JEAN JACQUES ROUSSEAU
MÉMOIRE
[À M. Boudet Antonin]
[le 19 avril 1742, Bibliothèque de Genève, MS. fr. 231. Publication, E. Fréron, l’Année littéraire, Paris, 1765; Correspondance complète (Leigh) t. I pp. 146-151; le Pléiade édition, t. IV, pp. 1040-1043, 1765. == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, p. 436-440.]
MÉMOIRE
Remis le 19 Avril 1742, À M. Boudet Antonin, qui travaille à l’histoire de feu M. de Bernex, Evêque de Geneve.
Dans l’intention où l’on est, de n’omettre dans l’histoire de M. de Bernex, aucun des faits considérables qui peuvent servir à mettre ses vertus chrétiennes dans tout leur jour, on ne fauroit oublier la conversion de Madame la baronne de Warens de la Tour, qui fut l’ouvrage de ce prélat.
Au mois de juillet de l’année 1726, le roi de Sardaigne étant à Evian, plusieurs personnes de distinction du pays de Vaud s’y rendirent pour voir la cour. Madame de Warens fut du nombre; & cette dame, qu’un pur motif de curiosité avoit amenée, fut retenue par des motifs d’un genre supérieur, & qui n’en furent pas moins efficaces, pour avoir été moins prévus. Ayant assisté par hasard à un des discours que ce prélat prononçoit, avec ce zele & cette onction qui portoient dans les coeurs le feu de sa charité, Madame de Warens en fut émue au point, qu’on peut regarder cet instant comme l’époque de sa conversion; la chose cependant devoit paroitre d’autant plus difficile, que cette dame étant très-éclairée, se tenoit en garde contre les séductions de l’éloquence, & n’étoit pas disposée à céder, sans être pleinement convaincue: mais quand on a l’esprit juste & le coeur droit, que peut-il manquer pour goûter la vérité que le secours de la grace? Et M. de Bernex n’étoit-il pas accoutumé à la porter dans les coeurs les plus [437] endurcis? Madame de Warens vit le prélat; ses préjugés surent détruits; les doutes furent dissipés;& pénétrée des grandes vérités qui lui étoient annoncées, elle se détermina à rendre à la foi par un sacrifice éclatant, le prix des lumieres dont elle venoit de l’éclairer.
Le bruit du dessein de Madame de Warens ne tarda pas à se répandre dans le pays de Vaud: ce fut un deuil & des alarmes universelles: cette dame y étoit adorée, & l’amour qu’on avoit pour elle se changea en fureur, contre ce qu’on appelloit ses séducteurs & ses ravisseurs. Les habitans de Vevey ne parloient pas moins que de mettre le feu à Evian, & de l’enlever à main armée au milieu même de la cour. Ce projet insensé, fruit ordinaire d’un zele fanatique, parvint aux oreilles de Sa Majesté, & ce fut à cette occasion qu’elle fit à M. de Bernex cette espece de reproche si glorieux, qu’il faisoit des conversons bien bruyantes. Le roi fit partir sur le champ Madame de Warens pour Annecy, escortée de quarante de ses gardes. Ce fut-là, où quelque tems après Sa Majesté l’assura de sa protection dans les termes les plus flatteurs, & lui assigna une pension, qui doit passer pour une preuve éclatante de-la piété & de la générosité de ce prince; mais qui n’ôte point, à Madame de Warens, le mérite d’avoir abandonné de grands biens & un rang brillant dans sa patrie, pour suivre la voix du Seigneur, & se livrer sans réserve à sa Providence. Il eût même la bonté de lui offrir d’augmenter cette pension, de forte qu’elle pût figurer avec tout l’éclat qu’elle souhaiteroit, & de lui procurer la situation la plus gracieuse, si elle vouloit se rendre à Turin, auprès de la reine. Mais [438] Madame de Warens n’abusa point des bontés du monarque; elle alloit acquérir les plus grands biens, en participant à ceux que l’Eglise répand sur les fidelles; & l’éclat des autres n’avoit désormais plus rien qui pût la toucher. C’est ainsi qu’elle s’en explique à M. de Bernex: & c’est sur ces maximes de détachement & de modération, qu’on l’a vue se conduire constamment depuis lors.
Enfin le jour arriva, où M. de Bernex alloit assurer à l’église la conquête qu’il lui avoit acquise: il reçut publiquement l’abjuration de Madame de Warens, & lui administra le sacrement de confirmation le 8 septembre 1726, jour de la nativité de Notre Dame dans l’église de la visitation, devant la relique de Saint François de Sales. Cette dame eût l’honneur d’avoir pour marraine, dans cette cérémonie, Madame la princesse de Hesse, soeur de la princesse de Piémont, depuis reine de Sardaigne. Ce fut un spectacle touchant de voir une jeune dame d’une naissance illustre, favorisée des graces de la nature, & enrichie des biens de la fortune, & qui, peu de tenus auparavant, faisoit les délices de sa Patrie, s’arracher du sein de l’abondance & des plaisirs, pour venir déposer au pied de la croix de Christ, l’éclat & les voluptés du monde, & y renoncer pour jamais. M. de Bernex fit à ce sujet un discours très-touchant & très-pathétique: l’ardeur de son zele lui prêta ce jour-là de nouvelles forces; toute cette nombreuse assemblée fondit en larmes, & les dames, baignées de pleurs, vinrent embrasser Madame de Warens, la féliciter, & rendre graves à Dieu avec elle de la victoire qu’il lui faisoit remporter. Au reste, on a cherché inutilement, [439] parmi tous les papiers de feu M. de Bernex, le discours qu’il prononça en cette occasion, & qui, au témoignage de tous ceux qui l’entendirent, est un chef-d’oeuvre d’éloquence: & il y a lieu de croire, que, quelque beau qu’il soit, il a été composé sur le champ, & sans préparation.
Depuis ce jour-là M. de Bernex n’appella plus Madame de Warens que sa fille, & elle l’appelloit son pere. Il a en effet toujours conservé pour elle les bontés d’un pere; & il ne faut pas s’étonner qu’il regardât, avec une sorte de complaisance, l’ouvrage de ses soins apostoliques, puisque cette dame s’est toujours efforcée de suivre, d’aussi près qu’il lui a été possible, les saints exemples de ce prélat, soit dans son détachement des choses mondaines, soit dans son extrême charité envers les pauvres; deux vertus qui définissent parfaitement le caractere de Madame de Warens.
Le fait suivant peut entrer aussi parmi les preuves, qui constatent les actions miraculeuses de M. de Bernex.
Au mois de septembre 1729, Madame de Warens, demeurant dans la maison de M. de Boige, le feu prit au four des cordeliers, qui donnoit dans la cour de cette maison, avec telle violence que ce four, qui contenoit un bâtiment assez grand, entiérement plein de fascines & de bois sec, fut bientôt embrase. Le feu, porté par un vent impétueux s’attacha au toît de la maison, & pénétra même par les fenêtres dans les appartemens: Madame de Warens donna aussitôt ses ordres pour arrêter les progrès du feu, & pour faire transporter ses meubles dans son jardin. Elle étoit occupée à ces soins, quand elle apprit que M. L’Evêque étoit accouru [440] au bruit du danger qui la menaçoit, & qu’il alloit paroître à l’instant; elle fut au devant de lui. Ils entreront ensemble dans le jardin, il se mit à genoux, ainsi que tous ceux qui étoient présens, du nombre desquels j’étois, & commença à prononcer des oraisons, avec cette ferveur qui étoit inséparable de ses prieres. L’effet en fut sensible; le vent qui portoit les flammes par dessus la maison, jusques près du jardin, changea tout-à-coup, & les éloigna si bien, que le four quoique contigu, fut entiérement consumé, sans que la maison eût d’autre mal que le dommage qu’elle avoit reçu auparavant. C’est un fait connu de tout Annecy, & que moi, écrivain du présent mémoire, ai vu de mes propres yeux.
M. de Bernex a continué constamment à prendre le même intérêt, dans tout ce qui regardoit Madame de Warens; il fit faire le portrait de cette danse; disant qu’il souhaitoit qu’il restât dans sa famille, comme un monument honorable d’un de ses plus heureux travaux. Enfin, quoiqu’elle fût éloignée de lui, il lui a donne, peu de tems avant que de mourir, des marques de son souvenir, & en a même laissé dans son testament. Après la mort de ce prélat, Madame de Warens s’est entièrement consacrée à la solitude & à la retraite, disant qu’après avoir perdu son pere, rien ne l’attachoit plus au monde.
FIN.