JEAN JACQUES ROUSSEAU
ORAISON FUNEBRE
DE S. A. S. MONSEIGNEUR LE DUC D’ORLÉANS,
Premier Prince du Sang de France
[févier 1752, Bibliothéque de Genève ms. fr. 226 == Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XIV, pp. 25-45 (1782); la Pléiade édition t. II, pp. 1275-1289, 1944-1945.]
ORAISON FUNEBRE
DE S. A. S. MONSEIGNEUR
LE DUC D’ORLÉANS,
Premier Prince du Sang de France.
Modicum plora supra mortuum, quoniam requievit.
Pleurez modérément celui que vous avez perdu, car il est en paix.
MESSIEURS,
[25] Les Ecrivains profanes nous disent qu’un puissant Roi, considérant avec orgueil la superbe & nombreuse armée qu’il commandoit, versa pourtant des pleurs, en songeant que dans peu d’années, de tant de milliers d’hommes, il n’en resteroit pas un seul en vie. Il avoit raison de s’affliger, sans doute: la mort pour un payen ne pouvoit être qu’un sujet de larmes.
Le spectacle funebre qui frappe mes yeux, & l’assemblée qui m’écoute, m’arrachent aujourd’hui la même réflexion; mais avec des motifs de consolation capables d’en tempérer l’amertume & de la rendre utile au Chrétien. Oui, Messieurs, si nos ames étoient assez pures pour subjuguer les affections [26] terrestres & pour s’élever par la contemplation jusqu’au séjour des Bienheureux, nous nous acquitterions sans douleur & sans larmes du triste devoir qui nous assemble, nous nous dirions à nous-mêmes dans une sainte joie: celui qui a tout fait pour le ciel est en possession de la récompense qui lui étoit due; & la mort du grand Prince que nous pleurons, ne seroit à nos yeux que le triomphe du juste.
Mais, foibles Chrétiens encore attachés à la terre que nous sommes loin de ce degré de perfection nécessaire pour juger sans passion des choses véritablement desirables! Et comment oserions-nous décider de ce qui peut être avantageux aux autres, nous qui ne savons pas seulement ce qui nous est bon à nous-mêmes? Comment pourrions-nous nous réjouir avec les Saints d’un bonheur dont nous sentons si peu je prix? Ne cherchons point à étouffer notre juste douleur. A Dieu ne plaise qu’une coupable insensibilité nous donne une confiance que nous ne devons tenir que de la religion. La France vient de perdre le premier Prince du Sang de ses Rois, les pauvres ont perdu leur pere, les savans leur protecteur, tous les Chrétiens leur modele: notre perte est assez grande pour nous avoir acquis le droit de pleurer, au moins sur nous-mêmes.. Mais pleurons avec modération, & comme il convient à des Chrétiens: ne songeons pas tellement à nos pertes que nous oublions le prix inestimable qu’elles ont acquis au grand Prince que nous regrettons. Bénissons le saint nom de Dieu & des dons qu’il nous a faits, & de peux qu’il nous a repris. Si le tableau que je dois exposer à vos yeux, vous offre de justes sujets de douleur dans la mort de Très-Haut, [27]Trés-Puissant, et Très-Excellent Prince, Louis Duc d’Orléans, Premier Prince du Sang de France, vous y trouverez aussi de grands motifs de consolation dans l’espérance légitime de son éternelle félicité. L’humanité, notre intérêt nous permettent de nous affliger de ne l’avoir plus; mais la sainteté de sa vie & la religion nous consolent pour lui; car il est en paix. Modicum plora supra mortuum, quoniam requievit.
PREMIERE PARTIE
Dans l’hommage que je viens rendre aujourd’hui à la mémoire de Monseigneur le Duc d’Orléans, il me sera plus aisé de trouver des louanges qui lui soient dues, que de retrancher de ce nombre toutes celles dont sa vertu n’a pas besoin pour paroître avec tout son éclat. Telles sont celles qui ont pour objet les droits de la naissance; droits dont ceux qu’on nomme Grands sont ordinairement si jaloux, & qui ne décelent que trop souvent leur petitesse par leur attention même à les faire valoir. Il naquit du plus illustre Sang du monde, à côté du premier trône de l’univers, & d’un Prince qui en a été l’appui. Ces avantages sont grands, sans doute; il les a comptés pour rien. Que la modestie de ce grand Prince regne jusques dans son éloge, & comme il ne s’est souvenu de son rang que pour en étudier les devoirs ne nous en souvenons nous-mêmes que pour voir comment il les a remplis.
[28] Il le faut avouer, Messieurs, si ces devoirs consistent dans l’affectation d’une vaine pompe, souvent plus propre à révolter les coeurs qu’à éblouir les yeux; dans l’éclat d’un luxe effréné qui substitue les marques de la richesse à celles de la grandeur dans l’exercice impérieux d’une autorité dont la rigueur montre communément plus d’orgueil que de justice: si ce sont là, dis-je, les devoirs des Princes; j’en conviens avec plaisir, il ne les a point remplis.
Mais si la véritable grandeur consiste dans l’exercice des vertus bienfaisantes, à l’exemple de celle de Dieu qui ne se manifeste que par les biens qu’il répand sur nous; si le premier devoir des Princes est de travailler au bonheur des hommes; s’ils ne sont élevés au-dessus d’eux que pour être attentifs à prévenir, leurs besoins; s’il ne leur est permis d’user, de l’autorité que le Ciel leur donne que pour les forcer d’être sages & heureux; si l’invincible penchant du peuple à admirer & imiter la conduite de ses maîtres n’est pour eux qu’un moyen, c’est-à-dire, un devoir de plus pour le porter à bien faire par leur exemple, toujours plus fort que leurs loix; enfin s’il est vrai que leur vertu doit être proportionnée à leur élévation: Grands de la terre, venez apprendre cette science, rare, sublime & si peu connue de vous, de bien user de votre pouvoir & de vos richesses, d’acquérir des grandeurs qui vous appartiennent, & que vous puissiez emporter avec vous en quittant toutes les autres.
Le premier devoir de l’homme est d’étudier ses devoirs; & cette connoissance est facile à acquérir dans les conditions privées. La voix de la raison & le cri de la conscience s’y [29] sont entendre sans obstacle, & si le tumulte des passions nous empêche quelquefois d’écouter ces conseillers importuns, la crainte des loix nous rend justes, notre impuissance nous rend modérés; en un mot, tout ce qui nous environne nous avertit de nos fautes, les prévient, nous en corrige, ou nous en punit.
Les Princes n’ont pas sur ce point les mêmes avantages. Leurs devoirs sont beaucoup plus grands, & les moyens de s’en instruire beaucoup plus difficiles. Malheureux dans leur élévation, tout semble concourir à écarter la lumiere de leurs yeux & la vertu de leurs coeurs. Le vil & dangereux cortege des flatteurs les assiége dès leur plus tendre jeunesse; leurs faux amis intéressés à nourrir leur ignorance, mettent tous leurs soins à les empêcher de rien voir par leurs yeux. Des passions que rien ne contraint, un orgueil que rien ne mortifie leur inspirent les plus monstrueux préjugés, & les jettent dans un aveuglement funeste que tout ce qui les approche ne fait qu’augmenter: car, pour être puissant sur eux, on n’épargne rien pour les rendre foibles & la vertu du maître sera toujours l’effroi des courtisans.
C’est ainsi que les fautes des Princes viennent de leur aveuglement plus souvent encore que de leur mauvaise volonté, ce qui ne rend pas ces fautes moins criminelles & ne les rend que plus irréparables. Pénétré dès son enfance de cette grande vérité, le Duc d’Orléans travailla de bonne heure à écarter le voile que son rang mettoit au devant de ses yeux. La premiere chose qu’on lui avoit apprise, c’est qu’il étoit un grand Prince; ses propres réflexions lui apprirent encore qu’il [30] étoit un homme, sujet à toutes les foiblesses de l’humanité; que dans le rang qu’il occupoit, il avoir de grands devoirs à remplir & de grandes erreurs à craindre. Il comprit que ces premieres connoissances lui imposoient l’obligation d’en acquérir beaucoup d’autres. Il se livra avec ardeur à l’étude, & il travailla à se faire dans les bons Auteurs, & sur-tout dans nos Livres sacrés des amis fideles & des conseillers sinceres qui, sans songer sans cesse à leur intérêt, lui parlassent quelquefois pour le sien. Le succès fut tel qu’on pouvoit l’attendre de ses dispositions. Il cultiva toutes les sciences il apprit toutes les langues, & l’Europe vit avec étonnement un Prince tout jeune encore fâchant par soi-même, & ayant des connoissances à lui.
Telles furent les premieres sources des vertus dont il orna & édifia le monde. A Peine fut-il livré à lui-même qu’il les mit toutes en pratique. Uni par les noeuds sacrés à une épouse chérie & digne de l’être, il fit voir par sa douceur, par ses égards & par sa tendresse pour elle que la véritable piété n’endurcit point les coeurs, n’ôte rien à l’agrément d’une honnête société, & ne fait qu’ajouter plus de charme & de fidélité à l’affection conjugale. La mort lui enleva cette vertueuse épouse à la fleur de son âge, & s’il témoigna par sa douleur combien elle lui avoir été chere, il montra par sa confiance que celui qui n’abuse point du bonheur ne se laisse point non plus abattre par l’adversité. Cette perte lui apprit à connoître l’instabilité des choses humaines, & l’avantage qu’on trouve à réunir toutes ses affections dans celui qui ne meurt point. C’est dans ces circonstances qu’il se choisit une pieuse [31] solitude pour s’y livrer avec plus de tranquillité à son juste regret & à ses méditations chrétiennes; & s’il ne quitta pas absolument la Cour & le monde où son devoir le retenoit encore, il fit, du moins, assez connoître que le seul commerce qui pouvoit désormais lui être agréable, étoit celui qu’il vouloit avoir avec Dieu.
L’éducation de son fils étoit le principal motif qui l’arrachoit à sa retraite: il n’épargna rien pour bien remplir ce devoir important. Le succès me dispense de m’étendre sur ce qu’il fit à cet égard, & il nous seroit d’autant moins permis de l’oublier que nous jouissons aujourd’hui du fruit de ses soins.
S’il fut bon pere & bon mari, il ne fut pas moins fidele sujet & zélé citoyen. Passionné pour la gloire du Roi, c’est-à-dire, pour la prospérité de l’Etat, on fait de quel zèle il étoit animé par-tout où il la croyoit intéressée: on sait qu’aucune considération ne put jamais lui faire dissimuler son sentiment dès qu’il étoit question du bien public; exemple rare & peut-être unique à la Cour, où ces mots de bien public & de service du Prince, ne signifient gueres dans la bouche de ceux qui les emploient qu’intérêt personnel, jalousie, & avidité.
Appellé dans les Conseils, je ne dirai point par son rang, mais plus honorablement encore par l’estime & la confiance d’un Roi qui n’en accorde qu’au mérite; c’est-là qu’il faisoit briller également & ses talens & ses vertus: c’est-là que la droiture de son ame, la sagesse de ses avis, & la force de son éloquence consacrées au service de la Patrie, ont ramène [32] plus d’une fois toutes les opinions à la sienne: c’est-là qu’il eut étonné par la solidité de ses raisons, ces esprits plus subtils que judicieux, qui ne peuvent comprendre que dans le gouvernement des Etats être juste soit la suprême politique: c’est-là, pour tout dire en un mot, que secondant les vues bienfaisantes du Monarque qui nous rend heureux, il concouroit à le rendre heureux lui-même en travaillant avec lui pour le bonheur de ses peuples.
Mais le respect m’arrête, & je sens qu’il ne m’est point permis de porter des regards indiscrets sur ces mysteres du cabinet, où les destins de l’Etat sont en secret balancés au poids de l’équité & de la raison; & pourquoi vouloir en apprendre plus qu’il n’est nécessaire? Je l’ai déjà dit; pour honorer la mémoire d’un si grand homme nous n’avons pas besoin de compter tous les devoirs qu’il a remplis, ni toutes les vertus qu’il a possédées. Hâtons-nous d’arriver à ces doux momens de sa vie, où tout-à-fait retiré dû monde, après avoir acquitté ce qu’il devoit à sa naissance & à son rang, il se livra tout entier dans sa solitude aux penchans de son coeur & aux vertus de son choix.
C’est alors qu’on le vit déployer cette ame bienfaisante dont l’amour de l’humanité fit le principal caractere, & qui ne chercha son bonheur que dans celui des autres. C’est alors que s’élevant à une gloire plus sublime, il commença de montrer aux hommes un spectacle plus rare & infiniment plus admirable que tous les chefs-d’oeuvre des politiques, & tous les triomphes des conquérans. Oui, Messieurs, pardonnez-moi dans ce jour de tristesse cette affligeante remarque. L’histoire [33] a consacré la mémoire d’une multitude de héros en tous genres, de grands Capitaines, de grands Ministres, & même de grands Rois; mais nous ne saurions nous dissimuler que tous ces hommes illustres n’ayent beaucoup plus travaillé pour leur gloire & pour leur avantage particulier, que pour le bonheur du genre-humain, & qu’ils n’ayent sacrifie cent sois la paix & le repos des peuples au desir d’étendre leur pouvoir ou d’immortaliser leurs noms. Ah! combien c’est un plus rare & lus précieux don du Ciel qu’un Prince véritablement bienfaisant dont le premier ou l’unique soin soit la félicité publique; dont la main secourable & l’exemple admiré fassent régner par-tout le bonheur & la vertu. Depuis tant de siecles un seul a mérité d’immortalité à ce titre; encore celui qui fut la gloire & l’amour du monde n’y a-t-il paru que comme une fleur qui brille au matin & périt avant le déclin du jour. Vous en regrettez un second, Messieurs, qui sans posséder un trône n’en fut pas moins digne; ou qui plutôt, affranchi des obstacles insurmontables que le poids du diadème oppose sans cesse aux meilleures intentions, fit encore plus de bien, plus d’heureux, peut-être, du fond de sa retraite, que n’en fit Titus gouvernant d’univers. Il n’est pas difficile de décider lequel des deux mérite la préférence. Titus chrétien; Titus vertueux & bienfaisant dès sa premiere jeunesse; Titus ne perdant pas un seul jour, eut été égal au Duc d’Orléans.
J’ai dit qu’il s’étoit retiré du monde, & il est vrai qu’il avoit quitté ce monde frivole, brillant & corrompu où la sagesse des Saints passe pour folie, où la vertu est inconnue & méprisée, [34] où son nom même n’est jamais prononcé, où l’orgueilleuse Philosophie dont on s’y pique consiste en quelques maximes stériles, débitées d’un ton de hauteur, & dont la pratique rendroit criminel ou ridicule quiconque oseroit la tenter: mais il commença à se familiariser avec ce monde si nouveau pour ses pareils, si ignoré, si dédaigné de l’autre, où les membres de Jésus-Christ souffrans attirent l’indignation céleste sur les heureux du siecle, où la religion, la probité, trop négligées, sans doute, sont du moins encore en honneur, & où il est encore permis d’être homme de bien sans craindre la raillerie & la haine de ses égaux.
Telle fut la nouvelle société qu’il rassembla autour de lui pour répandre sur elle comme une rosée bienfaisante les trésors de sa charité. Chaque jour il donnoit dans sa retraite une audience & des soulagemens à tous les malheureux indifféremment, réservant pour le Palais-Royal des audiences plus solemnelles où le rang & la naissance reprenoient leurs droits; où la noblesse retrouvoit un Protecteur & un grand Prince dans celui que les pauvres venoient d’appeller leur pere. Ce fut la tendresse même de ton ame qui le força d’accoutumer ses yeux à l’affligeant spectacle des miseres humaines. Il ne craignoit point de voir les maux qu’il pouvoir soulager, & n’avoit point cette répugnance criminelle qui ne vient que d’un mauvais coeur, ni cette pitié barbare dont plusieurs osent se vanter, qui n’est qu’une cruauté déguisée & un prétexte odieux pour s’éloigner de ceux qui souffrent; & comment se peut-il, mon Dieu! que ceux qui n’ont pas le courage d’envisager les plaies d’un pauvre, ayent celui de refuser l’aumône au malheureux qui en est couvert?
[35] Entrerai-je dans le détail immense de tous les biens qu’il a répandus, de tous les heureux qu’il a faits, de tous les malheureux qu’il a soulagés, & de ces aveuglés plus malheureux encore qu’il n’a pas dédaigné de rappeller de leurs égaremens par les mêmes motifs qui les y avoient plongés, afin qu’ayant une fois goûté le plaisir d’être honnêtes gens ils fissent désormais par amour pour la vertu ce qu’ils avoient commencé de faire par intérêt? Non, Messieurs, le respect me retient & m’empêche de lever le voile qu’il a mis lui-même au devant de tant d’actions héroïques, & ma voix n’est pas digne de les célébrer.
O vous, chastes Vierges de Jésus-Christ, vous ses épouses régénérées que la main secourable du Duc d’Orléans a retirées ou garanties des dangers de l’opprobre & de la séduction, & à qui il a procuré de saints & inviolables asyles: vous, pieuses meres de famille qu’il a unies d’un noeud sacré pour élever des enfans dans la crainte du Seigneur; vous, gens de Lettres indigens, qu’il a mis en état de consacre uniquement vos talens à la gloire de celui de qui vous les tenez; vous, guerriers blanchis sous les armes, à qui le soin de vos devoirs a fait oublier celui de votre fortune, que le poids des ans a forcés de recourir à lui, & dont les fronts cicatrisés n’ont point eu à rougir de la honte de ses refus: élevez tous vos voix; pleurez votre bienfaiteur & votre pere. J’espere que du haut du Ciel son ame pure sera sensible à votre reconnoissance; qu’elle soit immortelle comme sa mémoire: les bénédictions de vos coeurs sont le seul éloge digne de lui.
Ne nous le dissimulons point, Messieurs; nous avons fait [36] une perte irréparable. Sans parler ici des Monarques, trop occupés du bien général pour pouvoir descendre dans des détails qui le leur feraient négliger, je sais que l’Europe ne manque pas de grands Princes; je crois qu’il est encore des ames vraiment bienfaisantes; encore plus d’esprits éclairés qui sauroient dispenser sagement les bienfaits qu’ils devroient aimer à répandre. Toutes ces choses prises séparément peuvent se trouver: mais où les trouverons-nous réunies? Où chercherons nous un homme qui, pouvant voir nos besoins par ses yeux & les soulager par ses mains, rassemble en lui seul la puissance & la volonté de bien faire avec les lumieres nécessaires pour bien faire toujours à propos? Voilà les qualités réunies que nous admirions & que nous aimions sur-tout dans celui que nous venons de perdre, & voilà le trop juste motif des pleurs que nous devons verser sur son tombeau.
SECONDE PARTIE
Je le sers bien, Messieurs; ce n’est point avec le tableau que je viens de vous offrir que je dois me flatter de calmer une douleur trop légitime; & l’image des vertus du grand Prince dont nous honorons la mémoire, ne peut être propre qu’à redoubler nos regrets. C’est pourtant en vous le peignant orné de vertus beaucoup plus sublimes que j’entreprends de modérer votre juste affliction. A Dieu ne plaise qu’une insensée présomption de mes forces soit le principe de cet espoir! Il est établi sur des fondemens plus raisonnables & plus solides [37] c’est de la piété de vos coeurs, c’est des maximes consolantes du christianisme, c’est des détails édifians qui me restent à vous faire, que je tire ma confiance. Religion sainte! refuge toujours sûr & toujours ouvert aux coeurs affligés, venez pénétrer les nôtres de vos divines vérités; faites-nous sentir tout le néant des choses humaines; inspirez-nous le dédain que nous devons avoir pour cette vallée de larmes, pour cette courte vie qui n’est qu’un passage pour arriver à celle qui ne finit point, & remplissez nos ames de cette douce espérance, que le serviteur de Dieu qui a tant fait pour vous, jouit en paix dans le séjour des bienheureux du prix de ses vertus & de ses travaux.
Que ces idées sont consolantes! Qu’il est doux de penser qu’après avoir goûté dans cette vie le plaisir touchant de bien faire, nous en recevrons encore dans l’autre la récompense éternelle! Il faut plus, il est vrai, que de bonnes actions pour y prétendre; & c’est cela même qui doit animer notre confiance. Le Duc d’Orléans, avec les vertus dont j’ai parlé n’eût encore été qu’un grand homme, mais il reçut avec elles la foi qui les sanctifie, & rien ne lui manqua pour être un chrétien.
Cette foi puissante qui n’est pourtant rien sans les œuvres, mais sans laquelle les œuvres ne sont rien, germa dans son coeur dès les premieres années, &, comme ce grain de semence de l’Evangile,* [*Luc C. XIII. Verset 19.] elle y devint bientôt un grand arbre qui étendoir au loin ses rameaux bienfaisans. Ce n’étoit point [38] cette foi stérile & glacée d’un esprit convaincu par la raison, à laquelle le coeur n’a point de part, & destituée également d’espérance & d’amour. Ce n’étoit point la foi morte de ces mauvais chrétiens qui vainement disent chaque jour, Seigneur, Seigneur, & n’entreront point dans le royaume des cieux. C’étoit cette foi pure & vive qui faisoit marcher les apôtres sur les eaux, & dont le Seigneur même a dit qu’un seul grain suffiroit pour ne rien trouver d’impossible. Elle étoit si ardente en son ame & si présente à sa mémoire, qu’il en faisoit régulièrement un acte au commencement de toutes ses actions, ou plutôt sa vie entiere n’a été qu’un acte de foi continuel, puisqu’on tient d’un témoignage assuré qu’il n’a jamais eu un seul instant de doute sur les vérités & les mysteres de la religion catholique. Et comment donc avec tant de soi n’a-t-il point opéré de miracles? Chrétiens, Dieu vous doit-il compte de ses graces, & savez-vous jusqu’où peut aller l’humilité d’un juste? Pourquoi demander des miracles; n’en a-t-il pas fait un plus grand & plus édifiant que de transporter des montagnes? Quel est donc ce miracle, me direz-vous? La sainteté de sa vie dans un rang aussi sublime & dans un siecle aussi corrompu.
Le Duc d’Orléans croyoit; & c’est assez dire. On peut s’étonner qu’il se trouve des hommes capables d’offenser un Dieu qu’ils savent être mort pour eux: mais qui s’étonnera jamais qu’un chrétien ait été humble, juste, tempérant, humain, charitable, & qu’il ait accompli à la lettre les préceptes d’une religion si pure, si sainte, & dont il étoit si intimement persuadé. Ah! non, sans doute; on ne remarquoit point entre ses [39] maximes & sa conduite cette opposition monstrueuse qui déshonore nos moeurs ou notre raison, & l’on ne sauroit, peut-être, citer une seule de ses actions qui ne montre, avec la force de cette grande ame, faite pour soumettre ses passions à l’empire de sa volonté, la force plus puissante de la grace, faite pour soumettre en toutes choses sa volonté à celle de son Dieu.
Toutes ses vertus ont porté cette divine empreinte du christianisme; c’est dire assez combien elles ont effacé l’éclat des vertus humaines, toujours si empressées à s’attirer cette vaine admiration qui est leur unique récompense, & qu’elles perdent pourtant encore comparées à celles du vrai chrétien. Les plus grands hommes de l’antiquité se seroient honorés de voir son nom inscrit à côté des leurs, & ils n’auroient pas même eu besoin de croire comme lui, pour admirer & respecter ces vertus héroïques qu’il consacroit ou sacrisioit toutes au triomphe de sa foi.
Il étoit humble; non de cette fausse & trompeuse humilité qui n’est qu’orgueil ou bassesse d’ame; mais d’une humilité pieuse & discrète, également convenable à un chrétien pécheur & à un grand Prince qui, sans avilir son titre fait humilier sa personne. Vous l’avez vu, Messieurs, modeste dans son élévation & grand dans sa vie privée, simple comme l’un de nous, renoncer à la pompe consacrée à son rang sans renoncer à sa dignité: vous l’avez vu, dédaignant cette grandeur apparente dont personne n’est si jaloux que ceux qui n’en ont point de réelle, ne garder des honneurs dûs à sa naissance que ce qu’ils avoient pour lui de pénible, ou ce qu’il n’en pouvoit [40] négliger sans s’offenser soi-même. Prosterné chaque jour au pied de la croix, la touchante image d’un Dieu souffrant, plus présente encore à son coeur qu’à ses yeux, ne lui laissais point oublier que c’est en son seul amour que consistent les richesses, la gloire, & la justice;* [*Prov. C. VIII. Verset 18.] & il n’ignoroit pas, non plus, malgré tant de vains discours, que si celui qui fait sou tenir les grandeurs en est digne, celui qui fait les mépriser est au-dessus d’elles. Hommes vulgaires, qu’un éclat frivole éblouit, même quand vous affectez de le dédaigner, lisez une fois dans vos ames, & apprenez à admirer ce que nul de vous n’est capable de faire.
Il étoit: bienfaisant, je l’ai déjà dit, & qui pourroit l’ignorer? Qu’il me soit permis d’y revenir encore; je ne puis quitter un objet si doux. Un homme bienfaisant est l’honneur de l’humanité, la véritable image de Dieu, l’imitateur de la plus active de toutes ses vertus, & l’on ne peut douter qu’il ne reçoive un jour le prix du bien qu’il aura fait, & même de celui qu’il aura voulu faire, ni que le pere des humains ne rejette avec indignation ces ames dures qui sont insensibles la peine de leur frere, & qui dont aucun plaisir à la soulager. Hélas! cette vertu si digne de notre amour est peut-être bien plus rare encore qu’on ne pense. Je le dis avec douleur, si du nombre de ceux qui semblent y prétendre on écartoit tous ces esprits orgueilleux qui ne sont du bien que pour avoir la réputation d’en faire, tous ces esprits foibles qui n’accordent des graces que parce qu’ils n’ont pas la force de les refuser; qu’il en resteroit peu, de ces coeurs vraiment généreux dont [41] la plus douce récompense pour le bien qu’ils sont est le plaisir de l’avoir fait! Le Duc d’Orléans eût été à la tête de ce petit nombre. Il savoit répandre ses graves avec choix & proportion; son coeur tendre & compatissant, mais ferme & judicieux, eût même su les refuser à ceux qu’il n’en croyoit pas dignes, s’il ne se fut ressouvenu sans cesse que nous avons un trop grand besoin nous-mêmes de la miséricorde celeste, pour être en droit de refuser la nôtre à personne.
Il étoit bienfaisant, ai-je dit? Ah! il étoit plus que cela. Il étoit charitable. Et comment ne l’eût-il pas été? Comment avec une soi si vive n’eût-il pas aimé ce Dieu qui avoir tant fait pour-lui? Comment la sainte ardeur dont il brûloit pour ton Dieu, ne lui eût-elle pas inspiré de l’amour pour tous les hommes que Jésus-Christ a rachetés de son sang, & pour les pauvres qu’il adopte? La gloire du Seigneur étoit son premier desir, le salut des ames son premier soin, secourir les malheureux n’étoit de sa part qu’une occasion de leur faire de plus grands biens en travaillant à leur sanctification. Il rougissoit de la négligence avec laquelle les dogmes sacrés & la morale sainte du christianisme étoient appris & enseignés. Il ne pouvoit voir sans douleur plusieurs de ceux qui se chargent du respectable soin d’instruire & d’édifier les fideles se piquer de savoir toutes choses, excepté la seule qui leur soit nécessaire, & préférer l’étude d’une orgueilleuse philosophie à celle des saintes Lettres qu’ils ne peuvent négliger sans se rendre coupables de leur propre ignorance, & de la nôtre. Il n’a rien oublié pour procurer à l’église de plus grandes lumieres, & au peuple de meilleures instructions. Chacun fait avec quelle [42] ardeur il montroit l’exemple, même sur ce point. Semblable à un enfant préféré, qui, pénétré d’une tendre reconnoissance, feuillete avec un plaisir mêlé de larmes le testament de son pere, il méditoit sans cesse nos Livres sacrés; il y trouvoit sans celle de nouveaux motifs de bénir leur divin Auteur, & de s’attrister des liens terrestres qui le tenoient éloigné de lui. Il possédoit la sainte Ecriture mieux que personne au monde; il en savoit toutes les langues, & en connoissoit tous les textes. Les commentaires qu’il a faits sur Saint-Paul & sur la Genese ne sont pas un témoignage moins certain de la justesse de sa critique & de la profondeur de son érudition, que de son zele pour la gloire de l’Esprit Saint qui a dicté ces livres, & la chaire de Professeur en langue Hébraïque qu’il a fondée en Sorbonne, n’y sera pas moins un monument des lumieres qui lui en ont fait appercevoir le besoin, que de la munificence chrétienne qui l’a porté à y pourvoir.
Mais à quoi sert d’entrer ici dans tous ces détails? Ne nous suffit-il pas de savoir qu’il avait à ce haut degré une seule de ces vertus, pour être assurés qu’il les avoit toutes. Les vertus chrétiennes sont indivisibles comme le principe qui les produit. La foi, la charité, l’espérance, quand elles sont assez parfaites, s’excitent, se soutiennent mutuellement; tout devient facile aux grandes ames avec la volonté de tout faire pour plaire à Dieu, & les rigueurs mêmes de la pénitence n’ont presque plus rien de pénible pour ceux qui savent en sentir la nécessité & en considérer le prix. Entreprendrai-je, Messieurs, de vous décrire les austérités qu’il exerçoit sur soi-même? N’effrayons pas à ce point la mollesse de notre siecle. Ne [43] rebutons pas les ames pénitentes qui, avec beaucoup plus d’offenses à réparer sont incapables de supporter de si rudes travaux. Les siens étoient trop au-dessus des forces ordinaires pour oser les proposer pour modelés. Eh! peu s’en faut, mon Dieu, que je n’aye à justifier leur excès devant ce monde efféminé si peu fait pour juger de la douceur de votre joug! Combien de téméraires oseront lui reprocher d’avoir abrégé ses jours à force de mortifications & de jeûnes, qui ne rougissent point d’abréger les leurs dans les plus honteux excès. Laissons-les au sein de leurs égaremens prononcer avec orgueil les maximes de leur prétendue sagesse; & cependant le jour viendra où chacun recevra le salaire de ses oeuvres. Contentons-nous de dire ici que ce grand & vertueux Prince mortifia sa chair comme Saint Paul, sans avoir à pleurer comme lui l’aveuglement de sa jeunesse. Il pécha sans doute; & quel homme en est exempt? Aussi, quoique son coeur ne se fût point endurci, quoiqu’il pût dire comme cet homme de l’Evangile pour lequel Jésus conçut de l’affection. O mon maître, j’ai observé toutes ces choses dès mon enfance;* [*Marc C. X. Verset 20] il n’ignoroit pas qu’il avoit pourtant des fautes à expier ou à prévenir; il n’ignoroit pas que pour arriver au terme qu’il se proposoit, le chemin le plus sûr étoit le plus difficile, selon ce grand précepte du Seigneur. Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite, car je vous dis que plusieurs demanderont à entrer & ne l’obtiendront point;* [*Luc C. XIII. Verset 24.] il n’ignoroit pas, enfin, ces terribles paroles de l’Ecriture. En vain échapperions-nous à la [44] main des hommes, si nous ne faisans pénitence, nous tomberons dans celle de Dieu.* [*Ecclesiastic C. II. Verset 22.]
Nous l’avons vu dans ces dernier momens de sa vie où son corps exténué étoit prêt à laisser cette ame pure en liberté de se réunir à son Créateur, refuser encore de modérer ces saintes rigueurs qu’il exerçoit sur sa chair: nous l’avons vu jusqu’à la veille de son décès, & tout ce peuple en larmes l’a vu avec nous se lever avec effort &, se soutenant à peine, se traîner chaque jour à l’église en prononçant ces paroles dont il sentoit avec joie approcher l’accomplissement. Nous irons dans la maison, du Seigneur.* [*Psal. 121. Verset. 1.] Bien différent de cet Empereur payen qui voulut mourir debout pour le frivole plaisir de prononcer une sentence, il voulut mourir debout pour rendre à son Créateur jusqu’au dernier jour de sa vie, cet hommage public qu’il n’avoit jamais négligé de lui rendre; il voulut mourir comme il avoit vécu, en servant Dieu & édifiant les hommes.
Ne doutons point qu’une si sainte vie n’obtienne la récompense qui lui est due. Souffrons sans murmure que celui qui a tant aimé le bonheur des hommes voye enfin couronner le sien. Espérons que le desir de répandre sur nous des bienfaits qui a été sur la terre l’objet de toutes ses actions, deviendra dans le ciel celui de toutes ses prieres. Enfin, travaillons à nous sanctifier comme lui, & saisons en sorte que ne pouvant plus nous être utile par ses bonnes oeuvres, il le soit encore par son exemple.
[45] En attendant qu’il partage sur nos autels les honneurs de son saint & glorieux ancêtre Louis IX; en attendant que son nom soit inscrit dans les fastes sacrés de l’Eglise, comme il l’est déjà dans le livre de vie, invoquons pour lui la divine miséricorde: adressons aux Saints en sa faveur les prieres que nous lui adresserons un jour à lui-même: demandons au Seigneur qu’il lui fasse part de sa gloire pour laquelle il a tant eu de zele, qu’il répande ses bénédictions sur toute la maison. Royale, dont ce vertueux Prince soutint si dignement l’honneur, & que l’auguste nom de Bourbon soit grand à jamais, & dans les cieux & sur la terre.
FIN.