JEAN JACQUES ROUSSEAU
LETTRES
SUR DIVERS SUJETS DE PHILOSOPHIE,
DE MORALE ET POLITIQUE
[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XII, pp.91-165.(1782)]
LETTRES
SUR DIVERS SUJETS
DE PHILOSOPHIE,
DE MORALE
ET POLITIQUE.
1. LETTRE À MONSIEUR DE VOLTAIRE [SUR LE PROVIDENCE].
2. REPONSE DE MONSIEUR DE VOLTAIRE A LA LETTRE PRÉCÉDENTE.
3. LETTRE À M***,
4. LETTRE M. D’OFFREVILLE A DOUAI.
5. LETTRE À M. USTERI, PROFESSEUR A ZURICH.
6. LETTRE AU PRINCE LOUIS-EUGENE DE WIRTEMBERG.
7. LETTRE À MONSIEUR LE MARQUIS DE MIRABEAU.
JEAN JACQUES ROUSSEAU
LETTRE
A MONSIEUR
DE VOLTAIRE
[sur la providence].
/REPONSE
DE MONSIEUR
DE VOLTAIRE
A LA LETTRE
PRÉCÉDENTE.
[1756, Bibliothèque publique de Neuchâtel, ms. R. 285, ancien 7894, f08 93-100, ms. R. 285, ancien 7893, f08 78-91, ms. R. 285; Bibliothèque de l’Arsenal; Bibliothèque Nationale; Lettre....---1759; Lettre....---1763; "En 1782, Moultou et Du Peyrou se servirent d’un des manuscrits de Rousseau pour leur édition de la Lettre à Voltaire, celui qui est aujourd’hui conservé à la Bibliothèque de Neuchâtel...." la Pléiade édition t. IV, pp. 1884; la Pléiade édition t. IV, pp. 1059-1075, 1880-1884. == Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XII, pp. 91-114 (1782).]
[18-08-1756] LETTRE
A MONSIEUR DE VOLTAIRE
Le 18 Août 1756.
Vos deux derniers Poëmes,* [*Sur la loi naturelle & sur le désastre de Lisbonne.] Monsieur, me sont parvenus dans ma solitude; & quoique tous mes amis connoissent l’amour que j’ai pour vos écrits, je ne sais de quelle part ceux-ci me pourroient venir, à moins que ce ne soit de la vôtre. Ainsi je crois vous devoir remercier à la fois de l’Exemplaire & de l’Ouvrage. J’y ai trouvé le plaisir avec l’instruction, & reconnu la main du maître. Je ne vous dirai pas que tout m’en paroisse également bon, mais les choses [92] qui m’y déplaisent ne sont que m’inspirer plus de confiance pour celles qui me transportent; ce n’est pas sans peine que je défends quelquefois ma raison contre les charmes de votre Poésie, mais c’est pour rendre mon admiration plus digne vos ouvrages, que je m’efforce de n’y pas tout admirer.
Je serai plus, Monsieur; je vous dirai sans détour, non les beautés que j’ai cru sentir dans ces deux Poëmes, la tâche essayeroit ma paresse, ni même les défauts qu’y remarqueront peut-être de plus habiles gens que moi, mais les déplaisir qui troublent en cet instant le goût que je prenois à vos leçons & je vous les dirai encore attendri d’une premiere lecture où mon cœur écoutoit avidement le vôtre, vous aimant comme mon frere, vous honorant comme mon maître, me flattant enfin que vous reconnoîtrez dans mes intentions la franchise d’une ame droite, & dans mes discours le ton d’un ami de la vérité qui parle à un philosophe. D’ailleurs, plus votre second Poëme m’enchante, plus je prends librement parti contre le premier, car si vous n’avez pas craint de vous opposer a vous-même, pourquoi craindrois-je d’être de votre avis? Je dois croire que vous ne tenez pas beaucoup à des sentimens que vous refutez si bien.
Tous mes griefs sont donc contre votre Poëme sur le désastre de Lisbonne, parce que j’en attendois des effets plus dignes de l’humanité qui paroir vous l’avoir inspiré. Vous reprochez à Pope & à Leibniz d’insulter à nos maux en soutenant que tout est bien, & vous chargez tellement le tableau de nos miseres que vous en aggravez le sentiment: au lieu des consolations que j’espérois, vous ne faites que m’affliger; [93]on diroit que vous craignez que je ne voye pas assez combien je suis malheureux, & vous croiriez, ce semble, me tranquilliser liser beaucoup en me prouvant que tout est mal.
Ne vous y trompez pas, Monsieur, il arrive tout le contraire de ce que vous vous proposez. Cet optimisme que vous trouvez si cruel me console pourtant dans les mêmes douleurs que vous me peignez comme insupportables. Le Poëme de Pope adoucit mes maux & me porte à la patience; le vôtre aigrit mes peines, m’excite au murmure, & m’ôtant tout hors une espérance ébranlée, il me réduit au désespoir. Dans cette étrange opposition qui regne entre ce que j’éprouve, calmez la perplexité qui m’agite & dites-moi qui s’abuse, du sentiment ou de la raison.
«Homme, prends patience, me disent Pope & Leibniz, les maux sont un effet nécessaire de la nature & de la constitution de cet univers. L’Etre éternel & bienfaisant qui le gouverne eût voulu t’en garantir: de toutes les économies possibles il a choisi celle qui réunissoit le moins de mal & le plus de bien, ou pour dire la même chose encore plus cruement, s’il le saut, s’il n’a pas mieux fait, c’est qu’il ne pouvoit mieux faire.»
Que me dit maintenant votre Poëme? «Souffre à jamais malheureux. S’il est un Dieu, qui t’ait créé, sans doute il est tout-paissant, il pouvoit prévenir tous tes maux; n’espere donc jamais qu’ils finissent; car on ne sauroit voir pourquoi tu existes, si ce n’est pour souffrir & mourir.» Je ne sais ce qu’une pareille doctrine peut avoir de plus consolant que l’optimisme & que la fatalité même: pour moi, j’avoue [94] qu’elle me paroir plus cruelle encore que le Manichéisme. Si l’embarras de l’origine du mal vous forçoit d’altérer quelqu’une des perfections de Dieu, pourquoi vouloir justifier sa puissance aux dépens de sa bonté? S’il saut choisir entre deux erreurs, j’aime encore mieux la premiere.
Vous ne voulez pas, Monsieur, qu’on regarde votre ouvrage comme un Poëme contre la providence, & je me garderai bien de lui donner nom, quoique vous ayez qualité de livre contre le genre-humain un écrit* [*Le discours sur l’origine de l’inégalité.] où je plaidois la cause du genre-humain contre lui-même. Je sais la distinction qu’il saut faire entre les intentions d’un Auteur & les conséquences qui peuvent se tirer de sa doctrine. La juste défense de moi-même m’oblige seulement à vous faire observer qu’en peignant les miseres humaines, mon but étoit excusable & même louable à ce que je crois. Car je montrois aux hommes comment ils faisoient leurs malheurs eux-mêmes, & par conséquent comment ils les pouvoient éviter.
Je ne vois pas qu’on puisse chercher la source du mal moral ailleurs que dans l’homme libre, perfectionné, partant cor rompu; & quant aux maux physiques, si la matiere sensible & impassible est une contradiction, comme il me le semble, ils sont inévitables dans tout systême dont l’homme fait partie, & alors la question n’est point pourquoi l’homme n’est pas parfaitement heureux, mais pourquoi il existe. De plus, je crois avoir montré qu’excepté la mort qui n’est presque un mal que par les préparatifs dont on la fait précéder, la plupart de nos maux physiques sont encore notre ouvrage. Sans quitter votre [95] sujet de Lisbonne, convenez, par exemple, que la nature n’avoit point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, & que si les habitans de cette grande ville eussent été dispersés plus également & plus légérement logés, le dégât eût été beaucoup moindre & peut-être nul. Tout eût sui au premier ébranlement, & on les eût vus le lendemain à vingt lieues de-là tout aussi gais que s’il n’étoit rien arrivé. Mais il saut rester, s’opiniâtrer autour des masures, s’exposer à de nouvelles secousses, parce que ce qu’on laisse vaut mieux que ce qu’on peut emporter. Combien de malheureux ont péri dans ce désastre pour vouloir prendre, l’un ses habits, l’autre ses papiers, l’autre l’on argent? Ne sait-on pas que la personne de chaque homme est devenue la moindre partie de lui-même, & que ce n’est presque pas la peine de la sauver quand on a perdu tout le reste.
Vous auriez voulu que le tremblement se sût fait au fond d’un désert plutôt qu’à Lisbonne. Peut-on douter qu’il ne s’en forme aussi dans les déserts, mais nous n’en parlons point, parce qu’ils ne sont aucun mal aux Messieurs des villes, les seuls hommes dont nous tenions compte. Ils en sont peu même aux animaux & Sauvages qui habitent épars ces lieux retirés, & qui ne craignent ni la chûte des toits, ni l’embrasement des maisons. Mais que signifieroit un pareil privilege, seroit-ce donc à dire que l’ordre du monde doit changer selon nos caprices, que la nature doit être soumise à nos loix, & que pour lui interdire un tremblement de terre en quelque lieu, nous n’avons qu’à y bâtir une ville?
Il y a des événemens qui nous frappent souvent plus ou [96] moins selon les faces par lesquelles on les considere, & qui perdent beaucoup de l’horreur qu’ils inspirent au premier aspect, quand on veut les examiner de près. J’ai appris dans Zadig, & la nature me confirme de jour en jour qu’une mort accélérée n’est pas toujours un mal réel, & qu’elle peut quelquefois passer pour un bien relatifs. De tant d’hommes écrasés sous les ruines de Lisbonne, plusieurs sans doute, ont évité de plus grands malheurs, & malgré ce qu’une pareille description a de touchant & fournit à la poésie, il n’est pas sûr qu’un seul de infortunés ait plus souffert que si selon le cours ordinaire des choses, il eût attendu dans de longues angoisses la ni qui l’est venu surprendre. Est-il une sin plus triste que celle d’un mourant qu’on accable de soins inutiles, qu’un notaire & des héritiers ne laissent pas respirer, que les médecins assassinent dans son lit à leur aise, & à qui des prêtres barbares, sont avec art savourer la mort? Pour moi, je vois par-tout que les maux auxquels nous assujettit la nature sont moins cruels que ce que nous y ajoutons.
Mais quelque ingénieux que nous puissions être à fomenter nos miseres à forcé de belles institutions, nous n’avons jusqu’à présent nous perfectionner au point de nous rendre généralement la vie à charge & de préférer le néant à notre existence, sans quoi le découragement & le désespoir se seroient bientôt emparés du plus grand nombre, & le genre-humain n’eût pu subsister long-tems. Or, s’il est mieux pour nous d’être que de n’être pas, c’en seroit assez pour justifier notre existence, quand même nous n’aurions aucun dédommagement à attendre des maux que nous avons à souffrir, & que ces maux seroient [97] aussi grands que vous les dépeignez. Mais il est difficile de trouver sur ce point de la bonne soi chez les hommes & de bons calculs chez les Philosophes, parce que ceux-ci, dans la comparaison des biens & des maux, oublient toujours le doux sentiment de l’existence indépendant de toute autre sensation, & que la vanité de mépriser la mort engage les autres à calomnier la vie, à-peu-près comme ces femmes qui avec une robe tachée & des ciseaux, prétendent aimer mieux des trous que des taches.
Vous pensez avec Erasme, que peu de gens voudroient renaître aux mêmes conditions qu’ils ont vécu; mais tel tient sa marchandise sort haute, qui en rabattroit beaucoup s’il avoit quelque espoir de conclure le marché. D’ailleurs, qui dois-je croire que vous avez consulté sur cela? des riches, peut-être; rassasiés de faux plaisirs, mais ignorant les véritables; toujours ennuyés de la vie & toujours tremblans de la perdre. Peut-être des gens de Lettres, de tous les ordres d’hommes le plus sédentaire, le plus mal sain, le plus réfléchissant, & par conséquent le plus malheureux. Voulez-vous trouver des hommes de meilleure composition, ou du moins, communément plus sinceres, qui formant le plus grand nombre doivent au moins pour cela, être écoutés par préférence? Consultez un honnête bourgeois qui aura passé une vie obscure & tranquille, sans projets & sans ambition; un bon artisan qui vit commodément de son métier; un paysan même, non de France, où l’on prétend qu’il saut les faire mourir de misere afin qu’ils nous sassent vivre, mais du pays, par exemple, du vous êtes, & généralement de tout pays libre. J’ose poser en fait qu’il n’y a peut-être pas dans le haut Valais un seul montagnard mécontent [98] de sa vie presque automate, & qui n’acceptât volontiers, au lieu même du paradis qu’il attend & qui lui est dû, le marché de renaître sans cesse pour végéter ainsi perpétuellement. Ces différences me sont croire que c’est souvent l’abus que nous saisons de la vie qui nous la rend à charge, & j’ai bien moins bonne opinion de ceux qui sont fâchés d’avoir vécu que de celui qui peut dire avec Caton: nec me vixisse poenitet, quoniam ita vixi, ut frustra me natum non existimem. Cela n’empêche pas que le sage ne puisse quelquefois déloger volontairement, sans murmure & sans désespoir, quand la nature ou la fortune lui portent bien distinctement l’ordre de mourir. Mais selon le cours ordinaire des choses, de quelques maux que soit semée la vie humaine, elle n’est pas à tout prendre un mauvais présent, & si ce n’est pas toujours un mal de mourir c’en est sort rarement un de vivre.
Nos différentes manieres de penser sur tous ces points n’apprennent pourquoi plusieurs de vos preuves sont peu concluantes pour moi: car je n’ignore pas combien la raison humaine prend plus facilement le moule de nos opinions que celui de la vérité, & qu’entre deux hommes d’avis contraire, ce que l’un croit démontré n’est souvent qu’un sophisme pour l’autre.
Quand vous attaquez, par exemple, la chaîne des êtres si bien décrite par Pope, vous dites qu’il n’est pas vrai que si l’on ôtoit un atôme du monde, le monde ne pourroit subsister. Vous citez là-dessus M. de Crouzas, puis vous ajoutez que la nature n’est asservie à aucune mesure précise ni à aucune forme précise. Que nulle planete ne se meut dans une courbe absolument [99] réguliere, que nul être connu n’est d’une figure précisément mathématique, que nulle quantité précise n’est requise pour nulle opération, que la nature n’agit jamais rigoureusement. Qu’ainsi on n’a aucune raison d’assurer qu’un atôme de moins sur la terre seroit la cause de la destruction de la terre. Je vous avoue que sur tout cela, Monsieur, je suis plus frappé de la force de l’assertion que de celle du raisonnement, & qu’en cette occasion je céderois avec plus de confiance à votre autorité qu’à vos preuves.
A l’égard de M. de Crouzas, je n’ai point lu son écrit contre Pope & ne suis peut-être pas en état de l’entendre; mais ce qu’il y a de très-certain, c’est que je ne lui céderai pas ce que je vous aurai disputé, & que j’ai tout aussi peu de soi à ses preuves qu’à son autorité. Loin de penser que la nature ne soit point asservie à la précision des quantités & des figures, je croirois tout au contraire qu’elle seule suit à la rigueur cette précision, parce qu’elle seule sait comparer exactement les fins & les moyens & mesurer la force à la résistance. Quant à ces irrégularités prétendues, peut-on douter qu’elles n’aient toutes leur cause physique, & suffit-il de ne la pas appercevoir pour nier qu’elle existe. Ces apparentes irrégularités viennent sans doute de quelques loix que nous ignorons & que la nature suit tout aussi fidellement que celles qui nous sont connues; de quelque agent que nous n’appercevons pas & dont l’obstacle ou le concours a des mesures fixes dans toutes ses opérations, autrement il faudroit dire nettement qu’il y a des actions sans principes & des effets sans cause, ce qui répugne à toute philosophie, [100] Supposons deux poids en équilibre & pourtant inégaux; qu’on ajoute au plus petit la quantité dont ils différent; ou les deux poids resteront encore en équilibre & l’on aura une cause sans effet, ou l’équilibre sera rompu & l’on aura un effet sans cause; mais si les poids étoient de fer & qu’il y eût un grain d’aimant caché sous l’un des deux, la précision de la nature lui ôteroit alors l’apparence de la précision, & à force d’exactitude, elle paroîtroit en manquer. Il n’y a pas une figure pas une opération, pas une loi dans le monde physique à laquelle on ne puisse appliquer quelque exemple semblable à celui que je viens de proposer sur la pesanteur.* [*M. de Voltaire ayant avancé que la nature n’agit jamais rigoureusement, que nulle quantité précise n’est requise pour nulle opération, il s’agissoit de combattre cette doctrine & d’éclaircir mon raisonnement par un exemple. Dans celui de l’équilibre entre deux poids, il n’est pas nécessaire, selon M. de Voltaire, que ces deux poids soient rigoureusement égaux pour que cet équilibre ait lieu. Or, je lui sais voir que dans cette supposition il y a nécessairement effet sans cause ou cause sans effet. Puis ajoutant la seconde supposition des deux poids de fer & du grain d’aimant, je lui sais voir que quand on seroit dans la nature quelque observation semblable à l’exemple supposé, cela ne prouveroit encore rien en sa saveur, parce qu’il ne sauroit s’assurer que quelque cause naturelle ou secrete ne produit pas en cette occasion l’apparente irrégularité dont il accuse la nature.]
Vous dites que nul être connu n’est d’une figure précisément mathématique; je vous demande, Monsieur, s’il y a quelque figure qui ne le soit pas, & si la courbe la plus bizarre n’est pas aussi réguliere aux yeux de la nature qu’un cercle parfait aux nôtres. J’imagine, au reste, que si quelque corps pouvoit avoir cette apparente régularité, ce ne seroit que l’univers même en le supposant plein & borné. Car les figures mathématiques n’étant que des abstractions, n’ont de [101] rapport qu’à elles-mêmes, au lieu que toutes celles des corps naturels sont relatives à d’autres corps & à des mouvemens qui les modifient; ainsi cela ne prouveroit encore rien contre la précision de la nature, quand même nous serions d’accord sur ce que vous entendez par ce mot de précision.
Vous distinguez les événemens qui ont des effets de ceux qui n’en ont point; je doute que cette distinction soit solide. Tout événement me semble avoir nécessairement quelque effet, ou moral, ou physique, ou composé des deux, mais qu’on n’apperçoit pas toujours, parce que la filiation des événemens est encore plus difficile à suivre que celle des hommes. Comme en général, on ne doit pas chercher des effets plus considérables que les événemens qui les produisent, la petitesse des causes rend souvent l’examen ridicule quoique les effets soient certains, & souvent aussi plusieurs effets presque imperceptibles le réunissent pour produire un événement considérable. Ajoutez que tel effet ne laisse pas d’avoir lieu, quoiqu’il agisse hors du corps qui l’a produit. Ainsi la poussiere qu’éleve un carrosse peut ne rien faire à la marche de la voiture, & influer sur celle du monde. Mais comme il n’y a rien d’étranger à l’univers, tout ce qui s’y fait agit nécessairement sur l’univers même.
Ainsi, Monsieur, vos exemples me paroissent plus ingénieux que convaincans. Je vois mille raisons plausibles pourquoi il n’étoit peut-être pas indifférent à l’Europe qu’un certain jour, l’héritiere de Bourgogne sût bien ou mal coiffée, ni au destin de Rome que César tournât les yeux à droite ou à gauche, & crachât de l’un ou de l’autre côté en allant au [102] Sénat le jour qu’il y sut puni. En un mot, en me rappellant le grain de sable cité par Pascal, je suis à quelques égards de l’avis de votre Bramine, & de quelque maniere qu’on envisage les choses, si tous les événemens n’ont pas des effets sensibles, il me paroir incontestable que tous en ont de réels, dont l’esprit humain perd aisément le sil, mais qui ne sont jamais confondus par la nature.
Vous dites qu’il est démontré que les corps célestes sont leur révolution dans l’espace non résistant; c’étoit assurément une belle chose à démontrer; mais selon la coutume des ignorans, j’ai très-peu de soi aux démonstrations qui passent ma portée. J’imaginerois que pour bâtir celle-ci l’on auroit à-peu-près raisonné de cette maniere. Telle force agissant selon telle loi doit donner aux astres tel mouvement dans un milieu non résistant; or les astres ont exactement le mouvement calculé, donc il n’y a point de résistance. Mais qui peut savoir s’il n’y a pas, peut-être, un million d’autres loix possibles, sans compter la véritable, selon lesquelles les mêmes mouvemens s’expliqueroient mieux encore dans un fluide que dans le vide par celle-ci? L’horreur du vide n’a-t-elle pas long-tems expliqué la plupart des effets qu’on a depuis attribués à l’action de l’air? D’autres expériences ayant ensuite détruit l’horreur du vide, tout ne s’est-il pas trouvé plein? N’a-t-on pas rétabli le vide sur de nouveaux calculs? Qui nous répondra qu’un systême encore plus exact ne le détruira pas derechef? Laissons les difficultés sans nombre qu’un physicien seroit peut-être sur la nature de la lumiere & des espaçes éclairés; mais croyez-vous de bonne soi que Bayle, dont [103] j’admire avec vous la sages e & la retenue en matière d’opinions, eût trouvé la vôtre si démontrée? En général, il semble que les sceptiques s’oublient un peu si-tôt qu’ils prennent le ton dogmatique, & qu’ils devroient user plus sobrement que personne du terme de démontrer. Le moyen d’être cru quand on se vante de ne rien savoir, en affirmant tant de choses! Au reste, vous avez fait un correctif très-juste au systême de Pope, en observant qu’il n’y a aucune gradation proportionnelle entre les créatures & le Créateur, & que si la chaîne des êtres créés aboutit à Dieu, c’est parce qu’il la tient, & non parce qu’il la termine.
Sur le bien du tout préférable à celui de sa partie, vous faites dire à l’homme: je dois être aussi cher à mon maître, moi être pensant & sentant, que les planetes qui probablement ne sentent point. Sans doute cet univers matériel ne doit pas être plus cher à son Auteur qu’un seul être pensant & sentant; mais le systême de cet univers qui produit, conserve & perpétue tous les êtres pensans & sentans, lui doit être plus cher qu’un seul de ces êtres; il peut donc, malgré sa bonté, ou plutôt par sa bonté même, sacrifier quelque chose du bonheur des individus à la conservation du tout. Je crois, j’espere valoir mieux aux yeux de Dieu que la terre d’une planete, mais si les planetes sont habitées, comme il est probable, pourquoi vaudrois-je mieux à ses yeux que tous les habitans de Saturne? On a beau tourner ces idées en ridicule, il est certain que toutes les analogies sont pour cette population & qu’il n’y a que l’orgueil humain qui soit contre. Or, cette population supposée, la conservation de l’univers [104] semble avoir pour Dieu même une moralité qui se multiple par le nombre des mondes habités.
Que le cadavre d’un homme nourrisse des vers, des loups, ou des plantes ce n’est pas, je l’avoue, un dédommagement de la mort de cet homme; mais si dans le systême de cet univers il est nécessaire à la conservation du genre humain qu’il y ait une circulation de substance entre les hommes, les animaux & les végétaux, alors le mal particulier d’un individu contribue au bien général; je meurs, je suis mangé des vers mais mes enfans, mes freres vivront comme j’ai vécu, mon cadavre engraisse la terre dont ils mangeront les productions, & je sais par l’ordre de la nature & pour tous les hommes ce que firent volontairement Codrus, Curtius, les Décies, les Philenes & mille autres pour une petite partie des hommes.
Pour revenir, Monsieur, au systême que vous attaquez, je crois qu’on ne peut l’examiner convenablement sans distinguer avec soin le mal particulier, dont aucun philosophe n’a jamais nié l’existence, du mal général que nie l’optimisme. Il n’est pas question de savoir si chacun de nous souffre ou non, mais s’il étoit bon que l’univers sût, & si nos maux étoient inévitables dans sa constitution. Ainsi l’addition d’un article rendroit ce semble la proposition plus exacte, & au lieu de tout est bien, il vaudroit peut-être mieux dire, le tout est bien, ou, tout est bien pour le tout. Alors il est très-évident qu’aucun homme ne sauroit donner de preuves directes ni pour contre, car ces preuves dépendent d’une connoisance parfaire de la constitution du monde & du but de son Auteur, [105] & cette connoissance est incontestablement au dessus de l’intelligence humaine. Les vrais principes de l’optimisme ne peuvent se tirer ni des propriétés de la matiere, ni de la mécanique de l’univers, mais seulement, par induction des perfections de Dieu qui préside à tout: de sorte qu’on ne prouve pas l’existence de Dieu par le systême de Pope, mais le systême de Pope par l’existence de Dieu, & c’est sans contredit de la question de la providence qu’est dérivée celle de l’origine du mal. Que si ces deux questions n’ont pas été mieux traitées l’une que l’autre, c’est qu’on a toujours si mal raisonné sur la providence, que ce qu’on en a dit d’absurde a fort embrouillé tous les corollaires qu’on pouvoit tirer de ce grand & consolant dogme.
Les premiers qui ont gâté la cause de Dieu, sont les prêtres &les dévots qui ne souffrent pas que rien se fasse selon l’ordre établi, mais sont toujours intervenir la justice divine à des événemens purement naturels, & pour être sûrs de leur fait punissent & châtient les méchans, éprouvent ou récompensent les bons indifféremment avec des biens ou des maux selon l’événement. Je ne sais, pour moi, si c’est une bonne théologie, mais je trouve que c’est une mauvaise maniere de raisonner, de fonder indifféremment sur le pour & le contre les preuves de la providence, & de lui attribuer sans choix tout ce qui se seroit également sans elle.
Les Philosophes à leur tour ne me paroissent gueres lus raisonnables, quand je les vois s’en prendre au Ciel de ce qu’ils ne sont pas impassibles, crier que tout est perdu quand ils ont mal aux dents, ou qu’ils sont pauvres, ou qu’on les [106] vole, & charger Dieu, comme dit Séneque, de la garde leur valise. Si quelque accident tragique eût fait périr Cartouche ou César dans leur enfance, on auroit dit, quel crime avoient-ils commis? Ces deux brigands ont vécu, & nous disons, pourquoi les avoir laissés vivre? Au contraire un dévot dira dans le premier cas, Dieu vouloit punir le pere en lui ôtant son enfant, & dans le second, Dieu conservoit l’enfant pour le châtiment du peuple. Ainsi, quelque parti qu’ait pris la nature, la providence a toujours raison chez les dévots, & toujours tort chez les Philosophes. Peut-être dans l’ordre des choses humaines n’a-t-elle ni tort ni raison, parce que tout tient à la loi commune & qu’il n’y a d’exception pour personne. Il est à croire que les événemens particuliers ne sont rien aux yeux du maître de l’univers; que sa providence est seulement universelle; qu’il se contente de conserves les genres & les especes, & de présider au tout sans s’inquiéter de la maniere dont chaque individu passe cette courte vie. Un Roi sage qui veut que chacun vive heureux dans ses Etats, a-t-il besoin de s’informer si les cabarets y sont bons? Le passant murmure une nuit quand ils sont mauvais, & vit tout le reste de ses jours d’une impatience aussi déplacée. Commorandi enim natura diverforium nobis, non habitandi dédit.
Pour penser juste à cet égard, il semble que les choses devroient être considérées relativement dans l’ordre physique & absolument dans l’ordre moral la plus grande idée que je puis me faire de la providence est que chaque être matériel soit disposé le mieux qu’il est possible par rapport au tout & chaque être intelligent & sensible le mieux, qu’il est possible par [107] rapport à lui-même; en sorte que pour qui sent son existence il vaille mieux exister que ne pas exister. Mais il faut appliquer cette regle à la durée totale de chaque être sensible & non à quelque instant particulier de sa durée tel que la vie humaine, ce qui montre combien la question de la providence tient à celle de l’immortalité de l’ame que j’ai le bonheur de croire, sans ignorer que la raison peut en douter, & à celle de l’éternité des peines que ni vous, ni moi, ni jamais homme pensant bien de Dieu ne croirons jamais.
Si je ramene ces questions diverses à leur principe commun, il me semble qu’elles se rapportent toutes à celle de l’existence de Dieu. Si Dieu existe, il est parfait; s’il est parfait il est sage, puissant & juste; s’il est sage & puissant, tout est bien; s’il est jure & puissant, mon ame est immortelle; si mon ame est immortelle, trente ans de vie ne sont rien pour moi & sont peut-être nécessaires au maintien de l’univers. Si l’on m’accorde la premiere proposition, jamais on n’ébranlera les suivantes; si on la nie, il ne faut point, disputer sur ses conséquences.
Nous ne sommes ni l’un ni l’autre dans ce dernier cas. Bien loin du moins que je puisse rien présumer de semblable de votre part en lisant le recueil de vos oeuvres, la plupart m’offrent les idées les plus grandes, les plus douces, les plus consolantes de la divinité, & j’aime bien mieux un chrétien de votre façon que de celle de la Sorbonne.
Quant à moi, je vous avouerai naïvement que ni le pour ni le contre ne me paroissent démontrés sur ce point par les seules lumieres de la raison, & que si le théiste ne fonde son [108] sentiment que sur des probabilités, l’athée moins précis encore ne me paroir fonder le sien que sur des possibilités contraires. De plus, les objections de part & d’autre sont toujours insolubles, parce qu’elles roulent sur des choses dont les hommes n’ont point de véritable idée. Je conviens de tout cela, & pourtant je crois en Dieu tout aussi fortement que je croye une autre vérité, parce que croire & ne pas croire sont les choses du monde qui dépendent le moins de moi que l’état de doute est un état trop violent pour mon ame que quand ma raison flotte, ma soi ne peut rester long-tems en suspens. & se détermine sans elle, qu’enfin mille sujets de préférence m’attirent du côté le plus consolant, & joignent le poids de l’espérance à l’équilibre de la raison.
Voilà donc une vérité dont nous partons tous deux, à l’appui de laquelle vous sentez combien l’optimisme est facile à défendre & la providence à justifier, & ce n’est pas à vous qu’il faut répéter les raisonnemens rebattus mais solides qui ont été faits si souvent à ce sujet. A l’égard des Philosophes qui ne conviennent pas du principe, il ne faut point disputer avec eux sur ces matieres, parce que ce qui n’est qu’une preuve de sentiment pour nous, ne peut devenir pour eux une démonstration, & que ce n’est pas un discours raisonnable de dire à un homme, vous devez croire ceci parce que je le crois. Eux de leur côté ne doivent point non plus disputer avec nous sur ces mêmes matieres, parce qu’elles ne sont que des corollaires de la proposition principale qu’un adversaire honnête ose à peine leur opposer, & qu’à leur tour ils auroient tort d’exiger qu’on leur prouvât le corollaire indépendamment de la proposition qui lui [109] sert de base. Je pense qu’ils ne le doivent pas encore par une autre raison, c’est qu’il y a de l’inhumanité à troubler des ames paisibles & à désoler les hommes à pure perte, quand ce qu’on veut leur apprendre n’est ni certain ni utile. Je pense en un mot, qu’à votre exemple on ne sauroit attaquer trop fortement la superstition qui trouble la société, ni trop respecter la religion qui la soutient.
Mais je suis indigné comme vous que la soi de chacun ne soit pas dans la plus parfaite liberté, & que l’homme ose contrôler l’intérieur des consciences où il ne sauroit pénétrer, comme s’il dépendoit de nous de croire ou de ne pas croire dans des matieres où la démonstration n’a point lieu, & qu’on pût jamais asservir la raison à l’autorité. Les Rois de ce monde ont-ils donc quelque inspection dans l’autre, & sont-ils en droit de tourmenter leurs sujets ici-bas pour les forcer d’aller en paradis? Non, tout Gouvernement humain se borne par sa nature aux devoirs civils, & quoi qu’en ait pu dire le sophiste Hobbes, quand un homme sert bien l’Etat, il ne doit compte à personne de la maniéré dont il sert Dieu.
J’ignore si cet Être juste ne punira point un jour toute tyrannie exercée en son nom; je suis bien sûr au moins qu’il ne la partagera pas, & ne refusera le bonheur éternel à nul incrédule vertueux & de bonne soi. Puis-je sans offenser sa bonté & même sa justice douter qu’un coeur droit ne rachete une erreur involontaire, & que des moeurs irréprochables ne vaillent bien mille cultes bizarres prescrits par les hommes & rejettés par la raison? Je dirai plus; si je pouvois à mon choix acheter les œuvres au dépend de ma foi, & compenser à force, [110] de vertu mon incrédulité supposée, je ne balancerois pas un instant; & j’aimerois mieux pouvoir dire à Dieu. J’ai fait sans songer à toi le bien qui t’est agréable, & mon coeur suivoit ta volonté sans la connoître, que de lui dire, comme il faudra que je faire un jour. Je t’aimois, & je n’ai cessé de t’offenser; je t’ai connu & n’ai rien fait pour te plaire.
Il y a, je l’avoue, une sorte de profession de foi que les loix peuvent imposer; mais hors les principes de la morale & du droit naturel, elle doit être purement négative, parce qu’il peut exister des religions qui attaquent les fondemens de la société & qu’il faut commencer par exterminer ces religions pour assurer la paix de l’Etat. De ces dogmes à proscrire i’intolérance est sans difficulté le plus odieux, mais il faut la prendre à sa source, car les fanatiques les plus sanguinaires changent de langage selon la fortune & ne prêchent que patience & douceur quand ils ne sont pas les plus forts. Ainsi j’appelle intolérant par principe tout homme qui s’imagine qu’on ne peut être homme de bien sans croire tout ce qu’il croit, & damne impitoyablement ceux qui ne pensent pas comme lui. En effet, les fidelles sont rarement d’humeur à laisser les réprouvés en paix dans ce monde, & un saint qui croit vivre avec des damnés anticipe volontiers sur le métier du Diable. Quant aux incrédules intolérans qui voudroient forcer le peuple à ne rien croire, je ne les bannirois pas moins sévérement que ceux qui le veulent forcer à croire tout ce qu’il leur plaît. Car on voit au zélé de leurs décisions, à l’amertume de leurs satires, qu’il ne leur manque que d’être les maîtres pour persécuter tout aussi cruellement les croyans qu’ils sont eux-mêmes persécutés par [111] les fanatiques. Où est l’homme paisible & doux qui trouve bon qu’on ne pense pas comme lui. Cet homme ne se trouvera surement jamais parmi les dévots & il est encore à trouver chez les philosophes.
Je voudrois donc qu’on eût dans chaque Etat un code moral, ou une espece de profession de foi civile qui contint positivement les maximes sociales que chacun seroit tenu d’admettre, & négativement les maximes intolérantes qu’on seroit tenu de rejetter, non comme impies, mais comme séditieuses. Ainsi toute religion qui pourroit s’accorder avec le code seroit admise, toute religion qui ne s’y accorderoit pas seroit proscrite, & chacun seroit libre de n’en avoir point d’autre que le code même. Cet ouvrage fait avec soin seroit, ce me semble, le livre le plus utile qui jamais ait été composé, & peut-être le seul nécessaire aux hommes. Voilà, Monsieur, un sujet pour vous; je souhaiterois passionnément que vous voulussiez entreprendre cet ouvrage, & l’embellir de votre poésie, afin que chacun pouvant l’apprendre aisément, il portât des l’enfance dans tous les coeurs ces sentimens de douceur & d’humanité qui brillent dans vos écrits & qui manquent à tout le monde dans la pratique. Je vous exhorte à méditer ce projet qui doit plaire à l’Auteur d’Alzire. Vous nous avez donné dans votre Poëme sur la Religion, naturelle le catéchisme de l’homme, donnez-nous maintenant dans celui que je vous propose le catéchisme du citoyen. C’est une matiere à méditer long-tems, & peut-être à réserver pour le dernier de vos ouvrages, afin d’achever par un bienfait au genre-humain la plus brillant carriere que jamais homme de lettres ait parcourue.
[112] Je ne puis m’empêcher, Monsieur, de remarquer à ce propos une opposition bien singuliere entre vous & moi dans sujet de cette lettre. Rassasié de gloire, & désabusé des vaines grandeurs, vous vivez libre au sein de l’abondance; bien sur de votre immortalité, vous philosophez paisiblement sur la nature de l’ame, & si le corps ou le coeur souffre, vous a Tronchin pour médecin & pour ami; vous ne trouvez pourtant que mal sur la terre. Et moi, homme obscur, pauvre & tourmenté d’un mal sans remede, je médite avec plaisir dans ma retraite & trouve que tout est bien. D’où viennent ces contradictions apparentes? Vous l’avez vous-même expliqué; vous jouissez, mais j’espere, & l’espérance embellit tout.
J’ai autant de peine à quitter cette ennuyeuse lettre que vous en aurez à l’achever. Pardonnez-moi, grand homme, un zele peut-être indiscret, mais qui ne s’épancheroit pas avec vous si je vous estimois moins. A Dieu ne plaise que je veuille offenser celui de mes contemporains dont j’honore le plus les talens & dont les écrits parlent le mieux à mon coeur: mais il s’agit de cause de la providence dont j’attends tout. Après avoir si long-tems puisé dans vos leçons des consolations & du courage, il m’est dur que vous m’ôtiez maintenant tout cela pour ne m’offrir qu’une espérance incertaine & vague, plutôt comme un palliatif actuel que comme un dédommagement à venir. Non, j’ai trop souffert en cette vie pour n’en pas attendre une autre. Toutes les subtilités de la métaphysique ne me seront pas douter un moment de l’immortalité de l’ame & d’une providence bienfaisante. Je la sens, je la crois, je la veux, je l’espere, je la défendrai jusqu’à mon dernier soupir, & ce sera de toutes les disputes [113] que j’aurai soutenues la seule où mon intérêt ne sera pas oublié.
Je suis avec respect, Monsieur.
[12-09-1756] REPONSE
DE MONSIEUR DE VOLTAIRE
A LA LETTRE PRÉCÉDENTE
Aux Délices 12 Septembre 1756.
Mon cher Philosophe, nous pouvons vous & moi, dans les intervalles de nos maux, raisonner en vers & en prose. Mais dans le moment présent, vous me pardonnerez de laisser là toutes ces discussions philosophiques qui ne sont que des amusemens. Votre lettre est très-belle, mais j’ai chez moi une de mes nieces qui depuis trois semaines est dans un assez grand danger: je suis garde-malade & très-malade moi-même. J’attendrai que je me porte mieux & que ma niece soit guérie, pour oser penser avec vous.* [*Il ne m’a plus écrit depuis ce tems-là.] M. Tronchin m’a dit que vous viendriez enfin dans votre patrie. M. d’Alembert vous dira quelle vie philosophique on mène dans ma petite retraite. Elle mériteroit le nom qu’elle porte, si elle pouvoit vous posséder [114]quelquefois. On dit que vous haïssez le séjour des villes; j’ai cela de commun avec vous; je voudrois vous ressembler en tant de choses, que cette conformité pût vous déterminer à venir nous voir. L’état où je suis ne me permet pas de vous en dire davantage. Comptez que de tous ceux qui vous ont lu personne ne vous estime plus que moi malgré mes mauvaises plaisanteries, & que de tous ceux qui vous verront, personne n’est plus disposé à vous aimer tendrement. Je commence par supprimer toute cérémonie.
FIN.