[JEAN JACQUES ROUSSEAU]
MANDEMENT DE MONSEIGNEUR L’ARCHEVÊQUE DE PARIS, Portant condamnation d’un Livré qui a pour titre: EMILE, ou de l’Education, par J. J. Rousseau, Citoyen de GENEVE, A Amsterdam, chez Jean Néaulme, Libraire, 1762. [V. EMILE, OU DE L’EDUCATION; ARRÊT DE LE COUR DE PARLEMENT]
[1762 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, pp. 248--273.]
MANDEMENT
DE MONSEIGNEUR L’ARCHEVÊQUE
DE PARIS,
Portant condamnation
d’un Livré
qui a pour titre:
EMILE,
ou de l’Education,
par J. J. Rousseau, Citoyen
de GENEVE,
A Amsterdam, chez
Jean Néaulme,
Libraire, 1762.
CHRISTOPHE DE BEAUMONT, par la Miséricorde Divine, & par la grace du Saint Siege Apostolique, Archevêque de Paris, Duc de Saint Cloud, Pair de France, Commandeur de l’Ordre du Saint-Esprit, Proviseur de Sorbonne, &c. A tous les Fideles de notre Diocese: SALUT ET BÉNÉDICTION.
I. SAINT PAUL a prédit, MES TRÈS-CHERS FRERES, qu’il viendroit des jours périlleux où il y auroit des gens amateurs d’eux-mêmes, fiers, superbes, blasphémateurs, impies, calomniateurs, enfles d’orgueil, amateurs des voluptés plutôt que de Dieu: des hommes d’un esprit corrompu & pervertis dans la Foi.* [*In novissmis diebus instabunt tempora periculosa; erunt homines seipsos amantes... elati, superbi, blasphemi... scelesti... criminatores...tumidi & voluptatum amatores magis quam Dei...homines corrupti mente & reprobi circa fidem. 2.Tim. C 3. v. 1. 4. 8.] Et dans quels tems malheureux cette prédiction s’est-elle accomplie plus à la lettre que dans les nôtres! L’incrédulité, [249] enhardie par toutes les passions, se présente sous toute les formes, afin de se proportionner, en quelque sorte, à tous les âges, à tous les caracteres, à tous les états. Tantôt, pour s’insinuer dans des esprits qu’elle trouvé, déjà ensorcelés par la bagatelle,* [*Fascinatio nugacitatis obscurat bona Sap. C. 4. v. 12.] elle emprunte un style léger, agréable & frivole: de-là tant de romans également obscenes & impies, dont le but est d’amuser l’imagination, pour séduire l’esprit & corrompre le coeur. Tantôt, affectant un air de profondeur & de sublimité dans ses vues, elle feint de remonter aux premiers principes de nos connoissances, & prétend s’en autoriser, pour secouer un joug qui, selon elle, déshonore l’humanité, la Divinité même. Tantôt elle déclame en furieuse contre le zele de la Religion, & prêche la tolérance universelle avec emportement. Tantôt enfin, réunissant tous ces divers langages, elle mêle le sérieux à l’enjouement, des maximes pures à des obscénités, de grandes vérités à de grandes erreurs, la foi au blasphême; elle entreprend, en un mot, d’accorder la lumiere avec les ténebres, Jésus-Christ avec Bélial. Et tel est spécialement, M. T. C. F. l’objet qu’on paroît s’être proposé dans un ouvrage récent, qui a pour titre: EMILE ou DE L’EDUCATION. Du sein de l’erreur il s’est élevé un homme plein du langage de la philosophie, sans être véritablement philosophe: esprit doué d’une multitude de connoissances qui ne l’ont pas éclairé, & qui ont répandu des ténebres dans les autres esprits: caractere livré aux paradoxes d’opinions & de conduite; alliant la simplicité des moeurs avec [250] le faste des pensées; le zele des maximes antiques avec la fureur d’établir des nouveautés, l’obscurité de la retraite avec le desir d’être connu de tout le monde; on l’a vu invectiver contre les sciences qu’il cultivoit; préconiser l’excellence de l’Evangile, dont il détruisoit les dogmes; peindre le beauté des vertus qu’il éteignoit dans l’ame de ses Lecteurs. Il s’est fait le précepteur du genre-humain pour le tromper, le moniteur public pour égarer tout le monde, l’oracle du siecle pour achever de le perdre. Dans un ouvrage sur l’inégalité des conditions, il avoit abaissé l’homme jusqu’au rang des bêtes; dans une autre production plus récente, il avoit insinué le poison de la volupté en paroissant le proscrire: dans celui-ci, il s’empare des premiers momens de l’homme, afin d’établir l’empire de l’irréligion.
II. Quelle entreprise, M. T. C. F.! L’éducation de la jeunesse est un des objets les plus importans de la sollicitude & du zele des Pasteurs. Nous savons que, pour réformer le monde, autant que le permettent la foiblesse & la corruption de notre nature, il suffiroit d’observer sous la direction & l’impression de la grace les premiers rayons de la raison humaine, de les saisir avec soin & de les diriger vers la route qui conduit à la vérité. Par-là ces esprits, encore exempts de préjugés, seroient pour toujours en garde contre l’erreur; ces coeurs encore exempts de grandes passions, prendroient les impressions de toutes les vertus. Mais à qui convient-il mieux qu’a nous & à nos coopérateurs dans le saint Ministere, de veiller ainsi sur les premiers momens de la jeunesse chrétienne; de lui distribuer le lait spirituel de la Religion, afin qu’il croisse[251] pour le salut;* [*Sicut modo geniti infantes, rationabile sine dolo lac concupiscite: ut in eo crescatis in salutem. I. Pet. c. 2] de préparer de bonne heure, par de salutaires leçons, des adorateurs sinceres au vrai Dieu, des sujets fidelles au Souverain, des hommes dignes d’être la ressource & l’ornement de la Patrie?
III. Or, M. T. C. F., l’Auteur d’EMILE propose un plan d’éducation qui, loin de s’accorder avec le Christianisme, n’est pas même propre à former des citoyens, ni des hommes. Sous le vain prétexte de rendre l’homme à lui-même, & de faire de son Eleve l’Eleve de la nature, il met en principe une assertion démentie, non-seulement par la Religion, mais encore par l’expérience de tous les peuples & de tous les tems. Posons, dit-il, pour maxime incontestable, que les premiers mouvemens de la nature sont toujours droits: il n’y a point de perversité originelle dans le coeur humain. A ce langage on ne reconnoît point la doctrine des saintes Ecritures & de l’Eglise, touchant la révolution qui s’est faite dans notre nature. On perd de vue le rayon de lumiere qui nous fait connoître le mystere de notre propre coeur. Oui, M. T. C. F., il se trouvé en nous un mélange frappant de grandeur & de bassesse, d’ardeur pour la vérité & de goût pour l’erreur, d’inclination pour la vertu & de penchant pour le vice: étonnant contraste, qui, en déconcertant la Philosophie payenne, la laissé errer dans de vaines spéculations! contraste dont la révélation nous découvre la source dans la chûte déplorable de notre premier pere! L’homme se sent entraîné par une pente funeste, & comment se roidiroit-il contre elle, si son enfance [252] n’étoit dirigée par des maîtres pleins de vertu, de sagesse, de vigilance; & si, durant tout le cours de sa vie, il ne faisoit lui-même, sous la protection, & avec les graces de son Dieu, des efforts puissans & continuels? Hélas! M. T. C. F., malgré les principes de l’éducation la plus saine & la plus vertueuse, malgré les promesses les plus magnifiques de la religion, & les menaces les plus terribles, les écarts de la jeunesse ne sont encore que trop fréquens, trop multipliés; dans quelles erreurs, dans quels excès, abandonnée à elle-même, ne se précipiteroit-elle donc pas? C’est un torrent qui se déborde malgré les dignes puissantes qu’on lui avoit opposées: que seroit-ce donc si nul obstacle ne suspendoit ses flots, & ne rompoit ses efforts?
IV. L’Auteur d’EMILE, qui ne reconnoît aucune religion, indique néanmoins, sans y penser, la voie qui conduit infailliblement à la vraie religion. Nous, dit-il, qui ne voulons rien donner à l’autorité; nous, qui ne voulons rien enseigner à notre EMILE, qu’il ne pût comprendre de lui-même par tout pays, dans quelle religion l’éleverons-nous? à quelle secte aggrégerons-nous l’Eleve de la nature? Nous ne l’aggrégerons, ni à celle-ci, ni à celle-là; nous le mettrons en état de choisir celle où le meilleur usage de la raison doit le conduire. Plût à Dieu, M. T. C. F., que cet objet eût bien rempli! Si l’Auteur eût réellement mis son Eleve en état de choiser, entre toutes les religions, celle où le meilleur usage de la raison doit conduire, il l’eût immanquablement préparé aux leçons du christianisme. Car, M. T. C. F., la lumiere naturelle conduit à la lumiere évangélique; & le culte chrétien [253] est essentiellement un culte raisonnable.* [*Rationabile obsequium vestrum. Rom. C. 12. v. 1.] En effet, si le meilleur usage de notre raison ne devoit pas nous conduire à la révélation chrétienne, notre foi seroit vaine, nos espérances seroient chimériques. Mais comment ce meilleur usage de la raison nous conduit-il au bien inestimable de la foi, & de-là au terme précieux du salut? C’est à la raison, elle-même que nous en appellons. Dés qu’on reconnoit un Dieu, il ne s’agit plus que de savoir s’il a daigné parler aux hommes, autrement que par les impressions de la nature. Il faut donc examiner si les faits, qui constatent la révélation, ne sont pas supérieurs à tous les efforts de la chicane la plus artificieuse. Cent fois l’incrédulité a tâché de détruire ces faits, ou au moins d’en affoiblir les preuves; & cent fois sa critique a été convaincue d’impuissance. Dieu, par la révélation, s’est rendu témoignage à lui-même, & ce témoignage est évidemment très-digne de soi.* [*Tesimonia tua credibilia facta sunt nimis. Psal. 92. v. 5.] Que reste-t-il donc à l’homme qui fait le meilleur usage de sa raison, sinon d’acquiescer à ce témoignage? C’est votre grace, ô mon Dieu! qui consomme cette œuvre de lumiere; c’est elle qui détermine la volonté, qui forme l’ame chrétienne; mais le développement des preuves, & la forcé des motifs, ont préalablement occupé, épuré, la raison; & c’est dans ce travail, aussi noble qu’indispensable, que consiste ce meilleur usage de la raison, dont l’Auteur d’EMILE entreprend de parler sans en avoir une notion fixe & véritable.
V. Pour trouver la jeunesse plus docile aux leçons qu’il lui [254] prépare, cet Auteur veut qu’elle soit dénuée de tout principe de religion. Et voilà pourquoi, selon lui, connoître le bien & le mal, sentir la raison des devoirs de l’homme, n’est pas l’affaire d’un enfant... J’aimerois autant, ajoute-t-il, exiger qu’un enfant eût cinq pieds de haut, que du jugement à dix ans.
VI. Sans doute, M. T. C. F., que le jugement humain a ses progrès, & ne se forme que par degrés. Mais s’ensuit-il donc qu’à l’âge de dix ans un enfant ne connoisse pont la différence du bien & du mal, qu’il confonde la sagesse avec la folie, la bonté avec la barbarie, la vertu avec le vice? Quoi! à cet âge il ne sentira pas qu’obéir à son pere est un bien, que lui désobéir est un mal. Le prétendre, M. T. C. F., c’est calomnier la nature humaine, en lui attribuant une stupidité qu’elle n’a point.
VII. «Tout enfant qui croit en Dieu, dit encore cet Auteur, est idolâtre ou antropomorphite.» Mais s’il est idolâtre, il croit donc plusieurs Dieux; il attribue donc la nature divine à des simulacres insensibles? S’il n’est qu’antropomorphite, en reconnoissant le vrai Dieu, il lui donne un corps. Or, on ne peut supposer ni l’un ni l’autre dans un enfant qui a reçu une éducation chrétienne. Que si l’éducation a été vicieuse à cet égard, il est souverainement injuste d’imputer à la religion ce qui n’est que la faute de ceux qui l’enseignent mal. Au surplus, l’âge de dix ans n’est point l’âge d’un Philosophe: un enfant, quoique bien instruit, peut s’expliquer mal; mais en lui inculquant que la Divinité n’est rien de ce qui tombe, ou de ce qui peut tomber sous les sens; qui c’est [255] une intelligence infinie, qui, douée d’une puissance suprême, exécute tout ce qui lui plaît, on lui donne de Dieu une notion assortie à la portée de son jugement. Il n’est pas douteux qu’un athée, par ses sophismes, viendra facilement à bout de troubler les idées de ce jeune croyant: mais toute l’adresse du sophiste ne sera certainement pas que cet enfant, lorsqu’il croit en Dieu, soit idolâtre ou antropomorphite; c’est-à-dire, qu’il ne croye que l’existence d’une chimere.
VIII. L’Auteur va plus loin, M. T. C. F., il n’accorde pas même à un jeune homme de quinze ans, la capacité de croire en Dieu. L’homme ne saura donc pas même à cet âge; s’il y a un Dieu, ou s’il n’y en a point: toute la nature aura beau annoncer la gloire de son Créateur, il n’entendra rien à son langage! Il existera, sans savoir à quoi il doit son existence! Et ce sera la saine raison elle-même qui le plongera dans ces ténebres! C’est ainsi, M. T. C. F., que l’aveugle impiété voudroit pouvoir obscurcir de ses noires vapeurs, le flambeau que la religion présente à tous les âges de la vie humaine. Saint Augustin raisonnoit bien sur d’autres principes, quand il disoit, en parlant des premieres années de sa jeunesse. «Je tombai dès ce tems-là, Seigneur, entre les mains de quelques-uns de ceux qui ont soin de vous invoquer; & je compris par ce qu’ils me disoient de vous, & selon les idées que j’étois capable de m’en former à cet âge-là, que vous étiez quelque chose de grand, & qu’encore que vous fussiez invisible, & hors de la portée de nos sens, vous pouviez nous exaucer & nous secourir. Aussi commençai-je dès mon enfance à vous prier, & vous regarder [256] comme mon recours & mon appui; & à mesure que ma langue se dénouoit, j’employois ses premiers mouvemens à vous invoquer.» (Lib. 1. Confess. Chap. IX).
IX. Continuons, M. T. C. F., de relever les paradoxes étranges de l’Auteur d’EMILE. Après avoir réduit les jeunes gens à une ignorance si profonde par rapport aux attributs & aux droits de la Divinité, leur accordera-t-il du moins l’avantage de se connoître eux-mêmes? Sauront-ils si leur ame est une substance absolument distinguée de la matiere? ou se regarderont-ils comme des êtres purement matériels & soumis aux seules loix du mécanisme? l’Auteur d’EMILE doute qu’à dix-huit ans, il soit encore tems que son Eleve apprenne s’il a une ame: il pense que, s’il l’apprend plutôt, il court risque de ne le savoir jamais: ne veut-il pas du moins que la jeunesse soit susceptible de la connoissance de ses devoirs? Non. A l’en croire, il n’y a que des objets physiques qui puissent intéresser les enfans, sur-tout ceux dont on n’a pas éveillé la vanité, & qu’on n’a pas corrompus d’avance par le poison de l’opinion. Il veut, en conséquence, que tous les soins de la premiere éducation soient appliqués à ce qu’il y a dans l’homme de matériel & de terrestre: exercez, dit-il, son corps, ses organes, ses sens, ses forces; mais tenez son ame oisive, autant qu’il se pourra. C’est que cette oisiveté lui a paru nécessaire pour disposer l’ame aux erreurs qu’il se proposoit de lui inculquer. Mais ne vouloir enseigner la sagesse à l’homme que dans le tems où il sera dominé par la fougue des passions naissantes, n’est-ce pas la lui présenter dans le dessein qu’il la rejette?
[257] X. Qu’une semblable éducation, M. T. C. F., est opposée à celle que prescrivent, de concert, la vraie religion & la saine raison? Toutes deux veulent qu’un Maître sage & vigilant épie en quelque sorte dans son Eleve les premieres lueurs de l’intelligence, pour l’occuper des attraits de la vérité, les premiers mouvemens du coeur, pour le fixer par les charmes de la vertu. Combien en effet n’est-il pas plus avantageux de prévenir les obstacles, que d’avoir à les surmonter? Combien n’est-il pas à craindre, que, si les impressions du vice précédent les leçons de la vertu, l’homme parvenu à un certain âge, ne manque de courage, ou de volonté pour résister au vice? Une heureuse expérience ne prouve-t-elle pas tous les jours, qu’après les déréglemens d’une jeunesse imprudente & emportée, on revient enfin aux bons principes qu’on a reçus dans l’enfance?
XI. Au reste, M. T. C. F., ne soyons point surpris que l’Auteur d’EMILE remette à un tems si reculé la connoissance de l’existence de Dieu: il ne la croit pas nécessaire au salut. Il est clair, dit-il, par l’organe d’un personnage chimérique, il est clair que tel homme parvenu jusqu’à la vieillesse, sans croire en Dieu, ne sera pas pour cela privé de sa présence dans l’autre, si son aveuglement n’a point été volontaire, & je dis qu’il ne l’est pas toujours. Remarquez, M. T. C. F., qu’il ne s’agit point ici d’un homme qui seroit dépourvu de l’usage de sa raison, mais uniquement de celui dont la raison ne seroit point aidée de l’instruction. Or, une telle prétention est souverainement absurde, sur-tout dans le systême d’un Ecrivain qui soutient que la raison est absolument [258] saine. Saint Paul assure, qu’entre les Philosophes Paiens, plusieurs sont parvenus; par les seules forces de la raison, à la connoissance du vrai Dieu. Ce qui peut être connu de Dieu, dit cet Apôtre, leur a été manifesté, Dieu le leur ayant fait connoître: la considération des choses qui ont été faites dés la création du monde leur ayant rendu visible ce qui est invisible en Dieu, sa puissance même éternelle, & sa divinité, en sorte qu’ils sont sans excuse; puisqu’avant connu Dieu, ils ne l’ont point glorifié comme Dieu, & ne lui ont point rendu graces; mais ils se sont perdus dans la vanité de leur raisonnement, & leur esprit insensé a été obscurci: en se disant sages, ils sont devenus sous.* [*Quod notum est Dei manifestum est in illis: Deus enim illis manifestavit. Invisibilia enim ipsius, à creaturâ mundi, par ea quie facta sunt intellecta, conspicintur: sempiterna quoque ejus virus & divinitas, ita ut sint inexcusabiles; quia cum cognovissent Deum, non sicut Deum glorificaverunt, aut gratias egerunt, fed evanuerunt in cogitationibus suis, & obscurant ess insipiens cor corum; dicentes enim se esse sapientes, stulti facti sunt. Rom. C. I, v. 19. 22.]
XII. Or, si tel a été le crime de ces hommes, lesquels bien qu’assujettis par les préjugés de leur éducation au culte des idoles, n’ont pas laissé d’atteindre à la connoissance de Dieu: comment ceux qui n’ont point de pareils obstacles à vaincre, seroient-ils innocens & justes, au point de mériter de jouir de la présence de Dieu dans l’autre vie? Comment seroient-ils excusables (avec une raison saine telle que l’Auteur la suppose) d’avoir joui durant cette vie du grand spectacle de la nature, & d’avoir cependant méconnu celui qui l’a ci qui la créée, qui la conserve & la gouverne?
[259] XIII. Le même Ecrivain, M. T. C. F., embrasse ouvertement le scepticisme, par rapport à la création & l’unité de Dieu. Je sais, fait-il dire encore au personnage & supposé qui lui sert d’organe, je sais que le monde est gouverné par une volonté puissante & sage; je le vois, ou plutôt je le sens, & cela m’importe à savoir: mais ce même monde est-il éternel, ou créé? Y a-t-il un principe unique des choses? Y en a-t-il deux ou plusieurs quelle est leur nature? Je n’en sais rien & que m’importe?.... Je renonce à des questions oiseuses qui peuvent inquiéter mon amour-propre, mais qui sont inutiles à ma conduite, & supérieures à ma raison. Que veut donc dire cet Auteur téméraire? Il croit que le monde est gouverné par une volonté puissante & sage: il avoue que cela lui importe à savoir: & cependant, il ne sait, dit-il, s’il n’y a qu’un seul principe des choses, ou s’il y en a plusieurs; & il prétend qu’il lui importe peu de le savoir. S’il y a une volonté puissante & sage qui gouverne le monde, est-il concevable qu’elle ne soit pas l’unique principe des choses? Et peut-il être plus important de savoir l’un que l’autre? Quel langage contradictoire! Il ne sait, quelle est la nature de Dieu, & bientôt après il reconnoit que cet Etre suprême est doué d’intelligence, de puissance, de volonté & de bonté; n’est-ce donc pas là avoir une idée de la nature divine? L’unité de Dieu lui paroît une question oiseuse & supérieure à sa raison, comme si la multiplicité des Dieux n’étoit pas la plus grande de toutes les absurdités. La pluralité des Dieux, dit énergiquement Tertullien, est une nullité de Dieu,* [*Deus cum summum magnum sit, rectè veritas nostra pronuntiavit: Deus si non unus est, non est. Tertul. advers. Marcionem. Liv. I.] [260] admettre un Dieu, c’est admettre un Etre suprême & indépendant auquel tous les autres Etres soient subordonnés. Il implique donc qu’il y ait plusieurs Dieux.
XIV. Il n’est pas étonnant, M. T. C. F., qu’un homme qui donne dans de pareils écarts touchant la Divinité, s’éleve contre la religion qu’elle nous a révélée. A l’entendre, toutes les révélations en général ne font que dégrader Dieu, en lui donnant des passions humaines. Loin d’éclaircir les notions du grand Etre, poursuit-il, je vois que les dogmes particuliers les embrouillent; que loin de les ennoblir, ils les avilissent: qu’aux mysteres inconcevables qui les environnent, ils ajoutent des contradictions absurdes. C’est bien plutôt à cet Auteur, M. T. C. F., qu’on peut reprocher l’inconséquence & l’absurdité. C’est bien lui qui dégrade Dieu, qui embrouille, & qui avilit les notions du grand Etre, puisqu’il attaque directement son essence, en révoquant en doute son unité.
XV. Il a senti que la vérité de la révélation chrétienne étoit prouvée par des faits; mais les miracles formant une des principales preuves de cette révélation, & ces miracles nous ayant été transmis par la voie des témoignages, il s’écrie: quoi! toujours des témoignages humains! toujours des hommes qui me rapportent ce que d’autres hommes ont rapporté? Que d’hommes entre Dieu & moi! Pour que cette plainte fût sensée, M. T. C. F., il faudroit pouvoir conclure que la révélation est fausse dès qu’elle n’a point été faite à chaque homme en particulier; il faudroit pouvoir dire: Dieu ne peut exiger de moi que je croye ce qu’on m’assure qu’il a dit, dès que ce n’est pas directement à moi qu’il a adresse [261] sa parole. Mais n’est-il donc pas une infinité de faits, même antérieurs à celui de la révélation chrétienne, dont il seroit absurde de douter? Par quelle autre voie que par celle des témoignages humains, l’Auteur lui-même a-t-il donc connu cette Sparte, cette Athenes, cette Rome dont il vante si souvent & avec tant d’assurance les loix, les moeurs, & les héros? Que d’hommes entre lui & les événemens qui concernent les origines & la fortune de ces anciennes Républiques! Que d’hommes entre lui & les Historiens qui ont conservé la mémoire de ces événemens! Son scepticisme n’est donc ici fondé que sur l’intérêt de son incrédulité.
XVI. Qu’un homme, ajoute-il-plus loin, vienne nous tenir ce langage: mortels, je vous annonce les volontés du Très-Haut: reconnissez à ma voix celui qui, m’envoie. J’ordonne au soliel de changer sa course, aux étoiles de un autre arrangement, aux montagnes de s’applanir, aux flots de s’élever, à la terre de prendre un autre aspect: à ces merveilles qui ne reconnoîtra pas à l’instant le Maître de la nature? Qui ne croiroit, M. T. C. F., que celui qui s’exprime de la sorte, ne demande qu’à voir des miracles, pour être chrétien? Ecoutez toutefois ce qu’il ajoute: reste enfin, dit-il, l’examen le plus important dans la doctrine annoncée..... Après avoir prouvé la doctrine par le miracle, il faut prouver le miracles. Mieux eût-il valu n’y pas recourir, c’est dire: qu’on me montre des miracles, & je croirai, qu’on me [262] montre des miracles, & je refuserai encore de croire. Quelle inconséquence, quelle absurdité! Mais apprenez donc une bonne fois, M. T. C. F., que dans la question des miracles, on ne se permet point le sophisme reproché par l’Auteur du livré de l’EDUCATION. Quand une doctrine est reconnue vraie, divine, fondée sur une révélation certaine, on s’en sert pour juger des miracles, c’est-à-dire, pour rejetter les prétendus prodiges que des imposteurs voudroient opposer à cette doctrine. Quand il s’agit d’une doctrine nouvelle qu’on annonce comme émanée du sein de Dieu, les miracles sont produits en preuves; c’est-a-dire, que celui qui prend la qualité d’envoyé du Très-Haut, confirme sa mission, sa prédication par des miracles qui sont le témoignage même de la Divinité. Ainsi la doctrine & les miracles sont des argumens respectifs dont on fait usage, selon les divers points de vue où l’on se place dans l’étude & dans l’enseignement de la religion. Il ne se trouvé là, ni abus du raisonnement, ni sophisme ridicule, ni cercle vicieux. C’est ce qu’on a démontré cent fois; & il est probable que l’Auteur d’Emile n’ignore point ces démonstrations; mais dans le plan qu’il s’est fait d’envelopper de nuages, toute religion révélée, toute opération surnaturelle, il nous impute malignement des procédés qui déshonorent la raison; il nous représente comme des enthousiastes, qu’un faux zele aveugle au point de prouver deux principes, l’un par l’autre, sans diversité d’objets, ni de méthode. Où est donc, M. T. C. F. la bonne foi philosophique dont se pare cet Ecrivain?
XVII. On croiroit qu’après les plus grands efforts pour décréditer les témoignages humains qui attestent la révélation [263] chrétienne, le même Auteur y défere cependant de la maniere la plus positive, la plus solemnelle. Il faut, pour vous en convaincre, M. T. C. F., & en même tems pour vous édifier, mettre sous vos yeux cet endroit de son ouvrage: j’avoue que la majesté de l’Ecriture m’étonne; la sainteté de l’Ecriture parle à mort à mon coeur. Voyez les livres des Philosophes, avec toute leur pompe; qu’ils sont petits auprès de celui-là? Se peut-il qu’un livré à la fois si sublime & si simple, soit l’ouvrage des hommes? Se peut-il que celui dont il fait l’histoire, ne soit qu’un homme lui-même? Est-ce là le ton d’un enthousiaste, ou d’un ambitieux sectaire? Quelle douceur! Quelle pureté dans ses moeurs! Quelle grace touchante dans ses instructions! Quelle élévation dans ses maximes! Quelle profonde sagesse dans ses discours! Quelle présence d’esprit, quelle finesse & quelle justesse dans ses réponses! Quel empire sur ses passions! Où est l’homme, où est le sage qui sait agir, souffrir & mourir sans foiblesse, & sans ostentation?..... Oui, si la vie & la mort de Socrate sont d’un sage, la vie & la mort de Jésus sont d’une Dieu. Dirons-nous que l’histoire de l’Evangile est inventée à plaisir?.....Ce n’est pas ainsi qu’on invente; & es faits de Socrate dont personne ne doute, sont moins attestés que ceux de Jésus-Christ.... II seroit plus inconcevable que plusieurs hommes d’accord eussent fabriqué ce livré, qu’il ne l’est, qu’un seul en ait fourni le sujet. Jamais les Auteurs Juifs n’eussent trouvé ce ton, ni cette morale; & l’Evangile a des caracteres de vérité si grands, si frappans, si parfaitement inimitables, que l’inventeur en seroit plus étonnant que le héros. [264] Il seroit difficile, M. T. C. F., de rendre un plus bel hommage à l’authenticité de l’Evangile. Cependant l’Auteur ne la reconnoît qu’en conséquence des témoignages humains. Ce sont toujours des hommes qui lui rapportent ce que d’autres hommes ont rapporté. Que d’hommes entre Dieu & lui! Le voilà donc bien évidemment en contradiction avec lui-même: le voilà confondu par ses propres aveux. Par quel étrange aveuglement a-t-il donc pu ajouter: avec tout cela ce même Evangile est plein de choses incroyables, de choses qui répugnent à la raison, & qu’il est impossible à tout homme sensé de concevoir, ni d’admettre. Que faire au milieu de toutes ces contradictions? Etre toujours modeste & circonspect.... Respecter en silence ce qu’on ne sauroit, ni rejetter, ni comprendre, & s’humilier devant le grand Etre qui seul fait la vérité. Voilà le scepticisme involontaire où je suis resté. Mais le scepticisme, M. T. C. F., peut-il donc être involontaire, lorsqu’on refuse de se soumettre à la doctrine d’un livré qui ne sauroit être inventé par les hommes? Lorsque ce livré porte des caracteres de vérité, si grands, si frappans, si parfaitement inimitables, que l’inventeur en seroit plus étonnant que le héros? C’est bien ici qu’on peut dire que l’iniquité a menti contre elle-même.* [*Mentita est iniquitas sibi. Psal. 26. v. 12.]
XVIII. Il semble, M. T. C. F., que cet Auteur n’a rejetté la révélation que pour s’en tenir à la religion naturelle; ce que Dieu veut qu’un homme fasse, dit-il, il ne lui fait pas dire par un autre homme, il le lui dit à lui-même, il l’écrit au fond de son coeur. Quoi donc! Dieu n’a-t-il pas écrit au [265] fond de nos coeurs l’obligation de se soumettre à lui, dès que nous sommes surs que c’est lui qui a parlé? Or, quelle certitude n’avons-nous pas de sa divine parole! Les faits de Socrate dont personne ne doute, sont de l’aveu même de l’Auteur d’EMILE, moins attestés que ceux de Jésus-Christ. La religion naturelle conduit donc elle-même à la religion révélée. Mais est-il bien certain qu’il admette même la religion naturelle, ou que du moins il en reconnoisse la nécessité? Non, M. T. C. F.. Si je me trompé, dit-il, c’est de bonne foi. Cela me suffit, pour que mon erreur même ne me soit pas imputé à crime. Quand vous vous tromperiez de même, il y auroit peu de mal à cela; c’est-à-dire que, selon lui, il suffit de se persuader qu’on est en possession de la vérité; que cette persuasion, fût-elle accompagnée des plus monstrueuses erreurs, ne peut jamais être un sujet de reproche; qu’on doit toujours regarder comme un homme sage & religieux, celui qui, adoptant les erreurs même de l’athéisme, dira qu’il est de bonne foi. Or, n’est-ce pas là ouvrir la porte à toutes les superstitions, à tous les systêmes fanatiques, à tous les délires de l’esprit humain? N’est-ce pas permettre qu’il y ait dans le monde autant de religions, de cultes divins, qu’on y compte d’habitans? Ah! M. T. C. F., ne prenez point le change sur ce point. La bonne foi n’est estimable, que quand elle est éclairée & docile. Il nous est ordonné d’étudier notre religion, & de croire avec simplicité. Nous avons pour garant des promesses, l’autorité de l’Eglise: apprenons à la bien connoître, & jettons-nous ensuite dans son sein. Alors nous pourrons compter sur notre bonne foi, vivre dans la paix, [266] & attendre, sans trouble, le moment de la lumiere éternelle.
XIX. Quelle insigne mauvaise foi n’éclate pas encore dans la maniere dont l’incrédule, que nous réfutons, fait raisonner le chrétien & le catholique! Quels discours pleine d’inepties ne prête-t-il pas à l’un & à l’autre, pour les rendre méprisables! Il imagine un dialogue, entre un chrétien, qu’il traité d’inspiré, & l’incrédule, qu’il qualifie de raisonneur; voici comme il fait parler le premier: la raison vous apprend que le tout est plus grand que sa partie; mais moi, je vous apprends de la part de Dieu que c’est la partie qui est plus grande que le tout; à quoi l’Incrédule répond; & qui êtes-vous pour m’oser dire que Dieu se contredit; & à qui croirai-je par préférence, de lui qui m’apprend par la raison des vérités éternelles, ou de vous qui m’annoncez de sa part une absurdité?
XX. Mais de quel front, M. T. C. F., ose-t-on prêter au chrétien un pareil langage? Le Dieu de la raison, disons-nous, est aussi le Dieu de la révélation. La raison & la révélation sont les deux organes par lesquels il lui a plu de se faire entendre aux hommes, soit pour les instruire de la vérité, soit pour leur intimer ses ordres. Si l’un de ces deux organes étoit opposé à l’autre, il est constant que Dieu seroit en contradiction avec lui-même. Mais Dieu se contredit-il, parce qu’il commande de croire des vérités incompréhensibles? Vous dites, ô impies, que les dogmes, que nous regardons comme révélés, combattent les vérités éternelles: mais il ne suffit pas de le dire. S’il vous étoit possible de le prouver, il y a long-tems que vous l’auriez fait, & que vous auriez poussé des cris de victoire.
[267] XXI. La mauvaise foi de l’Auteur d’EMILE, n’est pas moins révoltante dans le langage qu’il fait tenir à un catholique prétendu. Nos catholiques, lui fait-il dire, font grand bruit de l’autorité de l’Eglise; mais que gagnent-ils à cela? S’il leur faut un aussi grand appareil de preuves pour établir cette autorité, qu’aux autres sectes pour établir directement leur doctrine. L’Eglise décide que l’Eglise a droit de décider: ne voilà-t-il pas une autorité bien prouvée? Qui ne croiroit, M. T. C. F., à entendre cet imposteur, que l’autorité de l’Eglise n’est prouvée que par ses propres décisions, & qu’elle procede ainsi: Je décide que je suis infaillible, donc je le suis: imputation calomnieuse, M. T. C. F. La constitution du christianisme, l’esprit de l’Evangile, les erreurs même & la foiblesse de l’esprit humain, tendent à démontrer que I’Eglise, établie par Jésus-Christ, est une Eglise infaillible. Nous assurons que, comme ce divin Législateur a toujours enseigné la vérité, son Eglise l’enseigne aussi toujours. Nous prouvons donc l’autorité de l’Eglise, non par l’autorité de l’Eglise, mais par celle de Jésus-Christ, procédé non moins exact, que celui qu’on nous reproche est ridicule & insensé.
XXII. Ce n’est pas d’aujourd’hui, M. T. C. F., que l’esprit d’irréligion est un esprit d’indépendance & de révolte. Et comment, en effet, ces hommes audacieux, qui refusent de se soumettre à l’autorité de Dieu même, respecteraient-ils celle des Rois qui sont les images de Dieu, ou celle des Magistrats qui sont les images des Rois? Songe, dit l’Auteur d’EMILE à son Eleve, qu’elle (l’espece humaine) est composée essentiellement de la collection des peuples; que quand tous les Rois... [268] en seroient ôtés, il n’y paroîtroit gueres, & que les choses n’en iroient pas plus mal...Toujours, dit-il loin, la multitude sera sacrifiée au petit nombre, & l’intérêt public à l’intérêt particulier: toujours ces noms spécieux de justice & de subordination serviront d’instrument à la violence, & d’armes à l’iniquité. D’où il suit, continue-t-il, que les ordres distingués, qui se prétendent utiles aux autres, ne sont en effet utiles qu’à eux-mêmes aux dépens des autres. Par où jugé de la considération qui leur est due selon la justice & la raison! Ainsi donc, M. T. C. F., l’impiété ose critiquer les intentions de celui par qui regnent les Rois:* [*Per me reges regnant. Prov. C. 8. v. 15.] ainsi elle se plaît à empoisonner les sources de la félicité publique, en soufflant des maximes qui ne tendent qu’à produire l’anarchie, & tous les malheurs qui en sont la suite. Mais, que vous dit la religion? Craignez Dieu: respecte le Roi.... [*Deum timete: regem honorificate. I. Pet. C. 2. v. 17.] que tout homme soit soumis aux Puissances supérieures: car il n’y a point de Puissance qui ne vienne de Dieu; & c’est lui qui a établi toutes celles qui sont dans le monde. Quiconque résiste donc aux Puissances, résiste à l’ordre de Dieu, ceux qui y résistent, attirent la condamnation sur eux-mêmes.* [*Omnis anima potestatibus sublimioribus subdita sit; non est enim potestas nisi à Deo: quae autem sunt, à Deo ordinatae sunt. Itaque, qui resistit potestati, Dei ordinationi resistit. Qui autem resistunt ipsi sibi damnationem acquirunt. Rom. C. 13. v. 1. 2.]
XXIII. Oui, M. T. C. F., dans tout ce qui est de l’ordre civil, vous devez obéir au Prince, &, à ceux qui exercent son autorité, comme à Dieu même. Les seuls intérêts de l’Etre [269] suprême peuvent mettre des bornes à votre soumission; & si on vouloit vous punir de votre fidélité à ses ordres, vous devriez encore souffrir avec patience & sans murmure. Les Néron, les Domitien eux-mêmes, qui aimeront mieux être les fléaux de la terre, que les peres de leurs peuples, n’étoient comptables qu’à Dieu de l’abus de leur puissance. Les Chrétiens, dit Saint Augustin, leur obéissoient dans le tems à cause du Dieu de l’éternité.* [*Subditi erant propter Dominum aeternum, etiam Domino temporali. Aug. Enarrat. In Psal. 124.]
XXIV. Nous ne vous avons exposé, M. T. C. F., qu’une partie des impiétés contenues dans ce traité de l’EDUCATION, ouvrage également digne des anathêmes de l’Eglise, & de la sévérité des loix: &que faut-il de plus pour vous en inspirer une juste horreur? Malheur à vous, malheur à la société, si vos enfans étoient élevés d’après les principes de l’Auteur d’EMILE! Comme il n’y a que la religion qui nous ait appris à connoître l’homme, sa grandeur, sa misere, sa destinée future, il n’appartient aussi qu’à elle seule de former sa raison, de perfectionner ses moeurs, de lui procurer un bonheur solide dans cette vie & dans l’autre. Nous savons, M. T. C. F., combien une éducation vraiment chrétienne est délicate & laborieuse: que de lumiere & de prudence n’exige-t-elle pas! Quel admirable mélange de douceur & de fermeté! Quelle sagacité pour se proportionner à la différence des conditions, des âges, des tempéramens & des caracteres, sans s’écarter jamais en rien des regles du devoir! Quel zele & quelle patience pour faire fructifier, dans de jeunes coeurs, le germe [270] précieux de l’innocence, pour en déraciner, autant qu’il est possible, ces penchans vicieux qui sont les tristes effets de notre corruption héréditaire; en un mot, pour leur apprendre, suivant la morale de Saint Paul, à vivre en ce monde avec tempérance, selon la justice, & avec piété, en attendant la béatitude que nous espérons.* [*Erudiens nos, ut abnegantes impietatem & saecularia desideria, sobriè & justè & piè vivamus in hoc saeculo expectantes beatam spem. Tit. C. 2. v. 12. 13] Nous disons donc, à tous ceux qui sont chargés du soin également pénible & honorable d’élever la jeunesse: plantez & arrosez, dans la ferme espérance que le Seigneur, secondant votre travail, donnera l’accroissement; insistez à tems & à contre-tems, selon le conseil du même Apôtre; usez de réprimande, d’exhortation, de paroles séveres, sans perdre patience & sans cesser d’instruire;* [*Insta opportuné, importunè: argue, obsecra, increpa in omni patientiâ & doctrinâ. 2. Timot. C. 4. v. 1. 2.] sur-tout, joignez l’exemple à l’instruction: l’instruction sans l’exemple est un opprobre pour celui qui la donne, & un sujet de scandale pour celui qui la reçoit. Que le pieux & charitable Tobie soit votre modele; recommandez avec soin à vos enfans de faire des œuvres de justice & des aumônes, de se souvenir de Dieu, & de le bénir en tout tems dans la vérité, & de toutes leurs forces;* [*Filiis vestris mandate ut faciant justitias & eleemosinas, ut sint memores Dei & benedicant eum in omni tempore, in veritate & in totâ virtute suâ. Tob. C. 14. v. 11.] & votre postérité, comme celle de ce saint Patriarche, sera aimée de Dieu & des hommes.* [*omnis generatio ejus in bonâ vtâ & in sanctâ conversatione permansit, ita ut accepti essent tam Deo, quam hominibus & cunctis habitatoribus in terrà. Ibid. v. 17.]
[271] XXV. Mais en duel tems l’éducation doit-elle commencer? Dès les premiers rayons de l’intelligence: & ces rayons sont quelquefois prématurés. Formez l’enfant à l’entrée de sa voie, dit le Sage, dans sa vieillesse même il ne s’en écartera point.* [*Adolecens juxta viam suam, etiam cum senuerit, non recedet ab eâ. Prov. C. 22. v. 6.] Tel est en effet le cours ordinaire de la vie humaine: au milieu du délire des passions, & dans le sein du libertinage, les principes d’une éducation chrétienne sont une lumiere qui se ranime par intervalle pour découvrir au pécheur toute l’horreur de l’abyme où il est plongé, & lui en montrer les issues. Combien, encore une fois, qui, après les écarts d’une jeunesse licencieuse, sont rentrés, par l’impression de cette lumiere, dans les routes de la sagesse, & ont honoré, par des vertus tardives, mais sinceres, l’humanité, la Patrie & la religion!
XXVI. Il nous reste, en finissant, M. T. C. F., à vous conjurer, par les entrailles de la miséricorde de Dieu, de vous attacher inviolablement à cette religion sainte dans laquelle vous avez eu le bonheur d’être élevés; de vous soutenir contre le débordement d’une Philosophie insensée, qui ne se propose rien de moins que d’envahir l’héritage de Jésus Christ, de rendre ses promesses vaines, & de le mettre au rang de ces fondateurs de religion, dont la doctrine frivole ou pernicieuse a prouvé l’imposture. La foi n’est méprisée, abandonnée, insultée, que par ceux qui ne la connoissent pas, ou dont elle gêne les désordres. Mais les portes de l’enfer ne [272] prévaudront jamais contre elle. L’Eglise Chrétienne & Catholique est le commencement de l’Empire éternel de Jésus-Christ. Rien de plus qu’elle, s’écrie Saint Jean Damascene, c’est un rocher que les flots ne renversent point; c’est une montagne que rien ne peut détruire.* [*Nihil Ecclesia valentius, rupe sortior est.... semper viget cur eam Scriptura montem appellavit? Utique quia everti non potest. Damasc. To. 2, pag. 462, 463.]
XXVII. A ces causes, vu le livré qui a pour titre: EMILE, ou de l’Education, par J. J. Rousseau, Citoyen de Geneve. A Amsterdam, chez Jean Néaulme, Libraire, 1762. Après avoir pris l’avis de plusieurs personnes distinguées par leur piété & par leur savoir, le saint Nom de Dieu invoqué, Nous condamnons ledit livré, comme contenant une doctrine abominable, propre à renverser la loi naturelle, & à détruire les fondemens de la religion chrétienne; établissant dus maximes contraires à la morale évangélique; tendant à troubler la paix des états, à révolter les sujets contre l’autorité de les Souverain: comme contenant un très-grand nombre de propositions respectivement fausses, scandaleuses, pleines de haine contre l’Eglise & ses Ministres, dérogeantes au respect dû à l’Ecriture Sainte & à la tradition de l’Eglise, erronées, impies, blasphématoires & hérétiques. En conséquence Nous défendons très-expressément à toutes personnes de notre Diocese de lire ou retenir ledit livré, sous les peines de droit. Et sera notre présent Mandement lu au Prône des Messes Paroissiales des Eglises de la ville, fauxbourgs & Diocese de Paris, publié & affiché par-tout où besoin sera. DONNE à Paris en [273] notre Palais Archiépiscopal, le vingtieme jour d’Août mil sept cent soixante-deux.
Signé, + CHRISTOPHE, Archev. de Paris,
PAR MONSEIGNEUR,
DE LA TOUCHE.
A PARIS, Chez C. F. SIMON, Imprimeur de la Reine & de Monseigneur l’Archevêque, rue des Mathurins. 1762,
FIN.