[JEAN JACQUES ROUSSEAU]
VILLAR
OBSERVATIONS
Succinctes sur une Anecdote Rapportée dans la VII.
Rêverie du Promeneur Solitaire
[25 février 1782==Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition, t. XV, pp. 613-616.]
OBSERVATIONS
succinctes
sur une anecdote
rapportée
dans la VII.
Rêverie
du Promeneur Solitaire.
Monsieur Bovier avocat au Parlement me fait demander, s’il y a aux environs de Grenoble, un saule épineux, ou un arbrisseau sauvage, dont le fruit acide soit un poison? Je réponds au premier article, que les Botanistes ne connoissent aucun saule épineux en Europe, que parmi les vingt-deux especes de ce genre que nous avons observées en Dauphiné, aucune n’a d’épines, ni même des extrémités de ramaux qu’on puisse regarder comme telles. Quant au second article: il y a aux environs de Grenoble, un arbrisseau appellé par les Botanistes, Hippophaë ou Rhamnoides* [*Hippophaë (Adans. famill. Il. p. 80). Rhamnoïdes Linn. Hist. nat. 651. Dict. de méd. Tom. IV. pag.; 317 *. Rhamnoïdes salicis folio. Tournef. J. R. Herb. T. 481. Rhamnus salicis folio angusto, fructu flavescente C. Bauh. Pin. 477. Rhamnus vel oleaster Germanicus. J. Bauh. I. part. 2.;33.*. Rhamnus alterum genus Caesalp. de Plant. pag. 75-*. Oleasto Germanico Cordi S. Rhamno 1̊. del Dioscoride Ponae Ital 74.] qu’on nomme vulgairement argousse,* [*Rhamne 1. de Mathiole qu’on appelle argousse aux environs de Grenoble & avec lequel on peut faire des sauces au lieu de verjus, &c. Dalech. Hist. Gen. éd. Fr. I. 116. *.] qui porte des feuilles oblongues, fermes, blanchâtres, assez ressemblantes à celles du petit saule ou osier blanc. Ces deux arbrisseaux bordent tous les torrens & rivieres: ils croissent pêle-mêle & s’élevent depuis trois jusqu’à six pieds pour l’ordinaire. Le dernier se nomme en botanique Salix helix ou Salix purpurea.* [*Linnaei Hist. nat. 648. Nous croyons avec le célebre Haller, que ces deux especes n’en sont qu’une.]
[614] L’argousse ou hippophaë, a l’extrémité de ses rameaux terminés par une épine, & ses fruits sont par paquets entassés sur les branches à la base des feuilles, au nombre de trois jusqu’à neuf, adhérens à la tige. Ce sont des baies succulentes, d’abord vertes, jaunes en automne & rougeâtres pendant l’hiver, auquel elles résistent ainsi que les feuilles, & sont mangées par les oiseaux. Ces baies sont rondes de la couleur des grains de maïs, un peu moins grosses, sont remplies d’un suc jaunâtre acide, & renferment un seul noyau dans leur centre.* [*Cordus a fait une remarque bien digne d’un Chimiste du quinzieme siecle, il dit avoir observé trois substances différentes dans le fruit de l’hippophaë: l’une pulpeuse insipide sous l’écorce, la seconde aqueuse & acide sur le noyau, & une troisieme huileuse dans le noyau même.]
Ces observations sont entrevoir l’équivoque à laquelle la ressemblance de figure des feuilles, & de la grandeur ou du voisinage de ces deux arbrisseaux ont donné lieu; mais elles ne sont pas même soupçonner la raison qui a pu faire croire qu’un fruit acide est un poison. Que notre hippophaë soit celui des Grecs, quoiqu’on n’en tire pas ici un suc laiteux, épaissi, purgatif &c. cela est possible, & la plante qui fournit la gomme adragant en est une preuve, quant à la consistance qu’elle acquiert dans les pays chauds & non dans nos Alpes où la plante est très-commune. Mais qu’un arbrisseau dont tous les animaux herbivores mangent les feuilles & les granivores le fruit: que ce fruit acide que Dalechamp recommande, & avec lequel on fait réellement du verjus ici chez les pauvres: que ce même fruit sans âcreté, sans aucun goût, fade, nauséeux soit un poison: que ce poison n’ait seulement pas été soupçonné dans des pays [615] tels que l’Italie, l’Allemagne, la Suisse, la France où arbrisseau couvre des isles entieres, le long des torrens & rivieres depuis la mer jusqu’aux sommets des Alpes; c’est ce qu’on ne peut concevoir.
L’on pardonnera à des enfans, de ne jamais manger des fruits qu’ils ne connoissent pas, parce que leur mere ou leur gouvernante les ont avertis qu’ils pourroient s’empoisonner, & même d’appliquer à cette plante les craintes qu’on leur a inspirées au sujet des solanum, des chevre-feuilles, des lauréoles, bois gentils &c. Qu’ils inspirent cette terreur panique à leurs freres, à leurs camarades, il n’y a pas d’inconvénient. Ma faire un crime à un homme de lettres de ce qu’il n’a pas averti un botaniste de ne pas manger de ce fruit défendu, c’est exiger de lui les préjugés de l’enfance & supposer trop peu d’expérience au botaniste, qui dans le cas même le plus dangereux est fait pour servir de mentor, & non pour en exiger de la part d’un homme qui n’a pas étudié les plantes.
D’après ces réflexions, nous croyons que M. Bovier peut être tranquille sur l’imputation que les manuscrits du citoyen de Geneve semblent lui faire au sujet de cette plante. Sur le tout qu’importeroit à M. Bovier, qu’une disposition trop mélancolique de la part de son ancien ami, le fit passer dans le lointain, pour un homme qui n’a pas eu tous les égards possibles pour cette sensibilité extrême qu’il outroit encore durant les dernières années de sa vie. La réputation de M. Bovier est faite & ce soupçon ne se soutiendroit jamais dans sa patrie, ni dans l’esprit de ceux qui le connoissent. Ceux qui ne le connoissent pas, le jugeront favorablement d’après ces détails & [616] ce qui y a donné lieu; si quelques esprits légers vouloient s’amuser du ridicule, il suffiroit d’opposer les écrits savans de Rousseau à une pusillanimité, ou à une maladie que cette anecdote décelé aux yeux du Public.
Fait à Grenoble le 25 Février 1782.
VILLAR, Méd. Prof. de Botanique.
FIN.