JEAN JACQUES ROUSSEAU
PROJET
DE PAIX PERPÉTUELLE*
[*Cette Piece & les trois suivantes auroient dû être placées dans le premier volume de cette Collection; mais la grosseur de ce volume nous a déterminé à les placer à la tête de celui-ci.]
Comme jamais projet plus grand, plus beau ni plus utile n’occupa l’esprit humain, que celui d’une Paix perpétuelle & universelle entre tous les Peuples de l’Europe, jamais Auteur ne mérita mieux l’attention du Public que celui qui propose des moyens pour mettre ce Projet en exécution. Il est même bien difficile qu’une pareille matiere laisse un homme sensible & vertueux exempt d’un peu d’enthousiasme; & je ne sais si l’illusion d’un coeur véritablement humain, à qui son zele rend tout facile, n’est pas en cela préférable à cette âpre & repoussante raison, qui trouve toujours dans son indifférence pour le bien publie le premier obstacle à tout ce qui peut le favoriser.
Je ne doute pas que beaucoup de Lecteurs ne s’arment d’avance d’incrédulité pour résister au plaisir de la persuasion, & je les plains de prendre si tristement l’entêtement pour la sagesse. Mais j’espere que quelque ame honnête partagera l’émotion délicieuse avec laquelle je prends la plume sur un sujet si intéressant pour l’humanité. Je vais voir, du moins en idée, les hommes s’unir & s’aimer; je vais penser à une douce & paisible société de freres, vivans dans une concorde éternelle, tous conduits par les mêmes maximes, tous heureux du bonheur commun: &, réalisant en moi-même un tableau si touchant, [4] l’image d’une félicité qui n’est, point m’en fera goûter quelques instans une véritable.
Je n’ai pu refuser ces premieres lignes au sentiment dont j’étois plein. Tâchons maintenant de raisonner de sang-froid. Bien résolu de ne rien avancer que je ne le prouve, je crois pouvoir prier le Lecteur à son tour de ne rien nier qu’il ne le réfute; car ce ne sont pas tant les raisonneurs que je crains, que ceux qui, uns se rendre aux preuves, n’y veulent rien objecter.
Il ne faut pas avoir long-tems médité sur les moyens de perfectionner un Gouvernement quelconque, pour appercevoir des embarras & des obstacles qui naissent moins de sa constitution que de eu relations externes; de sorte que la plupart des soins qu’il faudroit consacrer à sa police, on est contraint de les donner à sa sûreté, & de songer plus à le mettre en état de résister aux autres qu’à le rendre parfait en lui-même. Si l’ordre social étoit, comme on le prétend, l’ouvrage de la raison plutôt que des passions, eût-on tardé si long-tems à voir qu’on en a fait trop ou trop peu pour notre bonheurs; que chacun de nous étant dans l’état civil avec ses concitoyens & dans l’état de nature avec tout le reste du monde, nous n’avons prévenu les guerres particulieres que pour en allumer de générales, qui sont mille fois plus terribles; & qu’en nous unissant à quelques hommes nous devenons réellement les ennemis du genre humain?
S’il y a quelque moyen de lever ces dangereuses contradictions, ce ne peut être que par une forme de gouvernement confédérative, qui, unissant les Peuples par des liens semblables [5] à ceux qui unissent les individus, soumette également les uns & les autres à l’autorité des Loix. Ce Gouvernement paroît d’ailleurs préférable à tout autre, en ce qu’il comprend à la fois les avantages des grands & des petite Etats, qu’il est redoutable au dehors par sa puissance, que les Loix y sont en vigueur, & qu’il est le seul propre à contenir également les Sujets, les Chefs, & les Etrangers.
Quoique cette forme paroisse nouvelle à certains égards, & qu’elle n’ait en effet été bien entendue que par les Modernes, les Anciens ne l’ont pas ignorée. Les Grecs eurent leurs Amphictyons, les Etrusques leurs Lucumonie, les Latins leurs Féries, les Gaules leurs Cités; & les derniers soupire de la Grèce devinrent encore illustres dans la Ligne Achéenne. Mais nulles de ces confédérations n’approchèrent pour la sagesse, de celle du Corps Germaniqu, de la Ligne Helvétique, & des Etats Généraux. Que si ces Corps politiques sont encore en si petit nombre & si loin de la perfection dont on sent qu’ils seroient susceptibles, c’est que le mieux ne s’exécute pas comme il s’imagine, & qu’en politique ainsi qu’en morale, l’étendue de nos connaissances ne prouve gueres que la grandeur de nos maux.
Outre ces confédérations publiques, il s’en peut former tacitement d’autres moins apparentes & non moins réelles, par l’union des intérêts, par le rapport des maximes, par la conformité des coutumes, ou par d’autres circonstances qui laissent subsister des relations communes entre des Peuples divisés. C’est ainsi que toutes les Puissances de l’Europe forment entr’elles une sorte de systême qui les unit par une même Religion, par [6] un même droit des gens, par les moeurs, par les lettres, par le commerce, & par une sorte d’équilibre qui est l’effet nécessaire de tout cela; & qui, sans que personne songe en effet à le conserver, ne seroit pourtant pu si facile à rompre que le pensent beaucoup de gens.
Cette société des Peuples de l’Europe n’a pas toujours existé, & les causes particulieres qui l’ont fait naître servent encore à la maintenir. En effet, avant les conquêtes des Romains, tous les Peuples de cette partie du monde, barbares & inconnue les uns aux autres, n’avoient rien de commun que leur qualité d’hommes, qualité qui, ravalée alors par l’esclavage, ne différoit gueres dans leur esprit de celle de brute. Aussi les Grecs, raisonneurs & vains, distinguoient-ils, pour ainsi dire, deux espèces dans l’humanité: dont l’une, savoir la leur, étoit faite pour commander; & l’autre, qui comprenoit tout le reste du monde, uniquement pour servir. De ce principe il résultoit qu’un Gauloix ou un Ibére n’étoit rien de plus pour un Grec que n’eût été un Caffre ou un Américain; & les Barbares eux-mêmes n’avoient pas plus d’affinité entre eux que n’en avoient les Grecs avec les une & les autres.
Mais quand ce Peuple, souverain par nature, eut été soumis aux Romaine ses esclaves, & qu’une partie de l’hémisphere connu eut subi le même joug, il se forma une union politique & civile entre tous les membres d’un même Empire; cette union fut beaucoup resserrée par la maxime, ou très-sage ou très-insensée, de communiquer aux vaincus tous les droits des vainqueurs, & surtout par le fameux décret de Claude, qui incorporoit tous les sujets de Rome au nombre de ses citoyens.
[7] A la chaîne politique, qui réunissoit ainsi tous les membres en un corps, se joignirent les institutions civiles & les loix qui donnerent une nouvelle force à ces liens, en déterminant d’une manière équitable, claire & précise, du moins autant qu’on le pouvoit dans un si vaste Empire, les devoirs & les droits réciproques du Prince & des sujets, & ceux des citoyens entr’eux. Le code de Théodose, & ensuite les livres de Justinien, furent une nouvelle chaîne de justice & de raison, substituée à propos à celle du pouvoir souverain, qui se relâchoit très-sensiblement. Ce supplément retarda beaucoup la dissolution de l’Empire, & lui conserva long-tems une sorte de juridiction sur les Barbares mêmes qui le désoloient.
Un troisième lien, plus fort que les précédente, fut celui de la Religion; & l’on ne peut nier que ce ne soit surtout au Christianisme que l’Europe doit encore aujourd’hui l’espèce de société qui s’est perpétuée entre ses membres: tellement que celui des membres qui n’a point adopté sur ce point le sentiment des autres, est toujours demeuré comme étranger parmi eux. Le Christianisme, si méprisé à sa naissance, servit enfin d’asyle à ses détracteurs. Après l’avoir si cruellement & si vainement persécuté, l’Empire Romain y trouva les ressources qu’il n’avoit plus dans ses forces; ses missions lui valoient mieux que des victoires; il envoyoit des évêques réparer les fautes de ses généraux, & triomphoit par ses prêtres quand ses soldats étoient battus. C’est ainsi que les Francs, les Goths, les Bourguignons, les Lombards, les Avares, & mille autres reconnurent enfin l’autorité de l’Empire après l’avoir subjugué, & reçurent du moins en apparence, avec la loi [8] de l’Evangile celle du Prince qui la leur faisoit annoncer.
Tel étoit le respect qu’on portoit encore à ce grand Corps expirant, que jusqu’au dernier instant ses destructeurs s’honoroient de an titres; on voyoit devenir officiers de l’Empire, les mêmes conquérans qui l’avoient avili; les plus grands Rois accepter, briguer même les honneurs Patriciaux, la Préfecture, le Consulat; &, comme un lion qui flatte l’homme qu’il pourroit dévorer, on voyoit ces vainqueurs terribles rendre hommage au trône Impérial, qu’ils étoient maîtres de renverser.
Voilà comment le Sacerdoce & l’Empire ont formé le lien social de divers Peuples, qui, sans avoir aucune communauté réelle d’intérêts, de droits ou de dépendance, en avoient une de maximes & d’opinions, dont l’influence est encore demeurée quand le principe a été détruit. Le simulacre antique de l’Empire romain a continué de former une sorte de liaison entre les membres qui l’avoient composé; & Rome ayant dominé d’une autre manière après la destruction de l’Empire, il est resté de ce double lien* [*Le respect pour l’Empire Romain a tellement survécu à sa puissance, que bien des Jurisconsultes ont mis en question si l’Empereur d’Allemagne n’étoit pas le Souverain naturel du monde; & Barthole a poussé les choses jusqu’à traiter d’hérétique quiconque osoit en douter. Les livres des Canonistes sont pleins de décisions semblables sur l’autorité temporelle de l’Eglise Romaine.] une société plus étroite entre les Nations de l’Europe, où étoit le centre des deux Puissances, que dans les autres parties du monde, dont les divers Peuples, trop épars pour se correspondre, n’ont de plus aucun point de réunion.
Joignez à cela la situation particulière de l’Europe, plus [9] égalment peuplée, plus également fertile, mieux réunie en toutes ses parties; le mélange continuel des intérêts que les liens du sang & les affaires du commerce, des arts, des colonies, ont mis entre les Souverains; la multitude des rivieres & la variété de leurs cours, qui rend toutes les communications faciles; l’humeur inconstante des Habitans, qui les porte à voyager sans cesse & à se transporter fréquemment les uns chez les autres; l’invention de l’imprimerie & le goût général des Lettres, qui a mis entre eux une communauté d’études & de connoissances; enfin la multitude & la petitesse des Etats, qui, jointe aux besoins du luxe & à la diversité des climats, rend les uns toujours nécessaires aux autres. Toutes ces causes réunies forment de l’Europe, non-seulement comme l’Asie ou l’Afrique, un idéale collection de Peuples, qui n’ont de commun qu’un nom, mais une société réelle qui a sa Religion, ses moeurs, ses coutumes & même ses loix, dont aucun des Peuples qui la composent ne peut s’écarter sans causer aussi-tôt des troubles.
A voir, d’un autre côté, les dissensions perpétuelles, les brigandages, les usurpations, les révoltes, les guerres, les meurtres, qui désolent journellement ce respectable séjour des Sages, ce brillant asyle des Sciences & des Arts; à considérer nos beaux discours & nos procédés horribles, tant humanité dans les maximes & de cruauté dans les actions, une Religion si douce & une si sanguinaire intolérance, une Politique si sage dans les livres & si dure dans la pratique, des Chefs si bienfaisans & des Peuples si misérables, des Gouvernemens si modérés & des guerres si cruelles: on soit à peine comment [10] concilier ces étranges contrariétés; & cette fraternité prétendue des Peuples de l’Europe ne semble être qu’un nom de dérision, pour exprimer avec ironie leur mutuelle animosité.
Cependant les choses ne font que suivre en cela leur cours naturel; toute société sans loix ou sans Chefs, toute union formée ou maintenue par le hasard, doit nécessairement dégénérer en querelle & dissension à la première circonstance qui vient à changer; l’antique union des Peuples de l’Europe a compliqué leurs intérêts & leurs droits de nulle manières; ils se touchent par tant de points, que le moindre mouvement des uns ne peut manquer de choquer les autres; leurs divisions sont d’autant plus funestes que leurs liaisons sont plus intimes; & leurs fréquentes querelles ont presque la cruauté des guerres civiles.
Convenons donc que l’état relatif des Puissances de l’Europe est proprement un état de guerre, & que tous les Traités partiels entre quelques-unes de ces Puissances sont plutôt des trèves passageres que de véritables Paix; soit parce que ces Traités n’ont point communément d’autres garans que les Parties contractantes; soit parce que les droits des unes & des autres n’y sont jamais décidés radicalement, & que ces droits mal éteints, ou les prétentions qui en tiennent lieu entre des Puissances qui ne reconnoissent aucun Supérieur, seront infailliblement des sources de nouvelles guerres, si-tôt que d’autres circonstances auront donné de nouvelles forces aux Prétendants.
D’ailleurs, le Droit public de l’Europe n’étant point établi ou autorisé de concert, n’ayant aucuns principes généraux, & [11] variant incessamment selon les tems & les lieux, il est plein de règles contradictoires, qui ne se peuvent concilier que par le droit du plus fort; de sorte que la raison sans guide assuré, se pliant toujours vers l’intérêt personnel dans les choses douteuses, la guerre seroit encore inévitable, quand même chacun voudroit être juste. Tout ce qu’on peut faire avec de bonnes intentions, c’est de décider ces sortes d’affaires par la voie des armes, ou de les assoupir par des Traités passagers; mais bientôt aux occasions qui raniment les mêmes querelles, il s’en joint d’autres qui les modifient; tout s’embrouille, tout se complique; on ne voit plus rien au fond des choses; l’usurpation passe pour droit, la foiblesse pour injustice; & parmi ce désordre continuel, chacun se trouve insensiblement si fort déplacé, que si l’on pouvoit remonter au droit solide & primitif, il y auroit peu de Souverains en Europe qui ne dussent rendre tout ce qu’ils ont.
Une autre semence de guerre, plus cachée & non moins réelle, c’est que les choses ne changent point de forme en changeant de nature; que des Etats héréditaires en effet, restent électifs en apparence; qu’il y ait des Parlemens ou Etats nationaux dans des Monarchies, des Chefs héréditaires dans des Républiques; qu’une Puissance dépendante d’une autre, conserve encore une apparence de liberté; que tous les Peuples, soumis au même pouvoir, ne soient pas gouvernés par les mêmes loix; que l’ordre de succession soit différent dans les divers Etats d’un même Souverain; enfin que chaque Gouvernement tende toujours à s’altérer, sans que il soit possible d’empêcher ce progrès. Voilà les causes générales & particulieres [12] qui nous uniment pour nous détruire, & nous font écrire une si belle doctrine sociale avec des mains toujours teintes de sang humain.
Les causes du mal étant une fois connues, le remède, s’il existe, est suffisamment indiqué par elles. Chacun voit que toute société se forme par les intérêts communs; que toute division naît des intérêts opposés; que mille événemens fortuits pouvant changer & modifier les uns & les autres, dès qu’il y a société il faut nécessairement une force coactive, qui ordonne & concerte les mouvemens de ses membres, afin de donner aux communs intérêts & aux engagemens réciproques, la solidité qu’ils ne sauroient avoir par eux-mêmes.
Ce seroit d’ailleurs une grande erreur, d’espérer que cet état violent pût jamais changer par la seule force des choses, & sans le secours de l’art. Le systême de l’Europe a précisément le degré de solidité qui peut la maintenir dans une agitation perpétuelle, sans la renverser tout-à-fait; & si nos maux ne peuvent augmenter, ils peuvent encore moins finir, parce que toute grande révolution est désormois impossible.
Pour donner à ceci l’évidence nécessaire, commençons par jetter un coup-d’oeil général sur l’état présent de l’Europe. La situation des montagnes, des mers & des fleuves qui servent de bornes aux nations qui l’habitent, semble avoir décidé du nombre & de la grandeur de ces nations; & l’on peut dire que l’ordre politique de cette partie du monde est, à certains égards, l’ouvrage de la nature.
En effet, ne pensons pas que cet équilibre si vanté ait été établi par personne, & que personne ait rien fait à dessein de [13] le conserver; on trouve qu’il existe; & ceux qui ne sentent pas en eux-mêmes assez de poids pour le rompre, couvrent leurs vues particulieres du prétexte de le soutenir. Mais qu’on y songe ou non, cet équilibre subsiste, & n’a besoin que de lui-même pour se conserver, sans que personne s’en mêle; & quand il se romproit un moment d’un côté, il se rétabliroit bientôt d’un autre: de sorte que si les Princes qu’on accusoit d’aspirer à la Monarchie universelle y ont réellement aspiré, ils montroient en cela plus d’ambition que de génie; car comment envisager un moment ce projet, sans en voir aussitôt le ridicule? Comment ne pu sentir qu’il n’y a point de Potentat en Europe assez supérieur aux autres, pour pouvoir jamais en devenir le maître? Tous les Conquérans qui ont fait des révolutions, se présentoient toujours avec des forces inattendues, ou avec des troupes étrangeres & différemment aguerries, à des Peuples ou désarmés, ou divisés, ou sans discipline; Mais où prendroit un Prince Européen des forces inattendues pour accabler tous les autres, tandis que le plus puissant d’entr’eux est une si petite partie du tout, & qu’ils ont de concert une si grande vigilance? Aura-t-il plus de troupes qu’eux tous? Il ne le peut, ou n’en sera que plutôt ruiné, ou ses troupes seront plus mauvaises, en raison de leur plus grand nombre. En aura-t-il de mieux aguerries? Il en aura moins à proportion. D’ailleurs la discipline est par-tout à-peu-près la même, ou le deviendra clans peu. Aura-t-il plus d’argent? Les sources en sont communes, & jamais l’argent ne fit de grandes conquêtes. Fera-t-il une invasion subite? La famine ou des places fortes l’arrêteront à chaque pas. Voudra-t-il [14] s’agrandir pied-à-pied? Il donne aux ennemis le moyen de s’unir pour résister; le tems, l’argent & les hommes ne tarderont pas à lui manquer. Divisera-t-il les autres Puissances pour les vaincre l’une par l’autre? Les maximes de l’Europe rendent cette politique vaine; & le Prince le plus borné ne donneroit pas dans ce piége. Enfin, aucun d’eux ne pouvant avoir de ressources exclusives, la résistance est, à la longue, égale à l’effort & le tems rétablit bientôt les brusques accidens de la fortune, sinon pour chaque Prince en particulier, au moins pour la constitution générale.
Veut-on maintenant supposer à plaisir l’accord de deux ou trois Potentats pour subjuguer tout le reste? Ces trois Potentats, quels qu’ils soient, ne feront pas ensemble la moitié de l’Europe. Alors l’autre moitié s’unira certainement contre eux; ils auront donc à vaincre plus fort qu’eux-mêmes. J’ajoute que les vues des uns sont trop opposées à celles des autres, & qu’il regne une trop grande jalousie entr’eux, pour qu’ils puissent même former un semblable projet: j’ajoute encore que, quand ils l’auroient formé, qu’ils le mettroient en exécution, & qu’ils auroit quelques succès, ces succès mêmes seroient, pour les Conquérans alliés, des semences de discorde; parce qu’il ne seroit pas possible que les avantages fussent tellement partagés, que chacun se trouvât également satisfait des siens; & que le moins heureux s’opposeroit bientôt aux progrès des autres qui, par une semblable raison, ne tarderoient pas à se diviser eux-mêmes. Je doute que depuis que le monde existe, on ait jamais vu trois ni même deux grandes Puissances, bien unies, en subjuguer d’autres, sans [15] se brouiller sur les contingens ou sur les partages, & sans donner bientôt, par leur mésintelligence, de nouvelles ressources aux foibles. Ainsi, quelque supposition qu’on fasse, il n’est pas vraisemblable que ni Prince, ni Ligue, puisse désormais changer considérablement & à demeure, l’état des choses parmi nous.
Ce n’est pas à dire que les Alpes, le Rhin, la Mer, les Pyrénées soient des obstacles insurmontables à l’ambition; mais ces obstacles sont soutenus par d’autres qui les fortifient, ou ramènent les Etats aux mêmes limites, quand des efforts passagers les en ont écartés. Ce qui fait le vrai soutien du systême de l’Europe, c’est bien en partie le jeu des négociations, qui presque toujours se balancent mutuellement; mais ce systême a un autre appui plus solide encore; & cet appui c’est le Corps Germanique, placé presque au centre de l’Europe, lequel en tient toutes les autres parties en respect, & sert peut-être encore plus au maintien de ses voisins, qu’à celui de ses propres membres: Corps redoutable aux étrangers, par son étendue, par le nombre & la valeur de ses Peuples; mais utile à tous par sa constitution, qui, lui ôtant les moyens & la volonté de rien conquérir, en fait l’écueil des conquérans. Malgré les défauts de cette constitution de l’Empire, il est certain que tant qu’elle subsistera, jamais l’équilibre de l’Europe ne sera rompu, qu’aucun Potentat n’aura à craindre d’être détrôné par un autre, & que le traité de Westphalie sera peut-être à jamais parmi nous la base du systême politique. Ainsi le droit publie, que les Allemands étudient avec tant de soin, est encore plus important qu’ils ne [16] pensent, & n’est pas seulement le droit publie Germanique, mais, à certains égards, celui de toute l’Europe.
Mais si le présent systême est inébranlable, c’est en cela même qu’il est plus orageux; car il y a entre les Puissances Européennes, une action & une réaction qui, sans les déplacer tout-à-fait, les tient dans une agitation continuelle; & leurs efforts sont toujours vains & toujours renaissans, comme les flots de la mer, qui sans cesse agitent sa surface, sans jamais en changer le niveau; de sorte que les Peuples sont incessamment désolés sans aucun profit sensible pour les Souverains.
Il me seroit aisé de déduire la même vérité des intérêts particuliers de toutes les Cours de l’Europe; car je ferois voir aisément que ces intérêts se croisent de maniere à tenir toutes leurs forces mutuellement en respect; mais les idées de commerce & d’argent ayant produit une espece de fanatisme politique, font si promptement changer les intérêts apparens de tous les princes, qu’on ne peut établir aucune maxime stable sur leurs vrais intérêts, parce que tout dépend maintenant des systêmes économiques, la plupart fort bizarres, qui passent par la tête des Ministres. Quoi qu’il en soit, le commerce, qui tend journellement à se mettre en équilibre, ôtant à certaines Puissances l’avantage exclusif qu’elles en tiroient, leur ôte en même tems un des grands moyens qu’elles avoient de faire la loi aux autres.* [*Les choses ont changé depuis que j’écrivois ceci; mais mon principe sera toujours vrai. Il est, par exemple, très-aisé de prévoir que dans vingt ans d’ici, l’Angleterre, avec toute sa gloire, sera ruinée, & de plus aura perdu le reste de sa liberté. Tout le monde assure que l’agriculture fleurit dans cette Isle, & moi je parie qu’elle y dépérit Londres a’agrandit tous les jours; donc le Royaume se dépeuple. Les Angloix veulent être conquérans; donc ils ne tarderont pu d’être enclaves.]
[17] Si j’ai insisté sur l’égale distribution de force, qui résulte en Europe de la constitutions actuelle, c’étoit pour en déduire une conséquence importante à l’établissement d’une association générale; car pour former une confédération solide & durable, il faut en mettre tous les membres dans une dépendance tellement mutuelle, qu’aucun ne soit seul en état de résister à tous les autres, & que les associations particulieres qui pourroient nuire à la grande, y rencontrent des obstacles suffisans pour empêcher leur exécution: sans quoi, la confédération seroit vaine; & chacun seroit réellement indépendant, sous une apparente sujétion. Or, si ces obstacles sont tels que j’ai dit ci-devant, maintenant que toutes les Puissances sont dans une entière liberté de former entr’elles des ligues & des traités offensifs, qu’on juge de ce qu’ils seroient quand il y auroit une grande ligue armée, toujours prête à prévenir ceux qui voudroient entreprendre de la détruire ou de lui résister. Ceci suffit pour montrer qu’une telle association ne consisteroit pas en délibérations vaines, auxquelles chacun pût résister impunément; mais qu’il en naîtroit une puissance effective, capable de forcer les ambitieux à se tenir dans les bornes du traité général.
Il résulte de cet exposé, trois vérités incontestables. L’une, qu’excepté le Turc il règne entre tous les Peuples de l’Europe, une liaison sociale imparfaite, mais plus étroite que les [18] noeuds généraux & lâches de l’humanité. La seconde, que l’imperfection de cette société rend la condition de ceux qui la composent, pire que la privation de toute société entr’eux. La troisième, que ces premiers liens, qui rendent cette société nuisible, la rendent en même tems facile à perfectionner; en sorte que tous ses Membres pourroient tirer leur bonheur de ce qui fait actuellement leur misère, & changer en une paix éternelle, l’état de guerre qui règne entr’eux.
Voyons maintenant de quelle manière ce grand ouvrage, commencé par la fortune, peut être achevé par la raison; & comment la société libre & volontaire, qui unit tous les Etats Européens, prenant la force & la solidité d’un vrai Corps politique, peut se changer en une confédération réelle. Il est indubitable qu’un pareil établissement donnant à cette association la perfection qui lui manquoit, en détruira l’abus, en étendra les avantages, & forcera toutes les parties à concourir au bien commun; mais il faut pour cela que cette confédération soit tellement générale, que nulle Puissance considérable ne s’y refuse; qu’elle ait un Tribunal judiciaire, qui puisse établir les loix & les règlemens qui doivent obliger tous les Membres; qu’elle ait une force coactive & coercitive, pour contraindre chaque Etat de se soumettre aux délibérations communes, soit pour agir, soit pour s’abstenir; enfin, qu’elle soit ferme & durable, pour empêcher que les Membres ne s’en détachent à leur volonté, sitôt qu’ils croiront voir leur intérêt particulier contraire à l’intérêt général. Voilà les signes certains, auxquels on reconnoîtra que l’institution est sage, utile & inébranlable: il s’agit maintenant d’étendre [19] cette supposition, pour chercher par analyse, quels effets doivent en résulter, quels moyens sont propres à l’établir, & quel espoir raisonnable on peut avoir de la mettre en exécution.
Il se forme de tems en tems parmi nous des espèces de Diètes générales sous le nom de congrès, où l’on se rend solemnellement de tous les Etats de l’Europe pour s’en retourner de même; où l’on s’assemble pour ne rien dire; où toutes les affaires publiques se traitent en particulier; où l’on délibère en commun si la table sera ronde ou quarrée, si la salle aura plus ou moins de portes, si un tel Plénipotentiaire aura le visage ou le dos tourné vers la fenêtre, si tel autre fera deux pouces de chemin de plus ou de moins dans une visite, & sur mille questions de pareille importance, inutilement agitées depuis trois siècles, & très-dignes assurément d’occuper les Politiques du nôtre.
Il se peut faire que les Membres d’une de ces assemblées soient une fois doués du sens commun; il n’est pas même impossible qu’ils veuillent sincèrement le bien public; & par les raisons qui seront ci-après déduites, on peut concevoir encore qu’après avoir applani bien des difficultés, ils auront ordre de leurs Souveraine respectifs de signer la confédération générale que je suppose sommairement contenue dans les cinq Articles suivans.
Par le premier, les Souverains contractans établiront entr’eux une alliance perpétuelle & irrévocable, & nommeront des Plénipotentiaires pour tenir dans un lieu déterminé, une Diete ou un congrès permanent, dans lequel tous les différends [20] des Parties contractantes seront réglée & terminée par voies d’arbitrage ou de jugement.
Par le second, on spécifiera le nombre des Souverains dont les Plénipotentiaires auront voix à la Diète, ceux qui seront invités d’accéder au Traité; l’ordre, le tems & la manière, dont la présidence passera de l’un à l’autre par intervalles égaux; enfin la quotité relative des contributions, & la manière de les lever, pour fournir aux dépenses communes.
Par le troisième, la confédération garantira à chacun de ses membres la possession & le gouvernement de tous les Etats qu’il possède actuellement, de même que la succession élective ou héréditaire, selon que le tout est établi par les loix fondamentales de chaque pays; & pour supprimer tout-d’un-coup la source des démêlés qui renaissent incessamment, on conviendra de prendre la possession actuelle & les derniers Traités pour base de tous les droits mutuels des Puissances contractantes: renonçant pour jamais & réciproquement à toute autre prétention antérieure; sauf les successions futures contentieuses, & autres droits à échoir, qui seront tous réglés à l’arbitrage de la Diète, sans qu’il soit permis de s’en faire raison par voies de fait, ni de prendre jamais les armes l’un contre l’autre, sous quelque prétexte que ce puisse être.
Par le quatrième, on spécifiera les cas où tout Allié, infracteur du Traité, seroit mis au ban de l’Europe, & proscrit comme ennemi public; savoir, s’il refusoit d’exécuter les jugemens de la grande Alliance, qu’il fît des préparatifs de guerre, qu’il négociât des Traités contraires à la confédération, qu’il prît les armes pour lui résister, ou pour attaquer quelqu’un des Alliés.
[21] Il sera encore convenu par le même article qu’on amers, & agira offensivement, conjointement, & à frais communs, contre tout Etat au ban de l’Europe, jusqu’à ce qu’il ait mis bas les armes, exécuté les jugemens & réglemens de la Diete, réparé les torts, remboursé les frais, & fait raison même des préparatifs de guerre contraires au Traité.
Enfin, par le cinquième, les Plénipotentiaires du Corps Européen auront toujours le pouvoir de former dans la Diète, à la pluralité des voix pour la provision, & aux trois quarts des voix cinq ans après pour la définitive, sur les instructions de leurs Cours, les réglemens qu’ils jugeront importans pour procurer à la République Européenne & à chacun de ses membres, tous les avantages possibles; mais on ne pourra jamais rien changer à ces cinq articles fondamentaux, que du consentement unanime des Confédérés.
Ces cinq articles, ainsi abrégés & couchés en règles générales, sont, je ne l’ignore pas, sujets à mille petites difficultés, dont plusieurs demanderoient de longs éclaircissemens; mais les petites difficultés se levent aisément au besoin; & ce n’est pas d’elles qu’il s’agit dans une entreprise de l’importance de celle-ci. Quand il sera question du détail de la police du congrès, on trouvera mille obstacles & dix mille moyens de les lever. Ici il est question d’examiner, par la nature des choses, si l’entreprise est possible ou non. On se perdroit dans des volumes de tiens, s’il falloit tout prévoir & répondre à tout. En se tenant aux principes incontestables, on ne doit pas vouloir contenter tous les esprits, ni résoudre toutes les objections, ni dire comment tout se fera: il suffit de montrer que tout se peut faire.
[22] Que faut-il donc examiner pour bien juger de ce systême? Deux questions seulement; car c’est une insulte que je ne veux pas faire au lecteur, de lui prouver qu’en général l’état de paix est préférable à l’état de guerre.
La première question est, si la confédération proposée iroit surement à son but, & seroit suffisante pour donner à l’Europe une paix solide & perpétuelle.
La seconde, s’il est de l’intérêt des Souverains d’établir cette confédération & d’acheter une paix constante à ce prix.
Quand l’utilité générale & particulière sera ainsi démontrée, on ne voit plus, dans la raison des choses, quelle cause pourroit empêcher l’effet d’un établissement qui ne dépend que de la volonté des intéressés.
Pour discuter d’abord le premier article, appliquons ici ce que j’ai dit ci-devant du systême général de l’Europe, & de l’effort commun qui circonscrit chaque Puissance à-peu-près dans ses bornes, & ne lui permet pas d’en écraser entièrement d’autres. Pour rendre sur ce point mes raisonnemens plus sensibles, je joins ici la liste des dix-neuf Puissances qu’on suppose composer la République Européenne; en sorte que chacune ayant voix égale, il y auroit dix-neuf voix dans la Diète;
Savoir:
L’Empereur des Romains.
L’Empereur de Russie.
Le Roi de France.
Le Roi d’Espagne.
Le Roi d’Angleterre.
Les Etats Généraux.
[23] Le Roi de Dannemarck.
La Suede.
La Pologne.
Le Roi de Portugal.
Le Souverain de Rome.
Le Roi de Prusse.
L’Electeur de Bavière & ses Co-associés.
L’Electeur Palatin & ses Co-associés.
Les Suisses & leurs Co-associés.
Les Electeurs Ecclésiastiques & leurs Associés.
La République de Venise & ses Co-associés.
Le Roi de Naples.
Le Roi Sardaigne.
Plusieurs Souverains moins considérables, tels que la République de Gênes, les Ducs de Modène & de Parme, & d’autres étant omis dans cette liste, seront joints aux moins puissans, par forme d’association, & auront avec eux un droit de suffrage, semblable au votum curiatum des Comtes de l’Empire. Il est inutile de rendre ici cette énumération plus précise; parce que, jusqu’à l’exécution du projet, il peut survenir d’un moment à l’autre des accidens sur lesquels il la faudroit réformer, mais qui ne changeroient rien au fond du systême.
Il ne faut que jetter les yeux sur cette liste, pour voir avec la dernière évidence, qu’il n’est pas possible, ni qu’aucune des Puissances qui la composent soit en état de résister à toutes les autres unies en Corps, ni qu’il n’y forme aucune ligne partielle capable de faire tête à la grande Confédération.
Car comment se feroit cette ligue? Seroit-ce entre les plus [24] puissans? Nous avons montré qu’elle ne sauroit être durable; & il est bien aisé maintenant de voir encore qu’elle est incompatible avec le systême particulier de chaque grande Puissance, & avec les intérêts inséparables de sa constitution. Seroit-ce entre un grand Etat & plusieurs petits? Mais les autres grands Etats, unis à la confédération, auront bientôt écrasé la ligue: & l’on doit sentir que la grande alliance étant toujours unie & armée, il lui sera facile, en vertu du quatrième article, de prévenir & d’étouffer d’abord toute alliance partielle & séditieuse, qui tendroit à troubler la paix & l’ordre public. Qu’on voie ce qui se passe dans le Corps Germanique, malgré les abus de sa police & l’extrême inégalité de ses membres: y en a-t-il un seul, même parmi les plus puissans, qui osât s’exposer au ban de l’Empire en blessant ouvertement sa constitution, à moins qu’il ne crût avoir de bonnes raisons de ne point craindre que l’Empire voulût agir contre lui tout de bon?
Ainsi je tiens pour démontré que la Diète Européenne une fois établie, n’aura jamais de rébellion à craindre, & que, bien qu’il n’y puisse introduire quelques abus, ils ne peuvent jamais aller jusqu’à éluder l’objet de l’institution. Reste à voir si cet objet sera bien rempli par l’institution même.
Pour cela, considérons les motifs qui mettent aux Princes les armes à la main. Ces motifs sont, ou de faire des conquêtes, ou de se défendre d’un Conquérant, ou d’affoiblir un trop puissant voisin, ou de soutenir ses droite attaqués, ou de vider un différend qu’on n’a pu terminer à l’amiable, ou enfin de remplir les engagemens d’un traité. Il n’y a ni cause, ni prétexte de guerre qu’on ne puisse ranger sous quelqu’un [25] de ces six chefs: or, il est évident qu’aucun des six ne peut exister dans ce nouvel état de choses.
Premiérement, il faut renoncer aux conquêtes, par l’impossibilité d’en faire, attendu qu’on est sûr d’être arrêté dans son chemin par de plus grandes forces que celles qu’on peut avoir; de sorte qu’en risquant de tout perdre on est dans l’impuissance de rien gagner. Un Prince ambitieux qui veut s’agrandir en Europe, fait deux choses. Il commence par se fortifier de bonnes alliances, puis il tâche de prendre son ennemi au dépourvu. Mais les alliances particulieres ne serviroient de rien contre une alliance plus forte, & toujours subsistante; & nul Prince n’ayant plus aucun prétexte d’armer, il ne sauroit le faire sans être apperçu, prévenu & puni par la confédération toujours armée.
La même raison qui ôte à chaque Prince tout espoir de conquêtes, lui ôte en même tems toute crainte d’être attaqué; & non-seulement ses Etats garantis par toute l’Europe, lui sont aussi assurés qu’aux citoyens leurs possessions dans un pays bien policé, mais plus que s’il étoit leur unique & propre défenseur, dans le même rapport que l’Europe entiere est plus forte que lui seul.
On n’a plus de raison de vouloir affoiblir un voisin, dont on n’a plus rien à craindre; & l’on n’en est pas même tenté, quand on n’a nul espoir de réussir.
A l’égard du soutien de ses droits, il faut d’abord remarquer qu’une infinité de chicanes & de prétentions obscures & embrouillées, seront toutes anéanties par le troisieme Article de la confédération, qui règle définitivement tous les [26] droite réciproques des Souverains alliés sur leur actuelle possession. Ainsi toute les demandes & prétentions possibles deviendront claires à l’avenir, & seront jugées dans la Diète, à mesure qu’elles pourront naître: ajoutez que, si l’on attaque mes droite, je dois les soutenir par la même voie. Or, on ne peut les attaquer par les armes, un encourir le ban de la Diète. Ce n’est donc pas non plus par les armes que j’ai besoin de les défendre; on doit dire la même chose des injures, des torts, des réparations, & de tous les différends imprévus qui peuvent s’élever entre deux Souverains; & le même pouvoir qui doit défendre leurs droits, doit aussi redresser leurs griefs.
Quant au dernier Article, la solution saute aux yeux. On voit d’abord que n’ayant plus d’aggresseur à craindre, on n’a plus besoin de traité défensif, & que comme on n’en sauroit faire de plus solide & de plus sûr que celui de la grande confédération, tout autre seroit inutile, illégitime, & par conséquent nul.
Il n’est donc pas possible que la confédération une fois établie, puisse laisser aucune semence de guerre entre les confédérés, & que l’objet de la Paix perpétuelle ne soit exactement rempli par l’exécution du systême proposé.
Il nous reste maintenant à examiner l’autre question qui regarde l’avantage des parties contractantes; car on sent bien que vainement feroit-on parler l’intérêt publie au préjudice de l’intérêt particulier. Prouver que la paix est en général préférable à la guerre, c’est ne rien dire à celui qui croit avoir des raisons de préférer la guerre à la paix; & lui montrer [27] les moyens d’établir une paix durable, ce n’est que l’exciter à n’y opposer.
En effet, dira-t-on, vous ôtez aux Souverains le droit de se faire justice à eux-mêmes, c’est-à-dire le précieux droit d’être injustes quand il leur plaît; vous leur ôtez le pouvoir de s’agrandir aux dépens de leurs voisins; vous les faites renoncer à ces antiques prétentions qui tirent leur prix de leur obscurité, parce qu’on les étend avec sa fortune, à cet appareil de puissance & de terreur, dont ils aiment à effrayer le monde, à cette gloire des conquêtes, dont ils tirent leur honneur; & pour tout dire, enfin, vous lu forcez d’être équitables & pacifiques. Quels seront les dédommagemens de tant de cruelles privations?
Je n’oserois répondre, avec l’Abbé de Saint-Pierre: que la véritable gloire des Princes consiste à procurer l’utilité publique, & le bonheur de leurs sujets; que tous leurs intérêts sont subordonnés à leur réputation; & que la réputation qu’on acquiert auprès des sages, se mesure sur le bien que l’on fait aux hommes; que l’entreprise d’une paix perpétuelle étant la plus grande qui ait jamais été faite, est la plus capable de couvrir son Auteur d’une gloire immortelle; que cette même entreprise étant aussi la plus utile aux Peuples, est encore la plus honorable aux Souverains; la seule sur-tout qui ne soit pas souillée de sang, de rapines, de pleurs, de malédictions; & qu’enfin le plus sûr moyen de se distinguer dans la foule des Rois, est de travailler au bonheur public. Laissons aux harangueurs ces discours, qui, dans les cabinets des Ministres, ont couvert de ridicule l’Auteur & ses projets; mais ne [28] méprisons pas comme eux ses raisons; &, quoi qu’il en soit des vertus des Princes, parlons de leurs intérêts.
Toutes les Puissances de l’Europe ont des droits ou des prétentions les unes contre les autres; ces droits ne sont pas de nature à pouvoir jamais être parfaitement éclaircis; parce qu’il n’y a point pour en juger, de règle commune & constante, & qu’ils sont souvent fondés sur des faits équivoques ou incertains. Les différends qu’ils causent, ne sauroient non plus être jamais terminés sans retour, tant faute d’arbitre compétent, que parce que chaque Prince revient dans l’occasion sans scrupule, sur les cessions qui lui ont été arrachées par force dans des traités par les plus puissans, ou après des guerres malheureuses. C’est donc une erreur de ne songer qu’à ses prétentions sur les autres, & d’oublier celles des autres sur nous, lorsqu’il n’y a d’aucun côté ni plus de justice; ni plus d’avantage dans les moyens de faire valoir ces prétentions réciproques. Si-tôt que tout dépend de la fortune, la possession actuelle est d’un prix que la sagesse ne permet pas de risquer contre le profit à venir, même à chance égale; & tout le monde blâme un homme à son aise, qui, dans l’espoir de doubler son bien, l’ose risquer en un coup de dez. Mais nous avons fait voir que, dans les projets d’agrandissement, chacun, même dans le systême actuel, doit trouver une résistance supérieure à son effort; d’où il suit que les plus puissans n’ayant aucune raison de jouer, ni les plus foibles aucun espoir de profit, c’est un bien pour tous de renoncer à ce qu’ils désirent, pour s’assurer ce qu’ils possedent.
Considérons la consommation d’hommes, d’argent, de [29] forces de toute espece, l’épuisement où la plus heureuse guerre jette un Etat quelconque; & comparons ce préjudice aux avantages qu’il en retire, nous trouverons qu’il perd souvent quand il croit gagner, & que le vainqueur, toujours plus foible qu’avant la guerre, n’a de consolation que de voir le vaincu plus affoibli que lui; encore cet avantage est-il moins réel qu’apparent, parce que la supériorité qu’on peut avoir acquise sur son adversaire, on l’a perdue en même tems contre les Puissances neutres, qui sans changer d’état se fortifient, par rapport à nous, de tout notre affoiblissement.
Si tous les Rois ne sont pas revenus encore de la folie des conquêtes, il semble au moins que les plus sages commencent à entrevoir qu’elles coûtent quelquefois plus qu’elles ne valent. Sans entrer à cet égard dans mille distinctions qui noue mèneroient trop loin, on peut dire en général qu’un Prince, qui, pour reculer ses frontieres, perd autant de ses anciens sujets qu’il en acquiert de nouveaux, s’affoiblit en s’agrandissant; parce qu’avec un plus grand espace à défendre, il n’a pas plus de défenseurs. Or, on ne peut ignorer que par la manière dont la guerre se fait aujourd’hui, la moindre dépopulation qu’elle produit est celle qui se fait dans les armées: c’est bien-là la perte apparente & sensible; mais il s’en fait en même tems dans tout l’Etat une plus grave & plus irréparable que celle des hommes qui meurent, par ceux qui ne naissent pas, par l’augmentation des impôts, par l’interruption du commerce, par la désertion des campagnes, par l’abandon de l’agriculture; ce mal qu’on n’apperçoit point d’abord, se fait sentir cruellement dans la suite: & c’est alors [30] qu’on est étonné d’être si foible, pour s’être rendu si puissant.
Ce qui rend encore les conquêtes moins intéressantes, c’est qu’on soit maintenant par quels moyens on peut doubler & tripler sa puissance, non-seulement sans étendre son territoire, mais quelquefois en le resserrant, comme fit très-sagement l’Empereur Adrien. On sait que ce sont les hommes seuls qui font la force des Rois; & c’est une proposition qui découle de ce que je viens de dire, que de deux Etats qui nourrissent le même nombre d’habitans, celui qui occupe une moindre étendue de terre est réellement le plus puissant. C’est donc par de bonnes loix, par une sage police, par de grandes vues économiques, qu’un Souverain judicieux est sûr d’augmenter ses forces, sans rien donner au hasard. Les véritables conquêtes qu’il fait sur ses voisins, sont les établissemens plus utiles qu’il forme dans ses Etats; & tous les sujets de plus qui lui naissent, sont autant d’ennemis qu’il tue.
Il ne faut point m’objecter ici que je prouve trop, en ce que, si les choses étoient comme je les représente, chacun ayant un véritable intérêt de ne pas entrer en guerre & les intérêt particuliers l’unissant à l’intérêt commun pour maintenir la paix, cette paix devroit s’établir d’elle-même, & durer toujours sans aucune confédération. Ce seroit faire un fort mauvais raisonnement dans la présente constitution; car quoiqu’il fût beaucoup meilleur pour tous d’être toujours en paix, le défaut commun de sûreté à cet égard fait que chacun ne pouvant l’assurer d’éviter la guerre, tâche au moins de la commencer à son avantage quand l’occasion le favorise, & de prévenir un voisin qui ne manqueroit pu de le prévenir [31] à son tour dans l’occasion contraire; de sorte que beaucoup de guerres, même offensives, sont d’injustes précautions pour mettre en sureté son propre bien, plutôt que des moyens d’usurper celui des autres. Quelque salutaires que puissent être généralement les maximes du bien public, il est certain qu’à ne considérer que l’objet qu’on regarde en politique, & souvent même en morale, elles deviennent pernicieuses à celui qui s’obstine à les pratiquer avec tout le monde, quand personne ne les pratique avec lui.
Je n’ai rien à dire sur l’appareil des armes, parce que destitué de fondemens solides, soit de crainte, soit d’espérance, cet appareil est un jeu d’enfans, & que les Rois ne doivent point avoir de poupées. Je ne dis rien non plus de la gloire des Conquérans, parcs que s’il y avoit quelques monstres qui s’affligeassent uniquement pour n’avoir personne à massacrer, il ne faudroit point leur parier raison, mais leur ôter les moyens d’exercer leur rage meurtrière. La garantie de l’article troisieme ayant prévenu toutes solides raisons de guerre, on ne sauroit avoir de motif de l’allumer contre autrui, qui ne puisse en fournir autant à autrui contre nous-mêmes; & c’est gagner beaucoup, que de l’affranchir d’un risque où chacun est seul contre tous.
Quant à la dépendance où chacun sera du Tribunal commun, il est très-clair qu’elle ne diminuera rien des droits de la souveraineté, mais les affermira au contraire, & les rendra plus assurés par l’article troisieme: en garantissent à chacun, non-seulement ses Etats contre toute invasion étrangère, mais encore son autorité contre toute rebellion de ses sujets; [32] ainsi les Princes n’en seront pu moins absolus, & leur Couronne en sera plus assurée: de sorte qu’en se soumettant au jugement de la Diète, dans leurs démêlés d’égal à égal, & s’ôtant le dangereux pouvoir de s’emparer du bien d’autrui, ils ne font que s’assurer de leurs véritables droits, & renoncer à ceux qu’ils n’ont pas. D’ailleurs, il y a bien de la différence entre dépendre d’autrui, ou seulement d’un Corps dont on est membre & dont chacun est chef à son tour; car en ce dernier cas on ne fait qu’assurer sa liberté, par les garans qu’on lui donne; elle s’aliéneroit dans les mains d’un maître, mais elle s’affermit dans celles des Associés. Ceci se confirme par l’exemple du Corps Germanique; car bien que la souveraineté de ses membres soit altérée à bien des égards par sa constitution, & qu’ils soient par conséquent dans un cas moins favorable que ne seroient ceux du Corps Européen, il n’y en a pourtant pu un seul, quelque jaloux qu’il soit de son autorité, qui voulût, quand il le pourroit, s’assurer une indépendance absolue en se détachant de l’Empire.
Remarquez de plus que le Corps Germanique ayant un Chef permanent, l’autorité de ce Chef doit nécessairement tendre cesse à l’usurpation; ce qui ne peut arriver de même dans la Diète Européenne, où la présidence doit être alternative, & sans égard à l’inégalité de puissance.
A toutes ces considérations il s’en joint une autre bien plus importante encore pour des gens aussi avides d’argent que le sont toujours les Princes; c’est une grande facilité de plus d’en avoir beaucoup, par tous les avantages qui résulteront pour leurs Peuples & pour eux, d’une paix continuelle, & [33] par l’excessive dépense qu’épargne la réforme de l’état militaire, de ces multitudes de forteresses, & de cette énorme quantité de troupes qui absorbe leurs revenus, & devient chaque jour plus à charge à leurs Peuples & à eux-mêmes. Je sais qu’il ne convient pu à tous les Souveraine de supprimer toutes leurs troupes, & de n’avoir aucune force publique en main pour étouffer une émeute inopinée, ou repousser une invasion subite.* [*Il se présente encore ici d’autres objections; mais comme l’Auteur du projet ne se les est pu faites, je les ai rejetées dans l’examen.] Je sais encore qu’il y aura un contingent à fournir à la confédération, tant pour la garde des frontières de l’Europe que pour l’entretien de l’armée confédérative destinée à soutenir, au besoin, les décrets de la Diète. Mais toutes ces dépenses faites, & l’extraordinaire des guerres à jamais supprimé, il resteroit encore plus de la moitié de la dépense militaire ordinaire à répartir entre le soulagement des sujets, & les coffres du Prince; de sorte que le Peuple payeroit beaucoup moins; que le Prince, beaucoup plus riche, seroit en état d’exciter le Commerce, l’Agriculture, les Arts, de faire des établissemens utiles, qui augmenteroient encore la richesse du Peuple & la sienne; & que l’Etat seroit avec cela dans une sûreté beaucoup plus parfaite que celle qu’il peut tirer de ses armées, & de tout cet appareil de guerre qui ne cesse de l’épuiser au sein de la paix.
On dira peut-être que les pays frontières de l’Europe seroient alors dans une position plus désavantageuse, & pourroient avoir également des guerres à soutenir, ou avec le Turc, ou avec les Corsaires d’Afrique, ou avec les Tartares.
[34] A cela je réponds: 1° que ces pays sont dans le même cas aujourd’hui, & que par conséquent ce ne seroit pas pour eux un désavantage positif à citer, mais seulement un avantage de moins, & un inconvénient inévitable, auquel leur situation les expose; 2° Que délivrés de toute inquiétude du côté de l’Europe, ils seroient beaucoup plus en état de résister au-dehors; 3° Que la suppression de toutes les forteresses de l’intérieur de l’Europe, & des frais nécessaires à leur entretien, mettroit la confédération en état d’en établir un grand nombre sur les frontières, sans être à charge aux Confédérés; 4° Que ces forteresses construites, entretenues & gardées à frais commune, seroient autant de sûretés & de moyens d’épargne pour les Puissances-frontières dont elles garantiroient les Etats;
5° Que les troupes de la confédération distribuées sur les confins de l’Europe, seroient toujours prêtes à repousser l’agresseur; 6° Qu’enfin un Corps aussi redoutable que la République Européenne, ôteroit aux Etrangers l’envie d’attaquer aucun de ses membres: comme le Corps Germanique, infiniment moins puissant, ne laisse pas de l’être assez pour se faire respecter de ses voisins & protéger utilement tous les Princes qui le composent.
On pourra dire encore que les Européens n’ayant plus de guerres entre eux, l’Art militaire tomberoit insensiblement dans l’oubli; que les troupes perdroient leur courage & leur discipline; qu’il n’y auroit plus ni généraux, ni soldats, & que l’Europe resteroit à la merci du premier venu.
Je réponds qu’il arrivera de deux choses l’une: ou les voisins de l’Europe l’attaqueront, & lui feront la guerre, ou [35] ils redouteront la confédération & la laisseront en paix.
Dans le premier cas; voilà les occasions de cultiver le génie & les talens militaires, d’aguerrir & former des troupes; les armées de la confédération seront à cet égard l’école de l’Europe; on ira sur la frontière apprendre la guerre; dans le sein de l’Europe on jouira de la paix; & l’on réunira par ce moyen les avantages de l’une & de l’autre. Croit-on qu’il soit toujours nécessaire de se battre chez soi, pour devenir guerrier, & les François sont-ils moins braves, parce que les Provinces de Touraine & d’Anjou ne sont pu eu guerre l’une contre l’autre?
Dans le second cas; on ne pourra plus s’aguerrir, il est vrai, mais on n’en aura plus besoin; car à quoi bon s’exercer à la guerre, pour ne la faire à personne? Lequel vaut mieux, de cultiver un Art funeste, ou de le rendre inutile? S’il y avoit un secret pour jouir d’une santé inaltérable, y auroit-il du bon sens à le rejetter, pour ne pas ôter aux Médecins l’occasion d’acquérir de l’expérience? Il reste à voir dans ce parallèle, lequel des deux Arts est plus salutaire en soi, & mérite mieux d’être conservé.
Qu’on ne nous menace pu d’une invasion subite; on sait bien que l’Europe n’en a point à craindre, & que ce premier venu ne viendra jamais. Ce n’est plus le tems de ces éruptions de Barbares, qui sembloient tomber des nues. Depuis que nous parcourons d’un oeil curieux toute la surface de la terre, il ne peut plus rien venir jusqu’à nous, qui ne soit prévu de très-loin. Il n’y a nulle Puissance au monde, qui soit maintenant en état de menacer l’Europe entière; & si jamais il en [36] vient une, ou l’on aura le tems de se préparer, ou l’on sera du moins plus en état de lui résister, étant unis en un corps, que quand il faudra terminer tout-d’un-coup de longs différends, & se réunir à la hâte.
Nous venons de voir que tous les prétendus inconvéniens de l’état de confédération bien pesés, se réduisent à rien. Nous demandons maintenant si quelqu’un dans le monde en oseroit dire autant de ceux qui résultent de la manière actuelle de vider les différends entre Prince & Prince par le droit du plus fort, c’est-à-dire, de l’état d’impolice & de guerre, qu’engendre nécessairement l’indépendance absolue & mutuelle de tous les Souverains dans la société imparfaite qui règne entr’eux dans l’Europe. Pour qu’on soit mieux en état de peser ces inconvéniens, j’en vais résumer en peu de mots le sommaire que je laisse examiner au Lecteur.
1. Nul droit assuré que celui du plus fort. 2. Changemens continuels & inévitables de relations entre les Peuples, qui empêchent aucun d’eux de pouvoir fixer en ses mains la force dont il jouit. 3. Point de sûreté parfaite, aussi long-tems que les voisin ne sont pas soumis ou anéantis. 4. Impossibilité générale de lu anéantir, attendu qu’en subjuguant les premiers, on en trouve d’autres. 5. Précautions & frais immenses pour se tenir sur ses gardes. 6. Défaut de force & de défense dans les minorités & dans les révoltes; car quand l’Etat se partage, qui peut soutenir un des partis contre l’autre? 7. Défaut de sûreté dans les engagemens mutuels. 8. Jamais de justice à espérer d’autrui, sans des frais & des pertes immenses, qui ne l’obtiennent pas toujours, & dont l’objet disputé ne dédommage [37] que rarement. 9. Risque inévitable de ses Etats, & quelquefois de sa vie dans la poursuite de ses droits. 10. Nécessité de prendre part, malgré soi, aux querelles de ses voisins, & d’avoir la guerre quand on la voudroit le moins. 11. Interruption du Commerce & des ressources publiques, au moment quelles sont le plus nécessaires. 12. Danger continuel de la part d’un voisin puissant, si l’on est foible; & d’une ligue, si l’on est fort.. 13. Enfin inutilité de la sagesse où préside la fortune, désolation continuelle des Peuples, affoiblissement de l’Etat dans les succès & dans les revers, impossibilité totale d’établir jamais un bon Gouvernement, de compter sur son propre bien, & de rendre heureux ni soi ni les autres.
Récapitulons de même les avantages de l’Arbitrage Européen pour les Princes confédérés.
1. Sûreté entière, que leurs différends présens & futurs seront toujours terminés sans aucune guerre; sûreté incomparablement plus utile pour eux que ne seroit, pour les particuliers, celle de n’avoir jamais de procès.
2. Sujets de contestations, ôtés, ou réduits à très-peu de chose par l’anéantissement de toutes prétentions antérieures, qui compensera les renonciations & affermira les possessions.
3. Sûreté entière & perpétuelle, & de la personne du Prince, & de sa Famille, & de ses Etats, & de l’ordre de succession fixé par les loix de chaque pays, tant contre l’ambition des Prétendans injustes & ambitieux, que contre les révoltes des sujets rebelles.
4. Sûreté parfaite de l’exécution de tous les engagemens réciproques entre Prince & Prince, par la garantie de la République Européenne.
[38] 5. Liberté & sûreté parfaite & perpétuelle à l’égard du Commerce tant d’Etat à Etat, que de chaque Etat dans les régions éloignées.
6. Suppression totale & perpétuelle de leur dépense militaire extraordinaire par terre & par mer en tems de guerre, & considérable diminution de leur dépense ordinaire en tems de paix.
7. Progrès sensible de l’Agriculture & de la population, des richesses de l’Etat & des revenue du Prince.
8. Facilité de tous les établissemens qui peuvent augmenter la gloire & l’autorité du Souverain, les ressources publiques & le bonheur des Peuples.
Je laisse, comme je l’ai déjà dit, au jugement des Lecteurs l’examen de tous ces articles & la comparaison de l’état de paix qui résulte de la confédération, avec l’état de guerre qui résulte de l’impolice Européenne.
Si nous avons bien raisonné dans l’exposition de ce Projet, il est démontré: premièrement, que l’établissement de la paix perpétuelle dépend uniquement du consentement des Souverains, & n’offre point à lever d’autre difficulté que leur résistance; secondement, que cet établissement leur seroit utile de toute manière, & qu’il n’y a nulle comparaison à faire, même pour eux, entre les inconvéniens & les avantages; en troisième lieu, qu’il est raisonnable de supposer que leur volonté s’accorde avec leur intérêt; enfin, que cet établissement une fois formé sur le plan proposé, seroit solide & durable, & rempliroit parfaitement son objet. Sans doute, ce n’est pas à dire que les Souverains adopteront ce Projet (Qui peut répondre [39] de la raison d’autrui?) mais seulement qu’ils l’adopteroient, s’ils consultoient leurs vrais intérêts: car on doit bien remarquer que nous n’avons point supposé les hommes tels qu’ils devroient être, bons, généreux, désintéressés, & aimant le bien public par humanité; mais tels qu’ils sont, injustes, avides, & préférant leur intérêt à tout. La seule chose qu’on leur suppose, c’est assez de raison pour voir ce qui leur est utile, & assez de courage pour faire leur propre bonheur. Si, malgré tout cela, ce Projet demeure sans exécution, ce n’est donc pas qu’il soit chimérique; c’est que les hommes sont insensés, & que c’est une sorte de folie d’être sage au milieu des fous.
FIN.
JUGEMENT SUR LA PAIX PERPÉTUELLE
[Du Peyrou/Moultou 1782-89 quarto édition t. XII, pp. 40-52].
Le Projet de la Paix perpétuelle étant par son objet le plus digne d’occuper un homme de bien, fut aussi de tous ceux de l’Abbé de Saint-Pierre celui qu’il médita le plus long-tems & qu’il suivit avec le plus d’opiniâtreté: car on a peine à nommer autrement ce zèle de missionnaire qui ne l’abandonna jamais sur ce point, malgré l’évidente impossibilité du succès, le ridicule qu’il se donnoit de jour en jour, & les dégoûta qu’il eut sans cesse à essuyer. Il semble que cette ame saine, uniquement attentive au bien publie, mesuroit les soins qu’elle donnoit aux choses uniquement sur le degré de leur utilité, sans jamais se laisser rebuter par les obstacles ni songer à l’intérêt personnel.
Si jamais vérité morale fut démontrée, il me semble que c’est l’utilité générale & particulière de ce Projet. Les avantages qui résulteroient de son exécution & pour chaque Prince & pour chaque Peuple & pour toute l’Europe, sont immenses, clairs, incontestables, on ne peut rien de plus solide & de plus exact que les raisonnemens par lesquels l’Auteur les établit: réalisez sa République Européenne durant un seul jour, c’en est assez pour la faire durer éternellement: tant chacun [41] trouveroit par l’expérience son profit particulier dans le bien commun. Cependant ces mêmes princes, qui la défendroient de toutes leurs forces si elle existoit, s’opposeroient maintenant de même à son exécution & l’empêcheront infailliblement de s’établir comme ils l’empêcheroient de s’éteindre. Ainsi l’ouvrage de l’Abbé de St.Pierre sur la paix perpétuelle paroît d’abord inutile pour la produire & superflu pour la conserver; c’est donc une vaine spéculation, dira quelque lecteur impatient; non, c’est un livre solide & sensé, & il est très important qu’il existe.
Commençons par examiner les difficultés de ceux qui ne jugent pas des raisons par la raison, mais seulement par l’événement, & qui n’ont rien à objecter contre ce Projet, sinon qu’il da pas été exécuté. En effet, diront-ils sans doute, si ses avantages sont si réels, pourquoi donc les Souverains de l’Europe ne l’ont-ils pas adopté? Pourquoi négligent-ils leur propre intérêt, si cet intérêt leur est si bien démontré? Voit-on qu’ils rejettent d’ailleurs les moyens d’augmenter leurs revenus & leur puissance? Si celui-ci étoit aussi bon pour cela qu’on le prétend, est-il croyable qu’ils en fument moins empressés que de tous ceux qui les égarent depuis si long-tems, & qu’ils préférassent mille ressources trompeuses à un profit évident?
Sans doute, cela est croyable; à moins qu’on ne suppose que leur sagesse est égale à leur ambition, & qu’ils voient d’autant mieux leurs avantages qu’ils les désirent plus fortement; au lieu que c’est la grande punition des excès de l’amour-propre de recourir toujours à des moyens qui l’abusent, & que l’ardeur même des passions est presque toujours ce qui les [42] détourne de leur but. Distinguons donc en politique ainsi qu’en morale l’intérêt réel de l’intérêt apparent; le premier se trouveroit dans la paix perpétuelle, cela est démontré dans le projet; le second se trouve dans l’état d’indépendance absolue qui soustrait les Souverains à l’empire de la loi pour les soumettre à celui de la fortune. Semblables à un Pilote insensé, qui, pour faire montre d’un vain savoir & commander à ses matelots, aimeroit mieux flotter entre des rochers durant la tempête que d’assujettir son vaisseau par des ancres.
Toute l’occupation des Rois, ou de ceux qu’ils chargent de leurs fonctions, se rapporte à deux seuls objets, étendre leur domination au-dehors & la rendre plus absolue au dedans; toute autre vue, ou se rapporte à l’une de ces deux, ou ne leur sert que de prétexte; telles sont celles du bien public, du bonheur des sujets, de la gloire de la nation, mots à jamais proscrits du cabinet & si lourdement employés dans les édite publics, qu’ils l’annoncent jamais que des ordres funestes, & que le peuple gémit d’avance quand ses maîtres lui parlent de leurs soins paternels.
Qu’on juge sur ces deux maximes fondamentales comment les Princes peuvent recevoir une proposition qui choque directement l’une & qui n’est gueres plus favorable à l’autre; car on sent bien que par la Diète Européenne le gouvernement de chaque Etat n’est pas moins fixé que par ses limites; qu’on ne peut garantir les Princes de la révolte des sujets sans garantir en même tems les sujets de la tyrannie des Princes, & qu’autrement l’institution ne sauroit subsister. Or, je demande s’il y a dans le monde un seul Souverain qui, borné ainsi pour [43] jamais dans ses projets les plus chéris, supportât sans indignation la seule idée de se voir forcé d’être juste, non-seulement avec les étrangers, mais même avec ses propres sujets.
Il est facile encore de comprendre que d’un côté la guerre & les conquêtes, & de l’autre le progrès du despotisme s’entr’aident mutuellement; qu’on prend à discrétion dans un peuple d’esclaves, de l’argent & des hommes pour en subjuguer d’autres; que réciproquement la guerre fournit un prétexte aux exactions pécuniaires, & un autre non moins spécieux d’avoir toujours de grandes armées pour tenir le peuple en respect. Enfin, chacun voit assez que les Princes conquérans font pour le moins autant la guerre à leurs sujets qu’à leurs ennemis, & que la condition des vainqueurs n’est pas meilleure que celle des vaincus: J’ai battu les Romains, écrivoit Annibal aux Carthaginois; envoyez-moi des troupes: j’ai mis l’Italie à contribution, envoyez-moi de l’argent. Voilà ce que signifient les Te Deum, les feux de joie, & l’allégresse du peuple aux triomphes de ses maîtres.
Quant aux différends entre Prince & Prince, peut-on espérer de soumettre à un Tribunal supérieur des hommes qui s’osent vanter de ne tenir leur pouvoir que de leur épée, & qui ne font mention de Dieu même que parce qu’il est au Ciel? Les Souverains se soumettront-ils dans leurs querelles à des voies juridiques que toute la rigueur des loix n’a jamais pu forcer les particuliers d’admettre dans les leurs? Un simple gentilhomme offensé, dédaigne de porter ses plaintes au Tribunal des Maréchaux de France, & vous voulez qu’un Roi porte les siennes à la Diète Européenne? Encore y a-t-il [44] cette différence, que l’un pèche contre les loix & expose doublement sa vie, au lieu que l’autre n’expose gueres que ses sujets; qu’il use, en prenant les armes, d’un droit avoué de tout le genre-humain, & dont il prétend n’être comptable qu’à Dieu seul.
Un Prince qui met sa cause au hasard de la guerre, n’ignore pas qu’il court des risques; mais il en est moins frappé que des avantages qu’il se promet, parce qu’il craint bien moins la fortune qu’il n’espère de sa propre sagesse: s’il est puissant, il compte sur ses forces; s’il est foible, il compte sur ses alliances; quelquefois il lui est utile au-dedans de purger de mauvaises humeurs, d’affoiblir des sujets indociles, d’essuyer même des revers, & le politique habile soit tirer avantage de ses propres défaites. J’espere qu’on se souviendra que ce n’est pas moi qui raisonne ainsi, mais le Sophiste de Cour qui préfere un grand territoire & peu de sujets pauvres & soumis, à l’empire inébranlable que donnent au Prince la justice & les loix, sur un peuple heureux & florissant.
C’est encore par le même principe qu’il réfute en lui-même l’argument tiré de la suspension du commerce, de la dépopulation, du dérangement des finances, & des pertes réelles que cause une vaine conquête. C’est un calcul très-fautif que d’évaluer toujours en argent les gains ou les pertes des Souverains; le degré de puissance qu’ils ont en vue ne se compte point par les millions qu’on possede. Le Prince fait toujours circuler ses projets; il veut commander pour s’enrichir & s’enrichir pour commander; il sacrifiera tour-à-tour l’un & l’autre pour acquérir celui des deux qui lui manque, mais ce [45] n’est qu’afin de parvenir à les posséder enfin tous les deux ensemble qu’il les poursuit séparément; car pour être le maître des hommes & des choses, il faut qu’il ait à la fois l’empire & l’argent.
Ajoutons enfin, sur les grands avantages qui doivent résulter pour le commerce, d’une paix générale & perpétuelle, qu’ils sont bien en eux-mêmes certains & incontestables, mais qu’étant communs à tous ils ne seront réels pour personne, attendu que de tels avantages ne se sentent que par leurs différences, & que pour augmenter sa puissance relative, on ne doit chercher que des biens exclusifs.
Sans cesse abusés par l’apparence des choses, les Princes rejetteroient donc cette paix, quand ils peseroient leurs intérêts eux-mêmes; que sera-ce quand do les feront peser par leurs Ministres dont les intérêts sont toujours opposés à ceux du peuple & presque toujours à ceux du Prince? Les Ministres ont besoin de la guerre pour se rendre nécessaires, pour jetter le Prince dans des embarras dont il ne se puisse tirer sans eux & pour perdre l’Etat, s’il le faut, plutôt que leur place; ils en ont besoin pour vexer le peuple sous prétexte des nécessités publiques; ils en ont besoin pour placer leurs créatures, gagner sur les marchés, & faire en secret mille odieux monopoles; ils en ont besoin pour satisfaire leurs passions, & s’expulser mutuellement; ils en ont besoin pour s’emparer du Prince, en le tirant de la Cour quand il s’y forme contr’eux des intrigues dangereuses; ils perdroient toutes ces; ressources par la paix perpétuelle, & le public ne laisse pas de demander pourquoi, si ce projet est possible, ils ne l’ont [46] pas adopté? Il ne voit pas qu’il n’y a rien d’impossible dans ce projet, sinon qu’il soit adopté par eux. Que feront-ils donc pour y opposer? ce qu’ils ont toujours fait: ils le tourneront en ridicule.
Il ne faut pas non plus croire avec l’Abbé de St. Pierre que même avec la bonne volonté que les Princes ni leurs Ministres n’auront jamais, il fût aisé de trouver un moment favorable à l’exécution de ce systême. Car il faudroit pour cela que la somme des intérêts particuliers ne l’emportât pas sur l’intérêt commun, & que chacun crût voir dans le bien de tous le plus grand bien qu’il peut espérer pour lui-même. Or, ceci demande un concours de sagesse dans tant de têtes & un concours de rapports dans tant d’intérêts, qu’on ne doit gueres espérer du hasard l’accord fortuit de toutes les circonstances nécessaires; cependant si cet accord n’a pu lieu, il n’y a que la force qui puisse y suppléer, & alors il n’est plus question de persuader mais de contraindre, & il ne faut pas écrire des livres, mais lever des troupes.
Ainsi, quoique le projet fût très sage, les moyens de l’exécuter se sentoient de la simplicité de l’Auteur. Il s’imaginoit bonnement qu’il ne falloit qu’assembler un congrès, y proposer ses articles, qu’on les alloit signer & que tout seroit fait. Convenons que dans tous les projets de cet honnête homme, il voyoit assez bien l’effet des choses quand elles seroient établies, mais il jugeoit comme un enfant des moyens de les établir.
Je ne voudrois, pour prouver que le projet de la République chrétienne n’est pu chimérique que nommer son premier [47] Auteur: car assurément Henri IV n’étoit pas fou ni Sully visionnaire. L’Abbé de St. Pierre s’autorisoit de ces grands noms pour renouveller leur systême. Mais quelle différence dans le tems, dans les circonstances, dans la proposition, dans la manière de la faire & dans son Auteur! Pour en juger, jettons un coup-d’oeil sur la situation générale des choses au moment choisi par Henri IV, pour l’exécution de son projet.
La grandeur de Charles-Quint, qui régnoit sur une partie du monde & faisoit trembler l’autre, l’avoit fait aspirer à la Monarchie universelle avec de grands moyens de succès & de grands talens pour les employer; son fils plus riche & moins puissant, suivant sans relâche un projet qu’il n’étoit pas capable d’exécuter, ne laissa pas de donner à l’Europe des inquiétudes continuelles; & la Maison d’Autriche avoit pris un tel ascendant sur les autres Puissances, que nul Prince ne régnoit en sûreté s’il n’étoit bien avec elle. Philippe III, moins habile encore que son Père hérita de toutes ses prétentions. L’effroi de la Puissance Espagnole tenoit encore l’Europe en respect, & l’Espagne continuoit à dominer plutôt par l’habitude de commander que par le pouvoir de se faire obéir. En effet, la révolte des Pays-bas, les armemens contre l’Angleterre, les guerres civiles de France avoient épuisé les forces d’Espagne & les trésors des Indes; la Maison d’Autriche, partagée en deux branches, n’agissoit plus avec le même concert; & quoique l’Empereur s’efforçât de maintenir ou recouvrer en Allemagne l’autorité de Charles-Quint, il ne faisoit qu’aliéner les Princes & fomenter des Ligues qui ne tarderent pu d’éclore & faillirent à le détrôner. Ainsi se préparoit [48] de loin la décadence de la maison d’Autriche & le rétablissement de la liberté commune. Cependant nul n’osoit le premier hasarder de secouer le joug, & s’exposer seul à la guerre; l’exemple de Henri IV même, qui s’en étoit tiré si mal, ôtoit le courage à tous les autres. D’ailleurs, si l’on excepte le Duc de Savoye, trop foible & trop subjugué pour rien entreprendre, il n’y avoit pu parmi tant de Souverains un seul homme de tête en état de former & soutenir une entreprise; chacun attendoit du tems & des circonstances le moment de briser ses fers. Voilà quel étoit en gros l’état des choses quand Henri forma le plan de la République chrétienne & se prépara à l’exécuter. Projet bien grand, bien admirable en lui-même, & dont je ne veux pas ternir l’honneur; mais qui, ayant pour raison secrète l’espoir d’abaisser un ennemi redoutable, recevoit de ce pressant motif une activité qu’il eût difficilement tirée de la seule utilité commune.
Voyons maintenant quels moyens ce grand homme avoit employée à préparer une si haute entreprise. Je compterois volontiers pour le premier d’en avoir bien vu toutes les difficultés; de telle sorte qu’ayant formé ce projet dès son enfance il le médita toute sa vie, & réserva l’exécution pour sa vieillesse: conduite qui prouve premièrement ce désir ardent & soutenu qui seul, dans les choses difficiles, peut vaincre les grands obstacles, & de plus, cette sagesse patiente & réfléchie qui s’applanit les routes de longue main à force de prévoyance & de préparation: car il y a bien de la différence entre les entreprises nécessaires dans lesquelles la prudence même veut qu’on donne quelque chose au hasard, & celles que le succès [49] seul peut justifier, parce qu’ayant pu se passer de les faire on n’a dû les tenter qu’à coup sûr. Le profond secret qu’il garda toute sa vie, jusqu’au moment de l’exécution, étoit encore aussi essentiel que difficile dans une si grande affaire où le concours de tant de gens étoit nécessaire, & que tant de gens avoient intérêt de traverser. Il paroît que quoiqu’il eût mis la plus grande partie de l’Europe dans son parti & qu’il fût ligué avec les plus puissans Potentats, il n’eut jamais qu’un seul confident qui connût toute l’étendue de son plan, & par un bonheur que le Ciel n’accorda qu’au meilleur des Rois, ce confident fut un Ministre intègre. Mais sans que rien transpirât de ces grands desseins, tout marchoit en silence vers leur exécution. Deux fois Sully étoit allé à Londres: la partie étoit liée avec le Roi Jacques, & le Roi de Suede étoit engagé de son côté; la Ligue étoit conclue avec les Protestans d’Allemagne, on étoit même sûr des Princes d’Italie, & tous concouroient au grand but sans pouvoir dire quel il étoit, comme les ouvriers qui travaillent séparément aux pièces d’une nouvelle machine dont ils ignorent la forme & l’usage. Qu’est-ce donc qui favorisoit ce mouvement général? étoit-ce la paix perpétuelle que nul ne prévoyoit & dont peu se seroient souciés? étoit-ce l’intérêt public qui n’est jamais celui de personnel l’Abbé de St. Pierre eût pu l’espérer. Mais réellement chacun ne travailloit que dans la vue de son intérêt particulier, qu’Henri avoit eu le secret de leur montrer à tous sous une face très-attrayante. Le Roi d’Angleterre avoit à se délivrer des continuelles conspirations des Catholiques de son Royaume, toutes fomentées par l’Espagne. Il trouvoit de plus un [50] grand avantage à l’affranchissement des Provinces-Unies qui lui coûtoient beaucoup à soutenir & le mettoient chaque jour à la veille d’une guerre qu’il redoutoit, ou à laquelle il aimoit mieux contribuer une fois avec tous les autres, afin de s’en délivrer pour toujours. Le Roi de Suède vouloit s’assurer de la Poméranie & mettre un pied dans l’Allemagne. L’Electeur Palatin, alors protestant & chef de la confession d’Augsbourg avoit des vues sur la Boheme & entroit dans toutes celles du Roi d’Angleterre. Les Princes d’Allemagne avoient à réprimer les usurpations de la Maison d’Autriche. Le Duc de Savoie obtenoit Milan & la couronne de Lombardie qu’il désiroit avec ardeur. Le Pape même fatigué de la tyrannie Espagnole étoit de la partie au moyen du Royaume de Naples qu’on lui avoit promis. Les Hollandois mieux payés que tous les autres gagnoient l’assurance de leur liberté. Enfin outre l’intérêt commun d’abaisser une Puissance orgueilleuse qui vouloit dominer par-tout, chacun en avoit un particulier, très-vif, très-sensible, & qui étoit point balancé par la crainte de substituer un tyran à l’autre, puisqu’il étoit convenu que les conquêtes seroient partagées entre tous les Alliés, excepté la France & l’Angleterre qui ne pouvoient rien garder pour elles. C’en étoit assez pour calmer les plus inquiets sur l’ambition de Henri IV: mais ce sage Prince n’ignoroit pas qu’en ne se réservant rien par ce traité, il y gagnoit pourtant plus qu’aucun autre; car sans rien ajouter à son patrimoine, il lui suffisoit de diviser celui du seul plus puissant que lui, pour devenir le plus puissant lui-même; & l’on voit très-clairement qu’en prenant toutes les précautions qui pouvoient assurer le succès [51] de l’entreprise, il ne négligeoit pas celles qui devoient lui donner la primauté dans le Corps qu’il vouloit instituer.
De plus; ses apprets ne se bornoient point à former au dehors des Lignes redoutables, ni à contracter alliance avec ses voisins & ceux de son ennemi. En intéressant tant de peuples à l’abaissement du premier Potentat de l’Europe, il n’oublioit pu de se mettre en état par lui-même de le devenir à son tour. Il employa quinze ans de paix à faire des préparatifs dignes de l’entreprise qu’il méditoit. Il remplit d’argent ses coffres, ses arsenaux d’artillerie, d’armes, de munitions; il ménagea de loin des ressources pour les besoins imprévus; mais il fit plus que tout cela sans doute, en gouvernant sagement ses Peuples, en déracinant insensiblement toutes les semences de divisions, & en mettant un si bon ordre à ses finances qu’elles pussent fournir à tout sans fouler ses sujets; de sorte que tranquille au-dedans & redoutable au-dehors, il se vit en état d’armer & d’entretenir soixante mille hommes & vingt vaisseaux de guerre, de quitter son Royaume sans y laisser la moindre source de désordre, & de faire la guerre durant six ans sans toucher à ses revenus ordinaires ni mettre un sou de nouvelles impositions.
A tant de préparatifs, ajoutez, pour la conduite de l’entreprise le même zele & la même prudence qui l’avoient formée tant de la part de son Ministre que de la sienne. Enfin à la tête des expéditions militaires un Capitaine tel que lui, tandis que son adversaire n’en avoit plus à lui opposer, & vous jugerez si rien de ce qui peut annoncer un heureux succès manquoit à l’espoir du sien. Sans avoir pénétré ses vues, l’Europe [52] attentive à ses immenses préparatifs en attendoit l’effet avec une sorte de frayeur. Un léger prétexte alloit commencer cette grande révolution, une guerre qui devoit être la derniere, préparoit une paix immortelle, quand un événement dont l’horrible mystère doit augmenter l’effroi vint bannir à jamais le dernier espoir du monde. Le même coup qui trancha les jours de ce bon Roi replongea l’Europe dans d’éternelles guerres qu’elle ne doit plus espérer de voir finir. Quoi qu’il en soit, voilà les moyens que Henri IV avoit rassemblée pour former le même établissement que l’Abbé de St. Pierre prétendoit faire avec un livre.
Qu’on ne dise donc point que si son systême n’a pu été adopté, c’est qu’il n’étoit pas bon; qu’on dise au contraire qu’il étoit trop bon pour être adopté; car le mal & les abus dont tant de gens profitent s’introduisent d’eux-mêmes; mais ce qui est utile au public ne s’introduit gueres que par la force, attendu que les intérêts particuliers y sont presque toujours opposés. Sans doute la paix perpétuelle est à présent un projet bien absurde; mais qu’on nous rende un Henri IV & un Sully, la paix perpétuelle redeviendra un projet raisonnable, ou plutôt, admirons un si beau plan, mais consolons-nous de ne pas le voir exécuter; car cela ne peut se faire que par des moyens violens & redoutables à l’humanité. On ne voit point de ligues fédératives s’établir autrement que par des révolutions: & sur ce principe, qui de nous oseroit dire si cette ligue Européenne est à désirer ou à craindre? Elle feroit peut-être plus de mal tout-d’un-coup quelle n’en préviendroit pour des siecles.
FIN.
POLYSYNODIE DE L’ABBÉ DE ST.-PIERRE
[1758, mars - 1760, mars;manuscrit, Neuchâtel, R. 2; Neuchâtel, R. 1, fos 2 r°-15 r°; publiée par Moultou- Du Peyrou; le Pléiade édition, t. III, pp. 617-645. == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, XII, 53-75.]
CHAPITRE PREMIER
Nécessité, dans la Monarchie, d’une forme de Gouvernement subordonnée au Prince.
Si les Princes regardoient les fonctions du Gouvernement comme des devoirs indispensables, les plus capables s’en trouveroient les plus surchargés; leurs travaux comparés à leurs forces, leur paroîtroient toujours excessifs; on les verroit aussi ardents à resserrer leurs Etats ou leurs droits, qu’ils sont avides d’étendre les uns & les autres; & le poids de la Couronne écraseroit bientôt la plus forte tête qui voudroit sérieusement la porter. Mais loin d’envisager leur pouvoir par ce qu’il a de pénible & d’obligatoire, ils n’y voient que le plaisir de commander; & comme le peuple n’est à leurs yeux que l’instrument de leurs fantaisies, plus ils ont de fantaisies à contenter, plus le besoin d’usurper augmente; & plus ils sont bornés & petits d’entendement, plus ils veulent être grands & puissans en autorité.
Cependant, le plus absolu despotisme exige encore un travail [54] pour se soutenir: quelques maximes qu’il établisse à son avantage, il faut toujours qu’il les couvred’un leurre d’utilité publique; qu’employant la force des peuples contre eux-mêmes, il les empêche de la réunir contre lui; qu’il étouffe continuellement la voix de la nature, & le cri de la liberté toujours prêt à sortir de l’extrême oppression. Enfin, quand le Peuple ne seroit qu’un vil troupeau sans raison, encore faudrait-il des soins pour le conduire; & le Prince qui ne songe point à rendre heureux ses sujets n’oublie pas, au moins, s’il n’est insensé, de conserverson patrimoine.
Qu’a-t-il donc à faire pour concilier l’indolence avec l’ambition, la puissanceavec les plaisirs, & l’empire des Dieux avec la vie animale? Choisir pour soi lesvains honneurs, l’oisiveté, & remettre à d’autres les fonctions pénibles du Gouvernement, en se réservant tout au plus de chasser ou changer ceux qui s’en acquittent trop mal on trop bien. Par cette méthode, le dernier des hommes tiendra paisiblement & commodément le sceptre de l’univers; plongé dans d’insipides voluptés, il promenera, s’il veut, de fête en fête son ignorance & sonennui. Cependant on le traitera de conquérant, d’invincible, de Roi des Rois, d’Empereur Auguste, de Monarque du monde & de Majesté sacrée. Oublié sur le trône, nul aux yeux de ses voisins, & même à ceux de ses sujets, encensé de toussans être obéi de personne, foible instrument de la tyrannie des Courtisans & de l’esclavage du Peuple, on lui dira qu’il règne & il croira régner. Voilà le tableaugénéral du gouvernement de toute Monarchie trop étendue. Qui veut soutenir le monde & n’a pas les épaules d’Hercule, doit s’attendre d’être écrasé.
[55] Le Souverain d’un grand Empire n’est guère au fond que le Ministre de ses Ministres, ou le représentant de ceux qui gouvernent sous lui. Ils sont obéis enson nom, & quand il croit leur faire exécuter sa volonté, c’est lui qui, sans le savoir, exécute la leur. Ce la ne sauroit être autrement, car comme il ne peut voir que par leurs yeux, il faut nécessairement qu’il les laisse agir par ses mains. Forcé d’abandonner à d’autres ce qu’on appelle le détail,* [*Ce qui importe auxcitoyens, c’est d’être gouvernés justement & paisiblement. Au surplus, quel’Etat soit grand, puissant & florissant, c’est l’affaire particulière du Prince, & les sujets n’y ont aucun intérêt. Le Monarque doit donc premiérement s’occuper du détail, en quoi consiste la liberté civile, la sûreté du peuple & même la sienne à bien des égards. Après cela, s’il lui reste du temps à perdre, il peut le donner à toutes ces grandes affaires qui n’intéressent personne, qui nenaissent jamais que des vices du gouvernement, qui par conséquent ne sont rien pour un Peuple heureux, & sont peu de chose pour un Roi sage.] & que j’appellerois, moi, l’essentiel du Gouvernement, il se réserve les grandes affaires, le verbiage des Ambassadeurs, les tracasseries de ses favoris, & tout au plus lechoix de ses maîtres; car il en faut avoir malgré soi, si-tôt qu’on a tant d’esclaves. Que lui importe, au reste, une bonne ou une mauvaise administration? Comment son bonheur seroit-il troublé par la misère du Peuple, qu’il ne peut voir; par ses plaintes, qu’il ne peut entendre, & par les désordres publics dont il ne saura jamais rien? Il en est de la gloire des Princes commedes trésors de cet insensé, propriétaire en idée de tous les vaisseaux qui arrivoient au port: l’opinion de jouir de tout l’empêchoit de rien désirer; & il n’étoit pas moins heureux des richesses qu’il n’avoit point, que s’il les eût possédées.
[56] Que feroit de mieux le plus juste Prince avec les meilleures intentions, si-tôt qu’il entreprend un travail que la nature a mis au-dessus de ses forces? Il est homme& se charge des fonctions d’un Dieu, comment peut-il espérer de les remplir? Le sage, s’il en peut être sur le trône, renonce à l’empire, ou le partage; il consulte ses forces; il mesure sur elles les fonctions qu’il veut remplir; & pour être un Roi vraiment grand, il ne se charge point d’un grand Royaume. Mais ce que feroit le sage a peu de rapport à ce que feront les princes. Ce qu’ils feront toujours, cherchons au moins comment ils peuvent le faire le moins mal qu’il soit possible.
Avant que d’entrer en matière, il est bon d’observer que si par miracle quelque grande ame peut suffire à la pénible charge de la Royauté, l’ordre héréditaire établi dans les successions, & l’extravagante éducation des héritiers du Trône, fourniront toujours cent imbéciles pour un vrai Roi; qu’il y aura des minorités, des maladies, des tems de délire & de passion qui ne laisseront souvent à latête de l’Etat qu’un simulacre de Prince. Il faut cependant que les affaires sefassent. Chez tous les peuples qui ont un Roi, il est donc absolument nécessaire d’établir une forme de gouvernement qui se puisse passer du Roi; & dès qu’ilest posé qu’un Souverain peut rarement gouverner par lui-même, il ne s’agit plus que de savoir comment il peut gouverner par autrui; c’est à résoudre cette question qu’est destiné le discours sur la Polysynodie.
CHAPITRE II
Trois formes spécifiques de Gouvernement subordonné.
Un Monarque, dit l’Abbé de St. Pierre, peut n’écouter qu’un seul homme dans toutes ses affaires, & lui confier toute son autorité, comme autrefois les Rois de France la donnoient aux Maires du Palais, & comme les Princes Orientaux la confient encore aujourd’hui à celui qu’on nomme Grand-Visir en Turquie. Pour abréger, j’appellerai Visirat cette sorte de ministere.
Ce Monarque peut aussi partager son autorité entre deux ou plusieurs hommes qu’il écoute chacun séparément sur la sorte d’affaire qui leur est commise, à-peu-près comme faisoit Louis XIV avec Colbert & Louvois. C’est cette forme que je nommerai dans la suite demi-Visirat.
Enfin, ce Monarque peut faire discuter dans des assemblées les affaires du Gouvernement, & former à cet effet autant de Conseils qu’il y a de genres d’affaires à traiter. Cette forme de ministère, que l’Abbé de St. Pierre appelle pluralité des Conseils ou Po1ysynodie, est à-peu-près, selon lui, celle que le Régent Duc d’Orléans, avoit établie sous son administration, & ce qui lui donne un plus grand poids encore, c’étoit aussi celle qu’avoit adoptée l’Elève du vertueux Fenelon.
Pour choisir entre ces trois formes & juger de celle qui mérite la préférence, il ne suffit pas de les considérer en gros & par la première face qu’elles présentent; il ne faut pas non plus opposer les abus de l’une à la perfection de l’autre, ni [58] s’arrêter seulement à certains moments passagers de désordre ou d’éclat; mais les supposer toutes aussi parfaites qu’elles peuvent l’être dans leur durée, & chercher en cet état leurs rapports & leurs différences. Voilà de quelle manière on peut en faire un parallèle exact.
CHAPITRE III
Rapport de ces formes à celles du Gouvernement suprême.
Les maximes élémentaires de la politique peuvent déjà trouver ici leur application. Car le Visirat, le demi-Visirat & la Polysynodie se rapportent manifestement dans l’économie du gouvernement subalterne aux trois formes spécifiques du gouvernement suprême; & plusieurs des principes qui conviennent à l’administration souveraine peuvent aisément s’appliquer au Ministère. Ainsi, le Visirat doit avoir généralement plus de vigueur & de célérité, le demi-Visirat plus d’exactitude & de soin, & la Polysynodie plus de justice & de constance. Il est sûr encore que, comme la Démocratie tend naturellement à l’Aristocratie, & l’Aristocratie à la Monarchie; de même la Polysynodie tend au demi-Visirat, & le demi-Visirat au Visirat. Ce progrès de la force publique vers le relâchement qui oblige de renforcer les ressorts, se retarde ou s’accélère à proportion que toutes les parties de l’Etat sont bien ou mal constituées; & comme on ne parvient au despotisme & au Visirat que quand tous les autres ressorts sont usés, c’est, à mon avis, un projet mal conçu de prétendre abandonner cette forme pour en [59] prendre une des précédentes: car nulle autre ne peut plus suffire à tout un peuple qui a pu supporter celle-là. Mais, sans vouloir quitter l’une pour l’autre, il est cependant utile de connoître celle des trois qui vaut le mieux. Nous venons de voir que, par une analogie assez naturelle, la Polysynodie mérite déjà la préférence, il reste à rechercher si l’examen des choses mêmes pourra la lui confirmer; mais avant que d’entrer dans cet examen, commençons par une idée plus précise de la forme que, selon notre Auteur, doit avoir la Polysynodie.
CHAPITRE IV
Partage & Départements des Conseils.
Le Gouvernement d’un grand Etat, tel que la France, renferme en soi huit objets principaux qui doivent former autant de départemens & par conséquent avoir chacun leur Conseil particulier. Ces huit parties sont: la justice, la police, les finances, le commerce, la marine, la guerre, les affaires étrangères, & celles de la religion. Il doit y avoir encore un neuvieme Conseil, qui, formant la liaison de tous les autres, unisse toutes les parties du Gouvernement, où les grandes affaires traitées & discutées en dernier ressort, n’attendent plus que de la volonté du Prince leur entière décision, & qui, pensant & travaillant au besoin pour lui, supplée à son défaut, lorsque les maladies, la minorité, la vieillesse, ou l’aversion du travail, empêchent le Roi de faire ses fonctions; ainsi ce Conseil général doit toujours être sur pied ou pour la nécessité présente, ou par précaution pour le besoin à venir.
CHAPITRE V
Manière de les composer.
A l’égard de la manière de composer ces Conseils, la plus avantageuse qu’on y puisse employer paroît être la méthode du scrutin; car par toute autre voie il est évident que la Synodie ne sera qu’apparente, que les Conseils n’étant remplis que des créatures des favoris, il n’y aura point de liberté réelle dans les suffrages, & qu’on n’aura sous d’autres noms qu’un véritable Visirat ou demi-Visirat. Je ne m’étendrai point ici sur la méthode & les avantages du scrutin; comme il fait un des pointe capitaux du systême de Gouvernement de l’Abbé de St. Pierre, j’en traite ailleurs plus au long. Je me contenterai de remarquer que quelque forme de Ministère qu’on admette, il n’y a point d’autre méthode par laquelle on puis se être assuré de donner toujours la préférence au plus vrai mérite; raison qui montre plutôt l’avantage que la facilité de faire adopter le scrutin dans les Cours des Rois.
Cette première précaution en suppose d’autres qui la rendent utile; car il le seroit peu de choisir au scrutin entre des sujets qu’on ne connoîtroit pas, & l’on ne sauroit connoître la capacité de ceux qu’on n’a point vu travailler dans le genre auquel on les destine. Si donc il faut des grades dans le militaire, depuis l’Enseigne jusqu’au Maréchal de France, pour former les jeunes officiers & les rendre capables des fonctions qu’ils doivent remplir un jour; n’est-il pas plus important encore d’établir des grades semblables dans l’administration civile,[61] depuis les Commis jusqu’aux Présidents des Conseils? Faut-il moins de tems & d’expérience pour apprendre à conduire un Peuple que pour commander une armée; les connoissances de l’homme d’Etat sont-elles plus faciles à acquérir que celles de l’homme de Guerre, ou le bon ordre est-il moins nécessaire dans l’économie politique que dans la discipline militaire? Les grades scrupuleusement observés ont été l’école de tant de grands hommes qu’a produits la République de Venise, & pourquoi ne commenceroit-on pas d’aussi loin à Paris pour servir le prince, qu’à Venise pour servir l’Etat.
Je n’ignore pas que l’intérêt des Visirs s’oppose à cette nouvelle police: je sais bien qu’ils ne veulent point être assujettis à des formes qui gênent leur despotisme, qu’ils ne veulent employer que des créatures qui leur soi entièrement dévouées, & qu’ils puissent d’un mot replonger dans la poussière d’où ils les tirent. Un homme de naissance, de son côté, qui n’a pour cette foule de valets, que le mépris qu’ils méritent, dédaigne d’entrer en concurrence avec eux dans la même carriere, & le Gouvernement de l’Etat est toujours prêt à devenir la proie du rebut de ses citoyens. Aussi n’est-ce point sous le Visirat, mais sous la seule Polysynodie, qu’on peut espérer d’établir dans l’administration civile des grades honnêtes, qui ne supposent pas la bassesse, mais le mérite, et qui puissent rapprocher la noblesse des affaires dont on affecte de l’éloigner, & qu’elle affecte de mépriser à son tour.
CHAPITRE VI
Circulation des Départements.
De l’établissement des grades s’en suit la nécessité de faire circuler les départements entre les membres de chaque Conseil & même d’un Conseil à l’autre, afin que chaque membre éclairé successivement sur toutes les parties du Gouvernement, devienne un jour capable d’opiner dans le Conseil général, & de participer à la grande administration.
Cette vue de faire circuler les départements est due au Régent qui l’établit dans le Conseil des finances; & si l’autorité d’un homme qui connoissoit si bien les ressorts du Gouvernement ne suffit pas pour la faire adopter, on ne peut disconvenir au moins des avantages sensibles qui naîtroient de cette méthode. Sans doute, il peut y avoir des cas où cette circulation paroîtroit peu utile ou difficile à établir, dans la Polysynodie; mais elle n’y est jamais impossible, & jamais praticable dans le Visirat ni dans le demi-Visirat: or il est important, par beaucoup de très-fortes raisons, d’établir une forme d’administration où cette circulation puis se avoir lieu.
1̊. Premiérement, pour prévenir les malversations des commis qui, changeant de bureaux avec leurs maîtres, n’auront pas le tems de s’arranger pour leurs friponneries aussi commodément qu’ils le font aujourd’hui: ajoutez qu’étant, pour ainsi dire, à la discrétion de leurs successeurs, ils seront plus réservés, en changeant de département, à laisser les affaires [63] de celui qu’ils quittent dans un état qui pourroit les perdre, si par hasard leur successeur se trouvoit honnête homme ou leur ennemi. 2̊. En second lieu, pour obliger les Conseillers même à mieux veiller sur leur conduite ou sur celle de leurs commis; de peur d’être taxée de négligence & de pis encore, quand leur gestion changera d’objet sans cesse, & chaque fois sera connue de leur successeur. 3̊. Pour exciter entre les membres d’un même corps une émulation louable à qui passera son prédécesseur dans le même travail. 4̊. Pour corriger par ces fréquens changemens les abus que les erreurs, les préjugés & les passions de chaquesujet auront introduits dans son administration: car parmi tant de caracteresdifférens qui régiront successivement la même partie, leurs fautes se corrigeront mutuellement, & tout ira plus constamment à l’objet commun. 5̊. Pour donner à chaque membre d’un Conseil des connoissances plus nettes & plus étendues des affaires & de leurs divers rapports; en sorte qu’ayant manié les autres parties, il voye distinctement ce que la sienne est au tout, qu’il ne se croye pas toujours le plus important personnage de l’Etat, & ne nuise pas au bien général pour mieux faire celui de son département. 6̊. Pour que tous les avis soient mieux portés en connoissance de cause, que chacun entende toutes les matières sur lesquelles il doit opiner, & qu’une plus grande uniformité de lumieres mette plus de concorde & de raison dans les délibérations communes. 7̊. Pour exercer l’esprit & les talents des Ministres: car, portés à se reposer & s’appesantir sur un même travail, ils ne s’en font enfin qu’une routine qui resserre & circonscrit, pour ainsi dire, le génie par l’habitude. [64] Or, l’attention est à l’esprit ce que l’exercice est au corps; c’est elle qui lui donne de la vigueur, de l’adresse, & qui le rend propre à supporter le travail: ainsi l’on peut dire que chaque Conseiller d’Etat, en revenant après quelques années de circulation à l’exercice de son premier département, s’en trouvera réellement plus capable que s’il n’en eût point du tout changé. Je ne nie pas que, s’il fût demeuré dans le même, il n’eût acquis plus de facilité à expédier les affaires qui en dépendent; mais je dis qu’elles eussent été moins bien faites, parce qu’il eût eu des vues plus bornées, & qu’il n’eût pas acquis une connaissance aussi exacte des rapports qu’ont ces affaires avec celles des autres départemens: de sorte qu’il ne perd d’un côté dans la circulation que pour gagner d’un autre beaucoup davantage. 8̊. Enfin, pour ménager plus d’égalité dans le pouvoir, plus d’indépendance entre les Conseillers d’Etat, & par conséquent plus de liberté dans les suffrages. Autrement, dans un Conseil nombreux en apparence, on n’auroit réellement que deux ou trois opinans auxquels tous les autres seroient assujettis; à-peu-près comme ceux qu’on appelloit autrefois à Rome Senatorespedarii, qui pour l’ordinaire regardoient moins à l’avis qu’à l’auteur: inconvénient d’autant plus dangereux, que ce n’est jamais en faveur du meilleur parti qu’on a besoin de gêner les voix.
On pourroit pousser encore plus loin cette circulation des départemens en l’étendant jusqu’à la Présidence même; car s’il étoit de l’avantage de la République Romaine, que les Consuls redevinssent au bout de l’an simples Sénateurs en attendant un nouveau Consulat, pourquoi ne serait-il pu de [65] l’avantage du Royaume, que les Présidens redevinssent après deux ou trois ans simples Conseillers, en attendant une nouvelle Présidence? Ne seroit-ce pas, pour ainsi dire, proposer un prix tous les trois ans à ceux de la Compagnie quidurant cet intervalle, se distingueroient dans leur Corps? Ne seroit-ce pas un nouveau ressort très-propre à entretenir dans une continuelle activité le mouvement de la machine publique; & le vrai secret d’animer le travail commun n’est-il pas d’y proportionner toujours le salaire?
CHAPITRE VII
Autres avantages de cette circulation.
Je n’entrerai point dans le détail des avantages de la circulation portée à ce dernier degré. Chacun doit voir que les déplacements devenus nécessaires par la décrépitude ou l’affoiblissement des Présidens, se feront ainsi sans dureté & sans efforts; que les Ex-présidens des Conseils particuliers auront encore un objet d’élévation, qui sera de siéger dans le Conseil général, & les membres de ce Conseil celui d’y pouvoir présider à leur tour; que cette alternative de subordination & d’autorité rendra l’une & l’autre en même tems plus parfaite & plus douce; que cette circulation de la Présidence est le plus sûr moyen d’empêcher la Polysynodie de pouvoir dégénérer en Visirat; & qu’en général la circulation répartissant avec plus d’égalité les lumières & le pouvoir du Ministere entre plusieurs membres, l’autorité royale domine plus aisément [66] sur chacun d’eux: tout cela doit sauter aux yeux d’un lecteur intelligent; & s’il falloit tout dire, il ne faudroit rien abréger.
CHAPITRE VIII
Que la Polysynodie est l’administration en sous-ordre la plus naturelle.
Je m’arrête ici par la même raison sur la forme de la Polysynodie, après avoir établi les principes généraux sur lesquels on la doit ordonner pour la rendre utile & durable. S’il s’y présents d’abord quelque embarras, c’est qu’il est toujours difficile de maintenir longtems ensemble deux Gouvernements aussi différens dans leurs maximes que le monarchique & le républicain, quoiqu’au fond cette union produisît peut-être un tout parfait, & le chef-d’oeuvre de la politique. Il faut donc bien distinguer la forme apparente qui règne par-tout, de la forme réelle, dont il est ici question: car on peut dire en un sens que la Polysynodie est la première & la plus naturelle de toutes les administrations en sous-ordre, même dans la Monarchie.
En effet, comme les premières lois nationales furent faites par la nation assemblée en Corps, de même les premières délibérations du Prince furent faites avec les principaux de la nation assemblés en Conseil. Le Prince a des Conseillers avant que d’avoir des Visirs; il trouve les uns & fait les autres. L’ordre le plus élevé de l’Etat en forme naturellement le synode ou Conseil général. Quand le Monarque est élu, il n’a qu’à [67] présider & tout est fait: mais quand il faut choisir un Ministre, ou des favoris, on commence à introduire une forme arbitraire où la brigue & l’inclination naturelle ont bien plus de part que la raison ni la voix du Peuple. Il n’est pas moins simple que dans autant d’affaires de différentes natures qu’en offre le Gouvernement, le Parlement national se divise en divers comités, toujours sous la présidence du Roi qui leur assigne à chacun les matières sur lesquelles ils doivent délibérer. & voilà les Conseils particuliers nés du Conseil général, dont ils sont les membres naturels, & la Synodie changée en Polysynodie; forme que je ne dis pas être, en cet état, la meilleure, mais bien la premiere & la plus naturelle.
CHAPITRE IX
Et la plus utile.
Considérons maintenant la droite fin du Gouvernement & les obstacles qui l’en éloignent. Cette fin est sans contredit le plus grand intérêt de l’Etat & du Roi; ces obstacles sont, outre le défaut de lumières, l’intérêt particulier des administrateurs; d’où il suit que, plus ces intérêts particuliers trouvent de gêne & d’opposition, moins ils balancent l’intérêt public; de sorte que, s’ils pouvoient se heurter & se détruire mutuellement, quelque vifs qu’on les supposât, ils deviendroient nuls dans la délibération, & l’intérêt public seroit seul écouté. Quel moyen plus sûr peut-on donc avoir d’anéantir tous ces intérêts particuliers que de les opposer entr’eux par [68] la multiplication des opinans? Ce qui fait les intérêts particuliers c’est qu’ils ne s’accordent point, car s’ils s’accordoient ce ne seroit plus un intérêt particulier mais commun. Or, en détruisant tous ces intérêts l’un par l’autre, reste l’intérêt public qui doit gagner dans la délibération tout ce que perdent les intérêts particuliers.
Quand un Visir opine sans témoins devant son maître, qu’est-ce qui gêne alors son intérêt personnel? A-t-il besoin de beaucoup d’adresse pour en imposer à un homme aussi borné que doivent l’être ordinairement les Rois, circonscrits par tout ce qui les environne dans un si petit cercle de lumieres? Sur des exposés falsifiés, sur des prétextes spécieux, sur des raisonnemens sophistiques, qui l’empêche de déterminer le Prince avec ces grands mots d’honneur de la Couronne & de bien de l’Etat aux entreprises les plus funestes, quand elles lui sont personnellement avantageuses? Certes c’est grand hasard si deux intérêts particuliers aussi actifs que celui du Visir & celui du Prince, laissent quelque influence à l’intérêt public dans les délibérations du cabinet.
Je sais bien que les Conseillers de l’Etat seront des hommes, comme les Visirs, je ne doute pas qu’ils n’aient souvent, ainsi qu’eux, des intérêts particuliers opposés à ceux de la nation, & qu’ils ne préférassent volontiers les premiers aux autres en opinant. Mais dans une assemblée dont tous les membres sont clairvoyans & n’ont pas les mêmes intérêts, chacun entreprendroit vainement d’amener les autres à ce qui lui convient exclusivement: sans persuader personne, il ne feroit que se rendre suspect de corruption & d’infidélité. Il aura beau vouloir [69] manquer à son devoir, il n’osera le tenter ou le tentera vainement au milieu de tant d’observateurs. Il fera donc de nécessité vertu, en sacrifiant publiquement son intérêt particulier au bien de la patrie, & soit réalité, soit hypocrisie, l’effet sera le même en cette occasion pour le bien de la société. C’est qu’alors un intérêt particulier très-fort, qui est celui de sa réputation concourt avec l’intérêt public. Au lieu qu’un Visir qui sait, à la faveur des ténèbres du Cabinet, dérober à tous les yeux le secret de l’Etat, se flatte toujours qu’on ne pourra distinguer ce qu’il fait en apparence pour l’intérêt public de ce qu’il fait réellement pour le sien, & comme, après tout, ce Visir ne dépend que de son maître, qu’il trompe aisément, il s’embarrasse fort peu des murmures de tout le reste.
CHAPITRE X
Autres avantages.
De ce premier avantage on en voit découler une foule d’autres qui ne peuvent avoir lieu sans lui. Premiérement les résolutions de l’Etat seront moins souvent fondées sur des erreurs de fait, parce qu’il ne sera pu aussi aisé à ceux qui feront le rapport des faits de les déguiser devant une assemblée éclairée, où se trouveront presque toujours d’autres témoins de l’affaire, que devant un Prince qui n’a rien vu que par les yeux de son Visir. Or, il est certain que la plupart des résolutions d’Etat dépendent de la connoissance des faits, & l’on peut dir emême en général qu’on ne prend guère d’opinions [70] fausses qu’en supposant vrais des faits qui sont faux, ou faux des faits qui sont vrais. En second lien, les impôts seront portés à un excès moins insupportable, lorsque le Prince pourra être éclairé sur la véritable situation de ses peuples & sur ses véritables besoins: mais ces lumieres, ne les trouvera-t-il pas plus aisément dans un Conseil dont plusieurs membres n’auront aucun maniement de finances, ni aucun ménagement à garder, que dans un Visir qui veut fomenter les passions de son maître, ménager les fripons en faveur, enrichir au créatures & faire sa main pour lui-même. On voit encore que les femmes auront moins de pouvoir & que par conséquent l’Etat en ira mieux. Car il est plus aisé à une femme intrigante de placer un Visir que cinquante Conseillers, & de séduire un homme que tout un college. On voit que les affaires ne seront plus suspendues ou bouleversées par le déplacement d’un Visir; qu’elles seront plus exactement expédiées, quand, liées par une commune délibération, l’exécution sera, cependant partagée entre plusieurs Conseillers, qui auront chacun leur département, que lorsqu’il faut que tout sorte d’un même Bureau; que les systèmes politiques seront mieux suivis & les réglemens beaucoup mieux observés, quand il n’y aura plus de révolution dans le Ministère, & que chaque Visir ne se fera plus un point d’honneur de détruire tous les établissemens utiles de celui qui l’aura précédé, de sorte qu’on sera sûr qu’un projet une fois formé ne sera plus abandonné que lorsque l’exécution en aura été reconnue impossible ou mauvaise.
A toutes ces conséquences, ajoutez-en deux non moins certaines, mais plus importantes encore, qui n’en sont que le [71] dernier résultat & doivent leur donner un prix que rien ne balance aux yeux du vrai citoyen. La première, que dans un travail commun, le mérite, les talens, l’intégrité, se feront plus aisément connoître & récompenser; soit dans les membres des Conseils qui seront sans cesse sous les yeux les uns des autres & de tout l’Etat, soit dans le Royaume entier où nulles actions remarquables, nuls hommes dignes d’être distingués, ne peuvent se dérober long-tems aux regards d’une assemblée qui veut & peut tout voir, & où la jalousie & l’émulation des membres les porteront souvent à sefaire des créatures qui effacent en mérite celles de leurs rivaux; la seconde & dernière conséquence est que les honneurs & les emplois distribués avec plus d’équité & de raison, l’intérêt de l’Etat & du Prince mieux écouté dans les délibérations, les affaires mieux expédiées & le mérite plus honoré doivent nécessairement réveiller dans le coeur du Peuple, cet amour de la Patrie qui est le plus puissant ressort d’un sage gouvernement & qui ne s’éteint jamais chez les Citoyens que par la faute des Chefs.* [*Il y a plus de ruse & de secret dans le Visirat, mais il y a plus de lumieres & de droiture dans la Synodie.]
Tels sont les effets nécessaires d’une forme de gouvernement qui force l’intérêt particulier à céder à l’intérêt général. La Polysynodie offre encore d’autres avantages qui donnent un nouveau prix à ceux-là. Des assemblées nombreuses & éclairées fourniront plus de lumières sur les expédiens; & l’expérience confirme que les délibérations d’un Sénat sont en général plus sages & mieux digérées que celles d’un Visir. Les Rois seront plus instruits de leurs affaires; ils ne sauraient [72] assister aux Conseils sans s’en instruire, car c’est là qu’on ose dire la vérité, & les membres de chaque Conseil auront le plus grand intérêt que le Prince y assiste assidument pour en soutenir le pouvoir ou pour en autoriser les résolutions. Il y aura moins de vexations & d’injustices de la part des plus forts, car un Conseil sera plus accessible que le trône aux opprimés; ils courront moins de risques à y porter leurs plaintes, & ils y trouveront toujours dans quelques membres plus de protecteurs contre les violences des autres que sousle Visirat contre un seul homme qui peut tout, ou contre un demi-Visir d’accord avec ses collègues pour faire renvoyer à chacun d’eux le jugement des plaintes qu’on fait contre lui. L’Etat souffrira moins de la minorité, de la foiblesse ou de la caducité du Prince. Il n’y aura jamais de ministre assez puissant pour se rendre, s’il est de grande naissance, redoutable à son maître même, ou pour écarter & mécontenter les grands, s’il est né de bas lieu; par conséquent, il y aura d’un côté moins de levain de guerres civiles, & de l’autre plus de sûreté pour la conservation des droits de la Maison Royale. Il y aura moins aussi de guerres étrangères, parce qu’il y aura moins de gens intéressés à les susciter & qu’ils auront moins de pouvoir pour en venir à bout. Enfin le trône en sera mieux affermi de toutes manières; la volonté du Prince, qui n’est ou ne doit être que la volonté publique, mieux exécutée & par conséquent la nation plus heureuse.
Au reste, mon Auteur convient lui-même que l’exécution de son plan ne seroit pas également avantageuse en tous tems; & qu’il y a des momens de crise & de trouble où il faut [73] substituer aux Conseils permanens des Commissions extraordinaires, & que quand les finances, par exemple, sont dans un certain désordre, il faut nécessairement les donner à débrouiller à un seul homme, comme Henri IV fit à Rosni & Louis XIV à Colbert. Ce qui signifieroit que lesConseils ne sont bons pour faire aller les affaires que quand elles vont toutesseules. En effet; pour ne rien dire de la Polysynodie même du Régent, l’on sait les risées qu’excita dans des circonstances épineuses ce ridicule Conseil de raison étourdiment demandé par les notables de l’assemblée de Rouen & adroitement accordé par Henri IV. Mais, comme les finances des Républiques sont en général mieux administrées que celles des Monarchies; il est à croire qu’elles le seront mieux, ou du moins plus fidèllement par un Conseil que par un Ministre; & que si, peut-être, un Conseil est d’abord moins capable de l’activité nécessaire pour les tirer d’un état de désordre, il est aussi moins sujet à la négligence ou à l’infidélité qui les y font tomber: ce qui ne doit pas s’entendre d’une assemblée passagère & subordonnée, mais d’une véritable Polysynodie où les Conseils aient réellement le pouvoir qu’ils paroissent avoir, où l’administration des affaires ne leur soit pas enlevée par des demi-Visirs, & où sous les noms spécieux de Conseil d’Etat ou de Conseil des Finances, ces Corps ne soient pas seulement des tribunaux de justice ou des chambres des comptes.
CHAPITRE XI
Conclusion.
Quoique les avantages de la Polysynodie ne soient pas sans inconvéniens, & que les inconvéniens des autres formes d’administration ne soient pas sans avantages, du moins apparens, quiconque fera sans partialité le parallele des uns & des autres, trouvera que la Polysynodie n’a point d’inconvéniens essentiels qu’un bon Gouvernement ne puisse aisément supporter; au lieu que tous ceux du Visirat & du demi-Visirat attaquent les fondemens mêmes de la constitution; qu’une administration non interrompue peut se perfectionner sans cesse, progrès impossibles dans les intervalles & révolutions du Visirat; que la marche égale & unie d’une Polysynodie comparée avec quelques moments brillants du Visirat, est un sophisme grossier qui n’en sauroit imposer au vrai politique, parce que ce sont deux choses fort différentes que l’administration rare & passagere d’un bon Visir, & la forme générale du Visirat où l’on a toujours des siècles de désordre sur quelques années de bonne conduite; que la diligence & le secret, les seuls vrais avantages du Visirat, beaucoup plus nécessaires dans les mauvais Gouvernemens que dans les bons, sont de foibles supplémens au bon ordre, à la justice & à la prévoyance, qui préviennent les maux au lieu de les réparer; qu’on peut encore ne procurer ces supplémens au besoin dans la Polysynodie par des commissions extraordinaires, sans que le Visirat ait jamais pareille[75] ressource pour les avantages dont il est privé; que même l’exemple de l’ancien Sénat de Rome & de celui de Venise prouve que des commissions ne sont pas toujours nécessaires dans un Conseil pour expédier les plus importantes affaires promptement & secrétement; que le Visirat & le demi-Visirat avilissant, corrompant, dégradant les ordres inférieurs, exigeroient pourtant des hommes parfaits dans ce premier rang; qu’on n’y peut guère monter ou s’y maintenir qu’à force de crimes, ni s’y bien comporter qu’à force de vertus; qu’ainsi toujours en obstacle à lui-même, le Gouvernement engendre continuellement les vices qui le dépravent, & consumant l’Etat pour se renforcer, périt enfin comme un édifice qu’on voudroit élever sans cesse avec des matériaux tirés de ses fondemens. C’est ici la considération la plus importante aux yeux de l’homme d’Etat, & celle à laquelle je vais m’arrêter. La meilleure forme de Gouvernement, ou du moins la plus durable, est celle qui fait les hommes tels qu’elle a besoin qu’ils soient. Laissons les lecteurs réfléchir sur cet axiome, ils en feront aisément l’application.
JUGEMENT SUR LA POLYSYNODIE
De tous les ouvrages de l’abbé de St. Pierre, le discours sur la Polysynodie est, à mon avis, le plus approfondi, le mieux raisonné, celui où l’on trouve le moins de répétitions, & même le mieux écrit: éloge dont le sage Auteur se seroit fort peu soucié, mais qui n’est pas indifférent aux lecteurs superficiels. Aussi cet écrit n’étoit-il qu’une ébauche, qu’il prétendoit n’avoir pas eu le tems d’abréger; mais qu’en effet il n’avoit pas eu le tems de gâter, pour vouloir tout dire: & Dieu garde un lecteur impatient des abrégés de sa façon!
Il a su même éviter dans ce discours le reproche si commode aux ignorans qui ne savent mesurer le possible que sur l’existant, ou aux méchans qui ne trouvent bon que ce qui sert à leur méchanceté, lorsqu’on montre aux uns & aux autres que ce qui est pourroit être mieux. Il a, dis-je, évité cette grande prise que la sottise routinée a presque toujours sur les nouvelles vues de la raison, avec ces mots tranchans de projets en l’air & de rêveries: car quand il écrivoit en faveur de la Polysynodie, il la trouvoit établie dans son pays. Toujours paisible & sensé, il se plaisoit à montrer à ses compatriotes les avantages du Gouvernement auquel ils étoient soumis; il en faisoit une comparaison raisonnable & discrete avec celui dont [77] ils venoient d’éprouver la rigueur. Il louoit le systême du Prince régnant; il en déduisoit les avantages; il montroit ceux qu’on y pouvoit ajouter; & les additions même qu’il demandoit consistoient moins, selon lui, dans des changemens à faire que dans l’art de perfectionner ce qui étoit fait. Une partie de ses vues lui étoient venues sous le règne de Louis XIV; mais il avoit eu la sagesse de les taire, jusqu’à ce que l’intérêt de l’Etat, celui du Gouvernement & le sien, lui permissent de les publier.
Il faut convenir cependant que, sous un même nom, il y avoit une extrême différence entre la Polysynodie qui existoit, & celle que proposoit l’Abbé de St. Pierre; & pour peu qu’on y réfléchisse, on trouvera que l’administration qu’il citoit en exemple, lui servoit bien plus de prétexte que de modele pour celle qu’il avoit imaginée. Il tournoit même avec assez d’adresse en objections contre son propre systême les défauts à relever dans ce lui du Régent; & sous le nom de réponses à ses objections, il montroit sans danger & ces défauts & leurs remedes. Il n’est pas impossible que le Régent, quoique souvent loué dans cet écrit par des tours qui ne manquent pas d’adresses, ait pénétré la finesse de cette critique, & qu’il ait abandonné l’Abbé de St. Pierre par pique autant que par foiblesse, plus offensé peut-être des défauts qu’on trouvoit dans son ouvrage, que flatté des avantages qu’on y faisoit remarquer. Peut-être aussi lui sut-il mauvais gré d’avoir, en quelque manière dévoilé ses vues secrètes, en montrant que son établissement n’étoit rien moins que ce qu’il devoit être pour devenir avantageux à l’Etat, & prendre une assiette fixe & durable. En effet, on voit clairement que c’étoit la forme de Polysynodie établie [78] sous la Régence que l’Abbé de St. Pierre accusoit de pouvoir trop aisément dégénérer en demi-Visirat & même en Visirat; d’être susceptible, aussi bien que l’un & l’autre, de corruption dans ses membres, & de concert entre eux contre l’intérêt public; de n’avoir jamais d’autre sûreté pour sa durée que la volonté du Monarque régnant; enfin de n’être propre que pour les Princes laborieux, & d’être, par conséquent, plus souvent contraire que favorable au bon ordre & à l’expédition des affaires. C’étoit l’espoir de remédier à ces divers inconvéniens qui l’engageoit à proposer une autre Polysynodie entiérement différente de celle qu’il feignoit de ne vouloir que perfectionner.
Il ne faut donc pas que la conformité des noms fasse confondre son projet avec cette ridicule Polysynodie dont il vouloit autoriser la sienne, mais qu’on appelloit dès-lors par dérision les soixante & dix Ministres, & qui fut réformée aubout de quelques mois sans avoir rien fait qu’achever de tout gâter: car la manière dont cette administration avoit été établie fait assez voir qu’on ne s’étoit pas beaucoup soucié qu’elle allât mieux, & qu’on avoit bien plus songé à rendre le Parlement méprisable au peuple qu’à donner réellement à ses membres l’autorité qu’on feignoit de leur confier. C’étoit un piège aux pouvoirs intermédiaires, semblable à celui que leur avoit déjà tendu Henri IV à l’assemblée de Rouen, piége dans lequel la vanité les fera toujours donner & qui les humiliera toujours. L’ordre politique & l’ordre civil ont dans les Monarchies des principes si differéns & des règles si contraires qu’il est presque impossible d’allier les deux administrations, & qu’en général les membres des Tribunaux sont peu propres pour les [79] Conseils; soit que l’habitude des formalités nuise à l’expédition des affaires qui n’en veulent point, soit qu’il y ait une incompatibilité naturelle entre ce qu’on appelle maximes d’Etat & la justice & les loix.
Au reste, laissant les faits à part, je croirois, quant à moi, que le Prince & le Philosophe pouvaient avoir tous deux raison sans s’accorder dans leur systême; car, autre chose est l’administration passagere & souvent orageuse d’une Régence, & autre chose une forme de gouvernement durable & constante qui doit faire partie de la constitution de l’Etat. C’est ici, ce me semble, qu’on retrouve le défaut ordinaire à l’Abbé de St. Pierre qui est de n’appliquer jamais assez bien ses vues, aux hommes, aux temps, aux circonstances, & d’offrir toujours comme des facilités pour l’exécution d’un projet, des avantages qui lui servent souvent d’obstacles. Dans le plan dont il s’agit, il vouloit modifier un gouvernement que sa longue durée a rendu déclinant, par des moyens tout-à-fait étrangers à sa constitution présente: il vouloit lui rendre cette vigueur universelle qui met, pour ainsi dire, toute la personne en action. C’étoit comme s’il eût dit à un vieillard décrépit & gouteux; marchez, travaillez, servez-vous de vos bras et de vos jambes; car l’exercice est bon à la santé.
En effet: ce n’est rien moins qu’une révolution dont il est question dans la Polysynodie, & il ne faut pas croire, parce qu’on voit actuellement des Conseils dans les Cours des Princes, & que ce sont des Conseils qu’on propose, qu’il y ait peu de différence d’un système à l’autre. La différence est telle qu’il faudroit commencer par détruire tout ce qui existe pour [80] donner au Gouvernement la forme imaginée par l’Abbé de St. Pierre; & nul n’ignore combien est dangereux dans un grand Etat le moment d’anarchie & de crise qui précéde nécessairement un établissement nouveau. La seule introduction du scrutin devoit faire un renversement épouvantable, & donner plutôt un mouvement convulsif & continuel à chaque partie qu’une nouvelle vigueur au corps. Qu’on juge du danger d’émouvoir une fois les masses énormes qui composent la Monarchie Françoise! qui pourra retenir l’ébranlement donné, ou prévoir tous les effets qu’il peut produire? Quand tous les avantages du nouveau plan seroient incontestables, quel homme de sens oseroit entreprendre d’abolir les vieilles coutumes, de changer les vieilles maximes & de donner une autre forme à l’Etat que celle où l’a successivement amené une durée de treize cents ans? Que le Gouvernement actuel soit encore celui d’autrefois, ou que durant tant desiècles il ait changé de nature insensiblement, il est également imprudent d’ytoucher. Si c’est le même, il le faut respecter; s’il a dégénéré, c’est par la force du tems & des choses, & la sagesse humaine n’y peut rien. Il ne suffit pas de considérer les moyens qu’on veut employer, si l’on ne regarde encore les hommes dont on se veut servir: or, quand toute une nation ne sait plus s’occuper que de niaiseries, quelle attention peut-elle donner au grandes choses,& dans un pays où la musique est devenue une affaire d’Etat, que seront les affaires d’Etat sinon des chansons? Quand on voit tout Paris en fermentation pour une place de baladin ou de bel-esprit & les affaires de l’Académie ou de l’Opéra faire oublier l’intérêt du Prince & la gloire de la Nation; que [81] doit-on espérer des affaires publiques rapprochées d’un tel Peuple, & transportées de la Cour à la Ville? Quelle confiance peut-on avoir au scrutin des Conseils quand on voit celui d’une Académie au pouvoir des femmes; seront-elles moins empressées à placer des Ministres que des Savans, ou se connoîtront-elles mieux en politique qu’en éloquence? Il est bien à craindre que de tels établissemens, dans un pays où les moeurs sont en dérision, ne se fissent peu tranquillement, ne se maintinssent gueres sans troubles, & ne donnassent pas les meilleurs sujets.
D’ailleurs, sans entrer dans cette vieille question de la vénalité des charges qu’on ne peut agiter que chez des gens mieux pourvue d’argent que de mérite, imagine-t-on quelque moyen praticable d’abolir en France cette vénalité? ou penseroit-on qu’elle pût subsister dans une partie du Gouvernement & le scrutin dans l’autre? l’une dans les Tribunaux, l’autre dans les Conseils? & que les seules places qui restent à la faveur seroient abandonnées aux élections? Il faudroit avoir des vues bien courtes & bien fausses pour vouloir allier des choses si dissemblables, & fonder un même systême sur des principes si differéns. Mais laissons ces applications & considérons la chose en elle-même.
Quelles sont les circonstances dans lesquelles une Monarchie héréditaire peut sans révolutions être tempérée par des formes qui la rapprochent de l’Aristocratie? Les Corps intermédiaires entre le Prince & le Peuple peuvent-ils, doivent-ils avoir une juridiction indépendante de l’un & de l’autres, ou s’ils sont précaires & dépendans du Prince, peuvent-ils jamais entrer comme [82] parties intégrantes dans la constitution de l’Etat, & même avoir une influence réelle dans les affaires? Questions préliminaires qu’il falloit discuter & qui ne semblent pas faciles à résoudre: car s’il est vrai que la pente naturelle est toujours vers la corruption & par conséquent vers le despotisme, il est difficile de voir par quelles ressources de politique le Prince, même quand il le voudroit, pourroit donner à cette pente une direction contraire qui ne pût être changée par ses successeurs, ni par leurs Ministres. L’Abbé de St. Pierre ne prétendoit pas, à la vérité, que sa nouvelle forme ôtât rien à l’autorité royale: car il donne au Conseil la délibération des matières & laisse au Roi seul la décision: ces différens Conseils, dit-il, sans empêcher le Roi de faire tout ce qu’il voudra, le préserveront souvent de vouloir des choses nuisibles à sa gloire & à son bonheur; ils porteront devant lui le flambeau de la vérité pour lui montrer le meilleur chemin & le garantir des piéges. Mais cet homme éclairé pouvoit-il se payer lui-même de si mauvaises raisons? Espéroit-il que les yeux des Rois pussent voir les objets à travers les lunettes des sages? Ne sentoit-il pas qu’il falloit nécessairement que la délibération des Conseils devînt bientôt un vain formulaire ou que l’autorité royale en fût altérée, & n’avouoit-il pas lui-même que c’étoit introduire un Gouvernement mixte, où la forme Républicaine s’allioit à la Monarchique? En effet, des Corps nombreux, dont le choix ne dépendroit pas entiérement du Prince, & qui n’auroient par eux-mêmes aucun pouvoir, deviendroient bientôt un fardeau inutile à l’Etat; sans mieux faire aller les affaires, ils ne feroient qu’en retarder l’expédition par de longues formalités, [83] &, pour me servir de ses propres termes, ne seroient que des Conseils de parade. Les favoris du Prince, qui le sont rarement du publie, & qui, par conséquent, auroient peu d’influence dans les Conseils formés au scrutin, décideroient seuls toutes les affaires; le Prince n’assisteroit jamais aux Conseils sans avoir déjà pris son parti surtout ce qu’on y devroit agiter, ou n’en sortiroit jamais sans consulter de nouveau dans son cabinet, avec ses favoris sur les résolutions qu’on y auroit prises; enfin, il faudroit nécessairement que les Conseils devinssent méprisables, ridicules, & tout-à-fait inutiles, ou que les Rois perdissent de leur pouvoir: alternative à laquelle ceux-ci ne s’exposeront certainement pas, quand même il en devroit résulter le plus grand bien de l’Etat & le leur.
Voilà, ce me semble, à-peu-près les côtés par lesquels l’Abbé de St. Pierre eût dû considérer le fond de son systême pour en bien établir les principes; mais il s’amuse, au lieu de cela, à résoudre cinquante mauvaises objections qui ne valoient pas la peine d’être examinées; ou, qui pis est, à faire lui-même de mauvaises réponses quand les bonnes se présentent naturellement, comme s’il cherchoit à prendre plutôt le tour d’esprit de ses opposans pour les ramener à la raison, que le langage de la raison pour convaincre les sages.
Par exemple, après s’être objecté que dans la Polysynodie chacun des Conseillers a son plan général; que cette diversité produit nécessairement des décisions qui se contredisent, & des embarras dans le mouvement total; il répond à cela qu’il ne peut y a voir d’autre plan général que de chercher à perfectionner les règlemens qui roulent sur toutes les parties du [84] Gouvernement. Le meilleur plan général n’est-ce pas, dit-il, celui qui va le plus droit au plus grand bien de l’Etat dans chaque affaire particuliere? D’où il tire cette conclusion très-fausse que les divers plans généraux, ni par conséquent les règlemens & les affaires qui s’y rapportent, ne peuvent jamais se croiser ou se nuire mutuellement.
En effet, le plus grand bien de l’Etat n’est pas toujours une chose si claire, ni qui dépende autant qu’on le croiroit, du plus grand bien de chaque partie; comme si les mêmes affaires ne pouvoient pas avoir entr’elles une infinité d’ordres divers & de liaisons plus ou moins fortes qui forment autant de différences dans les plans généraux. Ces plans bien digérés sont toujours doubles, & renferment dans un systême comparé la forme actuelle de l’Etat & sa forme perfectionnée selon les vues de l’Auteur. Or, cette perfection dans un tout aussi composé que le corps politique, ne dépend pas seulement de celle de chaque partie, comme pour ordonner un palais il ne suffit pas d’en bien disposer chaque piece, mais il faut de plus considérer les rapports du tout, les liaisons les plus convenables, l’ordre le plus commode, la plus facile communication, le plus parfait ensemble, & la symétrie la plus régulière. Ces objets généraux sont si importans, que l’habile Architecte sacrifie au mieux du tout mille avantages particuliers, qu’il auroit pu conserver dans une ordonnance moins parfaite & moins simple. De même, le politique ne regarde en particulier ni les finances, ni la guerre, ni le commerce; mais il rapporte toutes ces parties à un objet commun; & des proportions qui leur conviennent le mieux résultent les plans généraux dont [85] les dimensions peuvent varier de mille manieres, selon les idées & les vues de ceux qui les ont formés, soit en cherchant la plus grande perfection du tout, soit en cherchant la plus facile exécution, sans qu’il soit aisé quelquefois de démêler celui de ces plans qui mérite la préférence. Or, c’est de ces plans qu’on peut dire que si chaque Conseil & chaque Conseiller a le sien, il n’y aura que contradictions dans les affaires & qu’embarras dans le mouvement commun: mais le plan général au lieu d’être celui d’un homme ou d’un autre, ne doit être & n’est en effet dans la Polysynodie, que celui du Gouvernement, & c’est à ce grand modèle que se rapportent nécessairement les délibérations communes de chaque Conseil, & le travail particulier de chaque membre. Il est certain même qu’un pareil plan se médite & se conserve mieux dans le dépôt d’un Conseil que dans la tête d’un Ministre & même d’un Prince; car chaque Visir a son plan qui n’est jamais celui de son devancier; & chaque demi-Visir a aussi le sien qui n’est ni celui de son devancier, ni celui de son collégue: aussi voit-on généralement les Républiques changer moins de systêmes que les Monarchies. D’où je conclus avec l’Abbé de St. Pierre, mais par d’autres raisons, que la Polysynodie est plus favorable que le Visirat & le demi-Visirat à l’unité du plan général.
A l’égard de la forme particulière de sa Polysynodie & des détails dans lesquels il entre pour la déterminer, tout cela est très-bien vu & fort bon séparément pour prévenir les inconvéniens auxquels chaque chose doit remédier: mais quand on en vendroit à l’exécution, je ne sais s’il régneroit assez d’harmonie dans le tout ensemble; car il paroît que l’établissement [86] des grades s’accorde mal avec celui de la circulation, & le scrutin plus mal encore avec l’un & l’autre; d’ailleurs, si l’établissement est dangereux à faire, il est à craindre que, même après l’établissement fait, ces différente ressorte ne causent mille embarras & mille dérangements dans le jeu de la machine, quand il s’agira de la faire marcher.
La circulation de la Présidence en particulier, seroit un excellent moyen pour empêcher la Polysynodie de dégénérer bientôt en Visirat, si cette circulation pouvoit durer, & qu’elle ne fût pas arrêtée par la volonté du Prince, en faveur du premier des Présidents qui aura l’art toujours recherché de lui plaire. C’est-à-dire que la Polysynodie durera jusqu’à-ce que le Roi trouve un Visir àson gré; mais, sous le Visirat même on n’a pas un Visir plus tôt que cela. Foible remede, que celui dont la vertu s’éteint à l’approche du mal qu’il devroit guérir.
N’est-ce pas encore un mauvais expédient de nous donner la nécessité d’obtenir les suffrages une seconde fois comme un frein pour empêcher les Présidens d’abuser de leur crédit la première? Ne sera-t-il pu plus court & plus sûr d’en abuser au point de n’avoir plus que faire de suffrages, & notre Auteur lui-même, n’accorde-t-il pas au Prince le droit de prolonger au besoin les Présidens à sa volonté, c’est-à-dire, d’en faire de véritables Visirs? Comment n’a-t-il pas apperçu mille fois, dans le cours de sa vie & de sans écrits, combien c’est une vaine occupation de rechercher des formes durables pour un état de choses qui dépend toujours de la volonté d’un seul homme?
[87] Ces difficultés n’ont pas échappé à l’Abbé de St.Pierre, mais peut-être lui convenoit-il mieux de les dissimuler que de les résoudre. Quand il parle de ces contradictions & qu’il feint de les concilier, c’est par des moyens si absurdes & des raisons si peu raisonnables, qu’on voit bien qu’il est embarrassé, ou qu’il neprocede pas de bonne foi. Seroit-il croyable qu’il eût mis en avant si hors de propos, & compté parmi eu moyens l’amour de la patrie, le bien publie, le desirde la vraie gloire, & d’autres chimeres évanouies depuis long-tems, ou dont ilne reste plus de traces que dans quelques petites Républiques? Penseroit-il sérieusement que rien de tout ce la pût réellement influer dans la forme d’un Gouvernement monarchique; & après avoir cité les Grecs, les Romains, & même quelques modernes qui avoient des âmes anciennes, n’avoue-t-il paslui-même qu’il seroit ridicule de fonder la constitution de l’Etat sur des maximeséteintes? Que fait-il donc pour suppléer à ces moyens étrangers dont il reconnoît l’insuffisance? Il lève une difficulté par une autre, établit un systême sur un systême, & fonde sa Polysynodie sur sa République Européenne. Cette République, dit-il, étant garante de l’exécution des capitulations impériales pour l’Allemagne, des capitulations parlementaires pour l’Angleterre; des PactaConventa pour la Pologne; ne pourroit-elle pas l’être aussi des capitulationsroyales signées au sacre des Rois pour la forme du Gouvernement, lorsque cette forme seroit passée en loi fondamentale? & après tout, garantir les Rois de tomber dans la tyrannie des Nérons, n’est-ce pas les garantir eux & leur postérité, de leur ruine totale?
[88]On peut, dit-il encore, faire passer le règlement de la Polysynodie en forme deloi fondamentale dans les Etats Généraux du Royaume, la faire jurer au sacre desRois, & lui donner ainsi la même autorité qu’à la loi salique.
La plume tombe des mains, quand on voit un homme sensé proposer sérieusement de semblables expédiens.
Ne quittons point cette matiere sans jetter un coup-d’oeil général sur les trois formes de ministère, comparées dans cet ouvrage.
Le Visirat est la dernière ressource d’un Etat défaillant; c’est un palliatif quelquefois nécessaire qui peut lui rendre pour un tems une certaine vigueur apparente: mais il y a dans cette forme d’administration une multiplication de forces tout-à-fait superflue dans un Gouvernement sain. Le Monarque & le Visirs ont deux machines exactement semblables dont l’une devient inutile si-tôt que l’autre est en mouvement: car en effet, selon le mot de Grotius: qui regit, rex est. Ainsi l’Etat supporte un double poids qui ne produit qu’un effet simple. Ajoutez à cela qu’une grande partie de la force du Visirat étant employée à rendre le Visir nécessaire & à le maintenir en place, est inutile ou nuisible à l’Etat. Aussi l’Abbé de St. Pierre appelle-t-il avec raison le Visirat une forme de Gouvernement grossière, barbare, pernicieuse aux Peuples, dangereuse pour les Rois, funeste aux Maisons royales, & l’on peut dire qu’il n’y a point de Gouvernement plus déplorable au monde, que celui où le Peuple est réduit à désirer un Visir. Quant au demi-Visirat, il est avantageux sous un Roi qui sait gouverner & [89] réunir dans ses mains toutes les rênes de l’Etat; mais, sous un Prince foible ou peu laborieux, cette administration est mauvaise, embarrassée, sans systême & vues, faute de liaison entre les parties & d’accord entre les Ministres; surtout si quelqu’un d’entre eux plus adroit ou plus méchant que les autres tend en secret au Visirat. Alors tout se passe en intrigues de Cour, l’Etat demeure en langueur, & pour trouver la raison de tout ce qui se fait sous un semblable Gouvernement il ne faut pas demander à quoi cela sert, mais à quoicela nuit.Pour la Polysynodie de l’Abbé de St. Pierre, je ne saurois voir qu’elle puisseêtre utile ni praticable dans aucune véritable Monarchie; mais seulement dans une sorte de Gouvernement mixte, où le chef ne soit que le président des Conseils, n’ait que la puissance exécutive & ne puisse rien par lui-même: encore ne saurois-je croire qu’une pareille administration pût durer long-tems sans abus; car les intérêts des sociétés partielles ne sont pas moins séparés de ceux de l’Etat, ni moins pernicieux à la République que ceux des particuliers, & ils ont même cet inconvénient de plus, qu’on se fait gloire de soutenir, à quelque prix que ce soit, les droits ou les prétentions du corps dont on est membre, & que ce qu’il y a de mal-honnête à se préférer aux autres, s’évanouissant à la faveur d’une société nombreuse dont on fait partie, à force d’être bon Sénateur on devient enfin mauvais citoyen. C’est ce qui rend l’Aristocratie la pire des souverainetés;* [*Je parierois que mille gens trouveront encore ici une contradiction avec le Contrat Social. Cela prouve qu’il y a encore plus de Lecteurs qui devroient apprendre à lire, que d’Auteurs qui devroient apprendre à être conséquens.] c’est [90] ce qui rendroit peut-être la Polysynodie le pire de tous les Ministeres.
FIN.