[JEAN JACQUES ROUSSEAU]
REFLEXIONS
Sur ce qui s’est passé au sujet de la rupture de J. J. Rousseau
& de M. Hume
[1767==Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XV, pp. 345-370]
REFLEXIONS
Sur ce qui s’est passé au sujet de la rupture de J. J. Rousseau & de M. Hume
De toutes les scenes scandaleuses que la philosophie n’a pas empêché les philosophes de donner au public, aucune n’a autant enrichi les faites de la méchanceté humaine, que la querelle qui divise M. Hume, & J. J. Rousseau. Un homme assez froid sur cet objet, ou assez sage, pour avoir dédaigné de lire les différentes brochures auxquelles il a donné naissance, permis pourroit jamais imaginer combien d’impostures on s’est permis de débiter contre Jean-Jaques; ou sous des noms empruntés, ou sous le masque de l’anonyme. Quand je dis que les accusations intentées contre ce grand-homme sont des impostures, ce n’est pas que je pusse le démontrer incontestablement. Ne l’ayant suivi dans aucune circonstance de sa vie, cela me seroit impossible; je ne crains point d’en convenir. Je ne veux employer pour le défendre, aucune des armes que je trouve odieux qu’on emploie pour l’attaquer. Non-seulement je ne dirai, mais même je n’insinuerai rien que de vrai. Je sais bien qu’en me renfermant dans ces bornes, que la probité ne franchit point, mes assertions seront peu saillantes; qu’en m’expliquant de maniere à prévenir les équivoques, mon style manquera de rapidité. Mais qu’importe? Ce n’est pas d’éblouir qu’il s’agit ici, c’est de persuader. Quiconque s’occupe trop des intérêts de son amour-propre, n’est pas digne [346] de soutenir ceux du mérite opprimé. Je crois, & je dis avec assurance que les accusations intentées contre J. J. Rousseau sont des impostures, parce que tout ce qui est avancé sans preuves contre un homme dont la célébrité peut exiter l’envie, doit être regardé comme tel: parce que le caractere que ses accusateurs décelent dans leurs écrits, rend leurs dépositions suspectes: enfin parce que les préjugés dans une ame honnête sont toujours en faveur de l’honnêteté d’un auteur dont la morale est saine; & dont la conduite, sans doute rigoureusement observée par ses ennemis, ne leur fournit pas la matiere d’un seul reproche sensé.
A chaque instant on voit éclore de nouveaux libelles, dans lesquels Jean-Jaques est peint avec les plus affreuses couleurs. Ses perfécuteurs, que leur acharnement aveugle, ne s’apperçoivent pas que de semblables portraits déshonorent les pinceaux & non pas le modelé. En effet, que résultera-t-il du ramas d’horreurs qu’on publie sur son compte? Les esprits libres d’animosité, & de jalousie ne se persuaderont jamais que, sincere jusqu’à tout sacrifier à l’obligation de dire ce qu’il croit la vérité, jusqu’à avouer ses défauts, ce qui est bien plus fort encore, Jean-Jaques soit en même tems assez consommé dans l’art de feindre, pour avoir joui jusqu’à cinquante-quatre ans de la réputation d’honnête homme sans la mériter, Réputation encore si respectable, & par conséquent si bien acquise, qu’aucun de ses ennemis n’ose l’attaquer à visage découvert. Que ceux qui savent de Jean-Jaques un trait opposé à la probité, qui lui ont vu faire une bassesse, qui l’ont convaincu de mensonge, le disent, & se nomment: voilà comme [347] il convient d’accuser. Alors Jean-Jaques devra se défendre; & s’il ne se défend pas, ou s’il se défend mal, on sera en droit de s’en rapporter à des accusations, que son silence laissera subsister, ou que ses raisons ne pourront détruire. Mais, comment engager ses accusateurs à se montrer? Que leur offrir en dédommagement de la honte dont ils se couvriroient en déclarant qu’ils ont l’ame assez noire pour supposer le vice, sous les plus éclatans dehors de la vertu? Et cela gratuitement: car enfin on ne conçoit pas que quelqu’un puisse être intéressé à nuire à Jean-Jaques; il est évident qu’il a des ennemis; mais on n’imagine pas comment il s’en est fait: on voit bien les effets de leur haine; mais on n’en sauroit soupçonner la cause. Jean-Jaques qui n’est avide ni de biens, ni de distinctions, n’a jamais dû croiser les vues de qui que ce soit: son éloquence qui s’est élevée avec tant d’énergie contre la dépravation générale, n’a jamais diffamé les moeurs, noirci le caractere, flétri l’honneur, ni déprisé les talens d’aucun particulier. Jamais les malheureux ne s’adressent à lui sans en recevoir quelque soulagement; ceux que la médiocrité de sa fortune ne lui permet pas de secourir de sa bourse, ne laissent pas d’avoir part à ses bienfaits; il les encourage, les conseille, les plaint, les console. Personne n’exerce mieux que lui, l’humanité qu’il recommande mieux que personne. Il fait, dans tous les genres, tout le bien qu’il peut: il n’en faut pas d’autres preuves que les regrets qu’il a laissés, par-tout où il a fait quelque, séjour. Je ne dis point ceci au hasard, je le tiens d’un homme d’une probité irréprochable, & d’un mérite supérieur. Je le citerois s’il vivoit encore; mais il n’appartient qu’à M. [348] Hume d’en appeller au témoignage de gens qui ne sont plus.
Qui peut donc prendre à tâche de répandre l’amertume sur les jours d’un homme qui n’a provoqué la vengeance de personne? Ah! C’est l’envie; on la distingue, parte qu’on ne la voit pas: cette passion la plus lâche de toutes, ne porte ses coups qu’à la faveur des ténèbres.
Qu’on ne m’oppose point que M. Hume, & M. Walpole se sont montrés. Ce n’est point d’eux qu’il s’agit ici. D’ailleurs je trouve que ces deux étrangers doivent exciter plus de pitié que d’indignation. En effet, M. Hume séduit par des conseils insensés ou perfides a fait une sottise, qu’on doit d’autant plus volontiers lui pardonner, qu’à moins de le regarder comme un monstre, on ne sauroit douter qu’il ne l’expie par le plus sincere repentir; & le pauvre M. Walpole s’est acquis en dupe auprès de nous autres François la réputation de méchant: puisque tout le mérite de la barbare plaisanterie qu’il s’est permise consiste dans la tournure, & que cette tournure n’est pas à lui. Quant à M. de Voltaire dont le nom a paru à la tête de deux mauvaises lettres, leur auteur n’en est que mieux caché.
De tant de libelles qui révoltent l’honnêteté, je ne veux aujourd’hui m’occuper que d’un seul; & je le choisis, non comme le mieux fait, mais comme le plus infâme. C’est celui qui est intitulé, Notes sur la lettre de M. de Voltaire à M. Hume. C’est bien le plus noir, & le plus plat écrit qui ait jamais vu le jour. L’auteur y déraisonne d’un bout à l’autre; tantôt avec la plus insigne mauvaise soi;tantôt avec la pesanteur la plus assommante; tantôt avec la plus risible présomption. Enfin, mal-adroit au point de ne savoir pas orner des [349] méchancetés du peu d’agrémens qu’il leur faut pour plaire, il s’avise de donner des leçons à un homme qu’il prend pour M. de Voltaire: cela est original. Voyons, en répondant à l’auteur de ces Notes, si plus heureuse que lui, je pourrai avec très-peu d’esprit, dire quelque chose de passable. Il ne faut pas beaucoup présumer de soi pour entrer en lice avec un tel adversaire; de ce moment c’est à lui que je vais parler,
L’Editeur de vos remarques déclare, Monsieur, qu’elles sont d’un Magistrat. En vérité la dignité de leur ton répond bien à celle de ce titre! Vous Magistrat! Peut-on calomnier à ce point la Magistrature! Quoi qu’il en soit, comme les déclarations sont devenues fort à la mode, & que je suis bien aise de déclarer aussi, je déclare que la déclaration de l’Editeur de vos remarques ne m’en impose pas. Je déclare de plus que quand vous seriez Magistrat, je ne croirois pas vous en devoit plus d’égards; par la raison qu’un Magistrat qui seroit ses libelles anonymes, seroit confondu, par son caractere personnel, avec les coupables que l’autorité attachée à sa place doit punir.
M. de Voltaire dites vous, Monsieur, auroit dû citer le passage où Jean-Jaques dit qu’il lui faut une statue. Et pour étayer votre ingénieuse remarque, vous citez un passage où il ne le dit pas. Relisez-le, Monsieur, ce passage, & vous verrez, s’il vous est possible de bien voir, que Jean-Jaques pousse l’orgueil bien plus loin que vous ne croyez, car la façon dont il s’exprime ne dit pas qu’il lui faut une statue, mais que cet hommage augmenteroit la gloire du gouvernement qui le lui rendroit. Au reste, Monsieur, M. de Voltaire, (car pour [350] vous c’est lui), n’a pas dû se croire obligé de citer les passages de Jean-Jaques dont il parle; il fait trop bien qu’il suffit de les indiquer.
Jean-Jaques dit du mal de tous les gouvernemens, à tort, & à travers.
Dire du mal à tort & à travers, c’est, Monsieur, blâmer indistinctement ce qui est blâmable, & ce qui ne l’est pas. Or comme il n’y a point de gouvernement quelqu’heureusement combiné, quelque sagement conduit qu’il soit, dans lequel il ne s’introduise des abus, il ne se glisse des vices, vous auriez dû citer les bonnes choses que Jean-Jaques a censurées; & les gouvernemens où elles se trouvent.
On voit bien que s’il est sculpté, ce doit être dans la posture où l’on ne voit que la tête, & les mains d’un homme, dans la machine de bois élevée au milieu du marché de Londres.
Oh! Pour le coup, Monsieur, je me tiens pour battue. Car que répondre à cette brutale atrocité, quand on ne veut pas dire quelle place mériteroit d’occuper en personne, un homme qui en assigne une pareille à la statue de J. J. Rousseau?
Il fut accueilli à Paris avec quelque bonté: mais il se brouilla bientôt avec presque tous ceux auxquels il avoit obligation.
Vous ne donnez rien au hasard, Monsieur? Vous connoissez tous ceux qui ont accueilli Jean-Jaques? Vous savez au juste la valeur de tous les services qu’on lui a rendus? Vous avez tenu régître des traits d’ingratitude qui lui ont fait perdre la bienveillance de ses protecteurs?......J’admire tout ce que votre génie embrase de détails.
[351] On sait comment il sortit de la maison qu’un Fermier-général & Madame sa femme lui avoient accordée au village de Montmorenci.
Accordée! Qu’elle admirable exactitude d’expression! On sait! non, Monsieur, on ne sait pas, vous ne savez pas vous-même comment se passa la rupture dont vous parlez. Si vous le saviez, vous le diriez: la disette rend économe; vous ne perdriez pas un moyen d’intéresser. On sait! ne sembleroit-il pas que les procédés d’un particulier vis-à-vis d’un autre particulier, doivent faire un éclat qui pénétré par-tout; que tout le monde ait sous sa main des Editeurs qui se chargent de publier une tracasserie de société; (passe pour M. Hume) qu’il faille sur un semblable objet, renvoyer le public à ses propres connoissances, comme s’il s’agissoit d’un événement fort important pour lui? On sait! qui est-ce qui sait ce qu’il n’a pas vu? Tant de petites considérations engagent à trahir la vérité, qu’il faut être bien hardi pour oser soutenir comme vrai, ce qu’on ne fait que par ouï-dire: sur-tout lorsqu’il s’agit de choses que leur nature condamne à l’obscurité. On ne sait point si Jean-Jaques a perdu les bonnes grâces d’un ménage bourgeois: mais on sait qu’il a obtenu la protection d’un grand Roi: on sait qu’il jouit de celle d’un Prince, aussi respectable par l’étendue de son génie, que par l’élévation de son rang: on sait qu’un Maréchal de France, aussi recommandable par la beauté de son ame, que par ses dignités est mort son ami. Voilà ce qu’on sait, parce qu’il est un ordre d’hommes dont la bienveillance a des effets remarquables.
Maison dans laquelle il étoit nourri, chauffé, éclairé à leurs [352] dépens; & où on avoit la délicatesse de lui laisser ignore tant de bienfaits.
Vous devriez bien nous dire, Monsieur, comment ce Fermier-général, & Madame sa femme s’y sont pris pour nourrir, chauffer, éclairer Jean-Jaques à leurs dépens, sans qu’il s’apperçût qu’il ne lui en coûtoit rien. Cela me paroît être le chef-d’oeuvre de l’adresse. A la vérité je ne conçois pas trop comment l’art qui a pu soustraire leur générosité à la connoissance de celui qui en étoit l’objet, ne s’est pas étendu jusqu’à la dérober à la vôtre. Mais voici un léger correctif.
Ou du moins on lui fournissoit le prétexte de feindre de l’ignorer.
Ce correctif me fait penser que vous pourriez bien, Monsieur, nommer bienfait ce que Jean-Jaques n’a pas pu recevoir a ce titre. Par exemple, si pendant le séjour qu’il a fait dans la maison de ce Fermier-général & de Madame sa femme, il avoit employé de quelque maniere que ce fût ses talens pour leur utilité, personne ne pourroit appeller bienfait un échange de services.
Il s’attira tellement la haine de tous les honnêtes gens, qu’il est obligé de l’avouer dans sa lettre à M. l’Archevêque de Paris, page 3. «Je me suis vu, dit-il, dans la même année recherché, fêté, même à la Cour: puis insulté, menacé, détesté, maudit: les soirs on m’attendoit pour m’assassiner dans les rues; les matins on m’annonçoit une lettre de cachet.»
Je ne vois point, Monsieur, que Jean-Jaques avoue dans ce passage qu’il s’attira la haine de tous les honnêtes gens. Il s’y [353] plaint de s’être vu détesté; mais il ne s’y accuse point de se l’être attiré. Ces mots honnêtes gens ne s’y trouvent même pas: la Cour seule y est nommée, & comme elle n’a pas le privilege exclusif de contenir d’honnêtes gens, un homme qui a eu le malheur d’y paroître dans un point de vue désavantageux, peut posséder à juste titre l’estime & l’amitié de beaucoup d’honnêtes gens. Ce qu’il y a de sûr, c’est que si on rassembloit les amis que Jean-Jaques a dans Paris, on en composeroit la meilleure compagnie de cette immense ville. Au reste, Monsieur, il y a ici un compliment à vous faire, votre citation est presque fidelle. Mais à quoi bon cette lueur de sincérité qui va être obscurcie par les ténebres du mensonge? Croyez-moi, puisque vous voulez faire le procès à Jean-Jaques demeurez constament attaché à l’usage qu’ont adopté ses ennemis; ne le faites jamais parler comme il parle.
On demande comment il se pourroit faire qu’il fût généralement maudit, détesté, sans avoir fait au moins quelque chose de détestable?
Personne ne fait une si sotte question. On ne croit point que Jean-Jaques soit généralement détesté; ainsi on ne peut partir de cette opinion pour croire qu’il ait fait quelque chose de détestable. Mais, s’il étoit généralement détesté pour avoir fait quelque chose de détestable, la chose détestable qui le seroit généralement détester seroit généralement sue; & il n’y auroit point de question à faire. En vérité, Monsieur, vos raisonnemens sont aussi vicieux que vos motifs.
Si vous voulez bien, je ne répondrai pas à ce que vous dites sur la comédie & l’opéra de Jean-Jaques: cela ne vaut [354] pas la peine d’être combattu. Il n’est seulement pas vraisemblable qu’un homme qui avoue une mauvaise comédie qu’on ne savoit pis être de lui, se donne pour auteur de la musique d’un opéra qu’il n’a pas faite. Passons à des choses aussi fausses, & plus graves.
On a très-mal instruit M. de Voltaire si on lui a dit que M. de Montmollin se piquoit de finesse & de délicatesse. Ces un homme très-simple, & très-uni; à qui on n’a reproché que de s’être laissé séduire trop long-tems par Rousseau.
C’est vous, Monsieur, qu’on a très-mal instruit. M. de Montmollin trop fin pour se piquer de finesse, n’a de simple & d’uni que l’extérieur. Il est adroit, souple, pâtelin, circonspect; & a plus d’esprit qu’il n’en faut pour n’être la dupe de personne. Je tiens ce portrait (que j’abrège) de gens qui le connoissent, & qui ont étudié sous ses loix. Jean-Jaques ne l’a point séduit, mais il n’a point séduit Jean-Jaques; & voilà la source de leurs démêlés.
Non-seulement la déclaration de J. J. Rousseau contre le livre de l’Esprit, & contre ses amis,* [*Je voudrois bien savoir ce que c’est que les amis d’un livre.] est entre les mains de M. de Montmollin, mais elle est imprimée dans un écrit de lui, intitulé: Réfutation d’un libelle, page 90.
Voilà bien le plus criant abus qu’on ait jamais fait de la faculté d’écrire! J’ai sous les yeux l’écrit de M. de Montmollin que vous citez, Monsieur. Ce ministre y rapporte (depuis la page 82 jusqu’à la page 101, ainsi la page 90 s’y trouve comprise), une lettre qu’il avoit écrite le 25 septembre 1761 à [355] M.N.N. à Geneve par laquelle il lui mandoit que dans un conversation qu’il disoit avoir eue le 25 août précédent avec M. Rousseau, au sujet de ses ouvrages, & sur-tout de son Emile, cet auteur lui avoit protesté «qu’il n’avoit point eu en vue la religion chrétienne réformée;» mais qu’il étoit entré dans ton plan trois objets principaux, dont le second étoit (je laisse à part les deux autres); «de s’élever non pas précisément directement, mais pourtant assez clairement contre l’ouvrage infernal de l’Esprit, qui, suivant le principe détestable de son auteur, prétend que sentir & juger sont une seule & même chose: ce qui est évidemment établir le matérialisme.»
Où avez-vous pris, Monsieur, que parler à un ecclésiastique avec toute la confiance qu’on présume qu’il mérite, & cela dans une conversation particuliere, sur des principes établis dans un livre, lui dire qu’on a eu intention de les combattre, sans nommer ni le livre, ni l’auteur, c’est faire une déclaration authentique contre ce livre; c’est se rendre l’accusateur ton auteur; c’est rouvrir des plaies qui saignent encore; c’est devenir coupable d’une basse ingratitude, d’une envie secrete d’une calomnie infâme? Où avez-vous pris tout cela? Dans le desir de le faire croire aux autres. Mais ce desir ne vous réussira pas: vos moyens vous éloignent de votre but: ce est pas sur Jean-Jaques que vous dirigez l’indignation des gens de bien, c’est sur vous-même. Je pense allez avantageusement de M. Helvétius, pour croire qu’il rejette avec horreur, l’odieux & inutile appui que vous lui offrez. Cet homme équitable & éclairé, dont l’exemple réfute les écrits, sait que des [356] opinions insérées dans un livre sont abandonnées à la censuré publique; & que l’auteur n’a point à se plaindre de celui qui les releve, quand il ne cherche point à empoisonner ses motifs. Tout homme peut errer: c’est de son défenseur, & non pas de ses erreurs que M. Helvétius doit être humilié: la célébrité de sort livre pouvoit les rendre plus dangereuses, que sa retractation ne pouvoir être utile. Cela ne sauroit être contesté. Jean-Jaques a donc bien fait de les combattre; il ne seroit point blâmable de l’avoir dit à M. de Montmollin; & M. de Montmollin ne seroit point blâmable non plus de l’avoir répété; parce qu’on ne peut mal faire en mettant au jour une chose où il n’y a point de mal, que dans des circonstances où ne se trouvoient ni M. Hélvétius, ni Jean-Jaques. Mais, qui vous a dit, Monsieur, que dans le compte que M. de Montmollin rend à son ami de ce qui s’est pas à cet égard, il se sert des mêmes termes dont Jean-Jaques s’est servi? Pour moi, dans la quantité d’adverbes, & dans l’espece d’adjectifs dont la déclaration qu’il rapporte est surchargée, je ne reconnois point la maniere dont Jean-Jaques s’exprime: si elle contient ses idées, elles y sont revêtues du langage de M. de Montmollin, ce qui doit nécessairement les changer; sans cependant qu’on puisse taxer ce dernier de mauvaise foi; parce qu’il est tout simple que la mémoire ne fournisse que la substance d’une conversation qui a été tenue un mois auparavant le moment où on en parle. D’ailleurs Jean-Jaques a donné dans une note qui se trouve à la page 17 des lettres de la Montagne, un témoignage public de son estime pour M. Helvétius, qui le justifie pleinement des mauvaises intentions que vous osez lui imputer. A la vérité, [357] ni M. Helvétius, ni l’Esprit n’y sont nommés: mais l’un & l’autre y sont si clairement désignés que, si cette note contenoit quelqu’accusation, ou seulement quelque sarcasme, Jean-Jaques seroit ingrat envers son bienfaiteur. La voici.
«Il y a quelques années qu’à la première apparition d’un livre célebre, je résolus d’en attaquer les principes que je trouvois dangereux. J’exécutois cette entreprise quand j’appris que l’Auteur étoit poursuivi. A l’instant je jettai mes feuilles au feu: jugeant qu’aucun devoir ne pouvoit autoriser la bassesse de s’unir à la foule, pour accabler un homme d’honneur opprimé. Quand tout fut pacifié, j’eus occasion de dire mon sentiment sur le même sujet dans d’autres écrits; mais je l’ai dit, sans nommer le livre, ni l’Auteur. J’ai cru devoir ajouter ce respect pour son malheur, à l’estime que j’eus toujours pour sa personne. Je ne crois point que cette façon de penser me soit particuliere; elle est commune à tous les honnêtes gens. Si-tôt qu’une affaire est portée au criminel, ils doivent se taire, à moins qu’ils ne soient appellés pour témoigner.»
C’est, Monsieur, d’après cette déclaration qui est bien de Jean-Jaques, qu’il faut juger sa conduite & ses motifs: parce que Jean-Jaques n’est point un fourbe; & qu’il ne peut se méprendre sur ce qu’il pense, comme M. de Montmollin sur ce qu’il a entendu. Je viens d’établir, Monsieur, qu’en supposant vrai l’exposé de M. de Montmollin, vous auriez fait une noirceur abominable, en abusant de cet exposé pour charger Jean-Jaques de torts qu’il n’eut jamais, qui sont trop opposés à son caractere pour qu’il puisse jamais les avoir. Mais vous avez
[358] fait bien pis encore: vous êtes parti pour l’accuser d’un écrit «désavoué par la vénérable Classe» dont M. de Montmollin est membre; d’un écrit que M. de Montmollin, malgré tout son crédit, «n’a jamais pu faire imprimer avec permission;» enfin d’un écrit où M. de Montmollin rapporte «des entre-tiens qui n’ont jamais existé.» D’après cela, Monsieur jugez-vous.
Les petits garçons & les petites-filles lui jetterent des pierres.
Voilà le texte de cet article; en voici le commentaire.
Il est vrai qu’on jetta quelques pierres à J. J. Rousseau & à
la nommée le Vasseur.
Cela est vrai, Monsieur? Eh! comment le savez-vous? Je ne sache pas que d’autres que Jean-Jaques & ses partisans l’ayent dit. Pourquoi les en croyez-vous? Vous savez bien comme on invente: qui vous assure qu’ils ne l’ont pas inventé? Je suis toujours étonnée de trouver de la confiance chez des gens qui n’ont pas le droit d’en inspirer.
Qu’il traîne par-tout après lui, & qui étoit sans doute la confidente de Madame de Wolmar.
En admettant votre supposition, Monsieur, il est bien digne de vous de faire un crime à Jean-Jaques de s’attacher une personne qui a consacré ses soins à une femme vertueuse qu’il adoroit. Car pour que la nommée le Vasseur eut été la confidente de Madame de Wolmar, il faudroit que Jean-Jaques fût St. Preux. Mais cette supposition que vous avez la bonté de prendre pour une méchanceté, n’est qu’une balourdise; puis que malgré l’incertitude que Jean-Jaques s’est plu à laisser subsister sur ce point, sans doute afin de rendre la lecture de sa [359] Julie encore plus piquante, tout le monde s’accorde à croire que ce charmant ouvrage est de pure imagination.
Cela pouvoit avoir causé du scandale à Motiers-Travers,* [*De petits-garçons, & de petites-filles être susceptibles de scandale! En Suisse! Quelle pitié!] & avoir été l’occasion de cette grêle de pierres, qui n’a pourtant pas été considérable, & dont aucune n’atteignit le sieur Jean-Jaques, ni la le Vasseur. Il est naturel que l’extrême laideur de cette créature, & la figure grotesque de Jean-Jaques déguisé en Arménien, aient induit ces pettis garçons à faire des huées & à jetter quelques cailloux.
Vous ne connoissez point Mlle, le Vasseur, Monsieur, ou vous ne vous connoissez point en extrême laideur. Heureusement pour Jean-Jaques, que les charmes de sa gouvernante eussent fait assommer, si comme il n’en faut pas douter, on avoit proportionné la force des coups, à la grandeur du scandale: Mlle. le Vasseur n’est pas jolie; mais elle a la phisionomie honnête, le maintien décent; & n’est du tout point faite pour exciter les huées. Quant à Jean-Jaques, si la figure d’un homme qui a vieilli dans l’étude, le travail, les chagrins, & les souffrances, peut paroître grotesque parce qu’il a adopté un costume plus simple, plus commode, & en même-tems plus noble que le costume François, ce ne peut être qu’à des enfans, & à vous. Permettez-moi, Monsieur, d’observer en passant, qu’il ne vous échappe pas un trait qui ne décelé le plus mauvais coeur du monde. Je me dois cette observation; elle seule peut excuser la futilité de quelques-unes de mes remarques.
Mais il est faux que Jean-Jaques ait couru le moindre danger.
[360] Il l’a dit cependant; pourquoi ne voulez-vous pas le croire, puisque vous vous en rapportiez à lui, il n’y a qu’un instant? Pourquoi? C’est que destitué de principes; indifférent sur la vérité & sur le mensonge; sensible au seul attrait de nuire; vous avouez qu’un homme est digne de foi, ou vous niez qu’il le soit, selon que cela convient à vos perfides desseins.
Les lettres de la Montagne sont un ouvrage encore plus insensé, s’il est possible, que la profession de foi qu’il signa entre les mains de M. de Montmollin.
En vérité, Monsieur, vous faites bien de l’honneur à la piété, ou aux lumieres de M. de Montmollin, en l’accusant publiquement d’avoir sur une profession de foi si insensée, qu’il est presqu’impossible que quelque chose le soit davantage, admis à l’acte le plus important de sa religion, un homme dont le opinions en matiere de dogmes lui avoient été suspectes.
L’objet de cette lettre est d’animer une partie des citoyens de sa patrie contre l’autre.
De quel droit décidez-vous que les intentions de Jean-Jaques sont diamétralement opposées à l’idée qu’il en donne? Il désapprouve la démarche des Représentans; il s’y est opposé de tout son pouvoir; ses parens s’en sont retirés à sa sollicitation. Il le dit, & personne ne le conteste. Est-ce là la conduite d’un homme qui veut déchirer le sein de sa patrie, sans autre intérêt que le plaisir de faire parler de lui, puisqu’il s’en étoit déjà retranché? Est-ce à Jean-Jaques à rechercher célébrité d’Erostrate? Les lettres de la Montagne n’ont point donné lieu aux troubles de Geneve, puisqu’ils en sont le sujet. Voilà tout ce que mon ignorance me permet de dire sur cet [361] article. Aussi peu instruit que moi, Monsieur, que n’êtes-vous aussi circonspect!
Il dit aux bourgeois de Geneve, page 136 qu’il a fait des miracles tout comme notre Seigneur.
Eh bien! A votre assurance, qui ne croiroit que vous dites vrai? Rien n’est cependant plus faux que votre citation. Voici que dit Jean-Jaques page 136.
«Tout ce qu’on peut dire de celui qui se vante de faire des miracles, c’est qu’il fait des choses fort extraordinaires: mais qui est-ce qui nie qu’il se faire des choses sort extraordinaires? J’en ai vu, moi, de ces choses-là, & même j’en ai fait.»
Or comme notre Seigneur ne se vantoit point de faire des miracles; qu’il en refusoit même à ceux qui ne vouloient croire en lui qu’à ce prix, ce n’est ni de notre Seigneur, ni d’ouvres pareilles aux siennes que Jean-Jaques a prétendu parler dans ce passage.
Les lettres de la Montagne sont d’ailleurs d’un mortel ennui, pour quiconque n’est pas au fait des discussions de Geneve.
Je le savois bien que vous n’étiez pas Magistrat: mais si quelqu’un pouvoir vous le croire, cette mal-adroite assertion suffiroit pour le détromper: car il n’y a pas un Magistrat pour qui la seconde partie de ces lettres ne soit intéressante, & la premiere l’est pour tout le monde.
Elles sont assez mal écrites.
Pour cette fois, Monsieur, ce ne sera pas moi’qui aurai l’honneur de vous répondre: ce sera un homme avec qui vous faites cause commune; & je me rabats d’autant plus volontiers [362] à la fonction de copiste, que j’ai le plus grand plaisir à mettre aux prises entr’eux les ennemis de Jean-Jaques. Dans une lettre adressée à la vénérable Classe, & dont M. de Montmollin avoue l’existence (autorité par fois respectable pour vous) l’Auteur, anonyme, après avoir sort maltraité Jean-Jaques sur son christianisme, s’explique ainsi sur sa politique & sa façon d’écrire. «Comme citoyen, dans le second volume, il mériteroit presque d’être canonisé par les Etats républicains, bien loin d’en être décrété.....Il poursuit l’esprit tyrannique, la manie despotique dans leurs derniers retranchemens; & démêle leurs artifices les plus retorts; sans que la beauté enchanteresse de son langage nuise, tant s’en faut, à la vigueur mâle de son raisonnement.»
Emile est une compilation indigeste de passages tirés de Plutarque, de Montagne, de St. Evremont, du Dictionnaire encyclopédique & de trente autres Auteurs.
En ajoutant à ceux-là, les seize que vous nommez plus bas, cela fait au moins cinquante-cinq Auteurs. Il faut que vous soyez bien savant, Monsieur, que vous possédiez bien à fond cette quantité d’Auteurs pour avoir reconnu dans Emile tous les principes, toutes les pensées, tous les raisonnemens qui leur appartiennent, au travers du vernis de fraîcheur que la magique plume de Jean-Jaques met sur tout ce qu’elle exprime. Pour moi qui n’ai que la science de Socrate, je ne sais point, je ne cherche point à savoir si Jean-Jaques a deviné, ou non, toutes les vérités qui se trouvent dans des ouvrages. Bien plus capable de sentir que de critiquer, je m’en tiens à lui savoir un gré infini de les avoir mises à ma portée, en les réunissant [363] sous un seul point de vue, & en les ornant des graves du style le plus attrayant.....Mais, je n’y saurois tenir; il faut, Monsieur, que je vous dise ce que je pense. Vous vous donnez-là un air d’érudition qui ne quadre ni avec les choses que vous dites, ni avec votre façon de les dire. Ne le devriez-vous point au pédant, très-méprisable assurément comme littérateur, qui a fait les plagiats de Jean-Jaques? Si cela étoit, en consideration du service qu’il vous a rendu, vous devriez le traiter avec plus d’indulgence. Pardon, Monsieur, de ma sincérité. Mais nous autres anonymes, nous avons le droit de mentir, & de dire vrai impunément. Nous nous le sommes partagé ce droit: je n’envie point votre lot: trouvez bon que je fasse usage du mien.
Jean-Jaques suppose qu’il est chargé de former un jeune seigneur; & au lieu de s’y prendre comme on fait dans l’école militaire, qui est le plus beau monument du regne de Louis XV, il fait apprendre à son pupille le métier du menuisier.
Je suis forcée d’avouer que Jean-Jaques, doit être bien honteux d’avoir sur cet objet ainsi que sur la convenance des états dans le mariage, des idées aussi basses que le fameux Czar Pierre. Mais ne fait-il apprendre à son pupille que le métier de ménuisier? Toujours de la mauvaise foi, elle fait partie de votre essence.
Voici comment il fait parler le Vicaire Savoyard: «l’idée de création confond. Qu’un être que je ne conçois pas donne l’existence à d’autres êtres, cela n’est qu’obscur, & incompréhensible. Mais que l’être & le néant se convertissent l’un dans l’autre, c’est une claire absurdité.»
[364] Non, Monsieur, ce n’est pas comme cela que Jean-Jaques fait parler le Vicaire Savoyard; c’est comme ceci. «L’idée de création me confond, & passe ma portée.......Qu’un être que je ne conçois pas donne l’existence à d’autres êtres, cela n’est qu’obscur & incompréhensible: mais que l’être, & le néant se convertissent d’eux-mêmes, l’un dans l’autre, c’est une contradiction palpable, c’est une claire absurdité.» De petites soustractions produisent de grandes différences, Monsieur: vous n’en faites que parce que vous le savez bien: heureusement ceux qui me liront le savent aussi. Si la médiocrité pouvoit se douter de son insuffisance, vous auriez consulté quelques personnes plus éclairées que vous; certainement vous en connoissez, quoique, sans doute vous n’en reconnoissiez pas: elles vous auroient épargné le ridicule d’appeller galimathias ce qui passe votre intelligence. Mais, Monsieur, vous qui avez lu tant de choses, que ne litiez-vous les réfutateurs de Jean-Jaques: vous auriez vu qu’ils ne prennent point le passage en question pour du galimathias: vous auriez vu, & cela est fort bon à voir, «qu’ils rendent justice à tes talens; qu’ils respectent les vertus morales dont il fait profession, qu’ils applaudissent au zele qu’il fait paroître pour les grandes vérités de la religion naturelle.» Vous, auriez vu qu’ils trouvent son style «élevé, brillant, nerveux, enchanteur,» & non pas, comme vous le trouvez, décousu, inégal, confus, i. Ils le disent du moins; & ce témoignage est d’autant plus avantageux à Jean-Jaques, qu’ils ne le lui rendent que pour se faire valoir eux-mêmes.
Il s’est trouvé des personnes assez simples, pour croire qu’Emile est bien écrit.
[365] Oui, des princes, des prélats, des militaires, des magistrats, des gens de lettres, des bourgeois, des femmes. Toutes classes de la société renferment de ces imbécilles-là.
Si cela est Télémaque l’est donc bien mal.
Bon Dieu, quelle conséquence! Quant aux lettres de Jean-Jaques, selon vous, Monsieur, conservées par hasard, & livrées à dessein par les héritiers de M. du Theil, je ne vous en parlerai point: parce qu’il y a sur cet objet des choses que j’ignore; & qu’il ne faut pas que je dise celles que je sais.
Jean-Jaques conseille au Dauphin de France, au Prince de Galles, à l’Archiduc d’épouser la fille du bourreau.
Voici ce que dit Jean-Jaques sur les convenances qui doivent déterminer le choix de tout homme qui veut se marier. «Je ne dis pas que les rapports conventionnels soient indifférens dans le mariage; mais je dis que l’influence des rapports naturels l’emporte tellement sur la leur, que c’est elle seule qui décide du sort de la vie; & qu’il y a telle convenance de goûts, d’humeurs, de sentimens, de caracteres qui devroit engager un pere sage, fût-il prince, fût-il monarque, à donner sans balancer à son fils, la fille avec laquelle il auroit toutes ces convenances, fût-elle née dans une famille déshonnête, fût-elle la fille du bourreau.»
Ce n’est point là donner un conseil, Monsieur; c’est exposer son sentiment. Au reste, si les Souverains ont droit au bonheur, ce sentiment si opposé à l’usage, est très-conforme à la raison, & aux bonnes moeurs. Lorsque Pierre le Grand épousa Cathérine, il n’étoit à la vérité pas prouvé qu’elle fût [366] la fille d’un bourreau; mais il n’étoit pas prouvé non plus qu’elle ne fût pas la fille d’un pendu.
Si elle est belle & honnête.
Jean-Jaques exclud la beauté, & la laideur. Quant à l’honnêteté, elle est sous-entendue & il n’en parle pas.
Car c’est toujours l’honnêteté qui dirige Jean-Jaques.
Cela est vrai. Seroit-ce pour cela que ses adversaires & lui, se rencontrent si rarement?
Puisqu’il et permis à un Diogene subalterne & manqué* [*Que ces épithetes sont heureuses & nobles!] d’appeller Jongleur le premier médecin de Monseigneur le duc d’Orléans.
Je ne dis point que M. Tronchin mérite le nom désobligeant qu’une inimitié réciproque, & certainement bien motivée de la part de Jean-Jaques, l’a portée à lui donner, dans une correspondance qui devoit demeurer secrete; mais je dis que, l’honneur d’appartenir à un grand Prince ne donnant pas la science, & les vertus qu’il suppose, il est ridicule de produire le titre de M. Tronchin, dans une occasion où il ne s’agit que de son caractere.
Un médecin qui a été son ami, qui l’a visité, traité, qui a été au rang de ses bienfaiteurs.
Encore un bienfaiteur de Jean-Jaques! Que le ciel en soit béni! Je ne croyois pas qu’il y eût tant d’heureux.
Il est permis à un ami de M. Tronchin de faire voir ce que c’est que le personnage qui ose l’insulter.
Dans ce cas-là, Monsieur, montrez à découvert les éditeurs [367] de M. Hume: ce sont eux qui osent insulter M. Tronchin. Qu’eût été l’injure que Jean-Jaques lui dit, sans la consistance qu’ils lui ont donnée, en la rendant publique? Rien du tout. Sur-tout montrez vous vous-même, si vous pouvez soutenir l’éclat du jour: car en vous disant ami de M. Tronchin, vous lui faites le plus sanglant outrage qu’il puisse jamais recevoir de personne.
La lettre au docteur Pansophe n’est point de M. de Voltaire: (Eh! Qui pourroit croire qu’elle en fût)? Voici son désaveu.
C’est ce qu’aucun de ceux qui connoissent la maniere d’être, & d’écrire de M. de Voltaire ne croira. Si jamais la bisarre fantaisie d’attribuer à cet agréable écrivain une lettre de votre façon vous resaisit, prenez-vous-y plus adroitement. Il est si aisé d’injurier quelqu’un qui se tait, de dater de Ferney, & de signer Voltaire, qu’on ne peut nous en imposer à si peu de frais. Indépendamment de ce que vous ne paroissez point fait, Monsieur le Magisrat, pour être en relation avec M. de Voltaire, ce que vous lui faites dire suffit pour prouver que ce n’est pas lui qui parle.....Mais, ne me serois-je point trompée? Il est difficile de vous lire sans se prévenir contre vous. Voyons, examinons cette lettre phrase à phrase: il ne faut rien donner à la prévention.
Je n’ai jamais écrit la lettre au docteur Pansophe, je m’en serois honneur si elle étoit de moi.
Il n’y a personne dont cette lettre ne déshonorât le caractere; & elle ne peut faire honneur à l’esprit de personne. La preuve que son Auteur le pense, c’est qu’il n’ose se nommer.
[368] J’ai dû écrire celle que j’ai dressée à M. Hume; comme M. Walpole, & M. d’Alembert ont dû écrire de leur côté.
La circonstance n’obligeoit point également ces Messieurs à écrire. M. Walpole devoir s’avouer coupable: M. d’Alembert devoit se justifier: mais M. de Voltaire devoir s’en rapporter à sa réputation.
Je méprise comme eux Rousseau:
Si M. de Voltaire méprisoit Rousseau, il ne l’auroit pas dit ainsi: il auroit trop bien senti la conséquence de cette expression. De plus M. de Voltaire a dans le coeur je ne fais quel sentiment qui lui rend le mépris d’un usage presqu’impossible. Il ne méprise pas M. Fréron, qu’il s’efforce de traiter avec le dernier mépris: comment mépriseroit-il Rousseau, à qui jamais il n’en a osé marquer?
Les faits que j’ai cités sont vrais; & j’ai fait mon devoir en les citant.
Quand les faits cités dans la prétendue lettre de M. de Voltaire seroient aussi vrais qu’ils sont faux, l’Auteur n’auroit pas dû les citer, parce qu’ils sont étrangers à la question; & qu’il n’est jamais du devoir d’un particulier, de se rendre publiquement le délateur d’un autre. Si quelqu’un trouble l’ordre de la société, c’est à la partie publique de le punir; & à tout honnête homme de le plaindre.
Je me suis trompé sur les dates.
Comment M. de Voltaire se seroit-il trompé sur les dates, s’il avoit eu les originaux en main? Et s’il ne les avoit pas eus, est-il croyable qu’il s’en fût rapporté té à la bonne foi, & à l’exactitude des copistes?
[369] L’auteur des Remarques a raison en tout. Il n’y a jamais que l’agresseur, & que l’imposteur qui ait tort.
M. de Voltaire a de trop bons yeux, pour n’avoir pas vu que la seconde de ces propositions détruit la premiere.
Dans les affaires qui intéressant la société, ceux qui confondent les offenseurs, & les offensés n’ont pas raison.
M. de Voltaire a coutume d’écrire intelligiblement; & personne ne comprend ce que signifie cette phrase, placée comme elle l’est; ni à quoi elle a rapport. Plus on examine cette lettre, Monsieur, plus il devient clair que c’est votre ouvrage.
Il y a dans vos Remarques, beaucoup de choses sur lesquelles la décence de mon sexe m’a imposé silence; beaucoup d’autres dont l’absurde fausseté est si évidente qu’il auroit été superflu d’en parler; beaucoup d’autres enfin auxquelles il n’y a rien à répondre, parce qu’elles ne disent rien: comme vos puériles déclamations, vos grossieres invectives, vos extravagantes réflexions, &c. &c. &c. Mais, si je suis loin d’avoir répondu à tout, je le suis encore bien davantage, d’avoir répondu comme je l’aurois voulu, à tout ce que j’ai relevé. Les défauts de cette réponse ne m’engageront cependant point à la supprimer. La cause de Jean-Jaques méritoit, sans doute, une plume aussi éloquente que la sienne; mais elle n’en avoit pas besoin: il ne falloit pas de grands talens pour persuader aux gens sensés, les seuls qu’une personne sensée ait en vue, que vos Remarques, Monsieur, sont le chef-d’oeuvre de la méchanceté en démence: leur lecture seule produit infailliblement cet effet. Mis il ne suffit pas qu’on rende justice à Jean-Jaques, il faut encore qu’il le sache; & voilà pourquoi je vous ai répondu. J’ai voulu prouver [370] à ce respectable infortuné, qu’il a plus d’amis qu’il n’en compte; qu’il y a, outre celles qu’il connoît, des ames honnêtes qui lui doivent le développement des germes heureux que la nature avoit mis en elles; dont, sur les plus graves objets, il a converti les préjugés en principes; pour qui ses ouvrages sont une source féconde de lumieres & de consolations, qui l’honorent comme leur guide, & le chérissent comme leur bienfaiteur; qui déplorent sans cesse le malheur de lui être inutiles. Enfin je veux, s’il est possible, que la considération de tout le bien qu’il a fait, le rende insensible à tout le mal qu’on veut lui faire.
Janvier 1767.
FIN.