[JEAN JACQUES ROUSSEAU]
RÉPONSE ANONYME,
A L’AUTEUR ANONYME
[27 novembre 1779==Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XV, pp. 468-486.]
RÉPONSE ANONYME,
A L’AUTEUR ANONYME,
De la Réponse à la Réponse faite aussi par un Anonyme; à la Lettre que M. d’Alembert a adressée, par la voie du Mercure, aux amis de J. J. Rousseau, qui méritent qu’on leur réponde.
Certes, Monsieur, vous êtes bien honnête! vous ne faites pas languir les amis de J. J. Rousseau qui peuvent prendre quelque plaisir à trouver les ennemis en défaut. Pour commencer à goûter cette satisfaction, ils n’ont pas besoin de lire la Réponse que vous avez fait insérer dans le Mercure du 27 Novembre, son titre même est une bév: car, ce n’est pas à M. d’Alembert que vous répondez; c’est à l’Anonyme qui lui a répondu; & cependant vous intitulez votre écrit, Réponse à la Lettre que M. d’Alembert a insérée dans le Mercure, pour justifier l’article qui regarde J. J. Rousseau, dans l’Eloge de mylord Maréchal. Ce bon procédé vous donne déjà des droits sur notre reconnoissance: droits bien multipliés par la maniere dont vous raisonnez, & par la bonté que vous avez de ne vous point nommer, ce qui nous met on ne peut pas plus [469] à notre aise pour vous répondre; car les gens délicats ont une certaine pudeur, qu’il leur en coûte toujours de vraincre, quand d’intérêt de la justice les oblige à dire des vérités dures à quelqu’un qui se montre à visage découvert. Quelques personnes de beaucoup d’esprit croient, il est vrai, que l’anonyme que vous gardez cache M. d’Alembert lui-même, qui, pour éviter d’avoir l’air de l’acharnement en continuant de poursuivre Jean-Jaques, a d’autant plus volontiers pris cette tournure, que les petits moyens sont tout-à-fait de son goût. Pour moi, je ne le crois pas: il ne me paroît pas physiquement impossible, qu’il se trouve quelqu’un qui veuille bien faire semblant de penser que M. d’Alembert a raison; ne fût-ce qu’un aspirant à l’Académie. Quoi qu’il en soit, si vous n’êtes pas M. d’Alembert, qui que vous soyez, vous avez sort bien fait de ne vous pas nommer; notre franchise en sera moins gênée: si vous l’êtes, la précaution est absolument superflue. Si je dis, notre reconnoissance, notre franchise, ce n’est pas, Monsieur, pour m’exprimer comme vous en style royal; c’est parce qu’étant unie de sentimens & d’opinions avec les amis de Jean-Jaques, je me charge de vous répondre en leur nom, & d’acquitter envers vous toutes leurs dettes. Tant pis pour eux peut-être; mais ils me le pardonneront, pourvu que ce ne soit pas tant mieux pour vous.
Votre but, bien louable assurément, est d’établir que Jean-Jaques étoit un ingrat; & vous en apportez pour preuve, la lettre pleine d’injures qu’il a écrite à mylord Maréchal; lettre vue & lue par M. Muzell Stosch, qui est connu à Berlin pour un très-honnête homme. Cela peut être: mais c’est A PARIS [470] qu’on nous le dit.....Vous savez donc, Monsieur, à n’en pouvoir douter, vous êtes sûr, au point d’être autorisé à l’affirmer au public, que M. Stosch a vu & lu cette lettre pleine d’injures, adressée par Jean-Jaques à mylord Maréchal?..... Eh bien! Monsieur, vous en saurez bientôt davantage. Mylord Maréchal ayant confié à M. Stosch toute sa correspondance avec Jean-Jaques, si cette lettre pleine d’injures a existé, elle existe encore, elle est dans les mains de M. Stosch & sera bientôt dans les nôtres: car un homme qui a passé la plus grande partie de sa vie HORS DE BERLIN, & qui est connu pour très-honnête à Berlin, ne peut négliger le soin de son honneur, jusqu’à refuser la preuve d’un fait, qui, même attesté par lui, a besoin d’être prouvé pour être cru. Nous verrons donc cette lettre. En l’attendant examinons un peu la vôtre voyons si la justesse de vos raisonnemens, de vos expressions, est inattaquable. Car pour vos intentions, elles sont jugées; & s’il n’est personne d’honnête, à qui elles ne donnent, la meilleure opinion de vous, imaginez quel effet elles doivent produire sur nous, qui sommes amis de Jean-Jaques, mais bien plus amis de la vérité.....Je me lasse de parler au pluriel; cela embarrasse mon style; & il est trop simple, pour pouvoir se passer de facilité. C’est donc en mon propre & privé nom, que je vais tâcher de relever les traits les plus saillans de votre lettre.
Vous dites, Monsieur, «l’Apologiste répond» (à l’accusation d’ingratitude intentée contre J. J. Rousseau par M. d’Alembert). «1̊. Qu’il est impossible que M. Rousseau ait été ingrat envers mylord Maréchal, puisqu’il n’est jamais plus [471] éloquent, que lorsqu’il parle dans ses ouvrages de ses bienfaiteurs. Il seroit à souhaiter que sa conduite, à cet égard, eût toujours été conforme à ses écrits: or en mettant à part ses procédés à l’égard de mylord Maréchal, tout le monde sait, par malheur, à quel point le philosophe Genevois a manqué de reconnnoissance pour le sage & vertueux M. Hume.»
Oh! que non, Monsieur, tout le monde ne sait pas que M. Rousseau ait manqué de reconnossiance pour M. Hume, ni que M. Hume ait été sage & vertueux. Beaucoup de gens peuvent le savoir, ou du moins le croire, à Paris, où M. d’Alembert s’est enroué à le dire: mais à Londres, où sa maligne influence domine un peu moins, tout le monde ne le sait pas. Je vais, pour vous consoler du malheur que vous déplorez, vous raconter une petite anecdote qui vous convaincra qu’il n’est qu’imaginaire. Un homme de beaucoup de mérite, actuellement attaché à M. le Chevalier de Luxembourg, fut à Spa, au moment où la querelle suscitée à M. Hume par M. Rousseau faisoit la plus forte sensation. Cet homme qui, sans vouloir prendre parti, étoit pourtant bien aise de savoir à quoi s’en tenir sur le compte de deux personnages si célebres, accosta deux Anglois qu’il trouva dans un lieu public; & après s’être assuré qu’ils faisoient leur résidence ordinaire à Londres, il leur demanda ce qu’ils pensoient de M. Hume, & de J. J. Rousseau, dont la rupture étoit le sujet de l’entretien de tous les cercles. L’un des Anglois ôta sa pipe de sa bouche (car il fumoit), & répondit gravement, HUME? IL EST UN...* [*La délicatesse Françoise ne me permet pas de rapporter l’énergique épithete que l’Anglois se permit d’employer.] [472] & Jean-Jaques un honnête homme. L’autre Anglois confirma froidement, par un signe de tête, la réponse de celui qui avoir parlé, & qui, malgré l’humeur silencieuse qu’ils annonçoient tous deux, reprit la parole pour dire que M. Hume étoit un homme sans mœurs, sans principes, & de qui les talens ne pouvoient racheter les vices. Je ne sais, Monsieur, qui étoient ces Anglois; le François qui les interrogeoit ne le savoit pas davantage. Si vous voulez les supposer de bas aloi, il en faudra d’autant plus conclure que la mauvaise renommée de M. Hume avoir percé dans tous les états. Voyez si cette conclusion vous accommode.
Il seroit à souhaiter, &c. &c. Ce charitable voeu est digne de M. d’Alembert, & me seroit croire au rideau qu’il tire encore plus souvent sur sa conduite, que sur celle d’autrui. Qui ne sait de quelle affectueuse commisération il a toujours été pénétré pour Jean-Jaques? Qui ne sait avec quelle abondance de coeur il le plaignoit en 1766 de ne pas croire à la vertu, & sur-tout à la vertu de M. Hume? Hélas! il n’y crut que trop, puisqu’il lui confia le repos de sa vie? Mais M. d’Alembert applique aussi mal sa pitié, que sa haine, que son estime, que tous ses sentimens. M. Hume vertueux!.... Je sais bien que mylord Maréchal (dit M. Stosch) l’appelloit toujours le bon David. Si cela est vrai, c’est bien là le cas de dire, le bon George!.....
Vous dites encore, Monsieur, «l’apologiste ajoute que M. Rousseau a exprimé sa reconnoissance pour mylord Maréchal en plusieurs endroits de ses ouvrages. Il seroit à souhaiter encore que les expressions de ce sentiment se fussent [473] soutenues jusqu’à la fin, & n’eussent pas été terminées par une lettre d’injures. Le défenseur de M. Rousseau ne nie pas l’existence de cette lettre attestée par un témoin oculaire & digne de soi; mais voici comment il essaie de la justifier.»
Monsieur, travaillez à perfectionner votre style, si vous voulez pénétrer dans le sanctuaire du goût. Il y a apparence que l’éloquente compagnie qui en ouvre l’entrée, honteuse des fautes de langage qu’on reproche journellement à ses membres, ne voudra plus admettre dans son sein, que des gens qui sachent le François. C’étoit démenties qu’il falloit dire, & non pas terminées. Il s’est écoulé trop de tems entre l’époque où parurent les Lettres de la Montagne, dans lesquelles sont consignées les expressions de la reconnoissance de Jean-Jaques pour mylord Maréchal citées par l’Apologiste, & l’époque où l’on prétend que Jean-Jaques écrivit à mylord Maréchal, une lettre pleine d’injures, pour que terminées soit l’expression propre. M. Stosch ne vous dit-il pas lui-même en parlant de cette lettre, ceci est bien postérieur à l’affaire de David Hume? Affaire bien postérieure elle-même à la publication des Lettres de la Montagne. Ici, Monsieur, vous rapportez de la réponse de l’Apologiste un passage que voici.
«Si dans la dispute avec M. Hume, mylord Maréchal, qui avoit des raisons de ménager le philosophe Anglois, se hâte de condamner la conduite de J. J. Rousseau, est-il étonnant que le coeur de ce philosophe se souleve,& que dans ce premier mouvement de douleur, & d’indignation, il lui écrive une lettre qui en peint tout l’emportement?»
[474] Je ne goûte pas plus que vous, Monsieur, cette partie de l’apologie. L’auteur a tort d’essayer de justifier la prétendue lettre d’injures. Il falloit qu’il en niât formellement l’existence: il falloit, au moins, qu’il dît qu’il n’y croyoit pas. Tant pis pour ceux qui la supposent: l’obligation d’être poli disparoît devant celle d’être sincere: on s’expose à un démenti quand on avance des choses incroyables. Plus ferme que l’Apologiste, je nie l’existence de cette lettre; & je la nierai, jusqu’à ce qu’elle me soit attestée par des gens dont le témoignage puisse faire autorité. Eh! me direz-vous peut-être, qui êtes-vous, pour oser nier ce que M. le Secrétaire perpétuel de l’Académie Françoise, & M. le Baron Stosch affirment? Qui je suis? Je suis Moi. Ne savez-vous pas que les Encyclopédico-Egoïstes ont donné à ce pronom, la valeur des noms les plus respectables?
Vous dites encore, Monsieur: «mais les torts de M. Rousseau à l’égard de M. Hume étoient si grands, & si notoires, que mylord Maréchal, sans avoir aucune raison de ménager le philosophe Anglois, a pu, & dû les représenter au philosophe de Geneve: si ce dernier a répondu par des je injures à de si justes représentations, & n’en a pas fait à son bienfaiteur une réparation authentique, il me semble qu’on peut bien dire qu’il a été coupable d’ingratitude envers lui, comme il l’avoir été envers M. Hume. Nous sommes fâchés que ces mots coupable d’ingratitude blessent tant l’ami de M. Rousseau; mais nous croyons que c’est l’expression propre en pareille circonstance.»
Le philosophe de Geneve! L’expression, sans doute, très-propre, est neuve, & tout-à-fait ingénieuse. Elle signifie apparemment [475] que la république de Geneve a une philosophie qui lui est particuliere, comme un territoire qui lui est particulier, puisqu’elle a des philosophes comme des Citoyens. En tout cas, cette philosophie est de la meilleure espece; Rousseau n’est pas le seul qui l’ait prouvé: mais avançons. Où prenez-vous, Monsieur, qu’une injure ignorée de tout autre que d celui qui la reçoit, ou divulguée par lui, exige une réparation authentique? Si dans un accès de délire, Jean-Jaques avoit écrit à mylord Maréchal une lettre qui eût dérogé à la reconnoissance, à l’attachement, au respect qu’il lui portoit, & que, revenu dans son état naturel, il eût cru devoir à Mylord une réparation, elle auroit consisté à désavouer, de lui à Mylord, la lettre dont ce Seigneur auroit eu à se plaindre. Des Moralistes plus séveres que vous, Monsieur, n’en demanderoient pas davantage; & je ne vois point là d’authenticité. Cependant, faute d’une réparation authentique, il vous semble qu’on peut bien dire que Jean-Jaques a été coupable d’ingratitude envers mylord Maréchal, comme il l’avoit été envers M. Hume.....Ce comme est heureux: je n’aurois rien pu imaginer de mieux pour disculper Jean-Jaques. On m’assure qu’on a victorieusement prouvé, dans une brochure dont l’Apologiste fait mention, que le philosophe de Geneve n’a eu aucun trait d’ingratitude à se reprocher vis-à-vis du Maréchal d’Ecosse; & je le crois d’autant plus, que cela étoit bien facile. Ce seroit donc rabâcher que revenir sur cet article: passons à celui de M. Hume. M. Rousseau ingrat envers M. Hume!..... Si l’on pouvoit mettre sous presse un long éclat de rire empreint de tous les caracteres du dédain, ce seroit bien la meilleure réponse [476] que l’on pût faire à cette ineptie. M. Rousseau ingrat envers M. Hume!.... Et de quoi, s’il vous plaît? Est-ce de ce qu’il a dit dans un cercle brillant & nombreux, qu’il trouvoit Jean-Jaques gentil tout-à-fait? Est-ce de ce qu’il a demandé l’aumône pour lui malgré lui? Est-ce de ce qu’il s’est emparé de lui, pour en faire à-peu-près l’usage qu’un bateleur fait d’un singe, ou d’un ours? Est-ce de ce qu’il a prévenu contre lui tous les Anglois dont la société auroit pu lui être de quelque ressource? Est-ce de ce qu’il a été le confident de l’insolente plaisanterie de M. Walpole? Es-ce de ce qu’il s’est avili jusqu’à se rendre, en persécutant Jean-Jaques, l’instrument de la clique Encyclopédique? (Je sais, Monsieur, que ce terme n’est ni noble, ni bon; mais il faut bien entrer un peu dans l’esprit de son sujet.) Est-ce de ce qu’il a intercepté les lettres que Jean-Jaques écrivoit, & ouvert celles qu’il devoit recevoir? Est-ce de ce qu’il a employé son crédit sur les libraires à faire courir des libelles contre Jean-Jaques? Est-ce de ce que s’étant chargé de faire paroître plusieurs écrits intéressans pour l’infortuné Genevois, au lieu de remplir cet engagement, il les a supprimés? Est-ce de ce qu’il a falsifié, pour la donner au Public,* [*Voyez un petit ouvrage plus solide qu’élégant, intitulé: Observations sur l’Exposé succinct, &c; &c. imprimé en novembre 1766, chez la Veuve Duchesne] la lettre que M. Rousseau écrivit à M. Clairaut quelques semaines avant la mort de ce dernier? Est-ce enfin (car cette énumération me lasse) de ce qu’il a indignement trahi la confiance de Jean-Jaques, en donnant, par le ministere de M. d’Alembert & Consorts, la plus indécente [477] publicité à une correspondance qui n’auroit jamais dû sortir de ses mains: & cela; non pas dans la nécessité de se justifier, puisque sa victime ne se plaignoit de lui, qu’à lui-même, mais dans le dessein de la couvrir d’un ridicule ineffaçable: dessein dont la Providence (riez Monsieur) a empêché le succès, dont l’exécution n’a pas enlevé un seul ami à Jean-Jaques; du moins de ceux qu’il eût dû craindre de perdre. Si vous ni demandez à votre tour, où j’ai pris tout cela, je vous répondrai, dans l’Exposé succinct même, tant la méchanceté entend quelquefois mal ses intérêts. Or, vous conviendrez qu’il est impossible que M. Rousseau se soit trompé sur tous ces faits; & que s’il a eu la preuve d’un seul, il a été fondé à croire qu’il ne se trompoit pas sur les autres, & à ne se croire tenu à aucune reconnoissance envers un homme si coupable à son égard. Vous conviendrez, ai-je dit: non, vous ne conviendrez, de rien que de ce qui favorisera vos vues: vous ne me paroissez pas de meilleure foi que les autres détracteurs de Jean-Jaques, puisque vous êtes aussi peu scrupuleux sur la fidélité des citations, que ceux qui ont voulu le réfuter. Infamie dont on pourra encore l’accuser (car de quoi ne l’accuse-t-on pas?), mais dont il faudra encore désespérer de le convaincre.
Nous sommes fâchés, dites-vous, que ces mots, COUPABLE D’INGRATITUDE, blessent tant l’ami de M. Rousseau. Eh! Monsieur, soyez fâché de blesser la vérité en copiant comme vous le faites; & sur-tout que votre chagrin vous corrige, Votre oracle n’a point dit, M. Rousseau a été coupable d’ingratitude: il a dit la mort du coupable, &c. Si vous ne distinguez pas l’énorme différence qu’il y a entre ces deux façons [478] de s’exprimer, vous ne devez jamais écrire: si vous la distinguez vous le devez bien moins encore.
«Selon l’apologiste,» c’est toujours vous qui parlez, Monsieur, «c’est manquer d’égards pour la mémoire de mylord Maréchal, que d’accuser d’ingratitude, à son égard, feu M. Rousseau, à qui il a légué sa montre par testament. Il nous semble, au contraire, que c’est honorer la mémoire de ce vertueux bienfaiteur, que d’apprendre au Public, jusqu’à quel point il a porté l’indulgence pour celui qui l’avoit outragé, & dont M. d’Alembert a d’ailleurs raconté les torts sans haine, & sans amertume.»
Il ne falloit, à cet égard, rien apprendre au Public. Mylord Maréchal étoit sans doute un homme très-recommandable par sa naissance, ses qualités personnelles, & la faveur du Roi de Prusse. Mais ce n’étoit ni un Saint, ni un Prince, ni un Académicien; il ne falloit faire ni son panégyrique, ni son oraison funebre, ni son Eloge. Sa mémoire doit être plus chere à ses amis, qu’elle ne paroît l’être à M. Stosch; mais les détails de sa vie privée, & ses dispositions testamentaires importoient peu à l’Europe, dont, pour cette fois, M. d’Alembert n’a pas été le REPRÉSENTANT. Ce sont les grands talens qui sont les grandes réputations, Monsieur. Si FRÉDÉRIC pouvoir n’être que Roi, pensez-vous qu’il ne perdît rien de la sienne?.....J’admire combien de notions fausses sont rassemblées dans votre tête! Dans l’hypothese que vous soutenez, le legs de la montre n’honore point la mémoire de mylord Maréchal. Il y a de la libéralité, de la générosité même à secourir un ingrat; mais lui donner une marque d’amitié, ce n’est pas avoir [479] de l’indulgence qui pardonne les défauts, c’est avoir de la foiblesse qui caresse les vices: foiblesse qui naît toujours d’un intérêt qui ne se trouve point dans les belles ames. Il est dot vrai, quoiqu’il vous en semble, que c’est manquer d’égards pour la mémoire de mylord Maréchal, que d’accuser d’ingratitude à son égard feu M. Rousseau, à qui il a légué sa montre. Et voilà comment traite ses meilleurs amis, ce bon M. d’Alembert, qui a pourtant raconté les torts de M. Rousseau sans haine, & sans amertume.
Enfin vous dites, Monsieur: «on assure que dans ses Mémoires, il s’accuse lui-même de fautes très-graves en différens genres.» Quoi! cet homme si hautement, si obstinément taxé d’hypocrisie, destine à la postérité des Mémoires où il s’accuse lui-même de fautes très-graves, en différens genres; & cede au desir qu’ont d’entendre ces Mémoires, des personnes assez distinguées par leur rang, leur mérite, leur fortune, (puisqu’il saut la compter) pour que leur opinion entraîne le Public; & auxquelles, par conséquent, il a le plus grand intérêt d’en imposer sur son caractere!..... Voilà sans contredit un hypocrite d’une espece toute nouvelle.....Pardon, Monsieur, de vous avoir interrompu; je n’ai pu me refuser de faire cette observation. Vous reprenez: «& que dans une lettre très-connue, écrite à un homme très-respectable, il convient qu’il est né ingrat. De tels aveux, appuyés comme ils le sont par des faits, peuvent balancer (au moins en partie) l’éloge donné par l’apologiste, aux vertus de cet illustre Ecrivain. Telle est à son sujet notre maniere de penser, que nous croyons pouvoir avouer avec franchise, &c.&c.» Je supprime le verbiage.
[480] Un honnête homme ne croit pouvoir que ce qu’il doit. Certainement, Monsieur, vous ne devez pas diffamer Jean-Jaques; non, pas même pour complaire à vos amis; puisque vous ne pouvez y parvenir qu’à la faveur de la calomnie moyen infâme, plus honteux encore pour celui qui l’emploie, que cruel pour celui qui en est l’objet. Or vous ne devez personne le sacrifice de vos lumieres & de votre honneur. Il y a plus; un honnête homme qui seroit assez malheureux pour qu’il lui fût incontestablement prouvé que Jean-Jaques ne valoir pas mieux que les Encyclopédistes, & qu’il n’a feint de leur être opposé, que pour surprendre l’estime générale, s’imposeroit le plus profond silence sur cette affreuse vérité: non pour favoriser un scélérat, mais pour ne pas rendre inutiles les sublimes leçons de morale que l’intérêt de ce scélérat l’auroit porté à nous donner, & qui n’en seroient pas moins bonnes à suivre. Les adversaires de Jean-Jaques, en supposant qu’il fût un monstre, ne sont donc que des hommes dangereux; des hommes pour le moins indifférens à la propagation des bons principes & des bonnes moeurs; des hommes dans la bouche desquels les mots d’honnêteté, de sagesse, de bienfaisance, d’humanité, de vertu, ne sont que le langage du charlatanisme. Mais que sont-ils, si ce Jean-Jaques, l’éternel but de leurs traits empoisonnés, étoit le plus vrai, le plus sensible, le plus reconnoissant, le plus désintéressé, enfin le meilleur des hommes? Notre idiome ne fournit point d’expression qui puisse rendre toute leur attrocité. Mais Monsieur, en parcourant les époques les plus remarquables de la vie de Jean-Jaques, peut-être trouverons nous ces faits qui appuient ses aveux: voyons, livrons-nous à cette recherche.
[481] A-t-il été ingrat envers Madame la baronne de Warens, lorsqu’après avoir reçu d’elle des bienfaits, qu’il restreignit avec une délicatesse encore plus rare que la générosité qui les lui adressoit, il a fait le sacrifice de sa propre fierté, pour procurer à Madame de Warens des secours qui n’humiliassent point la sienne?
A-t-il été ingrat envers l’homme très-respectable dont vous parlez, quand il lui a écrit (le 4 Janvier 1762): «Les moindres devoirs de la vie civile sont insupportables à ma paresse: un mot à dire, une lettre à écrire, une visite à faire, dès qu’il le faut, sont pour moi des supplices. Voilà pourquoi, quoique le commerce ordinaire des hommes me soit odieux, l’intime amitié m’est si chere, parce qu’il n’y a plus de devoir pour elle, on suit ion coeur, & tout est fait. Voilà encore pourquoi j’ai toujours tant redouté les bienfaits; car tout bienfait exige reconnoissance, & je me sens le coeur ingrat, par cela seul que la reconnoissance est un devoir.» Et quand il lui a dit dans une autre lettre (le 28 du même mois): «Je ne puis vous le dissimuler, Monsieur, j’ai une violente aversion pour les états qui dominent les autres: j’ai même tort de dire que je ne puis le dissimuler, car je n’ai nulle peine à vous l’avouer, à vous né d’un sang illustre, fils du Chancelier de France, & premier Président d’une Cour Souveraine. Oui, Monsieur, à vous qui m’avez fait mille biens sans me connoître, & à qui, malgré mon ingratitude naturelle, il ne m’en coûte rien d’être obligé?»
Un ingrat avoue-t-il des bienfaits reçus, quand il n’en attend, quand il n’en desire pas d’autres? Peut-on ne pas reconnoître [482] dans la premiere de ces citations, la noble franchise d’une ame qui sent qu’elle peut se montrer sans risques; la fiere indépendance qui ne sait pas mettre le sentiment à prix: & dans la seconde, la plus ingénieuse expression de la reconnoissance?
A-t-il été ingrat envers Madame * * *, (de qui il avait reçu, non pas des bienfaits qui exigent reconnoissance, mais des prévenances qui doivent l’inspirer) quand il a écrit (le 20 Août 1762) à quelqu’un qu’il aimoit beaucoup, & dont, par cette raison même, la longueur de son silence avoit changé les inquiétudes en soupçons: «J’ai reçu vos trois lettres en leur tems; j’ai tort de ne vous avoir pas, à l’instant, accusé la réception de celle que vous avez envoyée à Madame * * *, & sur laquelle vous jugez si mal d’une personne dont le coeur m’a fait oublier le rang.* [*On est fondé à croire que depuis il s’en est souvenu.....Mais quel admirable accord on trouve entre tout ce qu’il dit, en quelque tems, dans quelques circonstances, à quelques personnes qu’il parle!] J’avois cru que ma situation vous seroit excuser mes retards; & que vous m’accuseriez plutôt de négligence, que Madame***. d’infidélité! Je » m’efforcerai d’oublier que je me suis trompé.» On voit dans la sécheresse de cette réponse, non-seulement la délicatesse d’un honnête homme, qui se reproche d’avoir quoiqu’involontairement, donné lieu à une injustice; mais encore la sensibilité d’un ami, qui s’indigne de ce qu’on a osé concevoir une idée injurieuse à Madame * * *.* [*Je ne nomme point cette Dame, parce que Jean-Jaques ne la nommeroit pas; & qu’en le défendant, je m’impose la lui de l’imiter.]
A-t-il été ingrat envers M. le Maréchal de Luxembourg? [483] Voyez de quel ton il en parle dans une lettre datée de Motiers-Travers, le 28 Mai 1764, adressée à M. Guy, & imprimée chez la veuve Duchesne: «Vous savez (dit-il) la nouvelle affliction qui m’accable: la perte de M. de Luxembourg met le comble à toutes les autres; je la sentirai jusqu’au tombeau. Il fut mon consolateur durant sa vie, il sera mon protecteur après sa mort. Sa chere & honorable mémoire défendra la mienne des outrages de mes ennemis; & quand ils voudront la souiller par leurs calomnies, on leur dira; comment cela pourroit-il être? Le plus honnête homme de France fut son ami.» Cela est sort bien dit assurément: mais il n’y a que d’honnêtes gens que cette réponse pût convaincre.
A-t-il été ingrat envers le feu Prince de Conti? Tant que ce Prince vécut, il honora Rousseau d’une bienveillance particuliere qui décide la question.
A-t-il été ingrat envers le roi de Prusse? Voyez ce qu’il en dit dans ses ouvrages destinés au public,* [*Troisieme lettre de la Montagne, pag. 121, Tome premier, édition d’Amsterdam.] & dans ses lettres particulieres.* [*A mylord Maréchal & à d’autres.] Avec quelle délicatesse il le loue! Comme d’un trait de plume il indique aux générations les plus reculées, la place que tient ce Monarque entre ses augustes égaux! Vous me direz peut-être qu’il ne fait que lui rendre justice: cela est vrai: mais J. J. Rousseau lui-même ne pouvoit pas faire plus.... Passons à présent à un ordre bien différent de bienfaiteurs & de bienfaits.
[484] Rousseau fut-il ingrat, quand il se déroba aux perfides empressemens de David Hume?
Fut-il ingrat, quand?.... Mais il n’est pas encore tems de dire par quel détestable manége on l’a puni, d’avoir porté la reconnoissance à l’excès. Que ceux que je ménage par respect, par attachement pour la mémoire d’un homme dont les vertus, & la personne me furent si cheres, tremblent de me provoquer à parler: qu’ils y prennent garde; si leur conduite m’autorise à rompre le silence, ce sera pour les dévouer à l’exécration publique: je n’ai que trop de peine à me contenir, malgré l’importance des motifs qui m’engagent à me taire. Monsieur, quoique vous ayez pu faire pour nuire à Jean-Jaques, ce n’est pas à vous que j’adresse cette menace: mais je vous dis à vous, & à vos pareils, que, si ses Mémoires, cette pierre d’achoppement contre laquelle vous venez vous briser tous, déceloient un ingrat, M. Dorat (peut-être aussi digne de foi que MM. d’Alembert, & Muzell Stosch) n’auroit pas dit, au moment où il venoit d’en entendre la lecture: on n’a pas fait le moindre bien à l’Auteur, qui ne soit consacré dans son livre.* [*Extrait du Journal de Paris du 9 Août 1778. N°221.
II y a sept ou huit ans, Messieurs, qu’après avoir entendu les Mémoires de J.J. Rousseau j’écrivis la lettre que je vous envoie, à une femme digne d’apprécier ce grand homme. Je ne sais par quel hasard je l’ai retrouvée imprimée dans un papier public. Je vous la fais passer telle que je l’ai écrite, & je vous prie de vouloir bien l’insérer dans le Journal de Paris.
J’ai l’honneur d’être, &c.
Signé DORAT.
A trois heures après minuit.
Je rentre chez moi, Madame, ivre de plaisir & d’admiration; je comptois sur une séance de 8 heures elle en a duré 14 ou 15; nous nous sommes assemblés à 9 heures du matin, & nous nous séparons à l’instant sans qu’il y ait eu d’intervalle à la lecture que ceux du repas, dont les instans quoique rapides nous ont encore paru trop longs. Ce sont les Mémoires de sa vie que Rousseau nous a lus. Quel ouvrage! comme il s’y peint, & comme on aime à l’y reconnoître! Il y avoue ses bonnes qualités avec un orgueil bien noble, & ses défauts avec une franchise plus noble encore. Il nous a arraché des larmes par le tableau pathétique de ses malheurs, & de ses foiblesses; de sa confiance payée d’ingratitude, de tous les orages de son coeur sensible, tant de fois blessé par la main caressante de l’hypocrisie. Sur-tout de ces passions si douces qui plaisent encore à l’ame qu’elles rendent infortunée. J’ai pleuré de bon coeur; je me faisois une volupté secrete de vous offrir ces larmes d’attendrissement, auxquelles ma situation actuelle a peut-être autant de part que ce que j’entendois. Le bon Jean-Jaques dans ces Mémoires divins, fait d’une femme qu’il a adorée, un portrait si enchanteur, si aimable, d’un coloris si frais, & si tendre, que j’ai cru vous y reconnoître; je jouissois de cette délicieuse ressemblance, & ce plaisir étoit pour moi seul. Quand on aime on a mille jouissances que les indifférens ne soupçonnent même pas, & pour lesquelles les témoins disparoissent.
Mais ne mêlons rien de moi à tout cela afin de vous intéresser davantage; l’écrit dont je vous parle est vraiment un chef-d’oeuvre de génie, de simplicité, de candeur & de courage. Que de géans changés en nains! Que d’hommes obscurs & vertueux rétablis dans tous leurs droits, & vengés à jamais des méchans par le seul suffrage d’un honnête homme! Tout le monde y est nommé. On n’a pas fait le moindre bien à l’Auteur, qui ne soit consacre dans son livre; mais aussi démasque-t-il avec la même vérité tous les charlatans dont ce siecle abonde.
Je m’étends sur tout cela, Madame, parce que j’ai lu dans votre ame bienfaisante, délicate & noble, parce que vous aimez Rousseau, parce que vous êtes digne de l’admirer, enfin parce que je me reprocherois de vous cacher une seule des impressions douces & honnêtes que, mon coeur éprouve. Trois heures sonnent & je ne m’arrache qu’avec peine au plaisir de m’entretenir avec vous; mais je vous ai offert ma premiere & ma derniere pensée; j’ai entendu la confession d’un sage; ma journée n’est point perdue.
Je suis, &c.]
[485] Jean-Jaques n’étoit point ingrat; il étois impossible qu’il le fût: les vices ne sont pas moins freres, que les vertus ne [486] sont sœurs. On peut avoir une seule qualité, un seul défaut mais on n’a pas plus un seul vice, qu’une seule vertu. Les ingrats sont durs, cupides, méchans, fourbes, vains, lâches, personnels, flatteurs, intrigans, perfides, envieux, vindicatifs, calomniateurs.....encyclopédistes, ou dignes de l’être; & Jean-Jaques avoit, au plus éminent degré, toutes les vertus opposées à ces vices. Je voudrois, Monsieur, avoir toujours vécu auprès de lui; savoir tout ce qu’il a pensé, tout ce qu’il a senti, tout ce qu’il a fait, tout ce qu’il a dit; je l’apprendrois à tout le monde; & cette douce énumération, la plus triomphante de toutes les apologies, seroit seule capable de me consoler, de ne pouvoir, à mon gré, dérouter la vile astuce de l’un de ses deux plus implacables ennemis,* [*M. d’Alembert.] & réprimer la licence effrénée de l’autre.* [*M. Diderot.]
FIN.