avoir posé son épée M. le Maître endossoit par-dessous son habit laique & le beau surplis fin dont il en couvroit les loques pour aller au choeur: l’orgueil avec lequel j’allois, tenant ma petite flûte à bec m’établir dans l’orchestre à la tribune, pour un petit bout de récit que M. le Maître avoit fait exprès pour moi: le bon dîné qui nous attendoit ensuite, le bon appétit qu’on y portoit; ce concours d’objets vivement retracé m’a cent fois charmé dans ma mémoire, autant & plus que dans la réalité. J’ai gardé toujours une affection tendre pour un certain air du Conditor alme syderum qui marche par jambes; parce qu’un dimanche de l’Avent j’entendis de mon lit chanter cette hymne avant le jour sur le perron de la cathédrale, selon un rite de cette Eglise-là. Mlle. Merceret femme-de-chambre de Maman savoit un peu de musique: je n’oublierai jamais un petit mottet afferte que M. le Maître me fit chanter avec elle & que sa maîtresse écoutoit avec tant de plaisir. Enfin tout jusqu’à la bonne servante Perrine qui étoit si bonne fille & que les enfans de [159] choeur faisoient tant endêver, tout dans les souvenirs de ces tems de bonheur & d’innocence revient souvent me ravir & m’attrister.
Je vivois à Annecy depuis près d’un an sans le moindre reproche; tout le monde étoit content de moi. Depuis mon départ de Turin je n’avois point fait de sottise & je n’en fis point tant que je fus sous les yeux de Maman. Elle me conduisoit & me conduisoit toujours bien; mon attachement pour elle étoit devenu ma seule passion & ce qui prouve que ce n’étoit pas une passion folle c’est que mon coeur formoit ma raison. Il est vrai qu’un seul sentiment absorbant pour ainsi dire toutes mes facultés, me mettoit hors d’état de rien apprendre; pas même la musique, bien que j’y fisse tous mes efforts. Mais il n’y avoit point de ma faute; la bonne volonté y étoit tout entiere, l’assiduité y étoit. J’étois distrait, rêveur, je soupirois; qu’y pouvois-je faire? Il ne manquoit à mes progrès rien qui dépendît de moi; mais pour que je fisse de nouvelles folies, il ne falloit qu’un sujet qui vînt me les inspirer. Ce sujet se présenta; le hasard arrangea les choses & comme on verra dans la suite, ma mauvaise tête en tira parti.
Un soir du mais de Février qu’il faisoit bien froid, comme nous étions tous autour du feu, nous entendîmes frapper à la porte de la rue. Perrine prend sa lanterne, descend, ouvre: un jeune homme entre avec elle, monte, se présente d’un air aisé & fait à M. le Maître un compliment court & bien tourné, se donnant pour un musicien françois que le mauvais état de ses finances forçoit de vicarier pour passer son chemin. A ce mot de musicien françois le coeur tressaillit au bon le [160]Maître; il aimoit passionnément son pays & son art. Il accueillit le jeune passager, lui offrit le gîte dont il paroissoit avoir grand besoin & qu’il accepta sans beaucoup de façon. Je l’examinai tandis qu’il se chauffoit & qu’il jasoit en attendant le souper. Il étoit court de stature mais large de quarrure; il avoit je ne sais quoi de contrefait dans sa taille sans aucune difformité particuliere; c’étoit pour ainsi dire un bossu à épaules plates, mais je crois qu’il boitoit un peu. Il avoit un habit noir plutôt usé que vieux & qui tomboit par pieces, une chemise très-fine & très-sale, de belles manchettes d’effilé, des guêtres dans lesquelles il auroit mis les deux jambes & pour se garantir de la neige un petit chapeau à porter sous le bras. Dans ce comique équipage il y avoit pourtant quelque chose de noble que son maintien ne démentoit pas; sa physionomie avoit de la finesse & de l’agrément, il parloit facilement & bien, mais très-peu modestement. Tout marquoit en lui un jeune débauché qui avoit eu de l’éducation & qui n’alloit pas gueusant comme un gueux, mais comme un fou. Il nous dit qu’il s’appeloit Venture de Villeneuve, qu’il venoit de Paris, qu’il s’étoit égaré dans sa route, & oubliant un peu son rôle de musicien, il ajouta qu’il alloit à Grenoble voir un parent qu’il avoit dans le parlement.
Pendant le soupé on parla de musique & il en parla bien. Il connoissoit tous les grands virtuoses, tous les ouvrages célebres, tous les acteurs, toutes les actrices, toutes les jolies femmes, tous les grands seigneurs. Sur tout ce qu’on disoit il paroissoit au fait; mais à peine un sujet étoit-il entamé qu’il brouilloit l’entretien par quelque polissonnerie qui faisoit rire & [161] oublier ce que l’on avoit dit. C’étoit un samedi; il y avoit le lendemain musique à la cathédrale. M. le Maître lui propose d’y chanter; très-volontiers; lui demande quelle est sa partie? la Haute-contre, & il parle d’autre chose. Avant d’aller à l’église on lui offrit sa partie à prévoir; il n’y jetta pas les yeux. Cette gasconnade surprit le Maître: vous verrez, me dit-il à l’oreille, qu’il ne soit pas une note de musique. J’en ai grand’peur, lui répondis-je. Je les suivis très-inquiet. Quand on commença, le coeur me battit d’une terrible force; car je m’intéressois beaucoup à lui.
J’eus bientôt de quoi me rassurer. Il chanta ses deux récits avec toute la justesse & tout le goût imaginables & qui plus est avec une très-jolie voix. Je n’ai gueres eu de plus agréable surprise. Après la messe M. Venture reçut des complimens à perte de vue des chanoines & des musiciens, auxquels il répondoit en polissonnant, mais toujours avec beaucoup de grâce. M. le Maître l’embrassa de bon coeur; j’en fis autant: il vit que j’étois bien aise & cela parut lui faire plaisir.
On conviendra je m’assure, qu’après m’être engoué de M. Bâcle, qui tout compté n’étoit qu’un manan, je pouvois m’engouer de M. Venture qui avoit de l’éducation, des talens, de l’esprit, de l’usage du monde & qui pouvoit passer pour un aimable débauché. C’est aussi ce qui m’arriva & ce qui seroit arrivé, je pense, à tout autre jeune homme à ma place, d’autant plus facilement encore qu’il auroit eu un meilleur tact pour sentir le mérite & un meilleur goût pour s’y attacher: car Venture en avoit, sans contredit, & il en avoit sur-tout un bien rare à son âge, celui de n’être point pressé de montrer [162] son acquis. Il est vrai qu’il se vantoit de beaucoup de choses qu’il ne savoit point; mais pour celles qu’il savoit & qui étoient en assez grand nombre, il n’en disoit rien: il attendoit l’occasion de les montrer; il s’en prévaloit alors sans empressement & cela faisoit le plus grand effet. Comme il s’arrêtoit après chaque chose sans parler du reste, on ne savoit plus quand il auroit tout montré. Badin, folâtre, inépuisable, séduisant dans la conversation, souriant toujours & ne riant jamais, il disoit du ton le plus élégant les choses les plus grossieres & les faisoit passer. Les femmes même les plus modestes s’étonnoient de ce qu’elles enduroient de lui. Elles avoient beau sentir qu’il falloit se fâcher, elles n’en avoient pas la force. Il ne lui falloit que des filles perdues; & je ne crois pas qu’il fût fait pour avoir de bonnes fortunes, mais il étoit fait pour mettre un agrément infini dans la société des gens qui en avoient. Il étoit difficile qu’avec tant de talens agréables, dans un pays où l’on s’y connoît & où on les aime, il restât borné long-tems à la sphere des musiciens.
Mon goût pour M. Venture, plus raisonnable dans sa cause fut aussi moins extravagant dans ses effets, quoique plus vif & plus durable que celui que j’avois pris pour M. Bâcle. J’aimois à le voir, à l’entendre, tout ce qu’il faisoit me paroissoit charmant, tout ce qu’il disoit me sembloit des oracles: mais mon engouement n’alloit pas jusqu’à ne pouvoir me séparer de lui. J’avois à mon voisinage un bon préservatif contre cet excès. D’ailleurs trouvant ses maximes très-bonnes pour lui, je sentois qu’elles n’étoient pas à mon usage; il me falloit une autre sorte de volupté dont il n’avoit pas l’idée & dont je n’osois [163] même lui parler, bien sûr qu’il se seroit moqué de moi. Cependant j’aurois voulu allier cet attachement avec celui qui me dominoit. J’en parlois à Maman avec transport; le Maître lui en parloit avec éloges. Elle consentit qu’on le lui amenât: mais cette entrevue ne réussit point du tout: il la trouva précieuse; elle le trouva libertin, & s’alarmant pour moi d’une aussi mauvaise connoissance, non-seulement elle me défendit de le lui ramener, mais elle me peignit si fortement les dangers que je courois avec ce jeune homme, que je devins un peu plus circonspect à m’y livrer, &, très-heureusement pour mes moeurs & pour ma tête, nous fûmes bientôt séparés.
M. le Maître avoit les goûts de son art; il aimoit le vin. A table, cependant il étoit sobre; mais en travaillant dans son cabinet il falloit qu’il bût. Sa servante le savoit si bien que sitôt qu’il préparoit son papier pour composer & qu’il prenoit son violoncelle, son pot & son verre arrivoient l’instant d’après & le pot se renouveloit de tems à autre. Sans jamais être absolument ivre, il étoit toujours pris de vin, & en vérité c’étoit dommage, car c’étoit un garçon essentiellement bon & si gai que Maman ne l’appeloit que petit-chat. Malheureusement il aimoit son talent, travailloit beaucoup & buvoit de même. Cela prit sur sa santé & enfin sur son humeur; il étoit quelquefois ombrageux & facile à offenser. Incapable de grossiéreté, incapable de manquer à qui que ce fût, il n’a jamais dit une mauvaise parole, même à un de ses enfans de choeur. Mais il ne falloit pas non plus lui manquer & cela étoit juste. Le mal étoit qu’ayant peu d’esprit il ne discernoit pas les tons & les caracteres & prenoit souvent la mouche sur rien.
[164] L’ancien chapitre de Geneve où jadis tant de Princes & d’Evêques se faisoient un honneur d’entrer, a perdu dans son exil son ancienne splendeur, mais il a conservé sa fierté. Pour pouvoir y être admis, il faut toujours être gentilhomme ou docteur de Sorbonne, & s’il est un orgueil pardonnable après celui qui se tire du mérite personnel, c’est celui qui se tire de la naissance. D’ailleurs tous les prêtres qui ont des laïques à leurs gages les traitent d’ordinaire avec assez de hauteur. C’est ainsi que les chanoines traitoient souvent le pauvre le Maître. Le chantre sur-tout, appellé M. l’abbé de Vidonne, qui, du reste étoit un très-galant homme, mais trop plein de sa noblesse, n’avoit pas toujours pour lui les égards que méritoient ses talens, & l’autre n’enduroit pas volontiers ces dédains. Cette année ils eurent durant la semaine sainte un démêlé plus vif qu’à l’ordinaire dans un dîné de regle que l’Evêque donnoit aux chanoines & où le Maître étoit toujours invité. Le chantre lui fit quelque passe-droit & lui dit quelque parole dure, que celui-ci ne put digérer. Il prit sur-le-champ la résolution de s’enfuir la nuit suivante, & rien ne put l’en faire démordre, quoique Madame de Warens, à qui il alla faire ses adieux, n’épargnât rien pour l’appaiser. Il ne put renoncer au plaisir de se venger de ses tyrans, en les laissant dans l’embarras aux fêtes de Pâques, tems où l’on avoit le plus grand besoin de lui. Mais ce qui l’embarrassoit lui-même étoit sa musique qu’il vouloit emporter, ce qui n’étoit pas facile. Elle formoit une caisse assez grosse & fort lourde, qui ne s’emportoit pas sous le bras.
Maman fit ce que j’aurois fait & ce que je ferois encore à [165] sa place. Après bien des efforts inutiles pour le retenir, le voyant résolu de partir comme que ce fût, elle prit le parti de l’aider en tout ce qui dépendoit d’elle. J’ose dire qu’elle le devoit. Le Maître s’étoit consacré, pour ainsi dire à son service. Soit en ce qui tenoit à son art, soit en ce qui tenoit à ses soins, il étoit entierement à ses ordres & le coeur avec lequel il les suivoit, donnoit à sa complaisance un nouveau prix. Elle ne faisoit donc que rendre à un ami dans une occasion essentielle ce qu’il faisoit pour elle en détail depuis trois ou quatre ans; mais elle avoit une ame qui pour remplir de pareils devoirs n’avoit pas besoin de songer que c’en étoient pour elle. Elle me fit venir, m’ordonna de suivre M. le Maître au moins jusqu’à Lyon & de m’attacher à lui aussi long-tems qu’il auroit besoin de moi. Elle m’a depuis avoué que le désir de m’éloigner de Venture étoit entré pour beaucoup dans cet arrangement. Elle consulta Claude Anet son fidele domestique pour le transport de la caisse. Il fut d’avis qu’au lieu de prendre à Annecy une bête de somme qui nous feroit infailliblement découvrir, il falloit quand il seroit nuit porter la caisse à bras jusqu’à une certaine distance & louer ensuite un âne dans un village pour la transporter jusqu’à Seyssel, où étant sur terres de France nous n’aurions plus rien à risquer. Cet avis fut suivi: nous partîmes le même soir à sept heures & Maman, sous prétexte de payer ma dépense grossit la petite bourse du pauvre petit-chat d’un surcroît qui ne lui fut pas inutile. Claude Anet, le jardinier & moi, portâmes la caisse comme nous pûmes jusqu’au premier village, où un âne nous relaya, & la même nuit nous nous rendîmes à Seyssel.
[166] Je crois avoir déjà remarqué qu’il y a des tems où je suis si peu semblable à moi-même, qu’on me prendroit pour un autre homme de caractere tout opposé. On en va voir un exemple. M. Reydelet curé de Seyssel étoit chanoine de St. Pierre, par conséquent de la connoissance de M. le Maître & l’un des hommes dont il devoit le plus se cacher. Mon avis fut au contraire d’aller nous présenter à lui & lui demander gîte sous quelque prétexte, comme si nous étions là du consentement du chapitre. Le Maître goûta cette idée qui rendoit sa vengeance moqueuse & plaisante. Nous allâmes donc effrontément chez M. Reydelet, qui nous reçut très-bien. Le Maître lui dit qu’il alloit à Bellay à la priere de l’Evêque diriger sa musique aux fêtes de Pâques, qu’il comptoit repasser dans peu de jours, & moi à l’appui de ce mensonge j’en enfilai cent autres si naturels que M. Reydelet me trouvant joli garçon, me prit en amitié & me fit mille caresses. Nous fûmes bien régalés, bien couchés, M. Reydelet ne savoit quelle chere nous faire; & nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde, avec promesse de nous arrêter plus long-tems au retour. A peine pûmes-nous attendre que nous fussions seuls pour commencer nos éclats de rire, & j’avoue qu’ils me reprennent encore en y pensant; car on ne sauroit imaginer une espiéglerie mieux soutenue ni plus heureuse. Elle nous eût égayés durant toute la route, si M. le Maître qui ne cessoit de boire & de battre la campagne, n’eût été attaqué deux ou trois fois d’une atteinte à laquelle il devenoit très-sujet & qui ressembloit fort à l’épilepsie. Cela me jetta dans des embarras qui m’effrayerent & dont je pensai bientôt à me tirer comme je pourrois.
[167] Nous allâmes à Bellay passer les fêtes de Pâques comme nous l’avions dit à M. Reydelet; & quoique nous n’y fussions point attendus, nous fûmes reçus du maître de musique & accueillis de tout le monde avec grand plaisir. M. le Maître avoit de la considération dans son art & la méritoit. Le maître de musique de Bellay se fit honneur de ses meilleurs ouvrages & tâcha d’obtenir l’approbation d’un si bon juge: car outre que le Maître étoit connoisseur, il étoit équitable, point jaloux & point flagorneur. Il étoit si supérieur à tous ces maîtres de musique de province & ils le sentoient si bien eux-mêmes, qu’ils le regardoient moins comme leur confrere, que comme leur chef.
Après avoir passé très-agréablement quatre ou cinq jours à Bellay, nous en repartîmes & continuâmes notre route, sans aucun accident que ceux dont je viens de parler. Arrivés à Lyon nous fûmes loger à Notre-Dame de pitié & en attendant la caisse, qu’à la faveur d’un autre mensonge nous avions embarquée sur le Rhône par les soins de notre bon patron M. Reydelet, M. le Maître alla voir ses connoissances, entre autres le Pere Caton, cordelier, dont il sera parlé dans la suite & l’Abbé Dortan, comte de Lyon. L’un & l’autre le reçurent bien, mais ils le trahirent, comme on verra tout à l’heure; son bonheur s’étoit épuisé chez M. Reydelet.
Deux jours après notre arrivée à Lyon, comme nous passions dans une petite rue non loin de notre auberge, le Maître fut surpris d’une de ses atteintes & celle-là fut si violente que j’en fus saisi d’effroi. Je fis des cris, appelai du secours, nommai son auberge & suppliai qu’on l’y fît porter; puis tandis qu’on s’assembloit & s’empressoit autour d’un homme tombé sans [168] sentiment & écumant au milieu de la rue, il fut délaissé du seul ami sur lequel il eût dû compter. Je pris l’instant où personne ne songeoit à moi, je tournai le coin de la rue & je disparus. Grace au Ciel j’ai fini ce troisieme aveu pénible; s’il m’en restoit beaucoup de pareils à faire, j’abandonnerois le travail que j’ai commencé.
De tout ce que j’ai dit jusqu’à présent, il en est resté quelques traces dans les lieux où j’ai vécu; mais ce que j’ai à dire dans le livre suivant est presque entierement ignoré. Ce sont les plus grandes extravagances de ma vie & il est heureux qu’elles n’oient pas plus mal fini. Mais ma tête montée au ton d’un instrument étranger étoit hors de son diapason; elle y revint d’elle-même, & alors je cessai mes folies, ou du moins j’en fis de plus accordantes à mon naturel. Cette époque de ma jeunesse est celle dont j’ai l’idée la plus confuse. Rien presque ne s’y est passé d’assez intéressant à mon coeur pour m’en retracer vivement le souvenir, & il est difficile que dans tant d’allées & venues, dans tant de déplacemens successifs, je ne fasse pas quelques transpositions de tems ou de lieu. J’écris absolument de mémoire, sans monumens, sans matériaux qui puissent me la rappeller. Il y a des événemens de ma vie qui me sont aussi présens que s’ils venoient d’arriver; mais il y a des lacunes & des vides que je ne peux remplir qu’à l’aide de récits aussi confus que le souvenir qui m’en est resté. J’ai donc pu faire des erreurs quelquefois & j’en pourrai faire encore sur des bagatelles, jusqu’au tems où j’ai de moi des renseignemens plus sûrs; mais en ce qui importe vraiment au sujet je suis assuré d’être exact & fidele, comme je tâcherai [169] toujours de l’être en tout: voilà sur quoi l’on peut compter.
Si-tôt que j’eus quitté M. le Maître ma résolution fut prise & je repartis pour Annecy. La cause & le mystere de notre départ m’avoient donné un grand intérêt pour la sûreté de notre retraite; & cet intérêt m’occupant tout entier avoit fait diversion durant quelques jours à celui qui me rappeloit en arriere: mais dès que la sécurité me laissa plus tranquille le sentiment dominant reprit sa place. Rien ne me flattoit, rien ne me tentoit, je n’avois de désir que pour retourner auprès de Maman. La tendresse & la vérité de mon attachement pour elle avoit déraciné de mon coeur tous les projets imaginaires, toutes les folies de l’ambition. Je ne voyois plus d’autre bonheur que celui de vivre auprès d’elle & je ne faisois pas un pas sans sentir que je m’éloignois de ce bonheur. J’y revins donc aussi-tôt que cela me fut possible. Mon retour fut si prompt & mon esprit si distrait que, quoique je me rappelle avec tant de plaisir tous mes autres voyages, je n’ai pas le moindre souvenir de celui-là. Je ne m’en rappelle rien du tout, sinon mon départ de Lyon & mon arrivée à Annecy. Qu’on juge sur-tout si cette derniere époque a dû sortir de ma mémoire! en arrivant je ne trouvai plus Madame de Warens: elle étoit partie pour Paris.
Je n’ai jamais bien su le secret de ce voyage. Elle me l’auroit dit, j’en suis très-sûr, si je l’en avois pressée; mais jamais homme ne fut moins curieux que moi du secret de ses amis. Mon coeur uniquement occupé du présent en remplit toute sa capacité, tout son espace &, hors les plaisirs passés qui font désormois mes uniques jouissances, il n’y reste pas un coin de [170] vide pour ce qui n’est plus. Tout ce que j’ai cru entrevoir dans le peu qu’elle m’en a dit est que, dans la révolution causée à Turin par l’abdication du roi de Sardaigne, elle craignit d’être oubliée & voulut, à la faveur des intrigues de M. d’Aubonne, chercher le même avantage à la Cour de France, où elle m’a souvent dit qu’elle l’eût préféré; parce que la multitude des grandes affaires fait qu’on n’y est pas si désagréablement surveillé. Si cela est, il est bien étonnant qu’à son retour on ne lui ait pas fait plus mauvais visage & qu’elle ait toujours joui de sa pension sans aucune interruption. Bien des gens ont cru qu’elle avoit été chargée de quelque commission secrete, soit de la part de l’Evêque qui avoit alors des affaires à la Cour de France, où il fut lui-même obligé d’aller, soit de la part de quelqu’un plus puissant encore, qui sut lui ménager un heureux retour. Ce qu’il y a de sûr, si cela est, est que l’ambassadrice n’étoit pas mal choisie & que, jeune & belle encore, elle avoit tous les talens nécessaires pour se bien tirer d’une négociation.
Fin du troisieme Livre.
JEAN JACQUES ROUSSEAU
LES CONFESSIONS
DE
J. J. ROUSSEAU.
LIVRE QUATRIEME
J’arrive & je ne la trouve plus. Qu’on juge de ma surprise & de ma douleur! C’est alors que le regret d’avoir lâchement abandonné M. le Maître commença de se faire sentir. Il fut plus vif encore quand j’appris le malheur qui lui étoit arrivé. Sa caisse de Musique qui contenoit toute sa fortune, cette précieuse caisse sauvée avec tant de fatigue, avoit été saisie en arrivant à Lyon par les soins du Comte Dortan à qui le chapitre avoit fait écrire pour le prévenir de cet enlevement furtif. Le Maître avoit en vain réclamé son bien, son gagne-pain, le travail de toute sa vie. La propriété de cette caisse étoit tout au moins sujette à litige; il n’y en eut point. L’affaire fut décidée à l’instant même par la loi du plus fort & le pauvre le Maître perdit ainsi le fruit de ses talens, l’ouvrage de sa jeunesse & la ressource de ses vieux jours.
Il ne manqua rien au coup que je reçus pour le rendre accablant. Mais j’étois dans un âge où les grands chagrins ont [172] peu de prise & je me forgeai bientôt des consolations. Je comptois avoir dans peu des nouvelles de Madame de Warens, quoique je ne susse pas son adresse & qu’elle ignorât que j’étois de retour; & quant à ma désertion, tout bien compté, je ne la trouvois pas si coupable. J’avois été utile à M. le Maître dans sa retraite; c’étoit le seul service qui dépendît de moi. Si j’avois resté avec lui en France je ne l’aurois pas guéri de son mal, je n’aurois pas sauvé sa caisse, je n’aurois fait que doubler sa dépense sans lui pouvoir être bon à rien. Voilà comment alors je voyois la chose; je la vois autrement aujourd’hui. Ce n’est pas quand une vilaine action vient d’être faite qu’elle nous tourmente; c’est quand long-tems après on se la rappelle; car le souvenir ne s’en éteint point.
Le seul parti que j’avois à prendre pour avoir des nouvelles de Maman, étoit d’en attendre: car où l’aller chercher à Paris & avec quoi faire le voyage? Il n’y avoit point de lieu plus sûr qu’Annecy pour savoir tôt ou tard où elle étoit. J’y restai donc. Mais je me conduisis assez mal. Je n’allai point voir l’Evêque qui m’avoit protégé & qui me pouvoit protéger encore. Je n’avois plus ma patronne auprès de lui & je craignois les réprimandes sur notre évasion. J’allai moins encore au séminaire. M. Gros n’y étoit plus. Je ne vis personne de ma connoissance: j’aurois pourtant bien voulu aller voir Madame l’Intendante, mais je n’osai jamais. Je fis plus mal que tout cela. Je retrouvai M. Venture, auquel malgré mon enthousiasme je n’avois pas même pensé depuis mon départ. Je le trouvai brillant & fêté dans tout Annecy; les Dames se l’arrachoient. Ce succès acheva de me tourner la tête. Je ne vis plus [173] rien que M. Venture & il me fit presque oublier Madame de Warens. Pour profiter de ses leçons plus à mon aise, je lui proposai de partager avec moi son gîte; il y consentit. Il étoit logé chez un cordonnier, plaisant & bouffon personnage, qui dans son patois n’appelloit pas sa femme autrement que salopiere; nom qu’elle méritoit assez. Il avoit avec elle des prises que Venture avoit soin de faire durer en paraissant vouloir faire le contraire. Il leur disoit d’un ton froid & dans son accent provençal des mots qui faisoient le plus grand effet; c’étoient des scenes à pâmer de rire. Les matinées se passoient ainsi sans qu’on y songeât. A deux ou trois heures nous mangions un morceau. Venture s’en alloit dans ses sociétés où il soupoit, & moi j’allois me promener seul, méditant sur son grand mérite, admirant, convoitant ses rares talens & maudissant ma malheureuse étoile qui ne m’appelloit point à cette heureuse vie. Eh que je m’y connoissois mal! la mienne eût été cent fois plus charmante si j’avois été moins bête & si j’en avois su mieux jouir.
Madame de Warens n’avoit emmené qu’Anet avec elle; elle avoit laissé Merceret, sa femme-de-chambre dont j’ai parlé. Je la trouvai occupant encore l’appartement de sa maîtresse. Mademoiselle Merceret étoit une fille un peu plus âgée que moi, non pas jolie, mais assez agréable, une bonne fribourgeoise sans malice & à qui je n’ai connu d’autre défaut que d’être quelquefois un peu mutine avec sa maîtresse. Je l’allois voir assez souvent; c’étoit une ancienne connoissance & sa vue m’en rappeloit une plus chere qui me la faisoit aimer. Elle avoit plusieurs amies, entre autres une Mademoiselle [174] Giraud genevoise, qui pour mes péchés s’avisa de prendre du goût pour moi. Elle pressoit toujours Merceret de m’amener chez elle; je m’y laissois mener parce que j’aimois assez Merceret & qu’il y avoit là d’autres jeunes personnes que je voyois volontiers. Pour Mademoiselle Giraud qui me faisoit toutes sortes d’agaceries, on ne peut rien ajouter à l’aversion que j’avois pour elle. Quand elle approchoit de mon visage son museau sec & noir barbouillé de tabac d’Espagne, j’avois peine à m’abstenir d’y cracher. Mais je prenois patience; à cela près, je me plaisois fort au milieu de toutes ces filles, & soit pour faire leur cour à Mademoiselle Giraud, soit pour moi-même, toutes me fêtoient à l’envi. Je ne voyois à tout cela que de l’amitié. J’ai pensé depuis qu’il n’eût tenu qu’à moi d’y voir davantage: mais je ne m’en avisois pas, je n’y pensois pas.
D’ailleurs des couturieres, des filles de chambre, de petites marchandes ne me tentoient gueres. Il me falloit des Demoiselles. Chacun a ses fantaisies, ç’a toujours été la mienne & je ne pense pas comme Horace sur ce point-là. Ce n’est pourtant pas du tout la vanité de l’état & du rang qui m’attire; c’est un teint mieux conservé, de plus belles mains, une parure plus gracieuse, un air de délicatesse & de propreté sur toute la personne, plus de goût dans la maniere de se mettre & de s’exprimer, une robe plus fine & mieux faite, une chaussure plus mignonne, des rubans, de la dentelle, des cheveux mieux ajustés. Je préférerois toujours la moins jolie ayant plus de tout cela. Je trouve moi-même cette préférence très-ridicule; mais mon coeur la donne malgré moi.
[175] Hé bien cet avantage se présentoit encore & il ne tint encore qu’à moi d’en profiter. Que j’aime à tomber de tems en tems sur les momens agréables de ma jeunesse! Ils m’étoient si doux; ils ont été si courts, si rares & je les ai goûtés à si bon marché! Ah! leur seul souvenir rend encore à mon coeur une volupté pure dont j’ai besoin pour animer mon courage & soutenir les ennuis du reste de mes ans.
L’aurore un matin me parut si belle que m’étant habillé précipitamment, je me hâtai de gagner la campagne pour voir lever le soleil. Je goûtai ce plaisir dans tout son charme; c’étoit la semaine après la St. Jean. La terre dans sa plus grande parure étoit couverte d’herbe & de fleurs; les rossignols presque à la fin de leur ramage sembloient se plaire à le renforcer; tous les oiseaux faisant en concert leurs adieux au printems, chantoient la naissance d’un beau jour d’été, d’un de ces jours qu’on ne voit plus à mon âge & qu’on n’a jamais vus dans le triste sol que j’habite aujourd’hui.
Je m’étois insensiblement éloigné de la ville, la chaleur augmentoit & je me promenois sous des ombrages dans un vallon le long d’un ruisseau. J’entends derriere moi des pas de chevaux & des voix de filles qui sembloient embarrassées, mais qui n’en rioient pas de moins bon coeur. Je me retourne, on m’appelle par mon nom, j’approche, je trouve deux jeunes personnes de ma connoissance, Mademoiselle de G***[Graffenried] & Mademoiselle Galley, qui n’étant pas d’excellentes cavalieres ne savoient comment forcer leurs chevaux à passer le ruisseau. Mademoiselle de G [Graffenreid] étoit une jeune Bernoise fort aimable, qui par quelque folie de son âge ayant été jetée hors de son [176] pays avoit imité Madame de Warens, chez qui je l’avois vue quelquefois; mais n’ayant pas eu une pension comme elle, elle avoit été trop heureuse de s’attacher à Mademoiselle Galley, qui, l’ayant prise en amitié avoit engagé sa mere à la lui donner pour compagne, jusqu’à ce qu’on la pût placer de quelque façon. Mademoiselle Galley d’un an plus jeune qu’elle, étoit encore plus jolie; elle avoit je ne sais quoi de plus délicat, de plus fin; elle étoit en même tems très-mignonne & très-formée, ce qui est pour une fille le plus beau moment. Toutes deux s’aimoient tendrement & leur bon caractere à l’une & à l’autre ne pouvoit qu’entretenir long-tems cette union, si quelque amant ne venoit pas la déranger. Elles me dirent qu’elles alloient à Toune, vieux château appartenant à Madame Galley; elles implorerent mon secours pour faire passer leurs chevaux, n’en pouvant venir à bout elles seules; je voulus fouetter les chevaux, mais elles craignoient pour moi les ruades & pour elles les haut-le-corps. J’eus recours à un autre expédient: je pris par la bride le cheval de Mademoiselle Galley, puis le tirant après moi, je traversai le ruisseau ayant de l’eau jusqu’à mi-jambes & l’autre cheval suivit sans difficulté. Cela fait, je voulus saluer ces Demoiselles & m’en aller comme un benêt: elles se dirent quelques mots tout bas, & Mademoiselle G [Graffenried] s’adressant à moi; non pas, non pas, me dit-elle, on ne nous échappe pas comme cela. Vous vous êtes mouillé pour notre service & nous devons en conscience avoir soin de vous sécher: il faut s’il vous plaît venir avec nous, nous vous arrêtons prisonnier. Le coeur me battoit, je regardois Mademoiselle Galley: oui, oui, ajouta-t-elle en riant de ma [177] mine effarée, prisonnier de guerre; montez en croupe derriere elle, nous voulons rendre compte de vous. Mais, Mademoiselle, je n’ai point l’honneur d’être connu de Madame votre mere; que dira-t-elle en me voyant arriver? Sa mere, reprit Mademoiselle de G*** [Graffenried], n’est pas à Toune, nous sommes seules: nous revenons ce soir & vous reviendrez avec nous.
L’effet de l’électricité n’est pas plus prompt que celui que ces mots firent sur moi. En m’élançant sur le cheval de Mademoiselle de G*** [Graffenried], je tremblois de joie, & quand il fallut l’embrasser pour me tenir, le coeur me battoit si fort qu’elle s’en apperçut; elle me dit que le sien lui battoit aussi par la frayeur de tomber; c’étoit presque dans ma posture, une invitation de vérifier la chose; je n’osai jamais, & durant tout le trajet, mes deux bras lui servirent de ceinture, très-serrée à la vérité; mais sans se déplacer un moment. Telle femme qui lira ceci me souffletteroit volontiers & n’auroit pas tort.
La gaieté du voyage & le babil de ces filles, aiguiserent tellement le mien, que jusqu’au soir & tant que nous fûmes ensemble, nous ne déparlâmes pas un moment. Elles m’avoient mis si bien à mon aise, que ma langue parloit autant que mes yeux, quoiqu’elle ne dit pas les mêmes choses. Quelques instans seulement quand je me trouvois tête-à-tête avec l’une ou l’autre l’entretien s’embarrassoit un peu; mais l’absente revenoit bien vite & ne nous laissoit pas le tems d’éclaircir cet embarras.
Arrivés à Toune & moi bien séché, nous déjeunâmes. Ensuite il fallut procéder à l’importante affaire de préparer le dîné. Les deux Demoiselles tout en cuisinant, baisoient de tems en [178] tems les enfans de la grangere; & le pauvre marmiton regardoit faire en rongeant son frein. On avoit envoyé des provisions de la ville & il y avoit de quoi faire un très-bon dîné, sur-tout en friandises; mais malheureusement on avoit oublié du vin. Cet oubli n’étoit pas étonnant pour des filles qui n’en buvoient gueres; mais j’en fus fâché, car j’avois un peu compté sur ce secours pour m’enhardir. Elles en furent fâchées aussi, par la même raison peut-être, mais je n’en crois rien. Leur gaieté vive & charmante étoit l’innocence même, & d’ailleurs qu’eussent-elles fait de moi entre elles deux? Elles envoyerent chercher du vin par-tout aux environs; on n’en trouva point, tant les paysans de ce canton sont sobres & pauvres. Comme elles m’en marquoient leur chagrin, je leur dis de n’en pas être si fort en peine & qu’elles n’avoient pas besoin de vin pour m’enivrer. Ce fut la seule galanterie que j’osai leur dire de la journée; mais je crois que les friponnes voyoient de reste que cette galanterie étoit une vérité.
Nous dînâmes dans la cuisine de la grangere, les deux amies assises sur des bancs aux deux côtés de la longue table & leur hôte entre elles deux sur une escabelle à trois pieds. Quel dîné! Quel souvenir plein de charmes! Comment pouvant à si peu de frais goûter des plaisirs si purs & si vrais, vouloir en rechercher d’autres? Jamais souper des petites-maisons de Paris n’approcha de ce repas, je ne dis pas seulement pour la gaieté, pour la douce joie; mais je dis pour la sensualité.
Après le dîné nous fîmes une économie. Au lieu de prendre le café qui nous restoit du déjeuner, nous le gardâmes pour le goûter avec de la crême & des gâteaux qu’elles avoient apportés, [179] & pour tenir notre appétit en haleine, nous allâmes dans le verger achever notre dessert avec des cerises. Je montai sur l’arbre & je leur en jettois des bouquets dont elles me rendoient les noyaux à travers les branches. Une fois Mademoiselle Galley avançant son tablier & reculant la tête, se présentoit si bien & je visai si juste, que je lui fis tomber un bouquet dans le sein; & de rire. Je me disois en moi-même: que mes levres ne sont-elles des cerises! comme je les leur jetterois ainsi de bon coeur!
La journée se passa de cette sorte à folâtrer avec la plus grande liberté & toujours avec la plus grande décence. Pas un seul mot équivoque, pas une seule plaisanterie hasardée; & cette décence nous ne nous l’imposions point du tout, elle venoit toute seule, nous prenions le ton que nous donnoient nos coeurs. Enfin ma modestie, d’autres diront ma sottise fut telle que la plus grande privauté qui m’échappa fut de baiser une seule fois la main de Mademoiselle Galley. Il est vrai que la circonstance donnoit du prix à cette légere faveur. Nous étions seuls, je respirois avec embarras, elle avoit les yeux baissés. Ma bouche au lieu de trouver des paroles s’avisa de se coller sur sa main, qu’elle retira doucement après qu’elle fut baisée, en me regardant d’un air qui n’étoit point irrité. Je ne sais ce que j’aurois pu lui dire: son amie entra & me parut laide en ce moment.
Enfin elles se souvinrent qu’il ne falloit pas attendre la nuit pour rentrer en ville. Il ne nous restoit que le tems qu’il falloit pour y arriver de jour & nous nous hâtâmes de partir, en nous distribuant comme nous étions venus. Si j’avois osé, j’aurois [180] transposé cet ordre; car le regard de Mademoiselle Galley m’avoit vivement ému le coeur; mais je n’osai rien dire & ce n’étoit pas à elle de le proposer. En marchant nous disions que la journée avoit tort de finir; mais loin de nous plaindre qu’elle eût été courte, nous trouvâmes que nous avions eu le secret de la faire longue par tous les amusemens dont nous avions su la remplir.
Je les quittai à-peu-près au même endroit où elles m’avoient pris. Avec quel regret nous nous séparâmes! avec quel plaisir nous projetâmes de nous revoir! Douze heures passées ensemble nous valoient des siecles de familiarité. Le doux souvenir de cette journée ne coûtoit rien à ces aimables filles; la tendre union qui régnoit entre nous trois valoit des plaisirs plus vifs & n’eût pu subsister avec eux: nous nous aimions sans mystere & sans honte & nous voulions nous aimer toujours ainsi. L’innocence des moeurs a sa volupté qui vaut bien l’autre, parce qu’elle n’a point d’intervalle & qu’elle agit continuellement. Pour moi je sais que la mémoire d’un si beau jour me touche plus, me charme plus, me revient plus au coeur que celle d’aucuns plaisirs que j’aye goûtés en ma vie. Je ne savois pas trop ce que je voulois à ces deux charmantes personnes, mais elles m’intéressoient beaucoup toutes deux. Je ne dis pas que si j’eusse été le maître de mes arrangemens, mon coeur se seroit partagé; j’y sentois un peu de préférence. J’aurois fait mon bonheur d’avoir pour maîtresse Mademoiselle de G*** [Graffenried], mais à choix je crois que je l’aurois mieux aimée pour confidente. Quoi qu’il en soit, il me sembloit en les quittant que je ne pouvois [181] plus vivre sans l’une & sans l’autre. Qui m’eût dit que je ne les reverrois de ma vie & que là finiroient nos éphémeres amours?
Ceux qui liront ceci ne manqueront pas de rire de mes aventures galantes, en remarquant qu’après beaucoup de préliminaires, les plus avancées finissent par baiser la main. O mes lecteurs, ne vous y trompez pas! J’ai peut-être eu plus de plaisir dans mes amours en finissant par cette main baisée, que vous n’en aurez jamais dans les vôtres, en commençant tout au moins par-là.
Venture qui s’étoit couché fort tard la veille, rentra peu de tems après moi. Pour cette fois je ne le vis pas avec le même plaisir qu’à l’ordinaire & je me gardai de lui dire comment j’avois passé ma journée. Ces Demoiselles m’avoient parlé de lui avec peu d’estime & m’avoient paru mécontentes de me savoir en si mauvaises mains; cela lui fit tort dans mon esprit: d’ailleurs tout ce qui me distrayoit d’elles ne pouvoit que m’être désagréable. Cependant il me rappela bientôt à lui & à moi en me parlant de ma situation. Elle étoit trop critique pour pouvoir durer. Quoique je dépensasse très-peu de chose, mon petit pécule achevoit de s’épuiser; j’étois sans ressource. Point de nouvelles de Maman; je ne savois que devenir & je sentois un cruel serrement de coeur, de voir l’ami de Mademoiselle Galley réduit à l’aumône.
Venture me dit qu’il avoit parlé de moi à Monsieur le Juge-Mage, qu’il vouloit m’y mener dîné le lendemain, que c’étoit un homme en état de me rendre service par ses amis; d’ailleurs une bonne connoissance à faire, un homme d’esprit & [182] de lettres, d’un commerce fort agréable, qui avoit des talens & qui les aimoit; puis mêlant, à son ordinaire aux choses les plus sérieuses la plus mince frivolité, il me fit voir un joli couplet venu de Paris, sur un air d’un opéra de Mouret qu’on jouoit alors. Ce couplet avoit plu si fort à Monsiuer Simon, (c’étoit le nom du Juge-Mage), qu’il vouloit en faire un autre en réponse sur le même air: il avoit dit à Venture d’en faire aussi un, & la folie prit à celui-ci de m’en faire faire un troisieme; afin, disoit-il, qu’on vît les couplets arriver le lendemain, comme les brancards du Roman comique.
La nuit ne pouvant dormir, je fis comme je pus mon couplet; pour les premiers vers que j’eusse faits ils étoient passables, meilleurs même, ou du moins faits avec plus de goût qu’ils n’auroient été la veille; le sujet roulant sur une situation fort tendre, à laquelle mon coeur étoit déjà tout disposé. Je montrai le matin mon couplet à Venture, qui le trouvant joli le mit dans sa poche, sans me dire s’il avoit fait le sien. Nous allâmes chez Monsieur Simon, qui nous reçut bien. La conversation fut agréable; elle ne pouvoit manquer de l’être entre deux hommes d’esprit, à qui la lecture avoit profité. Pour moi, je faisois mon rôle; j’écoutois & je me taisais. Ils ne parlerent de couplet ni l’un ni l’autre; je n’en parlai point non plus & jamais, que je sache, il n’a été question du mien.
Monsieur Simon parut content de mon maintien: c’est à-peu-près tout ce qu’il vit de moi dans cette entrevue. Il m’avoit déjà vu plusieurs fois chez Madame de Warens, sans faire une grande attention à moi. Ainsi c’est depuis ce dîné que [183] je puis dater sa connoissance, qui ne me servit de rien pour l’objet qui me l’avoit fait faire, mais dont je tirai dans la suite d’autres avantages qui me font rappeller sa mémoire avec plaisir.
J’aurois tort de ne pas parler de sa figure, que, sur sa qualité de Magistrat & sur le bel esprit dont il se piquoit, on n’imagineroit pas si je n’en disois rien. M. le Juge-Mage Simon n’avoit assurément pas deux pieds de haut. Ses jambes droites, menues & même assez longues, l’auroient agrandi si elles eussent été verticales; mais elles posoient de biais comme celles d’un compas très-ouvert. Son corps étoit non-seulement court, mais mince & en tout sens d’une petitesse inconcevable. Il devoit paroître une sauterelle quand il étoit nu. Sa tête, de grandeur naturelle avec un visage bien formé, l’air noble, d’assez beaux yeux, sembloit une tête postiche qu’on auroit plantée sur un moignon. Il eût pu s’exempter de faire de la dépense en parure; car sa grande perruque seule l’habilloit parfaitement de pied en cap.
Il avoit deux voix toutes différentes qui s’entremêloient sans cesse dans sa conversation, avec un contraste d’abord très-plaisant, mais bientôt très-désagréable. L’une étoit grave & sonore; c’étoit, si j’ose ainsi parler, la voix de sa tête. L’autre, claire, aigue & perçante, étoit la voix de son corps. Quand il s’écoutoit beaucoup, qu’il parloit très-posément, qu’il ménageoit son haleine, il pouvoit parler toujours de sa grosse voix; mais pour peu qu’il s’animât & qu’un accent plus vif vînt se présenter, cet accent devenoit comme le sifflement d’une clef & il avoit toute la peine du monde à reprendre sa basse.
[184] Avec la figure que je viens de peindre & qui n’est point chargée, M. Simon étoit galant, grand conteur de fleurettes & poussoit jusqu’à la coquetterie le soin de son ajustement. Comme il cherchoit à prendre ses avantages, il donnoit volontiers ses audiences du matin dans son lit; car quand on voyoit sur l’oreiller une belle tête, personne n’alloit s’imaginer que c’étoit là tout. Cela donnoit lieu quelquefois à des scenes dont je suis sûr que tout Annecy se souvient encore.
Un matin qu’il attendoit dans ce lit ou plutôt sur ce lit les plaideurs, en belle coiffe de nuit bien fine & bien blanche, ornée de deux grosses bouffettes de ruban couleur de rose, un paysan arrive, heurte à la porte. La servante étoit sortie. M. le Juge-Mage entendant redoubler, crie, entrez: & cela, comme dit un peu trop fort, partit de sa voix aigue. L’homme entre, il cherche d’où vient cette voix de femme, & voyant dans ce lit une cornette, une fontange, il veut ressortir en faisant à Madame de grandes excuses. M. Simon se fâche & n’en crie que plus clair. Le paysan, confirmé dans son idée & se croyant insulté, lui chante pouille, lui dit qu’apparemment elle n’est qu’une coureuse & que M. le Juge-Mage ne donne gueres bon exemple chez lui. Le Juge-Mage furieux & n’ayant pour toute arme que son pot-de-chambre, alloit le jetter à la tête de ce pauvre homme, quand sa gouvernante arriva.
Ce petit nain si disgracié dans son corps par la nature, en avoit été dédommagé du côté de l’esprit: il l’avoit naturellement agréable & il avoit pris soin de l’orner. Quoiqu’il fût à ce qu’on disoit, assez bon Jurisconsulte, il n’aimoit pas son [185] métier. Il s’étoit jetté dans la belle littérature & il y avoit réussi. Il en avoit pris sur-tout cette brillante superficie, cette fleur qui jette de l’agrément dans le commerce, même avec les femmes. Il savoit par coeur tous les petits traits des ana & autres semblables: il avoit l’art de les faire valoir, en contant avec intérêt, avec mystere & comme une anecdote de la veille, ce qui s’étoit passé il y avoit soixante ans. Il savoit la musique & chantoit agréablement de sa voix d’homme: enfin il avoit beaucoup de jolis talens pour un magistrat. A force de cajoler les Dames d’Annecy, il s’étoit mis à la mode parmi elles; elles l’avoient à leur suite comme un petit sapajou. Il prétendoit même à de bonnes fortunes & cela les amusoit beaucoup. Une Madame d’Epagny, disoit que pour lui la derniere faveur étoit de baiser une femme au genou.
Comme il connoissoit les bons livres & qu’il en parloit volontiers, sa conversation étoit non-seulement amusante, mais instructive. Dans la suite, lorsque j’eus pris du goût pour l’étude, je cultivai sa connoissance & je m’en trouvai très-bien. J’allois quelquefois le voir de Chambéri où j’étois alors. Il louoit, animoit mon émulation & me donnoit pour mes lectures de bons avis dont j’ai souvent fait mon profit. Malheureusement dans ce corps si fluet, logeoit une ame très-sensible. Quelques années après, il eut je ne sais quelle mauvaise affaire qui le chagrina & il en mourut. Ce fut dommage; c’étoit assurément un bon petit homme, dont on commençoit par rire & qu’on finissoit par aimer. Quoique sa vie ait été peu liée à la mienne, comme j’ai reçu de lui des [186] leçons utiles, j’ai cru pouvoir par reconnoissance lui consacrer un petit souvenir.
Si-tôt que je fus libre, je courus dans la rue de Mademoiselle Galley, me flattant de voir entrer ou sortir quelqu’un ou du moins ouvrir quelque fenêtre. Rien; pas un chat ne parut & tout le tems que je fus là, la maison demeura aussi close que si elle n’eût point été habitée. La rue étoit petite & déserte, un homme s’y remarquoit: de tems en tems quelqu’un passoit, entroit ou sortoit au voisinage. J’étois fort embarrassé de ma figure: il me sembloit qu’on devinoit pourquoi j’étois là, & cette idée me mettoit au supplice: car j’ai toujours préféré à mes plaisirs l’honneur & le repos de celles qui m’étoient cheres.
Enfin las de faire l’amant espagnol & n’ayant point de guitare, je pris le parti d’aller écrire à Mademoiselle de G*** [Graffenried]. J’aurois préféré d’écrire à son amie; mais je n’osois & il convenoit de commencer par celle à qui je devois la connoissance de l’autre & avec qui j’étois plus familier. Ma lettre faite, j’allai la porter à Mademoiselle Giraud, comme j’en étois convenu avec ces Demoiselles en nous séparant. Ce furent elles qui me donnerent cet expédient. Mademoiselle Giraud étoit contre-pointiere & travaillant quelquefois chez Madame Galley, elle avoit l’entrée de sa maison. La messagere ne me parut pourtant pas trop bien choisie; mais j’avois peur si je faisois des difficultés sur celle-là, qu’on ne m’en proposât point d’autre. De plus, je n’osai dire qu’elle vouloit travailler pour son compte. Je me sentois humilié qu’elle osât se croire pour moi du même sexe que ces Demoiselles. Enfin [187] j’aimois mieux cet entrepôt-là que point & je m’y tins à tout risque.
Au premier mot la Giraud me devina: cela n’étoit pas difficile. Quand une lettre à porter à de jeunes filles n’auroit pas parlé d’elle-même, mon air sot & embarrassé m’auroit seul décelé. On peut croire que cette commission ne lui donna pas grand plaisir à faire: elle s’en chargea toutefois & l’exécuta fidellement. Le lendemain matin je courus chez elle & j’y trouvai ma réponse. Comme je me pressai de sortir pour l’aller lire & baiser à mon aise! Cela n’a pas besoin d’être dit; mais ce qui en a besoin davantage, c’est le parti que prit Mademoiselle Giraud & où j’ai trouvé plus de délicatesse & de modération que je n’en aurois attendu d’elle. Ayant assez de bon sens pour voir qu’avec ses trente-sept ans, ses yeux de lievre, son nez barbouillé, sa voix aigre & sa peau noire, elle n’avoit pas beau jeu contre deux jeunes personnes pleines de grâces & dans tout l’éclat de la beauté, elle ne voulut ni les trahir ni les servir & aima mieux me perdre que de me ménager pour elles.
Il y avoit déjà quelque tems que la Merceret n’ayant aucune nouvelle de sa maîtresse, songeoit à s’en retourner à Fribourg; elle l’y détermina tout à fait. Elle fit plus; elle lui fit entendre qu’il seroit bien que quelqu’un la conduisît chez son pere & me proposa. La petite Merceret à qui je ne déplaisois pas non plus, trouva cette idée fort bonne à exécuter. Elles m’en parlerent dès le même jour comme d’une affaire arrangée, & comme je ne trouvois rien qui me déplût dans cette maniere de disposer de moi, j’y consentis, regardant [188] ce voyage comme une affaire de huit jours tout au plus. La Giraud qui ne pensoit pas de même arrangea tout. Il fallut bien avouer l’état de mes finances. On y pourvut: la Merceret se chargea de me défrayer, & pour regagner d’un côté ce qu’elle dépensoit de l’autre, à ma priere on décida qu’elle enverroit devant son petit bagage & que nous irions à pied à petites journées. Ainsi fut fait.
Je suis fâché de faire tant de filles amoureuses de moi. Mais comme il n’y a pas de quoi être bien vain du parti que j’ai tiré de toutes ces amours-là, je crois pouvoir dire la vérité sans scrupule. La Merceret, plus jeune & moins déniaisée que la Giraud, ne m’a jamais fait des agaceries aussi vives; mais elle imitoit mes tons, mes accents, redisoit mes mots, avoit pour moi les attentions que j’aurois dû avoir pour elle & prenoit toujours grand soin, comme elle étoit fort peureuse, que nous couchassions dans la même chambre: identité qui se borne rarement là dans un voyage, entre un garçon de vingt ans & une fille de vingt-cinq.
Elle s’y borna pourtant cette fois. Ma simplicité fut telle que quoique la Merceret ne fût pas désagréable, il ne me vint pas même à l’esprit durant tout le voyage, je ne dis pas la moindre tentation galante, mais même la moindre idée qui s’y rapportât, & quand cette idée me seroit venue, j’étois trop sot pour en savoir profiter. Je n’imaginois pas comment une fille & un garçon parvenoient à coucher ensemble; je croyois qu’il falloit des siecles pour préparer ce terrible arrangement. Si la pauvre Merceret en me défrayant comptoit sur quelque équivalent, elle en fut la dupe, & nous arrivâmes [189] à Fribourg exactement comme nous étions partis d’Annecy.
En passant à Geneve je n’allai voir personne; mais je fus prêt à me trouver mal sur les ponts. Jamais je n’ai vu les murs de cette heureuse ville, jamais je n’y suis entré sans sentir une certaine défaillance de coeur qui venoit d’un excès d’attendrissement. En même tems que la noble image de la liberté m’élevoit l’ame, celles de l’égalité, de l’union, de la douceur des moeurs me touchoient jusqu’aux larmes & m’inspiroient un vif regret d’avoir perdu tous ces biens. Dans quelle erreur j’étois, mais qu’elle étoit naturelle! Je croyois voir tout cela dans ma patrie, parce que je le portois dans mon coeur.
Il falloit passer à Nion. Passer sans voir mon bon pere! Si j’avois eu ce courage, j’en serois mort de regret. Je laissai la Merceret à l’auberge & je l’allai voir à tout risque. Eh! que j’avois tort de le craindre! Son ame à mon abord s’ouvrit aux sentimens paternels dont elle étoit pleine. Que de pleurs nous versâmes en nous embrassant! Il crut d’abord que je revenois à lui. Je lui fis mon histoire & je lui dis ma résolution. Il la combattit foiblement. Il me fit voir les dangers auxquels je m’exposois, me dit que les plus courtes folies étoient les meilleures. Du reste, il n’eut pas même la tentation de me retenir de force, & en cela je trouve qu’il eut raison; mais il est certain qu’il ne fit pas pour me ramener tout ce qu’il auroit pu faire, soit qu’après le pas que j’avois fait il jugeât lui-même que je n’en devois pas revenir, soit qu’il fût embarrassé peut-être à savoir ce qu’à mon âge il [190] pourroit faire de moi. J’ai su depuis qu’il eut de ma compagne de voyage une opinion bien injuste & bien éloignée de la vérité, mais du reste assez naturelle. Ma belle-mere, bonne femme, un peu mielleuse, fit semblant de vouloir me retenir à souper. Je ne restai point; mais je leur dis que je comptois m’arrêter avec eux plus long-tems au retour & je leur laissai en dépôt mon petit paquet que j’avois fait venir par le bateau & dont j’étois embarrassé. Le lendemain je partis de bon matin, bien content d’avoir vu mon pere & d’avoir osé faire mon devoir.
Nous arrivâmes heureusement à Fribourg. Sur la fin du voyage les empressemens de Mademoiselle Merceret diminuerent un peu. Après notre arrivée elle ne me marqua plus que de la froideur, & son pere, qui ne nageoit pas dans l’opulence, ne me fit pas non plus un bien grand accueil: j’allai loger au cabaret. Je les fus voir le lendemain; ils m’offrirent à dîné, je l’acceptai. Nous nous séparâmes sans pleurs, je retournai le soir à ma gargotte & je repartis le surlendemain de mon arrivée, sans trop savoir où j’avois dessein d’aller.
Voilà encore une circonstance de ma vie où la providence m’offroit précisément ce qu’il me falloit pour couler des jours heureux. La Merceret étoit une très-bonne fille, point brillante, point belle, mais point laide non plus; peu vive, fort raisonnable, à quelques petites humeurs près, qui se passoient à pleurer & qui n’avoient jamais de suite orageuse. Elle avoit un vrai goût pour moi; j’aurois pu l’épouser sans peine & suivre le métier de son pere. Mon goût pour la musique me l’auroit fait [191] aimer. Je me serois établi à Fribourg, petite ville peu jolie, mais peuplée de très-bonnes gens. J’aurois perdu sans doute de grands plaisirs; mais j’aurois vécu en paix jusqu’à ma derniere heure, & je dois savoir mieux que personne qu’il n’y avoit pas à balancer sur ce marché.
Je revins, non pas à Nion, mais à Lausanne. Je voulois me rassasier de la vue de ce beau lac qu’on voit là dans sa plus grande étendue. La plupart de mes secrets motifs déterminans n’ont pas été plus solides. Des vues éloignées ont rarement assez de force pour me faire agir. L’incertitude de l’avenir m’a toujours fait regarder les projets de longue exécution comme des leurres de dupe. Je me livre à l’espoir comme un autre, pourvu qu’il ne me coûte rien à nourrir; mais s’il faut prendre long-tems de la peine, je n’en suis plus. Le moindre petit plaisir qui s’offre à ma portée me tente plus que les joies du paradis. J’excepte pourtant le plaisir que la peine doit suivre: celui-là ne me tente pas, parce que je n’aime que des jouissances pures & que jamais on n’en a de telles quand on soit qu’on s’apprête un repentir.
J’avois grand besoin d’arriver en quelque lieu que ce fût & le plus proche étoit le mieux; car m’étant égaré dans ma route je me trouvai le soir à Moudon, où je dépensai le peu qui me restoit, hors dix creutzer qui partirent le lendemain à la dînée, & arrivé le soir à un petit village auprès de Lausanne, j’y entrai dans un cabaret sans un sou pour payer ma couchée & sans savoir que devenir. J’avois grand’faim; je fis bonne contenance & je demandai à souper comme si j’eusse eu de quoi bien payer. J’allai me coucher sans songer à rien, [192] je dormis tranquillement, & après avoir déjeuné le matin & compté avec l’hôte, je voulus pour sept batz à quoi montoit ma dépense lui laisser ma veste en gage. Ce brave homme la refusa; il me dit que grace au Ciel il n’avoit jamais dépouillé personne, qu’il ne vouloit pas commencer pour sept batz, que je gardasse ma veste & que je le payerois quand je pourrois. Je fus touché de sa bonté; mais moins que je ne devois l’être & que je ne l’ai été depuis en y repensant. Je ne tardai gueres à lui renvoyer son argent avec des remerciemens par un homme sûr: mais quinze ans après repassant par Lausanne à mon retour d’Italie, j’eus un vrai regret d’avoir oublié le nom du cabaret & de l’hôte. Je l’aurois été voir. Je me serois fait un vrai plaisir de lui rappeller sa bonne œuvre & de lui prouver qu’elle n’avoit pas été mal placée. Des services plus importans sans doute, mais rendus avec plus d’ostentation, ne m’ont pas paru si dignes de reconnoissance que l’humanité simple & sans éclat de cet honnête homme.
En approchant de Lausanne je rêvois à la détresse où je me trouvois, au moyen de m’en tirer sans aller montrer ma misere à ma belle-mere, & je me comparois dans ce pélerinage pédestre à mon ami Venture arrivant à Annecy. Je m’échauffai si bien de cette idée, que, sans songer que je n’avois ni sa gentillesse ni ses talens, je me mis en tête de faire à Lausanne le petit Venture, d’enseigner la musique que je ne savois pas & de me dire de Paris où je n’avois jamais été. En conséquence de ce beau projet, comme il n’y avoit point là de maîtrise où je pusse vicarier & que d’ailleurs je n’avois garde d’aller me fourrer parmi les gens de l’art, je commençai [193] par m’informer d’une petite auberge où l’on pût être assez bien & à bon marché. On m’enseigna un nommé Perrotet, qui tenoit des pensionnaires. Ce Perrotet se trouva être le meilleur homme du monde & me reçut fort bien. Je lui contai mes petits mensonges comme je les avois arrangés. Il me promit de parler de moi & de tâcher de me procurer des écoliers; il me dit qu’il ne me demanderoit de l’argent que quand j’en aurois gagné. Sa pension étoit de cinq écus blancs; ce qui étoit peu pour la chose, mais beaucoup pour moi. Il me conseilla de ne me mettre d’abord qu’à la demi-pension, qui consistoit pour le dîné en une bonne soupe & rien de plus, mais bien à souper le soir. J’y consentis. Ce pauvre Perrotet me fit toutes ces avances du meilleur coeur du monde & n’épargnoit rien pour m’être utile.
Pourquoi faut-il qu’ayant trouvé tant de bonnes gens dans ma jeunesse j’en trouve si peu dans un âge avancé, leur race est-elle épuisée? Non; mais l’ordre où j’ai besoin de les chercher aujourd’hui n’est plus le même où je les trouvois alors. Parmi le peuple où les grandes passions ne parlent que par intervalles les sentimens de la nature se font plus souvent entendre. Dans les états plus élevés ils sont étouffés absolument & sous le masque du sentiment il n’y a jamais que l’intérêt ou la vanité qui parle.
J’écrivis de Lausanne à mon pere qui m’envoya mon paquet & me marqua d’excellentes choses dont j’aurois dû mieux profiter. J’ai déjà noté des momens de délire inconcevables où je n’étois plus moi-même. En voici encore un des plus marqués. Pour comprendre à quel point la tête me tournoit alors, [194] à quel point je m’étois pour ainsi dire venturisé, il ne faut que voir combien tout à la fois j’accumulai d’extravagances. Me voilà maître à chanter sans savoir déchiffrer un air; car quand les six mois que j’avois passés avec le Maître m’auroient profité, jamais ils n’auroient pu suffire; mais outre cela j’apprenois d’un maître, c’en étoit assez pour apprendre mal. Parisien de Geneve & catholique en pays protestant, je crus devoir changer mon nom ainsi que ma religion & ma patrie. Je m’approchois toujours de mon grand modele autant qu’il m’étoit possible. Il s’étoit appellé Venture de Villeneuve; moi je fis l’anagramme du nom de Rousseau dans celui de Vaussore & je m’appelai Vaussore de Villeneuve.Venture savoit la composition, quoiqu’il n’en eût rien dit; moi sans la savoir je m’en vantai à tout le monde & sans pouvoir noter le moindre vaudeville, je me donnai pour compositeur. Ce n’est pas tout: ayant été présenté à Monsieur de Treytorens professeur en droit, qui aimoit la musique & faisoit des concerts chez lui; je voulus lui donner un échantillon de mon talent & je me mis à composer une piece pour son concert aussi effrontément que si j’avois su comment m’y prendre. J’eus la constance de travailler pendant quinze jours à ce bel ouvrage, de le mettre au net, d’en tirer les parties & de les distribuer avec autant d’assurance que si c’eût été un chef-d’oeuvre d’harmonie. Enfin, ce qu’on aura peine à croire & qui est très-vrai, pour couronner dignement cette sublime production, je mis à la fin un joli menuet qui couroit les rues & que tout le monde se rappelle peut-être encore sur ces paroles jadis si connues.
[195] Quel caprice!
Quelle injustice!
Quoi, ta Clarice
Trahiroît tes feux! etc.
Venture m’avoit appris cet air avec la basse sur d’autres paroles, à l’aide desquelles je l’avois retenu. Je mis donc à la fin de ma composition ce menuet & sa basse en supprimant les paroles & je le donnai pour être de moi, tout aussi résolument que si j’avois parlé à des habitans de la lune.
On s’assemble pour exécuter ma piece. J’explique à chacun le genre du mouvement, le goût de l’exécution, les renvois des parties; j’étois fort affairé. On s’accorde pendant cinq ou six minutes qui furent pour moi cinq ou six siecles. Enfin tout étant prêt, je frappe avec un beau rouleau de papier sur mon pupitre magistral les cinq ou six coups du prenez garde à vous. On fait silence; je me mets gravement à battre la mesure, on commence... non, depuis qu’il existe des opéras françois, de la vie on n’ouit un semblable charivari. Quoi qu’on eût pu penser de mon prétendu talent, l’effet fut pire que tout ce qu’on sembloit attendre. Les musiciens étouffoient de rire; les auditeurs ouvroient de grands yeux & auroient bien voulu fermer les oreilles; mais il n’y avoit pas moyen. Mes bourreaux de symphonistes qui vouloient s’égayer racloient à percer le tympan d’un quinze-vingt. J’eus la constance d’aller toujours mon train, suant, il est vrai à grosses gouttes; mais retenu par la honte, n’osant m’enfuir & tout planter là. Pour ma consolation j’entendois autour de moi les assistans se dire à leur oreille ou plutôt à la mienne. L’un, il n’y a rien là de [196] supportable; un autre, quelle musique enragée? Un autre, quel diable de sabbat? Pauvre Jean-Jaques; dans ce cruel moment tu n’espérois gueres qu’un jour, devant le Roi de France & toute sa Cour, tes sons exciteroient des murmures de surprise & d’applaudissement & que, dans toutes les loges autour de toi les plus aimables femmes se diroient à demi-voix: quels sons charmans! quelle musique enchanteresse! Tous ces chants-là vont au coeur.
Mais ce qui mit tout le monde de bonne humeur fut le menuet. A peine en eut-on joué quelques mesures, que j’entendis partir de toutes parts les éclats de rire. Chacun me félicitoit sur mon joli goût de chant; on m’assuroit que ce menuet feroit parler de moi & que je méritois d’être chanté par-tout. Je n’ai pas besoin de dépeindre mon angoisse, ni d’avouer que je la méritois bien.
Le lendemain l’un de mes symphonistes appellé Lutold vint me voir & fut assez bon homme pour ne pas me féliciter sur mon succès. Le profond sentiment de ma sottise, la honte, le regret, le désespoir de l’état où j’étois réduit, l’impossibilité de tenir mon coeur fermé dans ses grandes peines, me firent ouvrir à lui: je lâchai la bonde à mes larmes, & au lieu de me contenter de lui avouer mon ignorance, je lui dis tout, en lui demandant le secret qu’il me promit & qu’il me garda comme on peut le croire. Dès le même soir tout Lausanne sut qui j’étois, & ce qui est remarquable, personne ne m’en fit semblant, pas même le bon Perrotet, qui pour tout cela ne se rebuta pas de me loger & de me nourrir.
Je vivois, mais bien tristement. Les suites d’un pareil début [197] ne firent pas pour moi de Lausanne un séjour fort agréable. Les écoliers ne se présentoient pas en foule; pas une seule écoliere & personne de la ville. J’eus en tout deux ou trois gros Teutches aussi stupides que j’étois ignorant, qui m’ennuyoient à mourir & qui dans mes mains ne devinrent pas de grands croque-notes. Je fus appellé dans une seule maison où un petit serpent de fille se donna le plaisir de me montrer beaucoup de musique dont je ne pus pas lire une note & qu’elle eut la malice de chanter ensuite devant M. le maître pour lui montrer comment cela s’exécutoit. J’étois si peu en état de lire un air de premiere vue, que dans le brillant concert dont j’ai parlé, il ne me fut pas possible de suivre un moment l’exécution pour savoir si l’on jouoit bien ce que j’avois sous les yeux & que j’avois composé moi-même.
Au milieu de tant d’humiliations j’avois des consolations très-douces, dans les nouvelles que je recevois de tems en tems des deux charmantes amies. J’ai toujours trouvé dans le sexe une grande vertu consolatrice, & rien n’adoucit plus mes afflictions dans mes disgrâces que de sentir qu’une personne aimable y prend intérêt. Cette correspondance cessa pourtant bientôt après & ne fut jamais renouée; mais ce fut ma faute. En changeant de lieu je négligeai de leur donner mon adresse, & forcé par la nécessité de songer continuellement à moi-même, je les oubliai bientôt entierement.
Il y a long-tems que je n’ai parlé de ma pauvre Maman; mais si l’on croit que je l’oubliois aussi, l’on se trompe fort. Je ne cessois de penser à elle & de désirer de la retrouver, non-seulement pour le besoin de ma subsistance, mais bien plus pour [198] le besoin de mon coeur. Mon attachement pour elle, quelque vif, quelque tendre qu’il fût, ne m’empêchoit pas d’en aimer d’autres; mais ce n’étoit pas de la même façon. Toutes devoient également ma tendresse à leurs charmes; mais elle tenoit uniquement à ceux des autres & ne leur eût pas survécu; au lieu que Maman pouvoit devenir vieille & laide sans que je l’aimasse moins tendrement. Mon coeur avoit pleinement transmis à sa personne l’hommage qu’il fit d’abord à sa beauté, & quelque changement qu’elle éprouvât, pourvu que ce fût toujours elle, mes sentimens ne pouvoient changer. Je sais bien que je lui devois de la reconnoissance; mais en vérité je n’y songeois pas. Quoi qu’elle eût fait ou n’eût pas fait pour moi, c’eût été toujours la même chose. Je ne l’aimois ni par devoir ni par intérêt, ni par convenance; je l’aimois parce que j’étois né pour l’aimer. Quand je devenois amoureux de quelque autre, cela faisoit distraction, je l’avoue & je pensois moins souvent à elle; mais j’y pensois avec le même plaisir & jamais, amoureux ou non, je ne me suis occupé d’elle sans sentir qu’il ne pouvoit y avoir pour moi de vrai bonheur dans la vie, tant que j’en serois séparé.
N’ayant point de ses nouvelles depuis si long-tems, je ne crus jamais que je l’eusse tout à fait perdue, ni qu’elle eût pu m’oublier. Je me disois; elle saura tôt ou tard que je suis errant & me donnera quelque signe de vie; je la retrouverai, j’en suis certain. En attendant c’étoit une douceur pour moi d’habiter son pays, de passer dans les rues où elle avoit passé, devant les maisons où elle avoit demeuré, & le tout [199] par conjecture; car une de mes ineptes bizarreries étoit de n’oser m’informer d’elle, ni prononcer son nom sans la plus absolue nécessité. Il me sembloit qu’en la nommant je disois tout ce qu’elle m’inspiroit, que ma bouche révéloit le secret de mon coeur, que je la compromettois en quelque sorte. Je crois même qu’il se mêloit à cela quelque frayeur qu’on ne me dît du mal d’elle. On avoit parlé beaucoup de sa démarche & un peu de sa conduite. De peur qu’on n’en dît pas ce que je voulois entendre, j’aimois mieux qu’on n’en parlât point du tout.
Comme mes écoliers ne m’occupoient pas beaucoup & que sa ville natale n’étoit qu’à quatre lieues de Lausanne, j’y fis une promenade de deux ou trois jours, durant lesquels la plus douce émotion ne me quitta point. L’aspect du lac de Geneve & de ses admirables côtes eut toujours à mes yeux un attrait particulier que je ne saurois expliquer & qui ne tient pas seulement à la beauté du spectacle, mais à je ne sais quoi de plus intéressant qui m’affecte & m’attendrit. Toutes les fois que j’approche du Pays-de-Vaud, j’éprouve une impression composée du souvenir de Madame de Warens qui y est née de mon pere qui y vivoit, de Mlle. de Vulson qui y eut les prémices de mon coeur, de plusieurs voyages de plaisir que j’y fis dans mon enfance & ce me semble, de quelque autre cause encore plus secrete & plus forte que tout cela. Quand l’ardent désir de cette vie heureuse & douce qui me fuit & pour laquelle j’étois né vient enflammer mon imagination, c’est toujours au Pays-de-Vaud, près du lac, dans des campagnes charmantes qu’elle se fixe. Il me faut [200] absolument un verger au bord de ce lac & non pas d’un autre; il me faut un ami sûr, une femme aimable, une vache & un petit bateau. Je ne jouirai d’un bonheur parfait sur la terre que quand j’aurai tout cela. Je ris de la simplicité avec laquelle je suis allé plusieurs fois dans ce pays-là uniquement pour y chercher ce bonheur imaginaire. J’étois toujours surpris d’y trouver les habitans, sur-tout les femmes d’un tout autre caractere que celui que j’y cherchois. Combien cela me sembloit disparate! Le pays & le peuple dont il est couvert ne m’ont jamais paru faits l’un pour l’autre.
Dans ce voyage de Vevay, je me livrois en suivant ce beau rivage à la plus douce mélancolie. Mon coeur s’élançoit avec ardeur à mille félicités innocentes, je m’attendrissois, je soupirois & pleurois comme un enfant. Combien de fois m’arrêtant pour pleurer à mon aise, assis sur une grosse pierre, je me suis amusé à voir tomber mes larmes dans l’eau?
J’allai à Vevay loger à la Clef, & pendant deux jours que j’y restai sans voir personne je pris pour cette ville un amour qui m’a suivi dans tous mes voyages & qui m’y a fait établir enfin les Héros de mon roman. Je dirois volontiers à ceux qui ont du goût & qui sont sensibles: allez à Vevay, visitez le pays, examinez les sites, promenez-vous sur le lac & dites si la nature n’a pas fait ce beau pays pour une Julie, pour une Claire & pour un St. Preux; mais ne les y cherchez pas. Je reviens à mon histoire.
Comme j’étois catholique & que je me donnois pour tel, je suivois sans mystere & sans scrupule le culte que j’avois embrassé. Les dimanches quand il faisoit beau j’allois à la messe [201] à Assens à deux lieues de Lausanne. Je faisois ordinairement cette course avec d’autres catholiques, sur-tout avec un brodeur Parisien, dont j’ai oublié le nom. Ce n’étoit pas un Parisien comme moi, c’étoit un vrai Parisien de Paris, un archiparisien du bon Dieu, bon homme comme un Champenois. Il aimoit si fort son pays qu’il ne voulut jamais douter que j’en fusse, de peur de perdre cette occasion d’en parler. M. de Crouzas, Lieutenant-Baillival, avoit un jardinier de Paris aussi; mais moins complaisant & qui trouvoit la gloire de son pays compromise à ce qu’on osât se donner pour en être lorsqu’on n’avoit pas cet honneur. Il me questionnoit de l’air d’un homme sûr de me prendre en faute & puis sourioit malignement. Il me demanda une fois ce qu’il y avoit de remarquable au marché-neuf. Je battis la campagne, comme on peut croire. Après avoir passé vingt ans à Paris, je dois à présent connoître cette ville. Cependant si l’on me faisoit aujourd’hui pareille question, je ne serois pas moins embarrassé d’y répondre & de cet embarras on pourroit aussi-bien conclure que je n’ai jamais été à Paris. Tant lors-même qu’on rencontre la vérité, l’on est sujet à se fonder sur des principes trompeurs!
Je ne saurois dire exactement combien de tems je demeurai à Lausanne. Je n’apportai pas de cette ville des souvenirs bien rappellans. Je sais seulement que, n’y trouvant pas à vivre, j’allai de là à Neuchâtel & que j’y passai l’hiver. Je réussis mieux dans cette derniere ville; j’y eus des écoliers & j’y gagnai de quoi m’acquitter avec mon bon ami Perrotet, qui m’avoit fidellement envoyé mon petit bagage, quoique je lui redusse assez d’argent.
[202] J’apprenois insensiblement la musique en l’enseignant. Ma vie étoit assez douce; un homme raisonnable eût pu s’en contenter: mais mon coeur inquiet me demandoit autre chose. Les dimanches & les jours où j’étois libre j’allois courir les campagnes & les bois des environs, toujours errant, rêvant, soupirant, & quand j’étois une fois sorti de la ville je n’y rentrois plus que le soir. Un jour étant à Boudry j’entrai pour dîné dans un cabaret: j’y vis un homme à grande barbe avec un habit violet à la grecque, un bonnet fourré, l’équipage & l’air assez noble & qui souvent avoit peine à se faire entendre, ne parlant qu’un jargon presque indéchiffrable, mais plus ressemblant à l’Italien qu’à nulle autre langue. J’entendois presque tout ce qu’il disoit& j’étois le seul; il ne pouvoit s’énoncer que par signes avec l’hôte & les gens du pays. Je lui dis quelques mots en Italien qu’il entendit parfaitement; il se leva & vint m’embrasser avec transport. La liaison fut bientôt faite & dès ce moment je lui servis de truchement. Son dîné étoit bon, le mien étoit moins que médiocre; il m’invita de prendre part au sien, je fis peu de façons. En buvant & baragouinant nous achevâmes de nous familiariser & dès la fin du repas nous devînmes inséparables. Il me conta qu’il étoit Prélat grec & Archimandrite de Jérusalem; qu’il étoit chargé de faire une quête en Europe pour le rétablissement du saint Sépulcre. Il me montra de belles patentes de la Czarine & de l’Empereur; il en avoit de beaucoup d’autres Souverains. Il étoit assez content de ce qu’il avoit amassé jusqu’àlors; mais il avoit eu des peines incroyables en Allemagne, n’entendant pas un mot d’Allemand, de Latin ni [203] de François & réduit à son Grec, au Turc & à la langue Franque pour toute ressource; ce qui ne lui en procuroit pas beaucoup dans le pays où il s’étoit enfourné. Il me proposa de l’accompagner pour lui servir de secrétaire & d’interpréte. Malgré mon petit habit violet nouvellement acheté & qui ne cadroit pas mal avec mon nouveau poste, j’avois l’air si peu étoffé qu’il ne me crut pas difficile à gagner & il ne se trompa point. Notre accord fut bientôt fait; je ne demandois rien & il promettoit beaucoup. Sans caution, sans sûreté, sans connoissance, je me livre à sa conduite & dès le lendemain me voilà parti pour Jérusalem.
Nous commençâmes notre tournée par le canton de Fribourg, où il ne fit pas grand’chose. La dignité épiscopale ne permettoit pas de faire le mendiant & de quêter aux particuliers; mais nous présentâmes sa commission au Sénat, qui lui donna une petite somme. De-là nous fûmes à Berne. Nous logeâmes au Faucon, bonne auberge alors, où l’on trouvoit bonne compagnie. La table étoit nombreuse & bien servie. Il y avoit long-tems que je faisois mauvaise chere; j’avois grand besoin de me refaire; j’en avois l’occasion & j’en profitai. Monseigneur l’Archimandrite étoit lui-même un homme de bonne compagnie, aimant assez à tenir table, gai, parlant bien pour ceux qui l’entendoient, ne manquant pas de certaines connoissances & plaçant son érudition grecque avec assez d’agrément. Un jour cassant au dessert des noisettes, il se coupa le doigt fort avant, & comme le sang sortoit avec abondance, il montra son doigt à la compagnie & dit en riant: mirate, signori; questo è sangue Pelasgo.
[204] A Berne mes fonctions ne lui furent pas inutiles & je ne m’en tirai pas aussi mal que j’avois craint. J’étois bien plus hardi & mieux parlant que je n’aurois été pour moi-même. Les choses ne se passerent pas aussi simplement qu’à Fribourg. Il fallut de longues & fréquentes conférences avec les premiers de l’Etat & l’examen de ses titres ne fut pas l’affaire d’un jour. Enfin tout étant en regle, il fut admis à l’audience du Sénat. J’entrai avec lui comme son interpréte & l’on me dit de parler. Je ne m’attendois à rien moins & il ne m’étoit pas venu dans l’esprit qu’après avoir long-tems conféré avec les membres, il fallût s’adresser au Corps comme si rien n’eût été dit. Qu’on juge de mon embarras! Pour un homme aussi honteux, parler, non-seulement en public, mais devant le Sénat de Berne & parler impromptu sans avoir une seule minute pour me préparer; il y avoit là de quoi m’anéantir. Je ne fus pas même intimidé. J’exposai succinctement & nettement la commission de l’Archimandrite. Je louai la piété des Princes qui avoient contribué à la collecte qu’il étoit venu faire. Piquant d’émulation celle de Leurs Excellences, je dis qu’il n’y avoit pas moins à esperer de leur munificence accoutumée, & puis tâchant de prouver que cette bonne œuvre en étoit également une pour tous les chrétiens sans distinction de secte, je finis par promettre les bénédictions du Ciel à ceux qui voudroient y prendre part. Je ne dirai pas que mon discours fit effet; mais il est sûr qu’il fut goûté & qu’au sortir de l’audience l’Archimandrite reçut un présent fort honnête & de plus, sur l’esprit de son secrétaire, des complimens dont j’eus l’agréable emploi d’être le truchement; mais [205] que je n’osai lui rendre à la lettre. Voilà la seule fois de ma vie que j’aye parlé en public & devant un souverain & la seule fois aussi peut-être que j’ai parlé hardiment & bien. Quelle différence dans les dispositions du même homme! Il y a trois ans qu’étant allé voir à Yverdun mon vieux ami M. Roguin, je reçus une députation pour me remercier de quelques livres que j’avois donnés à la bibliotheque de cette ville. Les Suisses sont grands harangueurs; ces Messieurs me haranguerent. Je me crus obligé de répondre; mais je m’embarrassai tellement dans ma réponse & ma tête se brouilla si bien que je restai court & me fis moquer de moi. Quoique timide naturellement, j’ai été hardi quelquefois dans ma jeunesse, jamais dans mon âge avancé. Plus j’ai vu le monde, moins j’ai pu me faire à son ton.
Partis de Berne nous allâmes à Soleure; car le dessein de l’Archimandrite étoit de reprendre la route d’Allemagne & de s’en retourner par la Hongrie ou par la Pologne, ce qui faisoit une route immense; mais comme chemin faisant sa bourse s’emplissoit plus qu’elle ne se vidoit, il craignoit peu les détours. Pour moi qui me plaisois presque autant à cheval qu’à pied, je n’aurois pas mieux demandé que de voyager ainsi toute ma vie: mais il étoit écrit que je n’irois pas si loin.
La premiere chose que nous fîmes arrivant à Soleure, fut d’aller saluer M. l’Ambassadeur de France. Malheureusement pour mon Evêque cet Ambassadeur étoit le Marquis de Bonac qui avoit été Ambassadeur à la Porte & qui devoit être au fait de tout ce qui regardoit le St. Sépulcre. l’Archimandrite eut une audience d’un quart d’heure où je ne fus pas admis, [206] parce que M. l’ambassadeur entendoit la langue Franque & parloit l’Italien du moins aussi bien que moi. A la sortie de mon Grec je voulus le suivre; on me retint: ce fut mon tour. M’étant donné pour Parisien, j’étois comme tel sous la juridiction de Son Excellence. Elle me demanda qui j’étois, m’exhorta de lui dire la vérité; je le lui promis en lui demandant une audience particuliere qui me fut accordée. M. l’Ambassadeur m’emmena dans son cabinet dont il ferma sur nous la porte, & là, me jettant à ses pieds, je lui tins parole. Je n’aurois pas moins dit quand je n’aurois rien promis; car un continuel besoin d’épanchement met à tout moment mon coeur sur mes levres, & après m’être ouvert sans réserve au musicien Lutold, je n’avois garde de faire le mystérieux avec le Marquis de Bonac. Il fut si content de ma petite histoire & de l’effusion de coeur avec laquelle il vit que je l’avois contée, qu’il me prit par la main, entra chez Madame l’Ambassadrice & me présenta à elle en lui faisant un abrégé de mon récit. Madame de Bonac m’accueillit avec bonté & dit qu’il ne falloit pas me laisser aller avec ce moine Grec. Il fut résolu que je resterois à l’hôtel en attendant qu’on vît ce qu’on pourroit faire de moi. Je voulus aller faire mes adieux à mon pauvre Archimandrite, pour lequel j’avois conçu de l’attachement: on ne me le permit pas. On envoya lui signifier mes arrêts & un quart-d’heure après je vis arriver mon petit sac. M. de la Martiniere secrétaire d’ambassade fut en quelque façon chargé de moi. En me conduisant dans la chambre qui m’étoit destinée, il me dit: Cette chambre a été occupée sous le Comte Du Luc par un homme célebre, du même nom que vous. [207] Il ne tient qu’à vous de le remplacer de toutes manieres & de faire dire un jour: Rousseau premier, Rousseau second. Cette conformité, qu’alors je n’espérois gueres, eût moins flatté mes désirs si j’avois pu prévoir à quel prix je l’acheterois un jour.
Ce que m’avoit dit M. de la Martiniere me donna de la curiosité. Je lus les ouvrages de celui dont j’occupois la chambre, & sur le compliment qu’on m’avoit fait, croyant avoir du goût pour la poésie, je fis pour mon coup d’essai une cantate à la louange de Madame de Bonac. Ce goût ne se soutint pas. J’ai fait de tems en tems de médiocres vers; c’est un exercice assez bon pour se rompre aux inversions élégantes & apprendre à mieux écrire en prose; mais je n’ai jamais trouvé dans la poésie françoise assez d’attrait pour m’y livrer tout-à-fait.
M. de la Martiniere voulut voir de mon style & me demanda par écrit le même détail que j’avois fait à M. l’Ambassadeur. Je lui écrivis une longue lettre que j’apprends avoir été conservée par M. de Marianne, qui étoit attaché depuis long-tems au Marquis de Bonac & qui depuis a succédé à M. de la Martiniere sous l’ambassade de M. de Courteilles. J’ai prié M. de Malesherbes de tâcher de me procurer une copie de cette lettre. Si je puis l’avoir par lui ou par d’autres on la trouvera dans le recueil qui doit accompagner mes Confessions.
L’expérience que je commençois d’avoir, modéroit peu-à-peu mes projets romanesques, & par exemple, non-seulement je ne devins point amoureux de Madame de Bonac; [208] mais je sentis d’abord que je ne pouvois faire un grand chemin dans la maison de son mari. M. de la Martiniere en place & M. de Marianne, pour ainsi dire, en survivance, ne me laissoient espérer pour toute fortune qu’un emploi de sous-secrétaire qui ne me tentoit pas infiniment. Cela fit que quand on me consulta sur ce que je voulois faire, je marquai beaucoup d’envie d’aller à Paris. M. l’Ambassadeur goûta cette idée qui tendoit au moins à le débarrasser de moi. M. de Merveilleux secrétaire, interpréte de l’ambassade, dit que son ami M. Godard Colonel Suisse au service de France, cherchoit quelqu’un pour mettre auprès de son neveu qui entroit fort jeune au service & pensa que je pourrois lui convenir. Sur cette idée assez légerement prise mon départ fut résolu, & moi qui voyois un voyage à faire & Paris au bout, j’en fus dans la joie de mon coeur. On me donna quelques lettres, cent francs pour mon voyage accompagnés de force bonnes leçons & je partis.
Je mis à ce voyage une quinzaine de jours que je peux compter parmi les heureux de ma vie. J’étois jeune, je me portois bien, j’avois assez d’argent, beaucoup d’espérance, je voyageois à pied & je voyageois seul. On seroit étonné de me voir compter un pareil avantage, si déjà l’on n’avoit dû se familiariser avec mon humeur. Mes douces chimeres me tenoient compagnie & jamais la chaleur de mon imagination n’en enfanta de plus magnifiques. Quand on m’offroit quelque place vide dans une voiture, ou que quelqu’un m’accostoit en route, je rechignois de voir renverser la fortune dont je bâtissois l’édifice en marchant. Cette fois mes idées étoient martiales. J’allois [209] m’attacher à un militaire & devenir militaire moi-même; car on avoit arrangé que je commencerois par être cadet. Je croyois déjà me voir en habit d’officier avec un beau plumet blanc. Mon coeur s’enfloit à cette noble idée. J’avois quelque teinture de géométrie & de fortifications; j’avois un oncle ingénieur; j’étois en quelque sorte enfant de la balle. Ma vue courte offroit un peu d’obstacle, mais qui ne m’embarrassoit pas; & je comptois bien à force de sang-froid & d’intrépidité suppléer à ce défaut. J’avois lu que le Maréchal Schomberg avoit la vue très-courte; pourquoi le Maréchal Rousseau ne l’aurait-il pas? Je m’échauffois tellement sur ces folies que je ne voyois plus que troupes, remparts, gabions, batteries & moi au milieu du feu & de la fumée, donnant tranquillement mes ordres la lorgnette à la main. Cependant quand je passois dans des campagnes agréables, que je voyois des bocages & des ruisseaux; ce touchant aspect me faisoit soupirer de regret; je sentois au milieu de ma gloire que mon coeur n’étoit pas fait pour tant de fracas & bientôt, sans savoir comment, je me retrouvois au milieu de mes cheres bergeries, renonçant pour jamais aux travaux de Mars.
Combien l’abord de Paris démentit l’idée que j’en avois! La décoration extérieure que j’avois vue à Turin, la beauté des rues, la symétrie & l’alignement des maisons me faisoient chercher à Paris autre chose encore. Je m’étois figuré une ville aussi belle que grande, de l’aspect le plus imposant, où l’on ne voyoit que de superbes rues, des palois de marbre & d’or. En entrant par le faubourg St. Marceau je ne vis que [210] de petites rues sales & puantes, de vilaines maisons noires, l’air de la mal-propreté, de la pauvreté, des mendians, des charretiers, des ravaudeuses, des crieuses de tisane & de vieux chapeaux. Tout cela me frappa d’abord à tel point que tout ce que j’ai vu depuis à Paris de magnificence réelle, n’a pu détruire cette premiere impression & qu’il m’en est resté toujours un secret dégoût pour l’habitation de cette capitale. Je puis dire que tout le tems que j’y ai vécu dans la suite, ne fut employé qu’à y chercher des ressources pour me mettre en état d’en vivre éloigné. Tel est le fruit d’une imagination trop active qui exagere par-dessus l’exagération des hommes & voit toujours plus que ce qu’on lui dit. On m’avoit tant vanté Paris que je me l’étois figuré comme l’ancienne Babylone, dont je trouverois peut-être autant à rabattre, si je l’avois vue, du portrait que je m’en suis fait. La même chose m’arriva à l’Opéra où je me pressai d’aller le lendemain de mon arrivée; la même chose m’arriva dans la suite à Versailles, dans la suite encore en voyant la mer, & la même chose m’arrivera toujours en voyant des spectacles qu’on m’aura trop annoncés: car il est impossible aux hommes & difficile à la nature elle-même de passer en richesse mon imagination.
A la maniere dont je fus reçu de tous ceux pour qui j’avois des lettres, je crus ma fortune faite. Celui à qui j’étois le plus recommandé & qui me caressa le moins étoit M. de Surbeck retiré du service & vivant philosophiquement à Bagneux, où je fus le voir plusieurs fois & où jamais il ne m’offrit un verre d’eau. J’eus plus d’accueil de Madame de Merveilleux belle-soeur de l’Interpréte & de son neveu Officier aux Gardes. [211] Non-seulement la mere & le fils me reçurent bien, mais ils m’offrirent leur table dont je profitai souvent durant mon séjour à Paris. Madame de Merveilleux me parut avoir été belle, ses cheveux étoient d’un beau noir & faisoient à la vieille mode le crochet sur ses tempes. Il lui restoit ce qui ne périt point avec les attraits, un esprit très-agréable. Elle me parut goûter le mien & fit tout ce qu’elle put pour me rendre service; mais personne ne la seconda & je fus bientôt désabusé de tout ce grand intérêt qu’on avoit paru prendre à moi. Il faut pourtant rendre justice aux François; ils ne s’épuisent point autant qu’on dit en protestations & celles qu’ils font sont presque toujours sinceres; mais ils ont une maniere de paroître s’intéresser à vous qui trompe plus que des paroles. Les gros complimens des Suisses n’en peuvent imposer qu’à des sots. Les manieres des François sont plus séduisantes en cela même qu’elles sont plus simples; on croiroit qu’ils ne vous disent pas tout ce qu’ils veulent faire, pour vous surprendre plus agréablement. Je dirai plus; ils ne sont point faux dans leurs démonstrations; ils sont naturellement officieux, humains, bienveillans & même, quoi qu’on en dise, plus vrais qu’aucune autre nation; mais ils sont légers & volages. Ils ont en effet le sentiment qu’ils vous témoignent; mais ce sentiment s’en va comme il est venu. En vous parlant ils sont pleins de vous; ne vous voient-ils plus, ils vous oublient. Rien n’est permanent dans leur coeur: tout est chez eux l’oeuvre du moment.
Je fus donc beaucoup flatté & peu servi. Ce Colonel Godard au neveu duquel on m’avoit donné, se trouva être un [212] vilain vieux avare, qui, quoique tout cousu d’or, voyant ma détresse, me voulut avoir pour rien. Il prétendoit que je fusse auprès de son neveu une espece de valet sans gages, plutôt qu’un vrai gouverneur. Attaché continuellement à lui & par là dispensé du service, il falloit que je vécusse de ma paie de cadet, c’est-à-dire de soldat, & à peine consentoit-il à me donner l’uniforme; il auroit voulu que je me contentasse de celui du régiment. Madame de Merveilleux indignée de ses propositions, me détourna elle-même de les accepter; son fils fut du même sentiment. On cherchoit autre chose & l’on ne trouvoit rien. Cependant je commençois d’être pressé & cent francs sur lesquels j’avois fait mon voyage ne pouvoient me mener bien loin. Heureusement je reçus de la part de M. l’Ambassadeur encore une petite remise qui me fit grand bien, & je crois qu’il ne m’auroit pas abandonné si j’eusse eu plus de patience: mais languir, attendre, solliciter, sont pour moi choses impossibles. Je me rebutai, je ne parus plus & tout fut fini. Je n’avois pas oublié ma pauvre Maman; mais comment la trouver? où la chercher? Madame de Merveilleux qui savoit mon histoire m’avoit aidé dans cette recherche & long-tems inutilement. Enfin elle m’apprit que Madame de Warens étoit repartie il y avoit plus de deux mois, mais qu’on ne savoit si elle étoit allée en Savoye ou à Turin & que quelques personnes la disoient retournée en Suisse. Il ne m’en fallut pas davantage pour me déterminer à la suivre, bien sûr qu’en quelque lieu qu’elle fût je la trouverois plus aisément en province que je n’avois pu faire à Paris.
Avant de partir j’exerçai mon nouveau talent poétique dans [213] une épître au Colonel Godard, où je le drapai de mon mieux. Je montrai ce barbouillage à Madame de Merveilleux qui, au lieu de me censurer comme elle auroit dû faire, rit beaucoup de mes sarcasmes, de même que son fils, qui, je crois, n’aimoit pas M. Godard & il faut avouer qu’il n’étoit pas aimable. J’étois tenté de lui envoyer mes vers, ils m’y encouragerent: j’en fis un paquet à son adresse & comme il n’y avoit point alors à Paris de petite poste, je le mis dans ma poche & le lui envoyai d’Auxerre en passant. Je ris quelquefois encore en songeant aux grimaces qu’il dut faire en lisant ce panégyrique où il étoit peint trait pour trait. Il commençoit ainsi:
Tu croyois, vieux Penard, qu’une folle manie
D’élever ton neveu m’inspireroit l’envie.
Cette petite piece mal faite, à la vérité, mais qui ne manquoit pas de sel & qui annonçoit du talent pour la satire, est cependant le seul écrit satirique qui soit sorti de ma plume. J’ai le coeur trop peu haineux pour me prévaloir d’un pareil talent; mais je crois qu’on peut juger par quelques écrits polémiques faits de tems à autre pour ma défense, que si j’avois été d’humeur batailleuse, mes agresseurs auroient eu rarement les rieurs de leur côté.
La chose que je regrette le plus dans les détails de ma vie dont j’ai perdu la mémoire, est de n’avoir pas fait des journaux de mes voyages. Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans ceux que j’ai fait seul à pied. La marche a quelque chose qui anime [214] & avive mes idées: je ne puis presque penser quand je reste en place; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. La vue de la campagne, la succession des aspects agréables, le grand air, le grand appétit, la bonne santé que je gagne en marchant, la liberté du cabaret, l’éloignement de tout ce qui me fait sentir ma dépendance, de tout ce qui me rappelle à ma situation; tout cela dégage mon ame, me donne une plus grande audace de penser, me jette en quelque sorte dans l’immensité des êtres pour les combiner, les choisir, me les approprier à mon gré sans gêne & sans crainte. Je dispose en maître de la nature entiere; mon coeur errant d’objet en objet, s’unit, s’identifie à ceux qui le flattent, s’entoure d’images charmantes; s’enivre de sentimens délicieux. Si pour les fixer je m’amuse à les décrire en moi-même; quelle vigueur de pinceau, quelle fraîcheur de coloris, quelle énergie d’expression je leur donne! On a, dit-on, trouvé de tout cela dans mes ouvrages, quoiqu’écrits vers le déclin de mes ans. O! si l’on eût vu ceux de ma premiere jeunesse, ceux que j’ai faits durant mes voyages, ceux que j’ai composés & que je n’ai jamais écrits... Pourquoi, direz-vous ne les pas écrire? Et pourquoi les écrire, vous répondrai-je: pourquoi m’ôter le charme actuel de la jouissance, pour dire à d’autres que j’avois joui? Que m’importoient des lecteurs, un public & toute la terre, tandis que je plânois dans le Ciel? D’ailleurs portois-je avec moi du papier, des plumes? Si j’avois pensé à tout cela rien ne me seroit venu. Je ne prévoyois pas que j’aurois des idées; elles viennent quand il leur plaît, non quand il me plaît. Elles ne viennent point, ou elles viennent en foule; elles [215] m’accablent de leur nombre & de leur force. Dix volumes par jour n’auroient pas suffi. Où prendre du tems pour les écrire? En arrivant je ne songeois qu’à bien dîné. En partant je ne songeois qu’à bien marcher. Je sentois qu’un nouveau paradis m’attendoit à la porte, je ne songeois qu’à l’aller chercher.
Jamais je n’ai si bien senti tout cela que dans le retour dont je parle. En venant à Paris je m’étois borné aux idées relatives à ce que j’y allois faire. Je m’étois élancé dans la carriere où j’allois entrer & je l’avois parcourue avec assez de gloire; mais cette carriere n’étoit pas celle où mon coeur m’appelloit & les êtres réels nuisoient aux êtres imaginaires. Le Colonel Godard & son neveu figuroient mal avec un héros tel que moi. Grace au Ciel j’étois maintenant délivré de tous ces obstacles: je pouvois m’enfoncer à mon gré dans le pays des chimeres, car il ne restoit que cela devant moi. Aussi je m’y égarai si bien que je perdis réellement plusieurs fois ma route, & j’eusse été fort fâché d’aller plus droit; car sentant qu’à Lyon j’allois me retrouver sur la terre, j’aurois voulu n’y jamais arriver.
Un jour entr’autres m’étant à dessein détourné pour voir de près un lieu qui me parut admirable; je m’y plus si fort & j’y fis tant de tours que je me perdis enfin tout-à-fait. Après plusieurs heures de course inutile, las & mourant de soif & de faim, j’entrai chez un paysan dont la maison n’avoit pas belle apparence, mais c’étoit la seule que je visse aux environs. Je croyois que c’étoit comme à Geneve ou en Suisse, où tous les habitans à leur aise sont en état d’exercer l’hospitalité. Je priai celui-ci de me donner à dîné en payant. Il [216] m’offrit du lait écrémé & de gros pain d’orge, en me disant que c’étoit tout ce qu’il avoit. Je buvois ce lait avec délices & je mangeois ce pain, paille & tout; mais cela n’étoit pas fort restaurant pour un homme épuisé de fatigue. Ce paysan qui m’examinoit jugea de la vérité de mon histoire par celle de mon appétit. Tout de suite après m’avoir dit qu’il voyoit bien* [*Apparemment je n’avois pas encore alors la physionomie qu’on m’a don, née depuis dans mes portraits.] que j’étois un bon jeune honnête homme qui n’étois pas là pour le vendre, il ouvrit une petite trappe à côté de sa cuisine, descendit & revint un moment après avec un bon pain bis de pur froment, un jambon très-appétissant quoiqu’entamé & une bouteille de vin dont l’aspect me réjouit le coeur plus que tout le reste. On joignit à cela une omelette assez épaisse & je fis un dîné tel qu’autre qu’un piéton n’en connut jamais. Quand ce vint à payer, voilà son inquiétude & ses craintes qui le reprennent; il ne vouloit point de mon argent, il le repoussoit avec un trouble extraordinaire, & ce qu’il y avoit de plaisant étoit que je ne pouvois imaginer de quoi il avoit peur. Enfin il prononça en frémissant ces mots terribles de commis & de rats-de-cave. Il me fit entendre qu’il cachoit son vin à cause des aides, qu’il cachoit son pain à cause de la taille & qu’il seroit un homme perdu si l’on pouvoit se douter qu’il ne mourût pas de faim. Tout ce qu’il me dit à ce sujet & dont je n’avois pas la moindre idée, me fit une impression qui ne s’effacera jamais. Ce fut-là le germe de cette haine inextinguible qui se développa depuis dans mon coeur contre les vexations qu’éprouve le malheureux [217] peuple & contre ses oppresseurs. Cet homme quoique aisé, n’osoit manger le pain qu’il avoit gagné à la sueur de son front & ne pouvoit éviter sa ruine qu’en montrant la même misere qui régnoit autour de lui. Je sortis de sa maison aussi indigné qu’attendri & déplorant le sort de ces belles contrées à qui la nature n’a prodigué ses dons que pour en faire la proie des barbares publicains.
Voilà le seul souvenir bien distinct qui me reste de ce qui m’est arrivé durant ce voyage. Je me rappelle seulement encore qu’en approchant de Lyon je fus tenté de prolonger ma route pour aller voir les bords du Lignon; car parmi les romans que j’avois lus avec mon pere, l’Astrée n’avoit pas été oubliée & c’étoit celui qui me revenoit au coeur le plus fréquemment. Je demandai la route du Forez, & tout en causant avec une hôtesse, elle m’apprit que c’étoit un bon pays de ressource pour les ouvriers, qu’il y avoit beaucoup de forges & qu’on y travailloit fort bien en fer. Cet éloge calma tout-à-coup ma curiosité romanesque & je ne jugeai pas à propos d’aller chercher des Dianes & des Sylvandres chez un peuple de forgerons. La bonne femme qui m’encourageoit de la sorte m’avoit sûrement pris pour un garçon serrurier.
Je n’allois pas tout-à-fait à Lyon sans vues. En arrivant j’allai voir aux Chasottes Mlle. du Châtelet, amie de Madame de Warens & pour laquelle elle m’avoit donné une lettre quand je vins avec M. le Maître: ainsi c’étoit une connoissance déjà faite. Mlle. du Châtelet m’apprit qu’en effet son amie avoit passé à Lyon, mais qu’elle ignoroit si elle avoit poussé sa route jusqu’en Piémont & qu’elle étoit incertaine elle-même en [218] partant si elle ne s’arrêteroit pas en Savoye: que si je voulois elle écriroit pour en avoir des nouvelles & que le meilleur parti que j’eusse à prendre étoit de les attendre à Lyon. J’acceptai l’offre: mais je n’osai dire à Mlle. du Châtelet que j’étois pressé de la réponse & que ma petite bourse épuisée ne me laissoit pas en état de l’attendre long-tems. Ce qui me retint n’étoit pas qu’elle m’eût mal reçu. Au contraire, elle m’avoit fait beaucoup de caresses & me traitoit sur un pied d’égalité qui m’ôtoit le courage de lui laisser voir mon état & de descendre du rôle de bonne compagnie à celui d’un malheureux mendiant.
Il me semble de voir assez clairement la suite de tout ce que j’ai marqué dans ce livre. Cependant je crois me rappeller dans le même intervalle un autre voyage de Lyon dont je ne puis marquer la place & où je me trouvai déjà fort à l’étroit: le souvenir des extrémités où j’y fus réduit, ne contribue pas non plus à m’en rappeller agréablement la mémoire. Si j’avois été fait comme un autre, que j’eusse eu le talent d’emprunter & de m’endetter dans mon cabaret, je me serois aisément tiré d’affaire; mais c’est à quoi mon inaptitude égaloit ma répugnance; & pour imaginer à quel point vont l’une & l’autre, il suffit de savoir qu’après avoir passé presque toute ma vie dans le mal-être & souvent prêt à manquer de pain, il ne m’est jamais arrivé une seule fois de me faire demander de l’argent par un créancier sans lui en donner à l’instant même. Je n’ai jamais su faire des dettes criardes & j’ai toujours mieux aimé souffrir que devoir.
C’étoit souffrir assurément que d’être réduit à passer la nuit [219] dans la rue & c’est ce qui m’est arrivé plusieurs fois à Lyon. J’aimois mieux employer quelques sous qui me restoient à payer mon pain que mon gîte, parce qu’après tout je risquois moins de mourir de sommeil que de faim. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que dans ce cruel état je n’étois ni inquiet ni triste. Je n’avois pas le moindre souci sur l’avenir & j’attendois les réponses que devoit recevoir Mlle. du Châtelet, couchant à la belle étoile & dormant étendu par terre ou sur un banc, aussi tranquillement que sur un lit de roses. Je me souviens même d’avoir passé une nuit délicieuse hors de la ville dans un chemin qui côtoyoit le Rhône ou la Saône, car je ne me rappelle pas lequel des deux. Des jardins élevés en terrasse bordoient le chemin du côté opposé. Il avoit fait très-chaud ce jour-là; la soirée étoit charmante; la rosée humectoit l’herbe flétrie; point de vent, une nuit tranquille; l’air étoit frais sans être froid; le soleil après son coucher avoit laissé dans le ciel des vapeurs rouges dont la réflexion rendoit l’eau couleur de rose; les arbres des terrasses étoient chargés de rossignols qui se répondoient de l’un à l’autre. Je me promenois dans une sorte d’extase, livrant mes sens & mon coeur à la jouissance de tout cela & soupirant seulement un peu du regret d’en jouir seul. Absorbé dans ma douce rêverie, je prolongeai fort avant dans la nuit ma promenade sans m’appercevoir que j’étois las. Je m’en apperçus enfin. Je me couchai voluptueusement sur la tablette d’une espece de niche ou de fausse-porte enfoncée dans un mur de terrasse: le ciel de mon lit étoit formé par les têtes des arbres; un rossignol étoit précisément au-dessus de moi; je m’endormis à son chant: [220] mon sommeil fut doux, mon réveil le fut davantage. Il étoit grand jour: mes yeux en s’ouvrant virent l’eau, la verdure, un paysage admirable. Je me levai, me secouai, la faim me prit, je m’acheminai gaîement vers la ville, résolu de mettre à un bon déjeuner deux pieces de six blancs qui me restoient encore. J’étois de si bonne humeur que j’allois chantant tout le long du chemin, & je me souviens même, que je chantois une cantate de Batistin, intitulée les bains de Thomery que je savois par coeur. Que béni soit le bon Batistin & sa bonne cantate qui m’a valu un meilleur déjeuner que celui sur lequel je comptois & un dîné bien meilleur encore, sur lequel je n’avois point compté du tout. Dans mon meilleur train d’aller & de chanter, j’entends quelqu’un derriere moi, je me retourne, je vois un Antonin qui me suivoit & qui paroissoit m’écouter avec plaisir. Il m’accoste, me salue, me demande si je sais la musique. Je réponds, un peu, pour faire entendre beaucoup. Il continue à me questionner: je lui conte une partie de mon histoire. Il me demande si je n’ai jamais copié de la musique. Souvent, lui dis-je, & cela étoit vrai; ma meilleure maniere de l’apprendre étoit d’en copier. Eh bien, me dit-il, venez avec moi; je pourrai vous occuper quelques jours durant lesquels rien ne vous manquera, pourvu que vous consentiez à ne pas sortir de la chambre. J’acquiesçai très-volontiers & je le suivis.
Cet Antonin s’appelloit M. Rolichon; il aimoit la musique, il la savoit & chantoit dans de petits concerts qu’il faisoit avec ses amis. Il n’y avoit rien là que d’innocent & d’honnête; mais ce goût dégénéroit apparemment en fureur dont [221] il étoit obligé de cacher une partie. Il me conduisit dans une petite chambre que j’occupai & où je trouvai beaucoup de musique qu’il avoit copiée. Il m’en donna d’autre à copier, particuliérement la cantate que j’avois chantée & qu’il devoit chanter lui-même dans quelques jours. J’en demeurai là trois ou quatre, à copier tout le tems où je ne mangeois pas; car de ma vie je ne fus si affamé ni mieux nourri. Il apportoit mes repas lui-même de leur cuisine, & il falloit qu’elle fût bonne, si leur ordinaire valoit le mien. De mes jours je n’eus tant de plaisir à manger, & il faut avouer aussi que ces lippées me venoient fort à propos, car j’étois sec comme du bois. Je travaillois presque d’aussi bon coeur que je mangeois & ce n’est pas peu dire. Il est vrai que je n’étois pas aussi correct que diligent. Quelques jours après M. Rolichon que je rencontrai dans la rue, m’apprit que mes parties avoient rendu la musique inexécutable; tant elles s’étoient trouvées pleines d’omissions, de duplications & de transpositions. Il faut avouer que j’ai choisi là dans la suite le métier du monde auquel j’étois le moins propre. Non que ma note ne fût belle & que je ne copiasse fort nettement; mais l’ennui d’un long travail me donne des distractions si grandes, que je passe plus de tems à gratter qu’à noter & que si je n’apporte la plus grande attention à collationner mes parties, elles font toujours manquer l’exécution. Je fis donc très-mal en voulant bien faire & pour aller vite j’allois tout de travers. Cela n’empêcha pas M. Rolichon de me bien traiter jusqu’à la fin & de me donner encore en sortant un petit écu que je ne méritois gueres & qui me remit tout à fait en pied: car peu de jours [222] après je reçus des nouvelles de Maman qui étoit à Chambéri & de l’argent pour l’aller joindre, ce que je fis avec transport. Depuis lors mes finances ont souvent été fort courtes; mais jamais assez pour être obligé de jeûner. Je marque cette époque avec un coeur sensible aux soins de la Providence. C’est la derniere fois de ma vie que j’ai senti la misere & la faim.
Je restai à Lyon sept ou huit jours encore pour attendre les commissions dont Maman avoit chargé Mlle. du Châtelet, que je vis durant ce tems-là plus assiduement qu’auparavant, ayant le plaisir de parler avec elle de son amie & n’étant plus distrait par ces cruels retours sur ma situation qui me forçoient de la cacher. Mlle. du Châtelet n’étoit ni jeune ni jolie, mais elle ne manquoit pas de grâce; elle étoit liante & familiere & son esprit donnoit du prix à cette familiarité. Elle avoit ce goût de morale observatrice qui porte à étudier les hommes, & c’est d’elle en premiere origine que ce même goût m’est venu. Elle aimoit les romans de le Sage & particulierement Gil Blas; elle m’en parla, me le prêta, je le lus avec plaisir; mais je n’étois pas mûr encore pour ces sortes de lectures: il me falloit des romans à grands sentimens. Je passois ainsi mon tems à la grille de Mlle. du Châtelet avec autant de plaisir que de profit, & il est certain que les entretiens intéressans & sensés d’une femme de mérite sont plus propres à former un jeune homme que toute la pédantesque philosophie des livres. Je fis connoissance aux Chasottes avec d’autres pensionnaires & de leurs amies; entre autres avec une jeune personne de quatorze ans, appelée Mlle. Serre, à laquelle je ne fis pas alors une grande attention; mais dont je me passionnai huit [223] ou neuf ans après & avec raison; car c’étoit une charmante fille.
Occupé de l’attente de revoir bientôt ma bonne Maman, je fis un peu de trêve à mes chimeres & le bonheur réel qui m’attendoit me dispensa d’en chercher dans mes visions. Non-seulement je la retrouvois, mais je retrouvois près d’elle & par elle un état agréable; car elle marquoit m’avoir trouvé une occupation qu’elle espéroit qui me conviendroit & qui ne m’éloigneroit pas d’elle. Je m’épuisois en conjectures pour deviner quelle pouvoit être cette occupation & il auroit fallu deviner en effet pour rencontrer juste. J’avois suffisamment d’argent pour faire commodément la route. Mlle. du Châtelet vouloit que je prisse un cheval; je n’y pus consentir & j’eus raison: j’aurois perdu le plaisir du dernier voyage pédestre que j’ai fait en ma vie; car je ne peux donner ce nom aux excursions que je faisois souvent à mon voisinage, tandis que je demeurois à Motiers.
C’est une chose bien singuliere que mon imagination ne se monte jamais plus agréablement que quand mon état est le moins agréable; & qu’au contraire elle est moins riante lorsque tout rit autour de moi. Ma mauvaise tête ne peut s’assujettir aux choses. Elle ne sauroit embellir, elle veut créer. Les objets réels s’y peignent tout au plus tels qu’ils sont; elle ne soit parer que les objets imaginaires. Si je veux peindre le printems il faut que je sais en hiver; si je veux décrire un beau paysage il faut que je sois dans des murs, & j’ai dit cent fois que si jamais j’étois mis à la Bastille, j’y ferois le tableau de la liberté. Je ne voyois en partant de Lyon, qu’un avenir agréable; [224] j’étois aussi content & j’avois tout lieu de l’être, que je l’étois peu quand je partis de Paris. Cependant je n’eus point durant ce voyage ces rêveries délicieuses qui m’avoient suivi dans l’autre. J’avois le coeur serein, mais c’étoit tout. Je me rapprochois avec attendrissement de l’excellente amie que j’allois revoir. Je goûtois d’avance, mais sans ivresse le plaisir de vivre auprès d’elle: je m’y étois toujours attendu; c’étoit comme s’il ne m’étoit rien arrivé de nouveau. Je m’inquiétois de ce que j’allois faire, comme si cela eût été fort inquiétant. Mes idées étoient paisibles & douces, non célestes & ravissantes. Les objets frapoient ma vue; je donnois de l’attention aux paysages, je remarquois les arbres, les maisons, les ruisseaux, je délibérois aux croisées des chemins, j’avois peur de me perdre & je ne me perdois point. En un mot je n’étois plus dans l’Empyrée, j’étois tantôt où j’étois, tantôt où j’allois, jamais plus loin.
Je suis en racontant mes voyages comme j’étois en les faisant: je ne saurois arriver. Le coeur me battoit de joie en approchant de ma chere Maman & je n’en allois pas plus vite. J’aime à marcher à mon aise & m’arrêter quand il me plaît. La vie ambulante est celle qu’il me faut. Faire route à pied par un beau tems dans un beau pays, sans être pressé & avoir pour terme de ma course un objet agréable; voilà de toutes les manieres de vivre celle qui est le plus de mon goût. Au reste on soit déjà ce que j’entends par un beau pays. Jamais pays de plaine, quelque beau qu’il fût, ne parut tel à mes yeux. Il me faut des torrents, des rochers, des sapins, des bois noirs, des montagnes, des chemins raboteux à monter & à [225] descendre, des précipices à mes côtés qui me fassent bien peur. J’eus ce plaisir & je le goûtai dans tout son charme en approchant de Chambéri. Non loin d’une montagne coupée qu’on appelle le Pas-de-l’Echelle, au-dessous du grand chemin taillé dans le roc, à l’endroit appellé Chailles, court & bouillonne dans des gouffres affreux une petite riviere qui paroît avoir mis à les creuser des milliers de siecles. On a bordé le chemin d’un parapet pour prévenir les malheurs: cela faisoit que je pouvois contempler au fond & gagner des vertiges tout à mon aise; car ce qu’il y a de plaisant dans mon goût pour les lieux escarpés, est qu’ils me font tourner la tête, & j’aime beaucoup ce tournoiement, pourvu que je sois en sûreté. Bien appuyé sur le parapet, j’avançois le nez & je restois là des heures entieres, entrevoyant de tems en tems cette écume & cette eau bleue dont j’entendois le mugissement à travers les cris des corbeaux & des oiseaux de proie qui voloient de roche en roche & de broussaille en broussaille à cent toises au-dessous de moi. Dans les endroits où la pente étoit assez unie & la broussaille assez claire pour laisser passer des cailloux, j’en allois chercher au loin d’aussi gros que je les pouvois porter, je les rassemblois sur le parapet en pile, puis les lançant l’un après l’autre, je me délectois à les voir rouler, bondir & voler en mille éclats avant que d’atteindre le fond du précipice.
Plus près de Chambéri j’eus un spectacle semblable en sens contraire. Le chemin passe au pied de la plus belle cascade que je vis de mes jours. La montagne est tellement escarpée que l’eau se détache net & tombe en arcade assez loin pour qu’on puisse passer entre la cascade & la roche, quelquefois sans être [226] mouillé. Mais si l’on ne prend bien ses mesures on y est aisément trompé, comme je le fus: car à cause de l’extrême hauteur l’eau se devise & tombe en poussiere; & lorsqu’on approche un peu trop de ce nuage, sans s’appercevoir d’abord qu’on se mouille, à l’instant on est tout trempé.
J’arrive enfin, je la revois. Elle n’étoit pas seule. M. l’Intendant général étoit chez elle au moment que j’entrai. Sans me parler elle me prend la main & me présente à lui avec cette grace qui lui ouvroit tous les coeurs: le voilà, Monsieur, ce pauvre jeune homme; daignez le protéger aussi long-tems qu’il le méritera, je ne suis plus en peine de lui pour le reste de sa vie. Puis m’adressant la parole; mon enfant me dit-elle, vous appartenez au Roi: remerciez M. l’Intendant qui vous donne du pain. J’ouvrois de grands yeux sans rien dire, sans savoir trop qu’imaginer: il s’en fallut peu que l’ambition naissante ne me tournât la tête & que je ne fisse déjà le petit Intendant. Ma fortune se trouva moins brillante que sur ce début je ne l’avois imaginée; mais quant à présent c’étoit assez pour vivre & pour moi c’étoit beaucoup. Voici de quoi il s’agissoit.
Le roi Victor Amédée jugeant par le sort des guerres précédentes & par la position de l’ancien patrimoine de ses peres qu’il lui échapperoit quelque jour, ne cherchoit qu’à l’épuiser. Il y avoit peu d’années qu’ayant résolu d’en mettre la Noblesse à la taille, il avoit ordonné un cadastre général de tout le pays afin que rendant l’imposition réelle, on pût la répartir avec plus d’équité. Ce travail commencé sous le pere fut achevé sous le fils. Deux ou trois cens hommes, tant arpenteurs qu’on appelloit géometres, qu’écrivains qu’on [227] appelloit secrétaires, furent employés à cet ouvrage & c’étoit parmi ces derniers que Maman m’avoit fait inscrire. Le poste sans être fort lucratif donnoit de quoi vivre au large dans ce pays-là. Le mal étoit que cet emploi n’étoit qu’à tems, mais il mettoit en état de chercher & d’attendre & c’étoit par prévoyance qu’elle tâchoit de m’obtenir de l’Intendant une protection particuliere pour pouvoir passer à quelque emploi plus solide quand le tems de celui-là seroit fini.
J’entrai en fonction peu de jours après mon arrivée. Il n’y avoit à ce travail rien de difficile & je fus bientôt au fait. C’est ainsi qu’après quatre ou cinq ans de courses, de folies & de souffrances depuis ma sortie de Geneve, je commençai pour la premiere fois de gagner mon pain avec honneur.
Ces longs détails de ma premiere jeunesse auront paru bien puérils & j’en suis fâché: quoique né homme à certains égards, j’ai été long-tems enfant & je le suis encore à beaucoup d’autres. Je n’ai pas promis d’offrir au public un grand personnage, j’ai promis de me peindre tel que je suis & pour me connoître dans mon âge avancé, il faut m’avoir bien connu dans ma jeunesse. Comme en général les objets font moins d’impression sur moi que leurs souvenirs & que toutes mes idées sont en images, les premiers traits qui se sont gravés dans ma tête y sont demeurés & ceux qui s’y sont empreints dans la suite se sont plutôt combinés avec eux qu’ils ne les ont effacés. Il y a une certaine succession d’affections & d’idées qui modifient celles qui les suivent & qu’il faut connoître pour en bien juger. Je m’applique à bien développer par-tout les premieres causes pour faire sentir l’enchaînement des effets. Je voudrois [228] pouvoir en quelque façon rendre mon ame transparente aux yeux du lecteur, & pour cela je cherche à la lui montrer sous tous les points de vue, à l’éclairer par tous les jours, à faire en sorte qu’il ne s’y passe pas un mouvement qu’il n’apperçoive, afin qu’il puisse juger par lui-même du principe qui les produit.
Si je me chargeois du résultat & que je lui disse; tel est mon caractere, il pourroit croire, sinon que je le trompe, au moins que je me trompe. Mais en lui détaillant avec simplicité tout ce qui m’est arrivé, tout ce que j’ai pensé, tout ce que j’ai senti, je ne puis l’induire en erreur à moins que je ne le veuille, encore même en le voulant n’y parviendrais-je pas aisément de cette façon. C’est à lui d’assembler ces éléments & de déterminer l’être qu’ils composent; le résultat doit être son ouvrage, & s’il se trompe alors, toute l’erreur sera de son fait. Or il ne suffit pas pour cette fin que mes récits soient fideles, il faut aussi qu’ils soient exacts. Ce n’est pas à moi de juger de l’importance des faits, je les dois tous dire & lui laisser le soin de choisir. C’est à quoi je me suis appliqué jusqu’ici de tout mon courage & je ne me relâcherai pas dans la suite. Mais les souvenirs de l’âge moyen sont toujours moins vifs que ceux de la premiere jeunesse. J’ai commencé par tirer de ceux-ci le meilleur parti qu’il m’étoit possible. Si les autres me reviennent avec la même force, des lecteurs impatiens s’ennuieront peut-être, mais moi je ne serai pas mécontent de mon travail. Je n’ai qu’une chose à craindre dans cette entreprise; ce n’est pas de trop dire ou de dire des mensonges; mais c’est de ne pas tout dire & de taire des vérités.
Fin du quatrieme Livre.
JEAN JACQUES ROUSSEAU
LES CONFESSIONS
DE
J. J. ROUSSEAU.
LIVRE CINQUIEME
Ce fut, ce me semble, en 1732 que j’arrivai à Chambéri comme je viens de le dire & que je commençai d’être employé au cadastre pour le service du Roi. J’avois vingt ans passés, près de vingt & un. J’étois assez formé pour mon âge du côté de l’esprit; mais le jugement ne l’étoit gueres & j’avois grand besoin des mains dans lesquelles je tombai pour apprendre à me conduire. Car quelques années d’expérience n’avoient pu me guérir encore radicalement de mes visions romanesques, & malgré tous les maux que j’avois soufferts, je connoissois aussi peu le monde & les hommes que si je n’avois pas acheté ces instructions.
Je logeai chez moi, c’est-à-dire chez Maman; mais je ne retrouvai pas ma chambre d’Annecy. Plus de jardin, plus de ruisseau, plus de paysage. La maison qu’elle occupoit étoit sombre & triste & ma chambre étoit la plus sombre & la plus triste de la maison. Un mur pour vue, un cul-de-sac pour [230] rue, peu d’air, peu de jour, peu d’espace, des grillons, des rats, des planches pourries; tout cela ne faisoit pas une plaisante habitation. Mais j’étois chez elle, auprès d’elle, sans cesse à mon bureau ou dans sa chambre, je m’appercevois peu de la laideur de la mienne, je n’avois pas le tems d’y rêver. Il paroîtra bizarre qu’elle se fût fixée à Chambéri tout exprès pour habiter cette vilaine maison: cela même fut un trait d’habileté de sa part que je ne dois pas taire. Elle alloit à Turin avec répugnance, sentant bien qu’après des révolutions toutes récentes & dans l’agitation où l’on étoit encore à la Cour, ce n’étoit pas le moment de s’y présenter. Cependant ses affaires demandoient qu’elle s’y montrât; elle craignoit d’être oubliée ou desservie. Elle savoit sur-tout que le Comte de ***, [Saint-Laurent] Intendant-Général des Finances, ne la favorisoit pas. Il avoit à Chambéri une maison vieille, mal bâtie & dans une si vilaine position qu’elle restoit toujours vide; elle la loua & s’y établit. Cela lui réussit mieux qu’un voyage; sa pension ne fut point supprimée & depuis lors le Comte de *** [St. Laurent] fut toujours de ses amis.
J’y trouvai son ménage à-peu-près monté comme auparavant & le fidelle Claude Anet toujours avec elle. C’étoit comme je crois l’avoir dit, un paysan de Moutru qui dans son enfance herborisoit dans le Jura pour faire du thé de Suisse & qu’elle avoit pris à son service à cause de ses drogues, trouvant commode d’avoir un herboriste dans son laquais. Il se passionna si bien pour l’étude des plantes & elle favorisa si bien son goût qu’il devint un vrai botaniste & que, s’il ne fût mort jeune il se seroit fait un nom dans cette [231] science, comme il en méritoit un parmi les honnêtes gens. Comme il étoit sérieux, même grave & que j’étois plu jeune que lui, il devint pour moi une espece de gouverneur qui me sauva beaucoup de folies; car il m’en imposoit & je n’osois m’oublier devant lui. Il en imposoit même à sa maîtresse qui connoissoit son grand sens, sa droiture, son inviolable attachement pour elle & qui le lui rendoit bien. Claude Anet étoit sans contredit un homme rare & le seul même de son espece que j’aye jamais vu. Lent, posé, réfléchi, circonspect dans sa conduite, froid dans ses manieres, laconique & sentencieux dans ses propos, il étoit, dans ses passions d’une impétuosité qu’il ne laissoit jamais paroître, mais qui le dévoroit en-dedans & qui ne lui a fait faire en sa vie qu’une sottise, mais terrible; c’est de s’être empoisonné. Cette scene tragique se passa peu après mon arrivée, & il la falloit pour m’apprendre l’intimité de ce garçon avec sa maîtresse; car si elle ne me l’eût dite elle-même, jamais je ne m’en serois douté. Assurément si l’attachement, le zele & la fidélité peuvent mériter une pareille récompense, elle lui étoit bien due & ce qui prouve qu’il en étoit digne, il n’en abusa jamais. Ils avoient rarement des querelles & elles finissoient toujours bien. Il en vint pourtant une qui finit mal: sa maîtresse lui dit dans la colere un mot outrageant qu’il ne put digérer. Il ne consulta que son désespoir & trouvant sous sa main une phiole de laudanum, il l’avala, puis fut se coucher tranquillement, comptant ne se réveiller jamais. Heureusement Madame de Warens inquiete, agitée elle-même, errant dans sa maison, trouva la phiole vide & devina le reste. En volant à [232] son secours elle poussa des cris qui m’attirerent; elle m’avoua tout, implora mon assistance & parvint avec beaucoup de peine à lui faire vomir l’opium. Témoin de cette scene j’admirai ma bêtise de n’avoir jamais eu le moindre soupçon des liaisons qu’elle m’apprenoit. Mais Claude Anet étoit si discret que de plus clairvoyans auroient pu s’y méprendre. Le raccommodement fut tel que j’en fus vivement touché moi-même & depuis ce tems, ajoutant pour lui le respect à l’estime, je devins en quelque façon son éleve & ne m’en trouvai pas plus mal.
Je n’appris pourtant pas sans peine que quelqu’un pouvoit vivre avec elle dans une plus grande intimité que moi. Je n’avois pas songé même à désirer pour moi cette place; mais il m’étoit dur de la voir remplir par un autre; cela étoit fort naturel. Cependant au lieu de prendre en aversion celui qui me l’avoit soufflée, je sentis réellement s’étendre à lui l’attachement que j’avois pour elle. Je désirois sur toute chose qu’elle fût heureuse, & puisqu’elle avoit besoin de lui pour l’être, j’étois content qu’il fût heureux aussi. De son côté il entroit parfaitement dans les vues de sa maîtresse & prit en sincere amitié l’ami qu’elle s’étoit choisi. Sans affecter avec moi l’autorité que son poste le mettoit en droit de prendre, il prit naturellement celle que son jugement lui donnoit sur le mien. Je n’osois rien faire qu’il parût désapprouver & il ne désapprouvoit que ce qui étoit mal. Nous vivions ainsi dans une union qui nous rendoit tous heureux & que la mort seule a pu détruire. Une des preuves de l’excellence du caractere de cette aimable femme est que tous ceux qui l’aimoient [233] s’aimoient entre eux. La jalousie, la rivalité même cédoit au sentiment dominant qu’elle inspiroit & je n’ai vu jamais aucun de ceux qui l’entouroient se vouloir du mal l’un à l’autre. Que ceux qui me lisent suspendent un moment leur lecture à cet éloge & s’ils trouvent en y pensant quelqu’autre femme dont ils puissent en dire autant, qu’ils s’attachent à elle pour le repos de leur vie.
Ici commence depuis mon arrivée à Chambéri jusqu’à mon départ pour Paris en 1741, un intervalle de huit ou neuf ans, durant lequel j’aurai peu d’événemens à dire, parce que ma vie a été aussi simple que douce & cette uniformité étoit précisément ce dont j’avois le plus grand besoin pour achever de former mon caractere, que des troubles continuels empêchoient de se fixer. C’est durant ce précieux intervalle que mon éducation mêlée & sans suite ayant pris de la consistance, m’a fait ce que je n’ai plus cessé d’être à travers les orages qui m’attendoient. Ce progrès fut insensible & lent, chargé de peu d’événemens mémorables; mais il mérite cependant d’être suivi & développé.
Au commencement je n’étois gueres occupé que de mon travail; la gêne du bureau ne me laissoit pas songer à autre chose. Le peu de tems que j’avois de libre se passoit auprès de la bonne Maman & n’ayant pas même celui de lire, la fantaisie ne m’en prenoit pas. Mais quand ma besogne, devenue une espece de routine, occupa moins mon esprit, il reprit ses inquiétudes, la lecture me redevint nécessaire, & comme si ce goût se fût toujours irrité par la difficulté de m’y livrer, il seroit redevenu passion comme chez mon maître, si d’autres [234] goûts venus à la traverse n’eussent fait diversion à celui-là.
Quoiqu’il ne fallût pas à nos opérations une arithmétique bien transcendante, il en falloit assez pour m’embarrasser quelquefois. Pour vaincre cette difficulté j’achetai des livres d’arithmétique & je l’appris bien; car je l’appris seul. L’arithmétique pratique s’étend plus loin qu’on ne pense, quand on y veut mettre l’exacte précision. Il y a des opérations d’une longueur extrême, au milieu desquelles j’ai vu quelquefois de bons géometres s’égarer. La réflexion jointe à l’usage donne des idées nettes & alors on trouve des méthodes abrégées dont l’invention flatte l’amour-propre, dont la justesse satisfait l’esprit & qui font faire avec plaisir un travail ingrat par lui-même. Je m’y enfonçai si bien qu’il n’y avoit point de question soluble par les seuls chiffres qui m’embarrassât & maintenant que tout ce que j’ai su s’efface journellement de ma mémoire, cet acquis y demeure encore en partie, au bout de trente ans d’interruption. Il y a quelques jours que dans un voyage que j’ai fait à Davenport chez mon hôte, assistant à la leçon d’arithmétique de ses enfans, j’ai fait sans faute avec un plaisir incroyable une opération des plus composées. Il me sembloit en posant mes chiffres, que j’étois encore à Chambéri dans mes heureux jours. C’étoit revenir de loin sur mes pas.
Le lavis des mappes de nos géometres m’avoit aussi rendu le goût du dessin. J’achetai des couleurs & je me mis à faire des fleurs & des paysages. C’est dommage que je me sois trouvé peu de talent pour cet art; l’inclination y étoit toute [235] entiere. Au milieu de mes crayons & de mes pinceaux j’aurois passé des mais entiers sans sortir. Cette occupation devenant pour moi trop attachante, on étoit obligé de m’en arracher. Il en est ainsi de tous les goûts auxquels je commence à me livrer, ils augmentent, deviennent passion & bientôt je ne vois plus rien au monde que l’amusement dont je suis occupé. L’âge ne m’a pas guéri de ce défaut; il ne l’a pas diminué même & maintenant que j’écris ceci, me voilà comme un vieux radoteur, engoué d’une autre étude inutile où je n’entends rien & que ceux même qui s’y sont livrés dans leur jeunesse sont forcés d’abandonner à l’âge où je la veux commencer.
C’étoit alors qu’elle eût été à sa place. L’occasion étoit belle & j’eus quelque tentation d’en profiter. Le contentement que je voyois dans les yeux d’Anet revenant chargé de plantes nouvelles, me mit deux ou trois fois sur le point d’aller herboriser avec lui. Je suis presque assuré que si j’y avois été une seule fois cela m’auroit gagné & je serois peut-être aujourd’hui un grand botaniste: car je ne connois point d’étude au monde qui s’associe mieux avec mes goûts naturels que celle des plantes; la vie que je mene depuis dix ans à la campagne n’est gueres qu’une herborisation continuelle, à la vérité sans objet & sans progrès; mais n’ayant alors aucune idée de la botanique, je l’avois prise en une sorte de mépris & même de dégoût; je ne la regardois que comme une étude d’apothicaire. Maman, qui l’aimoit, n’en faisoit pas elle-même un autre usage; elle ne recherchoit que les plantes usuelles pour les appliquer à ses drogues. Ainsi la botanique, [236] la chymie & l’anatomie, confondues dans mon esprit sous le nom de médecine, ne servoient qu’à me fournir des sarcasmes plaisans toute la journée & à m’attirer des soufflets de tems en tems. D’ailleurs un goût différent & trop contraire à celui-là croissoit par degrés & bientôt absorba tous les autres. Je parle de la musique. Il faut assurément que je sois né pour cet art, puisque j’ai commencé de l’aimer des mon enfance & qu’il est le seul que j’aye aimé constamment dans tous les tems. Ce qu’il y a d’étonnant, est qu’un art pour lequel j’étois né, m’ait néanmoins tant coûté de peine à apprendre & avec des succès si lents, qu’après une pratique de toute ma vie, jamais je n’ai pu parvenir à chanter sûrement tout à livre ouvert. Ce qui me rendoit sur-tout alors cette étude agréable, étoit que je la pouvois faire avec Maman. Ayant des goûts d’ailleurs fort différens, la musique étoit pour nous un point de réunion dont j’aimois à faire usage. Elle ne s’y refusoit pas; j’étois alors à-peu-près aussi avancé qu’elle; en deux ou trois fois nous déchiffrions un air. Quelquefois la voyant empressée autour d’un fourneau, je lui disois: Maman, voici un duo charmant qui m’a bien l’air de faire sentir l’empyreume à vos drogues. Ah! par ma foi, me disoit-elle, si tu me les fais brûler, je te les ferai manger. Tout en disputant je l’entraînois à son clavecin: on s’y oublioit; l’extrait de geniévre ou d’absynthe étoit calciné, elle m’en barbouilloit le visage & tout cela étoit délicieux.
On voit qu’avec peu de tems de reste j’avois beaucoup de choses à quoi l’employer. Il me vint pourtant encore un amusement de plus, qui fit bien valoir tous les autres.
[237]Nous occupions un cachot si étouffé, qu’on avoit besoin quelquefois d’aller prendre l’air sur la terre. Anet engagea Maman à louer dans un faubourg un jardin pour y mettre des plantes. A ce jardin étoit jointe une guinguette assez jolie qu’on meubla suivant l’ordonnance. On y mit un lit; nous allions souvent y dîner & j’y couchois quelquefois. Insensiblement je m’engouai de cette petite retraite, j’y mis quelques livres, beaucoup d’estampes; je passois une partie de mon tems à l’orner & à y préparer à Maman quelque surprise agréable lorsqu’elle s’y venoit promener. Je la quittois pour venir m’occuper d’elle, pour y penser avec plus de plaisir; autre caprice que je n’excuse ni n’explique, mais que j’avoue parce que la chose étoit ainsi. Je me souviens qu’une fois Madame de Luxembourg me parloit en raillant d’un homme qui quittoit sa maîtresse pour lui écrire. Je lui dis que j’aurois bien été cet homme-là & j’aurois pu ajouter que je l’avois été quelquefois. Je n’ai pourtant jamais senti près de Maman ce besoin de m’éloigner d’elle pour l’aimer davantage; car tête-à-tête avec elle j’étois aussi parfaitement à mon aise que si j’eusse été seul & cela ne m’est jamais arrivé près de personne autre, ni homme ni femme, quelque attachement que j’aye eu pour eux. Mais elle étoit si souvent entourée & de gens qui me convenoient si peu, que le dépit & l’ennui me chassoient dans mon asyle, où je l’avois comme je la voulois, sans crainte que les importuns vinssent nous y suivre.
Tandis qu’ainsi partagé entre le travail, le plaisir & l’instruction, je vivois dans le plus doux repos, l’Europe n’étoit pas si tranquille que moi. La France & l’Empereur venoient [238] de s’entre-déclarer la guerre: le roi de Sardaigne étoit entré dans la querelle & l’armée Françoise filoit en Piémont pour entrer dans le Milanois. Il en passa une colonne par Chambéri & entr’autres le régiment de Champagne dont étoit colonel M. le duc de la Trimouille, auquel je fus présenté, qui me promit beaucoup de choses & qui sûrement n’a jamais repensé à moi. Notre petit jardin étoit précisément au haut du faubourg par lequel entroient les troupes, de sorte que je me rassasiois du plaisir d’aller les voir passer & je me passionnois pour le succès de cette guerre, comme s’il m’eût beaucoup intéressé. Jusque-là je ne m’étois pas encore avisé de songer aux affaires publiques & je me mis à lire les gazettes pour la premiere fois, mais avec une telle partialité pour la France que le coeur me battoit de joie à ses moindres avantages & que ses revers m’affligeoient comme s’ils fussent tombés sur moi. Si cette folie n’eût été que passagere, je ne daignerois pas en parler; mais elle s’est tellement enracinée dans mon coeur sans aucune raison, que lorsque j’ai fait dans la suite à Paris l’anti-despote & le fier républicain, je sentois en dépit de moi-même une prédilection secrete pour cette même nation que je trouvois servile & pour ce gouvernement que j’affectois de fronder. Ce qu’il y avoit de plaisant étoit qu’ayant honte d’un penchant si contraire à mes maximes, je n’osois l’avouer à personne & je raillois les François de leurs défaites, tandis que le coeur m’en saignoit plus qu’à eux. Je suis sûrement le seul qui vivant chez une nation qui le traitoit bien & qu’il adoroit, se soit fait chez elle un faux air de la dédaigner. Enfin ce penchant s’est trouvé si désintéressé [239] de ma part, si fort, si constant, si invincible, que même depuis ma sortie du royaume, depuis que le Gouvernement, les Magistrats, les Auteurs s’y sont à l’envi déchaînés contre moi, depuis qu’il est devenu du bon air de m’accabler d’injustices & d’outrages, je n’ai pu me guérir de ma folie. Je les aime en dépit de moi quoiqu’ils me maltraitent.
J’ai cherché long-tems la cause de cette partialité & je n’ai pu la trouver que dans l’occasion qui la vit naître. Un goût croissant pour la littérature, m’attachoit aux livres François, aux Auteurs de ces livres, au pays de ces Auteurs. Au moment même que défiloit sous mes yeux l’armée Françoise, je lisois les grands Capitaines de Brantôme. J’avois la tête pleine des Clisson, des Bayard, des Lautrec, des Coligny, des Montmorency, des la Trimouille & je m’affectionnois à leurs descendans comme aux héritiers de leur mérite & de leur courage. A chaque régiment qui passoit je croyois revoir ces fameuses bandes noires qui jadis avoient fait tant d’exploits en Piémont. Enfin j’appliquois à ce que je voyois les idées que je puisois dans les livres; mes lectures continuées & toujours tirées de la même nation nourrissoient mon affection pour elle & m’en firent une passion aveugle que rien n’a pu surmonter. J’ai eu dans la suite occasion de remarquer dans mes voyages que cette impression ne m’étoit pas particuliere & qu’agissant plus ou moins dans tous les pays sur la partie de la nation qui aimoit la lecture & qui cultivoit les lettres, elle balançoit la haine générale qu’inspire l’air avantageux des François. Les romans [240] plus que les hommes leur attachent les femmes de tous les pays, leurs chefs-d’oeuvre dramatiques affectionnent la jeunesse à leurs théâtres. La célébrité de celui de Paris y attire des foules d’étrangers qui en reviennent enthousiastes. Enfin l’excellent goût de leur littérature leur soumet tous les esprits qui en ont, & dans la guerre si malheureuse dont ils sortent, j’ai vu leurs Auteurs & leurs Philosophes soutenir la gloire du nom François ternie par leurs Guerriers.
J’étois donc François ardent & cela me rendit nouvelliste. J’allois avec la foule des gobe-mouches attendre sur la place l’arrivée des courriers, & plus bête que l’âne de la fable, je m’inquiétois beaucoup pour savoir de quel maître j’aurois l’honneur de porter le bât: car on prétendoit alors que nous appartiendrions à la France & l’on faisoit de la Savoie un échange pour le Milanois. Il faut pourtant convenir que j’avois quelques sujets de craintes; car si cette guerre eût mal tourné pour les Alliés, la pension de Maman couroit un grand risque. Mais j’étois plein de confiance dans mes bons amis & pour le coup, malgré la surprise de M. de Broglie, cette confiance ne fut pas trompée, grâces au roi de Sardaigne à qui je n’avois pas pensé.
Tandis qu’on se battoit en Italie, on chantoit en France. Les Opéras de Rameau commençoient à faire du bruit & releverent ses ouvrages théoriques que leur obscurité laissoit à la portée de peu de gens. Par hasard, j’entendis parler de son traité de l’harmonie & je n’eus point de repos que je n’eusse acquis ce livre. Par un autre hasard, je tombai malade. La maladie étoit inflammatoire; elle fut vive & courte; mais ma convalescence fut longue [241] & je ne fus d’un mois en état de sortir. Durant ce tems j’ébauchai, je dévorai mon traité de l’harmonie; mais il étoit si long, si diffus, si mal arrangé, que je sentis qu’il me falloit un tems considérable pour l’étudier & le débrouiller. Je suspendois mon application & je récréois mes yeux avec de la musique. Les cantates de Bernier sur lesquelles je m’exerçois ne me sortoient pas de l’esprit. J’en appris par coeur quatre ou cinq, entr’autres celle des amours dormans, que je n’ai pas revue depuis ce tems-là & que je sais encore presque tout entiere, de même que l’amour piqué par une abeille, ait jolie cantate de Clerambault, que j’appris à-peu-près dans le même tems.
Pour m’achever il arriva de la Valdoste un jeune organiste appellé l’abbé Palais, bon musicien, bon homme & qui accompagnoit ait bien du clavecin. Je fais connoissance avec lui; nous voilà inséparables. Il étoit l’éleve d’un moine Italien, grand organiste. Il me parloit de ses principes: je les comparois avec ceux de mon Rameau, je remplissois ma tête d’accompagnemens, d’accords, d’harmonie. Il falloit se former l’oreille à tout cela: je proposai à Maman un petit concert tous les mois; elle y consentit. Me voilà si plein de ce concert, que ni jour ni nuit je ne m’occupois d’autre chose & réellement cela m’occupoit & beaucoup, pour rassembler la musique, les concertans, les instrumens, tirer les parties, &c. Maman chantoit, le Pere Caton dont j’ai déjà parlé & dont j’ai à parler encore chantoit aussi; un maître à danser appellé Roche & son fils jouoient du violon; Canavas musicien Piémontois qui travailloit au cadastre & qui depuis s’est marié [242] à Paris, jouoit du violoncelle; l’abbé Palais accompagnoit du clavecin; j’avois l’honneur de conduire la musique, sans oublier le bâton du bûcheron. On peut juger combien tout cela étoit beau! Pas tout-à-fait comme chez M. de Treytorens, mais il ne s’en falloit gueres.
Le petit concert de Madame de Warens nouvelle convertie & vivant, disoit-on, des charités du Roi, faisoit murmurer la séquelle dévote, & mais c’étoit un amusement agréable pour plusieurs honnêtes gens. On ne devineroit pas qui je mets à leur tête en cette occasion? un moine; mais un moine homme de mérite & même aimable, dont les infortunes m’ont dans la suite bien vivement affecté & dont la mémoire, liée à celle de mes beaux jours, m’est encore chere. Il s’agit du P. Caton cordelier, qui, conjointement avec le Comte d’Ortan, avoit fait saisir à Lyon la musique du pauvre petit-Chat, & ce qui n’est pas le plus beau trait de sa vie. Il étoit Bachelier de Sorbonne: il avoit vécu long-tems à Paris dans le plus grand monde & ait faufilé sur-tout chez le M. d’Antremont, alors Ambassadeur de Sardaigne. C’étoit un grand homme bien fait, le visage plein, les yeux à fleur de tête, des cheveux noirs qui faisoient sans affectation le crochet à côté du front, l’air à la fois noble, ouvert, modeste, se présentant simplement & bien; n’ayant ni le maintien caffard ou effronté des moines, ni l’abord cavalier d’un homme à la mode, quoiqu’il le fût, mais l’assurance d’un honnête homme qui sans rougir de sa robe s’honore lui-même & se sent toujours à sa place parmi les honnêtes gens. Quoique le P. Caton n’eût pas beaucoup d’étude pour un [243] Docteur, il en avoit beaucoup pour un homme du monde & n’étant point pressé de montrer son acquis, il le plaçoit si à propos qu’il en paroissoit davantage. Ayant beaucoup vécu dans la société il s’étoit plus attaché aux talens agréables qu’à un solide savoir. Il avoit de l’esprit, faisoit des vers, parloit bien, chantoit mieux, avoit la voix belle, touchoit l’orgue & le clavecin. Il n’en falloit pas tant pour être recherché, aussi l’étoit-il; mais cela lui fit si peu négliger les soins de son état, qu’il parvint, malgré des concurrens ait jaloux à être élu Définiteur de sa province, ou comme on dit, un des grands colliers de l’Ordre.
Ce P. Caton fit connoissance avec Maman chez le M. d’Antremont. Il entendit parler de nos concerts, il voulut en être, il en fut & les rendit brillans. Nous fûmes bientôt liés par notre goût commun pour la musique, qui chez l’un & chez l’autre étoit une passion ait vive, avec cette différence qu’il étoit vraiment musicien & que je n’étois qu’un barbouillon. Nous allions avec Canavas & l’abbé Palais faire de la musique dans sa chambre & quelquefois à son orgue les jours de fête. Nous dînions souvent à son petit couvert; car ce qu’il y avoit encore d’étonnant pour un moine est qu’il étoit généreux, magnifique & sensuel sans grossiéreté. Les jours de nos concerts il soupoit chez Maman. Ces soupers étoient ait gais, ait agréables; on y disoit le mot & la chose, on y chantoit des duo: j’étois à mon aise, j’avois de l’esprit, des saillies; le P. Caton étoit charmant, Maman étoit adorable, l’abbé Palais avec sa voix de boeuf étoit le plastron. Momens si doux de la folâtre jeunesse, qu’il y a de tems que vous êtes partis!
[244] Comme je n’aurai plus à parler de ce pauvre P.Caton, que j’acheve ici en deux mots sa triste histoire. Les autres moines jaloux ou plutôt furieux de lui voir un mérite, une élégance de moeurs qui n’avoit rien de la crapule monastique le prirent en haine, parce qu’il n’étoit pas aussi haïssable qu’eux. Les chefs se liguerent contre lui & ameuterent les moinillons envieux de sa place & qui n’osoient auparavant le regarder. On lui fit mille affronts, on le destitua, on lui ôta sa chambre qu’il avoit meublée avec goût quoique avec simplicité, on le relégua je ne sais où; enfin ces misérables l’accablerent de tant d’outrages que son ame honnête & fiere avec justice n’y put résister, & après avoir fait les délices des sociétés les plus aimables, il mourut de douleur sur un vil grabat, dans quelque fond de cellule ou de cachot, regretté, pleuré de tous les honnêtes gens dont il fut connu & qui ne lui ont trouvé d’autre défaut que d’être moine.
Avec ce petit train de vie je fis si bien en ait peu de tems qu’absorbé tout entier par la musique, je me trouvai hors d’état de penser à autre chose. Je n’allois plus à mon bureau qu’à contre-coeur, la gêne & l’assiduité au travail m’en firent un supplice insupportable & j’en vins enfin à vouloir quitter mon emploi pour me livrer totalement à la musique. On peut croire que cette folie ne passa pas sans opposition. Quitter un poste honnête & d’un revenu fixe pour courir après des écoliers incertains, étoit un parti trop peu sensé pour plaire à Maman. Même en supposant mes progrès futurs aussi grands que je me les figurois, c’étoit borner bien modestement [245] mon ambition que de me réduire pour la vie à l’état de musicien. Elle qui ne formoit que dés projets magnifiques & qui ne me prenoit plus tout-à-fait au mot de M. d’Aubonne, me voyoit avec peine occupé sérieusement d’un talent qu’elle trouvoit si frivole & me répétoit souvent ce proverbe de province, un peu moins juste à Paris, que qui bien chante & bien danse, fait un métier qui peu avance. Elle me voyoit d’un autre côté entraîné par un goût irrésistible; ma passion de musique devenoit une fureur & il étoit à craindre que mon travail se sentant de mes distractions, ne m’attirât un congé qu’il valoit beaucoup mieux prendre de moi-même. Je lui représentois encore que cet emploi n’avoit pas long-tems à durer, qu’il me falloit un talent pour vivre & qu’il étoit plus sûr d’achever d’acquérir par la pratique celui auquel mon goût me portoit & qu’elle m’avoit choisi, que de me mettre à la merci des protections, ou de faire de nouveaux essais qui pouvoient mal réussir & me laisser, après avoir passé l’âge d’apprendre, sans ressource pour gagner mon pain. Enfin j’extorquai son consentement plus à force d’importunités & de caresses, que de raisons dont elle se contentât. Aussi-tôt je courus remercier fiérement M. Coccelli Directeur-général du cadastre, comme si j’avois fait l’acte le plus héroïque & je quittai volontairement mon emploi sans sujet, sans raison, sans prétexte, avec autant & plus de joie que je n’en avois eu à le prendre il n’y avoit pas deux ans.
Cette démarche toute folle qu’elle étoit, m’attira dans le pays une sorte de considération qui me fut utile. Les uns me [246] supposerent des ressources que je n’avois pas; d’autres me voyant livré tout-à-fait à la musique, jugerent de mon talent par mon sacrifice & crurent qu’avec tant de passion pour cet art je devois le posséder supérieurement. Dans le royaume des aveugles les borgnes sont rois; je passai là pour un bon maître, parce qu’il n’y en avoit que de mauvais. Ne manquant pas, au reste, d’un certain goût de chant, favorisé d’ailleurs par mon âge & par ma figure, j’eus bientôt plus d’écolieres qu’il ne m’en falloit pour remplacer ma paye de secrétaire.
Il est certain que pour l’agrément de la vie on ne pouvoit passer plus rapidement d’une extrémité à l’autre. Au cadastre, occupé huit heures par jour du plus maussade travail avec des gens encore plus maussades, enfermé dans un triste bureau empuanti de l’haleine & de la sueur de tous ces manans, la plupart fort mal peignés & fort mal-propres, je me sentois quelquefois accablé jusqu’au vertige par l’attention, l’odeur, la gêne & l’ennui. Au lieu de cela me voilà tout-à-coup jetté parmi le beau monde, admis, recherché dans les meilleures maisons; par-tout un accueil gracieux, caressant, un air de fête; d’aimables Demoiselles bien parées m’attendent, me reçoivent avec empressement; je ne vois que des objets charmans, je ne sens que la rose & la fleur d’orange; on chante, on cause, on rit, on s’amuse; je ne sors de-là que pour aller ailleurs en faire autant: on conviendra qu’à égalité dans les avantages, il n’y avoit pas à balancer dans le choix. Aussi me trouvai-je si bien du mien, qu’il ne m’est arrivé jamais de m’en repentir & je ne m’en repens pas même en ce moment, où je pese au poids de la raison les actions de ma vie & où [247] je suis délivré des motifs peu sensés qui m’ont entraîné.
Voilà presque l’unique fois qu’en n’écoutant que mes penchans, je n’ai pas vu tromper mon attente. L’accueil aisé, l’esprit liant, l’humeur facile des habitans du pays me rendit le commerce du monde aimable; & le goût que j’y pris alors m’a bien prouvé que si je n’aime pas à vivre parmi les hommes, c’est moins ma faute que la leur.
C’est dommage que les Savoyards ne soient pas riches, ou peut-être seroit-ce dommage qu’ils le fussent; car tels qu’ils sont c’est le meilleur & le plus sociable peuple que je connoisse. S’il est une petite ville au monde où l’on goûte la douceur de la vie dans un commerce agréable & sûr, c’est Chambéri. La noblesse de la province qui s’y rassemble, n’a que ce qu’il faut de bien pour vivre, elle n’en a pas assez pour parvenir, ne pouvant se livrer à l’ambition elle suit par nécessité le conseil de Cynéas. Elle dévoue sa jeunesse à l’état militaire, puis revient vieillir paisiblement chez soi. L’honneur & la raison président à ce partage. Les femmes sont belles & pourroient se passer de l’être; elles ont tout ce qui peut faire valoir la beauté & même y suppléer. Il est singulier qu’appelé par mon état à voir beaucoup de jeunes filles, je ne me rappelle pas d’en avoir vu à Chambéri une seule qui ne fût pas charmante. On dira que j’étois disposé à les trouver telles & l’on peut avoir raison; mais je n’avois pas besoin d’y mettre du mien pour cela. Je ne puis en vérité me rappeller sans plaisir le souvenir de mes jeunes écolieres. Que ne puis-je en nommant ici les plus aimables, les rappeller de même & moi avec elles, à l’âge heureux où nous étions, lors des momens aussi doux qu’innocens que j’ai passés [248] auprès d’elles! La premiere fut Mlle. de Mellarede ma voisine, soeur de l’éleve de M. Gaime. C’étoit une brune ait vive, mais d’une vivacité caressante, pleine de grâces & sans étourderie. Elle étoit un peu maigre, comme sont la plupart des filles à son âge; mais ses yeux brillans, sa taille fine & son air attirant n’avoient pas besoin d’embonpoint pour plaire. J’y allois le matin & elle étoit encore en déshabillé, sans autre coiffure que ses cheveux négligemment relevés, ornés de quelques fleurs qu’on mettoit à mon arrivée & qu’on ôtoit à mon départ pour se coiffer. Je ne crains rien tant dans le monde qu’une jolie personne en déshabillé; je la redouterois cent fois moins parée. Mlle. de Menthon chez qui j’allois l’après-midi l’étoit toujours & me faisoit une impression tout aussi douce, mais différente. Ses cheveux étoit d’un blond cendré: elle étoit ait mignonne, ait timide & ait blanche; une voix nette, juste & flûtée, mais qui n’osoit se développer. Elle avoit au sein la cicatrice d’une brûlure d’eau bouillante qu’un fichu de chenille bleue ne cachoit pas extrêmement. Cette marque attiroit quelquefois de ce côté mon attention, qui bientôt n’étoit plus pour la cicatrice. Mlle. de Challes, une autre de mes voisines, étoit une fille faite; grande, belle quarrure, de l’embonpoint: elle avoit été ait bien. Ce n’étoit plus une beauté; mais c’étoit une personne à citer pour la bonne grâce, pour l’humeur égale, pour le bon naturel. Sa soeur, Madame de Charly, la plus belle femme de Chambéri, n’apprenoit plus la musique, mais elle la faisoit apprendre à sa fille toute jeune encore, mais dont la beauté naissante eût promis d’égaler celle de sa mere, si malheureusement elle [249] n’eût été un peu rousse. J’avois à la Visitation une petite demoiselle Françoise, dont j’ai oublié le nom, mais qui mérite une place dans la liste de mes préférences. Elle avoit pris le ton lent & traînant des religieuses & sur ce ton traînant elle disoit des choses ait saillantes, qui ne sembloient point aller avec son maintien. Au reste elle étoit paresseuse, n’aimant pas à prendre la peine de montrer son esprit & c’étoit une faveur qu’elle n’accordoit pas à tout le monde. Ce ne fut qu’après un mois ou deux de leçons & de négligence, qu’elle s’avisa de cet expédient pour me rendre plus assidu; car je n’ai jamais pu prendre sur moi de l’être. Je me plaisois à mes leçons quand j’y étois, mais je n’aimois pas être obligé de m’y rendre ni que l’heure me commandât: en toute chose la gêne & l’assujettissement me sont insupportables; ils me feroient prendre en haine le plaisir même. On dit que chez les Mahométans un homme passe au point du jour dans les rues pour ordonner aux maris de rendre le devoir à leurs femmes: je serois un mauvais Turc à ces heures-là.
J’avois quelques écolieres aussi dans la Bourgeoisie & une entr’autres qui fut la cause indirecte d’un changement de relation dont j’ai à parler, puisque enfin je dois tout dire. Elle étoit fille d’un Epicier & se nommoit Mlle. L***, [Lard] vrai modele d’une statue grecque & que je citerois pour la plus belle fille que j’aye jamais vue, s’il y avoit quelque véritable beauté sans vie & sans ame. Son indolence, sa froideur, son insensibilité alloient à un point incroyable. Il étoit également impossible de lui plaire & de la fâcher, & je suis persuadé que si l’on eût fait sur elle quelque entreprise elle auroit laissé [250] faire, non par goût mais par stupidité. Sa mere qui n’en vouloit pas courir le risque ne la quittoit pas d’un pas. En lui faisant apprendre à chanter, en lui donnant un jeune maître, elle faisoit tout de son mieux pour l’émoustiller, mais cela ne réussit point. Tandis que le maître agaçoit la fille, la mere agaçoit le maître & cela ne réussissoit pas beaucoup mieux. Madame L***. [Lard] ajoutoit à sa vivacité naturelle toute celle que sa fille auroit dû avoir. C’étoit un petit minois éveillé, chiffonné, marqué de petite vérole. Elle avoit de petits yeux ait ardens & un peu rouges, parce qu’elle y avoit presque toujours mal. Tous les matins quand j’arrivois je trouvois prêt mon café à la crême; & la mere ne manquoit jamais de m’accueillir par un baiser bien appliqué sur la bouche & que par curiosité j’aurois bien voulu rendre à la fille, pour voir comment elle l’auroit pris. Au reste tout cela se faisoit si simplement & si fort sans conséquence que quand M. L***. [Lard] étoit là, les agaceries & les baisers n’en alloient pas moins leur train. C’étoit une bonne pâte d’homme; le vrai pere de sa fille & que sa femme ne trompoit pas, parce qu’il n’en étoit pas besoin.
Je me prêtois à toutes ces caresses avec ma balourdise ordinaire, les prenant tout bonnement pour des marques de pure amitié. J’en étois pourtant importuné quelquefois; car la vive Madame L***. [Lard] ne laissoit pas d’être exigeante, si dans la journée j’avois passé devant la boutique sans m’arrêter, il y auroit eu du bruit. Il falloit, quand j’étois pressé, que je prisse un détour pour passer dans une autre rue, sachant bien qu’il n’étoit pas aussi aisé de sortir de chez elle que d’y entrer.
[251] Madame L***. [Lard] s’occupoit trop de moi pour que je ne m’occupasse point d’elle. Ses attentions me touchoient beaucoup; j’en parlois à Maman comme d’une chose sans mystere, & quand il y en auroit eu, je ne lui en aurois pas moins parlé; car lui faire un secret de quoi que ce fût, ne m’eût pas été possible: mon coeur étoit ouvert devant elle comme devant Dieu. Elle ne prit pas tout-à-fait la chose avec la même simplicité que moi. Elle vit des avances où je n’avois vu que des amitiés; elle jugea que Madame L***. [Lard] se faisant un point d’honneur de me laisser moins sot qu’elle ne m’avoit trouvé, parviendroit de maniere ou d’autre à se faire entendre, outre qu’il n’étoit pas juste qu’une autre femme se chargeât de l’instruction de son éleve, elle avoit des motifs plus dignes d’elle pour me garantir des piéges auxquels mon âge & mon état m’exposoient. Dans le même tems on m’en tendit un d’une espece plus dangereuse auquel j’échappai; mais qui lui fit sentir que les dangers qui me menaçoient sans cesse, rendoient nécessaires tous les préservatifs qu’elle y pouvoit apporter.
Madame la Comtesse de M***. [Menthon] mere d’une de mes écolieres, étoit une femme de beaucoup d’esprit & passoit pour n’avoir pas moins de méchanceté. Elle avoit été cause, à ce qu’on disoit, de bien des brouilleries & d’une entr’autres qui avoit eu des suites fatales à la maison d’A***. [Antremont]. Maman avoit été assez liée avec elle pour connoître son caractere; ayant ait innocemment inspiré du goût à quelqu’un sur qui Madame de M***. [Menthon] avoit des prétentions, elle resta chargée auprès d’elle du crime de cette préférence, quoiqu’elle n’eût [252] été ni recherchée ni acceptée, Madame de M***. [Menthon] chercha depuis lors à jouer à sa rivale plusieurs tours dont aucun ne réussit. J’en rapporterai un des plus comiques par maniere d’échantillon. Elles étoient ensemble à la campagne avec plusieurs Gentilshommes du voisinage & entr’autres l’aspirant en question. Madame de M***. [Menthon] dit un jour à un de ces Messieurs que Madame de Warens n’étoit qu’une précieuse, qu’elle n’avoit point de goût, qu’elle se mettoit mal, qu’elle couvroit sa gorge comme une bourgeoise. Quant à ce dernier article, lui dit l’homme, qui étoit un plaisant, elle a ses raisons & je sais qu’elle a un gros vilain rat empreint sur le sein, mais si ressemblant qu’on diroit qu’il court. La haine ainsi que l’amour rend crédule. Madame de M***. [Menthon] résolut de tirer parti de cette découverte & un jour que Maman étoit au jeu avec l’ingrat favori de la Dame, celle-ci prit son tems pour passer derriere sa rivale, puis renversant à demi sa chaise elle découvrit adroitement son mouchoir. Mais au lieu du gros rat, le Monsieur ne vit qu’un objet fort différent qu’il n’étoit pas plus aisé d’oublier que de voir & cela ne fit pas le compte de la Dame.
Je n’étois pas un personnage à occuper Madame de M***. [Menthon] qui ne vouloit que des gens brillans autour d’elle. Cependant elle fit quelque attention à moi, non pour ma figure dont assurément elle ne se soucioit point du tout, mais pour l’esprit qu’on me supposoit & qui m’eût pu rendre utile à ses goûts. Elle en avoit un assez vif pour la satire. Elle aimoit à faire des chansons & des vers sur les gens qui lui déplaisoient. Si elle m’eût trouvé assez de talent pour lui aider à [253] tourner ses vers & assez de complaisance pour les écrire, entr’elle & moi nous aurions bientôt mis Chambéri sens-dessus-dessous. On seroit remonté à la source de ces libelles; Madame de M***. [Menthon] se seroit tirée d’affaire en me sacrifiant & j’aurois été enfermé pour le reste de mes jours peut-être, pour m’apprendre à faire le Phoebus avec les Dames.
Heureusement rien de tout cela n’arriva. Madame de M***. [Menthon] me retint à dîner deux ou trois fois pour me faire causer & trouva que je n’étois qu’un sot. Je le sentois moi-même & j’en gémissois, enviant les talens de mon ami Venture, tandis que j’aurois dû remercier ma bêtise des périls dont elle me sauvoit. Je demeurai pour Madame de M***. [Menthon] le maître à chanter de sa fille & rien de plus: & mais je vécus tranquille & toujours bien voulu dans Chambéri. Cela valoit mieux que d’être un bel esprit pour elle & un serpent pour le reste du pays.
Quoi qu’il en soit, Maman vit que pour m’arracher au périls de ma jeunesse il étoit tems de me traiter en homme, & c’est ce qu’elle fit; mais de la façon la plus singuliere dont jamais femme se soit avisée en pareille occasion. Je lui trouvai l’air plus grave & le propos plus moral qu’à son ordinaire. A la gaieté folâtre dont elle entre mêloit ordinairement ses instructions, succéda tout-à-coup un ton toujours soutenu qui n’étoit ni familier ni sévere; mais qui sembloit préparer une explication. Après avoir cherché vainement en moi-même la raison de ce changement, je la lui demandai; c’étoit ce qu’elle attendoit. Elle me proposa une promenade au petit jardin pour le lendemain: nous y fûmes [254] dès le matin. Elle avoit pris ses mesures pour qu’on nous laissât seuls toute la journée: elle l’employa à me préparer aux bontés qu’elle vouloit avoir pour moi, non, comme une autre femme, par du manege & des agaceries; mais par des entretiens pleins de sentiment & de raison, plus faits pour m’instruire que pour me séduire & qui parloient plus à mon coeur qu’à mes sens. Cependant quelque excellens & utiles que fussent les discours qu’elle me tint & quoiqu’ils ne fussent rien moins que froids & tristes, je n’y fis pas toute l’attention qu’ils méritoient & je ne les gravai pas dans ma mémoire, comme j’aurois fait dans tout autre tems. Son début, cet air de préparatif m’avoit donné de l’inquiétude: tandis qu’elle parloit, rêveur & distrait malgré moi, j’étois moins occupé de ce qu’elle disoit que de chercher à quoi elle en vouloit venir & si-tôt que je l’eus compris, ce qui ne me fut pas facile, la nouveauté de cette idée qui depuis que je vivois auprès d’elle, ne m’étoit pas venue une seule fois dans l’esprit, m’occupant alors tout entier, ne me laissa plus le maître de penser à ce qu’elle me disoit. Je ne pensois qu’à elle & je ne l’écoutois pas.
Vouloir rendre les jeunes gens attentifs à ce qu’on leur veut dire, en leur montrant au bout un objet ait intéressant pour eux, est un contre-sens ait ordinaire aux instituteurs & que je n’ai pas évité moi-même dans mon Emile. Le jeune homme frappé de l’objet qu’on lui présente s’en occupe uniquement & saute à pieds joins par-dessus vos discours préliminaires pour aller d’abord où vous le menez [255] trop lentement à son gré. Quand on veut le rendre attentif, il ne faut pas se laisser pénétrer d’avance & c’est en quoi Maman fut mal-adroite. Par une singularité qui tenoit à son esprit systématique, elle prit la précaution ait vaine de faire ses conditions; mais si-tôt que j’en vis le prix, je ne les écoutai pas même & je me dépêchai de consentir à tout. Je doute même qu’en pareil cas il y ait sur la terre entiere un homme assez franc ou assez courageux pour oser marchander & une seule femme qui pût pardonner de l’avoir fait. Par suite de la même bizarrerie elle mit à cet accord les formalités les plus graves & me donna pour y penser huit jours dont je l’assurai faussement que je n’avois pas besoin: car pour comble de singularité je fus ait aise de les avoir, tant la nouveauté de ces idées m’avoit frappé & tant je sentois un bouleversement dans les miennes, qui me demandoit du tems pour les arranger!
On croira que ces huit jours me durerent huit siecles. Tout au contraire, j’aurois voulu qu’ils les eussent durés en effet. Je ne sais comment décrire l’état où je me trouvois, plein d’un certain effroi mêlé d’impatience, redoutant ce que je désirois, jusqu’à chercher quelquefois tout de bon dans ma tête quelque honnête moyen d’éviter d’être heureux. Qu’on se représente mon tempérament ardent & lascif, mon sang enflammé, mon coeur enivré d’amour, ma vigueur, ma santé, mon âge; qu’on pense que dans cet état, altéré de la soif des femmes je n’avois encore approché d’aucune, que l’imagination, le besoin, la vanité, la curiosité se réunissoient pour me dévorer de l’ardent desir d’être homme & [256] de le paroître. Qu’on ajoute sur-tout, car c’est ce qu’il ne faut pas qu’on oublie, que mon vif & tendre attachement pour elle loin de s’attiédir, n’avoit fait qu’augmenter de jour en jour, que je n’étois bien qu’auprès d’elle, que je ne m’en éloignois que pour y penser, que j’avois le coeur plein non-seulement de ses bontés, de son caractere aimable, mais de son sexe, de sa figure, de sa personne, d’elle; en un mot, par tous les rapports sous lesquels elle pouvoit m’être chere; & qu’on n’imagine pas que pour dix ou douze ans que j’avois de moins qu’elle, elle fût vieillie ou me parût l’être. Depuis cinq ou six ans que j’avois éprouvé des transports si doux à sa premiere vue, elle étoit réellement ait peu changée & ne me le paroissoit point du tout. Elle a toujours été charmante pour moi & l’étoit encore pour tout le monde. Sa taille seule avoit pris un peu plus de rondeur. Du reste c’étoit le même oeil, le même teint, le même sein, les mêmes traits, les mêmes beaux cheveux blonds, la même gaieté, tout jusqu’à la même voix, cette voix argentée de la jeunesse qui fit toujours sur moi tant d’impression, qu’encore aujourd’hui je ne puis entendre sans émotion le son d’une jolie voix de fille.
Naturellement ce que j’avois à craindre dans l’attente de la possession d’une personne si chérie, étoit de l’anticiper & de ne pouvoir assez gouverner mes désirs & mon imagination pour rester maître de moi-même. On verra que dans un âge avancé, la seule idée de quelques légeres faveurs qui m’attendoient près de la personne aimée, allumoit mon sang à tel point qu’il m’étoit impossible de faire impunément le [257] court trajet qui me séparoit d’elle. Comment, par quel prodige dans la fleur de ma jeunesse eus-je si peu d’empressement pour la premiere jouissance? Comment pus-je en voir approcher l’heure avec plus de peine que de plaisir? Comment au lieu des délices qui devoient m’enivrer, sentois-je presque de la répugnance & des craintes? Il n’y a point à douter que si j’avois pu me dérober à mon bonheur avec bienséance, je ne l’eusse fait de tout mon coeur. J’ai promis des bizarreries dans l’histoire de mon attachement pour elle! En voilà sûrement une à laquelle on ne s’attendoit pas.
Le lecteur déjà révolté juge qu’étant possédée par un autre homme elle se dégradoit à mes yeux en se partageant & qu’un sentiment de mésestime attiédissoit ceux qu’elle m’avoit inspirés; il se trompe. Ce partage, il est vrai, me faisoit une cruelle peine, tant par une délicatesse fort naturelle, que parce qu’en effet je le trouvois peu digne d’elle & de moi; mais quant à mes sentimens pour elle il ne les altéroit point & je peux jurer que jamais je ne l’aimai plus tendrement que quand je désirois si peu la posséder. Je connoissois trop son coeur chaste & son tempérament de glace, pour croire un moment que le plaisir des sens eût aucune part à cet abandon d’elle-même: j’étois parfaitement sûr que le seul soin de m’arracher à des dangers autrement presqu’inévitables & de me conserver tout entier à moi & à mes devoirs, lui en faisoit enfreindre un qu’elle ne regardoit pas du même oeil que les autres femmes, comme il sera dit ci-après. Je la plaignois & je me plaignois. J’aurois voulu lui dire; non Maman, il n’est pas nécessaire; je vous réponds de moi sans cela: mais je n’osois; [258] premiérement parce que ce n’étoit pas une chose à dire & puis parce qu’au fond je sentois que cela n’étoit pas vrai & qu’en effet il n’y avoit qu’une femme qui pût me garantir des autres femmes & me mettre à l’épreuve des tentations. Sans desirer de la posséder, j’étois bien aise qu’elle m’ôtât le desir d’en posséder d’autres; tant je regardois tout ce qui pouvoit me distraire d’elle comme un malheur.
La longue habitude de vivre ensemble & d’y vivre innocemment, loin d’affaiblir mes sentimens pour elle, les avoit renforcés; mais leur avoit en même tems donné une autre tournure qui les rendoit plus affectueux, plus tendres peut-être, mais moins sensuels. A force de l’appeller Maman, à force d’user avec elle de la familiarité d’un fils, je m’étois accoutumé à me regarder comme tel. Je crois que voilà la véritable cause du peu d’empressement que j’eus de la posséder, quoiqu’elle me fût si chere. Je me souviens ait bien que mes premiers sentimens sans être plus vifs étoient plus voluptueux. A Annecy j’étois dans l’ivresse, à Chambéri je n’y étois plus. Je l’aimois toujours aussi passionnément qu’il fût possible; mais je l’aimois plus pour elle & moins pour moi, ou du moins je cherchois plus mon bonheur que mon plaisir auprès d’elle: elle étoit pour moi plus qu’une soeur, plus qu’une mere, plus qu’une amie, plus même qu’une maîtresse & c’étoit pour cela qu’elle n’étoit pas une maîtresse. Enfin je l’aimois trop pour la convoiter: voilà ce qu’il y a de plus clair dans mes idées.
Ce jour, plutôt redouté qu’attendu, vint enfin. Je promis tout & je ne mentis pas. Mon coeur confirmoit mes engagemens [259] sans en désirer le prix. Je l’obtins pourtant. Je me vis pour la premiere fois dans les bras d’une femme & d’une femme que j’adorois. Fus-je heureux? non, je goûtai le plaisir. Je ne sais quelle invincible tristesse en empoisonnoit le charme. J’étois comme si j’avois commis un inceste. Deux ou trois fois en la pressant avec transport dans mes bras, j’inondai son sein de mes larmes. Pour elle, elle n’étoit ni triste ni vive; elle étoit caressante & tranquille. Comme elle étoit peu sensuelle & n’avoit point recherché la volupté, elle n’en eut pas les délices & n’en a jamais eu les remords.
Je le répete: toutes ses fautes lui vinrent de ses erreurs, jamais de ses passions. Elle étoit bien née, son coeur étoit pur, elle aimoit les choses honnêtes, ses penchans étoient droits & vertueux, son goût étoit délicat, elle étoit faite pour une élégance de moeurs qu’elle a toujours aimée & qu’elle n’a jamais suivie; parce qu’au lieu d’écouter son coeur qui la menoit bien, elle écouta sa raison qui la menoit mal. Quand des principes faux l’ont égarée, ses vrais sentimens les ont toujours démentis: mais malheureusement elle se piquoit de philosophie & la morale qu’elle s’étoit faite, gâta celle que son coeur lui dictoit.
M. de Tavel son premier amant fut son maître de philosophie & les principes qu’il lui donna furent ceux dont il avoit besoin pour la séduire. La trouvant attachée à son mari, à ses devoirs, toujours froide, raisonnante & inattaquable par les sens, il l’attaqua par des sophismes & parvint à lui montrer ses devoirs auxquels elle étoit si attachée, comme un bavardage de catéchismes, fait uniquement pour [260] amuser les enfans, l’union des sexes comme l’acte le plus indifférent en soi, la fidélité conjugale comme une apparence obligatoire dont toute la moralité regardoit l’opinion, le repos des maris comme la seule regle du devoir des femmes; en sorte que des infidélités ignorées, nulles pour celui qu’elles offensoient, l’étoient aussi pour la conscience; enfin il lui persuada que la chose en elle-même n’étoit rien, qu’elle ne prenoit d’existence que par le scandale, & que toute femme qui paroissoit sage, par cela seul l’étoit en effet. C’est ainsi que le malheureux parvint à son but en corrompant la raison d’un enfant dont il n’avoit pu corrompre le coeur. Il en fut puni par la plus dévorante jalousie, persuadé qu’elle le traitoit lui-même comme il lui avoit appris à traiter son mari. Je ne sais s’il se trompoit sur ce point. Le ministre P***.[Perret] passa pour son successeur. Ce que je sais, c’est que le tempérament froid de cette jeune femme qui l’auroit dû garantir de ce systême, fut ce qui l’empêcha dans la suite d’y renoncer. Elle ne pouvoit concevoir qu’on donnât tant d’importance à ce qui n’en avoit point pour elle. Elle n’honora jamais du nom de vertu une abstinence qui lui coûtoit si peu.
Elle n’eût donc gueres abusé de ce faux principe pour elle-même; mais elle en abusa pour autrui & cela par une autre maxime presque aussi fausse, mais plus d’accord avec la bonté de son coeur. Elle a toujours cru que rien n’attachoit tant un homme à une femme que la possession & quoiqu’elle n’aimât ses amis que d’amitié, c’étoit d’une amitié si tendre qu’elle employoit tous les moyens qui dépendoient [261] d’elle pour se les attacher plus fortement. Ce qu’il y a d’extraordinaire est qu’elle a presque toujours réussi. Elle étoit si réellement aimable que plus l’intimité dans laquelle on vivoit avec elle étoit grande, plus on y trouvoit de nouveaux sujets de l’aimer. Une autre chose digne de remarque, est qu’après sa premiere foiblesse elle n’a gueres favorisé que des malheureux; les gens brillans ont tous perdu leur peine auprès d’elle; mais il falloit qu’un homme qu’elle commençoit par plaindre, fût bien peu aimable si elle ne finissoit par l’aimer. Quand elle se fit des choix peu dignes d’elle, bien loin que ce fût par des inclinations basses qui n’approcherent jamais de son noble coeur, ce fut uniquement par son caractere trop généreux, trop humain, trop compatissant, trop sensible, qu’elle ne gouverna pas toujours avec assez de discernement.
Si quelques principes faux l’ont égarée, combien n’en avoit-elle pas d’admirables dont elle ne se départoit jamais? Par combien de vertu ne rachetoit-elle pas ses foiblesses, si l’on peut appeller de ce nom des erreurs où les sens avoient si peu de part? Ce même homme qui la trompa sur un point, l’instruisit excellemment sur mille autres; & ses passions qui n’étoient pas fougueuses, lui permettant de suivre toujours ses lumieres, elle alloit bien quand ses sophismes ne l’égaroient pas. Ses motifs étoient louables jusque dans ses fautes; en s’abusant elle pouvoit mal faire; mais elle ne pouvoit vouloir rien qui fût mal. Elle abhorroit la duplicité, le mensonge: elle étoit juste, équitable, humaine, désintéressée, fidelle à sa parole, à ses amis, à ses devoirs qu’elle reconnoissoit [262] pour tels, incapable de vengeance & de haine & ne concevant pas même qu’il y eût le moindre mérite à pardonner. Enfin pour revenir à ce qu’elle avoit de moins excusable, sans estimer ses faveurs ce qu’elles valoient, elle n’en fit jamais un vil commerce; elle les prodiguoit, mais elle ne les vendoit pas, quoiqu’elle fût sans cesse aux expédiens pour vivre & j’ose dire que si Socrate put estimer Aspasie, il eût respecté Madame de Warens.
Je sais d’avance qu’en lui donnant un caractere sensible & un tempérament froid, je serai accusé de contradiction comme à l’ordinaire & avec autant de raison. Il se peut que la nature ait eu tort & que cette combinaison n’ait pas dû être; je sais seulement qu’elle a été. Tous ceux qui ont connu Madame de Warens & dont un si grand nombre existe encore, ont pu savoir qu’elle étoit ainsi. J’ose même ajouter qu’elle n’a connu qu’un seul vrai plaisir au monde; c’étoit d’en faire à ceux qu’elle aimoit. Toutefois permis à chacun d’argumenter là-dessus tout à son aise & de prouver doctement que cela n’est pas vrai. Ma fonction est de dire la vérité, mais non pas de la faire croire.
J’appris peu-à-peu tout ce que je viens de dire dans les entretiens qui suivirent notre union & qui seuls la rendirent délicieuse. Elle avoit eu raison d’espérer que sa complaisance me seroit utile; j’en tirai pour mon instruction de grands avantages. Elle m’avoit jusqu’àlors parlé de moi seul comme à un enfant. Elle commença de me traiter en homme & me parla d’elle. Tout ce qu’elle me disoit m’étoit si intéressant, je m’en sentois si touché que, me repliant sur moi-même, j’appliquois [263] à mon profit ses confidences plus que je n’avois fait ses leçons. Quand on sent vraiment que le coeur parle, le nôtre s’ouvre pour recevoir ses épanchemens & jamais toute la morale d’un pédagogue ne vaudra le bavardage affectueux & tendre d’une femme sensée pour qui l’on a de l’attachement.
L’intimité dans laquelle je vivois avec elle, l’ayant mise à portée de m’apprécier plus avantageusement qu’elle n’avoit fait, elle jugea que malgré mon air gauche je valois la peine d’être cultivé pour le monde & que si je m’y montrois un jour sur un certain pied, je serois en état d’y faire mon chemin. Sur cette idée elle s’attachoit, non-seulement à former mon jugement, mais mon extérieur, mes manieres, à me rendre aimable autant qu’estimable & s’il est vrai qu’on puisse allier les succès dans le monde avec la vertu, ce que pour moi je ne crois pas, je suis sûr au moins qu’il n’y a pour cela d’autre route que celle qu’elle avoit prise & qu’elle vouloit m’enseigner. Car Madame de Warens connoissoit les hommes & savoit supérieurement l’art de traiter avec eux sans mensonge & sans imprudence, sans les tromper & sans les fâcher. Mais cet art étoit dans son caractere bien plus que dans ses leçons, elle savoit mieux le mettre en pratique que l’enseigner & j’étois l’homme du monde le moins propre à l’apprendre. Aussi tout ce qu’elle fit à cet égard, fut-il, peu s’en faut, peine perdue, de même que le soin qu’elle prit de me donner des maîtres pour la danse & pour les armes. Quoique leste & bien pris dans ma taille, je ne pus apprendre à danser un menuet. J’avois tellement pris à cause de mes cors [264] l’habitude de marcher du talon que Roche ne put me la faire perdre & jamais avec l’air assez ingambe je n’ai pu sauter un médiocre fossé. Ce fut encore pis à la salle d’armes. Après trois mois de leçon je tirois encore à la muraille, hors d’état de faire assaut & jamais je n’eus le poignet assez souple ou le bras assez ferme pour retenir mon fleuret quand il plaisoit au maître de me le faire sauter. Ajoutez que j’avois un dégoût mortel pour cet exercice & pour le maître qui tâchoit de me l’enseigner. Je n’aurois jamais cru qu’on pût être si fier de l’art de tuer un homme. Pour mettre son vaste génie à ma portée, il ne s’exprimoit que par des comparaisons tirées de la musique qu’il ne savoit point. Il trouvoit des analogies frappantes entre les bottes de tierce & de quarte & les intervalles musicaux du même nom. Quand il vouloit faire une feinte il me disoit de prendre garde à ce diese, parce qu’anciennement les dieses s’appelloient des feintes: quand il m’avoit fait sauter de la main mon fleuret, il disoit en ricanant que c’étoit une pause. Enfin je ne vis de ma vie un pédant plus insupportable que ce pauvre homme, avec son plumet & son plastron.
Je fis donc peu de progrès dans mes exercices que je quittai bientôt par pur dégoût; mais j’en fis davantage dans un art plus utile, celui d’être content de mon sort & de n’en pas désirer un plus brillant, pour lequel je commençois à sentir que je n’étois pas né. Livré tout entier au desir de rendre à Maman la vie heureuse, je me plaisois toujours plus auprès d’elle & quand il falloit m’en éloigner pour courir en ville, malgré ma passion pour la musique, je commençois à sentir la gêne de mes leçons.
[265] J’ignore si Claude Anet s’apperçut de l’intimité de notre commerce. J’ai lieu de croire qu’il ne lui fut pas caché. C’étoit un garçon ait clairvoyant mais ait discret, qui ne parloit jamais contre sa pensée mais qui ne la disoit pas toujours. Sans me faire le moindre semblant qu’il fût instruit, par sa conduite il paroissoit l’être, & cette conduite ne venoit sûrement pas de bassesse d’ame, mais de ce qu’étant entré dans les principes de sa maîtresse, il ne pouvoit désapprouver qu’elle agît conséquemment. Quoiqu’aussi jeune qu’elle, il étoit si mûr & si grave, qu’il nous regardoit presque comme deux enfans dignes d’indulgence & nous le regardions l’un & l’autre comme un homme respectable dont nous avions l’estime à ménager. Ce ne fut qu’après qu’elle lui fut infidèle que je connus bien tout l’attachement qu’elle avoit pour lui. Comme elle savoit que je ne pensois, ne sentois, ne respirois que par elle, elle me montroit combien elle l’aimoit afin que je l’aimasse de même & elle appuyoit encore moins sur son amitié pour lui que sur son estime, parce que c’étoit le sentiment que je pouvois partager le plus pleinement. Combien de fois elle attendrit nos coeurs & nous fit embrasser avec larmes, en nous disant que nous étions nécessaires tous deux au bonheur de sa vie; & que les femmes qui liront ceci ne sourient pas malignement. Avec le tempérament qu’elle avoit, ce besoin n’étoit pas équivoque: c’étoit uniquement celui de son coeur.
Ainsi s’établit entre nous trois une société sans autre exemple peut-être sur la terre. Tous nos voeux, nos soins, nos coeurs étoient en commun. Rien n’en passoit au-delà de ce petit cercle. L’habitude de vivre ensemble & d’y vivre exclusivement [266] devint si grande, que si dans nos repas un des trois manquoit ou qu’il vînt un quatrieme tout étoit dérangé & malgré nos liaisons particulieres les tête-à-têtes nous étoient moins doux que la réunion. Ce qui prévenoit entre nous la gêne étoit une extrême confiance réciproque & ce qui prévenoit l’ennui étoit que nous étions tous fort occupés. Maman, toujours projettante & toujours agissante ne nous laissoit gueres oisifs ni l’un ni l’autre & nous avions encore chacun pour notre compte de quoi bien remplir notre tems. Selon moi, le désoeuvrement n’est pas moins le fléau de la société que celui de la solitude. Rien ne rétrécit plus l’esprit, rien n’engendre plus de riens, de rapports, de paquets, de tracasseries, de mensonges, que d’être éternellement renfermés vis-à-vis les uns des autres dans une chambre, réduits pour tout ouvrage à la nécessité de babiller continuellement. Quand tout le monde est occupé l’on ne parle que quand on a quelque chose à dire; mais quand on ne fait rien il faut absolument parler toujours, & voilà de toutes les gênes la plus incommode & la plus dangereuse. J’ose même aller plus loin & je soutiens que pour rendre un cercle vraiment agréable, il faut non-seulement que chacun y fasse quelque chose, mais quelque chose qui demande un peu d’attention. Faire des noeuds c’est ne rien faire & il faut tout autant de soin pour amuser une femme qui fait des noeuds que celle qui tient les bras croisés. Mais quand elle brode, c’est autre chose; elle s’occupe assez pour remplir les intervalles du silence. Ce qu’il y a de choquant, de ridicule est de voir pendant ce tems une douzaine de flandrins se lever, s’asseoir, aller, venir, pirouetter sur leurs [267] talons, retourner deux cents fois les magots de la cheminée & fatiguer leur minerve à maintenir un intarissable flux de paroles: la belle occupation! Ces gens-là, quoi qu’ils fassent seront toujours à charge aux autres & à eux-mêmes. Quand j’étois à Motiers j’allois faire des lacets chez mes voisines; si je retournois dans le monde, j’aurois toujours dans ma poche un bilboquet & j’en jouerois toute la journée pour me dispenser de parler quand je n’aurois rien à dire. Si chacun en faisoit autant les hommes deviendroient moins méchans, leur commerce deviendroit plus sûr & je pense, plus agréable. Enfin que les plaisans rient s’ils veulent, mais je soutiens que la seule morale à la portée du présent siecle est la morale du bilboquet.
Au reste, on ne nous laissoit gueres le soin d’éviter l’ennui par nous-mêmes & les importuns nous en donnoient trop par leur affluence, pour nous en laisser quand nous restions seuls. L’impatience qu’ils m’avoient donnée autrefois n’étoit pas diminuée & toute la différence étoit que j’avois moins de tems pour m’y livrer. La pauvre Maman n’avoit point perdu son ancienne fantaisie d’entreprises & de systêmes. Au contraire, plus ses besoins domestiques devenoient pressans, plus pour y pourvoir elle se livroit à ses visions. Moins elle avoit de ressources présentes, plus elle s’en forgeoit dans l’avenir. Le progrès des ans ne faisoit qu’augmenter en elle cette manie & à mesure qu’elle perdoit le goût des plaisirs du monde & de la jeunesse, elle le remplaçoit par celui des secrets & des projets. La maison ne désemplissoit pas de charlatans, de fabricans, de souffleurs, d’entrepreneurs de toute espece, [268] qui, distribuant par millions la fortune, finissoient par avoir besoin d’un écu. Aucun ne sortoit de chez elle à vide & l’un de mes étonnemens est qu’elle ait pu suffire aussi long-tems à tant de profusions sans en épuiser la source & sans lasser ses créanciers.
Le projet dont elle étoit le plus occupée au tems dont je parle & qui n’étoit pas le plus déraisonnable qu’elle eût formé, étoit de faire établir à Chambéri un jardin royal de plantes avec un démonstrateur appointé & l’on comprend d’avance à qui cette place étoit destinée. La position de cette ville au milieu des Alpes, étoit très-favorable à la Botanique & Maman qui facilitoit toujours un projet par un autre, y joignit celui d’un college de pharmacie, qui véritablement paroissoit très-utile dans un pays aussi pauvre, où les apothicaires sont presque les seuls médecins. La retraite du Proto-médecin Grossi à Chambéri, après la mort du roi Victor, lui parut favoriser beaucoup cette idée & la lui suggéra peut-être. Quoi qu’il en soit, elle se mit à cajoler Grossi, qui pourtant n’étoit pas trop cajolable; car c’étoit bien le plus caustique & le plus brutal Monsieur que j’aye jamais connu. On en jugera par deux ou trois traits que je vais citer pour échantillon.
Un jour il étoit en consultation avec d’autres médecins, un entr’autres qu’on avoit fait venir d’Annecy & qui étoit le médecin ordinaire du malade. Ce jeune homme encore mal appris pour un médecin, osa n’être pas de l’avis de Monsieur le Proto. Celui-ci pour toute réponse lui demanda quand il s’en retournoit, par où il passoit & quelle voiture il prenoit? L’autre après [269] l’avoir satisfait lui demande à son tour s’il y a quelque chose pour son service. Rien, rien, dit Grossi, sinon que je veux m’aller mettre à une fenêtre sur votre passage, pour avoir le plaisir de voir passer un âne à cheval. Il étoit aussi avare que riche & dur. Un de ses amis lui voulut un jour emprunter de l’argent avec de bonnes sûretés. Mon ami, lui dit-il en lui serrant le bras & grinçant les dents; quand St. Pierre descendroit du Ciel pour m’emprunter dix pistoles & qu’il me donneroit la Trinité pour caution, je ne les lui prêterois pas. Un jour invité à dîner chez M. le Comte Picon Gouverneur de Savoye & très-dévot, il arrive avant l’heure & S. E. alors occupée à dire le rosaire, lui en propose l’amusement. Ne sachant trop que répondre, il fait une grimace affreuse & se met à genoux. Mais à peine avoit-il récité deux Ave, que n’y pouvant plus tenir, il se leve brusquement, prend sa canne & s’en va sans mot dire. Le Comte Picon court après lui & lui crie: M. Grossi, M. Grossi restez donc; vous avez là-bas à la broche une excellente bartavelle! M. le Comte! lui répond l’autre en se retournant, vous me donneriez un ange rôti que je ne resterois pas. Voilà quel étoit M. le Proto-médecin Grossi, que Maman entreprit & vint à bout d’apprivoiser. Quoique extrêmement occupé il s’accoutuma à venir très-souvent chez elle, prit Anet en amitié, marqua faire cas de ses connoissances, en parloit avec estime & ce qu’on n’auroit pas attendu d’un pareil ours, affectoit de le traiter avec considération pour effacer les impressions du passé. Car quoique Anet ne fût plus sur le pied d’un domestique, on savoit qu’il l’avoit été & il ne falloit pas moins que l’exemple & l’autorité [270] de M. le Proto-médecin, pour donner à son égard le ton qu’on n’auroit pas pris de tout autre. Claude Anet avec un habit noir, une perruque bien peignée, un maintien grave & décent, une conduite sage & circonspecte, des connoissances assez étendues en matiere médicale & en botanique & la faveur d’un chef de la Faculté, pouvoit raisonnablement espérer de remplir avec applaudissement la place de Démonstrateur Royal des plantes, si l’établissement projeté avoit lieu & réellement Grossi en avoit goûté le plan, l’avoit adopté & n’attendoit pour le proposer à la Cour que le moment où la paix permettroit de songer aux choses utiles & laisseroit disposer de quelque argent pour y pourvoir.
Mais ce projet dont l’exécution m’eût probablement jetté dans la botanique pour laquelle il me semble que j’étois né, manqua par un de ces coups inattendus qui renversent les desseins les mieux concertés. J’étois destiné à devenir par degrés un exemple des miseres humaines. On diroit que la Providence qui m’appelloit à ces grandes épreuves, écartoit de sa main tout ce qui m’eût empêché d’y arriver. Dans une course qu’Anet avoit fait au haut des montagnes pour aller chercher du Génipi, plante rare qui ne croît que sur les Alpes & dont M. Grossi avoit besoin, ce pauvre garçon s’échauffa tellement qu’il gagna une pleurésie dont le Génipi ne put le sauver, quoiqu’il y soit, dit-on, spécifique; malgré tout l’art de Grossi, qui certainement étoit un très habile homme, malgré les soins infinis que nous prîmes de lui sa bonne maîtresse & moi, il mourut le cinquieme jour entre nos mains après la plus cruelle agonie, durant laquelle il n’eut d’autres [271] exhortations que les miennes & je les lui prodiguai avec des élans de douleur & de zele qui, s’il étoit en état de m’entendre, devoient être de quelque consolation pour lui. Voilà comment je perdis le plus solide ami que j’eus en toute ma vie, homme estimable & rare en qui la nature tint lieu d’éducation, qui nourrit dans la servitude toutes les vertus des grands hommes & à qui peut-être il ne manqua pour se montrer tel à tout le monde, que de vivre & d’être placé.
Le lendemain j’en parlois avec Maman dans l’affliction la plus vive & la plus sincere & tout d’un coup au milieu de l’entretien j’eus la vile & indigne pensée que j’héritois de ses nippes & sur-tout d’un bel habit noir qui m’avoit donné dans la vue. Je le pensai, par conséquent je le dis; car près d’elle c’étoit pour moi la même chose. Rien ne lui fit mieux sentir la perte qu’elle avoit faite, que ce lâche & odieux mot, le désintéressement & la noblesse d’ame étant des qualités que le défunt avoit éminemment possédées. La pauvre femme sans rien répondre se tourna de l’autre côté & se mit à pleurer. Cheres & précieuses larmes! Elles furent entendues & coulerent toutes dans mon coeur; elles y laverent jusqu’aux dernieres traces d’un sentiment bas & mal-honnête; il n’y en est jamais entré depuis ce tems-là.
Cette perte causa à Maman autant de préjudice que de douleur. Depuis ce moment ses affaires ne cesserent d’aller en décadence. Anet étoit un garçon exact & rangé qui maintenoit l’ordre dans la maison de sa maîtresse. On craignoit sa vigilance & le gaspillage étoit moindre. Elle-même craignoit [272] sa censure & se contenoit davantage dans ses dissipations. Ce n’étoit pas assez pour elle de son attachement, elle vouloit conserver son estime & elle redoutoit le juste reproche qu’il osoit quelquefois lui faire, qu’elle prodiguoit le bien d’autrui autant que le sien. Je pensois comme lui, je le disois même; mais je n’avois pas le même ascendant sur elle & mes discours n’en imposoient pas comme les siens. Quand il ne fut plus, je fus bien forcé de prendre sa place, pour laquelle j’avois aussi peu d’aptitude que de goût; je la remplis mal. J’étois peu soigneux, j’étois fort timide, tout en grondant à-part-moi, je laissois tout aller comme il alloit. D’ailleurs j’avois bien obtenu la même confiance, mais non pas la même autorité. Je voyois le désordre, j’en gémissois, je m’en plaignois & je n’étois pas écouté. J’étois trop jeune & trop vif pour avoir le droit d’être raisonnable & quand je voulois me mêler de faire le censeur, Maman me donnoit de petits soufflets de caresses, m’appelloit son petit mentor & me forçoit à reprendre le rôle qui me convenoit.
Le sentiment profond de la détresse où ses dépenses peu mesurées devoient nécessairement la jetter tôt ou tard, me fit une impression d’autant plus forte, qu’étant devenu l’inspecteur de sa maison, je jugeois par moi-même de l’inégalité de la balance entre le doit & l’avoir. Je date de cette époque le penchant à l’avarice que je me suis toujours senti depuis ce tems-là. Je n’ai jamais été follement prodigue que par bourasques; mais jusqu’àlors je ne m’étois jamais beaucoup inquiété si j’avois peu ou beaucoup d’argent. Je commençai à faire cette attention & à prendre du souci de ma bourse. Je [273] devenois vilain par un motif très-noble; car en vérité je ne songeois qu’à ménager à Maman quelque ressource dans la catastrophe que je prévoyois. Je craignois que ses créanciers ne fissent saisir sa pension, qu’elle ne fût tout-à-fait supprimée & je m’imaginois, selon mes vues étroites, que mon petit magot lui seroit alors d’un grand secours. Mais pour le faire & sur-tout pour le conserver, il falloit me cacher d’elle; car il n’eût pas convenu, tandis qu’elle étoit aux expédiens, qu’elle eût su que j’avois de l’argent mignon. J’allois donc cherchant par-ci par-là de petites caches où je fourrois quelques louis en dépôt, comptant augmenter ce dépôt sans cesse jusqu’au moment de le mettre à ses pieds. Mais j’étois si mal-adroit dans le choix de mes cachettes, qu’elle les éventoit toujours; puis pour m’apprendre qu’elle les avoit trouvées, elle ôtoit l’or que j’y avois mis & en mettoit davantage en autres especes. Je venois tout honteux rapporter à la bourse commune mon petit trésor & jamais elle ne manquoit de l’employer en nippes ou meubles à mon profit, comme épée d’argent, montre ou autre chose pareille.
Bien convaincu qu’accumuler ne me réussiroit jamais & seroit pour elle une mince ressource, je sentis enfin que je n’en avois point d’autre contre le malheur que je craignois que de me mettre en état de pourvoir par moi-même à sa subsistance, quand, cessant de pourvoir à la mienne, elle verroit le pain prêt à lui manquer. Malheureusement jettant mes projets du côté de mes goûts, je m’obstinois à chercher follement ma fortune dans la musique, & sentant naître des idées & des chants dans ma tête, je crus qu’aussitôt [274] que je serois en état d’en tirer parti j’allois devenir un homme célebre, un Orphée moderne dont les sons devoient attirer tout l’argent du Pérou. Ce dont il s’agissoit pour moi, commençant à lire passablement la musique, étoit d’apprendre la composition. La difficulté étoit de trouver quelqu’un pour me l’enseigner; car avec mon Rameau seul je n’espérois pas y parvenir par moi-même & depuis le départ de M. le Maître, il n’y avoit personne en Savoye qui entendît rien à l’harmonie.
Ici l’on va voir encore une de ces inconséquences dont ma vie est remplie & qui m’ont fait si souvent aller contre mon but, lors même que j’y pensois tendre directement. Venture m’avoit beaucoup parlé de l’abbé Blanchard son maître de composition, homme de mérite & d’un grand talent, qui pour lors étoit maître de musique de la cathédrale de Besançon & qui l’est maintenant de la chapelle de Versailles. Je me mis en tête d’aller à Besançon prendre leçon de l’abbé Blanchard & cette idée me parut si raisonnable que je parvins à la faire trouver telle à Maman. La voilà travaillant à mon petit équipage & cela avec la profusion qu’elle mettoit à toute chose. Ainsi toujours avec le projet de prévenir une banqueroute & de réparer dans l’avenir l’ouvrage de sa dissipation, je commençai dans le moment même par lui causer une dépense de huit cens francs: j’accélérois sa ruine pour me mettre en état d’y remédier. Quelque folle que fût cette conduite, l’illusion étoit entiere de ma part & même de la sienne. Nous étions persuadés l’un & l’autre, moi que je travaillois utilement pour elle, elle que je travaillois utilement pour moi.
[275] J’avois compté trouver Venture encore à Annecy & lui demander une lettre pour l’abbé Blanchard. Il n’y étoit plus. Il fallut pour tout renseignement me contenter d’une Messe à quatre parties de sa composition & de sa main qu’il m’avoit laissée. Avec cette recommandation je vais à Besançon passant par Geneve où je fus voir mes parens & par Nion où je fus voir mon pere, qui me reçut comme à son ordinaire & se chargea de me faire parvenir ma malle qui ne venoit qu’après moi, parce que j’étois à cheval. J’arrive à Besançon. L’abbé Blanchard me reçoit bien, me promet ses instructions & m’offre ses services. Nous étions prêts à commencer quand j’apprends par une lettre de mon pere que ma malle a été saisie & confisquée aux Rousses, Bureau de France sur les frontieres de Suisse. Effrayé de cette nouvelle j’emploie les connoissances que je m’étois faites à Besançon pour savoir le motif de cette confiscation; car bien sûr de n’avoir point de contrebande, je ne pouvois concevoir sur quel prétexte on l’avoit pu fonder. Je l’apprends enfin: il faut le dire, car c’est un fait curieux.
Je voyois à Chambéri un vieux Lyonnais, fort bon homme appellé M. Duvivier, qui avoit travaillé au Visa sous la régence & qui faute d’emploi étoit venu travailler au cadastre. Il avoit vécu dans le monde; il avoit des talens, quelque savoir, de la douceur, de la politesse; il savoit la musique, & comme j’étois de chambrée avec lui, nous nous étions liés de préférence au milieu des ours mal-léchés qui nous entouroient. Il avoit à Paris des correspondances qui lui fournissoient ces petits riens, ces nouveautés éphémeres qui courent on [276] ne soit pourquoi, qui meurent on ne soit comment, sans que jamais personne y repense quand on a cessé d’en parler. Comme je le menois quelquefois dîner chez Maman, il me faisoit sa cour en quelque sorte & pour se rendre agréable il tâchoit de me faire aimer ces fadaises, pour lesquelles j’eus toujours un tel dégoût qu’il ne m’est arrivé de la vie d’en lire une à moi seul. Malheureusement un de ces maudits papiers resta dans la poche de veste d’un habit neuf que j’avois porté deux ou trois fois pour être en regle avec les Commis. Ce papier étoit une parodie Janséniste assez plate de la belle scene du Mithridate de Racine. Je n’en avois pas lu dix vers & l’avois laissé par oubli dans ma poche. Voilà ce qui fit confisquer mon équipage. Les Commis firent à la tête de l’inventaire de cette malle un magnifique procès-verbal, où, supposant que cet écrit venoit de Geneve pour être imprime & distribué en France, ils s’étendoient en saintes invectives contre les ennemis de Dieu & de l’Eglise & en éloges de leur pieuse vigilance qui avoit arrêté l’exécution de ce projet infernal. Ils trouverent sans doute que mes chemises sentoient aussi l’hérésie; car en vertu de ce terrible papier tout fut confisqué, sans que jamais j’aye eu ni raison ni nouvelle de ma pauvre pacotille. Les gens des fermes à qui l’on s’adressa demandoient tant d’instructions, de renseignemens, de certificats, de mémoires, que me perdant mille fois dans ce labyrinthe, je fus contraint de tout abandonner. J’ai un vrai regret de n’avoir pas conservé le procès-verbal du bureau des Rousses. C’étoit une piece à figurer avec distinction parmi celles dont le recueil doit accompagner cet écrit.
[277] Cette perte me fit revenir à Chambéri tout de suite sans avoir rien fait avec l’abbé Blanchard & tout bien pesé, voyant le malheur me suivre dans toutes mes entreprises, je résolus de m’attacher uniquement à Maman, de courir sa fortune & de ne plus m’inquiéter inutilement d’un avenir auquel je ne pouvois rien. Elle me reçut comme si j’avois rapporté des trésors, remonta peu-à-peu ma petite garderobe & mon malheur, assez grand pour l’un & pour l’autre, fut presque aussitôt oublié qu’arrivé.
Quoique ce malheur m’eût refroidi sur mes projets de musique, je ne laissois pas d’étudier toujours mon Rameau, & à force d’efforts je parvins enfin à l’entendre & à faire quelques petits essais de composition dont le succès m’encouragea. Le Comte de Bellegarde fils du Marquis d’Antremont, étoit revenu de Dresde après la mort du roi Auguste. Il avoit vécu long-tems à Paris, il aimoit extrêmement la musique & avoit pris en passion celle de Rameau. Son frere le Comte de Nangis jouoit du violon, Madame la Comtesse de la Tour leur soeur chantoit un peu. Tout cela mit à Chambéri la musique à la mode & l’on établit une maniere de concert public, dont on voulut d’abord me donner la direction; mais on s’apperçut bientôt qu’elle passoit mes forces & l’on s’arrangea autrement. Je ne laissois pas d’y donner quelques petits morceaux de ma façon & entr’autres une cantate qui plût beaucoup. Ce n’étoit pas une piece bien faite, mais elle étoit pleine de chants nouveaux & de choses d’effet, que l’on n’attendoit pas de moi. Ces Messieurs ne purent croire que lisant si mal la musique, je fusse en état d’en composer de [278] passable & ils ne douterent pas que je ne me fusse fait honneur du travail d’autrui. Pour vérifier la chose, un matin M. de Nangis vint me trouver avec une cantate de Clerambault qu’il avoit transposée, disoit-il, pour la commodité de la voix & à laquelle il falloit faire une autre basse, la transposition rendant celle de Clerambault impraticable sur l’instrument; je répondis que c’étoit un travail considérable & qui ne pouvoit être fait sur-le-champ. Il crut que je cherchois une défaite & me pressa de lui faire au moins la basse d’un récitatif. Je la fis donc, mal sans doute, parce qu’en toute chose il me faut pour bien faire, mes aises & ma liberté; mais je la fis du moins dans les regles, & comme il étoit présent, il ne put douter que je ne susse les élémens de la composition. Ainsi je ne perdis pas mes écolieres, mais je me refroidis un peu sur la musique, voyant que l’on faisoit un concert & que l’on s’y passoit de moi.
Ce fut à-peu-près dans ce tems-là que, la paix étant faite, l’armée Françoise repassa les monts. Plusieurs Officiers vinrent voir Maman; entr’autres M. le Comte de Lautrec colonel du régiment d’Orléans, depuis Plénipotentiaire à Geneve & enfin Maréchal de France, auquel elle me présenta. Sur ce qu’elle lui dit, il parut s’intéresser beaucoup à moi & me promit beaucoup de choses dont il ne s’est souvenu que la derniere année de sa vie, lorsque je n’avois plus besoin de lui. Le jeune M. de Sennecterre, dont le pere étoit alors Ambassadeur à Turin, passa dans le même tems à Chambéri. Il dîna chez Madame de Menthon; j’y dînois aussi ce jour-là. Après le dîner il fut question de musique; [279] il la savoit très bien. L’opéra de Jephté étoit alors dans sa nouveauté; il en parla, on le fit apporter. Il me fit frémir en me proposant d’exécuter à nous deux cet opéra, & tout en ouvrant le livre il tomba sur ce morceau célebre à deux choeurs:
La Terre, l’Enfer, le Ciel même,
Tout tremble devant le Seigneur.
Il me dit; combien voulez-vous faire de parties? Je ferai pour ma part ces six-là. Je n’étois pas encore accoutumé à cette pétulance Françoise & quoique j’eusse quelquefois ânonné des partitions, je ne comprenois pas comment le même homme pouvoit faire en même tems six parties ni même deux. Rien ne m’a plus coûté dans l’exercice de la musique que de sauter ainsi légerement d’une partie à l’autre & d’avoir l’oeil à la fois sur toute une partition. A la maniere dont je me tirai de cette entreprise, M. de Sennecterre dut être tenté de croire que je ne savois pas la musique. Ce fut peut-être pour vérifier ce doute qu’il me proposa de noter une chanson qu’il vouloit donner à Mlle. de Menthon. Je ne pouvois m’en défendre. Il chanta la chanson; je l’écrivis, même sans le faire beaucoup répéter. Il la lut ensuite & trouva, comme il étoit vrai, qu’elle étoit très-correctement notée. Il avoit vu mon embarras, il prit plaisir à faire valoir ce petit succès. C’étoit pourtant une chose très-simple. Au fond je savois fort bien la musique, je ne manquois que de cette vivacité du premier coup-d’oeil que je n’eus jamais sur rien & qui ne s’acquiert en musique que par une pratique consommée. Quoi qu’il en [280] soit je fus sensible à l’honnête soin qu’il prit d’effacer dans l’esprit des autres & dans le mien la petite honte que j’avois eue; & douze ou quinze ans après me rencontrant avec lui dans diverses maisons de Paris, je fus tenté plusieurs fois de lui rappeller cette anecdote & de lui montrer que j’en gardois le souvenir. Mais il avoit perdu les yeux depuis ce tems-là. Je craignis de renouveler ses regrets en lui rappelant l’usage qu’il en avoit su faire & je me tus.
Je touche au moment qui commence à lier mon existence passée avec la présente. Quelques amitiés de ce tems-là prolongées jusqu’à celui-ci me sont devenues bien précieuses. Elles m’ont souvent fait regretter cette heureuse obscurité où ceux qui se disoient mes amis l’étoient & m’aimoient pour moi, par pure bienveillance, non par la vanité d’avoir des liaisons avec un homme connu, ou par le desir secret de trouver ainsi plus d’occasions de lui nuire. C’est d’ici que je date ma premiere connoissance avec mon vieux ami Gauffecourt qui m’est toujours resté, malgré les efforts qu’on a faits pour me l’ôter. Toujours resté! non. Hélas! je viens de le perdre. Mais il n’a cessé de m’aimer qu’en cessant de vivre & notre amitié n’a fini qu’avec lui. M. de Gauffecourt étoit un des hommes les plus aimables qui oient existé. Il étoit impossible de le voir sans l’aimer & de vivre avec lui sans s’y attacher tout-à-fait. Je n’ai vu de ma vie une physionomie plus ouverte, plus caressante, qui eût plus de sérénité, qui marquât plus de sentiment & d’esprit, qui inspirât plus de confiance. Quelque réservé qu’on pût être on ne pouvoit dés la premiere vue se défendre d’être aussi familier [281] avec lui que si on l’eût connu depuis vingt ans, & moi qui avois tant de peine d’être à mon aise avec les nouveaux visages, j’y fus avec lui du premier moment. Son ton, son accent, son propos accompagnoient parfaitement sa physionomie. Le son de sa voix étoit net, plein, bien timbré, une belle voix de basse étoffée & mordante qui remplissoit l’oreille & sonnoit au coeur. Il est impossible d’avoir une gaieté plus égale & plus douce, des grâces plus vraies & plus simples, des talens plus naturels & cultivés avec plus de goût. Joignez à cela un coeur aimant, mais aimant un peu trop tout le monde, un caractere officieux avec un peu de choix, servant ses amis avec zele, ou plutôt se faisant l’ami des gens qu’il pouvoit servir & sachant faire très-adroitement ses propres affaires en faisant très-chaudement celles d’autrui. Gauffecourt étoit fils d’un simple horloger & avoit été horloger lui-même. Mais sa figure & son mérite l’appeloient dans une autre sphere où il ne tarda pas d’entrer. Il fit connoissance avec M. de la Closure, Résident de France à Geneve qui le prit en amitié. Il lui procura à Paris d’autres connoissances qui lui furent utiles & par lesquelles il parvint à avoir la fourniture des sels du Valais, qui lui valoit vingt mille livres de rente. Sa fortune, assez belle, se borna là du côté des hommes, mais du côté des femmes la presse y étoit; il eut à choisir & fit ce qu’il voulut. Ce qu’il y eut de plus rare & de plus honorable pour lui fut qu’ayant des liaisons dans tous les états, il fut par-tout chéri, recherché de tout le monde sans jamais être envié ni hai de personne & je crois qu’il est mort sans avoir eu de sa vie un seul ennemi. [282] Heureux homme! Il venoit tous les ans aux bains d’Aix où se rassemble la bonne compagnie des pays voisins. Lié avec toute la noblesse de Savoye, il venoit d’Aix à Chambéri voir le Comte de Bellegarde & son pere le Marquis d’Antremont, chez qui Maman fit & me fit faire connoissance avec lui. Cette connoissance qui sembloit devoir n’aboutir à rien & fut nombre d’années interrompue se renouvella dans l’occasion que je dirai & devint un véritable attachement. C’est assez pour m’autoriser à parler d’un ami avec qui j’ai été si étroitement lié: mais quand je ne prendrois aucun intérêt personnel à sa mémoire, c’étoit un homme si aimable & si heureusement né que pour l’honneur de l’espece humaine je la croirois toujours bonne à conserver. Cet homme si charmant avoit pourtant ses défauts ainsi que les autres, comme on pourra voir ci-après; mais s’il ne les eût pas eus peut-être eût-il été moins aimable. Pour le rendre intéressant autant qu’il pouvoit l’être, il falloit qu’on eût quelque chose à lui pardonner.
Une autre liaison du même tems n’est pas éteinte & me leurre encore de cet espoir du bonheur temporel qui meurt si difficilement dans le coeur de l’homme. M. de Conzié, gentilhomme Savoyard, alors jeune & aimable eut la fantaisie d’apprendre la musique, ou plutôt de faire connoissance avec celui qui l’enseignoit. Avec de l’esprit & du goût pour les belles connoissances, M. de Conzié avoit une douceur de caractere qui le rendoit très-liant & je l’étois beaucoup moi-même pour les gens en qui je la trouvois. La liaison fut bientôt faite. Le germe de littérature & de philosophie qui commençoit à fermenter dans ma tête & qui n’attendoit qu’un peu de culture [283] & d’émulation pour se développer tout-à-fait, les trouvoit en lui. M. de Conzié avoit peu de disposition pour la musique; ce fut un bien pour moi: les heures des leçons se passoient à tout autre chose qu’à solfier. Nous déjeunions, nous causions, nous lisions quelques nouveautés & pas un mot de musique. La correspondance de Voltaire avec le Prince Royal de Prusse faisoit du bruit alors; nous nous entretenions souvent de ces deux hommes célebres dont l’un depuis peu sur le trône s’annonçoit déjà tel qu’il devoit dans peu se montrer & dont l’autre, aussi décrié qu’il est admiré maintenant, nous faisoit plaindre sincérement le malheur qui sembloit le poursuivre & qu’on voit si souvent être l’apanage des grands talens. Le Prince de Prusse avoit été peu heureux dans sa jeunesse & Voltaire sembloit fait pour ne l’être jamais. L’intérêt que nous prenions à l’un & à l’autre s’étendoit à tout ce qui s’y rapportoit. Rien de tout ce qu’écrivoit Voltaire ne nous échappoit. Le goût que je pris à ces lectures m’inspira le desir d’apprendre à écrire avec élégance & de tâcher d’imiter le beau coloris de cet Auteur dont j’étois enchanté. Quelque tems après parurent ses Lettres philosophiques; quoiqu’elles ne soient pas assurément son meilleur ouvrage, ce fut celui qui m’attira le plus vers l’étude & ce goût naissant ne s’éteignit plus depuis ce tems-là.
Mais le moment n’étoit pas venu de m’y livrer tout de bon. Il me restoit encore une humeur un peu volage, un desir d’aller & venir qui s’étoit plutôt borné qu’éteint & que nourrissoit le train de la maison de Madame de Warens, trop bruyant pour mon humeur solitaire. Ce tas d’inconnus qui lui [284] affluoient journellement de toutes parts & la persuasion où j’étois que ces gens-là ne cherchoient qu’à la duper chacun à sa maniere, me faisoient un vrai tourment de mon habitation. Depuis qu’ayant succédé à Claude Anet dans la confidence de sa maîtresse je suivois de plus près l’état de ses affaires, j’y voyois un progrès en mal dont j’étois effrayé. J’avois cent fois remontré, prié, pressé, conjuré & toujours inutilement. Je m’étois jetté à ses pieds, je lui avois fortement représenté la catastrophe qui la menaçoit, je l’avois vivement exhortée à réformer sa dépense, à commencer par moi; à souffrir plutôt un peu tandis qu’elle étoit encore jeune, que, multipliant toujours ses dettes & ses créanciers, de s’exposer sur ses vieux jours à leurs vexations & à la misere. Sensible à la sincérité de mon zele elle s’attendrissoit avec moi & me promettoit les plus belles choses du monde. Un croquant arrivait-il? à l’instant tout étoit oublié. Après mille épreuves de l’inutilité de mes remontrances, que me restoit-il à faire que de détourner les yeux du mal que je ne pouvois prévenir? je m’éloignois de la maison dont je ne pouvois garder la porte; je faisois de petits voyages à Nion, à Geneve, à Lyon, qui m’étourdissant sur ma peine secrete, en augmentoient en même tems le sujet par ma dépense. Je puis jurer que j’en aurois souffert tous les retranchemens avec joie, si Maman eût vraiment profité de cette épargne, mais certain que ce que je me refusois passoit à des fripons, j’abusois de sa facilité pour partager avec eux & comme le chien qui revient de la boucherie, j’emportois mon lopin du morceau que je n’avois pu sauver.
[285] Les prétextes ne me manquoient pas pour tous ces voyages & Maman seule m’en eût fourni de reste, tant elle avoit par-tout de liaisons, de négociations, d’affaires, de commissions à donner à quelqu’un de sûr. Elle ne demandoit qu’à m’envoyer, je ne demandois qu’à aller; cela ne pouvoit manquer de faire une vie assez ambulante. Ces voyages me mirent à portée de faire quelques bonnes connoissances qui m’ont été dans la suite agréables ou utiles: entr’autres à Lyon celle de M. Perrichon, que je me reproche de n’avoir pas assez cultivée, vu les bontés qu’il a eues pour moi; celle du bon Parisot dont je parlerai dans son tems: à Grenoble celle de Madame Deybens & de Madame la présidente de Bardonanche, femme de beaucoup d’esprit & qui m’eût pris en amitié si j’avois été à portée de la voir plus souvent: à Geneve celle de M. de la Closure Résident de France, qui me parloit souvent de ma mere dont malgré la mort & le tems son coeur n’avoit pu se déprendre; celle des deux Barillot, dont le pere, qui m’appelloit son petit-fils, étoit d’une société très-aimable & l’un des plus dignes hommes que j’aye jamais connus. Durant les troubles de la République, ces deux citoyens se jeterent dans les deux partis contraires; le fils dans celui de la Bourgeoisie, le pere dans celui des Magistrats & lorsqu’on prit les armes en 1737, je vis, étant à Geneve, le pere & le fils sortir armés de la même maison, l’un pour monter à l’hôtel-de-ville, l’autre pour se rendre à son quartier, surs de se trouver deux heures après l’un vis-à-vis de l’autre, exposés à s’entr’égorger. Ce spectacle affreux me fit une impression si vive que je jurai de ne [286] tremper jamais dans aucune guerre civile & de ne soutenir jamais au-dedans la liberté par les armes, ni de ma personne ni de mon aveu, si jamais je rentrois dans mes droits de citoyen. Je me rends le témoignage d’avoir tenu ce serment dans une occasion délicate & l’on trouvera, du moins je le pense, que cette modération fut de quelque prix.
Mais je n’en étois pas encore à cette premiere fermentation de patriotisme que Geneve en armes excita dans mon coeur. On jugera combien j’en étois loin par un fait très-grave à ma charge que j’ai oublié de mettre à sa place & qui ne doit pas être omis.
Mon oncle Bernard étoit depuis quelques années passé dans la Caroline pour y faire bâtir la ville de Charlestown dont il avoit donné le plan. Il y mourut peu après; mon pauvre cousin étoit aussi mort au service du roi de Prusse & ma tante perdit ainsi son fils & son mari presque en même tems. Ces pertes réchaufferent un peu son amitié pour le plus proche parent qui lui restât & qui étoit moi. Quand j’allois à Geneve je logeois chez elle & je m’amusois à fureter & feuilleter les livres & papiers que mon oncle avoit laissés. J’y trouvai beaucoup de pieces curieuses & des lettres dont assurément on ne se douteroit pas. Ma tante qui faisoit peu de cas de ces paperasses, m’eût laissé tout emporter si j’avois voulu. Je me contentai de deux ou trois livres commentés de la main de mon grand-pere Bernard le ministre & entr’autres les œuvres posthumes de Rohault in-quarto, dont les marges étoient pleines d’excellentes scolies qui me firent aimer les mathématiques. Ce livre est resté parmi ceux de Madame de Warens; j’ai [287] toujours été fâché de ne l’avoir pas gardé. A ces livres je joignis cinq ou six mémoires manuscrits & un seul imprimé, qui étoit du fameux Micheli Ducret, homme d’un grand talent, savant, éclairé, mais trop remuant, traité bien cruellement par les magistrats de Geneve & mort dernierement dans la forteresse d’Arberg où il étoit enfermé depuis longues années, pour avoir, disoit-on, trempé dans la conspiration de Berne.
Ce mémoire étoit une critique assez judicieuse de ce grand & ridicule plan de fortification qu’on a exécuté en partie à Geneve, à la grande risée des gens du métier qui ne savent pas le but secret qu’avoit le Conseil dans l’exécution de cette magnifique entreprise. M. Micheli ayant été exclu de la chambre des fortifications pour avoir blâmé ce plan, avoit cru, comme membre des Deux-Cents & même comme citoyen, pouvoir en dire son avis plus au long & c’étoit ce qu’il avoit fait par ce mémoire qu’il eut l’imprudence de faire imprimer, mais non pas publier; car il n’en fit tirer que le nombre d’exemplaires qu’il envoyoit aux Deux-Cents & qui furent tous interceptés à la poste par ordre du Petit Conseil. Je trouvai ce mémoire parmi les papiers de mon oncle, avec la réponse qu’il avoit été chargé d’y faire & j’emportai l’un & l’autre. J’avois fait ce voyage peu après ma sortie du Cadastre & j’étois demeuré en quelque liaison avec l’avocat Coccelli, qui en étoit le chef. Quelque tems après le directeur de la douane s’avisa de me prier de lui tenir un enfant & me donna Madame Coccelli pour commere. Les honneurs me tournoient la tête & fier d’appartenir de si près à M. l’Avocat, je tâchois [288] de faire l’important pour me montrer digne de cette gloire.
Dans cette idée je crus ne pouvoir rien faire de mieux que de lui faire voir mon mémoire imprimé de M. Micheli, qui réellement étoit une piece rare, pour lui prouver que j’appartenois à des notables de Geneve qui savoient les secrets de l’Etat. Cependant par une demi-réserve dont j’aurois peine à rendre raison, je ne lui montrai point la réponse de mon oncle à ce mémoire, peut-être parce qu’elle étoit manuscrite & qu’il ne falloit à M. l’Avocat que du moulé. Il sentit pourtant si bien le prix de l’écrit que j’eus la bêtise de lui confier, que je ne pus jamais le ravoir ni le revoir & que bien convaincu de l’inutilité de mes efforts, je me fis un mérite de la chose & transformai ce vol en présent. Je ne doute pas un moment qu’il n’ait bien fait valoir à la Cour de Turin, cette piece, plus curieuse cependant qu’utile & qu’il n’ait eu grand soin de se faire rembourser de maniere ou d’autre de l’argent qu’il lui en avoit dû coûter pour l’acquérir. Heureusement de tous les futurs contingens, un des moins probables est qu’un jour le roi de Sardaigne assiégera Geneve. Mais comme il n’y a pas d’impossibilité à la chose, j’aurai toujours à reprocher à ma sotte vanité d’avoir montré les plus grands défauts de cette place à son plus ancien ennemi.
Je passai deux ou trois ans de cette façon entre la musique, les magistéres, les projets, les voyages, flottant incessamment d’une chose à l’autre, cherchant à me fixer sans savoir à quoi, mais entraîné pourtant par degrés vers l’étude, voyant des gens de lettres, entendant parler de littérature, me mêlant [289] quelquefois d’en parler moi-même & prenant plutôt le jargon des livres que la connoissance de leur contenu. Dans mes voyages de Geneve j’allois de tems en tems voir en passant mon ancien bon ami M. Simon, qui fomentoit beaucoup mon émulation naissante par des nouvelles toutes fraîches de la République des Lettres tirées de Baillet ou de Colomiés. Je voyois beaucoup aussi à Chambéri un Jacobin professeur de Physique, bon homme de moine dont j’ai oublié le nom & qui faisoit souvent de petites expériences qui m’amusoient extrêmement. Je voulus à son exemple faire de l’encre de sympathie. Pour cet effet après avoir rempli une bouteille plus qu’à demi de chaux vive, d’orpiment & d’eau, je la bouchai bien. L’effervescence commença presque à l’instant très-violemment. Je courus à la bouteille pour la déboucher mais je n’y fus pas à tems; elle me sauta au visage comme une bombe. J’avalai de l’orpiment, de la chaux, j’en faillis mourir. Je restai aveugle plus de six semaines & j’appris ainsi à ne pas me mêler de Physique expérimentale sans en savoir les élémens.
Cette aventure m’arriva mal-à-propos pour ma santé, qui depuis quelque tems s’altéroit sensiblement. Je ne sais d’où venoit qu’étant bien conformé par le coffre & ne faisant d’excès d’aucune espece, je déclinois à vue d’oeil. J’ai une assez bonne carrure, la poitrine large, mes poumons doivent y jouer à l’aise; cependant j’avois la courte haleine, je me sentois oppressé: je soupirois involontairement, j’avois des palpitations, je crachois du sang, la fievre lente survint & je n’en ai jamais été bien quitte. Comment peut-on tomber [290] dans cet état à la fleur de l’âge, sans avoir aucun viscere vicié, sans avoir rien fait pour détruire sa santé?
L’épée use le fourreau, dit-on quelquefois. Voilà mon histoire. Mes passions m’ont fait vivre & mes passions m’ont tué. Quelles passions dira-t-on? Des riens: les choses du monde les plus puériles; mais qui m’affectoient comme s’il se fût agi de la possession d’Hélene ou du trône de l’univers. D’abord les femmes. Quand j’en eus une, mes sens furent tranquilles, mais mon coeur ne le fut jamais. Les besoins de l’amour me dévoroient au sein de la jouissance. J’avois une tendre mere, une amie chérie, mais il me falloit une maîtresse. Je me la figurois à sa place; je me la créois de mille façons pour me donner le change à moi-même. Si j’avois cru tenir Maman dans mes bras quand je l’y tenois, mes étreintes n’auroient pas été moins vives, mais tous mes desirs se seroient éteints; j’aurois sangloté de tendresse, mais je n’aurois pas joui. Jouir! Ce sort est-il fait pour l’homme? Ah si jamais une seule fois en ma vie j’avois goûté dans leur plénitude toutes les délices de l’amour, je n’imagine pas que ma frêle existence eût pu suffire; je serois mort sur le fait.
J’étois donc brûlant d’amour sans objet & c’est peut-être ainsi qu’il épuise le plus. J’étois inquiet, tourmenté du mauvais état des affaires de ma pauvre Maman & de son imprudente conduite, qui ne pouvoit manquer d’opérer sa ruine totale en peu de tems. Ma cruelle imagination qui va toujours au devant des malheurs, me montroit celui-là sans cesse dans tout son excès & dans toutes ses suites. Je me voyois d’avance forcément séparé par la misere de celle à qui j’avois consacré ma [291] vie & sans qui je n’en pouvois jouir. Voilà comment j’avois toujours l’ame agitée. Les désirs & les craintes me dévoroient alternativement.
La musique étoit pour moi une autre passion moins fougueuse mais non moins consumante par l’ardeur avec laquelle je m’y livrois, par l’étude opiniâtre des obscurs livres de Rameau, par mon invincible obstination à vouloir en charger ma mémoire qui s’y refusoit toujours, par mes courses continuelles, par les compilations immenses que j’entassois, passant très-souvent à copier les nuits entieres. Et pourquoi m’arrêter aux choses permanentes, tandis que toutes les folies qui passoient dans mon inconstante tête, les goûts fugitifs d’un seul jour, un voyage, un concert, un soupé, une promenade à faire, un roman à lire, une comédie à voir, tout ce qui étoit le moins du monde prémédité dans mes plaisirs ou dans mes affaires devenoit pour moi tout autant de passions violentes, qui dans leur impétuosité ridicule me donnoient le plus vrai tourment. La lecture des malheurs imaginaires de Cléveland, faite avec fureur & souvent interrompue, m’a fait faire, je crois, plus de mauvais sang que les miens.
Il y avoit un Genevois nommé M. Bagueret, lequel avoit été employé sous Pierre le Grand à la Cour de Russie; un des plus vilains hommes & des plus grands foux que j’aye jamais vus, toujours plein de projets aussi foux que lui, qui faisoit tomber les millions comme la pluie & à qui les zéros ne coûtoient rien. Cet homme étant venu à Chambéri pour quelque procès au Sénat, s’empara de Maman comme de raison & pour ses trésors de zéros qu’il lui prodiguoit généreusement, [292] tiroit ses pauvres écus piece à piece. Je ne l’aimois point, il le voyoit; avec moi cela n’est pas difficile: il n’y avoit sorte de bassesse qu’il n’employât pour me cajoler. Il s’avisa de me proposer d’apprendre les échecs qu’il jouoit un peu. J’essayai presque malgré moi, & après avoir tant bien que mal appris la marche, mon progrès fut si rapide qu’avant la fin de la premiere séance je lui donnai la tour qu’il m’avoit donnée en commençant. Il ne m’en fallut pas davantage: me voilà forcené des échecs. J’achete un échiquier: j’achete le calabrois; je m’enferme dans ma chambre, j’y passe les jours & les nuits à vouloir apprendre par coeur toutes les parties, à les fourrer dans ma tête bon gré mal gré, à jouer seul sans relâche & sans fin. Après deux ou trois mais de ce beau travail & d’efforts inimaginables je vais au café, maigre, jaune, & presque hébété. Je m’essaye, je rejoue avec M. Bagueret: il me bat une fois, deux fois, vingt fois; tant de combinaisons s’étoient brouillées dans ma tête & mon imagination s’étoit si bien amortie, que je ne voyois plus qu’un nuage devant moi. Toutes les fois qu’avec le livre de Philidor ou celui de Stamma j’ai voulu m’exercer à étudier des parties, la même chose m’est arrivée & après m’être épuisé de fatigue je me suis trouvé plus foible qu’auparavant. Du reste, que j’aye abandonné les échecs, ou qu’en jouant je me sois remis en haleine, je n’ai jamais avancé d’un cran depuis cette premiere séance, & je me suis toujours retrouvé au même point où j’étois en la finissant. Je m’exercerois des milliers de siecles que je finirois par pouvoir donner la tour à Bagueret & rien de plus. Voilà du tems bien employé, [293] direz-vous! & je n’y en ai pas employé peu. Je ne finis ce premier essai que quand je n’eus plus la force de continuer. Quand j’allai me montrer sortant de ma chambre j’avois l’air d’un déterré & suivant le même train je n’aurois pas resté déterré long-tems. On conviendra qu’il est difficile & sur-tout dans l’ardeur de la jeunesse, qu’une pareille tête laisse toujours le corps en santé.
L’altération de la mienne agit sur mon humeur & tempéra l’ardeur de mes fantaisies. Me sentant affoiblir je devins plus tranquille & perdis un peu la fureur des voyages. Plus sédentaire, je fus pris, non de l’ennui, mais de la mélancolie; les vapeurs succéderent aux passions; ma langueur devint tristesse; je pleurois & soupirois à propos de rien; je sentois la vie m’échapper sans l’avoir goûtée; je gémissois sur l’état où je laissois ma pauvre Maman, sur celui où je la voyois prête à tomber; je puis dire que la quitter & la laisser à plaindre étoit mon unique regret. Enfin je tombai tout-à-fait malade. Elle me soigna comme jamais mere n’a soigné son enfant & cela lui fit du bien à elle-même, en faisant diversion aux projets & tenant écartés les projeteurs. Quelle douce mort, si alors elle fût venue! Si j’avois peu goûté les biens de la vie, j’en avois peu senti les malheurs. Mon ame paisible pouvoit partir sans le sentiment cruel de l’injustice des hommes qui empoisonne la vie & la mort. J’avois la consolation de me survivre dans la meilleure moitié de moi-même; c’étoit à peine mourir. Sans les inquiétudes que j’avois sur son sort je serois mort comme j’aurois pu m’endormir & ces inquiétudes mêmes avoient un objet affectueux & tendre qui en tempéroit [294] l’amertume. Je lui disois: vous voilà dépositaire de tout mon être; faites en sorte qu’il soit heureux. Deux ou trois fois quand j’étois le plus mal, il m’arriva de me lever dans la nuit & de me traîner à sa chambre, pour lui donner sur sa conduite des conseils, j’ose dire pleins de justesse & de sens, mais où l’intérêt que je prenois à son sort se marquoit mieux que toute autre chose. Comme si les pleurs étoient ma nourriture & mon remede, je me fortifiois de ceux que je versois auprès d’elle, avec elle, assis sur son lit & tenant ses mains dans les miennes. Les heures couloient dans ces entretiens nocturnes & je m’en retournois en meilleur état que je n’étois venu: content & calme dans les promesses qu’elle m’avoit faites, dans les espérances qu’elle m’avoit données, je m’endormois là-dessus avec la paix du coeur & la résignation à la Providence. Plaise à Dieu qu’après tant de sujets de haïr la vie, après tant d’orages qui ont agité la mienne & qui ne m’en font plus qu’un fardeau, la mort qui doit la terminer me soit aussi peu cruelle qu’elle me l’eût été dans ce moment-là!
A force de soins, de vigilance & d’incroyables peines, elle me sauva & il est certain qu’elle seule pouvoit me sauver. J’ai peu de foi à la médecine des médecins, mais j’en ai beaucoup à celle des vrais amis; les choses dont notre bonheur dépend se font toujours beaucoup mieux que toutes les autres. S’il y a dans la vie un sentiment délicieux, c’est celui que nous éprouvâmes d’être rendus l’un à l’autre. Notre attachement mutuel n’en augmenta pas, cela n’étoit pas possible; mais il prit je ne sais quoi de plus intime, de plus touchant [295] dans sa grande simplicité. Je devenois tout-à-fait son oeuvre, tout-à-fait son enfant & plus que si elle eût été ma vraie mere. Nous commençâmes sans y songer à ne plus nous séparer l’un de l’autre, à mettre en quelque sorte toute notre existence en commun, & sentant que réciproquement nous nous étions non-seulement nécessaires, mais suffisans, nous nous accoutumâmes à ne plus penser à rien d’étranger à nous, à borner absolument notre bonheur & tous nos désirs à cette possession mutuelle & peut-être unique parmi les humains, qui n’étoit point, comme je l’ai dit, celle de l’amour, mais une possession plus essentielle qui sans tenir aux sens, au sexe, à l’âge, à la figure, tenoit à tout ce par quoi l’on est soi & qu’on ne peut perdre qu’en cessant d’être.
A quoi tint-il que cette précieuse crise n’amenât le bonheur du reste de ses jours & des miens? Ce ne fut pas à moi, je m’en rends le consolant témoignage. Ce ne fut pas non plus à elle, du moins à sa volonté. Il étoit écrit que bientôt l’invincible naturel reprendroit son empire. Mais ce fatal retour ne se fit pas tout d’un coup. Il y eut, grace au Ciel, un intervalle; court & précieux intervalle! qui n’a pas fini par ma faute & dont je ne me reprocherai pas d’avoir mal profité.
Quoique guéri de ma grande maladie, je n’avois pas repris ma vigueur. Ma poitrine n’étoit pas rétablie; un reste de fievre duroit toujours & me tenoit en langueur. Je n’avois plus de goût à rien qu’à finir mes jours près de celle qui m’étoit chere, à la maintenir dans ses bonnes résolutions, à lui faire sentir en quoi consistoit le vrai charme d’une vie heureuse, à rendre la sienne telle autant qu’il dépendoit de moi. Mais je [296] voyois, je sentois même que dans une maison sombre & triste, la continuelle solitude du tête-à-tête deviendroit à la fin triste aussi. Le remede à cela se présenta comme de lui-même. Maman m’avoit ordonné le lait & vouloit que j’allasse le prendre à la campagne. J’y consentis, pourvu qu’elle y vînt avec moi. Il n’en fallut pas davantage pour la déterminer; il ne s’agit plus que du choix du lieu. Le jardin du faubourg n’étoit pas proprement à la campagne, entouré de maisons & d’autres jardins, il n’avoit point les attraits d’une retraite champêtre. D’ailleurs après la mort d’Anet nous avions quitté ce jardin pour raison d’économie, n’ayant plus à coeur d’y tenir des plantes & d’autres vues nous faisant peu regretter ce réduit.
Profitant maintenant du dégoût que je lui trouvai pour la ville, je lui proposai de l’abandonner tout-à-fait & de nous établir dans une solitude agréable, dans quelque petite maison assez éloignée pour dérouter les importuns. Elle l’eût fait & ce parti que son bon ange & le mien me suggéroit, nous eût vraisemblablement assuré des jours heureux & tranquilles jusqu’au moment où la mort devoit nous séparer. Mais cet état n’étoit pas celui où nous étions appellés. Maman devoit éprouver toutes les peines de l’indigence & du mal-être, après avoir passé sa vie dans l’abondance, pour la lui faire quitter avec moins de regret & moi; & moi, par un assemblage de maux de toute espece, je devois être un jour en exemple à quiconque inspiré du seul amour du bien public & de la justice, ose, fort de sa seule innocence, dire ouvertement la vérité aux hommes sans s’étayer par des cabales, sans s’être fait des partis pour le protéger.
[297] Une malheureuse crainte la retint. Elle n’osa quitter sa vilaine maison de peur de fâcher le propriétaire. Ton projet de retraite est charmant, me dit-elle & fort de mon goût; mais dans cette retraite il faut vivre. En quittant ma prison je risque de perdre mon pain & quand nous n’en aurons plus dans les bois il en faudra bien retourner chercher à la ville. Pour avoir moins besoin d’y venir ne la quittons pas tout-à-fait. Payons cette petite pension au Comte de ***.[St. Laurent] pour qu’il me laisse la mienne. Cherchons quelque réduit assez loin de la ville pour vivre en paix & assez près pour y revenir toutes les fois qu’il sera nécessaire. Ainsi fut fait. Après avoir un peu cherché, nous nous fixâmes aux Charmettes, une terre de M. de Conzié à la porte de Chambéri, mais retirée & solitaire comme si l’on étoit à cent lieues. Entre deux coteaux assez élevés est un petit vallon nord & sud au fond duquel coule une rigole entre des cailloux & des arbres. Le long de ce vallon à mi-côte sont quelques maisons éparses fort agréables pour quiconque aime un asyle un peu sauvage & retiré. Après avoir essayé deux ou trois fois de ces maisons, nous choisîmes enfin la plus jolie, appartenant à un gentilhomme qui étoit au service, appellé M. Noiret. La maison étoit très-logeable. Au-devant étoit un jardin en terrasse, une vigne au-dessus, un verger au-dessous & vis-à-vis un petit bois de Châtaigniers, une fontaine à portée; plus haut dans la montagne des près pour l’entretien du bétail; enfin tout ce qu’il falloit pour le petit ménage champêtre que nous y voulions établir. Autant que je puis me rappeller les tems & les dates, nous en prîmes possession vers la fin de l’été de 1736. J’étois transporté le premier [298] jour que nous y couchâmes. O Maman! dis-je à cette chere amie en l’embrassant & l’inondant de larmes d’attendrissement & de joie: ce séjour est celui du bonheur & de l’innocence. Si nous ne les trouvons pas ici l’un avec l’autre, il ne les faut chercher nulle part.
Fin du cinquieme Livre.
JEAN JACQUES ROUSSEAU
LES CONFESSIONS
DE
J. J. ROUSSEAU.
LIVRE SIXIEME
Hoc erat in votis: modus agri non it à magnus,
Hortus ubi, & tecto vicinus jugis aquae fons;
Et paululium sylvae super his foret.
Je ne puis pas ajouter: auctiùs atque Dî meliùs fecere; mais n’importe, il ne m’en falloit pas davantage; il ne m’en falloit pas même la propriété: c’étoit assez pour moi de la jouissance, & il y a long-tems que j’ai dit & senti que le propriétaire & le possesseur sont souvent deux personnes très différentes; même en laissant à part les maris & les amans.
Ici commence le court bonheur de ma vie; ici viennent les paisibles, mais rapides momens qui m’ont donné le droit de dire que j’ai vécu. Momens précieux & si regrettés! Ah! recommencez pour moi votre aimable cours; coulez plus lentement dans mon souvenir s’il est possible, que vous ne fîtes réellement dans votre fugitive succession. Comment ferai-je pour prolonger à mon gré ce récit si touchant & si simple; [300] pour redire toujours les mêmes choses & n’ennuyer pas plus mes lecteurs en les répétant que je ne m’ennuyois moi-même en les recommençant sans cesse? Encore si tout cela consistoit en faits, en actions, en paroles, je pourrois le décrire & le rendre en quelque façon: mais comment dire ce qui n’étoit ni dit ni fait, ni pensé même, mais goûté, mais senti, sans que je puisse énoncer d’autre objet de mon bonheur que ce sentiment même. Je me levois avec le soleil & j’étois heureux, je me promenois & j’étois heureux, je voyois Maman & j’étois heureux, je la quittois & j’étois heureux, je parcourois les bois, les coteaux, j’errois dans les vallons, je lisois, j’étois oisif, je travaillois au jardin, je cueillois les fruits, j’aidois au ménage & le bonheur me suivoit par-tout; il n’étoit dans aucune chose assignable, il étoit tout en moi-même, il ne pouvoit me quitter un seul instant.
Rien de tout ce qui m’est arrivé durant cette époque chérie, rien de ce que j’ai fait, dit & pensé tout le tems qu’elle a duré n’est échappé de ma mémoire. Les tems qui précedent & qui suivent me reviennent par intervalles. Je me les rappelle inégalement & confusément; mais je me rappelle celui-là tout entier comme s’il duroit encore. Mon imagination, qui dans ma jeunesse alloit toujours en avant & maintenant rétrograde, compense par ces doux souvenirs l’espoir que j’ai pour jamais perdu. Je ne vois plus rien dans l’avenir qui me tente; les seuls retours du passé peuvent me flatter & ces retours si vifs & si vrais dans l’époque dont je parle, me font souvent vivre heureux malgré mes malheurs.
Je donnerai de ces souvenirs un seul exemple qui pourra [301] faire juger de leur force & de leur vérité. Le premier jour que nous allâmes coucher aux Charmettes, Maman étoit en chaise à porteurs & je la suivois à pied. Le chemin monte, elle étoit assez pesante & craignant de trop fatiguer ses porteurs, elle voulut descendre à-peu-près à moitié chemin pour faire le reste à pied. En marchant elle vit quelque chose de bleu dans la haie & me dit; voilà de la pervenche encore en fleur. Je n’avois jamais vu de la pervenche, je ne me baissai pas pour l’examiner & j’ai la vue trop courte pour distinguer à terre les plantes de ma hauteur. Je jettai seulement en passant un coup d’oeil sur celle-là & près de trente ans se sont passés sans que j’aye revu de la pervenche, ou que j’y aye fait attention. En 1764 étant à Cressier avec mon ami M. Du Peyrou, nous montions une petite montagne au sommet de laquelle il a un joli salon qu’il appelle avec raison Bellevue. Je commençois alors d’herboriser un peu. En montant & regardant parmi les buissons, je pousse un cri de joie: ah voilà de la pervenche! & c’en étoit en effet. Du Peyrou s’apperçut du transport, mais il en ignoroit la cause; il l’apprendra je l’espere, lorsqu’un jour il lira ceci. Le lecteur peut juger par l’impression d’un si petit objet de celle que m’ont faite tous ceux qui se rapportent à la même époque.
Cependant l’air de la campagne ne me rendit point ma premiere santé. J’étois languissant; je le devins davantage. Je ne pus supporter le lait; il fallut le quitter. C’étoit alors la mode de l’eau pour tout remede; je me mis à l’eau & si peu discrétement qu’elle faillit me guérir, non de mes maux, mais de la vie. Tous les matins en me levant j’allois à la fontaine [302] avec un grand gobelet & j’en buvois successivement en me promenant la valeur de deux bouteilles. Je quittai tout-à-fait le vin à mes repas. L’eau que je buvois étoit un peu crue & difficile à passer, comme sont la plupart des eaux des montagnes. Bref, je fis si bien qu’en moins de deux mois je me détruisis totalement l’estomac que j’avois eu très-bon jusqu’àlors. Ne digérant plus, je compris qu’il ne falloit plus espérer de guérir. Dans ce même tems il m’arriva un accident aussi singulier par lui-même que par ses suites, qui ne finiront qu’avec moi.
Un matin que je n’étois pas plus mal qu’à l’ordinaire, en dressant une petite table sur son pied je sentis dans tout mon corps une révolution subite & presque inconcevable. Je ne saurois mieux la comparer qu’à une espece de tempête qui s’éleva dans mon sang & gagna dans l’instant tous mes membres. Mes arteres se mirent à battre d’une si grande force, que non-seulement je sentois leur battement, mais que je l’entendois même & sur-tout celui des carotides. Un grand bruit d’oreilles se joignit à cela & ce bruit étoit triple ou plutôt quadruple, savoir: un bourdonnement grave & sourd, un murmure plus clair comme d’une eau courante, un sifflement très-aigu & le battement que je viens de dire & dont je pouvois aisément compter les coups sans me tâter le pouls ni toucher mon corps de mes mains. Ce bruit interne étoit si grand qu’il m’ôta la finesse d’ouïe que j’avois auparavant & me rendit, non tout-à-fait sourd, mais dur d’oreille comme je le suis depuis ce tems-là.
On peut juger de ma surprise & de mon effroi. Je me crus [303] mort; je me mis au lit; le médecin fut appellé; je lui contai mon cas en frémissant & le jugeant sans remede. Je crois qu’il en pensa de même, mais il fit son métier. Il m’enfila de longs raisonnemens où je ne compris rien du tout; puis en conséquence de sa sublime théorie il commença in animâ vili la cure expérimentale qu’il lui plut de tenter. Elle étoit si pénible, si dégoûtante & opéroit si peu que je m’en lassai bientôt, au bout de quelques semaines voyant que je n’étois ni mieux ni pis, je quittai le lit & repris ma vie ordinaire avec mon battement d’arteres & mes bourdonnemens, qui depuis ce tems-là, c’est-à-dire depuis trente ans, ne m’ont pas quitté une minute.
J’avois été jusqu’àlors grand dormeur. La totale privation du sommeil qui se joignit à tous ces symptômes & qui les a constamment accompagnés jusqu’ici, acheva de me persuader qu’il me restoit peu de tems à vivre. Cette persuasion me tranquillisa pour un tems sur le soin de guérir. Ne pouvant prolonger ma vie, je résolus de tirer du peu qu’il m’en restoit tout le parti qu’il m’étoit possible, & cela se pouvoit par une singuliere faveur de la nature, qui dans un état si funeste m’exemptoit des douleurs qu’il sembloit devoir m’attirer. J’étois importuné de ce bruit, mais je n’en souffrois pas: il n’étoit accompagné d’aucune autre incommodité habituelle que de l’insomnie durant les nuits & en tout tans d’une courte haleine qui n’alloit pas jusqu’à l’asthme & ne se faisoit sentir que quand je voulois courir ou agir un peu fortement.
Cet accident qui devoit tuer mon corps ne tua que mes passions & j’en bénis le Ciel chaque jour par l’heureux effet [304] qu’il produisit sur mon ame. Je puis bien dire que je ne commençai de vivre que quand je me regardai comme un homme mort. Donnant leur véritable prix aux choses que j’allois quitter, je commençai de m’occuper de soins plus nobles, comme par anticipation sur ceux que j’aurois bientôt à remplir & que j’avois fort négligés jusqu’àlors. J’avois souvent travesti la religion à ma mode, mais je n’avois jamais été tout-à-fait sans religion. Il m’en coûta moins de revenir à ce sujet & si triste pour tant de gens, mais si doux pour qui s’en fait un objet de consolation & d’espoir. Maman me fut en cette occasion beaucoup plus utile que tous les théologiens ne me l’auroient été.
Elle qui mettoit toute chose en systême n’avoit pas manqué d’y mettre aussi la religion, & ce systême étoit composé d’idées très-disparates, les unes très-saines, les autres très-folles, de sentimens relatifs à son caractere & de préjugés venus de son éducation. En général les croyans font Dieu comme ils sont eux-mêmes, les bons le font bon, les méchans le font méchant; les dévots haineux & bilieux ne voyent que l’enfer parce qu’ils voudroient damner tout le monde: les ames aimantes & douces n’y croient gueres; l’un des étonnemens dont je ne reviens point est de voir le bon Fénelon en parler dans son Télémaque, comme s’il y croyoit tout de bon: mais j’espere qu’il mentoit alors; car enfin quelque véridique qu’on soit, il faut bien mentir quelquefois quand on est Evêque. Maman ne mentoit pas avec moi, & cette ame sans fiel qui ne pouvoit imaginer un Dieu vindicatif & toujours courroucé, ne voyoit que clémence & miséricorde où les dévots ne voyent [305] que justice & punition. Elle disoit souvent qu’il n’y auroit point de justice en Dieu d’être juste envers nous, parce que ne nous ayant pas donné ce qu’il faut pour l’être ce seroit redemander plus qu’il n’a donné. Ce qu’il y avoit de bizarre étoit que sans croire à l’enfer elle ne laissoit pas de croire au purgatoire. Cela venoit de ce qu’elle ne savoit que faire des ames des méchans, ne pouvant ni les damner ni les mettre avec les bons jusqu’à ce qu’ils le fussent devenus; & il faut avouer qu’en effet & dans ce monde & dans l’autre, les méchans sont toujours bien embarrassans.
Autre bizarrerie. On voit que toute la doctrine du péché originel & de la rédemption est détruite par ce systême, que la base du Christianisme vulgaire en est ébranlée & que le Catholicisme au moins ne peut subsister. Maman cependant étoit bonne catholique ou prétendoit l’être & il est sûr qu’elle le prétendoit de très-bonne foi. Il lui sembloit qu’on expliquoit trop littéralement & trop durement l’Ecriture. Tout ce qu’on y lit des tourmens éternels lui paroissoit comminatoire ou figuré. La mort de Jésus-Christ lui paroissoit un exemple de charité vraiment divine pour apprendre aux hommes à aimer Dieu & à s’aimer entre eux de même. En un mot, fidelle à la religion qu’elle avoit embrassée, elle admettoit sincérement toute la profession de foi; mais quand on venoit à la discussion de chaque article, il se trouvoit qu’elle croyoit tout autrement que l’Eglise, toujours en s’y soumettant. Elle avoit là-dessus une simplicité de coeur, une franchise plus éloquente que des ergoteries & qui souvent embarrassoit jusqu’à son confesseur; car elle ne lui déguisoit rien. Je suis bonne catholique, [306] lui disoit-elle, je veux toujours l’être; j’adopte de toutes les puissances de mon ame les décisions de la Sainte Mere Eglise. Je ne suis pas maîtresse de ma foi, mais je le suis de ma volonté. Je la soumets sans réserve & je veux tout croire. Que me demandez-vous de plus?
Quand il n’y auroit point eu de morale chrétienne, je crois qu’elle l’auroit suivie, tant elle s’adaptoit bien à son caractere. Elle faisoit tout ce qui étoit ordonné, mais elle l’eût fait de même quand il n’auroit pas été ordonné. Dans les choses indifférentes elle aimoit à obéir, s’il ne lui eût pas été permis, prescrit même de faire gras, elle auroit fait maigre entre Dieu & elle, sans que la prudence eût eu besoin d’y entrer pour rien. Mais toute cette morale étoit subordonnée aux principes de M. de Tavel, ou plutôt elle prétendoit n’y rien voir de contraire. Elle eût couché tous les jours avec vingt hommes en repos de conscience & sans même en avoir plus de scrupule que de desir. Je sais que force dévotes ne sont pas sur ce point plus scrupuleuses, mais la différence est qu’elles sont séduites par leurs passions & qu’elle ne l’étoit que par ses sophismes. Dans les conversations les plus touchantes & j’ose dire les plus édifiantes elle fût tombée sur ce point sans changer ni d’air ni de ton, sans se croire en contradiction avec elle-même. Elle l’eût même interrompue au besoin pour le fait & puis l’eût reprise avec la même sérénité qu’auparavant; tant elle étoit intimement persuadée que tout cela n’étoit qu’une maxime de police sociale, dont toute personne sensée pouvoit faire l’interprétation, l’application, l’exception, selon l’esprit de la chose, sans le moindre risque d’offenser Dieu. [307] Quoique sur ce point je ne fusse assurément pas de son avis, j’avoue que je n’osois le combattre, honteux du rôle peu galant qu’il m’eût fallu faire pour cela. J’aurois bien cherché d’établir la regle pour les autres en tâchant de m’en excepter; mais outre que son tempérament prévenoit assez l’abus de ses principes, je sais qu’elle n’étoit pas femme à prendre le change & que réclamer l’exception pour moi c’étoit la lui laisser pour tous ceux qu’il lui plairoit. Au reste, je compte ici par occasion cette inconséquence avec les autres, quoi qu’elle ait eu toujours peu d’effet dans sa conduite & qu’alors elle n’en eût point du tout; mais j’ai promis d’exposer fidellement ses principes & je veux tenir cet engagement: je reviens à moi.
Trouvant en elle toutes les maximes dont j’avois besoin pour garantir mon ame des terreurs de la mort & de ses suites, je puisois avec sécurité dans cette source de confiance. Je m’attachois à elle plus que je n’avois jamais fait; j’aurois voulu transporter tout en elle ma vie que je sentois prête à m’abandonner. De ce redoublement d’attachement pour elle, de la persuasion qu’il me restoit peu de tans à vivre, de ma profonde sécurité sur mon sort à venir, résultoit un état habituel très-calme & sensuel même, en ce qu’amortissant toutes les passions qui portent au loin nos craintes & nos espérances, il me laissoit jouir sans inquiétude & sans trouble du peu de jours qui m’étoient laissés. Une chose contribuoit à les rendre plus agréables; c’étoit le soin de nourrir son goût pour la campagne par tous les amusemens que j’y pouvois rassembler. En lui faisant aimer son jardin, sa basse-cour, ses pigeons, ses vaches, je m’affectionnois moi-même à tout cela, [308] & ces petites occupations qui remplissoient ma journée sans troubler ma tranquillité, me valurent mieux que le lait & tous les remedes pour conserver ma pauvre machine & la rétablir même autant que cela se pouvoit.
Les vendanges, la récolte des fruits nous amuserent le reste de cette année & nous attacherent de plus en plus à la vie rustique au milieu des bonnes gens dont nous étions entourés. Nous vîmes arriver l’hiver avec grand regret & nous retournâmes à la ville comme nous serions allés en exil. Moi sur-tout qui doutant de revoir le printems croyois dire adieu pour toujours aux Charmettes. Je ne les quittai pas sans baiser la terre & les arbres & sans me retourner plusieurs fois en m’en éloignant. Ayant quitté depuis long-tans mes écolieres, ayant perdu le goût des amusemens & des sociétés de la ville, je ne sortois plus, je ne voyois plus personne, excepté Maman & M. Salomon devenu depuis peu son médecin & le mien, honnête homme, homme d’esprit, grand Cartésien, qui parloit assez bien du systême du monde & dont les entretiens agréables & instructifs me valurent mieux que toutes ses ordonnances. Je n’ai jamais pu supporter ce sot & niais remplissage des conversations ordinaires; mais des conversations utiles & solides m’ont toujours fait grand plaisir & je ne m’y suis jamais refusé. Je pris beaucoup de goût à celles de M. Salomon; il me sembloit que j’anticipois avec lui sur ces hautes connoissances que mon ame alloit acquérir quand elle auroit perdu ses entraves. Ce goût que j’avois pour lui s’étendit aux sujets qu’il traitoit & je commençai de rechercher les livres qui pouvoient m’aider à le mieux entendre. [309] Ceux qui mêloient la dévotion aux sciences, m’étoient les plus convenables; tels étoient particulierement ceux de l’Oratoire & de Port-Royal. Je me mis à les lire ou plutôt à les dévorer. Il m’en tomba dans les mains un du pere Lami intitulé, Entretiens sur les Sciences. C’étoit une espece d’introduction à la connoissance des livres qui en traitent. Je le lus & relus cent fois; je résolus d’en faire mon guide. Enfin je me sentis entraîné peu-à-peu malgré mon état, ou plutôt par mon état vers l’étude avec une force irrésistible, tout en regardant chaque jour comme le dernier de mes jours, j’étudiois avec autant d’ardeur que si j’avois dû toujours vivre. On disoit que cela me faisoit du mal; je crois, moi, que cela me fit du bien & non-seulement à mon ame, mais à mon corps; car cette application pour laquelle je me passionnois me devint si délicieuse, que, ne pensant plus à mes maux, j’en étois beaucoup moins affecté. Il est pourtant vrai que rien ne me procuroit un soulagement réel; mais n’ayant pas de douleurs vives, je m’accoutumois à languir, à ne pas dormir, à penser au lieu d’agir & enfin à regarder le dépérissement successif & lent de ma machine comme un progrès inévitable que la mort seule pouvoit arrêter.
Non-seulement cette opinion me détacha de tous les vains soins de la vie, mais elle me délivra de l’importunité des remedes, auxquels on m’avoit jusqu’àlors soumis malgré moi. Salomon convaincu que ses drogues ne pouvoient me sauver, m’en épargna le déboire & se contenta d’amuser la douleur de ma pauvre Maman avec quelques-unes de ces ordonnances indifférentes qui leurrent l’espoir du malade & maintiennent [310] le crédit du médecin. Je quittai l’étroit régime, je repris l’usage du vin & tout le train de vie d’un homme en santé selon la mesure de mes forces, sobre sur toute chose, mais ne m’abstenant de rien. Je sortis même & recommençai d’aller voir mes connoissances, sur-tout M. de Conzié dont le commerce me plaisoit fort. Enfin, soit qu’il me parût beau d’apprendre jusqu’à ma derniere heure, soit qu’un reste d’espoir de vivre se cachât au fond de mon coeur, l’attente de la mort loin de ralentir mon goût pour l’étude sembloit l’animer, je me pressois d’amasser un peu d’acquis pour l’autre monde, comme si j’avois cru n’y avoir que celui que j’aurois emporté. Je pris en affection la boutique d’un libraire appellé Bouchard où se rendoient quelques gens de lettres, & le printems que j’avois cru ne pas revoir étant proche, je m’assortis de quelques livres pour les Charmettes, en cas que j’eusse le bonheur d’y retourner.
J’eus ce bonheur & j’en profitai de mon mieux. La joie avec laquelle je vis les premiers bourgeons est inexprimable. Revoir le printems étoit pour moi ressusciter en paradis. A peine les neiges commençoient à fondre que nous quittâmes notre cachot, & nous fûmes assez-tôt aux Charmettes pour y avoir les prémices du rossignol. Dès-lors je ne crus plus mourir; & réellement il est singulier que je n’ai jamais fait de grandes maladies à la campagne. J’y ai beaucoup souffert, mais je n’y ai jamais été alité. Souvent j’ai dit, me sentant plus mal qu’à l’ordinaire: quand vous me verrez prêt à mourir, portez-moi à l’ombre d’un chêne; je vous promets que j’en reviendrai.
[311] Quoique foible je repris mes fonctions champêtres, mais d’une maniere proportionnée à mes forces. J’eus un vrai chagrin de ne pouvoir faire le jardin tout seul; mais quand j’avois donné six coups de bêche, j’étois hors d’haleine, la sueur me ruisseloit, je n’en pouvois plus. Quand j’étois baissé, mes battemens redoubloient & le sang me montoit à la tête avec tant de force, qu’il falloit bien vîte me redresser. Contraint de me borner à des soins moins fatigans, je pris entr’autres celui du colombier & je m’y affectionnai si fort que j’y passois souvent plusieurs heures de suite sans m’y ennuyer un moment. Le pigeon est fort timide & difficile à apprivoiser.Cependant je vins à bout d’inspirer aux miens tant de confiance, qu’ils me suivoient par-tout & se laissoient prendre quand je voulois. Je ne pouvois paroître au jardin ni dans la cour sans en avoir à l’instant deux ou trois sur les bras, sur la tête; & enfin malgré tout le plaisir j’y prenois, ce cortege me devint si incommode, que je fus obligé de leur ôter cette familiarité. J’ai toujours pris un singulier plaisir à apprivoiser les animaux, sur-tout ceux qui sont craintifs & sauvages. Il me paroissoit charmant de leur inspirer une confiance que je n’ai jamais trompée. Je voulois qu’ils m’aimassent en liberté.
J’ai dit que j’avois apporté des livres. J’en fis usage; mais d’une maniere moins propre à m’instruire qu’à m’accabler. La fausse idée que j’avois des choses, me persuadoit que pour lire un livre avec fruit il falloit avoir toutes les connoissances qu’il supposoit, bien éloigné de penser que souvent l’Auteur ne les avoit pas lui-même & qu’il les puisoit [312] dans d’autres livres à mesure qu’il en avoit besoin. Avec cette folle idée j’étois arrêté à chaque instant, forcé de courir incessamment d’un livre à l’autre, quelquefois avant d’être à la dixieme page de celui que je voulois étudier, il m’eût fallu épuiser des bibliothéques. Cependant je m’obstinai si bien à cette extravagante méthode, que j’y perdis un tans infini & faillis à me brouiller la tête au point de ne pouvoir plus ni rien voir ni rien savoir. Heureusement je m’apperçus que j’enfilois une fausse route qui m’égaroit dans un labyrinthe immense & j’en sortis avant d’y être tout-à-fait perdu.
Pour peu qu’on ait un vrai goût pour les sciences, la premiere chose qu’on sent en s’y livrant c’est leur liaison qui fait qu’elles s’attirent, s’aident, s’éclairent mutuellement & que l’une ne peut se passer de l’autre. Quoique l’esprit humain ne puisse suffire à toutes & qu’il en faille toujours préférer une comme la principale, si l’on n’a quelque notion des autres, dans la sienne même on se trouve souvent dans l’obscurité. Je sentis que ce que j’avois entrepris étoit bon & utile en lui-même, qu’il n’y avoit que la méthode à changer. Prenant d’abord l’encyclopédie j’allois la divisant dans ses branches; je vis qu’il falloit faire tout le contraire; les prendre chacune séparément & les poursuivre chacune à part jusqu’au point où elles se réunissent. Ainsi je revins à la synthese ordinaire; mais j’y revins en homme qui sait ce qu’il fait. La méditation me tenoit en cela lieu de connoissances & une réflexion très-naturelle aidoit à me bien guider. Soit que je vécusse ou que je mourusse, je n’avois point de tans à perdre. Ne rien savoir à près de vingt-cinq ans & vouloir [313] tout apprendre, c’est s’engager à bien mettre le tans à profit. Ne sachant à quel point le sort ou la mort pouvoient arrêter mon zele, je voulois à tout événement acquérir des idées de toutes choses, tant pour sonder mes dispositions naturelles que pour juger par moi-même de ce qui méritoit le mieux d’être cultivé.
Je trouvai dans l’exécution de ce plan un autre avantage auquel je n’avois pas pensé; celui de mettre beaucoup de tans à profit. Il faut que je ne sois pas né pour l’étude; car une longue application me fatigue à tel point qu’il m’est impossible de m’occuper une demi-heure de suite avec force du même sujet, sur-tout en suivant les idées d’autrui; car il m’est arrivé quelquefois de me livrer plus long-tans aux miennes & même avec assez de succès. Quand j’ai suivi durant quelques pages un auteur qu’il faut lire avec application, mon esprit l’abandonne & se perd dans les nuages. Si je m’obstine, je m’épuise inutilement, les éblouissemens me prennent, je ne vois plus rien. Mais que des sujets différens se succedent, même sans interruption, l’un me délasse de l’autre & sans avoir besoin de relâche je les suis plus aisément. Je mis à profit cette observation dans mon plan d’études & je les entremêlai tellement que je m’occupois tout le jour & ne me fatiguois jamais. Il est vrai que les soins champêtres & domestiques faisoient des diversions utiles; mais dans ma ferveur croissante je trouvai bientôt le moyen d’en ménager encore le tans pour l’étude & de m’occuper à la fois de deux choses, sans songer que chacune en alloit moins bien.
Dans tant de menus détails qui me charment & dont j’excede [314] souvent mon lecteur, je mets pourtant une discrétion dont il ne se douteroit gueres si je n’avois soin de l’en avertir. Ici par exemple je me rappelle avec délices tous les différens essais que je fis pour distribuer mon tans de façon que j’y trouvasse à la fois autant d’agrément & d’utilité qu’il étoit possible, je puis dire que ce tans où je vivois dans la retraite & toujours malade fut celui de ma vie où je fus le moins oisif & le moins ennuyé. Deux ou trois mois se passerent ainsi à tâter la pente de mon esprit & à jouir dans la belle saison de l’année & dans un lieu qu’elle rendoit enchanté, du charme de la vie dont je sentois si bien le prix, de celui d’une société aussi libre que douce, si l’on peut donner le nom de société à une aussi parfaite union & de celui des belles connoissances que je me proposois d’acquérir; car c’étoit pour moi comme si je les avois déjà possédées; ou plutôt c’étoit mieux encore, puisque le plaisir d’apprendre entroit pour beaucoup dans mon bonheur.
Il faut passer sur ces essais qui tous étoient pour moi des jouissances, mais trop simples pour pouvoir être expliquées. Encore un coup le vrai bonheur ne se décrit pas, il se sent & se sent d’autant mieux qu’il peut le moins se décrire, parce qu’il ne résulte pas d’un recueil de faits, mais qu’il est un état permanent. Je me répete souvent, mais je me répéterois bien davantage, si je disois la même chose autant de fois qu’elle me vient dans l’esprit. Quand enfin mon train de vie souvent changé eut pris un cours uniforme, voici à-peu-près quelle en fut la distribution.
[315] Je me levois tous les matins avant le soleil. Je montois par un verger voisin dans un très-joli chemin qui étoit au-dessus de la vigne & suivoit la côte jusqu’à Chambéri. Là, tout en me promenant je faisois ma priere qui ne consistoit pas en un vain balbutiement de levres, mais dans une sincere élévation de coeur à l’Auteur de cette aimable nature dont les beautés étoient sous mes yeux. Je n’ai jamais aimé à prier dans la chambre: il me semble que les murs & tous ces petits ouvrages des hommes s’interposent entre Dieu & moi. J’aime à le contempler dans ses oeuvres, tandis que mon coeur s’éleve à lui. Mes prieres étoient pures, je puis le dire & dignes par-là d’être exaucées. Je ne demandois pour moi & pour celle dont mes voeux ne me séparoient jamais, qu’une vie innocente & tranquille; exempte du vice, de la douleur, des pénibles besoins, la mort des justes & leur sort dans l’avenir. Du reste cet acte se passoit plus en admiration & en contemplation qu’en demandes, je savois qu’auprès du Dispensateur des vrais biens, le meilleur moyen d’obtenir ceux qui nous sont nécessaires est moins de les demander que de les mériter. Je revenois en me promenant, par un assez grand tour, occupé à considérer avec intérêt & volupté les objets champêtres dont j’étois environné, les seuls dont l’oeil & le coeur ne se lassent jamais. Je regardois de loin s’il étoit jour chez Maman; quand je voyois son contrevent ouvert, je tressaillois de joie & j’accourois. S’il étoit fermé j’entrois au jardin en attendant qu’elle fût réveillée, m’amusant à repasser ce que j’avois appris la veille ou à jardiner. Le contrevent s’ouvroit, j’allois l’embrasser, [316] dans son lit souvent encore à moitié endormie, & cet embrassement aussi pur que tendre tiroit de son innocence même un charme qui n’est jamais joint à la volupté des sens.
Nous déjeunions ordinairement avec du café au lait. C’étoit le tans de la journée où nous étions le plus tranquilles, où nous causions le plus à notre aise. Ces séances, pour l’ordinaire assez longues, m’ont laissé un goût vif pour les déjeuners & je préfere infiniment l’usage d’Angleterre & de Suisse, où le déjeuner est un vrai repas qui rassemble tout le monde, à celui de France où chacun déjeune seul dans sa chambre, ou le plus souvent ne déjeune point du tout. Après une heure ou deux de causerie, j’allois à mes livres jusqu’au dîné. Je commençois par quelque livre de philosophie, comme la logique de Port-Royal, l’Essai de Locke, Malebranche, Leibnitz, Descartes, &c. Je m’apperçus bientôt que tous ces Auteurs étoient entr’eux en contradiction presque perpétuelle & je formai le chimérique projet de les accorder, qui me fatigua beaucoup & me fit perdre bien du tans. Je me brouillois la tête & je n’avançois point. Enfin renonçant encore à cette méthode j’en pris une infiniment meilleure & à laquelle j’attribue tout le progrès que je puis avoir fait, malgré mon défaut de capacité; car il est certain que j’en eus toujours fort peu pour l’étude. En lisant chaque Auteur je me fis une loi d’adopter & suivre toutes ses idées sans y mêler les miennes ni celles d’un autre & sans jamais disputer avec lui. Je me dis, commençons par me faire un magasin d’idées vraies ou fausses, mais nettes, en attendant que ma tête en soit assez fournie pour pouvoir les [317] comparer & choisir. Cette méthode n’est pas sans inconvéniens, je le sais, mais elle m’a réussi dans l’objet de m’instruire. Au bout de quelques années passées à ne penser exactement que d’après autrui, sans réfléchir, pour ainsi dire & presque sans raisonner, je me suis trouvé un assez grand fonds d’acquis pour me suffire à moi-même & penser sans le secours d’autrui. Alors quand les voyages & les affaires m’ont ôté les moyens de consulter les livres, je me suis amusé à repasser & comparer ce que j’avois lu, à peser chaque chose à la balance de la raison & à juger quelquefois mes maîtres. Pour avoir commencé tard à mettre en exercice ma faculté judiciaire, je n’ai pas trouvé qu’elle eût perdu sa vigueur, & quand j’ai publié mes propres idées, on ne m’a pas accusé d’être un disciple servile & de jurer in verba magistri.
Je passois de-là à la géométrie élémentaire; car je n’ai jamais été plus loin, m’obstinant à vouloir vaincre mon peu de mémoire à force de revenir cent & cent fois sur mes pas & de recommencer incessamment la même marche. Je ne goûtai pas celle d’Euclide qui cherche plutôt la chaîne des démonstrations que la liaison des idées; je préférai la géométrie du Pere Lami qui dès-lors devint un de mes Auteurs favoris & dont je relis encore avec plaisir les ouvrages. L’algebre suivoit & ce fut toujours le Pere Lami que je pris pour guide; quand je fus plus avancé je pris la science du calcul du Pere Reynaud, puis son analyse démontrée que je n’ai fait qu’effleurer. Je n’ai jamais été assez loin pour bien sentir l’application de l’algebre à la géométrie. Je n’aimois point cette maniere d’opérer sans voir ce qu’on fait; il me sembloit que [318] résoudre un probleme de géométrie par les équations, c’étoit jouer un air en tournant une manivelle. La premiere fois que je trouvai par le calcul que le carré d’un binôme étoit composé du carré de chacune de ses parties & du double produit de l’une par l’autre, malgré la justesse de ma multiplication, je n’en voulus rien croire jusqu’à ce que j’eusse fait la figure. Ce n’étoit pas que je n’eusse un grand goût pour l’algebre en n’y considérant que la quantité abstraite; mais appliquée à l’étendue je voulois voir l’opération sur les lignes, autrement je n’y comprenois plus rien.
Après cela venoit le latin. C’étoit mon étude la plus pénible & dans laquelle je n’ai jamais fait de grands progrès. Je me mis d’abord à la méthode latine de Port-Royal, mais sans fruit. Ces vers ostrogoths me faisoient mal au coeur & ne pouvoient entrer dans mon oreille. Je me perdois dans ces foules de regles & en apprenant la derniere, j’oubliois tout ce qui avoit précédé. Une étude de mots n’est pas ce qu’il faut à un homme sans mémoire, c’étoit précisément pour forcer ma mémoire à prendre de la capacité, que je m’obstinois à cette étude. Il fallut l’abandonner à la fin. J’entendois assez la construction pour pouvoir lire un auteur facile, à l’aide d’un dictionnaire. Je suivis cette route & je m’en trouvai bien. Je m’appliquai à la traduction, non par écrit, mais mentale & je m’en tins là. A force de tans & d’exercice je suis parvenu à lire assez couramment les Auteurs latins, mais jamais à pouvoir ni parler ni écrire dans cette langue; ce qui m’a souvent mis dans l’embarras quand je me suis trouvé, je ne sais comment, enrôlé parmi les gens de lettres. Un autre inconvénient [319] conséquent à cette maniere d’apprendre, est que jamais je n’ai su la prosodie, encore moins les regles de la versification. Désirant pourtant de sentir l’harmonie de la langue en vers & en prose, j’ai fait bien des efforts pour y parvenir; mais je suis convaincu que sans maître cela est presque impossible. Ayant appris la composition du plus facile de tous les vers qui est l’hexametre, j’eus la patience de scander presque tout Virgile & d’y marquer les pieds & la quantité; puis quand j’étois en doute si une syllabe étoit longue ou breve, c’étoit mon Virgile que j’allois consulter. On sent que cela me faisoit faire bien des fautes, à cause des altérations permises par les regles de la versification. Mais s’il y a de l’avantage à étudier seul, il y a aussi de grands inconvéniens & sur-tout une peine incroyable. Je sais cela mieux que qui que ce soit.
Avant midi je quittois mes livres & si le dîné n’étoit pas prêt, j’allois faire visite à mes amis les pigeons, ou travailler au jardin en attendant l’heure. Quand je m’entendois appeler, j’accourois fort content & muni d’un grand appétit; car c’est encore une chose à noter, que quelque malade que je puisse être, l’appétit ne me manque jamais. Nous dînions très agréablement, en causant de nos affaires, en attendant que Maman pût manger. Deux ou trois fois la semaine quand il faisoit beau, nous allions derriere la maison prendre le café dans un cabinet frais & touffu que j’avois garni de houblon & qui nous faisoit grand plaisir durant la chaleur; nous passions là une petite heure à visiter nos légumes, nos fleurs, à des entretiens relatifs à notre maniere de vivre & qui nous [320] en faisoient mieux goûter la douceur. J’avois une autre petite famille au bout du jardin: c’étoient des abeilles. Je ne manquois gueres & souvent Maman avec moi d’aller leur rendre visite; je m’intéressois beaucoup à leur ouvrage, je m’amusois infiniment à les voir revenir de la picorée, leurs petites cuisses quelquefois si chargées qu’elles avoient peine à marcher. Les premiers jours la curiosité me rendit indiscret & elles me piquerent deux ou trois fois; mais ensuite nous fîmes si bien connoissance, que quelque près que je vinsse elles me laissoient faire & quelque pleines que fussent les ruches, prêtes à jetter leur essaim, j’en étois quelquefois entouré, j’en avois sur les mains, sur le visage, sans qu’aucune me piquât jamais. Tous les animaux se défient de l’homme & n’ont pas tort; mais sont-ils sûrs une fois qu’il ne leur veut pas nuire, leur confiance devient si grande qu’il faut être plus que barbare pour en abuser.
Je retournois à mes livres: mais mes occupations de l’après-midi devoient moins porter le nom de travail & d’étude que de récréation & d’amusement. Je n’ai jamais pu supporter l’application du cabinet après mon dîné & en général toute peine me coûte durant la chaleur du jour. Je m’occupois pourtant; mais sans gêne & presque sans regle, à lire sans étudier. La chose que je suivois le plus exactement étoit l’histoire & la géographie, & comme cela ne demandoit point de contention d’esprit, j’y fis autant de progrès que le permettoit mon peu de mémoire. Je voulus étudier le P. Pétau & je m’enfonçai dans les ténebres de la chronologie; mais je me dégoûtai de la partie critique qui n’a ni fond ni rive, [321] & je m’affectionnai par préférence à l’exacte mesure des tans & à la marche des corps célestes. J’aurois même pris du goût pour l’astronomie si j’avois eu des instrumens; mais il fallut me contenter de quelques élémens pris dans les livres & de quelques observations grossieres faites avec une lunette d’approche, seulement pour connoître la situation générale du Ciel: car ma vue courte ne me permet pas de distinguer à yeux nuds assez nettement les astres. Je me rappelle à ce sujet une aventure dont le souvenir m’a souvent fait rire. J’avois acheté un planisphere céleste pour étudier les constellations. J’avois attaché ce planisphere sur un châssis, les nuits où le Ciel étoit serein, j’allois dans le jardin poser mon châssis sur quatre piquets de ma hauteur, le planisphere tourné endessous, & pour l’éclairer sans que le vent soufflât ma chandelle, je la mis dans un seau à terre entre les quatre piquets: puis regardant alternativement le planisphere avec mes yeux & les astres avec ma lunette, je m’exerçois à connoître les étoiles & à discerner les constellations. Je crois avoir dit que le jardin de M. Noiret étoit en terrasse; on voyoit du chemin tout ce qui s’y faisoit. Un soir des paysans passant assez tard, me virent dans un grotesque équipage, occupé à mon opération. La lueur qui donnoit sur mon planisphere & dont ils ne voyoient pas la cause parce que la lumiere étoit cachée à leurs yeux par les bords du seau, ces quatre piquets, ce grand papier barbouillé de figures, ce cadre & le jeu de ma lunette qu’ils voyoient aller & venir, donnoient à cet objet un air de grimoire qui les effraya. Ma parure n’étoit pas propre à les rassurer: un chapeau clabaud par-dessus mon [322] bonnet & un pet-en-l’air ouetté de Maman qu’elle m’avoit obligé de mettre, offroient à leurs yeux l’image d’un vrai sorcier, & comme il étoit près de minuit ils ne douterent point que ce ne fût le commencement du sabbat. Peu curieux d’en voir davantage ils se sauverent très-alarmés, éveillerent leurs voisins pour leur conter leur vision, & l’histoire courut si bien que dès le lendemain chacun sut dans le voisinage que le sabat se tenoit chez M. Noiret. Je ne sais ce qu’eût produit enfin cette rumeur, si l’un des paysans témoin de mes conjurations n’en eût le même jour porté sa plainte à deux Jésuites qui venoient nous voir & qui sans savoir de quoi il s’agissoit les désabuserent par provision. Ils nous conterent l’histoire, je leur en dis la cause & nous rîmes beaucoup. Cependant il fut résolu, crainte de récidive que j’observerois désormais sans lumiere & que j’irois consulter le planisphere dans la maison. Ceux qui ont lu dans les Lettres de la montagne ma magie de Venise trouveront, je m’assure, que j’avois de longue main une grande vocation pour être sorcier.
Tel étoit mon train de vie aux Charmettes quand je n’étois occupé d’aucuns soins champêtres; car ils avoient toujours la préférence & dans ce qui n’excédoit pas mes forces, je travaillois comme un paysan; mais il est vrai que mon extrême foiblesse ne me laissoit gueres alors sur cet article que le mérite de la bonne volonté. D’ailleurs, je voulois faire à la fois deux ouvrages & par cette raison je n’en faisois bien aucun. Je m’étois mis dans la tête de me donner par force de la mémoire; je m’obstinois à vouloir beaucoup apprendre par coeur. Pour cela je portois toujours avec moi quelque livre qu’avec [323] une peine incroyable j’étudiois & repassois tout en travaillant. Je ne sais pas comment l’opiniâtreté de ces vains & continuels efforts ne m’a pas enfin rendu stupide. Il faut que j’aye appris & rappris bien vingt fois les églogues de Virgile, dont je ne sais pas un seul mot. J’ai perdu ou dépareillé des multitudes de livres, par l’habitude que j’avois d’en porter par-tout avec moi, au colombier, au jardin, au verger, à la vigne. Occupé d’autre chose je posois mon livre au pied d’un arbre ou sur la haie; par-tout j’oubliois de le reprendre & souvent au bout de quinze jours je le retrouvois pourri ou rongé des fourmis & des limaçons. Cette ardeur d’apprendre devint une manie qui me rendoit comme hébété, tout occupé que j’étois sans cesse à marmotter quelque chose entre mes dents.
Les écrits de Port-Royal & de l’Oratoire étant ceux que je lisois le plus fréquemment m’avoient rendu demi-Janséniste & malgré toute ma confiance leur dure théologie m’épouvantoit quelquefois. La terreur de l’enfer, que jusques-là j’avois très-peu craint troubloit peu-à-peu ma sécurité & si Maman ne m’eût tranquillisé l’ame, cette effrayante doctrine m’eût tout-à-fait bouleversé. Mon confesseur, qui étoit aussi le sien, contribuoit pour sa part à me maintenir dans une bonne assiette. C’étoit le P. Hemet, Jésuite, bon & sage vieillard dont la mémoire me sera toujours en vénération. Quoique Jésuite, il avoit la simplicité d’un enfant, & sa morale moins relâchée que douce étoit précisément ce qu’il me falloit pour balancer les tristes impressions du Jansénisme. Ce bon homme & son compagnon le pere Coppier, venoient [324] souvent nous voir aux Charmettes, quoique le chemin fût fort rude & assez long pour des gens de leur âge. Leurs visites me faisoient grand bien: que Dieu veuille le rendre à leurs ames; car ils étoient trop vieux alors pour que je les présume en vie encore aujourd’hui. J’allois aussi les voir à Chambéri, je me familiarisois peu-à-peu avec leur maison; leur bibliotheque étoit à mon service; le souvenir de cet heureux tans se lie avec celui des Jésuites, au point de me faire aimer l’un par l’autre, & quoique leur doctrine m’ait toujours paru dangereuse, je n’ai jamais pu trouver en moi le pouvoir de les haïr sincérement.
Je voudrois savoir s’il passe quelquefois dans les coeurs des autres hommes des puérilités pareilles à celles qui passent quelquefois dans le mien. Au milieu de mes études & d’une vie innocente autant qu’on la puisse mener & malgré tout ce qu’on m’avoit pu dire, la peur de l’enfer m’agitoit encore souvent. Je me demandois: en quel état suis-je? Si je mourois à l’instant-même, serois-je damné? Selon mes Jansénistes la chose étoit indubitable; mais selon ma conscience il me paroissoit que non. Toujours craintif & flottant dans cette cruelle incertitude j’avois recours pour en sortir aux expédiens les plus risibles & pour lesquels je ferois volontiers enfermer un homme si je lui en voyois faire autant. Un jour rêvant à ce triste sujet je m’exerçois machinalement à lancer des pierres contre les troncs des arbres & cela avec mon adresse ordinaire, c’est-à-dire sans presque en toucher aucun. Tout au milieu de ce bel exercice, je m’avisai de m’en faire une espece de pronostic pour calmer mon inquiétude. [325] Je me dis, je m’en vais jetter cette pierre contre l’arbre qui est vis-à-vis de moi. Si je le touche, signe de salut; si je le manque, signe de damnation. Tout en disant ainsi je jette ma pierre d’une main tremblante & avec un horrible battement de coeur, mais si heureusement qu’elle va frapper au beau milieu de l’arbre; ce qui véritablement n’étoit pas difficile; car j’avois eu soin de le choisir fort gros & fort près. Depuis lors je n’ai plus douté de mon salut. Je ne sais en me rappelant ce fait si je dois rire ou gémir sur moi-même. Vous autres grands hommes qui riez sûrement, félicitez-vous, mais n’insultez pas à ma misere; car je vous jure que je la sens bien.
Au reste ces troubles, ces larmes, inséparables peut-être de la dévotion, n’étoient pas un état permanent. Communément j’étois assez tranquille & l’impression que l’idée d’une mort prochaine faisoit sur mon ame, étoit moins de la tristesse qu’une langueur paisible & qui même avoit ses douceurs. Je viens de retrouver parmi de vieux papiers une espece d’exhortation que je me faisois à moi-même & où je me félicitois de mourir à l’âge où l’on trouve assez de courage en soi pour envisager la mort, & sans avoir éprouvé de grands maux ni de corps ni d’esprit durant ma vie. Que j’avois bien raison! Un pressentiment me faisoit craindre de vivre pour souffrir. Il sembloit que je prévoyois le sort qui m’attendoit sur mes vieux jours. Je n’ai jamais été si près de la sagesse que durant cette heureuse époque. Sans grands remords sur le passé; délivré des soucis de l’avenir, le sentiment qui dominoit constamment dans mon ame étoit de jouir du présent. [326] Les dévots ont pour l’ordinaire une petite sensualité très-vive qui leur fait savourer avec délices les plaisirs innocens qui leur sont permis. Les mondains leur en font un crime, je ne sais pourquoi, ou plutôt je le sais bien. C’est qu’ils envient aux autres la jouissance des plaisirs simples dont eux-mêmes ont perdu le goût. Je l’avois ce goût & je trouvois charmant de le satisfaire en sûreté de conscience. Mon coeur neuf encore se livroit à tout avec un plaisir d’enfant, ou plutôt, si j’ose le dire, avec une volupté d’ange; car en vérité ces tranquilles jouissances ont la sérénité de celles du paradis. Des dîners faits sur l’herbe à Montagnole, des soupés sous le berceau, la récolte des fruits, les vendanges, les veillées à teiller avec nos gens, tout cela faisoit pour nous autant de fêtes auxquelles Maman prenoit le même plaisir que moi. Des promenades plus solitaires avoient un charme plus grand encore, parce que le coeur s’épanchoit plus en liberté. Nous en fîmes une entr’autres qui fait époque dans ma mémoire; un jour de St. Louis, dont Maman portoit le nom. Nous partîmes ensemble & seuls de bon matin après la messe qu’un Carme étoit venu nous dire à la pointe du jour dans une chapelle attenante à la maison. J’avois proposé d’aller parcourir la côte opposée à celle où nous étions & que nous n’avions point visitée encore. Nous avions envoyé nos provisions d’avance, car la course devoit durer tout le jour. Maman, quoiqu’un peu ronde & grasse ne marchoit pas mal; nous allions de colline en colline & de bois en bois, quelquefois au soleil & souvent à l’ombre, nous reposant de tans en tans & nous oubliant des heures entieres; causant de nous, de notre union, de la [327] douceur de notre sort & faisant pour sa durée des voeux qui ne furent pas exaucés. Tout sembloit conspirer au bonheur de cette journée. Il avoit plu depuis peu; point de poussiere & des ruisseaux bien courans. Un petit vent frais agitoit les feuilles; l’air étoit pur, l’horizon sans nuages; la sérénité régnoit au ciel comme dans nos coeurs. Notre dîné fut fait chez un paysan & partagé avec sa famille qui nous bénissoit de bon coeur. Ces pauvres Savoyards sont si bonnes gens! Après le dîné nous gagnâmes l’ombre sous les grands arbres, où tandis que j’amassois des brins de bois sec pour faire notre café, Maman s’amusoit à herboriser parmi les broussailles, avec les fleurs du bouquet que chemin faisant je lui avois ramassé, elle me fit remarquer dans leur structure mille choses curieuses qui m’amuserent beaucoup & qui devoient me donner du goût pour la botanique, mais le moment n’étoit pas venu; j’étois distrait par trop d’autres études. Une idée qui vint me frapper fit diversion aux fleurs & aux plantes. La situation d’ame où je me trouvois, tout ce que nous avions dit & fait ce jour-là, tous les objets qui m’avoient frappé me rappellerent l’espece de rêve que tout éveillé j’avois fait à Annecy sept ou huit ans auparavant & dont j’ai rendu compte en son lieu. Les rapports en étoient si frappans qu’en y pensant j’en fus ému jusqu’aux larmes. Dans un transport d’attendrissement j’embrassai cette chere amie. Maman, Maman, lui dis-je avec passion, ce jour m’a été promis depuis long-tans & je ne vois rien au-delà. Mon bonheur, grace à vous, est à son comble, puisse-t-il ne pas décliner désormais! Puisse-t-il durer aussi long-tans que j’en conserverai le goût! il ne finira qu’avec moi.
[328] Ainsi coulerent mes jours heureux & d’autant plus heureux que n’appercevant rien qui les dût troubler, je n’envisageois en effet leur fin qu’avec la mienne. Ce n’étoit pas que la source de mes soucis fût absolument tarie; mais je lui voyois prendre un autre cours que je dirigeois de mon mieux sur des objets utiles, afin qu’elle portât son remede avec elle. Maman aimoit naturellement la campagne & ce goût ne s’attiédissoit pas avec moi. Peu-à-peu elle prit celui des soins champêtres; elle aimoit à faire valoir les terres & elle avoit sur cela des connoissances dont elle faisoit usage avec plaisir. Non contente de ce qui dépendoit de la maison qu’elle avoit prise, elle louoit tantôt un champ, tantôt un pré. Enfin portant son humeur entreprenante sur des objets d’agriculture, au lieu de rester oisive dans sa maison, elle prenoit le train de devenir bientôt une grosse fermiere. Je n’aimois pas trop à la voir ainsi s’étendre & je m’y opposois tant que je pouvois; bien sûr qu’elle seroit toujours trompée & que son humeur libérale & prodigue porteroit toujours la dépense au-delà du produit. Toutefois je me consolois en pensant que ce produit du moins ne seroit pas nul & lui aideroit à vivre. De toutes les entreprises qu’elle pouvoit former, celle-là me paroissoit la moins ruineuse & sans y envisager comme elle un objet de profit, j’y envisageois une occupation continuelle qui la garantiroit des mauvaises affaires & des escrocs. Dans cette idée je desirois ardemment de recouvrer autant de force & de santé qu’il m’en falloit pour veiller à ses affaires, pour être piqueur de ses ouvriers ou son premier ouvrier, & naturellement l’exercice que cela me faisoit faire, m’arrachant [329] souvent à mes livres & me distraisant sur mon état, devoit le rendre meilleur.
L’hiver suivant Barillot revenant d’Italie m’apporta quelques livres, entre autres le Bontempi & la Cartella per musica du P. Banchieri qui me donnerent du goût pour l’histoire de la musique & pour les recherches théoriques de ce bel art. Barillot resta quelque tans avec nous, & comme j’étois majeur depuis plusieurs mois, il fut convenu que j’irois le prin-tans suivant à Geneve redemander le bien de ma mere ou du moins la part qui m’en revenoit, en attendant qu’on sût ce que mon frere étoit devenu. Cela s’exécuta comme il avoit été résolu. J’allai à Geneve, mon pere y vint de son côté. Depuis long-tans il y revenoit sans qu’on lui cherchât querelle, quoiqu’il n’eût jamais purgé son décret: mais comme on avoit de l’estime pour son courage & du respect pour sa probité, on feignoit d’avoir oublié son affaire, & les magistrats occupés du grand projet qui éclata peu après, ne vouloient pas effaroucher avant le tans la bourgeoisie, en lui rappelant mal-à-propos leur ancienne partialité.
Je craignois qu’on ne me fît des difficultés sur mon changement de religion; l’on n’en fit aucune. Les loix de Geneve sont à cet égard moins dures que celles de Berne, où, quiconque change de religion, perd non-seulement son état mais son bien. Le mien ne me fut donc pas disputé, mais se trouva, je ne sais comment, réduit à fort peu de chose. Quoiqu’on fût à-peu-près sûr que mon frere étoit mort, on n’en avoit point de preuve juridique. Je manquois de titres suffisans pour réclamer sa part & je la laissai sans regret [330] pour aider à vivre à mon pere qui en a joui tant qu’il a vécu. Si-tôt que les formalités de justice furent faites & que j’eus reçu mon argent, j’en mis quelque partie en livres & je volai porter le reste aux pieds de Maman. Le coeur me battoit de joie durant la route & le moment où je déposai cet argent dans ses mains me fut mille fois plus doux que celui où il entra dans les miennes. Elle le reçut avec cette simplicité des belles ames qui faisant ces choses-là sans effort, les voyent sans admiration. Cet argent fut employé presque tout entier à mon usage & cela avec une égale simplicité. L’emploi en eût exactement été le même s’il lui fût venu d’autre part.
Cependant ma santé ne se rétablissoit point. Je dépérissois au contraire à vue d’oeil. J’étois pâle comme un mort & maigre comme un squelette. Mes battemens d’arteres étoient terribles, mes palpitations plus fréquentes; j’étois continuellement oppressé & ma foiblesse enfin devint telle que j’avois peine à me mouvoir; je ne pouvois presser le pas sans étouffer, je ne pouvois me baisser sans avoir des vertiges, je ne pouvois soulever le plus léger fardeau; j’étois réduit à l’inaction la plus tourmentante pour un homme aussi remuant que moi. Il est certain qu’il se mêloit à tout cela beaucoup de vapeurs. Les vapeurs sont les maladies des gens heureux; c’étoit la mienne: les pleurs que je versois souvent sans raison de pleurer, les frayeurs vives au bruit d’une feuille ou d’un oiseau, l’inégalité d’humeur dans le calme de la plus douce vie, tout cela marquoit cet ennui du bien-être qui fait pour ainsi dire extravaguer la sensibilité. Nous sommes si peu faits pour être heureux ici-bas qu’il faut nécessairement [331] que l’ame ou le corps souffre quand ils ne souffrent pas tous les deux & que le bon état de l’un fait presque toujours tort à l’autre. Quand j’aurois pu jouir délicieusement de la vie, ma machine en décadence m’en empêchoit, sans qu’on pût dire où la cause du mal avoit son vrai siége. Dans la suite, malgré le déclin des ans & des maux très-réels & très-graves, mon corps semble avoir repris des forces pour mieux sentir mes malheurs, & maintenant que j’écris ceci, infirme & presque sexagénaire, accablé de douleurs de toute espece, je me sens pour souffrir plus de vigueur & de vie que je n’en eus pour jouir à la fleur de mon âge & dans le sein du plus vrai bonheur.
Pour m’achever, ayant fait entrer un peu de physiologie dans mes lectures, je m’étois mis à étudier l’anatomie, & passant en revue la multitude & le jeu des pieces qui composoient ma machine, je m’attendois à sentir détraquer tout cela vingt fois le jour; loin d’être étonné de me trouver mourant, je l’étois que je pusse encore vivre & je ne lisois pas la description d’une maladie que je ne crusse être la mienne. Je suis sûr que si je n’avois pas été malade je le serois devenu par cette fatale étude. Trouvant dans chaque maladie des symptômes de la mienne je croyois les avoir toutes, j’en gagnai par-dessus une plus cruelle encore dont je m’étois cru délivré; la fantaisie de guérir: c’en est une difficile à éviter quand on se met à lire des livres de médecine. A force de chercher, de réfléchir, de comparer, j’allai m’imaginer que la base de mon mal étoit un polype au coeur, & Salomon lui-même parut frappé de cette idée. Raisonnablement [332] je devois partir de cette opinion pour me confirmer dans ma résolution précédente. Je ne fis point ainsi. Je tendis tous les ressorts de mon esprit pour chercher comment on pouvoit guérir d’un polype au coeur, résolu d’entreprendre cette merveilleuse cure. Dans un voyage qu’Anet avoit fait à Montpellier pour aller voir le jardin des plantes & le démonstrateur M. Sauvages, on lui avoit dit que M. Fizes avoit guéri un pareil polype. Maman s’en souvint & m’en parla. Il n’en fallut pas davantage pour m’inspirer le desir d’aller consulter M. Fizes. L’espoir de guérir me fait retrouver du courage & des forces pour entreprendre ce voyage. L’argent venu de Geneve en fournit le moyen. Maman loin de m’en détourner m’y exhorte; me voilà parti pour Montpellier.
Je n’eus pas besoin d’aller si loin pour trouver le médecin qu’il me falloit. Le cheval me fatiguant trop, j’avois pris une chaise à Grenoble. A Moirans cinq ou six autres chaises arriverent à la file après la mienne. Pour le coup c’étoit vraiment l’aventure des brancards. La plupart de ces chaises étoient le cortege d’une nouvelle mariée appellée Madame de ***. [Colombier]. Avec elle étoit une autre femme appellée Madame de N***.[Larnage], moins jeune & moins belle que Madame de***, [Colombier], mais non moins aimable & qui de Romans où s’arrêtoit celle-ci devoit poursuivre sa route jusqu’au ***. [Bourg St. Andiol] près le Pont St. Esprit. Avec la timidité qu’on me connoît, on s’attend que la connoissance ne fut pas si-tôt faite avec des femmes brillantes & la suite qui les entouroit: mais enfin suivant la même route, logeant dans les mêmes auberges, [333] & sous peine de passer pour un loup-garou, forcé de me présenter à la même table, il falloit bien que cette connoissance se fit; elle se fit donc & même plus tôt que je n’aurois voulu; car tout ce fracas ne convenoit gueres à un malade & sur-tout à un malade de mon humeur. Mais la curiosité rend ces coquines de femmes si insinuantes, que pour parvenir à connoître un homme, elles commencent par lui faire tourner la tête. Ainsi arriva de moi. Madame de ***. [Colombier] trop entourée de ses jeunes roquets, n’avoit gueres le tans de m’agacer & d’ailleurs ce n’en étoit pas la peine, puisque nous allions nous quitter; mais Madame N***, [Larnage] moins obsédée, avoit des provisions à faire pour sa route: voilà Madame N***. [Larnage] qui m’entreprend, & adieu le pauvre Jean-Jaques, ou plutôt adieu la fievre, les vapeurs, le polype, tout part auprès d’elle, hors certaines palpitations qui me resterent & dont elle ne vouloit pas me guérir. Le mauvais état de ma santé fut le premier texte de notre connoissance. On voyoit que j’étois malade, on savoit que j’allois à Montpellier & il faut que mon air & mes manieres n’annonçassent pas un débauché; car il fut clair dans la suite, qu’on ne m’avoit pas soupçonné d’aller y faire un tour de casserole. Quoique l’état de maladie ne soit pas pour un homme une grande recommandation près des Dames, il me rendit toutefois intéressant pour celles-ci. Le matin elles envoyoient savoir de mes nouvelles & m’inviter à prendre le chocolat avec elles; elles s’informoient comment j’avois passé la nuit. Une fois, selon ma louable coutume de parler sans penser, je répondis que je ne savois pas. Cette réponse [334] leur fit croire que j’étois fou; elles m’examinerent davantage & cet examen ne me nuisit pas. J’entendis une fois Madame de***. [Colombier] dire à son amie: il manque de monde, mais il est aimable. Ce mot me rassura beaucoup & fit que je le devins en effet.
En se familiarisant il falloit parler de soi, dire d’où l’on venoit, qui l’on étoit. Cela m’embarrassoit; car je sentois très-bien que parmi la bonne compagnie & avec des femmes galantes ce mot de nouveau converti m’alloit tuer. Je ne sais par quelle bizarrerie je m’avisai de passer pour Anglois; je me donnai pour Jacobite, on me prit pour tel; je m’appelai Dudding & l’on m’appela M. Dudding. Un maudit Marquis de***. [Torignan] qui étoit là, malade ainsi que moi, vieux au par-dessus & d’assez mauvaise humeur, s’avisa de lier conversation avec M. Dudding. Il me parla du Roi Jaques, du Prétendant, de l’ancienne Cour de St. Germain. J’étois sur les épines. Je ne savois de tout cela que le peu que j’en avois lu dans le Comte Hamilton & dans les Gazettes; cependant je fis de ce peu si bon usage que je me tirai d’affaire: heureux qu’on ne se fût pas avisé de me questionner sur la langue angloise dont je ne savois pas un seul mot.
Toute la compagnie se convenoit & voyoit à regret le moment de se quitter. Nous faisions des journées de limaçon. Nous nous trouvâmes un dimanche à St. Marcellin; Madame N***. [Larnage] voulut aller à la messe, j’y fus avec elle; cela faillit à gâter mes affaires. Je me comportai comme j’ai toujours fait. Sur ma contenance modeste & recueillie, elle me crut dévot & prit de moi la plus mauvaise opinion du [335] monde, comme elle me l’avoua deux jours après. Il me fallut ensuite beaucoup de galanterie pour effacer cette mauvaise impression, ou plutôt Madame N***.[Larnage] en femme d’expérience & qui ne se rebutoit pas aisément, voulut bien courir les risques de ses avances pour voir comment je m’en tirerois. Elle m’en fit beaucoup & de telles, que bien éloigné de présumer de ma figure, je crus qu’elle se moquoit de moi. Sur cette folie il n’y eut sorte de bêtise que je ne fisse; c’étoit pis que le Marquis du Legs. Madame N***.[Larnage] tint bon, me fit tant d’agaceries & me dit des choses si tendres, qu’un homme beaucoup moins sot eût eu bien de la peine à prendre tout cela sérieusement. Plus elle en faisoit, plus elle me confirmoit dans mon idée, & ce qui me tourmentoit davantage, étoit qu’à bon compte je me prenois d’amour tout de bon. Je me disois & je lui disois en soupirant: ah! que tout cela n’est-il vrai! je serois le plus heureux des hommes. Je crois que ma simplicité de novice ne fit qu’irriter sa fantaisie; elle n’en voulut pas avoir le démenti.
Nous avions laissé à Romans Madame de ***. [Colombier] & sa suite. Nous continuions notre route le plus lentement & le plus agréablement du monde, Madame N***. [Lanage], le Marquis de***. [Torignan] & moi. Le Marquis quoique malade & grondeur, étoit un assez bon homme, mais qui n’aimoit pas trop à manger son pain à la fumée du rôti. Madame N***. [Larnage] cachoit si peu le goût qu’elle avoit pour moi, qu’il s’en apperçut plus tôt que moi-même, & ses sarcasmes malins auroient dû me donner au moins la confiance que je n’osois prendre aux [336] bontés de la Dame, si par un travers d’esprit dont moi seul étois capable, je ne m’étois imaginé qu’ils s’entendoient pour me persifler. Cette sotte idée acheva de me renverser la tête & me fit faire le plus plat personnage, dans une situation où, mon coeur étant réellement pris m’en pouvoit dicter un assez brillant. Je ne conçois pas comment Madame N***. [Larnage] ne se rebuta pas de ma maussaderie & ne me congédia pas avec le dernier mépris. Mais c’étoit une femme d’esprit qui savoit discerner son monde & qui voyoit bien qu’il y avoit plus de bêtise que de tiédeur dans mes procédés.
Elle parvint enfin à se faire entendre & ce ne fut pas sans peine. A Valence nous étions arrivés pour dîné & selon notre louable coutume nous y passâmes le reste du jour. Nous étions logés hors de la ville à St. Jaques, je me souviendrai toujours de cette auberge ainsi que de la chambre que Madame N***. [Larnage] y occupoit. Après le dîné elle voulut se promener; elle savoit que le Marquis n’étoit pas allant: c’étoit le moyen de se ménager un tête-à-tête dont elle avoit bien résolu de tirer parti; car il n’y avoit plus de tans à perdre pour en avoir à mettre à profit. Nous nous promenions autour de la ville, le long des fossés. Là je repris la longue histoire de mes complaintes, auxquelles elle répondoit d’un ton si tendre, me pressant quelquefois contre son coeur le bras qu’elle tenoit, qu’il falloit une stupidité pareille à la mienne pour m’empêcher de vérifier si elle parloit sérieusement. Ce qu’il y avoit d’impayable étoit que j’étois moi-même excessivement ému. J’ai dit qu’elle étoit aimable; l’amour la rendoit charmante; il lui rendoit tout l’éclat de la premiere [337] jeunesse & elle ménageoit ses agaceries avec tant d’art qu’elle auroit séduit un homme à l’épreuve. J’étois donc fort mal à mon aise & toujours sur le point de m’émanciper. Mais la crainte d’offenser ou de déplaire; la frayeur plus grande encore d’être hué, sifflé, berné, de fournir une histoire à table & d’être complimenté sur mes entreprises par l’impitoyable Marquis, me retinrent au point d’être indigné moi-même de ma sotte honte & de ne la pouvoir vaincre en me la reprochant. J’étois au supplice; j’avois déjà quitté mes propos de Céladon dont je sentois tout le ridicule en si beau chemin; ne sachant plus quelle contenance tenir ni que dire, je me taisois; j’avois l’air boudeur; enfin je faisois tout ce qu’il falloit pour m’attirer le traitement que j’avois redouté. Heureusement Madame N***. [Larnage] prit un parti plus humain. Elle interrompit brusquement ce silence en passant un bras autour de mon cou & dans l’instant sa bouche parla trop clairement sur la mienne pour me laisser mon erreur. La crise ne pouvoit se faire plus à propos. Je devins aimable. Il en étoit tans. Elle m’avoit donné cette confiance dont le défaut m’a presque toujours empêché d’être moi. Je le fus alors. Jamais mes yeux, mes sens, mon coeur & ma bouche n’ont si bien parlé; jamais je n’ai si pleinement réparé mes torts, & si cette petite conquête avoit coûté des soins à Madame N***. [Larnage] j’eus lieu de croire qu’elle n’y avoit pas de regret.
Quand je vivrois cent ans je ne me rappellerois jamais sans plaisir le souvenir de cette charmante femme. Je dis charmante, quoiqu’elle ne fût ni belle ni jeune; mais n’étant [338] non plus ni laide ni vieille, elle n’avoit rien dans sa figure qui empêchât son esprit & ses grâces de faire tout leur effet. Tout au contraire des autres femmes, ce qu’elle avoit de moins frais étoit le visage & je crois que le rouge le lui avoit gâté. Elle avoit ses raisons pour être facile; c’étoit le moyen de valoir tout son prix. On pouvoit la voir sans l’aimer, mais non pas la posséder sans l’adorer, & cela prouve, ce me semble, qu’elle n’étoit pas toujours aussi prodigue de ses bontés qu’elle le fut avec moi. Elle s’étoit prise d’un goût trop prompt & trop vif pour être excusable, mais où le coeur entroit du moins autant que les sens, durant le tans court & délicieux que je passai auprès d’elle, j’eus lieu de croire aux ménagemens forcés qu’elle m’imposoit, que quoique sensuelle & voluptueuse elle aimoit encore mieux ma santé que ses plaisirs.
Notre intelligence n’échappa pas au Marquis. Il n’en tiroit pas moins sur moi: au contraire il me traitoit plus que jamais en pauvre amoureux transi, martyr des rigueurs de sa Dame. Il ne lui échappa jamais un mot, un sourire, un regard qui pût me faire soupçonner qu’il nous eût devinés, je l’aurois cru notre dupe, si Madame N***. [Larnage] qui voyoit mieux que moi ne m’eût dit qu’il ne l’étoit pas, mais qu’il étoit galant homme; en effet on ne sauroit avoir des attentions plus honnêtes, ni se comporter plus poliment qu’il fit toujours même envers moi, sauf ses plaisanteries, sur-tout depuis mon succès: il m’en attribuoit l’honneur peut-être & me supposoit moins sot que je ne l’avois paru; il se trompoit comme on a vu, mais n’importe; je profitois de son [339] erreur, il est vrai qu’alors les rieurs étant pour moi je prêtois le flanc de bon coeur & d’assez bonne grace à ses épigrammes & j’y ripostois quelquefois même assez heureusement, tout fier de me faire honneur auprès de Madame de N***.[Larnage] de l’esprit qu’elle m’avoit donné. Je n’étois plus le même homme.
Nous étions dans un pays & dans une saison de bonne chere. Nous la faisions par-tout excellente, grace aux bons soins du Marquis. Je me serois pourtant passé qu’il les étendît jusqu’à nos chambres; mais il envoyoit devant son laquais pour les retenir, & le coquin, soit de son chef, soit par l’ordre de son maître, le logeoit toujours à côté de Madame N***. [Larnage] & me fourroit à l’autre bout de la maison; mais cela ne m’embarrassoit gueres & nos rendez-vous n’en étoient que plus piquans. Cette vie délicieuse dura quatre ou cinq jours pendant lesquels je m’enivrai des plus douces voluptés. Je les goûtai pures, vives, sans aucun mélange de peines; ce sont les premieres & les seules que j’aye ainsi goûtées, & je puis dire que je dois à Madame N***. [Larnage] de ne pas mourir sans avoir connu le plaisir.
Si ce que je sentois pour elle n’étoit pas précisément de l’amour, c’étoit du moins un retour si tendre pour celui qu’elle me témoignoit, c’étoit une sensualité si brûlante dans le plaisir & une intimité si douce dans les entretiens, qu’elle avoit tout le charme de la passion sans en avoir le délire, qui tourne la tête & fait qu’on ne soit pas jouir. Je n’ai jamais senti l’amour vrai qu’une seule fois en ma vie & ce ne fut pas auprès d’elle. Je ne l’aimois pas non plus comme j’avois [340] aimé & comme j’aimois Madame de Warens; mais c’étoit pour cela même que je la possédois cent fois mieux. Près de Maman, mon plaisir étoit toujours troublé par un sentiment de tristesse, par un secret serrement de coeur que je ne surmontois pas sans peine; au lieu de me féliciter de la posséder, je me reprochois de l’avilir. Près de Madame N***. [Larnage] au contraire, fier d’être homme & d’être heureux, je me livrois à mes sens avec joie, avec confiance, je partageois l’impression que je faisois sur les siens; j’étois assez à moi pour contempler avec autant de vanité que de volupté mon triomphe & pour tirer de-là de quoi le redoubler.
Je ne me souviens pas de l’endroit où nous quitta le Marquis qui étoit du pays; mais nous nous trouvâmes seuls avant d’arriver à Montélimar & dès-lors Madame N***. [Larnage] établit sa femme-de-chambre dans ma chaise & je passai dans la sienne avec elle. Je puis assurer que la route ne nous ennuyoit pas de cette maniere & j’aurois eu bien de la peine à dire comment le pays que nous parcourions étoit fait. A Montelimar elle eut des affaires qui l’y retinrent trois jours, durant lesquels elle ne me quitta pourtant qu’un quart-d’heure pour une visite qui lui attira des importunités désolantes & des invitations qu’elle n’eut garde d’accepter. Elle prétexta des incommodités qui ne nous empêcherent pourtant pas d’aller nous promener tous les jours tête-à-tête dans le plus beau pays & sous le plus beau ciel du monde. Oh, ces trois jours! j’ai dû les regretter quelquefois; il n’en est plus revenu de semblables.
Des amours de voyage ne sont pas faits pour durer. Il [341] fallut nous séparer, & j’avoue qu’il en étoit tans; non que je fusse rassasié ni prêt à l’être; je m’attachois chaque jour davantage; mais malgré toute la discrétion de la Dame, il ne me restoit gueres que la bonne volonté. Nous donnâmes le change à nos regrets par des projets pour notre réunion. Il fut décidé que puisque ce régime me faisoit du bien j’en userois & que j’irois passer l’hiver au ***.[Bourg St. Andiol] sous la direction de Madame N***. [Larnage]. Je devois seulement rester à Montpellier cinq ou six semaines, pour lui laisser le tans de préparer les choses de maniere à prévenir les caquets. Elle me donna d’amples instructions sur ce que je devois savoir, sur ce que je devois dire, sur la maniere dont je devois me comporter. En attendant nous devions nous écrire. Elle me parla beaucoup & sérieusement du soin de ma santé; m’exhorta de consulter d’habiles gens, d’être très-attentif à tout ce qu’ils me prescriroient & se chargea, quelque sévere que pût être leur ordonnance, de me la faire exécuter tandis que je serois auprès d’elle. Je crois qu’elle parloit sincerement, car elle m’aimoit: elle m’en donna mille preuves plus sûres que des faveurs. Elle jugea par mon équipage que je ne nageois pas dans l’opulence; quoiqu’elle ne fût pas riche elle-même, elle voulut à notre séparation me forcer de partager sa bourse qu’elle apportoit de Grenoble assez bien garnie & j’eus beaucoup de peine à m’en défendre. Enfin je la quittai le coeur tout plein d’elle, & en lui laissant, ce me semble, un véritable attachement pour moi.
J’achevois ma route en la recommençant dans mes souvenirs & pour le coup très-content d’être dans une bonne [342] chaise pour y rêver plus à mon aise aux plaisirs que j’avois goûtés & à ceux qui m’étoient promis. Je ne pensois qu’au ***. [bourg St. Andiol] & à la charmante vie qui m’y attendoit. Je ne voyois que Madame N***. [Larnage] & ses entours. Tout le reste de l’univers n’étoit rien pour moi, Maman même étoit oubliée. Je m’occupois à combiner dans ma tête tous les détails dans lesquels Madame N***. [Larnage] étoit entrée pour me faire d’avance une idée de sa demeure, de son voisinage, de ses sociétés, de toute sa maniere de vivre. Elle avoit une fille dont elle m’avoit parlé très-souvent en mere idolâtre. Cette fille avoit quinze ans passés; elle étoit vive, charmante & d’un caractere aimable. On m’avoit promis que j’en serois caressé, je n’avois pas oublié cette promesse & j’étois fort curieux d’imaginer comment Mademoiselle N***. [Larnage] traiteroit le bon ami de sa Maman. Tels furent les sujets de mes rêveries depuis le Pont St. Esprit jusqu’à Remoulin. On m’avoit dit d’aller voir le Pont-du-Gard; je n’y manquai pas. Après un déjeuner d’excellentes figues, je pris un guide & j’allai voir le Pont-du-Gard. C’étoit le premier ouvrage des Romains que j’eusse vu. Je m’attendois à voir un monument digne des mains qui l’avoient construit. Pour le coup l’objet passa mon attente & ce fut la seule fois en ma vie. Il n’appartenoit qu’aux Romains de produire cet effet. L’aspect de ce simple & noble ouvrage me frappa d’autant plus qu’il est au milieu d’un désert où le silence & la solitude rendent l’objet plus frappant & l’admiration plus vive; car ce prétendu pont n’étoit qu’un aqueduc. On se demande quelle force a transporté ces pierres énormes si loin de toute carriere & a réuni les bras de tant de [343] milliers d’hommes dans un lieu où il n’en habite aucun? Je parcourus les trois étages de ce superbe édifice que le respect m’empêchoit presque d’oser fouler sous mes pieds. Le retentissement de mes pas sous ces immenses voûtes me faisoit croire entendre la forte voix de ceux qui les avoient bâties. Je me perdois comme un insecte dans cette immensité. Je sentois tout en me faisant petit, je ne sais quoi qui m’élevoit l’ame & je me disois en soupirant: que ne suis-je né Romain! Je restai là plusieurs heures dans une contemplation ravissante. Je m’en revins distrait & rêveur & cette rêverie ne fut pas favorable à Madame N***. [Larnage]. Elle avoit bien songé à me prémunir contre les filles de Montpellier, mais non pas contre le Pont-du-Gard. On ne s’avise jamais de tout.
A Nîmes j’allai voir les Arênes; c’est un ouvrage beaucoup plus magnifique que le Pont-du-Gard & qui me fit beaucoup moins d’impression, soit que mon admiration se fût épuisée sur le premier objet, soit que la situation de l’autre au milieu d’une ville fût moins propre à l’exciter. Ce vaste & superbe Cirque est entouré de vilaines petites maisons & d’autres maisons plus petites & plus vilaines encore en remplissent l’Arêne, de sorte que le tout ne produit qu’un effet disparate & confus, où le regret l’indignation étouffent le plaisir & la surprise. J’ai vu depuis le Cirque de Vérone infiniment plus petit & moins beau que celui de Nîmes, mais entretenu & conservé avec toute la décence & la propreté possibles & qui par cela même me fit une impression plus forte & plus agréable. Les François n’ont soin de rien & ne respectent aucun monument. Ils sont tout feu pour [344] entreprendre & ne savent rien finir ni rien entretenir.
J’étois changé à tel point & ma sensualité mise en exercice s’étoit si bien éveillée que je m’arrêtai un jour au Pont-de-Lunel pour y faire bonne chere, avec de la compagnie qui s’y trouva. Ce cabaret le plus estimé de l’Europe, méritoit alors de l’être. Ceux qui le tenoient avoient su tirer parti de son heureuse situation pour le tenir abondamment approvisionné & avec choix. C’étoit réellement une chose curieuse de trouver dans une maison seule & isolée au milieu de la campagne, une table fournie en poisson de mer & d’eau douce, en gibier excellent, en vins fins, servie avec ces attentions & ces soins qu’on ne trouve que chez les grands & les riches & tout cela pour vos trente-cinq sous. Mais le Pont-de-Lunel ne resta pas long-tans sur ce pied & à force d’user sa réputation, il la perdit enfin tout-à-fait.
J’avois oublié durant ma route que j’étois malade; je m’en souvins en arrivant à Montpellier. Mes vapeurs étoient bien guéries, mais tous mes autres maux me restoient; quoique l’habitude m’y rendît moins sensible, c’en étoit assez pour se croire mort à qui s’en trouveroit attaqué tout-d’un-coup. En effet ils étoient moins douloureux qu’effrayans & faisoient plus souffrir l’esprit que le corps dont ils sembloient annoncer la destruction. Cela faisoit que distrait par des passions vives je ne songeois plus à mon état; mais comme il n’étoit pas imaginaire, je le sentois si-tôt que j’étois de sang-froid. Je songeai donc sérieusement aux conseils de Madame N***. [Larnage] & au but de mon voyage. J’allai consulter les praticiens les plus illustres, sur-tout M. Fizes, & pour surabondance de [345] précaution je me mis en pension chez un médecin. C’étoit un Irlandois appellé Fitz-Moris, qui tenoit une table assez nombreuse d’étudians en médecine, & il y avoit cela de commode pour un malade à s’y mettre, que M. Fitz-Moris se contentoit d’une pension honnête pour la nourriture & ne prenoit rien de ses pensionnaires pour ses soins comme médecin. Il se chargea de l’exécution des ordonnances de M. Fizes & de veiller sur ma santé. Il s’acquitta fort bien de cet emploi quant au régime; on ne gagnoit pas d’indigestions à cette pension-là, & quoique je ne sois pas fort sensible aux privations de cette espece, les objets de comparaison étoient si proches que je ne pouvois m’empêcher de trouver quelquefois en moi-même, que M***.[de Torignan] étoit un meilleur pourvoyeur que M. Fitz-Moris. Cependant comme on ne mouroit pas de faim, non plus, & que toute cette jeunesse étoit fort gaie, cette maniere de vivre me fit du bien réellement & m’empêcha de retomber dans mes langueurs. Je passois la matinée à prendre des drogues, sur-tout, je ne sais quelles eaux, je crois les eaux de Vals, & à écrire à Madame N***. [Larnage] car la correspondance alloit son train & Rousseau se chargeoit de retirer les lettres de son ami Dudding. A midi j’allois faire un tour à la Canourgue avec quelqu’un de nos jeunes commensaux, qui tous étoient de très-bons enfans; on se rassembloit, on alloit dîner. Après dîné, une importante affaire occupoit la plupart d’entre nous jusqu’au soir; c’étoit d’aller hors de la ville jouer le goûté en deux ou trois parties de mail. Je ne jouois pas; je n’en avois ni la force ni l’adresse, mais je pariois & suivant avec l’intérêt [346] du pari, nos joueurs & leurs boules à travers des chemins raboteux & pleins de pierres, je faisois un exercice agréable & salutaire qui me convenoit tout-à-fait. On goûtoit dans un cabaret hors de la ville. Je n’ai pas besoin de dire que ces goûters étoient gais, mais j’ajouterai qu’ils étoient assez décens, quoique les filles du cabaret fussent jolies. M. Fitz-Moris grand joueur de mail, étoit notre président, je puis dire malgré la mauvaise réputation des étudians, que je trouvai plus de moeurs & d’honnêteté parmi toute cette jeunesse, qu’il ne seroit aisé d’en trouver dans le même nombre d’hommes faits. Ils étoient plus bruyans que crapuleux, plus gais que libertins, & je me monte si aisément à un train de vie quand il est volontaire, que je n’aurois pas mieux demandé que de voir durer celui-là toujours. Il y avoit parmi ces étudians plusieurs Irlandois, avec lesquels je tâchois d’apprendre quelques mots d’Anglois par précaution pour le ***. [Bourg St. Andiol] car le tans approchoit de m’y rendre. Madame N***. [Larnage] m’en pressoit chaque ordinaire & je me préparois à lui obéir. Il étoit clair que mes médecins, qui n’avoient rien compris à mon mal, me regardoient comme un malade imaginaire & me traitoient sur ce pied avec leur squine, leurs eaux & leur petit-lait. Tout au contraire des théologiens, les médecins & les philosophes n’admettent pour vrai que ce qu’ils peuvent expliquer & font de leur intelligence la mesure des possibles. Ces Messieurs ne connoissoient rien à mon mal; donc je n’étois pas malade: car comment supposer que des Docteurs ne sussent pas tout? Je vis qu’ils ne cherchoient qu’à m’amuser & me faire manger mon argent, & jugeant que leur substitut [347] du ***. [Bourg St. Andiol] feroit cela tout aussi bien qu’eux, mais plus agréablement, je résolus de lui donner la préférence & je quittai Montpellier dans cette sage intention.
Je partis vers la fin de Novembre après six semaines ou deux mois de séjour dans cette ville, où je laissai une douzaine de louis sans aucun profit pour ma santé ni pour mon instruction, si ce n’est un cours d’anatomie commencé sous M. Fitz-Moris, & que je fus obligé d’abandonner par l’horrible puanteur des cadavres qu’on disséquoit & qu’il me fut impossible de supporter.
Mal à mon aise au-dedans de moi sur la résolution que j’avois prise, j’y réfléchissois en m’avançant toujours vers le Pont St. Esprit, qui étoit également la route du ***. [Bourg St. Andiol] & de Chambéri. Les souvenirs de Maman & ses lettres, quoique moins fréquentes que celles de Madame N***. [Larnage] réveilloient dans mon coeur des remords que j’avois étouffés durant ma premiere route. Ils devinrent si vifs au retour que, balançant l’amour du plaisir, ils me mirent en état d’écouter la raison seule. D’abord dans le rôle d’aventurier que j’allois recommencer je pouvois être moins heureux que la premiere fois; il ne falloit dans tout le ***. [Bourg St. Andiol] qu’une seule personne qui eût été en Angleterre, qui connût les Anglois, ou qui sût leur langue, pour me démasquer. La famille de Madame N***. [Larnage] pouvoit se prendre de mauvaise humeur contre moi & me traiter peu honnêtement. Sa fille à laquelle malgré moi je pensois plus qu’il n’eût fallu, m’inquiétoit encore. Je tremblois d’en devenir amoureux & cette peur faisoit déjà la moitié de l’ouvrage. Allois-je donc pour prix des bontés de la mere, [348] chercher à corrompre sa fille, à lier le plus détestable commerce, à mettre la dissension, le déshonneur, le scandale & l’enfer dans sa maison? Cette idée me fit horreur, je pris bien la ferme résolution de me combattre & de me vaincre si ce malheureux penchant venoit à se déclarer. Mais pourquoi m’exposer à ce combat? Quel misérable état de vivre avec la mere dont je serois rassasié & de brûler pour la fille sans oser lui montrer mon coeur! Quelle nécessité d’aller chercher cet état & m’exposer aux malheurs, aux affronts, aux remords, pour des plaisirs dont j’avois d’avance épuisé le plus grand charme: car il est certain que ma fantaisie avoit perdu sa premiere vivacité. Le goût du plaisir y étoit encore, mais la passion n’y étoit plus. A cela se mêloient des réflexions relatives à ma situation, à mes devoirs, à cette Maman si bonne, si généreuse, qui déjà chargée de dettes, l’étoit encore de mes folles dépenses, qui s’épuisoit pour moi & que je trompois si indignement. Ce reproche devint si vif qu’il l’emporta à la fin. En approchant du St. Esprit, je pris la résolution de brûler l’étape du ***. [Bourg St. Andiol] & de passer tout droit. Je l’exécutai courageusement, avec quelques soupirs, je l’avoue, mais aussi avec cette satisfaction intérieure que je goûtois pour la premiere fois de ma vie de me dire, je mérite ma propre estime; je sais préférer mon devoir à mon plaisir. Voilà la premiere obligation véritable que j’aye à l’étude. C’étoit elle qui m’avoit appris à réfléchir, à comparer. Après les principes si purs que j’avois adoptés il y avoit peu de tans; après les regles de sagesse & de vertu que je m’étois faites & que je m’étois senti si fier de suivre; la honte d’être si peu conséquent à moi-même, [349] de démentir si-tôt & si haut mes propres maximes, l’emporta sur la volupté: l’orgueil eut peut-être autant de part à ma résolution que la vertu; mais si cet orgueil n’est pas la vertu même, il a des effets si semblables qu’il est pardonnable de s’y tromper.
L’un des avantages des bonnes actions est d’élever l’ame & de la disposer à en faire de meilleures: car telle est la foiblesse humaine qu’on doit mettre au nombre des bonnes actions, l’abstinence du mal qu’on est tenté de commettre. Si-tôt que j’eus pris ma résolution je devins un autre homme, ou plutôt je redevins ce que j’étois auparavant & que ce moment d’ivresse avoit fait disparoître. Plein de bons sentimens & de bonnes dispositions, je continuai ma route dans la bonne intention d’expier ma faute; ne pensant qu’à régler désormais ma conduite sur les loix de la vertu, à me consacrer sans réserve au service de la meilleure des meres, à lui vouer autant de fidélité que j’avois d’attachement pour elle & à n’écouter plus d’autre amour que celui de mes devoirs. Hélas! La sincérité de mon retour au bien sembloit me promettre une autre destinée; mais la mienne étoit écrite & déjà commencée, & quand mon coeur plein d’amour pour les choses bonnes & honnêtes, ne voyoit plus qu’innocence & bonheur dans la vie, je touchois au moment funeste qui devoit traîner à sa suite la longue chaîne de mes malheurs.
L’empressement d’arriver me fit faire plus de diligence que je n’avois compté. Je lui avois annoncé de Valence le jour & l’heure de mon arrivée. Ayant gagné une demi-journée sur mon calcul, je restai autant de tans à Chaparillan, afin d’arriver [350] juste au moment que j’avois marqué. Je voulois goûter dans tout son charme le plaisir de la revoir. J’aimois mieux le différer un peu pour y joindre celui d’être attendu. Cette précaution m’avoit toujours réussi. J’avois vu toujours marquer mon arrivée par une espece de petite fête: je n’en attendois pas moins cette fois, & ces empressements qui m’étoient si sensibles, valoient bien la peine d’être ménagés.
J’arrivai donc exactement à l’heure. De tout loin je regardois si je ne la verrois pas sur le chemin; le coeur me battoit de plus en plus à mesure que j’approchois. J’arrive essoufflé; car j’avois quitté ma voiture en ville: je ne vois personne dans la cour, sur la porte, à la fenêtre; je commence à me troubler; je redoute quelque accident. J’entre; tout est tranquille; des ouvriers goûtoient dans la cuisine; du reste aucun apprêt. La servante parut surprise de me voir; elle ignoroit que je dusse arriver. Je monte, je la vois enfin, cette chere Maman si tendrement, si vivement, si purement aimée; j’accours, je m’élance à ses pieds. Ah! te voilà petit! me dit-elle en m’embrassant: as-tu fait bon voyage? comment te portes-tu? Cet accueil m’interdit un peu. Je lui demandai si elle n’avoit pas reçu ma lettre. Elle me dit que oui. J’aurois cru que non, lui dis-je; & l’éclaircissement finit là. Un jeune homme étoit avec elle. Je le connoissois pour l’avoir vu déjà dans la maison avant mon départ: mais cette fois il y paroissoit établi, il l’étoit. Bref, je trouvai ma place prise.
Ce jeune homme étoit du Pays-de-Vaud, son pere appellé Vintzenried, étoit concierge ou soi-disant capitaine du château de Chillon. Le fils de Monsieur le capitaine étoit garçon [351] perruquier & couroit le monde en cette qualité quand il vint se présenter à Madame de Warens, qui le reçut bien, comme elle faisoit tous les passans & sur-tout ceux de son pays. C’étoit un grand fade blondin, assez bien fait, le visage plat, l’esprit de même, parlant comme le beau Liandre, mêlant tous les tons, tous les goûts de son état avec la longue histoire de ses bonnes fortunes; ne nommant que la moitié des Marquises avec lesquelles il avoit couché & prétendant n’avoir point coiffé de jolies femmes, dont il n’eût aussi coiffé les maris. Vain, sot, ignorant, insolent; au demeurant le meilleur fils du monde. Tel fut le substitut qui me fut donné pendant mon absence & l’associé qui me fut offert après mon retour.
O! Si les âmes dégagées de leurs terrestres entraves, voyent encore du sein de l’éternelle lumiere ce qui se passe chez les mortels, pardonnez, ombre chere & respectable, si je ne fais pas plus de grace à vos fautes qu’aux miennes, si je dévoile également les unes & les autres aux yeux des lecteurs. Je dois, je veux être vrai pour vous comme pour moi-même; vous y perdrez toujours beaucoup moins que moi. Eh! Combien votre aimable & doux caractere, votre inépuisable bonté de coeur, votre franchise & toutes vos excellentes vertus ne rachetent-elles pas de foiblesses, si l’on peut appeller ainsi les torts de votre seule raison? Vous eûtes des erreurs & non pas des vices; votre conduite fut répréhensible, mais votre coeur fut toujours pur.
Le nouveau venu s’étoit montré zélé, diligent, exact pour toutes ses petites commissions qui étoient toujours en grand [352] nombre; il s’étoit fait le piqueur de ses ouvriers. Aussi bruyant que je l’étois peu, il se faisoit voir & sur-tout entendre à la fois à la charrue, aux foins, aux bois, à l’écurie, à la basse-cour. Il n’y avoit que le jardin qu’il négligeoit, parce que c’étoit un travail trop paisible & qui ne faisoit point de bruit. Son grand plaisir étoit de charger & charrier, de scier ou fendre du bois, on le voyoit toujours la hache ou la pioche à la main; on l’entendoit courir, cogner, crier à pleine tête. Je ne sais de combien d’hommes il faisoit le travail, mais il faisoit toujours le bruit de dix à douze. Tout ce tintamarre en imposa à ma pauvre Maman; elle crut ce jeune homme un trésor pour ses affaires. Voulant se l’attacher, elle employa pour cela tous les moyens qu’elle y crut propres & n’oublia pas celui sur lequel elle comptoit le plus.
On a dû connoître mon coeur, ses sentimens les plus constans, les plus vrais, ceux sur-tout qui me ramenoient en ce moment auprès d’elle. Quel prompt & plein bouleversement dans tout mon être! Qu’on se mette à ma place pour en juger. En un moment je vis évanouir pour jamais tout l’avenir de félicité que je m’étois peint. Toutes les douces idées que je caressois si affectueusement disparurent; moi qui depuis mon enfance ne savois voir mon existence qu’avec la sienne, je me vis seul pour la premiere fois. Ce moment fut affreux, ceux qui le suivirent furent toujours sombres. J’étois jeune encore: mais ce doux sentiment de jouissance & d’espérance qui vivifie la jeunesse me quitta pour jamais. Dès-lors l’être sensible fut mort à demi. Je ne vis plus devant moi que les tristes restes d’une vie insipide & si quelquefois encore une image [353] de bonheur effleura mes désirs, ce bonheur n’étoit plus celui qui m’étoit propre, je sentois qu’en l’obtenant je ne serois pas vraiment heureux.
J’étois si bête & ma confiance étoit si pleine, que malgré le ton familier du nouveau venu, que je regardois comme un effet de cette facilité de l’humeur de Maman, qui rapprochoit tout le monde d’elle, je ne me serois pas avisé d’en soupçonner la véritable cause, si elle ne me l’eût dite elle-même; mais elle se pressa de me faire cet aveu avec une franchise capable d’ajouter à ma rage, si mon coeur eût pu se tourner de ce côté-là; trouvant quant à elle la chose toute simple, me reprochant ma négligence dans la maison & m’alléguant mes absences, comme si elle eût été d’un tempérament fort pressé d’en remplir les vides. Ah, Maman, lui dis-je le coeur serré de douleur, qu’osez-vous m’apprendre? Quel prix d’un attachement pareil au mien? Ne m’avez-vous tant de fois conservé la vie que pour m’ôter tout ce qui me la rendoit chere? J’en mourrai, mais vous me regretterez. Elle me répondit d’un ton tranquille à me rendre fou, que j’étois un enfant, qu’on ne mouroit point de ces choses-là; que je ne perdrois rien, que nous n’en serions pas moins bons amis, pas moins intimes dans tous les sens, que son tendre attachement pour moi ne pouvoit ni diminuer ni finir qu’avec elle. Elle me fit entendre, en un mot, que tous mes droits demeuroient les mêmes & qu’en les partageant avec un autre, je n’en étois pas privé pour cela.
Jamais la pureté, la vérité, la force de mes sentimens pour elle; jamais la sincérité, l’honnêteté de mon ame ne se firent [354] mieux sentir à moi que dans ce moment. Je me précipitai à ses pieds, j’embrassai ses genoux en versant des torrens de larmes. Non, Maman, lui dis-je avec transport; je vous aime trop pour vous avilir; votre possession m’est trop chere pour la partager; les regrets qui l’accompagnerent quand je l’acquis se sont accrus avec mon amour; non, je ne la puis conserver au même prix. Vous aurez toujours mes adorations; soyez-en toujours digne: il m’est plus nécessaire encore de vous honorer que de vous posséder. C’est à vous, ô Maman, que je vous céde; c’est à l’union de nos coeurs que je sacrifie tous mes plaisirs. Puissai-je périr mille fois, avant d’en goûter qui dégradent ce que j’aime!
Je tins cette résolution avec une constance digne, j’ose le dire, du sentiment qui me l’avoit fait former. Dès ce moment je ne vis plus cette Maman si chérie que des yeux d’un véritable fils; il est à noter que, bien que ma résolution n’eût point son approbation secrete, comme je m’en suis trop apperçu, elle n’employa jamais pour m’y faire renoncer, ni propos insinuans, ni caresses, ni aucune de ces adroites agaceries dont les femmes savent user sans se commettre & qui manquent rarement de leur réussir. Réduit à me chercher un sort indépendant d’elle & n’en pouvant même imaginer, je passai bientôt à l’autre extrémité & le cherchai tout en elle. Je l’y cherchai si parfaitement que je parvins à m’oublier moi-même. L’ardent desir de la voir heureuse à quelque prix que ce fût, absorboit toutes mes affections: elle avoit beau séparer son bonheur du mien, je le voyois mien, en dépit d’elle.
[355] Ainsi commencerent à germer avec mes malheurs les vertus dont la semence étoit au fond de mon ame, que l’étude avoient cultivées & qui n’attendoient pour éclore que le ferment de l’adversité. Le premier fruit de cette disposition si désintéressée, fut d’écarter de mon coeur tout sentiment de haine & d’envie contre celui qui m’avoit supplanté. Je voulus au contraire & je voulus sincerement m’attacher à ce jeune homme, le former, travailler à son éducation, lui faire sentir son bonheur, l’en rendre digne s’il étoit possible & faire, en un mot, pour lui tout ce qu’Anet avoit fait pour moi dans une occasion pareille. Mais la parité manquoit entre les personnes. Avec plus de douceur & de lumieres, je n’avois pas le sang-froid & la fermeté d’Anet, ni cette force de caractere qui en imposoit & dont j’aurois eu besoin pour réussir. Je trouvai encore moins dans le jeune homme les qualités qu’Anet avoit trouvées en moi; la docilité, l’attachement, la reconnoissance; sur-tout le sentiment du besoin que j’avois de ses soins & l’ardent desir de les rendre utiles. Tout cela manquoit ici. Celui que je voulois former ne voyoit en moi qu’un pédant importun qui n’avoit que du babil. Au contraire, il s’admiroit lui-même comme un homme important dans la maison, & mesurant les services qu’il y croyoit rendre sur le bruit qu’il y faisoit, il regardoit ses haches & ses pioches comme infiniment plus utiles que tous mes bouquins. A quelque égard il n’avoit pas tort; mais il partoit de là pour se donner des airs à faire mourir de rire. Il tranchoit avec les paysans du Gentilhomme campagnard, bientôt il en fit autant avec moi & enfin avec Maman elle-même. Son [356] nom de Vintzenried ne lui paroissant pas assez noble, il le quitta pour celui de M. de Courtilles, & c’est sous ce dernier nom qu’il a été connu depuis à Chambéri & en Maurienne où il s’est marié.
Enfin tant fit l’illustre personnage qu’il fut tout dans la maison & moi rien. Comme lorsque j’avois le malheur de lui déplaire c’étoit Maman & non pas moi qu’il grondoit, la crainte de l’exposer à ses brutalités me rendoit docile à tout ce qu’il désiroit, & chaque fois qu’il fendoit du bois, emploi qu’il remplissoit avec une fierté sans égale, il falloit que je fusse là spectateur oisif & tranquille admirateur de sa prouesse. Ce garçon n’étoit pourtant pas absolument d’un mauvais naturel: il aimoit Maman parce qu’il étoit impossible de ne la pas aimer: il n’avoit même pas pour moi de l’aversion, & quand les intervalles de ses fougues permettoient de lui parler, il nous écoutoit quelquefois assez docilement, convenant franchement qu’il n’étoit qu’un sot, après quoi il n’en faisoit pas moins de nouvelles sottises. Il avoit d’ailleurs une intelligence si bornée & des goûts si bas, qu’il étoit difficile de lui parler raison & presque impossible de se plaire avec lui. A la possession d’une femme pleine de charmes, il ajouta le ragoût d’une femme de chambre vieille, rousse, édentée, dont Maman avoit la patience d’endurer le dégoûtant service, quoiqu’elle lui fît mal au coeur. Je m’apperçus de ce nouveau manege & j’en fus outré d’indignation: mais je m’apperçus d’une autre chose qui m’affecta bien plus vivement encore & qui me jetta dans un plus profond découragement que tout ce qui s’étoit passé jusqu’àlors. Ce fut le refroidissement de Maman envers moi.
[357] La privation que je m’étois imposée & qu’elle avoit fait semblant d’approuver, est une de ces choses que les femmes ne pardonnent point, quelque mine qu’elles fassent, moins par la privation qui en résulte pour elles-mêmes que par l’indifférence qu’elles y voyent pour leur possession. Prenez la femme la plus sensée, la plus philosophe, la moins attachée à ses sens, le crime le plus irrémissible que l’homme dont au reste elle se soucie le moins, puisse commettre envers elle, est d’en pouvoir jouir & de n’en rien faire. Il faut bien que ceci soit sans exception, puisqu’une sympathie si naturelle & si forte fut altérée en elle par une abstinence qui n’avoit que des motifs de vertu, d’attachement & d’estime. Dès-lors je cessai de trouver en elle cette intimité des coeurs qui fut toujours la plus douce jouissance du mien. Elle ne s’épanchoit plus avec moi que quand elle avoit à se plaindre du nouveau venu; quand ils étoient bien ensemble, j’entrois peu dans ses confidences. Enfin elle prenoit peu-à-peu une maniere d’être dont je ne faisois plus partie. Ma présence lui faisoit plaisir encore, mais elle ne lui faisoit plus besoin, j’aurois passé des jours entiers sans la voir, qu’elle ne s’en seroit pas apperçue.
Insensiblement je me sentis isolé & seul dans cette même maison dont auparavant j’étois l’ame, & où je vivois pour ainsi dire à double. Je m’accoutumai peu-à-peu à me séparer de tout ce qui s’y faisoit, de ceux même qui l’habitoient, & pour m’épargner de continuels déchiremens, je m’enfermai avec mes livres, ou bien j’allois soupirer & pleurer à mon aise au milieu des bois. Cette vie me devint bientôt tout-à-fait insupportable. Je sentis que la présence personnelle & l’éloignement [358] de coeur d’une femme qui m’étoit si chere irritoient ma douleur & qu’en cessant de la voir je m’en sentirois moins cruellement séparé. Je formai le projet de quitter sa maison; je le lui dis, loin de s’y opposer elle le favorisa. Elle avoit à Grenoble une amie appellée Madame Deybens, dont le mari étoit ami de M. de Mably grand Prévôt à Lyon. M.Deybens me proposa l’éducation des enfans de M. de Mably: j’acceptai & je partis pour Lyon sans laisser ni presque sentir le moindre regret d’une séparation, dont auparavant la seule idée nous eût donné les angoisses de la mort.
J’avois à-peu-près les connoissances nécessaires pour un Précepteur & j’en croyois avoir le talent. Durant un an que je passai chez M. de Mably j’eus le tans de me désabuser. La douceur de mon naturel m’eût rendu propre à ce métier si l’emportement n’y eût mêlé ses orages. Tant que tout alloit bien & que je voyois réussir mes soins & mes peines qu’alors je n’épargnois point, j’étois un ange. J’étois un diable quand les choses alloient de travers. Quand mes éleves ne m’entendoient pas j’extravaguois, quand ils marquoient de la méchanceté je les aurois tués: ce n’étoit pas le moyen de les rendre savans & sages. J’en avois deux; ils étoient d’humeurs très-différentes. L’un de 8 à 9 ans appellé Ste. Marie, étoit d’une jolie figure, l’esprit assez ouvert, assez vif, étourdi, badin, malin, mais d’une malignité gaie. Le cadet appellé Condillac paroissoit presque stupide, musard, têtu comme une mule & ne pouvoit rien apprendre. On peut juger qu’entre ces deux sujets je n’avois pas besogne faite. Avec de la patience & du sang-froid peut-être aurois-je pu réussir; mais faute de [359] l’une & de l’autre je ne fis rien qui vaille & mes éleves tournoient très-mal. Je ne manquois pas d’assiduité, mais je manquois d’égalité, sur-tout de prudence. Je ne savois employer auprès d’eux que trois instrumens, toujours inutiles & souvent pernicieux auprès des enfans; le sentiment, le raisonnement, la colere. Tantôt je m’attendrissois avec Ste. Marie jusqu’à pleurer, je voulois l’attendrir lui-même comme si l’enfant étoit susceptible d’une véritable émotion de coeur: tantôt je m’épuisois à lui parler raison comme s’il avoit pu m’entendre, comme il me faisoit quelquefois des argumens très-subtils, je le prenois tout de bon pour raisonnable, parce qu’il étoit raisonneur. Le petit Condillac étoit encore plus embarrassant; parce que n’entendant rien, ne répondant rien, ne s’émouvant de rien & d’une opiniâtreté à toute épreuve, il ne triomphoit jamais mieux de moi que quand il m’avoit mis en fureur; alors c’étoit lui qui étoit le sage & c’étoit moi qui étoit l’enfant. Je voyois toutes mes fautes, je les sentois; j’étudiois l’esprit de mes éleves, je les pénétrois très-bien & je ne crois pas que jamais une seule fois j’aye été la dupe de leurs ruses: mais que me servoit de voir le mal, sans savoir appliquer le remede? En pénétrant tout je n’empêchois rien, je ne réussissois à rien & tout ce que je faisois étoit précisément ce qu’il ne falloit pas faire.
Je ne réussissois gueres mieux pour moi que pour mes éleves. J’avois été recommandé par Madame Deybens à Madame de Mably. Elle l’avoit priée de former mes manieres & de me donner le ton du monde; elle y prit quelque soins & voulut que j’apprisse à faire les honneurs de sa maison; mais [360] je m’y pris si gauchement, j’étois si honteux, si sot qu’elle se rebuta & me planta là. Cela ne m’empêcha pas de devenir selon ma coutume amoureux d’elle. J’en fis assez pour qu’elle s’en apperçût, mais je n’osai jamais me déclarer; elle ne se trouva pas d’humeur à faire les avances & j’en fus pour mes lorgneries & mes soupirs, dont même je m’ennuyai bientôt voyant qu’ils n’aboutissoient à rien.
J’avois tout-à-fait perdu chez Maman le goût des petites friponneries, parce que tout étant à moi, je n’avois rien à voler. D’ailleurs les principes élevés que je m’étois faits devoient me rendre désormais bien supérieur à de telles bassesses & il est certain que depuis lors je l’ai d’ordinaire été: mais c’est moins pour avoir appris à vaincre mes tentations que pour en avoir coupé la racine, & j’aurois grand’peur de voler comme dans mon enfance si j’étois sujet aux mêmes désirs. J’eus la preuve de cela chez M. de Mably. Environné de petites choses volables que je ne regardois même pas, je m’avisai de convoiter un certain petit vin blanc d’Arbois très-joli, dont quelques verres que par-ci par-là je buvois à table m’avoient fort affriandé. Il étoit un peu louche; je croyois savoir bien coller le vin, je m’en vantai; on me confia celui-là; je le collai & le gâtai, mais aux yeux seulement. Il resta toujours agréable à boire & l’occasion fit que je m’en accommodai de tans en tans de quelques bouteilles pour boire à mon aise en mon petit particulier. Malheureusement je n’ai jamais pu boire sans manger. Comment faire pour avoir du pain? Il m’étoit impossible d’en mettre en réserve. En faire acheter par les laquais, c’étoit me déceler & presque insulter [361] le maître de la maison. En acheter moi-même, je n’osai jamais. Un beau M. l’épée au côté, aller chez un boulanger acheter un morceau de pain, cela se pouvait-il? Enfin je me rappelai le pis-aller d’une grande Princesse à qui l’on disoit que les paysans n’avoient pas de pain & qui répondit, qu’ils mangent de la brioche. Encore, que de façons pour en venir là! Sorti seul à ce dessein je parcourois quelquefois toute la ville & passois devant trente pâtissiers avant d’entrer chez aucun. Il falloit qu’il n’y eût qu’une seule personne dans la boutique & que sa physionomie m’attirât beaucoup, pour que j’osasse franchir le pas. Mais aussi quand j’avois une fois ma chere petite brioche & que bien enfermé dans ma chambre j’allois trouver ma bouteille au fond d’une armoire, quelles bonnes petites buvettes je faisois-là tout seul en lisant quelques pages de roman. Car lire en mangeant fut toujours ma fantaisie au défaut d’un tête-à-tête. C’est le supplément de la société qui me manque. Je dévore alternativement une page & un morceau: c’est comme si mon livre dînoit avec moi.
Je n’ai jamais été dissolu ni crapuleux & ne me suis enivré de ma vie. Ainsi mes petits vols n’étoient pas fort indiscrets: cependant ils se découvrirent; les bouteilles me décelerent. On ne m’en fit pas semblant; mais je n’eus plus la direction de la cave. En tout cela M. de Mably se conduisit honnêtement & prudemment. C’étoit un très-galant homme, qui sous un air aussi dur que son emploi avoit une véritable douceur de caractere & une rare bonté du coeur. Il étoit judicieux, équitable, & ce qu’on n’attendroit pas d’un Officier de Maréchaussée, même très-humain. En sentant son indulgence je [362] lui en devins plus attaché & cela me fit prolonger mon séjour dans sa maison plus que je n’aurois fait sans cela. Mais enfin dégoûté d’un métier auquel je n’étois pas propre & d’une situation très-gênante qui n’avoit rien d’agréable pour moi, après un an d’essai durant lequel je n’épargnai point mes soins, je me déterminai à quitter mes disciples, bien convaincu que je ne parviendrois jamais à les bien élever. M. de Mably lui-même voyoit cela tout aussi bien que moi. Cependant je crois qu’il n’eût jamais pris sur lui de me renvoyer si je ne lui en eusse épargné la peine & cet excès de condescendance en pareil cas n’est assurément pas ce que j’approuve.
Ce qui me rendoit mon état plus insupportable, étoit la comparaison continuelle que j’en faisois avec celui que j’avois quitté: c’étoit le souvenir de mes cheres Charmettes, de mon jardin, de mes arbres, de ma fontaine, de mon verger & sur-tout de celle pour qui j’étois né qui donnoit de l’ame à tout cela. En repensant à elle, à nos plaisirs, à notre innocente vie, il me prenoit des serremens de coeur, des étouffemens qui m’ôtoient le courage de rien faire. Cent fois j’ai été violemment tenté de partir à l’instant & à pied pour retourner auprès d’elle; pourvu que je la revisse encore une fois j’aurois été content de mourir à l’instant même. Enfin je ne pus résister à ces souvenirs si tendres qui me rappelloient auprès d’elle à quelque prix que ce fût. Je me disois que je n’avois pas été assez patient, assez complaisant, assez caressant, que je pouvois encore vivre heureux dans une amitié très-douce en y mettant du mien plus que je n’avois fait. Je forme les plus beaux projets du monde, je brûle de les exécuter. Je [363] quitte tout, je renonce à tout, je pars, je vole, j’arrive dans tous les mêmes transports de ma premiere jeunesse & je me retrouve à ses pieds. Ah! j’y serois mort de joie si j’avois retrouvé dans son accueil, dans ses caresses, dans son coeur enfin, le quart de ce que j’y retrouvois autrefois & que j’y reportois encore.
Affreuse illusion des choses humaines! Elle me reçut toujours avec son excellent coeur qui ne pouvoit mourir qu’avec elle: mais je venois rechercher le passé qui n’étoit plus & qui ne pouvoit renaître. A peine eus-je resté une demi-heure avec elle que je sentis mon ancien bonheur mort pour toujours. Je me retrouvai dans la même situation désolante que j’avois été forcé de fuir, &, cela sans que je pusse dire qu’il y eût de la faute de personne; car au fond Courtilles n’étoit pas mauvais & parut me revoir avec plus de plaisir que de chagrin. Mais comment me souffrir surnuméraire près de celle pour qui j’avois été tout & qui ne pouvoit cesser d’être tout pour moi? Comment vivre étranger dans la maison dont j’étois l’enfant. L’aspect des objets témoins de mon bonheur passé me rendoit la comparaison plus cruelle. J’aurois moins souffert dans une autre habitation. Mais me voir rappeller incessamment tant de doux souvenirs, c’étoit irriter le sentiment de mes pertes. Consumé de vains regrets, livré à la plus noire mélancolie, je repris le train de rester seul hors les heures des repas. Enfermé avec mes livres j’y cherchois des distractions utiles, & sentant le péril imminent que j’avois tant craint autrefois, je me tourmentois derechef à chercher en moi-même les moyens d’y pourvoir quand Maman n’auroit plus de ressources. J’avois mis [364] les choses dans sa maison sur le pied d’aller sans empirer; mais depuis moi tout étoit changé. Son Econome étoit un dissipateur. Il vouloit briller: bon cheval, bon équipage; il aimoit à s’étaler noblement aux yeux des voisins; il faisoit des entreprises continuelles en choses où il n’entendoit rien. La pension se mangeoit d’avance, les quartiers en étoient engagés, les loyers étoient arriérés & les dettes alloient leur train. Je prévoyois que cette pension ne tarderoit pas d’être saisie, peut-être supprimée. Enfin je n’envisageois que ruine & désastres & le moment m’en sembloit si proche que j’en sentois d’avance toutes les horreurs.
Mon cher cabinet étoit ma seule distraction. A force d’y chercher des remedes contre le trouble de mon ame, je m’avisai d’y en chercher contre les maux que je prévoyois, revenant à mes anciennes idées, me voilà bâtissant de nouveaux châteaux en Espagne, pour tirer cette pauvre Maman des extrémités cruelles où je la voyois prête à tomber. Je ne me sentois pas assez savant & ne me croyois pas assez d’esprit pour briller dans la république des lettres & faire une fortune par cette voie. Une nouvelle idée qui se présenta m’inspira la confiance que la médiocrité de mes talens ne pouvoit me donner. Je n’avois pas abandonné la musique en cessant de l’enseigner. Au contraire, j’en avois assez étudié la théorie pour pouvoir me regarder au moins comme savant dans cette partie. En réfléchissant à la peine que j’avois eue d’apprendre à déchiffrer les notes & à celle que j’avois encore de chanter à livre ouvert, je vins à penser que cette difficulté pouvoit bien venir de la chose autant que de moi, sachant [365] sur-tout qu’en général apprendre la musique n’étoit pour personne chose aisée. En examinant la constitution des signes je les trouvois souvent fort mal inventés. Il y avoit long-tans que j’avois pensé à noter l’échelle par chiffres pour éviter d’avoir toujours à tracer des lignes & portées lorsqu’il falloit noter le moindre petit air. J’avois été arrêté par les difficultés des octaves & par celles de la mesure & des valeurs. Cette ancienne idée me revint dans l’esprit & je vis, en y repensant, que ces difficultés n’étoient pas insurmontables. J’y rêvai avec succès & je parvins à noter quelque musique que ce fût par mes chiffres avec la plus grande exactitude & je puis dire avec la plus grande simplicité. Dès ce moment je crus ma fortune faite, & dans l’ardeur de la partager avec celle à qui je devois tout, je ne songeai qu’à partir pour Paris, ne doutant pas qu’en présentant mon projet à l’Académie je ne fisse une révolution. J’avois rapporté de Lyon quelque argent; je vendis mes livres. En quinze jours ma résolution fut prise & exécutée. Enfin plein des idées magnifiques qui me l’avoient inspirée & toujours le même dans tous les tans, je partis de Savoie avec mon systême de musique, comme autrefois j’étois parti de Turin avec ma fontaine de Héron.
Telles ont été les erreurs & les fautes de ma jeunesse. J’en ai narré l’histoire avec une fidélité dont mon coeur est content. Si dans la suite j’honorai mon âge mûr de quelques vertus, je les aurois dites avec la même franchise & c’étoit mon dessein. Mais il faut m’arrêter ici. Le tans peut lever [366] bien des voiles. Si ma mémoire parvient à la postérité, peut-être un jour elle apprendra ce que j’avois à dire. Alors on saura pourquoi je me tais.
Fin du sixieme Livre.
JEAN JACQUES ROUSSEAU
LES RÊVERIES
DU PROMENEUR SOLITAIRE
[1776, septembre - 1778, avril; Bibliothèque de Neuchâtel, R. 78; R. 79; R. 49. «Ces trois groupes de manuscrits ont été trouvés par le marquis de Girardin dans la chambre de Rousseau et envoyés à Du Peyrou en même temps que la plupart des manuscrits qu’il avait pu réunir. A la mort de Du Peyrou, ils passèrent à la Bibliothèque de la Ville de Neuchâtel.» La Pléiade édition, t. I, p. 1907; Geneve, 1782 == Du Peyrou/ Moultou, 1780-89 quarto édition, t. X, pp. 367-517.]
LES RÊVERIES
DU PROMENEUR
SOLITAIRE.
PREMIERE PROMENADE
Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frere, de prochain, d’ami, de société que moi-même. Le plus sociable & le plus aimant des humains en a été proscrit par un accord unanime. Ils ont cherché dans les rafinemens de leur haine quel tourment pouvoit être le plus cruel à mon ame sensible, & ils ont brisé violemment tous les liens qui m’attachoient à eux. J’aurois aimé les hommes en dépit d’eux-mêmes. Ils n’ont pu qu’en cessant de l’être se dérober à mon affection. Les voilà donc étrangers, inconnus, nuls enfin pour moi puisqu’ils l’ont voulu. Mais moi, détaché d’eux & de tout, que suis-je moi-même? Voilà ce qui me reste à chercher. Malheureusement cette recherche doit être précédée d’un coup-d’oeil sur ma position. C’est une idée par laquelle il faut nécessairement que je passe, pour arriver d’eux à moi.
Depuis quinze ans & plus que je suis dans cette étrange position, elle me paroît encore un rêve. Je m’imagine toujours qu’une indigestion me tourmente, que je dors d’un mauvais [370] sommeil & que je vais me réveiller bien soulagé de ma peine en me retrouvant avec mes amis. Oui, sans doute, il faut que j’aye fait sans que je m’en apperçusse un saut de la veille au sommeil, ou plutôt de la vie à la mort. Tiré je ne sais comment de l’ordre des choses, je me suis vu précipité dans un chaos incompréhensible où je n’apperçois rien du tout; & plus je pense à ma situation présente & moins je puis comprendre où je suis.
Eh! Comment aurois-je pu prévoir le destin qui m’attendoit? Comment le puis-je concevoir encore aujourd’hui que j’y suis livré? Pouvois-je dans mon bon sens supposer qu’un jour, moi le même homme que j’étois, le même que je suis encore, je passerois, je serois tenu sans le moindre doute pour un monstre, un empoisonneur, un assassin, que je deviendrois l’horreur de la race humaine, le jouet de la canaille, que toute la salutation que me feroient les passans seroit de cracher sur moi; qu’une génération tout entiere s’amuseroit d’un accord unanime à m’enterrer tout vivant? Quand cette étrange révolution se fit, pris au dépourvu, j’en fus d’abord bouleversé. Mes agitations, mon indignation me plongerent dans un délire qui n’a pas eu trop de dix ans pour se calmer, & dans cet intervalle, tombé d’erreur en erreur, de faute en faute, de sottise en sottise, j’ai fourni par mes imprudences aux directeurs de ma destinée autant d’instrumens qu’ils ont habilement mis en œuvre pour la fixer sans retour.
Je me suis débattu long-tans aussi violemment que vainement. Sans adresse, sans art, sans dissimulation, sans prudence, [371] franc, ouvert impatient, emporté, je n’ai fait en me débattant que m’enlacer davantage & leur donner incessamment de nouvelles prises qu’ils n’ont eu garde de négliger. Sentant enfin tous mes efforts inutiles & me tourmentant à pure perte, j’ai pris le seul parti qui me restoit à prendre, celui de me soumettre à ma destinée sans plus regimber contre la nécessité. J’ai trouvé dans cette résignation le dédommagement de tous mes maux par la tranquillité qu’elle me procure & qui ne pouvoit s’allier avec le travail continuel d’une résistance aussi pénible qu’infructueuse.
Une autre chose a contribué à cette tranquillité. Dans tous les rafinemens de leur haine, mes persécuteurs en ont omis un que leur animosité leur a fait oublier; c’étoit d’en graduer si bien les effets, qu’ils pussent entretenir & renouveler mes douleurs sans cesse, en me portant toujours quelque nouvelle atteinte. S’ils avoient eu l’adresse de me laisser quelque lueur d’espérance, ils me tiendroient encore par-là. Ils pourroient faire encore de moi leur jouet par quelque faux leurre, & me navrera ensuite d’un tourment toujours nouveau par mon attente déçue. Mais ils ont d’avance épuisé toutes leurs ressources; en ne me laissant rien ils se sont tout ôté à eux-mêmes. La diffamation, la dépression, la dérision, l’opprobre dont ils m’ont couvert ne sont pas plus susceptibles d’augmentation que d’adoucissement; nous sommes également hors d’état, eux de les aggraver & moi de m’y soustraire. Ils se sont tellement pressés de porter à son comble la mesure de ma misere, que toute la puissance humaine, aidée de toutes les ruses de l’enfer, n’y sauroit plus rien ajouter. La [372] douleur physique elle-même au lieu d’augmenter mes peines y feroit diversion. En m’arrachant des cris, peut-être, elle m’épargneroit des gémissemens, & les déchiremens de mon corps suspendroient ceux de mon coeur.
Qu’ai-je encore à craindre d’eux puisque tout est fait? Ne pouvant plus empirera mon état, ils ne sauroient plus m’inspirer d’alarmes. L’inquiétude & l’effroi sont des maux dont ils m’ont pour jamais délivré: c’est toujours un soulagement. Les maux réels ont sur moi peu de prise; je prends aisément mon parti sur ceux que j’éprouve, mais non pas sur ceux que je crains. Mon imagination effarouchée les combine, les retourne, les étend & les augmente. Leur attente me tourmente cent fais plus que leur présence, & la menace m’est plus terrible que le coup. Si-tôt qu’ils arrivent, l’événement leur ôtant tout ce qu’ils avoient d’imaginaire, les réduit à leur juste valeur. Je les trouve alors beaucoup moindres que je ne me les étois figurés, & même au milieu de ma souffrance, je ne laisse pas de me sentir soulagé. Dans cet état, affranchi de toute nouvelle crainte & délivré de l’inquiétude de l’espérance, la seule habitude suffira pour me rendre de jour en jour plus supportable une situation que rien ne peut empirer, & à mesure que le sentiment s’en émousse par la durée ils n’ont plus de moyens pour le ranimer. Voilà le bien que m’ont fait mes persécuteurs en épuisant sans mesure tous les traits de leur animosité. Ils se sont ôté sur moi tout empire, & je puis désormais me moquer d’eux.
Il n’y a pas deux mois encore qu’un plein calme est rétabli dans mon coeur. Depuis long-tans je ne craignois plus [373] rien; mais j’espérois encore, & cet espoir tantôt bercé tantôt frustré étoit une prise par laquelle mille passions diverses ne cessoient de m’agiter. Un événement aussi triste qu’imprévu vient enfin d’effacer de mon coeur ce foible rayon d’espérance & m’a fait voir ma destinée fixée à jamais sans retour ici-bas. Dès-lors je me suis résigné sans réserve & j’ai retrouvé la paix.
Si-tôt que j’ai commencé d’entrevoir la trame dans toute son étendue, j’ai perdu pour jamais l’idée de ramener de mon vivant le public sur mon compte, & même ce retour ne pouvant plus être réciproque me seroit désormais bien inutile. Les hommes auroient beau revenir à moi, ils ne me retrouveroient plus. Avec le dédain qu’ils m’ont inspiré, leur commerce me seroit insipide & même à charge, & je suis cent fais plus heureux dans ma solitude, que je ne pourrois l’être en vivant avec eux. Ils ont arraché de mon coeur toutes les douceurs de la société. Elles n’y pourroient plus germer derechef à mon âge; il est trop tard. Qu’ils me fassent désormais du bien ou du mal tout m’est indifférent de leur part, & quoi qu’ils fassent, mes contemporains ne seront jamais rien pour moi.
Mais je comptois encore sur l’avenir, & j’espérois qu’une génération meilleure, examinant mieux & les jugemens portés par celle-ci sur mon compte & sa conduite avec moi, démêleroit aisément l’artifice de ceux qui la dirigent & me verroit encore tel que je suis. C’est cet espoir qui m’a fait écrire mes Dialogues, & qui m’a suggéré mille folles tentatives pour les faire passer à la postérité. Cet espoir, quoiqu’éloigné, [374] tenoit mon ame dans la même agitation que quand je cherchois encore dans le siecle un coeur juste, & mes espérances que j’avois beau jetter au loin me rendoient également le jouet des hommes d’aujourd’hui. J’ai dit dans mes Dialogues sur quoi je fondois cette attente. Je me trompois. Je l’ai senti par bonheur assez à tems pour trouver encore avant ma derniere heure un intervalle de pleine quiétude & de repos absolu. Cet intervalle a commencé à l’époque dont je parle, & j’ai lieu de croire qu’il ne sera plus interrompu.
Il se passe bien peu de jours que de nouvelles réflexions ne me confirment combien j’étois dans l’erreur de compter sur le retour du public, même dans un autre âge; puisqu’il est conduit dans ce qui me regarde par des guides qui se renouvellent sans ces dans les Corps qui m’ont pris en aversion. Les particuliers meurent; mais les Corps collectifs ne meurent point. Les mêmes passions s’y perpétuent, & leur haine ardente immortelle comme le démon qui l’inspire, a toujours la même activité. Quand tous mes ennemis particuliers seront morts, les Médecins, les Oratoriens vivront encore, & quand je n’aurois pour persécuteurs que ces deux Corps-là, je dois être sûr qu’ils ne laisseront pas plus de paix à ma mémoire après ma mort, qu’ils n’en laissent à ma personne de mon vivant. Peut-être par trait de tems, les Médecins que j’ai réellement offensés pourroient-ils s’appaiser: mais les Oratoriens que j’aimois, que j’estimois, en qui j’avois toute confiance & que je n’offensai jamais, les Oratoriens gens d’église & demi-moines, seront à jamais implacables, leur propre iniquité fait mon crime que leur amour-propre ne me [375] pardonnera jamais & le public dont ils auront soin d’entretenir & ranimer l’animosité sans cesse, ne s’appaisera pas plus qu’eux.
Tout est fini pour moi sur la terre. On ne peut plus m’y faire ni bien ni mal. Il ne me reste plus rien à espérer ni à craindre en ce monde & m’y voilà tranquille au fond de l’abyme, pauvre mortel infortuné, mais impassible comme Dieu même.
Tout ce qui m’est extérieur, m’est étranger désormais. Je n’ai plus en ce monde ni prochain, ni semblables, ni freres. Je suis sur la terre comme dans une planete étrangere où je serois tombé de celle que j’habitois. Si je reconnois autour de moi quelque chose, ce ne sont que des objets affligeans & déchirans pour mon coeur, & je ne peux jetter les yeux sur ce qui me touche & m’entoure sans y trouver toujours quelque sujet de dédain qui m’indigne, ou de douleur qui m’afflige. Ecartons donc de mon esprit tous les pénibles objets dont je m’occuperois aussi douloureusement qu’inutilement. Seul pour le reste de ma vie, puisque je ne trouve qu’en moi la consolation, l’espérance & la paix, je ne dois ni ne veux plus m’occuper que de moi. C’est dans cet état que je reprends la suite de l’examen sévere & sincere que j’appelai jadis mes Confessions. Je consacre mes derniers jours à m’étudier moi-même & à préparer d’avance le compte que je ne tarderai pas à rendre de moi. Livrons-nous tout entier à la douceur de converser avec mon ame, puisqu’elle est la seule que les hommes ne puissent m’ôter. Si à force de réfléchir sur mes dispositions intérieures, je parviens à les [376] mettre en meilleur ordre & à corriger le mal qui peut y rester, mes méditations ne seront pas entierement inutiles, & quoique je ne sais plus bon à rien sur la terre, je n’aurai pas tout-à-fait perdu mes derniers jours. Les loisirs de mes promenades journalieres ont souvent été remplis de contemplations charmantes, dont j’ai regret d’avoir perdu le souvenir. Je fixerai par l’écriture celles qui pourront me venir encore; chaque fais que je les relirai m’en rendra la jouissance. J’oublierai mes malheurs, mes persécuteurs, mes opprobres, en songeant au prix qu’avoit mérité mon coeur.
Ces feuilles ne seront proprement qu’un informe journal de mes rêveries. Il y sera beaucoup question de moi, parce qu’un solitaire qui réfléchit s’occupe nécessairement beaucoup de lui-même. Du reste toutes les idées étrangeres qui me passent par la tête en me promenant, y trouveront également leur place. Je dirai ce que j’ai pensé tout comme il m’est venu & avec aussi peu de liaison que les idées de la veille en ont d’ordinaire avec celles du lendemain. Mais il en résultera toujours une nouvelle connoissance de mon naturel & de mon humeur par celle des sentimens & des pensées, dont mon esprit fait sa pâture journaliere dans l’étrange état où je suis. Ces feuilles peuvent donc être regardées comme un appendice de mes Confessions, mais je ne leur en donne plus le titre, ne sentant plus rien à dire qui puisse le mériter. Mon coeur s’est purifié à la coupelle de l’adversité, & j’y trouve à peine en le sondant avec soin, quelque reste de penchant répréhensible. Qu’aurois-je encore à confesser quand toutes les affections terrestres en sont arrachées? Je n’ai pas plus à me [377] louer qu’à me blâmer: je suis nul désormais parmi les hommes, & c’est tout ce que je puis être n’ayant plus avec eux de relation réelle, de véritable société. Ne pouvant plus faire aucun bien qui ne tourne à mal, ne pouvant plus agir sans nuire à autrui, ou à moi-même, m’abstenir est devenu mon unique devoir, & je le remplis autant qu’il est en moi. Mais dans ce désoeuvrement du corps mon ame est encore active, elle produit encore des sentimens, des pensées, & sa vie interne & morale semble encore s’être accrue par la mort de tout intérêt terrestre & temporel. Mon corps n’est plus pour moi qu’un embarras, qu’un obstacle, & je m’en dégage d’avance autant que je puis.
Une situation si singuliere mérite assurément d’être examinée & décrite, & c’est à cet examen que je consacre mes derniers loisirs. Pour le faire avec succès il y faudroit procéder avec ordre & méthode: mais je suis incapable de ce travail & même il m’écarteroit de mon but qui est de me rendre compte des modifications de mon ame & de leurs successions. Je ferai sur moi-même à quelqu’égard, les opérations que font les physiciens sur l’air pour en connoître l’état journalier. J’appliquerai le barometre à mon ame, & ces opérations bien dirigées & long-tans répétées me pourroient fournir des résultats aussi sûrs que les leurs. Mais je n’étends pas jusque-là mon entreprise. Je me contenterai de tenir le régistre des opérations, sans chercher à les réduire en systême. Je fais la même entreprise que Montaigne, mais avec un but tout contraire au sien: car il n’écrivoit ses Essais que pour les autres, & je n’écris mes rêveries que [378] pour moi. Si dans mes plus vieux jours aux approches du départ, je reste, comme je l’espere, dans la même disposition où je suis, leur lecture me rappellera la douceur que je goûte à les écrire & faisant renaître ainsi pour moi le tems passé, doublera pour ainsi dire mon existence. En dépit des hommes je saurai goûter encore le charme de la société & je vivrai décrépit avec moi dans un autre âge, comme je vivrois avec un moins vieux ami.
J’écrivois mes premieres Confessions & mes Dialogues dans un souci continuel sur les moyens de les dérober aux mains rapaces de mes persécuteurs, pour les transmettre s’il étoit possible à d’autres générations. La même inquiétude ne me tourmente plus pour cet écrit, je sais qu’elle seroit inutile, & le désir d’être mieux connu des hommes s’étant éteint dans mon coeur, n’y laisse qu’une indifférence profonde sur le sort & de mes vrais écrits & des monumens de mon innocence, qui déjà peut-être ont été tous pour jamais anéantis. Qu’on épie ce que je fais, qu’on s’inquiete de ces feuilles, qu’on s’en empare, qu’on les supprime, qu’on les falsifie, tout cela m’est égal désormais. Je ne les cache ni ne les montre. Si on me les enleve de mon vivant, on ne m’enlevera ni le plaisir de les avoir écrites, ni le souvenir de leur contenu, ni les méditations solitaires dont elles sont le fruit & dont la source ne peut ne s’éteindre qu’avec mon ame. Si dès mes premieres calamités j’avois su ne point regimber contre ma destinée & prendre le parti que je prends aujourd’hui, tous les efforts des hommes, toutes leurs épouvantables machines eussent été sur moi sans effet, & ils n’auroient [379] pas plus troublé mon repos par toutes leurs trames, qu’ils ne peuvent le troubler désormais par tous leurs succès; qu’ils jouissent à leur gré de mon opprobre, ils ne m’empêcheront pas de jouir de mon innocence & d’achever mes jours en paix malgré eux.
DEUXIEME PROMENADE
Ayant donc formé le projet de décrire l’état habituel de mon ame dans la plus étrange position où se puisse jamais trouver un mortel, je n’ai vu nulle maniere plus simple & plus sûre d’exécuter cette entreprise, que de tenir un régistre fidelle de mes promenades solitaires & des rêveries qui les remplissent, quand je laisse ma tête entierement libre, & mes idées suivre leur pente sans résistance & sans gêne. Ces heures de solitude & de méditation sont les seules de la journée où je sais pleinement moi & à moi sans diversion, sans obstacle, & où je puisse véritablement dire être ce que la nature a voulu.
J’ai bientôt senti que j’avois trop tardé d’exécuter ce projet. Mon imagination déjà moins vive, ne s’enflamme plus comme autrefois à la contemplation de l’objet qui l’anime, je m’enivre moins du délire de la rêverie; il y a plus de réminiscence que de création dans ce qu’elle produit désormais, un tiede alanguissement énerve toutes mes facultés, l’esprit de vie s’éteint en moi par degrés; mon ame ne s’élance plus qu’avec peine hors de sa caduque enveloppe, & sans l’espérance de l’état auquel j’aspire parce que je m’y sens avoir droit, je n’existerois plus que par des souvenirs. Ainsi pour me contempler moi-même avant mon déclin, il faut que je remonte au moins de quelques années au tems où perdant tout espoir ici-bas & ne trouvant plus d’aliment pour mon coeur sur la terre, je m’accoutumois peu-à-peu à le [381] nourrir de sa propre substance & à chercher toute sa pâture au-dedans de moi.
Cette ressource, dont je m’avisai trop tard, devint si féconde qu’elle suffit bientôt pour me dédommager de tout. L’habitude de rentrer en moi-même me fit perdre enfin le sentiment & presque le souvenir de mes maux, j’appris ainsi par ma propre expérience que la source du vrai bonheur est en nous, & qu’il ne dépend pas des hommes de rendre vraiment misérable celui qui sait vouloir être heureux. Depuis quatre ou cinq ans je goûtois habituellement ces délices internes que trouvent dans la contemplation les ames aimantes & douces. Ces ravissemens, ces extases que j’éprouvois quelquefois en me promenant ainsi seul, étoient des jouissances que je devois à mes persécuteurs: sans eux, je n’aurois jamais trouvé ni connu les trésors que je portois en moi-même. Au milieu de tant de richesses, comment en tenir un régistre fidelle? En voulant me rappeler tant de douces rêveries, au lieu de les décrire j’y retombois. C’est un état que son souvenir ramene, & qu’on cesseroit bientôt de connoître, en cessant tout-à-fait de le sentir.
J’éprouvai bien cet effet dans les promenades qui suivirent le projet d’écrire la suite de mes Confessions, sur-tout dans celle dont je vais parler & dans laquelle un accident imprévu vint rompre le fil de mes idées & leur donner pour quelque tems un autre cours.
Le jeudi Octobre 1776, je suivis après dîné les boulevards jusqu’à la rue du Chemin-verd par laquelle je gagnai les hauteurs de Ménil-montant, & de-là, prenant [382] les sentiers à travers les vignes & les prairies, je traversai jusqu’à Charonne le riant paysage qui sépare ces deux villages; puis je fis un détour pour revenir par les mêmes prairies en prenant un autre chemin. Je m’amusois à les parcourir avec ce plaisir & cet intérêt que m’ont toujours donnés les sites agréables, & m’arrêtant quelquefois à fixer des plantes dans la verdure. J’en apperçus deux que je voyois assez rarement autour de Paris & que je trouvai très-abondantes dans ce canton-là. L’une est le Picris hieracioides de la famille des composées, & l’autre le Buplevrum falcatum de celles des ombelliferes. Cette découverte me réjouit & m’amusa très-long-tans & finit par celle d’une plante encore plus rare, sur-tout dans un pays élevé, savoir le Cerastium aquaticum que, malgré l’accident qui m’arriva le même jour, j ai retrouvé dans un livre que j’avois sur moi & placé dans mon herbier.
Enfin après avoir parcouru en détail plusieurs autres plantes que je voyois encore en fleurs, & dont l’aspect & l’énumération qui m’étoit familiere me donnoient néanmoins toujours du plaisir, je quittai peu-à-peu ces menues observations pour me livrer à l’impression, non moins agréable, mais plus touchante que faisoit sur moi l’ensemble de tout cela. Depuis quelques jours on avoit achevé la vendange; les promeneurs de la ville s’étoient déjà retirés; les paysans aussi quittoient les champs jusqu’aux travaux d’hiver. La campagne encore verte & riante, mais défeuillée en partie & déjà presque déserte, offroit par-tout l’image de la solitude & des approches de l’hiver. Il résultoit de son aspect un [383] mélange d’impression douce & triste trop analogue à mon âge & à mon sort, pour que je ne m’en fisse pas l’application. Je me voyois au déclin d’une vie innocente & infortunée, l’ame encore pleine de sentimens vivaces & l’esprit encore orné de quelques fleurs, mais déjà flétries par la tristesse & desséchées par les ennuis. Seul & délaissé je sentois venir le froid des premieres glaces, & mon imagination tarissante ne peuploit plus ma solitude d’êtres formés selon mon coeur. Je me disois en soupirant: qu’ai-je fait ici-bas? J’étois fait pour vivre, & je meurs sans avoir vécu. Au moins ce n’a pas été ma faute, & je porterai à l’Auteur de mon être, sinon l’offrande des bonnes œuvres qu’on ne m’a pas laissé faire, du moins un tribut de bonnes intentions frustrées, de sentimens sains mais rendus sans effet & d’une patience à l’épreuve des mépris des hommes. Je m’attendrissois sur ces réflexions, je récapitulois les mouvemens de mon ame des ma jeunesse, & pendant mon âge mûr, & depuis qu’on m’a séquestré de la société des hommes, & durant la longue retraite dans laquelle je dois achever mes jours. Je revenois avec complaisance sur toutes les affections de mon coeur, sur ses attachemens si tendres mais si aveugles, sur les idées moins tristes que consolantes dont mon esprit s’étoit nourri depuis quelques années, & je me préparois à les rappeler assez pour les décrire avec un plaisir presque égal à celui que j’avois pris a m’y livrer. Mon après-midi se passa dans ces paisibles méditations, & je m’en revenois très-content de ma journée, quand au fort de ma rêverie j’en fus tiré par l’événement qui me reste à raconter.
[384] J’étois sur les six heures à la descente de Ménil-montant, presque vis-à-vis du Galant Jardinier, quand des personnes qui marchoient devant moi, s’étant tout-à-coup brusquement écartées, je vis fondre sur moi un gros chien danois qui, s’élançant à toutes jambes devant un carrosse, n’eut pas même le tems de retenir sa course ou de se détourner quand il m’apperçut. Je jugeai que le seul moyen que j’avois d’éviter d’être jetté par terre, étoit de faire un grand saut si juste, que le chien passât sous moi tandis que je serois en l’air. Cette idée plus prompte que l’éclair & que je n’eus le tems ni de raisonner ni d’exécuter, fut la derniere avant mon accident. Je ne sentis ni le coup ni la chûte, ni rien de ce qui s’ensuivit jusqu’au moment où je revins a moi.
Il étoit presque nuit quand je repris connoissance. Je me trouvai entre les bras de trois ou quatre jeunes gens qui me raconterent ce qui venoit de m’arriver. Le chien danois n’ayant pu retenir son élan s’étoit précipité sur mes deux jambes &, me choquant de sa masse & de sa vitesse, m’avoit fait tomber la tête en avant: la mâchoire supérieure portant tout le poids de mon corps, avoit frappé sur un pavé très-raboteux, & la chute avoit été d’autant plus violente qu’étant à la descente, ma tête avoit donné plus bas que mes pieds.
Le carrosse auquel appartenoit le chien suivoit immédiatement & m’auroit passé sur le corps, si le cocher n’eût à l’instant retenu ses chevaux. Voilà ce que j’appris par le récit de ceux qui m’avoient relevé & qui me soutenoient encore lorsque je revins à moi. L’état auquel je me trouvai dans c & instant est trop singulier pour n’en pas faire ici la description.
[385] La nuit s’avançoit. J’apperçus le Ciel, quelques étoiles, & un peu de verdure. Cette premiere sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentois encore que par-là. Je naissois dans cet instant à la vie, & il me sembloit que je remplissois de ma légere existence tous les objets que j’appercevois. Tout entier au moment présent je ne me souvenois de rien; je n’avois nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venoit de m’arriver; je ne savois ni qui j’étois, ni où j’étois; je ne sentois ni mal, ni crainte, ni inquiétude. Je voyois couler mon sang, comme j’aurois vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m’appartînt en aucune sorte. Je sentois dans tout mon être un calme ravissant auquel, chaque fois que je me le rappelle je ne trouve rien de comparable dans toute l’activité des plaisirs connus.
On me demanda où je demeurois; il me fut impossible de le dire. Je demandai où j’étois; on me dit, à la haute-borne; c’étoit comme si l’on m’eût dit au mont Atlas. Il fallut demander successivement le pays, la ville & le quartier où je me trouvois. Encore cela ne put-il suffire pour me reconnoître; il me fallut tout le trajet de-là jusqu’au boulevard pour me rappeler ma demeure & mon nom. Un Monsieur que je ne connoissois pas & qui eut la charité de m’accompagner quelque tems, apprenant que je demeurois si loin, me conseilla de prendre au Temple un fiacre pour me reconduire chez moi. Je marchois très-bien, très-légerement sans sentir ni douleur ni blessure, quoique je crachasse toujours beaucoup de sang. Mais j’avois un frisson glacial qui faisoit claquer d’une façon très-incommode mes dents fracassées. Arrive [386] au Temple, je pensai que puisque je marchois sans peine il valoit mieux continuer ainsi ma route à pied, que de m’exposer à périr de froid dans un fiacre. Je fis ainsi la demi-lieue qu’il y a du Temple à la rue Plâtriere, marchant sans peine, évitant les embarras, les voitures, choisissant & suivant mon chemin tout-aussi bien que j’aurois pu faire en pleine santé. J’arrive, j’ouvre le secret qu’on a fait mettre à la porte de la rue, je monte l’escalier dans l’obscurité & j’entre enfin chez moi sans autre accident que ma chute & ses suites, dont je ne m’appercevois pas même encore alors.
Les cris de ma femme en me voyant, me firent comprendre que j’étois plus maltraité que je ne pensois. Je passai la nuit sans connoître encore & sentir mon mal. Voici ce que je sentis & trouvai le lendemain. J’avois la levre supérieure fendue en-dedans jusqu’au nez, en-dehors la peau l’avoit mieux garantie, & empêchoit la totale séparation, quatre dents enfoncées à la mâchoire supérieure, toute la partie du visage qui la couvre extrêmement enflée & meurtrie, le pouce droit foulé & très-gros, le pouce gauche griévement blessé, le bras gauche foulé, le genou gauche aussi très-enflé & qu’une contusion forte & douloureuse empêchoit totalement de plier. Mais avec tout ce fracas, rien de brisé, pas même une dent, bonheur qui tient du prodige dans une chûte comme celle-là.
Voilà très-fidellement l’histoire de mon accident. En peu de jours cette histoire se répandit dans Paris tellement changée & défigurée qu’il étoit impossible d’y rien reconnoître. J’aurois dû compter d’avance sur cette métamorphose; mais [387] il s’y joignit tant de circonstances bizarres; tant de propos obscurs & de réticences l’accompagnerent; on m’en parloit d’un air si risiblement discret que tous ces mysteres m’inquiéterent. J’ai toujours hai les ténebres, elles m’inspirent naturellement une horreur que celles dont on m’environne depuis tant d’années n’ont pas dû diminuer. Parmi toutes les singularités de cette époque je n’en remarquerai qu’une, mais suffisante pour faire juger des autres.
M***.[M. Lenoir Lieutenant General de police] avec lequel je n’avois eu jamais aucune relation, envoya son secrétaire s’informer de mes nouvelles, & me faire d’instantes offres de services qui ne me parurent pas dans la circonstance d’une grande utilité pour mon soulagement. Son secrétaire ne laissa pas de me presser très-vivement de me prévaloir de ses offres, jusqu’à me dire que si je ne me fiois pas à lui, je pouvois écrire directement à M ***.[M.Lenoir]. Ce grand empressement & l’air de confidence qu’il y joignit, me firent comprendre qu’il y avoit sous tout cela quelque mystere que je cherchois vainement à pénétrer. Il n’en falloit pas tant pour m’effaroucher, sur-tout dans l’état d’agitation où mon accident & la fievre qui s’y étoit jointe avoient mis ma tête. Je me livrois à mille conjectures inquiétantes & tristes, & je faisois sur tout ce qui se passoit autour de moi, des commentaires qui marquoient plutôt le délire de la fievre, que le sang-froid d’un homme qui ne prend plus d’intérêt à rien.
Un autre événement vint achever de troubler ma tranquillité. Madame ***.[d’Ormoy] m’avoit recherché depuis quelques années, sans que je pusse deviner pourquoi. De petits cadeaux affectés, de fréquentes visites sans objet & sans plaisir me marquoient [388] assez un but secret à tout cela, mais ne me le montroient pas. Elle m’avoit parlé d’un roman qu’elle vouloit faire pour le présenter à la Reine. Je lui avois dit ce que je pensois des femmes auteurs. Elle m’avoit fait entendre que ce projet avoit pour but le rétablissement de sa fortune, pour lequel elle avoit besoin de protection; je n’avois rien à répondre à cela. Elle me dit depuis que n’ayant pu avoir accès auprès de la Reine, elle étoit déterminée à donner son livre au public. Ce n’étoit plus le cas de lui donner des conseils qu’elle ne me demandoit pas, & qu’elle n’auroit pas suivis. Elle m’avoit parlé de me montrer auparavant le manuscrit. Je la priai de n’en rien faire, & elle n’en fit rien
Un beau jour durant ma convalescence, je reçus de sa part ce livre tout imprimé & même relié, & je vis dans la préface de si grosses louanges de moi, si maussadement plaquées & avec tant d’affectation que j’en fus désagréablement affecté. La rude flagornerie qui s’y faisoit sentir ne s’allia jamais avec la bienveillance; mon coeur ne sauroit se tromper là-dessus.
Quelques jours après Madame ***.[d’Ormoy] me vint voir avec sa fille. Elle m’apprit que son livre faisoit le plus grand bruit à cause d’une note qui le lui attiroit; j’avois à peine remarqué cette note en parcourant rapidement ce roman. Je la relus après le départ de Madame*** [d’Ormoy]; j’en examinai la tournure, j’y crus trouver le motif de ses visites, de ses cajoleries, des grosses louanges de sa préface, & je jugeai que tout cela n’avoit d’autre but que de disposer le public à m’attribuer la note & par conséquent le blâme qu’elle pouvoit attirer à son auteur dans la circonstance où elle étoit publiée.
[389] Je n’avois aucun moyen de détruire ce bruit & l’impression qu’il pouvoit faire, & tout ce qui dépendoit de moi étoit de ne pas l’entretenir, en souffrant la continuation des vaines & ostensibles visites de Madame ***.[d’Ormoy] & de sa fille. Voici pour cet effet, le billet que j’écrivis à la mere. «Rousseau ne recevant chez lui aucun auteur, remercie Madame ***.[d’Ormoy] de ses bontés & la prie de ne plus l’honorer de ses visites.»
Elle me répondit par une lettre honnête dans la forme, mais tournée comme toutes celles que l’on m’écrit en pareil cas. J’avois barbarement porté le poignard dans son coeur sensible, & je devois croire au ton de sa lettre qu’ayant pour moi des sentimens si vifs & si vrais, elle ne supporteroit point sans mourir cette rupture. C’est ainsi que la droiture & la franchise en toute chose, sont des crimes affreux dans le monde, & je paroîtrois à mes contemporains méchant & féroce, quand je n’aurois à leurs yeux d’autre crime que de n’être pas faux & perfide comme eux.
J’étois déjà sorti plusieurs fois & je me promenois même assez souvent aux Thuilleries, quand je vis à l’étonnement de plusieurs de ceux qui me rencontroient, qu’il y avoit encore à mon égard quelqu’autre nouvelle que j’ignorois. J’appris enfin que le bruit public étoit, que j’étois mort de ma chute; & ce bruit se répandit si rapidement & opiniâtrement que plus de quinze jours après que j’en fus instruit, l’on en parla à la Cour comme d’une chose sûre. Le Courrier d’Avignon, à ce qu’on eut soin de m’écrire, annonçant cette heureuse nouvelle, ne manqua pas d’anticiper à cette [390] occasion sur le tribut d’outrages & d’indignités qu’on prépare à ma mémoire après ma mort, en forme d’oraison funebre.
Cette nouvelle fut accompagnée d’une circonstance encore plus singuliere que je n’appris que par hasard & dont je n’ai pu savoir aucun détail. C’est qu’on avoit ouvert en même-tans une souscription pour l’impression des manuscrits que l’on trouveroit chez moi. Je compris par-là qu’on tenoit prêt un recueil d’écrits fabriqués tout exprès pour me les attribuer d’abord après ma mort: car de penser qu’on imprimât fidellement aucun de ceux qu’on pourroit trouver en effet, c’étoit une bêtise qui ne pouvoit entrer dans l’esprit d’un homme sensé, & dont quinze ans d’expérience ne m’ont que trop garanti
Ces remarques, faites coup sur coup & suivies de beaucoup d’autres qui n’étoient gueres moins étonnantes, effaroucherent derechef mon imagination que je croyois amortie, & ces noires ténebres qu’on renforçoit sans relâche autour de moi, ranimerent toute l’horreur qu’elles m’inspirent naturellement. Je me fatiguai à faire sur tout cela mille commentaires & à tâcher de comprendre des mysteres qu’on a rendus inexplicables pour moi. Le seul résultat constant de tant d’énigmes fut la confirmation de toutes mes conclusions précédentes, savoir que, la destinée de ma personne & celle de ma réputation ayant été fixées de concert par toute la génération présente, nul effort de ma part ne pouvoit m’y soustraire puisqu’il m’est de toute impossibilité de transmettre aucun dépôt à d’autres âges sans le faire passer dans celui-ci par des mains intéressées à le supprimer.
[391] Mais cette fois j’allai plus loin. Lamas de tant de circonstances fortuites, l’élévation de tous mes plus cruels ennemis, affectée pour ainsi dire par la fortune, tous ceux qui gouvernent l’Etat, tous ceux qui dirigent l’opinion publique, tous les gens en place, tous les hommes en crédit triés comme sur le volet parmi ceux qui ont contre moi quelque animosité secrete, pour concourir au commun complot, cet accord universel est trop extraordinaire pour être purement fortuit. Un seul homme qui eût refusé d’en être complice, un seul événement qui lui eût été contraire, une seule circonstance imprévue qui lui eût fait obstacle, suffisoit pour le faire échouer. Mais toutes les volontés, toutes les fatalités, la fortune & toutes les révolutions ont affermi l’oeuvre des hommes, & un concours si frappant qui tient du prodige, ne peut me laisser douter que son plein succès ne soit écrit dans les décrets éternels. Des foules d’observations particulieres, soit dans le passé, soit dans le présent, me confirment tellement dans cette opinion, que je n’puis m’empêcher de regarder désormais comme un de ces secrets du Ciel impénétrables à la raison humaine, la même œuvre que je n’envisageois jusqu’ici que comme un fruit de la méchanceté des hommes.
Cette idée loin de m’être cruelle & déchirante, me console, me tranquillise, & m’aide à me résigner. Je ne vais pas si loin que St. Augustin qui se fût consolé d’être damné si telle eût été la volonté de Dieu. Ma résignation vient d’une source moins désintéressée, il est vrai, mais non moins pure & plus digne à mon gré de l’Etre parfait que j’adore.
[392] Dieu est juste; il veut que je souffre; & il sait que je suis innocent. Voilà le motif de ma confiance; mon coeur & ma raison me crient qu’elle ne me trompera pas. Laissons donc faire les hommes & la destinée; apprenons à souffrir sans murmure; tout doit à la fin rentrer dans l’ordre, & mon tour viendra tôt ou tard.
TROISIEME PROMENADE
Je deviens vieux en apprenant toujours.
Solon répétoit souvent ce vers dans sa vieillesse. Il a un sens dans lequel je pourrois le dire aussi dans la mienne; mais c’est une bien triste science que celle que depuis vingt ans l’expérience m’a fait acquérir: l’ignorance est encore préférable. L’adversité sans doute est un grand maître; mais ce maître fait payer cher ses leçons, & souvent le profit qu’on en retire ne vaut pas le prix qu’elles ont coûté. D’ailleurs avant qu’on ait obtenu tout cet acquis par des leçons si tardives, l’à-propos d’en user se passe. La jeunesse est le tems d’étudier la sagesse; la vieillesse est le tems de la pratiquer. L’expérience instruit toujours, je l’avoue; mais elle ne profite que pour l’espace qu’on a devant soi. Est-il tems au moment qu’il faut mourir d’apprendre comment on auroit dû vivre?
Eh que me servent des lumieres si tard & si douloureusement acquises sur ma destinée & sur les passions d’autrui dont elle est l’oeuvre! Je n’ai appris à mieux connoître les hommes que pour mieux sentir la misere où ils m’ont plongé, sans que cette connoissance en me découvrant toujours piéges m’en ait pu faire éviter aucun. Que ne suis-je resté toujours dans cette imbécile mais douce confiance qui me rendit durant tant d’années proie & le jouet de mes bruyans amis, sans qu’enveloppé de toutes leurs trames j’en eusse même le moindre soupçon! J’étois leur dupe & leur victime, il [394] est vrai, mais je me croyois aimé d’eux, & mon coeur jouissoit de l’amitié qu’ils m’avoient inspirée en leur en attribuant autant pour moi. Ces douces illusions sont détruites. La triste vérité que le tems & la raison m’ont dévoilée, en me faisant sentir mon malheur, m’a fait voir qu’il étoit sans remede & qu’il ne me restoit qu’à m’y résigner. Ainsi toutes les expériences de mon age sont pour moi dans mon état sans utilité présente & sans profit pour l’avenir.
Nous entrons en lice à notre naissance, nous en sortons à la mort. Que sert d’apprendre à mieux conduire son char quand on est au bout de la carriere? Il ne reste plus qu’à penser alors que comment on en sortira. L’étude d’un vieillard, s’il qui en reste encore à faire, est uniquement l’apprendre à mourir, & c’est précisément celle qu’on fait le moins à mon âge; on y pense à tout, hormis à cela. Tous les vieillards tiennent plus à la lie que les enfans & en sortent de plus mauvaise grâce que les jeunes gens. C’est que tous leurs travaux ayant été pour cette même vie, ils voyent à fin qu’ils ont perdu leurs peines. Tous leurs soins, tous leurs biens, tous les fruits de leurs laborieuses veilles, ils quittent tout quand ils s’en font. Ils n’ont songé à rien acquérir durant leur vie qu’ils pussent emporter à leur mort.
Je me suis dit tout cela quand il étoit tems de ne le dire, & si je n’ai pas mieux su tirer parti de mes réflexions, ce n’est pas faute de les avoir faites le tems & de les avoir bien digérées. Jetté dès mon enfance dans le tourbillon du monde, j’appris de bonne heure par l’expérience que je n’étois [395] pas fait pour y vivre, & que je n’y parviendrois jamais à l’état dont mon coeur sentoit le besoin. Cessant donc de chercher parmi les hommes le bonheur que je sentois n’y pouvoir trouver, mon ardente imagination sautoit déjà par-dessus l’espace de ma vie à peine commencée, comme sur un terrain qui m’étoit étranger, pour se reposer sur une assiette tranquille ou je pusse me fixer.
Ce sentiment nourri par l’éducation des mon enfance & renforcé durant toute ma vie par ce long tissu de miseres & d’infortunes qui l’a remplie, m’a fait chercher dans tous les tems à connoître la nature & la destination de mon être avec plus d’intérêt & de soin que je n’en ai trouvé dans aucun autre homme. J’en ai beaucoup vu qui philosophoient bien plus doctement que moi, mais leur philosophie leur étoit pour ainsi dire étrangere. Voulant être plus savans que d’autres, ils étudioient l’univers pour savoir comment il étoit arrangé, comme ils auroient étudié quelque machine qu’ils auroient aperçue, par pure curiosité. Ils étudioient la nature humaine pour en pouvoir parler savamment, mais non pas pour se connoître; ils travailloient pour instruire les autres, mais non pas pour s’éclairer en-dedans. Plusieurs d’entr’eux ne vouloient que faire un livre, n’importoit quel, pourvu qu’il fût accueilli. Quand le leur étoit fait & publié, son contenu ne les intéressoit plus en aucune sorte, si ce n’est pour le faire adopter aux autres & pour le défendre au cas qu’il fût attaqué, mai du reste sans en rien tirer pour leur propre usage, sans s’embarrasser même que ce contenu fût faux ou vrai, pourvu qu’il ne fût pas réfuté. Pour moi quand [396] j’ai désiré d’apprendre, c’étoit pour savoir moi-même & non pas pour enseigner; j’ai toujours cru qu’avant d’instruire les autres il falloit commencer par savoir assez pour soi, & de toutes les études que j’ai tâché de faire en ma vie au milieu des hommes, il n’y en a gueres que je n’eusse faites également seul dans une isle déserte où j’aurois été confiné pour le reste de mes jours. Ce qu’on doit faire dépend beaucoup de ce qu’on doit croire, & dans tout ce qui ne tient pas aux premiers besoins de la nature, nos opinions sont la regle de nos actions. Dans ce principe qui fut toujours le mien, j’ai cherché souvent et long-tans pour diriger l’emploi de ma vie, à connoître sa véritable fin, & je me suis bientôt consolé de mon peu d’aptitude à me conduire habilement dans ce monde, en sentant qu’il n’y falloit pas chercher cette fin.
Né dans une famille où régnoient les moeurs & la piété, élevé ensuite avec douceur chez un ministre plein de sagesse & de religion, j’avois reçu dès ma plus tendre enfance des principes, des maximes d’autres diroient des préjugés, qui ne m’ont jamais tout-à-fait abandonné. Enfant encore & livré à moi-même, alléché par des caresses, séduit par la vanité, leurré par l’espérance, forcé par la nécessité, je me fis catholique; mais je demeurai toujours chrétien, & bientôt gagné par l’habitude mon coeur s’attacha sincerement à ma nouvelle religion. Les instructions, les exemples de Madame de Warens m’affermirent dans cet attachement. La solitude champêtre où j’ai passé la fleur de ma jeunesse, l’étude des bons livres à laquelle je me livrai tout entier, [397] renforcerent auprès d’elle mes dispositions naturelles aux sentimens affectueux, & me rendirent dévot presque à la maniere de Fénelon. La méditation dans la retraite, l’étude de la nature, la contemplation de l’univers forcent un solitaire à s’élancer incessamment vers l’Auteur des choses, & à chercher avec une douce inquiétude la fin de tout ce qu’il voit & la cause de tout ce qu’il sent. Lorsque ma destinée me rejeta dans le torrent du monde je n’y retrouvai plus rien qui pût flatter un moment mon coeur. Le regret de mes doux loisirs me suivit par-tout, & jetta l’indifférence & le dégoût sur tout ce qui pouvoit se trouver à ma portée, propre à mener à la fortune & aux honneurs. Incertain dans mes inquiets désirs, j’espérai peu, j’obtins moins, & je sentis dans des lueurs même de prospérité que quand j’aurois obtenu tout ce que je croyois chercher, je n’y aurois point trouvé ce bonheur dont mon coeur étoit avide sans en savoir démêler l’objet. Ainsi tout contribuoit à détacher mes affections de ce monde, même avant les malheurs qui devoient m’y rendre tout-à-fait étranger. Je parvins jusqu’à l’âge de quarante ans flottant entre l’indigence & la fortune, entre la sagesse & l’égarement, plein de vices d’habitude sans aucun mauvais penchant dans le coeur, vivant au hasard sans principes bien décidés par ma raison, & distrait sur mes devoirs sans les mépriser, mais souvent sans les bien connoître. Dès ma jeunesse j’avois fixé cette époque de quarante ans comme le terme de mes efforts pour parvenir & celui de mes prétentions en tout genre. Bien résolu, dès cet âge atteint & dans quelque situation que je fusse, de ne plus me [398] débattre pour en sortir & de passer le reste de mes jours à vivre au jour la journée sans plus m’occuper de l’avenir. Le moment venu, j’exécutai ce projet sans peine & quoiqu’alors ma fortune semblât vouloir prendre une assiette plus fixe, j’y renonçai non-seulement sans regret mais avec un plaisir véritable. En me délivrant de tous ces leurres, de toutes ces vaines espérances, je me livrai pleinement à l’incurie & au repos d’esprit qui fit toujours mon goût le plus dominant & mon penchant le plus durable. Je quittai le monde & ses pompes, je renonçai à toutes parures, plus d’épée, plus de montre, plus de bas blancs, de dorure, de coiffure, une perruque toute simple, un bon gros habit de drap, & mieux que tout cela, je déracinai de mon coeur les cupidités & les convoitises qui donnent du prix à tout ce que je quittois. Je renonçai à la place que j’occupois alors, pour laquelle je n’étois nullement propre, & je me mis à copier de la musique à tant la page, occupation pour laquelle j’avois eu toujours un goût décidé.
Je ne bornai pas ma réforme aux choses extérieures. Je sentis que celle-là même en exigeoit une autre plus pénible sans doute, mais plus nécessaire dans les opinions, & résolu de n’en pas faire à deux fois, j’entrepris de soumettre mon intérieur à un examen sévere qui le réglât pour le reste de ma vie & que je voulois le trouver à ma mort.
Une grande révolution qui venoit de se faire en moi, un autre monde moral qui se dévoiloit à mes regards, les insensés jugemens des hommes, dont sans prévoir encore combien j’en serois la victime, je commençois à sentir l’absurdité, [399] le besoin toujours croissant d’un autre bien que la gloriole littéraire dont à peine la vapeur m’avoit atteint que j’en étois déjà dégoûté, le désir enfin de tracer pour le reste de ma carriere une route moins incertaine que celle dans laquelle j’en venois de passer la plus elle moitié, tout m’obligeoit à cette grande revue dont je sentois depuis long-tans le besoin. Je l’entrepris donc & je ne négligeai rien de ce qui dépendoit de moi pour bien exécuter cette entreprise.
C’est de cette époque que je puis dater mon entier renoncement au monde & ce goût vif pour la solitude, qui ne m’a plus quitté depuis ce temps-là. L’ouvrage que j’entreprenois ne pouvoit s’exécuter que dans une retraite absolue; il demandoit de longues & paisibles méditations que le tumulte de la société ne souffre pas. Cela me força de prendre pour un tems une autre maniere de vivre dont ensuite je me trouvai si bien que, ne l’ayant interrompue depuis lors que par force & pour peu d’instans, je l’ai reprise de tout mon coeur & m’y suis borné sans peine, aussi-tôt que je l’ai pu, & quand ensuite les hommes m’ont réduit à vivre seul, j’ai trouvé qu’en me séquestrant pour me rendre misérable, ils avoient plus fait pour mon bonheur que je n’avois su faire moi-même.
Je me livrai au travail que j’avois entrepris avec un zele proportionné & à l’importance de la chose & au besoin que je sentois en avoir. Je vivois alors avec des philosophes modernes qui ne ressembloient gueres aux anciens: au lieu de lever mes doutes & de fixer mes irrésolutions, ils [400] avoient ébranlé toutes les certitudes que je croyois avoir sur les points qu’il m’importoit le plus de connoître: car, ardens missionnaires d’athéisme & très-impérieux dogmatiques, ils n’enduroient point sans colere, que sur quelque point que ce pût être, on osât penser autrement qu’eux. Je m’étois défendu souvent assez foiblement par haine pour la dispute & par peu de talent pour la soutenir; mais jamais je n’adoptai leur désolante doctrine, & cette résistance à des hommes aussi intolérans, qui d’ailleurs avoient leurs vues, ne fut pas une des moindres causes qui attiserent leur animosité.
Ils ne m’avoient pas persuadé mais ils m’avoient inquiété. Leurs argumens m’avoient ébranlé, sans m’avoir jamais convaincu; je n’y trouvois point de bonne réponse, mais je sentois qu’il y en devoit avoir. Je m’accusois moins d’erreur, que d’ineptie, & mon coeur leur répondoit mieux que ma raison.
Je me dis enfin; me laisserai-je éternellement ballotter par les sophismes des mieux disans, dont je ne suis pas même sûr que les opinions qu’ils prêchent & qu’ils ont tant d’ardeur à faire adopter aux autres soient bien les leurs à eux-mêmes? Leurs passions, qui gouvernent leur doctrine, leurs intérêts de faire croire ceci ou cela rendent impossible à pénétrer ce qu’ils croient eux-mêmes. Peut-on chercher de la bonne foi dans des chefs de parti? Leur philosophie est pour les autres; il m’en faudroit une pour moi. Cherchons-la de toutes mes forces tandis qu’il est tems encore, afin d’avoir une regle fixe de conduite pour le reste de mes jours. Me voilà dans la maturité de l’âge, dans toute la force de l’entendement. Déjà je touche au déclin. Si j’attends [401] encore, je n’aurai plus dans ma délibération tardive l’usage de toutes mes forces; mes facultés intellectuelles auront déjà perdu de leur activité; je ferai moins bien ce que je puis faire aujourd’hui de mon mieux possible: saisissons ce moment favorable; il est l’époque de ma réforme externe & matérielle, qu’il soit aussi celle de ma réforme intellectuelle & morale. Fixons une bonne fois mes opinions, mes principes, & soyons pour le reste de ma vie ce que j’aurai trouvé devoir être après y avoir bien pensé.
J’exécutai ce projet lentement & à diverses reprises, mais avec tout l’effort & toute l’attention dont j’étois capable. Je sentois vivement que le repos du reste de mes jours & mon sort total en dépendoient. Je m’y trouvai d’abord dans un tel labyrinthe d’embarras, de difficultés, d’objections, de tortuosités, de ténebres que vingt fois tenté de tout abandonner, je fus prét, renonçant à de vaines recherches, de m’en tenir dans mes délibérations, aux regles de la prudence commune, sans plus en chercher dans des principes que j’avois tant de peine à débrouiller. Mais cette prudence même m’étoit tellement étrangere, je me sentois si peu propre à l’acquérir, que la prendre pour mon guide, n’étoit autre chose que vouloir à travers les mers & les orages, chercher sans gouvernail, sans boussole, un fanal presque inaccessible, & qui ne m’indiquoit aucun port.
Je persistai: pour la premiere fais de ma vie j’eus du courage, & je dois à son succès d’avoir pu soutenir l’horrible destinée qui dès-lors commençoit à m’envelopper sans que j’en eusse le moindre soupçon. Après les recherches les plus [402] ardentes & les plus sinceres qui jamais peut-être aient été faites par aucun mortel, je me décidai pour toute ma vie sur tous les sentimens qu’il m’importoit d’avoir, & si j’ai pu me tromper dans mes résultats, je suis sûr au moins que mon erreur ne peut m’être imputée à crime; car j’ai fait tous mes efforts pour m’en garantir. Je ne doute point, il est vrai, que les préjugés de l’enfance & les voeux secrets de mon coeur n’oient fait pencher la balance du côté le plus consolant pour moi. On se défend difficilement de croire ce qu’on desire avec tant d’ardeur & qui peut douter que l’intérêt d’admettre ou rejeter les jugemens de l’autre vie ne détermine la foi de la plupart des hommes sur leur espérance ou leur crainte. Tout cela pouvoit fasciner mon jugement, j’en conviens, mais non pas altérer ma bonne foi: car je craignois de me tromper sur toute chose. Si tout consistoit dans l’usage de cette vie il m’importoit de le savoir, pour en tirer du moins le meilleur parti qu’il dépendroit de moi tandis qu’il étoit encore tems & n’être pas tout-à-fait dupe. Mais ce que j’avois le plus à redouter au monde dans la disposition où je me sentois, étoit d’exposer le sort éternel de mon ame pour la jouissance des biens de ce monde, qui ne m’ont jamais paru d’un grand prix.
J’avoue encore que je ne levai pas toujours à ma satisfaction toutes ces difficultés qui m’avoient embarrassé, & dont nos philosophes avoient si souvent rebattu mes oreilles. Mais, résolu de me décider enfin sur des matieres où l’intelligence humaine a si peu de prise & trouvant de toutes parts des mysteres impénétrables & des objections insolubles, [403] j’adoptai dans chaque question le sentiment qui me parut le mieux établi directement, le plus croyable en lui-même, sans m’arrêter aux objections que je ne pouvois résoudre, mais qui se rétorquoient par d’autres objections non moins fortes dans le systême opposé. Le ton dogmatique sur ces matieres ne convient qu’à des charlatans; mais il importe d’avoir un sentiment pour soi, & de le choisir avec toute la maturité de jugement qu’on y peut mettre. Si malgré cela nous tombons dans l’erreur, nous n’en saurions porter la peine en bonne justice, puisque nous n’en aurons point la coulpe. Voilà le principe inébranlable qui sert de base à ma sécurité.
Le résultat de mes pénibles recherches, fut tel à-peu-près que je l’ai consigné depuis dans la profession de foi du Vicaire Savoyard, ouvrage indignement prostitué & profané dans la génération présente, mais qui peut faire un jour révolution parmi les hommes, si jamais il y renaît du bon sens & de la bonne foi.
Depuis lors, resté tranquille dans les principes que j’avois adoptés après une méditation si longue & si réfléchie, j’en ai fait la regle immuable de ma conduite & de ma foi, sans plus m’inquiéter ni des objections que je n’avois pu résoudre ni de celles que je n’avois pu prévoir & qui se présentoient nouvellement de tems à autre à mon esprit. Elles m’ont inquiété quelquefois mais elles ne m’ont jamais ébranlé. Je me suis toujours dit: tout cela ne sont que des arguties & des subtilités métaphysiques, qui ne sont d’aucun poids auprès des principes fondamentaux adoptés par ma raison, confirmés par mon coeur, & qui tous portent le sceau de l’assentiment intérieur dans le silence [404] des passions. Dans des matieres si supérieures à l’entendement humain, une objection que je ne puis résoudre, renversera-t-elle tout un corps de doctrine si solide, si bien liée & formée avec tant de méditation & de soin, si bien appropriée à ma raison, à mon coeur, à tout mon être, & renforcée de l’assentiment intérieur que je sens manquer à toutes les autres? Non, de vaines argumentations ne détruiront jamais la convenance que j’apperçois entre ma nature immortelle & la constitution de ce monde & l’ordre physique que j’y vois régner. J’y trouve dans l’ordre moral correspondant & dont le systême est le résultat de mes recherches, les appuis dont j’ai besoin pour supporter les miseres de ma vie. Dans tout autre systême je vivrois sans ressource & je mourrois sans espoir. Je serois la plus malheureuse des créatures. Tenons-nous-en donc à celui qui seul suffit pour me rendre heureux en dépit de la fortune & des hommes.
Cette délibération & la conclusion que j’en tirai ne semblent-elles pas avoir été dictées par le Ciel même pour me préparer à la destinée qui m’attendoit & me mettre en état de la soutenir? Que serois-je devenu, que deviendois-je encore, dans les angoisses affreuses qui m’attendoient & dans l’incroyable situation où je suis réduit pour le reste de ma vie, si, resté sans asyle où je pusse échapper à mes implacables persécuteurs, sans dédommagement des opprobres qu’ils me font essuyer en ce monde & sans espoir d’obtenir jamais la justice qui m’étoit due, je m étois vu livré tout entier au plus horrible sort qu’ait éprouvé sur la terre aucun mortel? [405] Tandis que, tranquille dans mon innocence je n’imaginois qu’estime & bienveillance pour moi parmi les hommes; tandis que mon coeur ouvert & confiant s’épanchoit avec des amis & des freres, les traîtres m’enlaçoient en silence de rets forgés au fond des enfers. Surpris par les plus imprévus de tous les malheurs & les plus terribles pour une ame fiere, traîné dans la fange sans jamais savoir par qui ni pourquoi, plongé dans un abyme d’ignominie, enveloppé d’horribles ténebres à travers lesquelles je n’appercevois que de sinistres objets, à la premiere surprise je fus terrassé, & jamais je ne serois revenu de l’abattement où me jetta ce genre imprévu de malheurs, si je ne m’étois ménagé d’avance des forces pour me relever dans mes chûtes.
Ce ne fut qu’après des années d’agitations que, reprenant enfin mes esprits & commençant de rentrer en moi-même, je sentis le prix des ressources que je m’étois ménagées pour l’adversité. Décidé sur toutes les choses dont il m’importoit de juger, je vis, en comparant mes maximes à ma situation, que je donnois aux insensés jugemens des hommes & aux petits événemens de cette courte vie beaucoup plus d’importance qu’ils n’en avoient. Que cette vie n’étant qu’un état d’épreuves, il importoit peu que ces épreuves fussent de telle ou telle sorte pourvu qu’il en résultât l’effet auquel elles étoient destinées, & que par conséquent plus les épreuves étoient grandes, fortes, multipliées, plus il étoit avantageux de les savoir soutenir. Toutes les plus vives peines perdent leur force pour quiconque en voit le dédommagement grand & sûr; & la certitude de ce dédommagement étoit le principal [406] fruit que j’avois retiré de mes méditations précédentes.
Il est vrai qu’au milieu des outrages sans nombre & des indignités sans mesure dont je me sentois accablé de toutes parts, des intervalles d’inquiétude & de doutes venoient de tems à autre ébranler mon espérance & troubler ma tranquillité. Les puissantes objections que je n’avois pu résoudre se présentoient alors à mon esprit avec plus de force, pour achever de m’abattre précisément dans les momens, où surchargé du poids de ma destinée, j’étois prêt à tomber dans le découragement. Souvent des argumens nouveaux que j’entendois faire me revenoient dans l’esprit à l’appui de ceux qui m’avoient déjà tourmenté. Ah! me disois-je alors dans des serremens de coeur prêts à m’étouffer, qui me garantira du désespoir si dans l’horreur de mon sort je ne vois plus que des chimeres dans les consolations que me fournissoit ma raison? Si détruisant ainsi son propre ouvrage, elle renverse tout l’appui d’espérance & de confiance qu’elle m’avoit ménagé dans l’adversité? Quel appui que des illusions qui ne bercent que moi seul au monde? Toute la génération présente ne voit qu’erreurs & préjugés dans les sentimens dont je me nourris seul; elle trouve la vérité, l’évidence dans le systême contraire au mien; elle semble même ne pouvoir croire que je l’adopte de bonne foi, & moi-même en m’y livrant de toute ma volonté, j’y trouve des difficultés insurmontables qu’il m’est impossible de résoudre & qui ne m’empêchent pas d’y persister. Suis-je donc seul sage, seul éclairé parmi les mortels? Pour croire que les choses sont ainsi suffit-il qu’elles me conviennent? Puis-je prendre une [407] confiance éclairée en des apparences qui n’ont rien de solide aux yeux du reste des hommes & qui me sembleroient même illusoires à moi-même si mon coeur ne soutenoit pas ma raison? N’eût-il pas mieux valu combattre mes persécuteurs à armes égales en adoptant leurs maximes, que de rester sur les chimeres des miennes en proie à leurs atteintes sans agir pour les repousser? Je me crois sage & je ne suis que dupe, victime & martyr d’une vaine erreur.
Combien de fois dans ces momens de doute & d’incertitude je fus prêt’à m’abandonner au désespoir! Si jamais j’avois passé dans cet état un mois entier c’étoit fait de ma vie & de moi. Mais ces crises, quoi qu’autrefois assez fréquentes ont toujours été courtes, & maintenant que je n’en suis pas délivré tout-à-fait, encore elles sont si rares & si rapides, qu’elles n’ont pas même la force de troubler mon repos. Ce sont de légeres inquiétudes qui n’affectent pas plus mon ame, qu’une plume qui tombe dans la riviere ne peut altérer le cours de l’eau. J’ai senti que remettre en délibération les mêmes points sur lesquels je m’étois ci-devant décidé, étoit me supposer de nouvelles lumieres ou le jugement plus formé, ou plus de zele pour la vérité que je n’avois lors de mes recherches, qu’aucun de ces cas n’étant ni ne pouvant être le mien, je ne pouvois préférer par aucune raison solide, des opinions qui dans l’accablement du désespoir ne me tentoient que pour augmenter ma misere, à des sentimens adoptés dans la vigueur de l’âge, dans toute la maturité de l’esprit, après examen le plus réfléchi, & dans des tems où le calme de ma vie ne me laissoit d’autre [408] intérêt dominant que celui de connoître la vérité. Aujourd’hui que mon coeur serré de détresse, mon ame affaissée par les ennuis, mon imagination effarouchée, ma tête troublée par tant d’affreux mysteres dont je suis environné, aujourd’hui que toutes mes facultés affoiblies par la vieillesse & les angoisses ont perdu tout leur ressort, irai-je m’ôter à plaisir toutes les ressources que je m’étois ménagées, & donner plus de confiance à ma raison déclinante pour me rendre injustement malheureux, qu’à ma raison pleine & vigoureuse pour me dédommager des maux que je souffre sans les avoir mérités? Non, je ne suis ni plus sage, ni mieux instruit, ni de meilleure foi que quand je me décidai sur ces grandes questions; je n’ignorois pas alors les difficultés dont je me laisse troubler aujourd’hui; elles ne m’arrêterent pas, & s’il s’en présente quelques nouvelles dont on ne s’étoit pas encore avisé, ce sont les sophismes d’une subtile métaphysique qui ne sauroient balancer les vérités éternelles admises de tous les tems, par tous les Sages, reconnues par toutes les nations & gravées dans le coeur humain en caracteres ineffaçables. Je savois en méditant sur ces matieres que l’entendement humain circonscrit par les sens, ne les pouvoit embrasser dans toute leur étendue. Je m’en tins donc à ce qui étoit à ma portée sans m’engager dans ce qui la passoit. Ce parti étoit raisonnable, je l’embrassai jadis & m’y tins avec l’assentiment de mon coeur & de ma raison. Sur quel fondement y renoncerois-je aujourd’hui que tant de puissans motifs m’y doivent tenir attaché? Quel danger vois-je à le suivre? Quel profit trouverois-je à abandonner? En prenant [409] la doctrine de mes persécuteurs prendrois-je aussi leur morale? Cette morale sans racine & sans fruit, qu’ils étalent pompeusement dans des livres ou dans quelque action d’éclat sur le théâtre, sans qu’il en pénetre jamais rien dans le coeur ni dans la raison; ou bien cette autre morale secrete & cruelle, doctrine intérieure de tous leurs initiés, à laquelle l’autre ne sert que de masque, qu’ils suivent seule dans leur conduite & qu’ils ont si habilement pratiquée à mon égard. Cette morale purement offensive, ne sert point à la défense & n’est bonne qu’à l’agression. De quoi me serviroit-elle dans l’état où ils m’ont réduit? Ma seule innocence me soutient dans les malheurs, & combien me rendrois-je plus malheureux encore, si m’ôtant cette unique mais puissante ressource, j’y substituois la méchanceté? Les atteindrois-je dans l’art de nuire, & quand j’y réussirois, de quel mal me soulageroit celui que je leur pourrois faire? Je perdrois ma propre estime & je ne gagnerois rien à la place.
C’est ainsi que raisonnant avec moi-même je parvins à ne plus me laisser ébranler dans mes principes par des argumens captieux, par des objections insolubles & par des difficultés qui passoient ma portée & peut-être celle de l’esprit humain. Le mien, restant dans la plus solide assiette que j’avois pu lui donner, s’accoutuma si bien à s’y reposer à l’abri de ma conscience, qu’aucune doctrine étrangere ancienne ou nouvelle ne peut plus l’émouvoir, ni troubler un instant mon repos. Tombé dans la langueur & l’appesantissement d’esprit, j’ai oublié jusqu’aux raisonnemens sur lesquels je fondois ma croyance & mes maximes; mais je n’oublierai [410] jamais les conclusions que j’en ai tirées avec l’approbation de ma conscience & de ma raison, & je m’y tiens désormais. Que tous les philosophes viennent ergoter contre: ils perdront leur tems & leurs peines. Je me tiens pour le reste de ma vie en toute chose, au parti que j’ai pris quand j’étois plus en état de bien choisir.
Tranquille dans ces dispositions, j’y trouve avec le contentement de moi, l’espérance & les consolations dont j’ai besoin dans ma situation. Il n’est pas possible qu’une solitude aussi complete, aussi permanente, aussi triste en elle-même, l’animosité toujours sensible & toujours active de toute la génération présente, les indignités dont elle m’accable sans cesse, ne me jettent quelquefois dans l’abattement, l’espérance ébranlée, les doutes décourageans reviennent encore de tems à autre troubler mon ame & la remplir de tristesse. C’est alors qu’incapable des opérations de l’esprit nécessaires pour me rassurer moi-même, j’ai besoin de me rappeler mes anciennes résolutions, les soins l’attention, la sincérité de coeur que j’ai mis à les prendre reviennent alors à mon souvenir & me rendent toute ma confiance. Je me refuse ainsi à toutes nouvelles idées comme à des erreurs funestes, qui n’ont qu’une fausse apparence & ne sont bonnes qu’à troubler mon repos.
Ainsi retenu dans l’étroite sphere de mes anciennes connoissances, je n’ai pas, comme Solon, le bonheur de pouvoir m’instruire chaque jour en vieillissant, & je dois même me garantir du dangereux orgueil de vouloir apprendre ce que je suis désormais hors d’état de bien savoir. Mais s’il me [411] reste peu d’acquisitions à espérer du côté des lumieres utiles, il m’en reste de bien importantes à faire du côté des vertus nécessaires à mon état. C’est-là qu’il seroit tems d’enrichir & d’orner mon ame d’un acquis qu’elle pût emporter avec elle, lorsque délivrée de ce corps qui l’offusque & l’aveugle, & voyant la vérité sans voile, elle appercevra la misere de toutes ces connoissances dont nos faux savans sont si vains. Elle gémira des momens perdus en cette vie à les vouloir acquérir. Mais la patience, la douceur, la résignation, l’intégrité, la justice impartiale sont un bien qu’on emporte avec soi, & dont on peut s’enrichir sans cesse, sans craindre que la mort même nous en fasse perdre le prix. C’est à cette unique & utile étude que je consacre le reste de ma vieillesse. Heureux si par mes progrès sur moi-même j’apprends à sortir de la vie, non meilleur, car cela n’est pas possible, mais plus vertueux que je n’y suis entré!
QUATRIEME PROMENADE
Dans le petit nombre de livres que je lis quelquefois encore, Plutarque est celui qui m’attache & me profite le plus. Ce fut la premiere lecture de mon enfance, ce sera la derniere de ma vieillesse; c’est presque le seul auteur que je n’ai jamais lu sans en tirer quelque fruit. Avant-hier je lisois dans ses œuvres morales le traité, comment on pourra tirer utilité de ses ennemis? Le même jour en rangeant quelques brochures qui m’ont été envoyées par les Auteurs, je tombai sur un des journaux de l’Abbé R*** [Rosier], au titre duquel il avoit mis ces paroles vitam vero impendenti, R*** [Rosier]. Trop au fait des tournures de ces Messieurs, pour prendre le change sur celle-là, je compris qu’il avoit cru sous cet air de politesse me dire une cruelle contre-vérité: mais sur quoi fondé? Pourquoi ce sarcasme? Quel sujet y pouvois-je avoir donné? Pour mettre à profit les leçons du bon Plutarque, je résolus d’employer à m’examiner sur le mensonge, la promenade du lendemain, & j’y vins bien confirmé dans l’opinion déjà prise que, le connois-toi toi-même du Temple de Delphes n’étoit pas une maxime si facile à suivre, que je l’avois cru dans mes Confessions.
Le lendemain m’étant mis en marche pour exécuter cette résolution, la premiere idée qui me vint en commençant à me recueillir, fut celle d’un mensonge affreux fait dans ma premiere jeunesse dont le souvenir m’a troublé toute ma vie, & vient jusques dans ma vieillesse contrister encore mon coeur [413] déjà navré de tant d’autres façons. Ce mensonge, qui fut un grand crime en lui-même, en dut être un plus grand encore par ses effets que j’ai toujours ignorés, mais que le remords m’a fait supposer aussi cruels qu’il étoit possible. Cependant à ne considérer que la disposition où j’étois en le faisant, ce mensonge ne fut qu’un fruit de la mauvaise honte, & bien loin qu’il partît d’une intention de nuire à celle qui en fut la victime, je puis jurer à la face du Ciel qu’à l’instant même où cette honte invincible me l’arrachoit, j’aurois donné tout mon sang avec joie pour en détourner l’effet sur moi seul. C’est un délire que je ne puis expliquer, qu’en disant comme je le crois sentir, qu’en cet instant mon naturel timide subjugua tous les voeux de mon coeur.
Le souvenir de ce malheureux acte & les inextinguibles regrets qu’il m’a laissés, m’ont inspiré pour le mensonge une horreur qui a dû garantir mon coeur de ce vice pour le reste de ma vie. Lorsque je pris ma devise je me sentois fait pour la mériter, & je ne doutois pas que je n’en fusse digne quand sur le mot de l’Abbé R***[Rosier]. je commençai de m’examiner plus sérieusement.
Alors en m’épluchant avec plus de soin, je fus bien surpris du nombre de choses de mon invention que je me rappellois avoir dites comme vraies dans le même tems où, fier en moi-même de mon amour pour la vérité, je lui sacrifiois ma sûreté mes intérêts, ma personne, avec une impartialité dont je ne connois nul autre exemple parmi les humains.
Ce qui me surprit le plus étoit qu’en me rappellant ces [414] choses controuvées, je n’en sentois aucun vrai repentir. Moi dont l’horreur pour la fausseté n’a rien dans mon coeur qui la balance, moi qui braverois les supplices s’il les falloit éviter par un mensonge, par quelle bizarre inconséquence mentois-je ainsi de gaieté de coeur sans nécessité sans profit, & par quelle inconcevable contradiction n’en sentois-je pas le moindre regret, moi que le remords d’un mensonge n’a cessé d’affliger pendant cinquante ans? Je ne me suis jamais endurci sur mes fautes; l’instinct moral m’a toujours bien conduit, ma conscience a gardé sa premiere intégrité, & quand même elle se seroit altérée en se pliant à mes intérêts, comment, gardant toute sa droiture dans les occasions où l’homme forcé par ses passions peut au moins s’excuser sur sa foiblesse, la perd-elle uniquement dans les choses indifférentes où le vice n’a point d’excuse? Je vis que de la solution de ce problême dépendoit la justesse du jugement que j’avois à porter en ce point sur moi-même, & après l’avoir bien examiné, voici de quelle maniere je parvins à me l’expliquer.
Je me souviens d’avoir lu dans un livre de philosophie que mentir c’est cacher une vérité que l’on doit manifester. Il suit bien de cette définition que taire une vérité qu’on n’est pas obligé de dire n’est pas mentir; mais celui qui non content en pareil cas de ne pas dire la vérité dit le contraire, ment-il alors, ou ne ment-il pas? Selon la définition l’on ne sauroit dire qu’il ment. Car s’il donne de la fausse monnaie à un homme auquel il ne doit rien, il trompe cet homme, sans doute, mais il ne le vole pas.
Il se présente ici deux questions à examiner, très-importante [415] l’une & l’autre. La premiere, quand & comment on doit à autrui la vérité, puisqu’on ne la doit pas toujours. La seconde, s’il est des cas où l’on puisse tromper innocemment. Cette seconde question est très-décidée, je le sais bien; négativement dans les livres, où la plus austere morale ne coûte rien à l’Auteur, affirmativement dans la société où la morale des livres passe pour un bavardage impossible à pratiquer. Laissons donc ces autorités qui se contredisent, & cherchons par mes propres principes à résoudre pour moi ces questions.
La vérité générale & abstraite est le plus précieux de tous les biens. Sans elle l’homme est aveugle; elle est l’oeil de la raison. C’est par elle que l’homme apprend à se conduire, à être ce qu’il doit être, à faire ce qu’il doit faire, à tendre à sa véritable fin. La vérité particuliere & individuelle n’est pas toujours un bien, elle est quelquefois un mal, très-souvent une chose indifférente. Les choses qu’il importe à un homme de savoir & dont la connoissance est nécessaire à son bonheur ne sont peut-être pas en grand nombre, mais en quelque nombre qu’elles soient elles sont un bien qui lui appartient, qu’il a droit de réclamer par-tout où il le trouve, & dont on ne peut le frustrer sans commettre le plus inique de tous les vols, puisqu’elle est de ces biens communs à tous, dont la communication n’en prive point celui qui le donne.
Quant aux vérités qui n’ont aucune sorte d’utilité, ni pour l’instruction ni dans la pratique, comment seroient-elles un bien dû, puisqu’elles ne sont pas même un bien, & puisque la propriété n’est fondée que sur l’utilité, où il n’y a point [416] d’utilité possible il ne peut y avoir de propriété. On peut réclamer un terrain quoique stérile parce qu’on peut au moins habiter sur le sol: mais qu’un fait oiseux, indifférent à tous égards & sans conséquence pour personne soit vrai ou faux, cela n’intéresse qui que ce soit. Dans l’ordre moral rien n’est inutile, non plus que dans l’ordre physique. Rien ne peut être dû de ce qui n’est bon à rien pour qu’une chose soit due il faut qu’elle soit, ou puisse être utile. Ainsi la vérité due est celle qui intéresse la justice, & c’est profaner ce nom sacré de vérité que de l’appliquer aux choses vaines dont l’existence est indifférente à tous, & dont la connoissance est inutile à tout. La vérité dépouillée de toute espece d’utilité même possible, ne peut donc pas être une chose due, & par conséquent celui qui la toit ou la déguise, ne ment point.
Mais est-il de ces vérités si parfaitement stériles qu’elles soient de tout point inutiles à tout? c’est un autre article à discuter & auquel je reviendrai tout-à-l’heure. Quant à présent passons à la seconde question.
Ne pas dire ce qui est vrai & dire ce qui est faux sont deux choses très-différentes, mais dont peut néanmoins résulter le même effet; car ce résultat est assurément bien le même toutes les fois que cet effet est nul. Par-tout où la vérité est indifférente, l’erreur contraire est indifférente aussi; d’où il suit qu’en pareil cas celui qui trompe en disant le contraire de la vérité n’est pas plus injuste que celui qui trompe en ne la déclarant pas; car en fait de vérités inutiles, l’erreur n’a rien de pire que ignorance. Que je croye le sable qui est au fond de la mer blanc ou rouge, cela ne m’importe [417] pas plus que d’ignorer de quelle couleur il est. Comment pourroit-on être injuste en ne nuisant à personne, puisque l’injustice ne consiste que dans le tort fait à autrui?
Mais ces questions ainsi sommairement décidées ne sauroient me fournir encore aucune application sure pour la pratique, sans beaucoup d’éclaircissemens préalables nécessaires pour faire avec justesse cette application dans tous les cas qui peuvent se présenter. Car si l’obligation de dire la vérité n’est fondée que sur son utilité, comment me constituerai-je juge de cette utilité? Très-souvent l’avantage de l’un fait le préjudice de l’autre, l’intérêt particulier est presque toujours en opposition avec l’intérêt public. Comment se conduire en pareil cas? Faut-il sacrifier l’utilité de l’absent à celle de la personne à qui l’on parle? Faut-il taire ou dire la vérité qui profitant à l’un nuit à l’autre? Faut-il peser tout ce qu’on doit dire à l’unique balance du bien public, ou à celle de la justice distributive, & suis-je assuré de connoître assez tous les rapports de la chose pour ne dispenser les lumieres dont je dispose que sur les regles de l’équité? De plus, en examinant ce qu’on doit aux autres, ai-je examiné suffisamment ce qu’on se doit à soi-même, ce qu’on doit à la vérité pour elle seule? Si je ne fais aucun tort à un autre en le trompant, s’ensuit-il que je ne m’en fasse point à moi-même, & suffit-il de n’être jamais injuste pour être toujours innocent?
Que d’embarrassantes discussions dont il seroit aisé de se tirer en se disant, soyons toujours vrais au risque de tout ce qui en peut arriver. La justice elle-même est dans la vérité des choses; le mensonge est toujours iniquité, l’erreur est [418] toujours imposture, quand on donne ce qui n’est pas pour la regle de ce qu’on doit faire ou croire. Et quelqu’effet qui résulte de la vérité on est toujours inculpable quand on l’a dite, parce qu’on n’y a rien mis du sien.
Mais c’est-là trancher la question sans la résoudre. Il ne s’agissoit pas de prononcer s’il seroit bon de dire toujours la vérité, mais si l’on y étoit toujours également obligé, & sur la définition que j’examinois supposant que non, de distinguer les cas où la vérité est rigoureusement due, de ceux ou l’on peut la taire sans injustice & la déguiser sans mensonge: car j’ai trouvé que de tels cas existoient réellement. Ce dont il s’agit est donc de chercher une regle sûre pour les connoître & les bien déterminer.
Mais d’où tirer cette regle & la preuve de son infaillibilité?... Dans toutes les questions de morale difficiles comme celle-ci, je me suis toujours bien trouvé de les résoudre par le dictamen de ma conscience, plutôt que par les lumieres de ma raison. Jamais l’instinct moral ne m’a trompé: il a gardé jusqu’ici sa pureté dans mon coeur assez pour que je puisse m’y confier, & s’il se toit quelquefois devant mes passions dans ma conduite, il reprend bien son empire sur elles dans mes souvenirs. C’est-là que je me juge moi-même avec autant de sévérité peut-être, que je serai jugé par le Souverain Juge après cette vie.
Juger des discours des hommes par les effets qu’ils produisent, c’est souvent mal les apprécier. Outre que ces effets ne sont pas toujours sensibles & faciles à connoître, ils varient à l’infini comme les circonstances dans lesquelles ces discours [419] sont tenus. Mais c’est uniquement l’intention de celui qui les tient qui les apprécie & détermine leur degré de malice ou de bonté. Dire faux n’est mentir que par l’intention de tromper, & l’intention même de tromper loin d’être toujours jointe avec celle de nuire, a quelquefois un but tout contraire. Mais pour rendre un mensonge innocent il ne suffit pas que l’intention de nuire ne soit pas expresse, il faut de plus la certitude que l’erreur dans laquelle on jette ceux à qui l’on parle ne peut nuire à eux ni à personne en quelque façon que ce soit. Il est rare & difficile qu’on puisse avoir cette certitude; aussi est-il difficile & rare qu’un mensonge soit parfaitement innocent. Mentir pour son avantage à soi-même est imposture, mentir pour l’avantage d’autrui est fraude, mentir pour nuire est calomnie; c’est la pire espece de mensonge. Mentir sans profit ni préjudice de soi ni d’autrui, n’est pas mentir: ce n’est pas mensonge, c’est fiction.
Les fictions qui ont un objet moral s’appellent apologues ou fables, & comme leur objet n’est ou ne doit être que d’envelopper des vérité utiles sous des formes sensibles & agréables, en pareil cas on ne s’attache gueres à cacher le mensonge de fait qui n’est que l’habit de la vérité; & celui qui ne débite une fable que pour une fable, ne ment en aucune façon.
Il est d’autres fictions purement oiseuses, telles que sont la plupart des contes & des romans qui, sans renfermer aucune instruction véritable n’ont pour objet que l’amusement. Celles-là, dépouillées de toute utilité morale ne peuvent s’apprécier que par l’intention de celui qui les invente, & lorsqu’il les [420] débite avec affirmation comme des vérités réelles, on ne peut gueres disconvenir qu’elles ne soient de vrais mensonges. Cependant, qui jamais s’est fait un grand scrupule de ces mensonges-là, & qui jamais en a fait un reproche grave à ceux qui les font? S’il y a par exemple quelque objet moral dans le Temple de Gnide, cet objet est bien offusqué & gâté par les détails voluptueux & par les images lascives. Qu’a fait l’Auteur pour couvrir cela d’un vernis de modestie? Il a feint que son ouvrage étoit la traduction d’un manuscrit Grec, & il a fait l’histoire de la découverte de ce manuscrit de la façon la plus propre à persuader ses lecteurs de la vérité de son récit. Si ce n’est pas là un mensonge bien positif, qu’on me dise donc ce que c’est que mentir? Cependant qui est-ce qui s’est avisé de faire à l’Auteur un crime de ce mensonge & de le traiter pour cela d’imposteur?
On dira vainement que ce n’est-là qu’une plaisanterie, que l’Auteur tout en affirmant ne vouloit persuader personne, qu’il n’a persuadé personne en effet, & que le public n’a pas douté un moment qu’il ne fût lui-même l’Auteur de l’ouvrage prétendu Grec dont il se donnoit pour e traducteur. Je répondrai qu’une pareille plaisanterie sans aucun objet n’eût été qu’un bien sot enfantillage, qu’un menteur ne ment pas moins quand il affirme quoiqu’il ne persuade pas, qu’il faut détacher du public instruit des multitudes de lecteurs simples & crédules à qui l’histoire du manuscrit narrée par un Auteur grave avec un air de bonne-foi en a réellement imposé, & qui ont bu sans crainte dans une coupe de forme antique, le poison dont ils se seroient au moins défiés s’il leur eût été présenté dans un vase moderne.
[421] Que ces distinctions se trouvent ou non dans les livres, elles ne s’en font pas moins dans le coeur de tout homme de bonne-foi avec lui-même, qui ne veut rien se permettre que sa conscience puisse lui reprocher. Car dire une chose fausse à son avantage, n’est pas moins mentir que si on la disoit au préjudice d’autrui; quoique le mensonge soit moins criminel. Donner l’avantage à qui ne doit pas l’avoir, c’est troubler l’ordre de la justice; attribuer faussement à soi-même ou à autrui un acte d’où peut résulter louange ou blâme, inculpation ou disculpation, c’est faire une chose injuste; or, tout ce qui, contraire à la vérité, blesse la justice en quelque façon que ce soit, c’est mensonge. Voilà la limite exacte: mais tout ce qui, contraire à la vérité, n’intéresse la justice en aucune sorte n’est que fiction, & j’avoue que quiconque se reproche une pure fiction comme un mensonge a la conscience plus délicate que moi.
Ce qu’on appelle mensonges officieux sont de vrais mensonges, parce qu’en imposer à l’avantage soit d’autrui, soit de soi-même, n’est pas moins injuste, que d’en imposer à son détriment. Quiconque loue ou blâme contre la vérité, ment, dès qu’il s’agit d’une personne réelle. S’il s’agit d’un être imaginaire, il en peut dire tout ce qu’il veut sans mentir, à moins qu’il ne juge sur la moralité des faits qu’il invente, & qu’il n’en juge faussement: car alors s’il ne ment pas dans le fait, il ment contre la vérité morale, cent fais plus respectable que celle des faits.
J’ai vu de ces gens qu’on appelle vrais dans le monde. Toute leur véracité s’épuise dans les conversations oiseuses à citer fidellement, [422] les lieux, les tems, les personnes, à ne se permettre aucune fiction, à ne broder aucune circonstance, à ne rien exagérer. En tout ce qui ne touche point à leur intérêt, ils sont dans leurs narrations de la plus inviolable fidélité. Mais s’agit-il de traiter quelque affaire qui les regarde, de narrer quelque fait qui leur touche de près; toutes les couleurs sont employées pour présenter les choses sous le jour qui leur est le plus avantageux, & si le mensonge leur est utile & qu’ils s’abstiennent de le dire eux-mêmes, ils le favorisent avec adresse & font en sorte qu’on l’adopte sans le leur pouvoir imputer. Ainsi le veut la prudence: adieu la véracité.
L’homme que j’appelle vrai fait tout le contraire. En choses parfaitement indifférentes, la vérité qu’alors l’autre respecte si fort, le touche fort peu, & il ne se fera gueres de scrupule d’amuser une compagnie par des faits controuvés, dont il ne résulte aucun jugement injuste, ni pour ni contre qui que ce soit vivant ou mort. Mais tout discours qui produit pour quelqu’un profit ou dommage, estime ou mépris, louange ou blâme contre la justice & la vérité est un mensonge qui jamais n’approchera de son coeur, ni de sa bouche, ni de sa plume. Il est solidement vrai, même contre son intérêt, quoiqu’il se pique assez peu de l’être dans les conversations oiseuses. Il est vrai en ce qu’il ne cherche à tromper personne, qu’il est aussi fidelle à la vérité qui l’accuse qu’à celle qui l’honore, & qu’il n’en impose jamais pour son avantage, ni pour nuire à son ennemi. La différence donc qu’il y a entre mon homme vrai & l’autre est que celui du monde est très-rigoureusement fidelle à toute vérité qui ne lui coûte rien, [423] mais pas au-delà, & que le mien ne la sert jamais si fidellement que quand il faut s’immoler pour elle.
Mais, diroit-on, comment accorder ce relâchement avec cet ardent amour pour la vérité dont je le glorifie? Cet amour est donc faux puisqu’il souffre tant d’alliage? Non, il est pur & vrai: mais il n’est qu’une émanation de l’amour de la justice & le veut jamais être faux, quoiqu’il soit souvent fabuleux. Justice & vérité sont dans son esprit deux mots synonymes qu’il prend l’un pour l’autre indifféremment. La sainte vérité que son coeur adore ne consiste point en faits indifférens & en noms inutiles, mais à rendre fidellement à chacun ce qui lui est dû aux choses qui sont véritablement siennes, en imputations bonnes ou mauvaises, en rétributions d’honneur ou de blâme, de louange ou d’improbation. Il n’est faux ni contre autrui, parce que son équité l’en empêche & qu’il ne veut nuire à personne injustement; ni pour lui-même, parce que sa conscience l’en empêche & qu’il ne sauroit s’approprier ce qui n’est pas à lui. C’est sur-tout de sa propre estime qu’il est jaloux; c’est le bien dont il peut le moins se passer, & il sentiroit une perte réelle d’acquérir celle des autres aux dépens de ce bien-là. Il mentira donc quelquefois en choses indifférentes, sans scrupule & sans croire mentir, jamais pour le dommage ou le profit d’autrui, ni de lui-même. En tout ce qui tient aux vérités historiques, en tout ce qui a trait à la conduite des hommes, à la justice, à la sociabilité, aux lumieres utiles, il garantira de l’erreur & lui-même & les autres autant qu’il dépendra de lui. Tout mensonge hors de-là, selon lui n’en est pas un. Si le Temple de Gnide est un [424] ouvrage utile, l’histoire du manuscrit Grec n’est qu’une fiction très-innocente; elle est un mensonge très-punissable, si l’ouvrage est dangereux.
Telles furent mes regles de conscience sur le mensonge & sur la vérité. Mon coeur suivoit machinalement ces regles avant que ma raison les eût adoptées, & l’instinct moral en fit seul l’application. Le criminel mensonge dont la pauvre Marion fut la victime m’a laissé d’ineffaçables remords, qui m’ont garanti tout le reste de ma vie non-seulement de tout mensonge de cette espece, mais de tous ceux qui de quelque façon que ce pût être pouvoient toucher l’intérêt & la réputation d’autrui. En généralisant ainsi l’exclusion, je me suis dispensé de peser exactement l’avantage & le préjudice, & de marquer les limites précises du mensonge nuisible & du mensonge officieux; en regardant l’un & l’autre comme coupables, je me les suis interdits tous les deux.
En ceci comme en tout le reste mon tempérament a beaucoup influé sur mes maximes, ou plutôt sur mes habitudes; car je n’ai gueres agi par regle ou n’ai gueres suivi d’autres regles en toute chose que les impulsions de mon naturel. Jamais mensonge prémédité n’approcha de ma pensée, jamais je n’ai menti pour mon intérêt; mais souvent j’ai menti par honte, pour me tirer d’embarras en choses indifférentes ou qui n’intéressoient tout au plus que moi seul, lorsqu’ayant à soutenir un entretien la lenteur de mes idées & l’aridité de ma conversation, me forçoient de recourir aux fictions pour avoir quelque chose à dire. Quand il faut nécessairement parler & que des vérités amusantes ne se présentent pas assez-tôt [425] à mon esprit, je débite des fables pour ne pas demeurer muet; mais dans l’invention de ces fables, j’ai soin, tant que je puis, qu’elles ne soient pas des mensonges, c’est-à-dire, qu’elles ne blessent ni la justice ni la vérité due, & qu’elles ne soient que des fictions indifférentes à tout le monde & à moi. Mon désir seroit bien d’y substituer au moins à la vérité des faits une vérité morale; c’est-à-dire d’y bien représenter les affections naturelles au coeur humain, & d’en faire sortir toujours quelque instruction utile, d’en faire en un mot des contes moraux, des apologues; mais il faudroit plus de présence d’esprit que je n’en ai, & plus de facilité dans la parole pour savoir mettre à profit pour l’instruction, le babil de la conversation. Sa marche, plus rapide que celle de mes idées me forçant presque toujours de parler avant de penser, m’a souvent suggéré des sottises & des inepties, que ma raison désapprouvoit, & que mon coeur désavouoit à mesure qu’elles échappoient de ma bouche, mais qui précédant mon propre jugement, ne pouvoient plus être réformées par sa censure.
C’est encore par cette premiere, & irrésistible impulsion du tempérament, que dans des momens imprévus & rapides, la honte & la timidité m’arrachent souvent des mensonges, auxquels ma volonté n’a point de part; mais qui la précedent en quelque sorte par la nécessite de répondre a l’instant. L’impression profonde du souvenir de la pauvre Marion peut bien retenir toujours ceux qui pourroient être nuisibles à d’autres, mais non pas ceux qui peuvent servir à me tirer d’embarras quand il s’agit de moi seul, ce qui n’est pas moins [426] contre ma conscience & mes principes, que ceux qui peuvent influer sur le sort d’autrui.
J’atteste le Ciel que si je pouvois l’instant d’après retirer le mensonge qui m’excuse & dire la vérité qui me charge sans me faire un nouvel affront en me rétractant, je le ferois de tout mon coeur; mais la honte de me prendre ainsi moi-même en faute me retient encore, & je me repens très-sincerement de ma faute, sans néanmoins l’oser réparer. Un exemple expliquera mieux ce que je veux dire & montrera que je ne mens ni par intérêt ni par amour-propre, encore moins par envie ou par malignité: mais uniquement par embarras & mauvaise honte, sachant même très-bien quelquefois que ce mensonge est connu pour tel & ne peut me servir du tout à rien.
Il y a quelque tems que M. F***.[Foulquier] m’engagea contre mon usage a aller avec ma femme, dîner en maniere de pic-nic avec lui & M. B***.[Benoit] chez la Dame ***.[Vacassin] restauratrice, laquelle & ses deux filles dînerent aussi avec nous. Au milieu du dîné, l’aînée, qui est mariée depuis peu & qui étoit grosse, s’avisa de me demander brusquement & en me fixant si j’avois eu des enfans. Je répondis en rougissant jusqu’aux yeux que je n’avois pas eu ce bonheur. Elle sourit malignement en regardant la compagnie: tout cela n’étoit pas bien obscur, même pour moi.
Il est clair d’abord que cette réponse n’est point celle que j’aurois voulu faire, quand même j’aurois eu l’intention d’en imposer; car dans la disposition où je voyois les convives, j’étois bien sûr que ma réponse ne changeoit rien a leur opinion [427] sur ce point. On s’attendoit à cette négative, on la provoquoit même pour jouir du plaisir de m’avoir fait sentir. Je n’étois pas assez bouché pour ne pas sentir cela. Deux minutes après, la réponse que j’aurois dû faire me vint d’elle-même. Voilà une question peu discrete de la part d’une jeune femme, à un homme qui a vieilli garçon. En parlant ainsi, sans mentir, sans avoir à rougir d’aucun aveu, je mettois les rieurs de mon côté, & je lui faisois une petite leçon qui naturellement devoit la rendre un peu moins impertinente à me questionner. Je ne fis rien de tout cela, je ne dis point ce qu’il falloit dire, je dis ce qu’il ne falloit pas & qui ne pouvoit me servir je rien. Il est donc certain que ni mon jugement ni la volonté ne dicterent ma réponse & qu’elle fut l’effet machinal de mon embarras. Autrefois je n’avois point cet embarras & je faisois l’aveu de mes fautes avec plus de franchise que de honte, parce que je ne doutois pas qu’on ne vît ce qui les rachetoit & que je sentois au-dedans de moi; mais l’oeil de la malignité me navre & me déconcerte; en devenant plus malheureux, je suis devenu plus timide & jamais je n’ai menti que par timidité.
Je n’ai jamais mieux senti mon aversion naturelle sur le mensonge qu’en écrivant les Confessions: car c’est là que les tentations auroient été fréquentes & fortes, pour peu que mon penchant m’eût porté de ce côté. Mais loin d’avoir rien tû, rien dissimulé qui fût à ma charge, par un tour d’esprit que j’ai peine à m’expliquer & qui vient peut-être d’éloignement pour toute imitation, je me sentois plutôt porté à mentir dans le sens contraire en n’accusant avec trop de sévérité [428] qu’en m’excusant avec trop d’indulgence, & ma conscience m’assure qu’un jour je serai jugé moins sévérement que je ne me suis jugé moi-même. Oui je le dis & le sens avec une fiere élévation d’âme, j’ai porté dans cet écrit la bonne foi, la véracité, la franchise aussi loin, plus loin même, au moins je le crois, que ne fit jamais aucun autre homme; sentant que le bien surpassoit le mal, j’avois mon intérêt à tout dire, & j’ai tout dit.
Je n’ai jamais dit moins, j’ai dit plus quelquefois, non dans les faits, mais dans les circonstances, & cette espece de mensonge fut plutôt l’effet du délire de l’imagination qu’un acte de la volonté. J’ai tort même de l’appeler mensonge, car aucune de ces additions n’en fut un. J’écrivois mes Confessions déjà vieux, & dégoûté des vains plaisirs de la vie que j’avois tous effleurés, & dont mon coeur avoit bien senti le vide. Je les écrivois de mémoire; cette mémoire me manquoit souvent ou ne me fournissoit que des souvenirs imparfaits & j’en remplissois les lacunes par des détails que j’imaginois en supplément de ces souvenirs, mais qui ne leur étoient jamais contraires. J’aimois m’étendre sur les momens heureux de ma vie, & je les embellissois quelquefois des ornemens que de tendres regrets venoient me fournir. Je disois les choses que j’avois oubliées comme il me sembloit qu’elles avoient dû être, comme elles avoient été peut-être en effet, jamais au contraire de ce que je me rappellois qu’elles avoient été. Je prêtois quelquefois à la vérité des charmes étrangers, mais jamais je n’ai mis le mensonge à la place pour pallier mes vices, ou pour m’arroger des vertus.
[429] Que si quelquefois sans y songer par un mouvement involontaire j’ai caché le côte difforme en me peignant de profil, ces réticences ont bien été compensées par d’autres réticences plus bizarres, qui m’ont souvent fait taire le bien plus soigneusement que le mal. Ceci est une singularité de mon naturel qu’il est fort pardonnable aux hommes de ne pas croire, mais qui tout incroyable qu’elle est n’en est pas moins réelle: j’ai souvent dit le mal dans toute sa turpitude, j’ai rarement dit le bien dans tout ce qu’il eut d’aimable, & souvent je l’ai tu tout-à-fait parce qu’il m’honoroit trop, & qu’en faisant mes Confessions j’aurois l’air d’avoir fait mon éloge. J’ai décrit mes jeunes ans sans me vanter des heureuses qualités dont mon coeur étoit doué & même en supprimant les faits qui les mettoient trop en évidence. Je m’en rappelle ici deux de ma premiere enfance, qui tous deux sont bien venus à mon souvenir en écrivant, mais que j’ai rejetés l’un & l’autre par l’unique raison dont je viens de parler.
J’allois presque tous les dimanches passer la journée aux Pâques chez M. Fazy, qui avoit épousé une de mes tantes & qui avoit là une fabrique d’indiennes. Un jour j’étois à l’étendage dans la chambre de la calandre & j’en regardois les rouleaux de fonte: leur luisant flattoit ma vue, je fus tenté d’y poser mes doigts & je les promenois avec plaisir sur le lissé du cylindre, quand le jeune Fazy s’étant mis dans la roue lui donna un demi-quart de tour si adroitement, qu’il n’y prit que le bout de mes deux plus longs doigts; mais c’en fut assez pour qu’ils y fussent écrasés par le bout & que les deux ongles y restassent. Je fis un cri perçant, Fazy détourne à [430] l’instant la roue, mais les ongles ne resterent pas moins au cylindre & le sang ruisseloit de mes doigts. Fazy consterné s’écrie, sort de la roue, m’embrasse & me conjure d’appaiser mes cris, ajoutant qu’il étoit perdu. Au fort de ma douleur la sienne me toucha, je me tus, nous fûmes à la carpiere, où il m’aida à laver mes doigts & à étancher mon sang avec de la mousse. Il me supplia avec larmes de ne point l’accuser; je le lui promis & le tins si bien, que plus de vingt ans après, personne ne savoit par quelle aventure j’avois deux de mes doigts cicatrisés; car ils le sont demeurés toujours. Je fus détenu dans mon lit plus de trois semaines, & plus de deux mois hors d’état de me servir de ma main, disant toujours qu’une grosse pierre en tombant m’avoit écrasé mes doigts.
Magnanime menzôgna! or quando è il vero
Si bello che si possa a te preporre?
Cet accident me fut pourtant bien sensible par la circonstance, car c’étoit le tems des exercices où l’on faisoit manœuvrer la Bourgeoisie, & nous avions fait un rang de trois autres enfans de mon âge avec lesquels je devois en uniforme faire l’exercice avec la compagnie de mon quartier. J’eus la douleur d’entendre le tambour de la compagnie passant sous ma fenêtre avec mes trois camarades, tandis que j’étois dans mon lit.
Mon autre histoire est toute semblable, mais d’un âge plus avancé.
Je jouois au mail à Plain-Palais avec un de mes camarades appellé Plince. Nous prîmes querelle au jeu, nous nous [431] battîmes & durant le combat il me donna sur la tête nue un coup de mail si bien appliqué que d’une main plus forte il m’eût fait sauter la cervelle. Je tombe à l’instant. Je ne vis de ma vie une agitation pareille à celle de ce pauvre garçon, voyant mon sang ruisseler dans mes cheveux. Il crut m’avoir tué. Il se précipite sur moi, m’embrasse, me serre étroitement en fondant en larmes & poussant des cris perçans. Je l’embrassois aussi de toute ma force en pleurant comme lui dans une émotion confuse, qui n’étoit pas sans quelque douceur. Enfin il se mit en devoir d’étancher mon sang qui continuoit de couler, & voyant que nos deux mouchoirs n’y pouvoient suffire, il m’entraîna chez sa mere qui avoit un petit jardin près de-là. Cette bonne Dame faillit à se trouver mal en me voyant dans cet état. Mais elle sut conserver des forces pour me panser, & après avoir bien bassiné ma plaie elle y appliqua des fleurs de lis macérées dans l’eau-de-vie, vulnéraire excellent & très-usité dans notre pays. Ses larmes & celles de son fils pénétrerent mon coeur au point que long-tans je la regardai comme ma mere & son fils comme mon frere, jusqu’à-ce qu’ayant perdu l’un & l’autre de vue, je les oubliai peu-à-peu.
Je gardai le même secret sur cet accident que sur l’autre, & il m’en est arrivé cent autres de pareille nature en ma vie, dont je n’ai pas même été tenté de parler dans mes Confessions, tant j’y cherchois peu l’art de faire valoir le bien que je sentois dans mon caractere. Non, quand j’ai parlé contre la vérité qui m’étoit connue, ce n’a jamais été qu’en choses indifférentes, & plus ou par l’embarras de parler ou pour le [432] plaisir d’écrire que par aucun motif d’intérêt pour moi, ni d’avantage ou de préjudice d’autrui. Et quiconque lira mes Confessions impartialement, si jamais cela arrive, sentira que es aveux que j’y fais sont plus humilians, plus pénibles à faire que ceux d’un mal plus grand mais moins honteux à dire, & que je n’ai pas dit parce que je ne l’ai pas fait.
Il suit de toutes ces réflexions que la profession de véracité que je me suis faite, a plus son fondement sur des sentimens de droiture & d’équité que sur la réalité des choses, & que j’ai plus suivi dans la pratique, les directions morales de ma conscience, que les notions abstraites du vrai & du faux. J’ai souvent débité bien des fables, mais j’ai très-rarement menti. En suivant ces principes j’ai donné sur moi beaucoup de prise aux autres, mais je n’ai fait tort à qui que ce fût, & je ne me suis point attribué à moi-même plus d’avantage qu’il ne m’en étoit dû. C’est uniquement par-là, ce me semble, que la vérité est une vertu. A tout autre égard elle n’est pour nous qu’un être métaphysique, dont il ne résulte ni bien ni mal.
Je ne sens pourtant pas mon coeur assez content de ces distinctions pour me croire tout-à-fait irrépréhensible. En pesant avec tant de soin ce que je devois aux autres, ai-je assez examiné ce que je me devois à moi-même? S’il faut être juste pour autrui, il faut être vrai pour soi, c’est un hommage que l’honnête-homme doit rendre à sa propre dignité. Quand la stérilité de ma conversation me forçoit d’y suppléer par d’innocentes fictions, j’avois tort, parce qu’il ne faut point pour amuser autrui s’avilir soi-même; & quand, entraîné par [433] le plaisir d’écrire, j’ajoutois à des choses réelles des ornemens inventés, j’avois plus de tort encore parce que orner la vérité par des fables, c’est en effet la défigurer.
Mais ce qui me rend plus inexcusable est la devise que j’avois choisie. Cette devise m’obligeoit plus que tout autre homme à une profession plus étroite de la vérité, & il ne suffisoit pas que je lui sacrifiasse par-tout mon intérêt & mes penchans, il falloit lui sacrifier aussi ma foiblesse, & mon naturel timide. Il falloit avoir le courage & la force d’être vrai toujours en toute occasion, & qu’il ne sortît jamais ni fictions ni fables d’une bouche & d’une plume qui s’étoient particulierement consacrées à la vérité. Voilà ce que j’aurois dû me dire en prenant cette fiere devise, & me répéter sans cesse tant que j’osai la porter. Jamais la fausseté ne dicta mes mensonges, ils sont tous venus de foiblesse, mais cela m’excuse très-mal. Avec une ame foible on peut tout au plus se garantir du vice, mais c’est être arrogant & téméraire d’oser professer de grandes vertus.
Voilà des réflexions qui probablement ne me seroient jamais venues dans l’esprit si l’Abbé R***.[Rosier] ne me les eût suggérées. Il est bien tard, sans doute, pour en faire usage; mais il n’est pas trop tard au moins pour redresser mon erreur & remettre ma volonté dans la regle: car c’est désormais tout ce qui dépend de moi. En ceci donc & en toutes choses semblables, la maxime de Solon est applicable à tous les âges, & il n’est jamais trop tard pour apprendre même de ses ennemis, à être sage, vrai, modeste, & à moins présumer de soi.
CINQUIEME PROMENADE
De toutes les habitations où j’ai demeuré (& j’en ai eu de charmantes,) aucune ne m’a rendu si véritablement heureux & ne m’a laissé de si tendres regrets que l’Isle de St. Pierre au milieu du Lac de Bienne. Cette petite Isle qu’on appelle à Neuchâtel l’Isle de La Motte, est bien peu connue, même en Suisse. Aucun voyageur, que je sache, n’en fait mention. Cependant elle est très-agréable & singuliérement située pour le bonheur d’un homme qui aime à se circonscrire; car quoique je sois peut-être le seul au monde à qui sa destinée en ait fait une loi, je ne puis croire être le seul qui ait un goût si naturel, quoique je ne l’aye trouvé jusqu’ici chez nul autre.
Les rives du Lac de Bienne sont plus sauvages & romantiques que celles du Lac de Geneve, parce que les rochers & les bois y bordent l’eau de plus près; mais elles ne sont pas moins riantes. S’il y a moins de culture de champs & de vignes, moins de villes & de maisons; il y aussi plus de verdure naturelle, plus de prairies, d’asyles ombragés de bocages, des contrastes plus fréquens & des accidens plus rapprochés. Comme il n’y a pas sur ces heureux bords de grandes routes commodes pour les voitures, le pays est peu fréquenté par les voyageurs; mais il est intéressant pour des contemplatifs solitaires qui aiment à s’enivrer à loisir des charmes de la nature, & à se recueillir dans un silence que ne trouble aucun autre bruit que le cri des aigles, le ramage [435] entrecoupé de quelques oiseaux, & le roulement des torrens qui tombent de la montagne. Ce beau bassin d’une forme presque ronde, enferme dans son milieu deux petites Isles, l’une habitée & cultivée d’environ une demi-lieue de tour, l’autre plus petite, déserte & en friche, & qui sera détruite à la fin par les transports de terre qu’on en ôte sans cesse pour réparer les dégâts que les vagues & les orages font à la grande. C’est ainsi que la substance du foible est toujours employée au profit du puissant.
Il n y a dans l’Isle qu’une seule maison, mais grande, agréable & commode, qui appartient à l’hôpital de Berne ainsi que l’île, & où loge un Receveur avec sa famille & ses domestiques. Il y entretient une nombreuse basse-cour, une voliere, & des réservoirs pour le poisson. L’Isle dans sa petitesse est tellement variée dans ses terrains & ses aspects, qu’elle offre toutes sortes de sites, & souffre toutes sortes de cultures. On y trouve des champs, des vignes, des bois, des vergers, de gras pâturages ombragés de bosquets & bordés d’arbrisseaux de toute espece dont le bord des eaux entretient la fraîcheur; une haute terrasse plantée de deux rangs d’arbres borde l’Isle dans sa longueur, & dans le milieu de cette terrasse on a bâti un joli salon où les habitans des rives voisines se rassemblent & viennent danser les dimanches durant les vendanges.
C’est dans cette Isle que je me réfugiai après la lapidation de Motiers. J’en trouvai le séjour si charmant, j’y menois une vie si convenable à mon humeur que, résolu d’y finir mes jours je n’avois d’autre inquiétude sinon qu’on ne me laissât pas [436] exécuter ce projet qui ne s’accordoit pas avec celui de m’entraîner en Angleterre dont je sentois déjà les premiers effets. Dans les pressentimens qui m’inquiétoient, j’aurois voulu qu’on m’eût fait de cet asyle une prison perpétuelle, qu’on m’y eût confiné pour toute ma vie, & qu’en m’ôtant toute puissance & tout espoir d’en sortir, on m’eût interdit toute espece de communication avec la terre ferme, de sorte qu’ignorant tout ce qui se faisoit dans le monde j’en eusse oublié l’existence, & qu’on y eût oublié la mienne aussi.
On ne m’a laissé passer gueres que deux mois dans cette Isle, mais j’y aurois passé deux ans, deux siecles & toute l’éternité sans m’y ennuyer un moment, quoique je n’y eusse avec ma compagne, d’autre société que celle du Receveur, de sa femme & de ses domestiques, qui tous étoient à la vérité de très-bonnes gens, & rien de plus; mais c’étoit précisément ce qu’il me falloit. Je compte ces deux mois pour le tems le plus heureux de ma vie & tellement heureux qu’il m’eût suffi durant toute mon existence, sans laisser naître un seul instant dans mon ame le desir d’un autre état.
Quel étoit donc ce bonheur & en quoi consistoit sa jouissance? Je le donnerois à deviner à tous les hommes de ce siecle sur la description de la vie que j’y menois. Le précieux far niente fut la premiere & la principale de ces jouissances que je voulus savourer dans toute sa douceur, & tout ce que je fis durant mon séjour, ne fut en effet que l’occupation délicieuse & nécessaire d’un homme qui s’est dévoué à l’oisiveté.
L’espoir qu’on ne demanderoit pas mieux que de me laisser [437] dans ce séjour isolé où je m’étois enlacé de moi-même, dont il m’étoit impossible de sortir sans assistance & sans être bien apperçu, & où je ne pouvois avoir ni communication ni correspondance que par le concours des gens qui m’entouroient, cet espoir, dis-je, me donnoit celui d’y finir mes jours plus tranquillement que je ne les avois passés, & l’idée que j’avois le tems de m’y arranger tout à loisir fit que je commençai par n’y faire aucun arrangement. Transporté là brusquement seul & nud, j’y fis venir successivement ma gouvernante, mes livres & mon petit équipage dont j’eus le plaisir de ne rien déballer, laissant mes caisses & mes malles comme elles étoient arrivées & vivant dans l’habitation où je comptois achever mes jours comme dans une auberge dont j’aurois dû partir le lendemain. Toutes choses telles qu’elles étoient alloient si bien que vouloir les mieux ranger étoit y gâter quelque chose. Un de mes plus grands délices étoit sur-tout de laisser toujours mes livres bien encaissés & de n’avoir point d’écritoire. Quand de malheureuses lettres me forçoient de prendre la plume pour y répondre, j’empruntois en murmurant l’écritoire du Receveur, & je me hâtois de la rendre dans la vaine espérance de n’avoir plus besoin de la remprunter. Au lieu de ces tristes paperasses & de toute cette bouquinerie j’emplissois ma chambre de fleurs & de foin; car j’étois alors dans ma premiere ferveur de Botanique, pour laquelle le docteur d’Ivernois m’avoit inspiré un goût qui bientôt devint passion. Ne voulant plus d’oeuvre de travail il m’en falloit une d’amusement qui me plût & qui ne me donnât de peine que celle qu’aime à prendre un paresseux. J’entrepris de faire [438] la Flora petrinsularis & de décrire toutes les plantes de l’Isle sans en omettre une seule avec un détail suffisant pour m’occuper le reste de mes jours. On dit qu’un Allemand a fait un livre sur un zeste de citron, j’en aurois fait un sur chaque gramen des prés, sur chaque mousse des bois, sur chaque lichen qui tapisse les rochers; enfin je ne voulois pas laisser un poil d’herbe, pas un atome végétal qui ne fût amplement décrit. En conséquence de ce beau projet, tous les matins après le déjeuner, que nous faisions tous ensemble, j’allois, une loupe à la main & mon systema naturae sous le bras, visiter un canton de l’Isle que j’avois pour cet effet divisée en petits carrés, dans l’intention de les parcourir l’un après l’autre en chaque saison. Rien n’est plus singulier que les ravissemens, les extases que j’éprouvois à chaque observation que je faisois sur la structure & l’organisation végétale & sur le jeu des parties sexuelles dans la fructification, dont le systême étoit alors tout-à-fait nouveau pour moi. La distinction des caracteres génériques, dont je n’avois pas auparavant la moindre idée m’enchantoit en les vérifiant sur les especes communes, en attendant qu’il s’en offrît à moi de plus rares. La fourchure des deux longues étamines de la Brunelle, le ressort de celles de l’Ortie & de la Pariétaire, l’explosion du fruit de la Balsamine & de la capsule du Buis, mille petits jeux de la fructification que j’observois pour la premiere fois me combloient de joie, & j’allois demandant si l’on avoit vu les cornes de la Brunelle comme La Fontaine demandoit si l’on avoit lu Habacuc. Au bout de deux ou trois heures je m’en revenois chargé d’une ample moisson, provision d’amusement [439] pour l’après-dînée au logis en cas de pluie. J’employois le reste de la matinée à aller avec le Receveur, sa femme & Thérese visiter leurs ouvriers & leur récolte, mettant le plus souvent la main à l’oeuvre avec eux, & souvent des Bernois qui me venoient voir m’ont trouvé juché sur de grands arbres ceint d’un sac que je remplissois de fruits, & que je dévalois ensuite à terre avec une corde. L’exercice que j’avois fait dans la matinée & la bonne humeur qui en est inséparable me rendoient le repos du dîné très-agréable; mais quand il se prolongeoit trop & que ce beau tems m’invitoit, je ne pouvois long-tans attendre, & pendant qu’on étoit encore à table, je m’esquivois & j’allois me jetter seul dans un bateau que je conduisois au milieu du lac quand l’eau étoit calme, & là, m’étendant tout de non long dans le bateau les yeux tournés vers le Ciel, je me laissois aller & dériver lentement au gré de l’eau, quelquefois pendant plusieurs heures, plongé dans mille rêveries confuses, mais délicieuses, & qui sans avoir aucun objet bien déterminé ni constant, ne laissoient pas d’être à mon gré cent fais préférables à tout ce que j’avois trouvé de plus doux dans ce qu’on appelle les plaisirs de la vie. Souvent averti par le baisser du soleil de l’heure de la retraite, je me trouvois si loin de l’Isle que j’étois forcé de travailler de toute ma force pour arriver avant la nuit close. D’autres fois, au lieu de m’égarer en pleine eau je me plaisois à côtoyer les verdoyantes rives de l’Isle dont les limpides eaux & les ombrages frais m’ont souvent engagé à m’y baigner. Mais une de mes navigations les plus fréquentes étoit d’aller de la grande à la petite Isle, d’y débarquer & d’y passer [440] l’après-dînée, tantôt à des promenades très-circonscrites au milieu des marceaux, des bourdaines, des persicaires, des arbrisseaux de toute espece, & tantôt m’établissant au sommet d’un tertre sablonneux couvert de gazon, de serpolet, de fleurs même d’esparcette & de treffles qu’on y avoit vraisemblablement semés autrefois, & très-propre à loger des lapins qui pouvoient là multiplier en paix sans rien craindre & sans nuire à rien. Je donnai cette idée au Receveur qui fit venir de Neuchâtel des lapins mâles & femelles, & nous allâmes en grande pompe, sa femme, une de ses soeurs, Thérese & moi les établir dans la petite Isle, où ils commençoient à peupler avant mon départ & où ils auront prospéré sans doute, s’ils ont pu soutenir la rigueur des hivers. La fondation de cette petite colonie fut une fête. Le pilote des Argonautes n’étoit pas plus fier que moi menant en triomphe la compagnie & les lapins de la grande Isle à la petite, & je notois avec orgueil que la Receveuse qui redoutoit l’eau à l’excès & s’y trouvoit toujours mal, s’embarqua sous ma conduite avec confiance & ne montra nulle peur durant la traversée.
Quand le lac agité ne me permettoit pas la navigation je passois mon après-midi à parcourir l’Isle en herborisant à droite & à gauche, m’asseyant tantôt dans les réduits les plus riants & les plus solitaires pour y rêver à mon aise, tantôt sur les terrasses et les tertres, pour parcourir des yeux le superbe & ravissant coup-d’oeil du lac & de ses rivages, couronnés d’un côté par des montagnes prochaines & de l’autre élargis en riches & fertiles plaines dans lesquelles la vue s’étendoit [441] jusqu’aux montagnes bleuâtres plus éloignées qui la bornoient.
Quand le soir approchoit, je descendois des cimes de l’Isle & j’allois volontiers m’asseoir au bord du lac sur la grève dans quelque asyle caché; là le bruit des vagues & l’agitation de l’eau fixant mes sens & chassant de mon ame toute autre agitation, la plongeoient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenoit souvent sans que je m’en fusse apperçu. Le flux & reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille & mes yeux, suppléoient aux mouvemens internes que la rêverie éteignoit en moi & suffisoient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De tems à autre naissoit quelque foible & courte réflexion sur l’instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m’offroit l’image: mais bientôt ces impressions légeres s’effaçoient dans l’uniformité du mouvement continu qui me berçoit, & qui sans aucun concours actif de mon ame ne laissoit pas de m’attacher au point, qu’appellé par l’heure & par le signal convenu je ne pouvois m’arracher de-là sans efforts.
Après le soupé, quand la soirée étoit belle, nous allions encore tous ensemble faire quelque tour de promenade sur la terrasse pour y respirer l’air du lac & la fraîcheur. On se reposoit dans le pavillon, on rioit, on causoit, on chantoit quelque vieille chanson qui valoit bien le tortillage moderne, & enfin l’on s’alloit coucher content de sa journée & n’en désirant qu’une semblable pour le lendemain.
Telle est, laissant à part les visites imprévues & importunes, [442] la maniere dont j’ai passé mon tans dans cette Isle durant le séjour que j’y ai fait. Qu’on me dise à présent ce qu’il y a là d’assez attrayant pour exciter dans mon coeur des regrets si vifs si tendres & si durables, qu’au bout de quinze ans il m’est impossible de songer à cette habitation chérie sans m’y sentir à chaque fois transporté encore par les élans du désir.
J’ai remarqué dans les vicissitudes d’une longue vie que les époques des plus douces jouissances & des plaisirs les plus vifs ne sont pourtant pas celles dont le souvenir m’attire & me touche le plus. Ces courts momens de délire & de passion, quelques vifs qu’ils puissent être ne sont cependant & par leur vivacité même, que des points bien clair-semés dans la ligne de la vie. Ils sont trop rares & trop rapides pour constituer un état, & le bonheur que mon coeur regrette n’est point composé d’instans fugitifs, mais un état simple & permanent, qui n’a rien de vif en lui-même, mais dont la durée accroît le charme au point d’y trouver enfin la suprême félicité.
Tout est dans un flux continuel sur la terre. Rien n’y garde une forme constante & arrêtée, & nos affections qui s’attachent aux choses extérieures passent & changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arriere de nous, elles rappellent le passé qui n’est plus, ou préviennent l’avenir qui souvent ne doit point être: il n’y a rien là de solide à quoi le coeur se puisse attacher. Aussi n’a-t-on gueres ici-bas que du plaisir qui passe; pour le bonheur qui dure je doute qu’il y soit connu. A peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le coeur puisse véritablement nous dire: je voudrois [443] que cet instant durât toujours. Et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le coeur inquiet & vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après?
Mais s’il est un état où l’ame trouve une assiette assez solide pour s’y reposer tout entiere & rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé, ni d’enjamber sur l’avenir; où le tans ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée & sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, & que ce sentiment seul puisse la remplir tout entiere; tant que cet état dure, celui qui s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre & relatif tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie; mais d’un bonheur suffisant, parfait & plein, qui ne laisse dans l’ame aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir. Tel est l’état où je me suis trouvé souvent à l’Isle de St. Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissois dériver au gré de l’eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs au bord d’une belle riviere ou d’un ruisseau murmurant sur le gravier.
De quoi jouit-on dans une pareille situation? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même & de sa propre existence; tant que cet état dure, on se suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de l’existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement & de paix, qui suffiroit seul pour rendre cette [444] existence chere, & douce à qui sauroit écarter de soi toutes les impressions sensuelles & terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire & en troubler ici-bas la douceur. Mais la plupart des hommes agités de passions continuelles connoissent peu cet état, & ne l’ayant goûté qu’imparfaitement durant peu d’instans, n’en conservent qu’une idée obscure et confuse qui ne leur en fait pas sentir le charme. Il ne seroit pas même bon dans la présente constitution des choses, qu’avides de ces douces extases, ils s’y dégoûtassent de la vie active dont leurs besoins toujours renaissans leur prescrivent le devoir. Mais un infortuné qu’on a retranché de la société humaine, & qui ne peut plus rien faire ici-bas d’utile & de bon pour autrui ni pour soi, peut trouver dans cet état, à toutes les félicités humaines des dédommagemens que la fortune & les hommes ne lui sauroient ôter.
Il est vrai que ces dédommagemens ne peuvent être sentis par toutes les ames ni dans toutes les situations. Il faut que le coeur soit en paix & qu’aucune passion n’en vienne troubler le calme. Il y faut des dispositions de la part de celui qui les éprouve, il en faut dans le concours des objets environnans. Il n’y faut, ni un repos absolu, ni trop d’agitation, mais un mouvement uniforme & modéré qui n’ait ni secousses ni intervalles. Sans mouvement, la vie n’est qu’une léthargie. Si le mouvement est inégal ou trop fort il réveille; en nous rappellant aux objets environnans, il détruit le charme de la rêverie & nous arrache d’au-dedans de nous, pour nous remettre à l’instant sous le joug de la fortune & des hommes, & nous rendre au sentiment de nos malheurs. Un silence [445] absolu porte à la tristesse. Il offre une image de la mort. Alors le secours d’une imagination riante est nécessaire & se présente assez naturellement à ceux que le Ciel en a gratifiés. Le mouvement qui ne vient pas du dehors, se fait alors au-dedans de nous. Le repos est moindre, il est vrai, mais il est aussi plus agréable, quand de légeres & douces idées, sans agiter le fond de l’ame, ne font pour ainsi dire qu’en effleurer la surface. Il n’en faut qu’assez pour se souvenir de soi-même en oubliant tous ses maux. Cette espece de rêverie peut se goûter par tout où l’on peut être tranquille, & j’ai souvent pensé qu’à la Bastille, & même dans un cachot où nul objet n’eût frappé ma vue, j’aurois encore pu rêver agréablement.
Mais il faut avouer que cela se faisoit bien mieux & plus agréablement dans une Isle fertile & solitaire, naturellement circonscrite & séparée du reste du monde, où rien ne m’offroit que des images riantes, où rien ne me rappeloit des souvenirs attristans, où la société du petit nombre d’habitans étoit liante & douce sans être intéressante au point de m’occuper incessamment; où je pouvois enfin me livrer tout le jour sans obstacle & sans soins aux occupations de mon goût, ou à la plus molle oisiveté. L’occasion sans doute étoit belle pour un rêveur, qui, sachant se nourrir d’agréables chimeres au milieu des objets les plus déplaisans, pouvoit s’en rassasier à son aise en y faisant concourir tout ce qui frappoit réellement ses sens. En sortant d’une longue & douce rêverie, me voyant entouré de verdure, de fleurs, d’oiseaux & laissant errer mes yeux au loin sur les romanesques rivages qui bordoient une vaste étendue d’eau claire & cristalline, j’assimilois à mes [446] fictions tous ces aimables objets, & me trouvant enfin ramené par degrés à moi-même & à ce qui m’entouroit, je ne pouvois marquer le point de séparation des fictions aux réalités; tant tout concouroit également à me rendre chere la vie recueillie & solitaire que je menois dans ce beau séjour. Que ne peut-elle renaître encore! Que ne puis-je aller finir mes jours dans cette Isle chérie sans en ressortir jamais, ni jamais y revoir aucun habitant du continent qui me rappelât le souvenir des calamités de toute espece qu’ils se plaisent à rassembler sur moi depuis tant d’années! Ils seroient bientôt oubliés pour jamais: sans doute ils ne m’oublieroient pas de même: mais que m’importeroit, pourvu qu’ils n’eussent aucun accès pour y venir troubler mon repos? Délivré de toutes les passions terrestres qu’engendre le tumulte de la vie sociale, mon ame s’élanceroit fréquemment au-dessus de cette atmosphere, & commerceroit d’avance avec les Intelligences célestes dont elle espere aller augmenter le nombre dans peu de tans. Les hommes se garderont, je le sais, de me rendre un si doux asyle où ils n’ont pas voulu me laisser. Mais ils ne m’empêcheront pas du moins de m’y transporter chaque jour sur les ailes de l’imagination, & d’y goûter durant quelques heures le même plaisir que si je l’habitois encore. Ce que j’y ferois de plus doux seroit d’y rêver à mon aise. En rêvant que j’y suis ne fais-je pas la même chose? Je fais même plus; à l’attroit d’une rêverie abstraite & monotone, je joins des images charmantes qui la vivifient. Leurs objets échappoient souvent à mes sens dans mes extases, & maintenant, plus ma rêverie est profonde plus elle me les peint vivement. [447] Je suis souvent plus au milieu d’eux & plus agréablement encore, que quand j’y étois réellement. Le malheur est qu’à mesure que l’imagination s’attiédit, cela vient avec plus de peine & ne dure pas si long-tans. Hélas! c’est quand on commence à quitter sa dépouille qu’on en est le plus offusqué!
SIXIEME PROMENADE
Nous n’avons gueres de mouvement machinal dont nous ne pussions trouver la cause dans notre coeur, si nous savions bien l’y chercher.
Hier en passant sur le nouveau boulevard pour aller herboriser le long de la Biévre du côté de Gentilly, je fis le crochet à droite en approchant de la barriere d’enfer, & m’écartant dans la campagne j’allai par la route de Fontainebleau, gagner les hauteurs qui bordent cette petite riviere. Cette marche étoit fort indifférente en elle-même, mais en me rappelant que j’avois fait plusieurs fais machinalement le même détour, j’en recherchai la cause en moi-même, & je ne plus m’empêcher de rire quand je vins à la démêler.
Dans un coin du boulevard, à la sortie de la barriere d’enfer, s’établit journellement en été une femme qui vend du fruit, de la tisanne & des petits pains. Cette femme a un petit garçon fort gentil, mais boiteux, qui, clopinant avec ses béquilles s’en va d’assez bonne grâce demandant l’aumône aux passans. J’avois fait une espece de connoissance avec ce petit bonhomme; il ne manquoit pas chaque fais que je passois de venir me faire son petit compliment, toujours suivi de ma petite offrande. Les premieres fois je fus charmé de le voir, je lui donnois de très-bon coeur, & je continuai quelque tans de le faire avec le même plaisir, y joignant même le plus souvent celui d’exciter & d’écouter son petit babil que je trouvois agréable. Ce plaisir devenu par [449] degrés habitude se trouva, je ne sais comment, transformé dans une espece de devoir dont je sentis bientôt la gêne; sur-tout à cause de la harangue préliminaire qu’il falloit écouter, & dans laquelle il ne manquoit jamais de m’appeller souvent M. Rousseau, pour montrer qu’il me connoissoit bien, ce qui m’apprenoit assez au contraire qu’il ne me connoissoit pas plus que ceux qui l’avoient instruite. Dès-lors je passai par-là moins volontiers, & enfin je pris machinalement l’habitude de faire le plus souvent un détour quand j’approchois de cette traverse.
Voilà ce que je découvris en y réfléchissant: car rien de tout cela ne s’étoit offert jusqu’àlors distinctement à ma pensée. Cette observation m’en a rappelé successivement des multitudes d’autres qui m’ont bien confirmé que les vrais & premiers motifs de la plupart de mes actions ne me sont pas aussi clairs à moi-même que je me l’étois long-tans figuré. Je sais & je sens que faire du bien est le plus vrai bonheur que le coeur humain puisse goûter; mais il y a long-tans que ce bonheur a été mis hors de ma portée, & ce n’est pas dans un aussi misérable sort que le mien qu’on peut espérer de placer avec choix & avec fruit une seule action réellement bonne. Le plus grand soin de ceux qui réglent ma destinée ayant été que tout ne fût pour moi que fausse & trompeuse apparence, un motif de vertu n’est jamais qu’un leurre qu’on me présente pour m’attirer dans le piége où l’on veut m’enlacer. Je sais cela; je sais que le seul bien qui soit désormais en ma puissance est de m’abstenir d’agir de peur de mal faire sans le vouloir & sans le savoir.
[450] Mais il fut des tans plus heureux où suivant les mouvemens de mon coeur je pouvois quelquefois rendre un autre coeur content, & je me dois l’honorable témoignage que chaque fois que j’ai pu goûter ce plaisir, je l’ai trouvé plus doux qu’aucun autre. Ce penchant fut vif, vrai, pur, & rien dans mon plus secret intérieur ne l’a jamais démenti. Cependant j’ai senti souvent le poids de mes propres bienfaits par la chaîne des devoirs qu’ils entraînoient à leur suite: alors le plaisir a disparu & je n’ai plus trouvé dans la continuation des mêmes soins qui m’avoient d’abord charmé qu’une gêne presque insupportable. Durant mes courtes prospérités beaucoup de gens recouroient à moi, & jamais dans tous les services que je plus leur rendre aucun d’eux ne fut éconduit. Mais de ces premiers bienfaits versés avec effusion de coeur, naissoient des chaînes d’engagemens successifs que je n’avois pas prévus & dont je ne pouvois plus secouer le joug. Mes premiers services n’étoient aux yeux de ceux qui les recevoient que les arrhes de ceux qui les devoient suivre; & dès que quelque infortuné avoit jetté sur moi le grappin d’un bienfait reçu, c’en étoit fait désormais, & ce premier bienfait libre & volontaire devenoit un droit indéfini à tous ceux dont il pouvoit avoir besoin dans la suite, sans que l’impuissance même suffît pour m’en affranchir. Voilà comment des jouissances très-douces se transformoient pour moi dans la suite en d’onéreux assujettissemens.
Ces chaînes cependant ne me parurent pas très-pesantes tant qu’ignoré du public, je vécus dans l’obscurité. Mais quand une fois ma personne fut affichée par mes écrits, faute grave [451] sans doute, mais plus qu’expiée par mes malheurs; dès-lors je devins le bureau général d’adresse de tous les souffreteux ou soi-disant tels, de tous les aventuriers qui cherchoient des dupes, de tous ceux qui sous prétexte du grand crédit qu’ils feignoient de m’attribuer vouloient s’emparer de moi de maniere ou d’autre. C’est alors que j’eus lieu de connoître que tous les penchans de la nature sans en excepter la bienfaisance elle-même, portés ou suivis dans la société sans prudence & sans choix changent de nature & deviennent souvent aussi nuisibles qu’ils étoient utiles dans leur premiere direction. Tant de cruelles expériences changerent peu-à-peu mes premieres dispositions ou plutôt les renfermant enfin dans leurs véritables bornes, elles m’apprirent à suivre moins aveuglément mon penchant à bien faire, lorsqu’il ne servoit qu’à favoriser la méchanceté d’autrui.
Mais je n’ai point regret à ces mêmes expériences, puisqu’elles m’ont procuré par la réflexion de nouvelles lumieres sur la connoissance de moi-même & sur les vrais motifs de ma conduite en mille circonstances sur lesquelles je me suis si souvent fait illusion. J’ai vu que pour bien faire avec plaisir, il falloit que j’agisse librement, sans contrainte, & que pour m’ôter toute la douceur d’une bonne œuvre il suffisoit qu’elle devînt un devoir pour moi. Dès-lors le poids de l’obligation me fait un fardeau des plus douces jouissances, & comme je l’ai dit dans l’Emile, à ce que je crois j’eusse été chez les Turcs un mauvais mari à l’heure où le cri public les appelle à remplir les devoirs de leur état.
Voilà ce qui modifie beaucoup l’opinion que j’eus long-tans [452] de ma propre vertu; car il n’y en a point à suivre ses penchans, & à se donner, quand ils nous y portent, le plaisir de bien faire: mais elle consiste à les vaincre quand le devoir le commande, pour faire ce qu’il nous prescrit, & voilà ce que j’ai su moins faire qu’homme du monde. Né sensible & bon, portant la pitié jusqu’à la foiblesse, & me sentant exalter l’ame par tout ce qui tient à la générosité, je fus humain, bienfaisant, secourable, par goût, par passion même, tant qu’on n’intéressa que mon coeur; j’eusse été le meilleur & le plus clément des hommes, si j’en avois été le plus puissant, & pour éteindre en moi tout désir de vengeance, il m’eût suffi de pouvoir me venger. J’aurois même été juste sans peine contre mon propre intérêt, mais contre celui des personnes qui m’étoient cheres je n’aurois pu me résoudre à l’être. Dès que mon devoir & mon coeur étoient en contradiction, le premier eut rarement la victoire, à moins qu’il ne fallût seulement que m’abstenir; alors j’étois fort le plus souvent; mais agir contre mon penchant me fut toujours impossible. Que ce soit les hommes, le devoir ou même la nécessité qui commandent, quand mon coeur se tait, ma volonté reste sourde, & je ne saurois obéir. Je vois le mal qui me menace & je le laisse arriver plutôt que de m’agiter pour le prévenir. Je commence quelquefois avec effort, mais cet effort me lasse & m’épuise bien vite; je ne saurois continuer. En toute chose imaginable ce que je ne fais pas avec plaisir, m’est bientôt impossible à faire.
Il y a plus. La contrainte en désaccord avec mon désir suffit pour l’anéantir, & le changer en répugnance, en aversion [453] même, pour peu qu’elle agisse trop fortement; & voilà ce qui me rend pénible la bonne œuvre qu’on exige & que je faisois de moi-même, lorsqu’on ne l’exigeoit pas. Un bienfait purement gratuit est certainement une œuvre que j’aime à faire. Mais quand celui qui l’a reçu s’en fait un titre pour en exiger la continuation sous peine de sa haine, quand il me fait une loi d’être à jamais son bienfaiteur pour avoir d’abord pris plaisir à l’être, dès-lors la gêne commence, & le plaisir s’évanouit. Ce que je fais alors quand je cede est foiblesse & mauvaise honte, mais la bonne volonté n’y est plus, & loin que je m’en applaudisse en moi-même, je me reproche en ma conscience de bien faire à contre-coeur
Je sais qu’il y a une espece de contrat & même le plus saint de tous entre le bienfaiteur & l’obligé. C’est une sorte de société qu’ils forment l’un avec l’autre, plus étroite que celle qui unit les hommes en général, & si l’obligé s’engage tacitement à la reconnoissance, le bienfaiteur s’engage de même à conserver à l’autre, tant qu’il ne s’en rendra pas indigne, la même bonne volonté qu’il vient de lui témoigner, & à lui en renouveler les actes toutes les fois qu’il le pourra & qu’il en sera requis. Ce ne sont pas la des conditions expresses, mais ce sont des effets naturels de la relation qui vient de s’établir entr’eux. Celui qui la premiere fois refuse un service gratuit qu’on lui demande ne donne aucun droit de se plaindre à celui qu’il a refusé; mais celui qui dans un cas semblable refuse au même la même grâce qu’il lui accorda ci-devant, frustre une espérance qu’il l’a autorisé à concevoir; il trompe et dément une attente qu’il a fait naître. On sent [454] dans ce refus je ne sais quoi d’injuste & de plus dur que dans l’autre, mais il n’en est pas moins l’effet d’une indépendance que le coeur aime, & à laquelle il ne renonce pas sans effort. Quand je paye une dette c’est un devoir que je remplis; quand je fais un don c’est un plaisir que je me donne. Or le plaisir de remplir ses devoirs est de ceux que la seule habitude de la vertu fait naître: ceux qui nous viennent immédiatement de la nature ne s’élevent pas si haut que cela.
Après tant de tristes expériences j’ai appris à prévoir de loin les conséquences de mes premiers mouvemens suivis, & je me suis souvent abstenu d’une bonne œuvre que j’avois le desir & le pouvoir de faire, effrayé de l’assujettissement auquel dans la suite je m’allois soumettre, si je m’y livrois inconsidérément. Je n’ai pas toujours senti cette crainte, au contraire dans ma jeunesse je m’attachois par mes propres bienfaits, & j’ai souvent éprouvé de même que ceux que j’obligeois s’affectionnoient à moi par reconnoissance encore plus que par intérêt. Mais les choses ont bien changé de face à cet égard comme à tout autre, aussi-tôt que mes malheurs ont commencé. J’ai vécu dès-lors dans une génération nouvelle qui ne ressembloit point à la premiere, & mes propres sentimens pour les autres ont souffert des changemens que j’ai trouvés dans les leurs. Les mêmes gens que j’ai vus successivement dans ces deux générations si différentes, se sont pour ainsi dire assimilés successivement à l’une & à l’autre. De vrais & francs qu’ils étoient d’abord, devenus ce qu’ils sont, ils ont fait comme tous les autres. Et par cela seul que les tans sont changés les hommes ont changé comme eux. Eh [455] comment pourrois-je garder les mêmes sentimens pour ceux en qui je trouve le contraire de ce qui les fit naître! Je ne les hais point, parce que je ne saurois haïr; mais je ne puis me défendre du mépris qu’ils méritent ni m’abstenir de le leur témoigner.
Peut-être sans m’en appercevoir ai-je changé moi-même plus qu’il n’auroit fallu. Quel naturel résisteroit sans altérer à une situation pareille à la mienne? Convaincu par vingt ans d’expérience que tout ce que la nature a mis d’heureuses dispositions dans mon coeur est tourné par ma destinée & par ceux qui en disposent, au préjudice de moi-même ou d’autrui, je ne puis plus regarder une bonne œuvre qu’on me présente à faire que comme un piege qu’on me tend, & sous lequel est caché quelque mal. Je sais que quel que soit l’effet de l’oeuvre je n’en aurai pas moins le mérite de ma bonne intention. Oui, ce mérite y est toujours sans doute, mais le charme intérieur n’y est plus, & si-tôt que ce stimulant me manque, je ne sens qu’indifférence & glace au-dedans de moi, & sûr qu’au lieu de faire une action vraiment utile je ne fais qu’un acte de dupe, l’indignation de l’amour-propre jointe au désaveu de la raison ne m’inspire que répugnance & résistance, où j’eusse été plein d’ardeur & de zele dans mon état naturel.
Il est des sortes d’adversités qui élevent & renforcent l’ame, mais il en est qui l’abattent & la tuent; telle est celle dont je suis la proie. Pour peu qu’il y eût eu quelque mauvais levain dans la mienne elle l’eût fait fermenter à l’excès, elle m’eût rendu frénétique; mais elle ne m’a rendu que nul. Hors d’état [456] de bien faire et pour moi-même & pour autrui, je m’abstiens d’agir; & cet état qui n’est innocent que parce qu’il est forcé, me fait trouver une sorte de douceur à me livrer pleinement sans reproche à mon penchant naturel. Je vais trop loin sans doute, puisque j’évite les occasions d’agir, même où je ne vois que du bien à faire. Mais certain qu’on ne me laisse pas voir les choses comme elles sont, je m’abstiens de juger sur les apparences qu’on leur donne, & de quelque leurre qu’on couvre les motifs d’agir, il suffit que ces motifs soient laissés à ma portée pour que je sois sûr qu’ils sont trompeurs.
Ma destinée semble avoir tendu des mon enfance le premier piége qui m’a rendu long-tans si facile à tomber dans tous les autres. Je suis né le plus confiant des hommes, & durant quarante ans entiers jamais cette confiance ne fut trompée une seule fois. Tombé tout-d’un-coup dans un autre ordre de gens & de choses, j’ai donné dans mille embûches sans jamais en appercevoir aucune, & vingt ans d’expérience ont à peine suffi pour m’éclairer sur mon sort. Une fois convaincu qu’il n’y a que mensonge & fausseté dans les démonstrations grimacieres qu’on me prodigue, j’ai passé rapidement à l’autre extrémité: car quand on est une fois sorti de son naturel, il n’y a plus de bornes qui nous retiennent. Dès-lors je me suis dégoûté des hommes, & ma volonté concourant avec la leur cet égard me tient encore plus éloigné d’eux que font toutes leurs machines.
Ils ont beau faire, cette répugnance ne peut mais aller jusqu’à l’aversion. En pensant à la dépendance où ils se sont [457] mis de moi pour me punir dans la leur, ils me font une pitié réelle. Si je suis malheureux, ils le sont eux-mêmes, & chaque fais que je rentre en moi, je les trouve toujours à plaindre. L’orgueil peut-être se mêle encore à ces jugemens, je me sens trop au-dessus d’eux pour les haïr. Ils peuvent m’intéresser tout au plus jusqu’au mépris, mais jamais jusqu’à la haine: enfin je m’aime trop moi-même, pour pouvoir haïr qui que ce soit. Ce seroit resserrer, comprimer mon existence, & je voudrois plutôt l’étendre sur tout l’univers.
J’aime mieux les fuir que les haïr. Leur aspect frappe mes sens, & par eux, mon coeur d’impressions que mille regards cruels me rendent pénibles; mais le mal-aise cesse aussi-tôt que l’objet qui cause a disparu. Je m’occupe d’eux, & bien malgré moi par leur présence, mais jamais par leur souvenir. Quand je ne les vois plus, ils sont pour moi comme s’ils n’existoient point.
Ils ne me sont même indifférens qu’en ce qui se rapporte à moi: car dans leurs rapports entre eux, ils peuvent encore m’intéresser & m’émouvoir comme les personnages d’un drame que je verrois représenter. Il faudroit que mon être moral fût anéanti pour que la justice me devînt indifférente. Le spectacle de l’injustice et de la méchanceté me fait encore bouillir le sang de colere; les actes de vertu où je ne vois ni forfanterie ni ostentation me font toujours tressaillir de joie, & m’arrachent encore de douces larmes. Mais il faut que je les voye & les apprécie moi-même; car après ma propre histoire, il faudroit que je fusse insensé pour adopter, sur quoi [458] que ce fût le jugement des hommes, & pour croire aucune chose sur la foi d’autrui.
Si ma figure & mes traits étoient aussi parfaitement inconnus aux hommes que le sont mon caractere & mon naturel, je vivrois encore sans peine au milieu d’eux. Leur société même pourroit me plaire tant que je leur serois parfaitement étranger. Livré sans contrainte à mes inclinations naturelles, je les aimerois encore s’ils ne s’occupoient jamais de moi. J’exercerois sur eux une bienveillance universelle & parfaitement désintéressée: mais sans former jamais d’attachement particulier, & sans porter le joug d’aucun devoir, je ferois envers eux librement & de moi-même, tout ce qu’ils ont tant de peine à faire incités par leur amour-propre, & contraints par toutes leurs loix.
Si j’étois resté libre, obscur, isolé, comme j’étois fait pour l’être, je n’aurois fait que du bien: car je n’ai dans le coeur le germe d’aucune passion nuisible. Si j’eusse été invisible & tout-puissant comme Dieu, j’aurois été bienfaisant & bon comme lui. C’est la force & la liberté qui font les excellens hommes. La foiblesse & l’esclavage n’ont jamais fait que des méchans. Si j’eusse été possesseur de l’anneau de Gygès, il m’eût tiré de la dépendance des hommes & les eût mis dans la mienne. Je me suis souvent demandé dans mes châteaux en Espagne quel usage j’aurois fait de cet anneau; car c’est bien là que la tentation d’abuser doit être près du pouvoir. Maître de contenter mes désirs, pouvant tout sans pouvoir être trompé par personne, qu’aurois-je pu désirer avec quelque suite? Une seule chose: c’eût été de voir tous les coeurs contents. L’aspect [459] de la félicité publique eût pu seul toucher mon coeur d’un sentiment permanent; & l’ardent désir d’y concourir eût été ma plus constante passion. Toujours juste sans partialité & toujours bon sans foiblesse, je me serois également garanti des méfiances aveugles & des haines implacables, parce que voyant les hommes tels qu’ils sont, & lisant aisément au fond de leurs coeurs, j’en aurois peu trouvé d’assez aimables pour mériter toutes mes affections; peu d’assez odieux pour mériter toute ma haine, & que leur méchanceté même m’eût disposé à les plaindre, par la connoissance certaine du mal qu’ils se font à eux-mêmes, en voulant en faire à autrui. Peut-être aurois-je eu dans des momens de gaieté l’enfantillage d’opérer quelquefois des prodiges: mais parfaitement désintéressé pour moi-même, & n’ayant pour loi que mes inclinations naturelles, sur quelques actes de justice sévere, j’en aurois fait mille de clémence & d’équité. Ministre de la Providence & dispensateur de ses loix, selon mon pouvoir, j’aurois fait des miracles plus sages & plus utiles que ceux de la légende dorée, & du tombeau de Saint Médard.
Il n’y a qu’un seul point sur lequel la faculté de pénétrer par-tout invisible m’eût pu faire chercher des tentations auxquelles j’aurois mal résisté, & une fois entré dans ces voies d’égarement où n’eussai-je point été conduit par elles? Ce seroit bien mal connoître la nature & moi-même que de me flatter que ces facilités ne m’auroient point séduit, ou que la raison m’auroit arrêté dans cette fatale pente. Sûr de moi sur tout autre article, j’étois perdu par celui-là seul. Celui que sa puissance met au-dessus de l’homme doit être au-dessus des foiblesses de l’humanité, [460] sans quoi cet excès de force ne servira qu’à le mettre en effet au-dessous des autres, & de ce qu’il eût été lui-même s’il fût resté leur égal.
Tout bien considéré, je crois que je ferai mieux de jetter mon anneau magique avant qu’il m’ait fait faire quelque sottise. Si les hommes s’obstinent à me voir tout autre que je ne suis, & que mon aspect irrite leur injustice, pour leur ôter cette vue il faut les fuir, mais non pas m’éclipser au milieu d’eux. C’est à eux de se cacher devant moi, de me dérober leurs manœuvres, de fuir la lumiere du jour, de s’enfoncer en terre comme des taupes. Pour moi qu’ils me voient s’ils peuvent, tant mieux, mais cela leur est impossible; ils ne verront jamais à ma place que le J. J. qu’ils se sont fait, & qu’ils ont fait selon leur coeur pour le haïr à leur aise. J’aurois donc tort de m’affecter de la façon dont ils me voyent: je n’y dois prendre aucun intérêt véritable, car ce n’est pas moi qu’ils voyent ainsi.
Le résultat que je puis tirer de toutes ces réflexions est, que je n’ai jamais été vraiment propre à la société civile où tout est gêne, obligation devoir, & que mon naturel indépendant me rendit toujours incapable des assujettissemens nécessaires à qui veut vivre avec les hommes. Tant que j’agis librement je suis bon, & je ne fais que du bien; mais si-tôt que je sens le joug, soit de la nécessité soit des hommes je deviens rebelle ou plutôt rétif, alors je suis nul. Lorsqu’il faut faire le contraire de ma volonté, je ne le fais point, quoi il arrive; je ne fais pas non plus ma volonté même, parce que je suis foible. Je m’abstiens d’agir: car toute ma [461] foiblesse est pour l’action, toute ma force est négative, & tous mes péchés sont d’omission, rarement de commission. Je n’ai jamais cru que la liberté de l’homme consistât à faire ce qu’il veut, mais bien à ne jamais faire ce qu’il ne veut pas, & voilà celle que j’ai toujours reclamée, souvent conservée, & par qui j’ai été le plus en scandale à mes contemporains. Car pour eux, actifs, remuans, ambitieux, détestant la liberté dans les autres & n’en voulant point pour eux-mêmes, pourvu qu’ils fassent quelquefois leur volonté, ou plutôt qu’ils dominent celle d’autrui, ils gênent toute leur vie à faire ce qui leur répugne, n’omettent rien de servile pour commander. Leur tort n’a donc pas été de m’écarter de la société comme un membre inutile, mais de m’en proscrire comme un membre pernicieux: car j’ai très-peu fait de bien, je l’avoue; mais pour du mal, n’en est entré dans ma volonté de ma vie, & je doute qu’il y ait aucun homme au monde qui en ait réellement moins fait que moi.
SEPTIEME PROMENADE
Le recueil de mes longs rêves est à peine commencé, & déjà je sens qu’il touche à sa fin. Un autre amusement lui succéde, m’absorbe, & m’ôte même le tans de rêver. Je m’y livre avec un engouement qui tient de l’extravagance & qui me fait rire moi-même quand j’y réfléchis; mais je ne m’y livre pas moins, parce que dans la situation où me voilà, je n’ai plus d’autre regle de conduite que de suivre en tout mon penchant sans contrainte. Je ne peux rien à mon sort, je n’ai que des inclinations innocentes, & tous les jugemens des hommes étant désormais nuls pour moi, la sagesse même veut qu’en ce qui reste à ma portée je fasse tout ce qui me flatte, soit en public soit à-part-moi, sans autre regle que ma fantaisie, & sans autre mesure que le peu de force qui m’est resté. Me voilà donc à mon foin pour toute nourriture, & à la Botanique pour toute occupation. Déjà vieux j’en avois pris la premiere teinture en Suisse auprès du Docteur d’Ivernois, & j’avois herborisé assez heureusement durant mes voyages pour prendre une connoissance passable du regne végétal. Mais devenu plus que sexagénaire & sédentaire à Paris, les forces commençant à me manquer pour les grandes herborisations, et d’ailleurs assez livré à ma copie de musique pour n’avoir pas besoin d’autre occupation, j’avois abandonné cet amusement qui ne m’étoit plus nécessaire; j’avois vendu mon herbier, j’avois vendu mes livres, content de revoir quelquefois les plantes communes que je trouvois autour de Paris dans [463] mes promenades. Durant cet intervalle le peu que je savois s’est presque entierement effacé de ma mémoire & bien plus rapidement qu’il ne s’y étoit gravé.
Tout-d’un-coup, âgé de soixante-cinq ans passés, privé du peu de mémoire que j’avois & des forces qui me restoient pour courir la campagne, sans guide, sans livres, sans jardin, sans l’herbier, me voilà repris de cette folie, mais avec plus d’ardeur encore que je n’en eus en m’y livrant la premiere fois; me voilà sérieusement occupé du sage projet d’apprendre par coeur tout le regnum vegetabile de Murray, & de connoître toutes les plantes connues sur la terre. Hors d’état de racheter des livres de Botanique, je me suis mis en devoir de transcrire ceux qu’on m’a prêtés & résolu de refaire un herbier plus riche que le premier, en attendant que j’y mette toutes les plantes de la mer & des Alpes & de tous les arbres des Indes, je commence toujours à bon compte par le Mouron, le Cerfeuil la Bourrache & le Séneçon; j’herborise savamment sur la cage de mes oiseaux, & à chaque nouveau brin d’herbe que je rencontre je me dis avec satisfaction: voilà toujours une plante de plus.
Je ne cherche pas à justifier le parti que je prends de suivre cette fantaisie, je la trouve très-raisonnable, persuadé que dans la position où je suis, me livrer aux amusemens qui me flattent est une grande sagesse, & même une grande vertu: c’est le moyen de ne laisser germer dans mon coeur aucun levain de vengeance ou de haine, & pour trouver encore dans ma destinée du goût à quelque amusement, il faut assurément avoir un naturel bien épuré de toutes passions irascibles. [464] C’est me venger de mes persécuteurs à ma maniere, je ne saurois les punir plus cruellement que d’être heureux malgré eux.
Oui, sans doute, la raison me permet, me prescrit même de me livrer à tout penchant qui m’attire & que rien ne m’empêche de suivre; mais elle ne m’apprend pas pourquoi ce penchant m’attire & quel attrait je puis trouver à une vaine étude, faite sans profit, sans progrès, & qui, vieux, radoteur, déjà caduque & pesant, sans facilité, sans mémoire me ramene aux exercices de la jeunesse et aux leçons d’un écolier. Or, c’est une bizarrerie que je voudrois m’expliquer; il me semble que, bien éclaircie, elle pourroit jetter quelque nouveau jour sur cette connoissance de moi-même, à l’acquisition de laquelle j’ai consacré mes derniers loisirs.
J’ai pensé quelquefois assez profondément; mais rarement avec plaisir, presque toujours contre mon gré & comme par force: la rêverie me délasse et m’amuse, la réflexion me fatigue & m’attriste; penser fut toujours pour moi une occupation pénible & sans charme. Quelquefois mes rêveries finissent par la méditation, mais plus souvent mes méditations finissent par la rêverie, & durant ces égaremens, mon ame erre & plane dans l’univers sur les ailes de l’imagination dans des extases qui passent toute autre jouissance.
Tant que je goûtai celle-là dans toute sa pureté, toute autre occupation me fut toujours insipide. Mais quand une fois, jetté dans la carriere littéraire par des impulsions étrangeres, je sentis la fatigue du travail d’esprit, & l’importunité d’une célébrité malheureuse, je sentis en même tans languir & s’attiédir [465] mes douces rêveries, & bientôt forcé de m’occuper malgré moi de ma triste situation, je ne pus plus retrouver que bien rarement ces cheres extases qui durant cinquante ans m’avoient tenu lieu de fortune & de gloire, & sans autre dépense que celle du tans, m’avoient rendu dans l’oisiveté le plus heureux des mortels.
J’avois même à craindre dans mes rêveries que mon imagination effarouchée par mes malheurs ne tournât enfin de ce côté son activité, & que le continuel sentiment de mes peines me resserrant le coeur par degrés, ne m’accablât enfin de leur poids. Dans cet état, un instinct qui m’est naturel, me faisant fuir toute idée attristante, imposa silence à mon imagination, & fixant mon attention sur les objets qui m’environnoient, me fit pour la premiere fois détailler le spectacle de la nature, que je n’avois gueres contemplé jusqu’àlors qu’en masse, & dans son ensemble.
Les arbres, les arbrisseaux, les plantes sont la parure & le vêtement de la terre. Rien n’est si triste que l’aspect d’une campagne nue & pelée qui n’étale aux yeux que des pierres, du limon & des sables. Mais vivifiée par la nature & revêtue de sa robe de noces au milieu du cours des eaux & du chant des oiseaux, la terre offre à l’homme dans l’harmonie des trois regnes, un spectacle plein de vie, d’intérêt & de charmes, le seul spectacle au monde dont ses yeux & son coeur ne se lassent jamais.
Plus un contemplateur a l’âme sensible, plus il se livre aux extases qu’excite en lui cet accord. Une rêverie douce & profonde s’empare alors de ses sens, & il se perd avec une délicieuse [466] ivresse dans l’immensité de ce beau systême avec lequel il se sent identifié. Alors tous les objets particuliers lui échappent; il ne voit & ne sent rien que dans le tout. Il faut que quelque circonstance particuliere resserre ses idées & circonscrive son imagination pour qu’il puisse observer par partie cet univers qu’il s’efforçoit d’embrasser.
C’est ce qui m’arriva naturellement quand mon coeur resserré par la détresse, rapprochoit & concentroit tous ses mouvemens autour de lui pour conserver ce reste de chaleur prêt à s’évaporer & s’éteindre dans l’abattement où je tombois par degré. J’errois nonchalamment dans les bois & dans les montagnes, n’osant penser de peur d’attiser mes douleurs. Mon imagination qui se refuse aux objets de peine laissoit mes sens se livrer aux impressions légeres mais douces des objets environnans. Mes yeux se promenoient sans cesse de l’un à l’autre, & il n’étoit pas possible que dans une variété si grande, il ne s’en trouvât qui les fixoient davantage & les arrêtoient plus long-tans.
Je pris goût à cette récréation des yeux qui dans l’infortune repose, amuse, distrait l’esprit & suspend le sentiment des peines. La nature des objets aide beaucoup à cette diversion & la rend plus séduisante. Les odeurs suaves, les vives couleurs, les plus élégantes formes semblent se disputer à l’envi le droit de fixer notre attention. Il ne faut qu’aimer le plaisir pour se livrer à des sensations si douces, & si cet effet n’a pas lieu sur tous ceux qui en sont frappés, c’est dans les uns faute de sensibilité naturelle, & dans la plupart que leur esprit trop occupé d’autres idées ne se livre qu’à la dérobée aux objets qui frappent leurs sens.
[467] Une autre chose contribue encore à éloigner du regne végétal l’attention des gens de goût; c’est l’habitude de ne chercher dans les plantes que des drogues & des remedes. Théophraste s’y étoit pris autrement, & l’on peut regarder ce philosophe comme le seul Botaniste de l’antiquité: aussi n’est-il presque point connu parmi nous; mais grâce à un certain Dioscoride grand compilateur de recettes, & à ses commentateurs, la médecine s’est tellement emparée des plantes transformées en simples qu’on n’y voit que ce qu’on n’y voit point; avoir les prétendues vertus qu’il plaît au tiers & au quart de leur attribuer. On ne conçoit pas que organisation végétale puisse par elle-même mériter quelque attention; des gens qui passent leur vie arranger savamment des coquilles, se moquent de la botanique comme d’une étude inutile quand on n’y joint pas comme ils disent celle des propriétés, c’est-à-dire, quand on n’abandonne pas l’observation de la nature qui ne ment point & qui ne nous dit rien de tout cela, pour se livrer uniquement à l’autorité des hommes qui sont menteurs, & qui affirment beaucoup de choses qu’il faut croire sur une parole, fondée elle-même le plus souvent sur l’autorité d’autrui. Arrêtez-vous dans une prairie émaillée à examiner successivement les fleurs dont elle brille, ceux qui vous verront faire vous prenant pour un frater, vous demanderont des herbes pour guérir la rogne des enfans, la gale des hommes ou la morve des chevaux.
Ce dégoûtant préjugé est détruit en partie dans les autres pays & sur-tout en Angleterre, grâce à Linnaeus qui a un peu tiré la botanique des écoles de la pharmacie pour la rendre [468] à l’histoire naturelle & aux usages économiques; mais en France où cette étude a moins pénétré chez les gens du monde, on est resté sur ce point tellement barbare, qu’un bel-esprit de Paris voyant à Londres tel jardin de curieux plein d’arbres & de plantes rares s’écria pour tout éloge; voilà un fort beau jardin d’Apothicaire! A ce compte le premier Apothicaire fut Adam. Car il n’est pas aisé d’imaginer un jardin mieux assorti de plantes que celui d’Eden.
Ces idées médicinales ne sont assurément gueres propres à rendre agréable l’étude de la botanique, elles flétrissent l’émail des prés, l’éclat des fleurs, desséchent la fraîcheur des bocages, rendent la verdure & les ombrages insipides & dégoûtans; toutes ces structures charmantes & gracieuses intéressent fort peu quiconque ne veut que piler tout cela dans un mortier, & l’on n’ira pas chercher des guirlandes pour les bergeres, parmi des herbes pour les lavemens.
Toute cette pharmacie ne souilloit point mes images champêtres, rien n’en étoit plus éloigné que des tisanes, & des emplâtres. J’ai souvent pensé en regardant de près les champs, les vergers, les bois & leurs nombreux habitans que le regne végétal étoit un magasin d’alimens donnés par la nature à l’homme & aux animaux. Mais jamais il ne m’est venu à l’esprit d’y chercher des drogues & des remedes. Je ne vois rien dans ses diverses productions qui m’indique un pareil usage, & elle nous auroit montré le choix, si elle nous l’avoit prescrit, comme elle a fait pour les comestibles. Je sens même que le plaisir que je prends à parcourir les bocages seroit empoisonné par le sentiment des infirmités humaines, s’il me [469] laissoit penser à la fievre, à la pierre, à la goutte, & au mal caduc. Du reste je ne disputerai point aux végétaux les grandes vertus qu’on leur attribue; je dirai seulement qu’en supposant ces vertus réelles, c’est malice pure aux malades de continuer à l’être; car de tant de maladies que les hommes se donnent il n’y en a pas une seule dont vingt sortes d’herbes ne guérissent radicalement.
Ces tournures d’esprit qui rapportent toujours tout à notre intérêt matériel, qui font chercher par-tout du profit ou des remedes, & qui feroient regarder avec indifférence toute la nature si l’on se portoit toujours bien, n’ont jamais été les miennes. Je me sens là-dessus tout à rebours des autres hommes: tout ce qui tient au sentiment de mes besoins attriste & gâte mes pensées, & jamais je n’ai trouvé de vrai charme aux plaisirs de l’esprit qu’en perdant tout-à-fait de vue l’intérêt de mon corps. Ainsi quand même je croirois à la médecine, quand même ses remedes seroient agréables, je trouverois jamais à m’en occuper, ces délices que donne une contemplation pure & désintéressée, & mon ame ne sauroit s’exalter & planer sur la nature, tant que je la sens tenir aux liens de mon corps. D’ailleurs, sans avoir eu jamais grande constance à la médecine j’en ai eu beaucoup à des médecins que j’estimois, que j’aimois, & à qui je laissois gouverner ma carcasse avec pleine autorité. Quinze ans d’expérience m’ont instruit à mes dépens; rentré maintenant sous les seules loix de la nature, j’ai repris par elle ma premiere santé. Quand les médecins n’auroient point contre moi d’autres griefs, qui pourroit s’étonner de leur haine? Je suis la preuve vivante de la vanité de tout art, & de l’inutilité de leurs soins.
[470] Non rien de personnel, rien qui tienne à l’intérêt de mon corps ne peut occuper vraiment mon ame. Je ne médite, je ne rêve jamais plus délicieusement que quand je m’oublie moi-même. Je sens des extases, des ravissemens inexprimables à me fondre pour ainsi dire dans le systême des êtres, à m’identifier avec la nature entiere. Tant que les hommes furent mes freres je me faisois des projets de félicité terrestre; ces projets étant toujours relatifs au tout, je ne pouvois être heureux que de la félicité publique, & jamais l’idée d’un bonheur particulier n’a touché mon coeur que quand j’ai vu mes freres ne chercher le leur que dans ma misere. Alors pour ne les pas haïr il a bien fallu les fuir; alors me réfugiant chez la mere commune, j’ai cherché dans ses bras à me soustraire aux atteintes de ses enfans, je suis devenu solitaire, ou, comme ils disent, insociable & misanthrope, parce que la plus sauvage solitude me paroît préférable à la société des méchans qui ne se nourrit que de trahisons & de haine.
Forcé de m’abstenir de penser, de peur de penser à mes malheurs malgré moi; forcé de contenir les restes d’une imagination riante, mais languissante, que tant d’angoisses pourroient effaroucher à la fin; forcé de tâcher d’oublier les hommes, qui m’accablent d’ignominie & d’outrages, de peur que l’indignation ne m’aigrît enfin contr’eux, je ne puis cependant me concentrer tout entier en moi-même, parce que mon ame expansive cherche malgré que j’en aye à étendre ses sentimens & son existence sur d’autres êtres, & je ne puis plus comme autrefois me jetter tête baissée dans ce vaste océan de la nature, parce que mes facultés affoiblies & relâchées ne trouvent [471] plus d’objets assez déterminés, assez fixes, assez à ma portée pour s’y attacher fortement, & que je ne me sens plus assez de vigueur pour nager dans le chaos de mes anciennes extases. Mes idées ne sont presque plus que des sensations, & la sphere de mon entendement ne passe pas les objets dont je suis immédiatement entouré.
Fuyant les hommes, cherchant la solitude, n’imaginant plus, pensant encore moins, & cependant doué d’un tempérament vif qui m’éloigne de l’apathie languissante & mélancolique, je commençai de m’occuper de tout ce qui m’entouroit, & par un instinct fort naturel, je donnai la préférence aux objets les plus agréables. Le regne minéral n’a rien en soi d’aimable & d’attrayant; ses richesses enfermées dans le sein de la terre semblent avoir été éloignées des regards des hommes pour ne pas tenter leur cupidité: elles sont là comme en réserve pour servir un jour de supplément aux véritables richesses qui sont plus à sa portée & dont il perd le goût à mesure qu’il se corrompt. Alors il faut qu’il appelle l’industrie, la peine & le travail au secours de ses miseres; il fouille les entrailles de la terre, il va chercher dans son centre aux risques de sa vie & aux dépens de sa santé des biens imaginaires à la place des biens réels qu’elle lui offroit d’elle-même quand il savoit en jouir. Il fuit le soleil & le jour qu’il n’est plus digne de voir; il s’enterre tout vivant & fait bien, ne méritant plus de vivre à la lumiere du jour. Là des carrieres, des gouffres, des forges, des fourneaux, un appareil d’enclumes, de marteaux de fumée & de feu succedent aux douces images des travaux champêtres. Les visages hâves des [472] malheureux qui languissent dans les infectes vapeurs des mines, de noirs forgerons, de hideux cyclopes, sont le spectacle que l’appareil des mines substitue au sein de la terre, à celui de la verdure & des fleurs, du Ciel azuré, des bergers amoureux & des laboureurs robustes sur sa surface.
Il est aisé, je l’avoue, d’aller ramassant du sable & des pierres, d’en remplir ses poches & son cabinet & de se donner avec cela les airs d’un naturaliste: mais ceux qui s’attachent & se bornent à ces sortes de collections sont pour l’ordinaire de riches ignorans qui ne cherchent à cela que le plaisir de l’étalage. Pour profiter dans l’étude des minéraux il faut être chymiste & physicien; il faut faire des expériences pénibles & coûteuses, travailler dans des laboratoires, dépenser beaucoup d’argent, & de tans parmi le charbon, les creusets, les fourneaux, les cornues, dans la fumée, & les vapeurs étouffantes, toujours au risque de sa vie & souvent aux dépens de sa santé. De tout ce triste & fatigant travail résulte pour l’ordinaire beaucoup moins de savoir que d’orgueil, & où est le plus médiocre chymiste qui ne croye pas avoir pénétré toutes les grandes opérations de la nature pour avoir trouvé par hasard peut-être quelques petites combinaisons de l’art?
Le regne animal est plus à notre portée & certainement mérite encore mieux d’être étudié; mais enfin cette étude n’a-t-elle pas aussi ses difficultés, ses embarras, ses dégoûts & ses peines? sur-tout pour un solitaire qui n’a ni dans ses jeux ni dans ses travaux d’assistance à espérer de personne; comment observer, disséquer, étudier, connoître les oiseaux dans [473] les airs, les poissons dans les eaux, les quadrupedes plus légers que le vent, plus forts que l’homme & qui ne sont pas plus disposés à venir s’offrir à mes recherches, que moi de courir après eux pour les y soumettre de force? J’aurois donc pour ressource des escargots, des vers, des mouches, & je passerois ma vie à me mettre hors d’haleine pour courir après des papillons, à empaler de pauvres insectes, à disséquer des souris quand j’en pourrois prendre, ou les charognes des bêtes que par hasard je trouverois mortes. L’étude des animaux n’est rien sans l’anatomie; c’est par elle qu’on apprend à les classer, à distinguer les genres, les especes. Pour les étudier par leurs moeurs, par leurs caracteres, il faudroit avoir des volieres, des viviers, des ménageries; il faudroit les contraindre en quelque maniere que ce pût être à rester rassemblés autour de moi; je n’ai ni le goût ni les moyens de les tenir en captivité, ni l’agilité nécessaire pour les suivre dans leurs allures quand ils sont en liberté. Il faudra donc les étudier morts, les déchirer, les désosser, fouiller à loisir dans leurs entrailles palpitantes! Quel appareil affreux qu’un amphithéâtre anatomique, des cadavres puants, de baveuses & livides chairs, du sang des intestins dégoûtans, des squelettes affreux, des vapeurs pestilentielles! Ce n’est pas là, sur ma parole, que J. J. ira chercher ses amusemens.
Brillantes fleurs, émail des prés, ombrages frais, ruisseaux, bosquets, verdure, venez purifier mon imagination salie par tous ces hideux objets. Mon ame morte à tous les grands mouvemens ne peut plus s’affecter que par des objets sensibles; je n’ai plus que des sensations, & ce n’est plus que [474] par elles que la peine ou le plaisir peuvent m’atteindre ici-bas. Attiré par les riants objets qui m’entourent, je les considere, je les contemple, je les compare, j’apprends enfin à les classer, & me voilà tout d’un coup aussi botaniste qu’a besoin de l’être celui qui ne veut étudier la nature que pour trouver sans cesse de nouvelles raisons de l’aimer.
Je ne cherche point à m’instruire: il est trop tard. D’ailleurs je n’ai jamais vu que tant de science contribuât au bonheur de la vie; mais je cherche à me donner des amusemens doux & simples que je puisse ajouter sans peine, & qui me distraisent de mes malheurs. Je n’ai ni dépense à faire, ni peine à prendre pour errer nonchalamment d’herbe en herbe, de plante en plante, pour les examiner, pour comparer leurs divers caracteres, pour marquer leurs rapports & leurs différences, enfin pour observer l’organisation végétale de maniere à suivre la marche & le jeu des machines vivantes, à chercher quelquefois avec succès leurs lois générales, la raison & la fin de leurs structures diverses, & à me livrer au charme de l’admiration reconnoissante, pour la main qui me fait jouir de tout cela.
Les plantes semblent avoir été semées avec profusion sur la terre comme les étoiles dans le ciel pour inviter l’homme par l’attrait du plaisir & de la curiosité à l’étude de la nature; mais les astres sont placés loin de nous; il faut des connoissances préliminaires, des instrumens, des machines, de bien longues échelles pour les atteindre & les rapprocher à notre portée. Les plantes y sont naturellement. Elles naissent sous nos pieds, & dans nos mains pour ainsi dire, & si la petitesse [475] de leurs parties essentielles les dérobe quelquefois à la simple vue, les instrumens qui les y rendent sont d’un beaucoup plus facile usage que ceux de l’astronomie. La botanique est l’étude d’un oisif & paresseux solitaire: une pointe & une loupe sont tout l’appareil dont il a besoin pour les observer. Il se promene, il erre librement d’un objet à l’autre, il fait la revue de chaque fleur avec intérêt & curiosité, & si-tôt qu’il commence à saisir les loix de leur structure, il goûte à les observer un plaisir sans peine, aussi vif que s’il lui en coûtoit beaucoup. Il y a dans cette oiseuse occupation un charme qu’on ne sent que dans le plein calme des passions, mais qui suffit seul alors pour rendre la vie heureuse & douce; mais si-tôt qu’on y mêle un motif d’intérêt ou de vanité, soit pour remplir des places, ou pour faire des livres, si-tôt qu’on ne veut apprendre que pour instruire, qu’on n’herborise que pour devenir auteur, ou professeur, tout ce doux charme s’évanouit, on ne voit plus dans les plantes que des instrumens de nos passions, on ne trouve plus aucun vrai plaisir dans leur étude, on ne veut plus savoir, mais montrer qu’on sait, & dans les bois on n’est que sur le théâtre du monde, occupé du soin de s’y faire admirer; ou bien se bornant à la botanique de cabinet & de jardin tout au plus, au lieu d’observer les végétaux dans la nature, on ne s’occupe que de systêmes & de méthodes; matiere éternelle de dispute qui ne fait pas connoître une plante de plus, & ne jette aucune véritable lumiere sur l’histoire naturelle & le regne végétal. De-là les haines, les jalousies que la concurrence de célébrité excite chez les botanistes auteurs, autant & plus que chez [476] les autres savans. En dénaturant cette aimable étude, ils la transplantent au milieu des villes & des académies, où elle ne dégénere pas moins que les plantes exotiques dans les jardins des curieux.
Des dispositions bien différentes ont fait pour moi de cette étude une espece de passion qui remplit le vide de toutes celles que je n’ai plus. Je gravis les rochers, les montagnes, je m’enfonce dans les vallons, dans les bois pour me dérober autant qu’il est possible au souvenir des hommes, & aux atteintes des méchans. Il me semble que sous les ombrages d’une forêt, je suis oublié, libre & paisible comme si je n’avois plus d’ennemis, ou que le feuillage des bois dût me garantir de leurs atteintes, comme il les éloigne de mon souvenir, & je m’imagine dans ma bêtise qu’en ne pensant point à eux ils ne penseront point à moi. Je trouve une si grande douceur dans cette illusion que je m’y livrerois tout entier si ma situation, ma foiblesse & mes besoins me le permettoient. Plus la solitude où je vis alors est profonde, plus il faut que quelque objet en remplisse le vide, & ceux que mon imagination me refuse ou que ma mémoire repousse sont suppléés par les productions spontanées que la terre non forcée par les hommes, offre à mes yeux de toutes parts. Le plaisir d’aller dans un désert chercher de nouvelles plantes couvre celui d’échapper à mes persécuteurs, & parvenu dans des lieux où je ne vois nulles traces d’hommes, je respire plus à mon aise comme dans un asyle où leur haine ne me poursuit plus.
Je me rappellerai toute ma vie une herborisation que je fis [477] un jour du côté de la Robaila montagne du justicier Clerc. J’étois seul, je m’enfonçai dans les anfractuosités de la montagne, & de bois en bois, de roche en roche, je parvins à un réduit si caché que je n’ai vu de ma vie un aspect plus sauvage. De noirs sapins entremêlés de hêtres prodigieux, dont plusieurs tombés de vieillesse & entrelacés les uns dans les autres, fermoient ce réduit de barrieres impénétrables, quelques intervalles que laissoit cette sombre enceinte n’offroient au-delà que des roches coupées à pic & d’horribles précipices que je n’osois regarder qu’en me couchant sur le ventre. Le Duc, la Chevêche & l’Orfraye faisoient entendre leurs cris dans les fentes de la montagne, quelques petits oiseaux rares mais familiers tempéroient cependant l’horreur de cette solitude, là je trouvai la Dentaire héptaphyllos, le Ciclamen, le Nidus avis, le grand Lacerpitium & quelques autres plantes qui me charmerent & m’amuserent long-tans; mais insensiblement dominé par la forte impression des objets, j’oubliai la botanique & les plantes, je m’assis sur des oreillers de Lycopodium & de Mousses, & je me mis à rêver plus à mon aise en pensant que j’étois là dans un refuge ignoré de tout l’univers où les persécuteurs ne me déterreroient pas. Un mouvement d’orgueil se mêla bientôt à cette rêverie. Je me comparois à ces grands voyageurs qui découvrent une isle déserte, & je me disois avec complaisance, sans doute je suis le premier mortel qui ait pénétré jusqu’ici; je me regardois presque comme un autre Colomb. Tandis que je me pavanois dans cette idée j’entendis peu loin de moi, un certain cliquetis que je crus reconnoître; j’écoute: le même bruit se [478] répete & se multiplie. Surpris & furieux, je me leve, je perce à travers un fourré de broussailles du côté d’où venoit le bruit, & dans une combe à vingt pas du lieu même où je croyois être parvenu le premier, j’apperçois une manufacture base.
Je ne saurois exprimer l’agitation confuse & contradictoire que je sentis dans mon coeur à cette découverte. Mon premier mouvement fut un sentiment de joie de me retrouver parmi des humains où je m’étois cru totalement seul; mais ce mouvement plus rapide que l’éclair, fit bientôt place à un sentiment douloureux plus durable, comme ne pouvant dans les antres mêmes des Alpes, échapper aux cruelles mains des hommes acharnés à me tourmenter. Car j’étois bien sûr qu’il n’y avoit peut-être pas deux hommes dans cette fabrique qui se fussent initiés dans le complot dont le prédicant Montmollin s’étoit fait le chef, & qui tiroit de plus loin ses premiers mobiles. Je me hâtai d’écarter cette triste idée & je finis par rire en moi-même, & de ma vanité puérile & de la maniere comique dont j’en avois été puni.
Mais en effet, qui jamais eût dû s’attendre à trouver une manufacture dans un précipice! Il n’y que la Suisse au monde qui présente ce mélange que la nature sauvage, & de l’industrie humaine. La Suisse entiere n’est pour ainsi dire qu’une grande Ville dont les rues larges & longues plus que celle de St. Antoine, sont semées de forêts, coupées de montagnes, & dont les maisons éparses & isolées ne communiquent entre elles que par des jardins anglois. Je me rappelai à ce sujet une autre herborisation que Du Peyrou, Descherny, le colonel Pury, le justicier Clerc & moi avions faite il y avoit quelque [479] tans sur la montagne de Chasseron, du sommet de laquelle on découvre sept lacs. On nous dit qu’il n’y avoit qu’une seule maison sur cette montagne, & nous n’eussions sûrement pas deviné la profession de celui qui l’habitoit, si l’on n’eût ajouté que c’étoit un Libraire, & qui même faisoit fort bien ses affaires dans le pays.(*) [*C’est sans doute la ressemblance des noms qui a entrainé M. Rousseau à appliquer l’anecdote du Libraire, à Chasseron, au lieu du Chasseral, autre montage très-élevée sur les frontieres de la Principauté de Neufchâtel.] Il me semble qu’un seul fait de cette espece fait mieux connoître la Suisse que toutes les descriptions des voyageurs.
En voici un autre de même nature, ou à peu près qui, ne fait pas moins connoître un peuple fort différent. Durant mon séjour à Grenoble je faisois souvent de petites herborisations hors de la Ville avec le sieur ***[Bovier] avocat de ce pays-là, non pas qu’il aimât ni sût la botanique, mais parce que s’étant fait mon garde de la manche, il se faisoit, autant que la chose étoit possible, une loi de ne pas me quitter d’un pas. Un jour nous nous promenions le long de l’Isere, dans un lieu tout plein de saules épineux. Je vis sur ces arbrisseaux des fruits mûrs, j’eus la curiosité d’en goûter, & leur trouvant une petite acidité très-agréable, je me mis à manger de ces grains pour me rafraîchir; le sieur ***[Bovier] se tenoit à côté de moi sans m’imiter & sans rien dire. Un de ses amis survint qui me voyant picorer ces grains, me dit: eh! Monsieur, que faites-vous là? ignorez-vous que ce fruit empoisonne? Ce fruit empoisonne, m’écriai-je tout surpris! Sans doute, reprit-il, & tout le monde sait si bien cela, que personne [480] dans le pays ne s’avise d’en goûter. Je regardai le sieur ***[Bovier] & je lui dis, pourquoi donc ne m’avertissiez-vous pas? Ah, Monsieur, me répondit-il d’un ton respectueux, je n’osois pas prendre cette liberté. Je me mis à rire de cette humilité Dauphinoise, en discontinuant néanmoins ma petite collation. J’étois persuadé, comme je le suis encore, que toute production naturelle agréable au goût ne peut être nuisible au corps ou ne l’est du moins que par son excès. Cependant j’avoue que je m’écoutai un peu tout le reste de la journée: mais j’en fus quitte pour un peu d’inquiétude; je soupai très-bien, dormis mieux & me levai le matin en parfaite santé, après avoir avalé la veille, quinze ou vingt grains de ce terrible hippophaé, qui empoisonne à très-petite dose, à ce que tout le monde me dit à Grenoble le lendemain. Cette aventure me parut si plaisante, que je ne me la rappelle jamais sans rire de la singuliere discrétion de M. l’avocat ***[Bovier].
Toutes mes courses de botanique, les diverses impressions du local des objets qui m’ont frappé, les idées qu’il m’a fait naître, les incidens qui s’y sont mêlés, tout cela m’a laissé des impressions qui se renouvellent par l’aspect des plantes herborisées dans ces mêmes lieux. Je ne reverrai plus ces beaux paysages, ces forêts, ces lacs, ces bosquets, ces rochers, ces montagnes dont l’aspect a toujours touché mon coeur: mais maintenant que je ne peux plus courir ces heureuses contrées je n’ai qu’à ouvrir mon herbier & bientôt il m’y transporte. Les fragmens des plantes que j’y ai cueillies suffisent pour me rappeler tout ce magnifique spectacle. Cet herbier est pour moi un journal d’herborisations, qui me les fait recommencer [481] avec un nouveau charme & produit l’effet d’un optique qui les peindroit derechef à mes yeux.
C’est la chaîne des idées accessoires qu m’attache à la botanique. Elle rassemble & rappelle à mon imagination toutes les idées qui la flattent davantage, les prés, les eaux, les bois, la solitude, la paix sur-tout, & le repos qu’on trouve au milieu de tout cela, son retracés par elle incessamment à ma mémoire. Elle me fait oublier les persécutions des hommes, leur haine, leur mépris, leurs outrages, & tous les maux dont ils ont payé mon tendre & sincere attachement pour eux. Elle me transporte dans des habitations paisibles, au milieu de gens simples & bons, tels que ceux avec qui j’ai vécu jadis. Elle me rappelle & mon jeune âge, & mes innocens plaisirs, elle m’en fait jouir derechef, & me rend heureux bien souvent encore, au milieu du plus triste sort qu’ait subi jamais un mortel.
HUITIEME PROMENADE
En méditant sur les dispositions de mon ame dans toutes les situations de ma vie, je suis extrêmement frappé de voir si peu de proportion entre les diverses combinaisons de ma destinée, & les sentimens habituels de bien ou mal-être dont elles m’ont affecté. Les divers intervalles de mes courtes prospérités ne m’ont laissé presque aucun souvenir agréable de la maniere intime & permanente dont elles m’ont affecté; & au contraire dans toutes les miseres de ma vie, je me sentois constamment rempli de sentimens tendres, touchans, délicieux, qui versant un baume salutaire sur les blessures de mon coeur navré, sembloient en convertir la douleur en volupté, & dont l’aimable souvenir me revient seul, dégagé de celui des maux que j’éprouvois en même tans. Il me semble que j’ai plus goûté la douceur de l’existence; que j’ai réellement plus vécu quand mes sentimens resserrés pour ainsi dire, autour de mon coeur par ma destinée, n’alloient point s’évaporant au-dehors, sur tous les objets de l’estime des hommes qui en méritent si peu par eux-mêmes & qui font l’unique occupation des gens que l’on croit heureux.
Quand tout étoit dans l’ordre autour de moi; quand j’étois content de tout ce qui m’entouroit & de la sphere dans laquelle j’avois à vivre, je la remplissois de mes affections. Mon ame expansive s’étendoit sur d’autres objets. Et toujours attiré loin de moi par des goûts de mille especes, par des attachemens aimables qui sans cesse occupoient mon coeur, je [483] m’oubliois en quelque façon moi-même, j’étois tout entier à ce qui m’étoit étranger, & j’éprouvois dans la continuelle agitation de mon coeur, toute la vicissitude des choses humaines. Cette vie orageuse ne me laissoit ni paix au-dedans, ni repos au-dehors. Heureux en apparence, je n’avois pas un sentiment qui pût soutenir l’épreuve de la réflexion, & dans lequel je pusse vraiment me complaire. Jamais je n’étois parfaitement content ni d’autrui ni de moi-même. Le tumulte du monde m’étourdissoit, la solitude m’ennuyoit, j’avois sans cesse besoin de changer de place, & je n’étois bien nulle part. J’étois fêté pourtant, bien voulu, bien reçu, caressé partout; je n’avois pas un ennemi, pas un malveillant, pas un envieux; comme on ne cherchoit qu’à m’obliger, j’avois souvent le plaisir d’obliger moi-même beaucoup de monde, & sans bien, sans emploi, sans fauteurs, sans grands talens bien développés ni bien connus, je jouissois des avantages attachés à tout cela, & je ne voyois personne dans aucun état dont le sort me parût préférable au mien. Que me manquoit-il donc pour être heureux? je l’ignore; mais je sais que je ne l’étois pas. Que me manque-t-il aujourd’hui pour être le plus infortuné des mortels? rien de tout ce que les hommes ont pu mettre du leur pour cela. Hé bien! dans cet état déplorable, je ne changerois pas encore d’être & de destinée contre le plus fortuné d’entre eux, & j’aime encore mieux être moi dans toute ma misere, que d’être aucun de ces gens-là dans toute leur prospérité. Réduit à moi seul, je me nourris, il est vrai, de ma propre substance, mais elle ne s’épuise pas; je me suffis à moi-même, quoique je rumine, pour ainsi dire, à vide, & [484] que mon imagination tarie, & mes idées éteintes ne fournissent plus d’alimens à mon coeur. Mon ame offusquée, obstruée par mes organes s’affaisse de jour en jour, & sous le poids de ces lourdes masses n’a plus assez de vigueur, pour s’élancer comme autrefois hors de sa vieille enveloppe.
C’est à ce retour sur nous-mêmes, que nous force l’adversité; & c’est peut-être là ce qui la rend le plus insupportable à la plupart des hommes. Pour moi qui ne trouve à me reprocher que des fautes, j’en accuse ma foiblesse & je me console, car jamais mal prémédité n’approcha de mon coeur.
Cependant à moins d’être stupide, comment contempler un moment ma situation, sans la voir aussi horrible qu’ils l’ont rendue, & sans périr de douleur & de désespoir. Loin de cela, moi le plus sensible des êtres, je la contemple & ne m’en émeus pas; & sans combats, sans efforts sur moi-même, je me vois presque avec indifférence dans un état dont nul autre homme peut-être ne supporteroit l’aspect sans effroi.
Comment en suis-je venu là? Car j’étois bien loin de cette disposition paisible au premier soupçon du complot dont j’étois enlacé depuis long-tans sans m’en être aucunement apperçu. Cette découverte nouvelle me bouleversa. L’infamie & la trahison me surprirent au dépourvu. Quelle ame honnête est préparée à de tels genres de peines? Il faudroit les mériter pour les prévoir. Je tombai dans tous les piéges qu’on creusa sous mes pas. L’indignation, la fureur, le délire s’emparerent de moi: je perdis la tramontane. Ma tête se bouleversa, & dans les ténebres horribles où l’on n’a cessé de [485] me tenir plongé, je n’apperçus plus ni lueur pour me conduire, ni appui, ni prise où je pusse me tenir ferme, & résister au désespoir qui m’entraînoit.
Comment vivre heureux & tranquille dans cet état affreux? J’y suis pourtant encore & plus enfoncé que jamais, & j’y ai retrouvé le calme & la paix, & j’y vis heureux & tranquille, & j’y ris des incroyables tourmens que mes persécuteurs se donnent sans cesse, tandis que je reste en paix occupé de fleurs, d’étamines, & d’enfantillages, & que je ne songe pas même à eux.
Comment s’est fait ce passage? Naturellement insensiblement, & sans peine. La premiere surprise fut épouvantable. Moi qui me sentois digne d’amour & d’estime; moi qui me croyois honoré, chéri comme je méritois de l’être, je me vis travesti tout-d’un-coup en un monstre affreux tel qu’il n’en exista jamais. Je vois toute une génération se précipiter tout entiere dans cette étrange opinion, sans explication, sans doute, sans honte, & sans que je puisse parvenir à savoir jamais la cause de cette étrange révolution. Je me débattis avec violence & ne fis que mieux m’enlacer. Je voulus forcer mes persécuteurs à s’expliquer avec moi; ils n’avoient garde. Après m’être long-tans tourmenté sans succès, il fallut bien prendre haleine. Cependant j’espérois toujours, je me disois: un aveuglement si stupide, une si absurde prévention ne sauroit gagner tout le genre humain. Il y a des hommes de sens qui ne partagent pas le délire; il y a des ames justes qui détestent la fourberie & les traîtres. Cherchons, je trouverai peut-être enfin un homme; si je le trouve, ils sont confondus. [486] J’ai cherché vainement; je ne l’ai point trouvé. La ligue est universelle, sans exception, sans retour, & je suis sûr d’achever mes jours dans cette affreuse proscription, sans jamais en pénétrer le mystere.
C’est dans cet état déplorable qu’après de longues angoisses, au lieu du désespoir qui sembloit devoir être enfin mon partage, j’ai retrouvé la sérénité, la tranquillité, la paix, le bonheur même, puisque chaque jour de ma vie me rappelle avec plaisir celui de la veille, & que je n’en désire point d’autre pour le lendemain.
D’où vient cette différence? D’une seule chose; c’est que j’ai appris à porter le joug de la nécessité sans murmure. C’est que je m’efforçois de tenir encore à mille choses & que toutes ces prises m’ayant successivement échappé, réduit à moi seul, j’ai repris enfin mon assiette. Pressé de tous côtés, je demeure en équilibre, parce que je ne m’attache plus à rien, je ne m’appuie que sur moi.
Quand je m’élevois avec tant d’ardeur contre l’opinion, je portois encore son joug, sans que je m’en apperçus se. On veut être estimé des gens qu’on estime, & tant que je plus juger avantageusement des hommes ou du moins de quelques hommes, les jugemens qu’ils portoient sur moi ne pouvoient m’être indifférents. Je voyois que souvent les jugemens du public sont équitables; mais je ne voyois pas que cette équité même étoit l’effet du hasard, que les regles sur lesquelles les hommes fondent leurs opinions ne sont tirées que de leurs passions ou de leurs préjugés, qui en sont l’ouvrage, & que lors même qu’ils jugent bien, souvent encore ces bons jugemens naissent [487] d’un mauvais principe, comme lorsqu’ils feignent d’honorer en quelque succès le mérite d’un homme, non par esprit de justice, mais pour se donner un air impartial, en calomniant tout à leur aise le même homme sur d’autres points.
Mais quand après de longues & vaines recherches, je les vis tous rester sans exception dans le plus inique & absurde systême que l’esprit infernal pût inventer; quand je vis qu’à mon égard la raison étoit bannie de toutes les têtes, & l’équité de tous les coeurs; quand je vis une génération frénétique se livrer tout entiere à l’aveugle fureur de ses guides contre un infortuné qui jamais ne fit, ne voulut, ne rendit de mal à personne; quand après avoir vainement cherché un homme, il fallut éteindre enfin ma lanterne, & m’écrier, il n’y en a plus; alors je commençai à me voir seul sur la terre, & je compris que mes contemporains n’étoient par rapport à moi, que des êtres mécaniques, qui n’agissoient que par impulsion, & dont je ne pouvois calculer l’action que par les loix du mouvement. Quelque intention, quelque passion que j’eusse pu supposer dans leurs ames, elles n’auroient jamais expliqué leur conduite à mon égard, d’une façon que je pusse entendre. C’est ainsi que leurs dispositions intérieures cesserent d’être quelque chose pour moi. Je ne vis plus en eux que des masses différemment mues, dépourvues à mon égard de toute moralité.
Dans tous les maux qui nous arrivent, nous regardons plus à l’intention qu’à l’effet. Une tuile qui tombe d’un toit peut nous blesser davantage, mais ne nous navre pas tant qu’une pierre lancée à dessein par une main malveillante. Le coup [488] porte à faux quelquefois, mais l’intention ne manque jamais son atteinte. La douleur matérielle est ce qu’on sent le moins dans les atteintes de la fortune, & quand les infortunés ne savent à qui s’en prendre de leurs malheurs, ils s’en prennent à la destinée qu’ils personnifient, & à laquelle ils prêtent des yeux & une intelligence pour les tourmenter à dessein. C’est ainsi qu’un joueur dépité par ses pertes, se met en fureur sans savoir contre qui. Il imagine un sort qui s’acharne à dessein sur lui pour le tourmenter, & trouvant un aliment à sa colere, il s’anime et s’enflamme contre l’ennemi qu’il s’est créé. L’homme sage qui ne voit dans tous les malheurs qui lui arrivent que les coups de l’aveugle nécessité, n’a point ces agitations insensées; il crie dans sa douleur, mais sans emportement, sans colere, il ne sent du mal dont il est la proie, que l’atteinte matérielle; & les coups qu’il reçoit ont beau blesser sa personne, pas un n’arrive jusqu’à son coeur.
C’est beaucoup que d’en être venu là, mais ce n’est pas tout. Si l’on s’arrête, c’est bien avoir coupé le mal, mais c’est avoir laissé la racine. Car cette racine n’est pas dans les êtres qui nous sont étrangers, elle est en nous-mêmes, & c’est-là qu’il faut travailler pour l’arracher tout-à-fait. Voilà ce que je sentis parfaitement dès que je commençai de revenir à moi. Ma raison ne me montrant qu’absurdités dans toutes les explications que je cherchois à donner à ce qui m’arrive, je compris que les causes, les instrumens, les moyens de tout cela m’étant inconnus & inexplicables, devoient être nuls pour moi; que je devois regarder tous les détails de ma destinée, comme autant d’actes d’une pure fatalité, où je ne devois [489] supposer ni direction, ni intention, ni cause morale; qu’il falloit m’y soumettre sans raisonner & sans regimber, parce que cela étoit inutile; que tout ce que j’avois à faire encore sur la terre étant de m’y regarder comme un être purement passif, je ne devois point user à résister inutilement à ma destinée, la force qui me restoit pour la supporter. Voilà ce que je me disois; ma raison, mon coeur y acquiesçoient, & néanmoins je sentois ce coeur murmurer encore. D’où venoit ce murmure? Je le cherchai, je le trouvai; il venoit de l’amour-propre qui après s’être indigné contre les hommes, se soulevoit encore contre la raison.
Cette découverte n’étoit pas si facile à faire qu’on pourroit croire, car un innocent persécuté prend long-tans pour un pur amour de la justice l’orgueil de son petit individu. Mais aussi la véritable source une fais bien connue, est facile à tarir ou du moins à détourner. L’estime de soi-même est le plus grand mobile des ames fieres, l’amour-propre fertile en illusions se déguise & se fait prendre pour cette estime; mais quand la fraude enfin se découvre, & que l’amour-propre ne peut plus se cacher, dès-lors il n’est plus à craindre & quoiqu’on l’étouffe avec peine on le subjugue au moins aisément.
Je n’eus jamais beaucoup de pente à l’amour-propre. Mais cette passion factice s’étoit exaltée en moi dans le monde & sur-tout quand je fus auteur; j’en avois peut-être encore moins qu’un autre, mais j’en avois prodigieusement. Les terribles leçons que j’ai reçues l’ont bientôt renfermé dans ses premieres bornes; il commença par se révolter contre l’injustice, mais il a fini par la dédaigner: en se repliant sur mon ame, [490] en coupant les relations extérieures qui le rendent exigeant; en renonçant aux comparaisons, aux préférences, il s’est contenté que je fusse bon pour moi; alors redevenant amour de moi-même, il est rentré dans l’ordre de la nature, & m’a délivré du joug de l’opinion.
Dès-lors j’ai retrouvé la paix de l’ame, & presque la félicité. Car dans quelque situation qu’on se trouve ce n’est que par lui qu’on est constamment malheureux. Quand il se tait, & que la raison parle, elle nous console enfin de tous les maux qu’il n’a pas dépendu de nous d’éviter. Elle les anéantit même autant qu’ils n’agissent pas immédiatement sur nous; car on est sûr alors d’éviter leurs plus poignantes atteintes en cessant de s’en occuper. Ils ne sont rien pour celui qui n’y pense pas. Les offenses, les vengeances, les passe-droits, les outrages, les injustices ne sont rien pour celui qui ne voit dans les maux qu’il endure, que le mal même & non pas l’intention; pour celui dont la place ne dépend pas dans sa propre estime de celle qu’il plaît aux autres de lui accorder. De quelque façon que les hommes veuillent me voir, ils ne sauroient changer mon être, & malgré leur puissance, & malgré toutes leurs sourdes intrigues, je continuerai, quoi qu’ils fassent, d’être en dépit d’eux ce que je suis. Il est vrai que leurs dispositions à mon égard influent sur ma situation réelle. La barriere qu’ils ont mise entr’eux & moi m’ôte toute ressource de subsistance & d’assistance dans ma vieillesse & mes besoins. Elle me rend l’argent même inutile, puisqu’il ne peut me procurer les services qui me sont nécessaires, il n’y a plus ni commerce ni secours réciproque, ni correspondance entre [491] eux & moi. Seul au milieu d’eux, je n’ai que moi seul pour ressource & cette ressource est bien foible à mon âge & dans l’état où je suis. Ces maux sont grands, mais ils ont perdu sur moi toute leur force, depuis que j’ai su les supporter sans m’en irriter. Les points où le vrai besoin se fait sentir sont toujours rares. La prévoyance & l’imagination les multiplient, & c’est par cette continuité de sentimens qu’on s’inquiete & qu’on se rend malheureux. Pour moi j’ai beau savoir que je souffrirai demain, il me suffit de ne pas souffrir aujourd’hui pour être tranquille. Je ne m’affecte point du mal que je prévois, mais seulement de celui que je sens, & cela le réduit à très-peu de chose. Seul, malade & délaissé dans mon lit, j’y peux mourir d’indigence, de froid & de faim, sans que personne s’en mette en peine. Mais qu’importe si je ne m’en mets pas en peine moi-même, & si je m’affecte aussi peu que les autres de mon destin quel qu’il soit? N’est-ce rien sur-tout à mon âge que d’avoir appris à voir la vie & la mort, la maladie & la santé, la richesse & la misere, la gloire & la diffamation avec la même indifférence? Tous les autres vieillards s’inquietent de tout, moi je ne m’inquiete de rien; quoi qu’il puisse arriver tout m’est indifférent, & cette indifférence n’est pas l’ouvrage de ma sagesse, elle est celui de mes ennemis; & devient une compensation des maux qu’ils me font. En me rendant insensible à l’adversité, ils m’ont fait plus de bien, que s’ils m’eussent épargné ses atteintes. En ne l’éprouvant pas je pourrois toujours la craindre, au lieu qu’en la subjuguant je ne la crains plus.
Cette disposition me livre au milieu des traverses de ma [492] vie, à l’incurie de mon naturel, presqu’aussi pleinement que si je vivois dans la plus complete prospérité. Hors les courts momens où je suis rappelé par la présence des objets aux plus douloureuses inquiétudes, tout le reste du tans, livré par mes penchans aux affections qui m’attirent, mon coeur se nourrit encore des sentimens pour lesquels il étoit né, & j’en jouis avec des êtres imaginaires qui les produisent, & qui les partagent, comme si ces êtres existoient réellement. Ils existent pour moi qui les ai créés, & je ne crains ni qu’ils me trahissent ni qu’ils m’abandonnent. Ils dureront autant que mes malheurs mêmes & suffiront pour me les faire oublier.
Tout me ramene à la vie heureuse & douce pour laquelle j’étois né; je passe les trois quarts de ma vie, ou occupé d’objets instructifs & même agréables, auxquels je livre avec délices mon esprit & mes sens; ou avec les enfans de mes fantaisies que j’ai créés selon mon coeur, & dont le commerce en nourrit les sentimens, ou avec moi seul, content de moi-même & déjà plein du bonheur que je sens m’être dû. En tout ceci l’amour de moi-même fait toute l’oeuvre, l’amour-propre n’y entre pour rien. Il n’en est pas ainsi des tristes momens que je passe encore au milieu des hommes, jouet de leurs caresses traîtresses, de leurs complimens ampoulés & dérisoires, de leur mielleuse malignité. De quelque façon que je m’y suis pu prendre, l’amour-propre alors fait son jeu. La haine & l’animosité que je vois dans leurs coeurs, à travers cette grossiere enveloppe, déchirent le mien de douleur, & l’idée d’être ainsi sottement pris pour dupe ajoute encore à cette douleur un dépit très-puéril, fruit d’un sot amour-propre [493] dont je sens toute la bêtise, mais que je ne puis subjuguer. Les efforts que j’ai faits pour m’aguerrir à ces regards insultans & moqueurs sont incroyables. Cent fois j’ai passé par les promenades publiques & par les lieux les plus fréquentées, dans l’unique dessein de m’exercer à ces cruelles luttes. Non-seulement je n’y ai pu parvenir mais je n’ai même rien avancé, & tous mes pénibles mais vains efforts m’ont laissé tout aussi facile à troubler, à navrer, à indigner qu’auparavant.
Dominé par mes sens, quoi que je puisse faire, je n’ai jamais su résister à leurs impressions, & tant que l’objet agit sur eux, mon coeur ne cesse d’en être affecté; mais ces affections passageres ne durent qu’autant que la sensation qui les cause. La présence de l’homme haineux m’affecte violemment; mais si-tôt qu’il disparoît, l’impression cesse; à l’instant que je ne le vois plus, je n’y pense plus. J’ai beau savoir qu’il va s’occuper de moi, je ne saurois m’occuper de lui. Le mal que je ne sens point actuellement ne m’affecte en aucune sorte, le persécuteur que je ne vois point est nul pour moi. Je sens l’avantage que cette position donne à ceux qui disposent de ma destinée. Qu’ils en disposent donc tout à leur aise. J’aime encore mieux qu’ils me tourmentent sans résistance, que d’être forcé de penser à eux pour me garantir de leurs coups.
Cette action de mes sens sur mon coeur fait le seul tourment de ma vie. Les lieux où je ne vois personne, je ne pense plus à ma destinée, je ne la sens plus, je ne souffre plus. Je suis heureux & content sans diversion, sans obstacle. Mais s’échappe rarement à quelque atteinte sensible, & lorsque [494] j’y pense le moins, un geste, un regard sinistre que j’apperçois, un mot envenimé que j’entends, un malveuillant que je rencontre suffit pour me bouleverser. Tout ce que je puis faire en pareil cas est d’oublier bien vite & de fuir. Le trouble de mon coeur disparoît avec l’objet qui l’a causé, & je rentre dans le calme aussi-tôt que je suis seul. Ou si quelque chose m’inquiete, c’est la crainte de rencontrer sur mon passage quelque nouveau sujet de douleur. C’est-là ma seule peine; mais elle suffit pour altérer mon bonheur. Je loge au milieu de Paris. En sortant de chez moi je soupire après la campagne & la solitude, mais il faut l’aller chercher si loin qu’avant de pouvoir respirer à mon aise, je trouve en mon chemin mille objets qui me serrent le coeur, & la moitié de la journée se passe en angoisses, avant que j’aye atteint l’asyle que je vais chercher. Heureux du moins quand on me laisse achever ma route! Le moment où j’échappe au cortege des méchans est délicieux, & si-tôt que je me vois sous les arbres, au milieu de la verdure, je crois me voir dans le paradis terrestre, & je goûte un plaisir interne aussi vif que si j’étois le plus heureux des mortels.
Je me souviens parfaitement que durant mes courtes prospérités, ces mêmes promenades solitaires qui me sont aujourd’hui si délicieuses, m’étoient insipides et ennuyeuses. Quand j’étois chez quelqu’un à la campagne, le besoin de faire de l’exercice & de respirer le grand air, me faisoit souvent sortir seul, & m’échappant comme un voleur, je m’allois promener dans le parc ou dans la campagne. Mais loin d’y trouver le calme heureux que j’y goûte aujourd’hui, j’y [495] portois l’agitation des vaines idées qui m’avoient occupé dans le salon; le souvenir de la compagnie que j’y avois laissée m’y suivoit. Dans la solitude, les vapeurs de l’amour-propre & le tumulte du monde ternissoient à mes yeux la fraîcheur des bosquets, & troubloient la paix de la retraite. J’avois beau fuir au fond des bois, une foule importune m’y suivoit par-tout, & voiloit pour moi toute la nature. Ce n’est qu’après m’être détaché des passions sociales & de leur triste cortege que je l’ai retrouvée avec tous ses charmes.
Convaincu de l’impossibilité de contenir ces premiers mouvemens involontaires, j’ai cessé tous mes efforts pour cela. Je laisse à chaque atteinte, mon sang s’allumer, la colere & l’indignation s’emparer de mes sens; je cede à la nature cette premiere explosion que toutes mes forces ne pourroient arrêter ni suspendre. Je tâche seulement d’en arrêter les suites avant qu’elle ait produit aucun effet. Les yeux étincelans, le feu du visage, le tremblement des membres, les suffocantes palpitations, tout cela tient au seul physique, & le raisonnement n’y peut rien. Mais après avoir laissé faire au naturel sa premiere explosion, l’on peut redevenir son propre maître en reprenant peu-à-peu ses sens; c’est ce que j’ai tâché de faire long-tans sans succès, mais enfin plus heureusement; & cessant d’employer ma force en vaine résistance, j’attends le moment de vaincre en laissant agir ma raison, car elle ne me parle que quand elle peut se faire écouter. Eh! que dis-je, hélas! ma raison? J’aurois grand tort encore de lui faire l’honneur du triomphe, car elle n’y a gueres de part; tout vient également d’un tempérament versatile qu’un vent impétueux [496] agite, mais qui rentre dans le calme à l’instant que le vent ne souffle plus; c’est mon naturel ardent qui m’agite, c’est mon naturel indolent qui m’appaise. Je cede à toutes les impulsions présentes, tout choc me donne un mouvement vif & court, si-tôt qu’il n’y a plus de choc, le mouvement cesse, rien de communiqué ne peut se prolonger en moi. Tous les événemens de la fortune, toutes les machines des hommes ont peu de prise sur un homme ainsi constitué. Pour m’affecter de peines durables, il faudroit que l’impression se renouvelât à chaque instant. Car les intervalles quelques courts qu’ils soient, suffisent pour me rendre à moi-même. Je suis ce qu’il plaît aux hommes tant qu’ils peuvent agir sur mes sens, mais au premier instant de relâche, je redeviens ce que la nature a voulu; c’est-là, quoi qu’on puisse faire, mon état le plus constant, & celui par lequel, en dépit de la destinée, je goûte un bonheur pour lequel je me sens constitué. J’ai décrit cet état dans une de mes rêveries; il me convient si bien que je ne désire autre chose que sa durée, & ne crains que de le voir troublé. Le mal que m’ont fait les hommes ne me touche en aucune sorte; la crainte seule de celui qu’ils peuvent me faire encore est capable de m’agiter; mais certain qu’ils n’ont plus de nouvelle prise par laquelle ils puissent m’affecter d’un sentiment permanent, je me ris de toutes leurs trames, & je jouis de moi-même en dépit d’eux.
NEUVIEME PROMENADE
Le bonheur est un état permanent qui ne semble pas fait ici-bas pour l’homme. Tout est sur la terre dans un flux continuel qui ne permet à rien d’y prendre une forme constante. Tout change autour de nous. Nous changeons nous-mêmes, & nul ne peut s’assurer qu’il aimera demain ce qu’il aime aujourd’hui. Ainsi tous nos projets de félicité pour cette vie sont des chimeres. Profitons du contentement d’esprit quand il vient, gardons-nous de l’éloigner par notre faute, mais ne faisons pas des projets pour l’enchaîner, car ces projets-là sont de pures folies. J’ai peu vu d’hommes heureux, peut-être point: mais j’ai souvent vu des coeurs contens, & de tous les objets qui m’ont frappé, c’est celui qui m’a le plus contenté moi-même. Je crois que c’est une suite naturelle du pouvoir des sensations sur mes sentimens internes. Le bonheur n’a point d’enseigne extérieure; pour le connoître il faudroit lire dans le coeur de l’homme heureux; mais le contentement se lit dans les yeux, dans le maintien, dans l’accent, dans la démarche, & semble se communiquer à celui qui l’apperçoit. Est-il une jouissance plus douce que de voir un peuple entier se livrer à la joie un jour de fête, & tous les coeurs s’épanouir aux rayons expansifs du plaisir qui passe rapidement, mais vivement, à travers les nuages de la vie?............................................................................................................................................
Il y a trois jours que M. P. vint avec un empressement extraordinaire me montrer l’éloge de Madame Geoffrin par [498] M. D. La lecture fut précédée de longs et grands éclats de rire sur le ridicule néologisme de cette piece, & sur les badins jeux de mots dont il la disoit remplie. Il commença de lire en riant toujours. Je l’écoutai d’un sérieux qui le calma, & voyant que je ne l’imitois point, il cessa enfin de rire. L’article le plus long & le plus recherché de cette piece, rouloit sur le plaisir que prenoit Madame Geoffrin à voir les enfans & à les faire causer. L’auteur tiroit avec raison, de cette disposition, une preuve de bon naturel. Mais il ne s’arrêtoit pas là, & il accusoit décidément de mauvais naturel & de méchanceté, tous ceux qui n’avoient pas le même goût, au point de dire que si l’on interrogeoit là-dessus ceux qu’on mene au gibet ou à la roue, tous conviendroient qu’ils n’avoient pas aimé les enfans. Ces assertions faisoient un effet singulier dans la place où elles étoient. Supposant tout cela vrai, étoit-ce là l’occasion de le dire, & falloit-il souiller l’éloge d’une femme estimable des images de supplice & de malfaiteur? Je compris aisément le motif de cette affectation vilaine, & quand M. P. eut fini de lire, en relevant ce qui m’avoit paru bien dans l’éloge, j’ajoutai que l’auteur en l’écrivant, avoit dans le coeur moins d’amitié que de haine.
Le lendemain le tans étant assez beau quoique froid, j’allai faire une course jusqu’à l’école militaire, comptant d’y trouver des mousses en pleine fleur; en allant je rêvois sur la visite de la veille, & sur l’écrit de M. D. où je pensois bien que le placage épisodique n’avoit pas été mis sans dessein, & la seule affectation de m’apporter cette brochure, à moi, à qui l’on cache tout, m’apprenoit assez quel en étoit l’objet. [499] J’avois mis mes enfans aux enfans-trouvés. C’en étoit assez pour m’avoir travesti en pere dénaturé, & de-là en étendant & caressant cette idée on en avoit peu-à-peu tiré la conséquence évidente que je haissois les enfans; en suivant par la pensée la chaîne de ces gradations, j’admirois avec quel art l’industrie humaine soit changer les choses du blanc au noir. Car je ne crois pas que jamais homme ait plus aimé que moi à voir de petits bambins folâtrer & jouer ensemble, & souvent dans la rue et aux promenades je m’arrête à regarder leur espiéglerie & leurs petits jeux, avec un intérêt que je ne vois partager à personne. Le jour même où vint M. P., une heure avant sa visite, j’avois eu celle des deux petits du Soussoi les plus jeunes enfans de mon hôte, dont l’aîné peut avoir sept ans. Ils étoient venus m’embrasser de si bon coeur, & je leur avois rendu si tendrement leurs caresses, que malgré la disparité des âges, ils avoient paru se plaire avec moi sincerement; & pour moi j’étois transporté d’aise de voir que ma vieille figure ne les avoit pas rebutés; le cadet même paroissoit revenir à moi si volontiers que, plus enfant qu’eux, je me sentois attacher à lui déjà par préférence, & je le vis partir avec autant de regret que s’il m’eût appartenu.
Je comprends que le reproche d’avoir mis mes enfans aux enfans-trouvés a facilement dégénéré, avec un peu de tournure, en celui d’être un pere dénaturé & de haïr les enfans. Cependant il est sûr que c’est la crainte d’une destinée pour eux mille fois pire, & presque inévitable par toute autre voie, qui m’a le plus déterminé dans cette démarche. Plus indifférent sur ce qu’ils deviendroient, & hors d’état de les élever [500] moi-même, il auroit fallu dans ma situation, les laisser élever par leur mere qui les auroit gâtés, & par sa famille qui en auroit fait des monstres. Je frémis encore d’y penser. Ce que Mahomet fit de Seide n’est rien auprès de ce qu’on auroit fait d’eux à mon égard, & les piéges qu’on m’a tendus là-dessus dans la suite, me confirment assez que le projet en avoit été formé. A la vérité j’étois bien éloigné de prévoir alors ces trames atroces: mais je savois que l’éducation pour eux la moins périlleuse étoit celle des enfans-trouvés; & je les y mis. Je le ferois encore, avec bien moins de doute aussi, si la chose étoit à faire, & je sais bien que nul pere n’est plus tendre que je l’aurois été pour eux, pour peu que l’habitude eût aidé la nature.
Si j’ai fait quelque progrès dans la connoissance du coeur humain, c’est le plaisir que j’avois à voir & observer les enfans qui m’a valu cette connoissance. Ce même plaisir dans ma jeunesse y a mis une espece d’obstacle, car je jouois avec les enfans si gaîment & de si bon coeur que je ne songeois gueres à les étudier. Mais quand en vieillissant j’ai vu que ma figure caduque les inquiétoit, je me suis abstenu de les importuner; & j’ai mieux aimé me priver d’un plaisir que de troubler leur joie, & content alors de me satisfaire en regardant leurs jeux, & tous leurs petits manèges, j’ai trouvé le dédommagement de mon sacrifice ans les lumieres que ces observations m’ont fait acquérir sur les premiers & vrais mouvemens de la nature, auxquels tous nos savans ne connoissent rien. J’ai consigné dans mes écrits la preuve que je m’étois occupé de cette recherche trop soigneusement pour ne l’avoir [501] pas faite avec plaisir, & ce seroit assurément la chose du monde la plus incroyable que l’Héloise & l’Emile fussent l’ouvrage d’un homme qui n’aimoit pas les enfans.
Je n’eus jamais ni présence d’esprit ni facilité de parler; mais depuis mes malheurs ma langue & ma tête se sont de plus en plus embarrassées. L’idée & le mot propre m’échappent également, & rien n’exige un meilleur discernement & un choix d’expression plus justes que les propos qu’on tient aux enfans. Ce qui augmente encore en moi cet embarras, est l’attention des écoutans, les interprétations & le poids qu’ils donnent à tout ce qui part d’un homme qui, ayant écrit expressément pour les enfans, est supposé ne devoir leur parler que par oracles. Cette gêne extrême & l’inaptitude que je me sens me trouble, me déconcerte, & je serois bien plus à mon aise devant un Monarque d’Asie que devant un bambin qu’il faut faire babiller.
Un autre inconvénient me tient maintenant plus éloigné d’eux, & depuis mes malheurs je les vois toujours avec le même plaisir, mais je n’ai plus avec eux la même familiarité. Les enfans n’aiment pas la vieillesse. L’aspect de la nature défaillante est hideux à leurs yeux. Leur répugnance que j’apperçois me navre, & j’aime mieux m’abstenir de les caresser que de leur donner de la gêne ou du dégoût. Ce motif qui n’agit que sur des ames vraiment aimantes, est nul pour tous nos docteurs & doctoresses. Madame Geoffrin s’embarrassoit fort peu que les enfans eussent du plaisir avec elle, pourvu qu’elle en eût avec eux. Mais pour moi ce plaisir est pis que nul; il est négatif quand il n’est pas partagé, & je [502] ne suis plus dans la situation ni dans l’âge où je voyois le petit coeur d’un enfant s’épanouir avec le mien. Si cela pouvoit m’arriver encore, ce plaisir devenu plus rare n’en seroit pour moi que plus vif; je l’éprouvois bien l’autre matin par celui que je prenois à caresser les petits du Soussoi, non-seulement parce que la Bonne qui les conduisoit ne m’en imposoit pas beaucoup, & que je sentois moins le besoin de m’écouter devant elle; mais encore parce que l’air jovial avec lequel ils m’aborderent ne les quitta point, & qu’ils ne parurent ni se déplaire ni s’ennuyer avec moi.
Oh! si j’avois encore quelques momens de pures caresses qui vinssent du coeur, ne fût-ce que d’un enfant encore en jaquette, si je pouvois voir encore dans quelques yeux la joie & le contentement d’être avec moi, de combien de maux & de peines ne me dédommageroient pas ces courts mais doux épanchemens de mon coeur? Ah! je ne serois pas obligé de chercher parmi les animaux le regard de la bienveillance qui m’est désormais refusé parmi les humains. J’en puis juger sur bien peu d’exemples, mais toujours chers à mon souvenir. En voici un qu’en tout autre état j’aurois oublié presque, & dont l’impression qu’il a faite sur moi peint bien toute ma misere.
Il y a deux ans que, m’étant allé promener du côté de la nouvelle France, je poussai plus loin, puis, tirant à gauche & voulant tourner autour de Montmartre, je traversai le village de Clignancourt. Je marchois distrait & rêvant sans regarder autour de moi, quand tout-à-coup je me sentis saisir les genoux. Je regarde, & je vois un petit enfant de cinq ou [503] six ans qui serroit mes genoux de toute sa force, en me regardant d’un air si familier & si caressant, que mes entrailles s’émurent. Je me disois, c’est ainsi que j’aurois été traité des miens. Je pris l’enfant dans mes bras, je le baisai plusieurs fois dans une espece de transport, & puis je continuai mon chemin. Je sentois en marchant qu’il me manquoit quelque chose. Un fort besoin naissant me ramenoit sur mes pas. Je me reprochois d’avoir quitté si brusquement cet infant, je croyois voir dans son action, sans cause apparente, une sorte d’inspiration qu’il ne falloit pas dédaigner. Enfin cédant à la tentation, je reviens sur mes pas; je cours à l’enfant, je l’embrasse de nouveau, & je lui donne de quoi acheter des petits pains de Nanterre, dont le marchand passoit là par hasard, & je commençai à le faire jaser; je lui demandai qui étoit son pere? il me le montra qui relioit des tonneaux; j’étois prêt à quitter l’enfant pour aller lui parler, quand je vis que j’avois été prévenu par un homme de mauvaise mine, qui me parut être une de ces mouches qu’on tient sans cesse à mes trousses. Tandis que cet homme lui parloit à l’oreille, je vis les regards du tonnelier se fixer attentivement sur moi d’un air qui n’avoit rien d’amical. Cet objet me resserra le coeur à l’instant, & je quittai le pere & l’enfant avec plus de promptitude encore que je n’en avois mis à revenir sur mes pas, mais dans un trouble moins agréable qui changea toutes mes dispositions. Je les ai pourtant senties renaître souvent depuis lors, je suis repassé plusieurs fois par Clignancourt, dans l’espérance d’y revoir cet enfant, mais je n’ai plus revu ni lui ni le pere, & il ne m’est plus resté de cette rencontre qu’un souvenir assez vif, mêlé [504] toujours de douceur & de tristesse, comme toutes les émotions qui pénètrent encore quelquefois jusqu’à mon coeur.
Il y a compensation à tout; si mes plaisirs sont rares & courts, je les goûte aussi plus vivement quand ils viennent, que s’ils m’étoient plus familiers; je les rumine, pour ainsi dire, par de fréquens souvenirs; & quelque rares qu’ils soient, s’ils étoient purs & sans mélange je serois plus heureux, peut-être, que dans ma prospérité. Dan l’extrême misere, on se trouve riche de peu. Un gueux qui trouve un écu en est plus affecté que ne le seroit un riche en trouvant une bourse d’or. On riroit si l’on voyoit dans mon ame l’impression qu’y font les moindres plaisirs de cette espece, que je puis dérober à la vigilance de mes persécuteurs. Un des plus doux s’offrit il y a quatre ou cinq ans, que je ne me rappelle jamais, sans me sentir ravi d’aise d’en avoir si bien profité.
Un dimanche nous étions allés, ma femme & moi, dîné à la porte Maillot. Après le dîné nous traversâmes le bois de Boulogne jusqu’à la Muette. Là nous nous assîmes sur l’herbe à l’ombre en attendant que le soleil fût baissé, pour nous en retourner ensuite tout doucement par Passy. Une vingtaine de petites filles conduites par une maniere de religieuse, vinrent les unes s’asseoir, les autres folâtrer assez près de nous. Durant leurs jeux vint à passer un Oublieur avec son tambour & son tourniquet, qui cherchoit pratique. Je vis que les petites filles convoitoient fort les oublies, & deux ou trois d’entr’elles qui apparemment possédoient quelques liards, demanderent la permission de jouer. Tandis que la gouvernante hésitoit & disputoit, j’appelai l’Oublieur & je lui dis: faites [505] tirer toutes ces Demoiselles chacune à son tour & je vous payerai le tout. Ce mot répandit dans toute la troupe une joie qui seule eût plus que payé ma bourse, quand je l’aurois toute employée à cela.
Comme je vis qu’elles s’empressoient avec un peu de confusion, avec l’agrément de la gouvernante, je les fis ranger toutes d’un côté, & puis passer de l’autre côté l’une après l’autre, à mesure qu’elles avoient tiré. Quoiqu’il n’y eût point de billet blanc & qu’il revînt au moins une oublie à chacune de celles qui n’auroient rien, qu’aucune d’elles ne pouvoit être absolument mécontente; afin de rendre la fête encore plus gaie, je dis en secret à l’Oublieur d’user de son adresse ordinaire en sens contraire, en faisant tomber autant de bons lots qu’il pourroit & que je lui en tiendrois compte. Au moyen de cette prévoyance, il y eut tout près d’une centaine d’oublies distribués, quoique les jeunes filles ne tirassent chacune qu’une seule fois; car là-dessus je fus inexorable, ne voulant ni favoriser des abus, ni marquer des références qui produiroient des mécontentements. Ma femme insinua à celles qui avoient de bons lots d’en faire part à leurs camarades, au moyen de quoi le partage devint presque égal, & la joie plus générale.
Je priai la religieuse de vouloir bien tirer à son tour, craignant fort qu’elle ne rejettât dédaigneusement mon offre; elle l’accepta de bonne grâce, tira comme les pensionnaires, & prit sans façon ce qui lui revint. Je lui en sus un gré infini, & je trouvai à cela une sorte de politesse qui me plut fort, & qui vaut bien, je crois, celle des simagrées. Pendant toute cette opération, [506] il y eut des disputes qu’on porta devant mon tribunal, & ces petites filles venant plaider tour-à-tour leur cause me donnerent occasion de remarquer que, quoiqu’il n’y en eût aucune de jolie, la gentillesse de quelques-unes faisoit oublier leur laideur.
Nous nous quittâmes enfin très-contens les uns des autres, & cet après-midi fut un de ceux de ma vie dont je me rappelle le souvenir avec le plus de satisfaction. La fête au reste ne fut pas ruineuse. Pour trente sous qu’il m’en coûta tout au plus, il y eut pour plus de cent écus de contentement; tant il est vrai que le vrai plaisir ne se mesure pas sur la dépense, & que la joie est plus amie des liards que des louis. Je suis revenu plusieurs fois à la même place, à la même heure, espérant d’y rencontrer encore la petite troupe; mais cela n’est plus arrivé.
Ceci me rappelle un autre amusement à-peu-près de même espece, dont le souvenir m’est resté de beaucoup plus loin. C’étoit dans le malheureux tans où faufilé parmi les riches & les gens de lettres, j’étois quelquefois réduit à partager leurs tristes plaisirs. J’étois à la Chevrette au tans de la fête du maître de la maison; toute sa famille s’étoit réunie pour la célébrer; & tout l’éclat des plaisirs bruyans fut mis en œuvre pour cet effet. Spectacles, festins, feux d’artifice, rien ne fut épargné. L’on n’avoit pas le tans de prendre haleine, & l’on s’étourdissoit au lieu de s’amuser. Après le dîné on alla prendre l’air dans l’avenue, où se tenoit une espece de foire. On dansoit; les Messieurs daignerent danser avec les paysannes, mais les Dames garderent leur dignité. On vendoit là des [507] pains d’épice. Un jeune homme de la compagnie s’avisa d’en acheter pour les lancer l’un après l’autre au milieu de la foule, & l’on prit tant de plaisir à voir tous ces manans se précipiter, se battre, se renverser pour en avoir, que tout le monde voulut se donner le même plaisir. Et pains d’épice de voler à droite & à gauche, & filles et garçons de courir, de s’entasser & s’estropier; cela paroissoit charmant à tout le monde. Je fis comme les autres par mauvaise honte, quoique en dedans je ne m’amusasse pas autant qu’eux. Mais bientôt ennuyé de vider ma bourse pour faire écraser les gens, je laissai là la bonne compagnie, & je fus me promener seul dans la foire. La variété des objets m’amusa long-tans. J’apperçus entr’autres cinq ou six savoyards autour d’une petite fille qui avoit encore sur son éventaire, une douzaine de chétives pommes dont elle auroit bien voulu se débarrasser. Les savoyards de leur côté auroient bien voulu l’en débarrasser, mais ils n’avoient que deux ou trois liards à eux tous, & ce n’étoit pas de quoi faire une grande brêche aux pommes. Cet inventaire étoit pour eux le jardin des Hespérides, & la petite fille étoit le dragon qui les gardoit. Cette comédie m’amusa long-tans; j’en fis enfin le dénouement en payant les pommes à la petite fille, & les lui faisant distribuer aux petits garçons. J’eus alors un des plus doux spectacles qui puissent flatter un coeur d’homme, celui de voir la joie unie avec l’innocence de l’âge se répandre tout autour de moi. Car les spectateurs même en la voyant la partagerent, & moi qui partageois à si bon marché cette joie, j’avois de plus celle de sentir qu’elle étoit mon ouvrage.
[508] En comparant cet amusement avec ceux que je venois de quitter, je sentois avec satisfaction la différence qu’il y a des goûts sains, & des plaisirs naturels, à ceux que fait naître l’opulence, & qui ne sont gueres que des plaisirs de moquerie, & des goûts exclusifs engendrés par le mépris. Car quelle sorte de plaisir pouvoit-on prendre à voir des troupeaux d’hommes avilis par la misere, s’entasser, s’estouffer, s’est tropier brutalement pour s’arracher avidement quelques morceaux de pains d’épice foulés aux pieds & couverts de boue?
De mon côté quand j’ai bien réfléchi sur l’espece de volupté que je goûtois dans ces sortes d’occasions, j’a trouvé qu’elle consistoit moins dans un sentiment de bienfaisance que dans le plaisir de voir des visages contens. Cet aspect a pour moi un charme qui, bien qu’il pénetre jusqu’à mon coeur, semble être uniquement de sensation. Si je ne vois la satisfaction que je cause, quand même j’en serois sûr, je n’en jouirois qu’à demi. C’est même pour moi un plaisir désintéressé qui ne dépend pas de la part que j’y puis avoir. Car dans les fêtes du peuple, celui de voir des visages gais m’a toujours vivement attiré. Cette attente a pourtant été souvent frustrée en France où, cette nation qui se prétend si gaie, montre peu cette gaieté dans ses jeux. Souvent j’allois jadis aux guinguettes pour y voir danser le menu peuple: mais ses danses étoient si maussades, son maintien si dolent, si gauche, que j’en sortois plutôt contristé que réjoui. Mais à Geneve & en Suisse, où le rire ne s’évapore pas sans cesse en folles malignités, tout respire le contentement & la gaieté dans les fêtes. La misere n’y porte point son hideux aspect. Le faste n’y montre pas non [509] plus son insolence. Le bien-être, la fraternité, la concorde y disposent les coeurs à s’épanouir, & souvent dans les transports d’une innocente joie, les inconnus s’accostent, s’embrassent & s’invitent à jouir de concert des plaisirs du jour. Pour jouir moi-même de ces aimables fêtes, je n’ai pas besoin d’en être. Il me suffit de les voir; en les voyant je les partage; & parmi tant de visages gais, je suis bien sûr qu’il n’y a pas un coeur plus gai que le mien.
Quoique ce ne soit là qu’un plaisir de sensation, il a certainement une cause morale, & la preuve en est, que ce même aspect, au lieu de me flatter, de me plaire, peut me déchirer de douleur & d’indignation, quand je sais que ces signes de plaisir & de joie sur les visages des méchans ne sont que des marques que leur malignité est satisfaite. La joie innocente est la seule dont les signes flattent mon coeur. Ceux de la cruelle & moqueuse joie le navrent & l’affligent quoiqu’elle n’ait nul rapport à moi. Ces signes, sans doute, ne sauroient être exactement les mêmes, partans de principes si différens: mais enfin ce sont également des signes de joie, & leurs différences sensibles ne sont assurément pas proportionnelles à celles des mouvemens qu’ils excitent en moi.
Ceux de douleur & de peine me sont encore plus sensibles; au point qu’il m’est impossible de les soutenir sans être agité moi-même d’émotions peut-être encore plus vives que celles qu’ils représentent. L’imagination renforçant, la sensation m’identifie avec l’être souffrant & me donne souvent plus d’angoisse qu’il n’en sent lui-même. Un visage mécontent est encore un spectacle qu’il m’est impossible de soutenir, sur-tout [510] si j’ai lieu de penser que ce mécontentement me regarde. Je ne saurois dire combien l’air grognard & maussade des valets qui servent en rechignant, m’a arraché d’écus dans les maisons où j’avois autrefois la sottise de me laisser entraîner, & où les domestiques m’ont toujours fait payer bien chérement l’hospitalité des maîtres. Toujours trop affecté des objets sensibles, & sur-tout de ceux qui portent signe de plaisir ou de peine, de bienveillance ou d’aversion, je me laisse entraîner par ces impressions extérieures, sans pouvoir jamais m’y dérober autrement que par la fuite. Un signe, un geste, un coup-d’oeil d’un inconnu suffit pour troubler mes plaisirs, ou calmer mes peines. Je ne suis à moi que quand je suis seul, hors de-là je suis le jouet de tous ceux qui m’entourent.
Je vivois jadis avec plaisir dans le monde, quand je n’y voyois dans tous les yeux que bienveillance, ou tout au pis indifférence dans ceux à qui j’étois inconnu; mais aujourd’hui qu’on ne prend pas moins de peine à montrer mon visage au peuple, qu’à lui masquer mon naturel, je ne puis mettre le pied dans la rue sans m’y voir entouré d’objets déchirants. Je me hâte de gagner à grands pas la campagne; si-tôt que je vois la verdure, je commence à respirer. Faut-il s’étonner si j’aime la solitude. Je ne vois qu’animosité sur les visages des hommes, & la nature me rit toujours.
Je sens pourtant encore, il faut l’avouer, du plaisir à vivre au milieu des hommes tant que mon visage leur est inconnu. Mais c’est un plaisir qu’on ne me laisse gueres. J’aimois encore, il y a quelques années à traverser les villages, & à voir au matin les laboureurs raccommoder leurs fléaux ou les [511] femmes sur leur porte avec leurs enfans. Cette vue avoit je ne sais quoi qui touchoit mon coeur. Je m’arrêtois quelquefois, sans y prendre garde, à regarder les petits manèges de ces bonnes gens, & je me sentois soupirer sans savoir pourquoi. J’ignore si l’on m’a vu sensible à ce petit plaisir & si l’on a voulu me l’ôter encore; mais au changement que j’apperçois sur les physionomies à mon passage, & à l’air dont je suis regardé, je suis bien forcé de comprendre qu’on a pris grand soin de m’ôter cet incognito. La même chose m’est arrivée d’une façon plus marquée Invalides.. Ce bel établissement m’a toujours intéressé. Je ne vois jamais sans attendrissement et vénération ces groupes de bons vieillards qui peuvent dire comme ceux de Lacédémone:
Nous avons été jadis
Jeunes, vaillans, & hardis.
Une de mes promenades favorites, étoit autour de l’Ecole militaire & je rencontrois avec plaisir çà & là quelques Invalides qui, ayant conservé l’ancienne honnêteté militaire, me saluoient en passant. Ce salut que mon coeur leur rendoit au centuple, me flattoit & augmentoit le plaisir que j’avois à les voir. Comme je ne sais rien cacher de ce qui me touche, je parlois souvent des Invalides & de la façon dont leur aspect m’affectoit. Il n’en fallut pas davantage. Au bout de quelque tans je m’apperçus que je n’étois plus un inconnu pour eux, ou plutôt que je le leur étois bien davantage, puisqu’ils me voyoient du même oeil que fait le public. Plus d’honnêteté, plus de salutations. Un air repoussant, un regard farouche avoit succédé à leur premiere urbanité. L’ancienne franchise de leur [512] métier ne leur laissant pas comme aux autres, couvrir leur animosité d’un masque ricaneur & traître, ils me montrent tout ouvertement la plus violente haine, & tel est l’excès de ma misere que je suis forcé de distinguer dans mon estime ceux qui me déguisent le moins leur fureur.
Depuis lors je me promene avec moins de plaisir du côté des Invalides; cependant comme mes sentimens pour eux ne dépendent pas des leurs pour moi, je ne vois jamais sans respect & sans intérêt ces anciens défenseurs de leur patrie: mais il m’est bien dur de me voir si mal payé de leur part de la justice que je leur rends. Quand par hasard j’en rencontre quelqu’un qui a échappé aux instructions communes, ou qui ne connoissant pas ma figure ne me montre aucune aversion, l’honnête salutation de ce seul-là me dédommage du maintien rébarbatif des autres. Je les oublie pour ne m’occuper que de lui, & je m’imagine qu’il a une de ces ames comme la mienne, où la haine ne sauroit pénétrer. J’eus encore ce plaisir l’année derniere en passant l’eau pour m’aller promener à l’isle aux Cygnes. Un pauvre vieux Invalide dans un bateau attendoit compagnie pour traverser. Je me présentai, je dis au batelier de partir. L’eau étoit forte & la traversée fut longue. Je n’osois presque pas adresser la parole à l’Invalide de peur d’être rudoyé & rebuté comme à l’ordinaire; mais son air honnête me rassura. Nous causâmes. Il me parut homme de sens & de moeurs. Je fus surpris & charmé de son ton ouvert & affable. Je n’étois pas accoutumé à tant de faveur. Ma surprise cessa quand j’appris qu’il arrivoit tout nouvellement de province. Je compris qu’on ne lui avoit pas encore montré ma [513] figure & donné ses instructions. Je profitai de cet incognito pour converser quelques momens avec un homme, & je sentis à la douceur que j’y trouvois, combien la rareté des plaisirs les plus communs est capable d’en augmenter le prix. En sortant du bateau il préparoit ses deux pauvres liards. Je payai le passage & le priai de les resserrer, en tremblant de le cabrer. Cela n’arriva point; au contraire il parut sensible à mon attention, & sur-tout à celle que j’eus encore, comme il étoit plus vieux que moi, de lui aider à sortir du bateau. Qui croiroit que je fus assez enfant pour en pleurer d’aise? Je mourois d’envie de lui mettre une piece de vingt-quatre sous dans la main pour avoir du tabac; je n’osai jamais. La même honte qui me retint, m’a souvent empêché de faire de bonnes actions qui m’auroient comblé de joie, & dont je ne me suis abstenu qu’en déplorant mon imbécillité. Cette fois après avoir quitté mon vieux Invalide, je me consolai bientôt en pensant que j’aurois, pour ainsi dire, agi contre mes propres principes, en mêlant aux choses honnêtes un prix d’argent qui dégrade leur noblesse & souille leur désintéressement. Il faut s’empresser de secourir ceux qui en ont besoin; mais dans le commerce ordinaire de la vie, laissons la bienveillance naturelle & l’urbanité faire chacune leur oeuvre, sans que jamais rien de vénal & de mercantile ose approcher d’une si pure source pour la corrompre ou pour l’altérer. On dit qu’en Hollande le peuple se fait payer pour vous dire l’heure & pour vous montrer le chemin. Ce doit être un bien méprisable peuple que celui qui trafique ainsi des plus simples devoirs de l’humanité.
J’ai remarqué qu’il n’y a que l’Europe seule où l’on vende [514] l’hospitalité. Dans toute l’Asie on vous loge gratuitement. Je comprends qu’on n’y trouve pas si bien toutes ses aises. Mais n’est-ce rien que de se dire, je suis homme & reçu chez des humains? C’est l’humanité pure qui me donne le couvert. Les petites privations s’endurent sans peine, quand le coeur est mieux traité que le corps.
DIXIEME PROMENADE
Aujourd’hui jour de Pâques fleuries, il y a précisément cinquante ans de ma premiere connoissance avec Madame de Warens. Elle avoit vingt-huit ans alors, étant née avec le siecle. Je n’en avois pas encore dix-sept, & mon tempérament naissant, mais que j’ignorois encore, donnoit une nouvelle chaleur à un coeur naturellement plein de vie. S’il n’étoit pas étonnant qu’elle conçût de la bienveillance pour un jeune homme vif, mais doux & modeste, d’une figure assez agréable, il l’étoit encore moins qu’une femme charmante, pleine d’esprit & de grâces, m’inspirât avec la reconnaissance des sentimens plus tendres que je n’en distinguois pas. Mais ce qui est moins ordinaire, est que ce premier moment décida de moi pour toute ma vie, & produisit par un enchaînement inévitable le destin du reste de mes jours. Mon ame dont mes organes n’avoient point développé les plus précieuses facultés n’avoit encore aucune forme déterminée. Elle attendoit dans une sorte d’impatience le moment qui devoit la lui donner, & ce moment accéléré par cette rencontre ne vint pourtant pas sitôt, & dans la simplicité de moeurs que l’éducation m’avoit donnée je vis long-tans prolonger pour moi cet état délicieux mais rapide, où l’amour & l’innocence habitent le même coeur. Elle m’avoit éloigné. Tout me rappeloit à elle. Il y fallut revenir. Ce retour fixa ma destinée, & long-tans encore avant de la posséder, je ne vivois plus qu’en elle & pour elle. Ah! si j’avois suffi à son coeur comme elle suffisoit au mien! Quels paisibles & délicieux jours nous eussions coulés ensemble! Nous [516] en avons passé de tels, mais qu’ils ont été courts & rapides, & quel destin les a suivis! Il n’y a pas de jour où je ne me rappelle avec joie & attendrissement cet unique & court tans de ma vie où je fus moi pleinement, sans mélange & sans obstacle, & où je puis véritablement dire avoir vécu. Je puis dire à-peu-près comme ce Préfet du Prétoire qui, disgracié sous Vespasien, s’en alla finir paisiblement ses jours à la campagne: j’ai passé soixante & dix ans sur la terre & j’en ai vécu sept. Sans ce court mais précieux espace je serois resté peut-être incertain sur moi; car tout le reste de ma vie, faicile & sans résistance, j’ai été tellement agité, ballotté, tiraillé par les passions d’autrui que, presque passif dans une vie aussi orageuse, j’aurois peine à démêler ce qu’il y a du mien dans ma propre conduite, tant la dure nécessité n’a cessé de s’appesantir sur moi. Mais durant ce petit nombre d’années, aimé d’une femme pleine de complaisance & de douceur, je fis ce que je voulois faire, je fus ce que je voulois être, & par l’emploi que je fis de mes loisirs, aidé de ses leçons & de son exemple, je sus donner à mon ame encore simple & neuve, la forme qui lui convenoit davantage, & qu’elle a gardée toujours. Le goût de la solitude & de la contemplation naquit dans mon coeur avec les sentimens expansifs & tendres faits pour être son aliment. Le tumulte & le bruit les resserrent & les étouffent, le calme & la paix les raniment & les exaltent. J’ai besoin de me recueillir pour aimer. J’engageai Maman à vivre à la campagne. Une maison isolée au penchant d’un vallon fut notre asyle, & c’est-là que dans l’espace de quatre ou cinq ans j’ai joui d’un siecle de vie, & d’un bonheur pur & plein qui couvre [517] de son charme tout ce que mon sort présent a d’affreux. J’avois besoin d’une amie selon mon coeur, je la possédois. J’avois désiré la campagne, je l’avois obtenue. Je ne pouvois souffrir l’assujettissement, j’étois parfaitement libre & mieux que libre, car assujetti par mes seuls attachemens, je ne faisois que ce que je voulois faire. Tout mon tans étoit rempli par des soins affectueux ou par des occupations champêtres. Je ne désirois rien que la continuation d’un état si doux; ma seule peine étoit la crainte qu’il ne durât pas long-tans, & cette crainte née de la gêne de notre situation n’étoit pas sans fondement. Des-lors je songeai à me donner en même tans des diversions sur cette inquiétude, & des ressources pour en prévenir l’effet. Je pensai qu’une provision de talens étoit la plus sûre ressource contre la misere, & je résolus d’employer mes loisirs à me mettre en état, s’il étoit possible, de rendre un jour à la meilleure des femmes, l’assistance que j’en avois reçue.
FIN.