JEAN JACQUES ROUSSEAU
MÉMOIRE A SON EXCELLENCE,
MONSEIGNEUR LE GOUVERNEUR DE SAVOYE.
[Comte Joseph Piccone]
[Mars 1739, Bibliothèque de Beaune. Publication, Correspondance complète (Leigh) t. I pp. 93-95; le Pléiade édition, t. I, pp. 1218-1220, 1876. == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, p. 432-435.]
MÉMOIRE
A SON EXCELLENCE, MONSEIGNEUR
LE GOUVERNEUR DE SAVOYE.*
[Cette piece & les lettres qui suivent sont aussi tirées de l’Edition de Bruxelles où elles ont paru imprimées pour la premiere fois.]
J’ai l’honneur d’exposer très-respectueusement à Son Excellence, le triste détail de la situation où je me trouvé, la suppliant de daigner écouter la générosité de ses pieux sentimens, pour y pourvoir de la manière qu’elle jugera convenable.
Je suis sorti très-jeune de Genève, ma patrie, ayant abandonné mes droits, pour entrer dans le sein de l’église, sans avoir cependant jamais fait aucune démarche, jusqu’aujourd’hui, pour implorer des secours, dont j’aurois toujours tâché de me passer, s’il n’avoit plu à la Providence de m’affliger par des maux qui m’en ont ôté le pouvoir. J’ai toujours eu du mépris, & même de l’indignation pour ceux qui ne rougissent point de faire un trafic honteux de leur soi, & d’abuser des bienfaits qu’on leur accorde. J’ose dire qu’il a paru par ma conduite, que je suis bien éloigné de pareils sentimens. Tombé, encore enfant, entre les mains de feu Monseigneur l’évêque de Geneve, je tâchai de répondre, par l’ardeur & l’assiduité de mes études, aux vues flatteuses que ce [433] respectable Prélat avoit sur moi. Madame la baronne de Warens voulut bien condescendre à la priere qu’il lui fit de prendre soin de mon éducation, & il ne dépendit pas de moi de témoigner à cette dame, par mes progrès, le desir passionné que j’avois, de la rendre satisfaite de l’effet de ses bontés de les soins.
Ce grand évêque ne borna pas là ses bontés, il me recommanda encore à M. le Marquis de Bonac, ambassadeur de France auprès du Corps Helvétique. Voilà les trois seuls protecteurs, à qui j’aye eu obligation du moindre secours; il est vrai qu’ils m’ont tenu lieu de tout autre, par la maniere dont ils ont daigné me faire éprouver leur générosité. Ils ont envisagé en moi un jeune homme assez bien né, rempli d’émulation, & qu’ils entrevoyoient pourvu de quelques talens, & qu’ils le proposoient de pousser. Il me seroit glorieux de détailler à Son Excellence ce que ces deux seigneurs avoient eu la bonté de concerter pour mon établissement; mais la mort de Monseigneur l’évêque de Geneve, & la maladie mortelle de M. l’ambassadeur, ont été la fatale époque du commencement de tous mes désastres.
Je commençai aussi moi-même, d’être attaqué de la langueur qui me met aujourd’hui au tombeau. Je retombai par conséquent à la charge de Madame de Warens, qu’il faudroit ne pas connoître pour croire qu’elle eût pu démentir ses premiers bienfaits, en m’abandonnant dans une si triste situation.
Malgré tout, je tâchai, tant qu’il me resta quelques forces, de tirer parti de mes foibles talens; mais de quoi servent les talens dans ce pays? Je le dis dans l’amertume de mon coeur, [434] il vaudroit mille fois mieux n’en avoir aucun. Eh! n’éprouvé-je pas encore aujourd’hui le retour plein d’ingratitude & de dureté de gens, pour lesquels j’ai achevé de m’épuiser, en leur enseignant, avec beaucoup d’assiduité & d’application, ce qui m’avoir coûté bien des soins & des travaux à apprendre. Enfin, pour comble de disgraces, me voilà tombé dans une maladie affreuse, qui me défigure. Je suis désormais renfermé, sans pouvoir presque sortir du lit & de la chambre, jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu de disposer de ma courte, mais misérable vie.
Ma douleur est de voir que Madame de Warens a déjà trop fait pour moi; je la trouvé, pour le reste de mes jours, accablée du fardeau de mes infirmités, dont son extrême bonté ne lui laissé pas sentir le poids; mais qui n’incommode pas moins ses affaires, déjà trop resserrées par ses abondantes charités, & par l’abus que des misérables n’ont que trop souvent fait de sa confiance.
J’ose donc, sur le détail de tous ces faits, recourir à Son Excellence comme au pere des affligés. Je ne dissimulerai point qu’il est dur à un homme de sentimens, & qui pense comme je fais, d’être obligé, faute d’autre moyen, d’implorer des assistances & des secours: mais tel est le décret de la Providence. Il me suffit, en mon particulier, d’être bien assuré que je n’ai donne, par ma faute, aucun lieu ni à la misère, ni aux maux dont je suis accablé. J’ai toujours abhorré le libertinage & l’oisiveté, & tel que je suis, j’ose être assuré que personne, de qui j’aye l’honneur d’être connu, n’aura sur ma conduite, mes sentimens & mes moeurs, que de favorables témoignages à rendre.
[435] Dans un état donc aussi déplorable que le mien, & sur lequel je n’ai nul reproche à me faire, je crois qu’il n’est pas honteux à moi d’implorer de Son Excellence, la grace d’être admis à participer aux bienfaits établis par la piété des princes, pour de pareils usages. Ils sont destinés pour des cas semblables aux miens, ou ne le sont pour personne.
En conséquence de cet exposé, le supplie très-humblement Son Excellence de vouloir me procurer une pension, telle qu’elle jugera raisonnable, sur la fondation que la piété du roi Victor a établie à Annecy, ou de tel autre endroit qu’il lui semblera bon, pour pouvoir survenir aux nécessités du reste de ma triste carriere.
De plus l’impossibilité où je me trouvé de faire des voyages, & de traiter aucune affaire civile, m’engagé à supplier encore Son Excellence, qu’il lui plaise de faire régler la chose de maniere que ladite pension puisse être payée ici en droiture, & remise entre mes mains, ou celles de Madame la baronne de Warens, qui voudra bien, à ma très-humble sollicitation, se charger de l’employer à mes besoins. Ainsi, jouissant pour le peu de jours qu’il me reste, des secours nécessaires pour le temporel, je recueillerai mon esprit & mes forces, pour mettre mon ame & ma conscience en paix avec Dieu; pour me préparer à commencer, avec courage & résignation, le voyage de l’éternité, & pour prier Dieu sincérement & sans distraction, pour la parfaite prospérité & la très-précieuse conservation de Son Excellence.
J. J. ROUSSEAU
FIN.