JEAN JACQUES ROUSSEAU
LETTRE
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU,
SUR UNE NOUVELLE REFUTATION DE SON DISCOURS,
par un Académicien de Dijon [Claude-Nicholas Le Cat].
[1752, avril; Lyon, mai 1752; Bibliothéque de Genève; Ms. R. 89; le Pléiade édition, t. III, pp. 97-102. = Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VII, pp. 153-160. (1781)]
LETTRE
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU,
Sur une nouvelle Réfutation
de son Discours,
par un Académicien de Dijon.*
[*L’ouvrage auquel répond M. Rousseau, est une brochure in-8. en deux colonnes, imprimée en 1751, & contenant 132 pages. Dans l’une de ces colonnes est le Discours de M. Rousseau, qui a remporte le Prix de l’Académie de Dijon. Dans l’autre est une Réfutation de ce Discours. On y a joint des apostilles critiques, & une replique, à la réponse faite par M. Rousseau à M. Gautier. Cette replique ainsi que la nouvelle Réfutation, n’ont jamais paru dignes d’être insérées dans les Recueils des Œuvres de M. Rousseau.]
Je viens, Monsieur, de voir une Brochure intitulée: Discours qui a remporte le prix à l’Académie de Dijon en 1750, etc. accompagne de la réfutation de ce Discours, par un Académie de Dijon qui lui à refuse son suffrage; & je pensois en parcourant cet Ecrit, qu’au lieu de s’abaisser jusqu’à être l’Editeur de mon Discours, l’Académicien qui lui refusa son suffrage, auroit bien du publier l’ouvrage auquel il savoit accorde;ç’eût été une très-bonne maniere de réfuter le mien.
Voilà donc un de mes Juges qui ne dédaigne pas de devenir un de mes adversaires, & qui trouve très-mauvais que ses collègues m’aient honore du Prix: j’avoue que j’en ai été moi-même; j’avois tache de le mériter, mais je [154] n’avois rien fait pour l’obtenir. D’ailleurs, quoique je sçusse que les Académies n’adoptent point les sentimens des Auteurs qu’elles couronnent, & que le Prix s’accorde, non à celui qu’on croit avoir soutenu la meilleure cause, mais à celui qui a le mieux parle; même en me supposant dans ce cas, j’étois bien éloigne d’attendre d’une Académie cette impartialité, dont les savans ne se piquent nullement toutes les fois qu’il s’agit de leurs intérêts:
Mais si j’ai été surpris de l’équité de mes Juges, j’avoue que je ne le suis pas moins de l’indiscrétion de mes adversaires: comment osent ils témoigner si publiquement leur mauvaise humeur sur l’honneur que j’ai reçu? comment n’apperçoivent-ils point le tort irréparable qu’ils sont en cela leur propre cause? Qu’ils ne se flattent pas que personne prenne le change sur le sujet de leur chagrin: ce n’est pas parce quel mon Discours est mal fait, qu’ils font fâches de le voir couronne; on en couronne tous les jours d’aussi mauvais, & ils ne disent mot; c’est par une autre raison qui touche de plus près à leur métier, & qui n’est pas difficile à voir. Je savois bien que le Sciences corrompoient les mœurs, rendoient les hommes injustes & jaloux, & leur faisoient tout sacrifier à leur intérêt à leur vaine gloire; mais j’avois cru m’appercevoir que cela se faisoit avec un peu plus de décence & d’adresse: je voyois que les gens de lettres parloient sans cesse d’équité, de modération, de vertu, & que c’etoit sous la sauve-garde sacrée ces beaux mots qu’ils se livroient impunément à leurs passions & à leurs vices; mais je n’aurois jamais cru qu’ils eussent le front de blâmer publiquement l’impartialité de leurs Confrères. [155] Par-tout ailleurs, c’est la gloire des Juges de prononcer selon l’équité contre leur propre intérêt; il n’appartient qu’aux Sciences de faire à ceux qui les cultivent, un crime de leur intégrité: voilà vraiment un beau privilege qu’elles ont la.
J’ose le dire, l’Académie ne Dijon en faisant beaucoup pour ma gloire, a beaucoup fait pour la sienne: un jour à venir les adversaires de ma cause tireront avantage de ce Jugement, pour prouver que la culture des Lettres peut s’associer avec l’équité & le désintéressement. Alors les Partisans de la vérité leur répondront: voilà un exemple particulier qui semble faire contre nous; mais souvenez-vous du scandale que ce Jugement causa dans le tems parmi la foule des gens de Lettres, & de la maniere dont ils s’en plaignirent, & tirez de-la une juste conséquence sur leurs maximes.
Ce n’est pas, à mon avis, une moindre imprudence de se plaindre que l’Académie ait propose son sujet en problème: je laisse à part le peu de vraisemblance qu’il y avoit, que dans l’enthousiasme universel qui regne aujourd’hui, quelqu’un eut le courage de renoncer volontairement au Prix, en se déclarant pour la négative; mais je ne sais comment des Philosophes osent trouver mauvais qu’on leur offre des voies de discussion: bel amour de la vérité, qui tremble qu’on n’examine le pour & le contre! Dans les recherches de Philosophie, le meilleur moyen de rendre un sentiment suspect, c’est de donner l’exclusion au sentiment contraire: quiconque s’y prend ainsi, à bien l’air d’un homme de mauvaise soi, qui se défie de la bonté de sa cause. Toute la France est dans l’attente de la piece qui remportera cette année le Prix à [156] l’Académie Françoise; non-seulement elle effacera très-certainement mon Discours, ce qui ne sera gueres difficile, mais on ne sauroit même douter qu’elle ne soit un chef-d’oeuvre. Cependant, que sera cela à la solution de la question? rien du tout; car chacun dira, après l’avoir lue: Ce discours est fort beau; mais si l’Auteur avoit eu la liberté de prendre le sentiment contraire, il en eut peut-être fait un plus beau encore.
J’ai parcouru la nouvelle réfutation; car c’en est encore une, & je ne fais par quelle fatalité les ecrits de mes adversaires qui portent ce titre si décisif, sont toujours ceux ou je suis le plus mal réfute. Je l’ai donc parcourue cette réfutation, sans avoir le moindre regret à la résolution que l’art prise de ne plus répondre à personne; je me contenterai de citer un seul passage, sur lequel le Lecteur pourra juger si j’ai tort ou raison: le voici.
Je conviendrai qu’on peut être honnête homme sans talens; mais n’est-on engage dans la société qu’a être honnête homme? Et qu’est-ce qu’un honnête homme ignorant & sans talens? un fardeau inutile, à charge même à la terre, &c. Je ne répondrai pas, sans doute, à un Auteur capable d’écrire de cette maniere; mais je crois qu’il peut m’en remercier.
Il n’y auroit gueres moyen, non plus, à moins que de vouloir être aussi diffus que l’Auteur, de répondre à la nombreuse collection des passages latins, des vers de la Fontaine, de Boileau, de Moliere, de Voiture, de Regnard, de M. Gresset, ni à l’histoire de Nemrod, ni à celle des Paysans Picards; car que peut-on dire à un Philosophe, qui nous assure qu’il veut [157] du mal aux ignorans, parce que son Fermier de Picardie, qui n’est pas un Docteur, le paye exactement, à la vérité, mais ne lui donne pas assez d’argent de sa terre? L’Auteur est si occupe de ses terres, qu’il me parle même de la mienne. Une terre à moi! la terre de Jean-Jaques Rousseau! en vérité je lui conseille de me calomnier* [*Si l’Auteur me fait l’honneur de réfuter cette Lettre, il ne faut pas douter qu’il ne me prouve une belle & docte démonstration, soutenue de très-graves autorités, que ce n’est point un crime d’avoir une terre: en effet, il se peut que ce n’en soit pas un pour d’autres, mais c’en seroit un pour moi] plus adroitement.
Si j’avois à répondre à quelque partie de la réfutation, ce seroit aux personnalités dont cette critique est remplie; mais comme elles ne sont rien à la question, je ne m’écarterai point de la constante maxime que j’ai toujours suivie de me refermer dans le sujet que je traite, sans y mêler rien de personnel: le véritable respect qu’on doit au Public, est de lui épargner, non de tristes vérités qui peuvent lui être utiles, mais bien toutes les petites hargneries d’Auteurs* [*On peut voir dans le Discours de Lyon un très-beau modele de la maniere dont il convient aux Philosophes d’attaquer & de combattre sans personnalités & sans invectives. Je me flatte qu’on trouvera aussi dans ma réponse, qui est sous presse, un exemple de la maniere dont on peut défendre ce qu’on croit vrai, avec la force dont on est capable, sans aigreur contre ceux qui l’attaquent.] dont on remplit les Ecrits polémiques, & qui ne sont bonnes qu’a satisfaire une honteuse animosité. On veut que j’aye pris dans Clenard* [*Si je disois qu’une si bizarre citation vient à coup sur de quelqu’un à qui la méthode Grecque de Clenard est plus familière que les Offices de Ciceron, & qui par conséquent semble se porter assez gratuitement pour défenseur des bonnes Lettres; si j’ajoutois qu’il y a des professions, comme par exemple, la Chirurgie, ou l’on emploie tant de termes dérives du Grec, que cela met ceux qui les exercent, dans la nécessite d’avoir quelques notions élémentaires de cette Langue; ce seroit prendre le ton du nouvel adversaire, & répondre comme il auroit pu faire à ma place. Je puis répondre, moi, que quand j’ai hazarde le mot Investigation, j’ai voulu rendre un service à la Langue, en essayant d’y introduire un terme doux, harmonieux, dont le sens est déjà connu, & qui n’a point de synonyme en François. C’est, je crois, toutes les conditions qu’on exige pour autoriser cette liberté salutaire:
Ego cur, acquirere pauca
Si possum, invideor; cum lingua
Catonis & Ennî
Sermonem Patrium ditaverit?
J’ai sur-tout voulu rendre exactement mon idée; je sais, il est vrai, que la premiere regle de tous nos Ecrivains, est d’écrire correctement, &, comme, ils disent, de parler François; c’est qu’ils ont. des prétentions, & qu’ils veulent passer pour avoir la correction & de l’élégance. Ma premiere regle, à moi qui ne me soucie nullement de ce qu’on pensera de mon style, est de me faire entendre: toutes les fois qu’a l’aide de dix solécismes, je pourrai m’exprimer plus fortement ou plus clairement, je balancerai jamais. Pourvu que je sois bien compris des Philosophes, je laisse volontiers les Puristes courir après les mots.] un mot de Ciceron, soit: que j’aye fait des solécismes, à la bonne heure; que je cultive les Belles-Lettres & la Musique, malgré le mal que j’en pense; j’en conviendrai [158] si l’on veut, je dois porter dans un âge plus raisonnable la peine des amusemens de ma jeunesse: mais enfin, qu’i importe tout cela, & au public & à la cause des Sciences? Rousseau peut mal parler François, & que la Grammaire n’en soit pas plus utile à la vertu. Jean-Jaques peut avoir une mauvaise conduite, & que celle des Savans n’en soit pas meilleure: voilà toute la réponse que je ferai, & je crois, toute celle que je dois faire à la nouvelle réfutation.
Je finirai cette Lettre, & ce que j’ai à dire sur un sujet long-tems débattu, par un conseil à mes adversaires, qu’ils [159] mépriseront à coup sûr, & qui pourtant seroit plus avantageux qu’ils ne pensent au parti qu’ils veulent défendre; c’est de ne pas tellement écouter leur zele, qu’ils négligent de consulter leurs forces, & quid valeant humeri. Ils me diront sans doute que j’aurois du prendre cet avis pour moi-même, & cela peut être vrai; mais il y a au moins cette différence que j’étois seul de on parti, au lieu que le leur étant celui de la foule, les derniers venus sembloient dispenses de se mettre sur les rangs, ou obliges de faire mieux que les autres.
De peur que cet avis ne paroisse téméraire ou présomptueux, je joins ici un échantillon des raisonnemens de mes adversaires, par lequel on pourra juger de la justesse & de la force de leurs critiques: Les Peuples de l’Europe, at-je dit, vivoient il y a quelques siecles dans un Etat pire que l’ignorance; je ne sais quel jargon scientifique, encore plus méprisable qu’elle, avoit usurpe le nom du savoir, & opposoit à son retour un obstacle presque invincible: il faloit une révolution pour ramener les hommes au sens commun. Les Peuples avoient perdu le sens commun, non parce qu’ils etoient ignorans, mais parce qu’ils avoient la bêtise de croire savoir quelque chose, avec les grands mots d’Aristote & l’impertinente doctrine de Raymond Lulle; il faloit une révolution pour leur apprendre qu’ils ne savoient rien, & nous en aurions grand besoin d’une autre pour nous apprendre la même vérité. Voici là-dessus l’argument de mes adversaires: Cette révolution est due aux Lettres; elles ont ramene le sens commun, de l’aveu de l’Auteur; mais aussi, selon lui, elles ont corrompu les mœurs: il faut donc qu’un Peuple renonce au sens commun pour avoir de bonnes mœurs. [160] Trois Ecrivains de suite ont répété ce beau raisonnement: je leur demande maintenant lequel ils aiment mieux que j’accuse, ou leur esprit, de n’avoir pu pénétrer le sens très-clair ce passage, ou leur mauvaise foi, d’avoir feint de ne pas l’entendre? Ils sont gens de Lettres, ainsi leur choix ne sera pas douteux. Mais que dirons-nous des plaisantes interprétations qu’il plaît à ce dernier adversaire de prêter à la figure de Frontispice? J’aurois cru faire injure aux Lecteurs, & les traiter comme. des enfans, de leur interpréter une allégorie si claire; de leur dire que le flambeau de Prométhée est celui des Sciences fait pour animer les grands génies; que le Satyre, qui voyant le feu pour la premiere fois, court à lui, & veut l’embrasser, représente les hommes vulgaires, qui; séduits par l’éclat des Lettres, se livrent indiscrètement à l’étude; que le Prométhée qui crie & les avertit du danger, est le Citoyen de Geneve. Cette allégorie est juste, belle, j’ose la croire sublime. Que doit-on penser d’un Ecrivain qui l’a méditée, & qui n’a pu parvenir à l’entendre? On peut croire que cet homme-là n’eut pas été un grand Docteur parmi les Egyptiens ses amis.
Je prends donc la liberté de proposer à mes adversaires, & sur-tout au dernier, cette sage leçon d’un Philosophe sur un autre sujet: sachez qu’il n’y a point d’objections qui puissent faire autant de tort à votre parti que les mauvaises reposes; sachez que si vous n’avez rien dit qui vaille, on avilira votre cause, en vous faisant l’honneur de croire qu’il n’y avoit rien de mieux à dire.
Je suis, &
FIN.