JEAN JACQUES ROUSSEAU

LETTRES
A M. DUTENS

[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XIV, pp. 84-94 (1782).]

LETTRES
A M. DUTENS.

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LETTRE PREMIÈRE

A Wooton, le 5 Février 1767.

J’étois, Monsieur, vraiment peiné de ne pouvoir, faute de savoir votre adresse, vous faire les remerciements que je vous dois. Je vous en dois de nouveaux pour m’avoir tiré de cette peine, & sur-tout pour le livre de votre composition que vous m’avez fait l’honneur de m’envoyer: je suis fâché de ne pouvoir vous en parler avec connaissance, mais ayant renoncé pour ma vie à tous les livres, je n’ose sa exception pour le vôtre; car outre que je n’ai jamais été assez savant pour juger de pareille matière, je craindrai que le plaisir de vous lire ne me rendît le goût de la littérature, qu’il m’importe de ne jamais laisser ranimer. Seulement je n’ai pu m’empêcher de parcourir l’article de la botanique, à laquelle je me suis consacré pour tout amusement; & si votre sentiment est aussi bien établi sur le reste, vous aurez forcé les modernes à rendre l’hommage qu’ils doivent aux anciens. Vous avez très-sagement fait de ne pas appuyer sur les vers de Chaurien; l’autorité eût été d’autant plus faible que d trois arbres qu’il nomme après le Palmier, il n’y en a qu’un qui porte les deux sexes sur différence individus. Au reste, je [85] ne conviendrois pas tout-à-fait avec vous que Tournefort soit le plus grand botaniste du siècle; il a la gloire d’avoir fait le premier de la botanique une étude vraiment méthodique; mais cette étude encore après lui n’étoit qu’une étude d’apothicaire. Il étoit réservé à l’illustre Linnaeus d’en faire une science philosophique. Je sais avec quel mépris on affecte en France de traiter ce grand naturaliste, mais le reste de l’Europe l’en dédommage, & la postérité l’en vengera. Ce que je dis est assurément sans partialité, & par le seul amour de la vérité & de la justice; car je ne connois ni M. Linnaeus, ni aucun de ses disciples, ni aucun de ses amis.

Je n’écris point à M. Laliaud, parce que je me suis interdit toute correspondance, hors les cas de nécessité; mais je suis vivement touché & de son zele & de celui de l’estimable anonyme dont il m’a envoyé l’écrit,* [*Précis pour M. J.J. Rousseau en réponse à l’exposé succinct de M. Hume.] & qui prenant si généreusement ma défense, sans me connoître, me rend ce zele pur avec lequel j’ai souvent combattu pour la justice & la vérité, ou pour ce qui m’a paru l’être, sans partialité, sans crainte, & contre mon propre intérêt. Cependant je desire sincérement, qu’on laisse hurler tout leur soul ce troupeau de loups enragés, sans leur répondre. Tout cela ne fait qu’entretenir les souvenirs du public, & mon repos dépend désormais d’en être entiérement oublié. Votre estime, Monsieur, & celle des hommes de mérite qui vous ressemblent, est assez pour moi. Pour plaire aux méchans, il faudroit leur ressembler; je n’acheterai pas à ce prix leur bienveillance.

[86] Agréez, Monsieur, je vous supplie, mes salutations & mon respect.

Vous pouvez, Monsieur, remettre à M. Davenport ou m’expédier par la poste à son adresse, ce que vous pourrez prendre la peine de m’envoyer. L’une & l’autre voie est à votre choix & me paroît sure. Quand M. Davenport n’est pas à Londres, il n’y a plus alors que la poste pour les lettres, & le Waggon d’Ashbourn pour les gros paquets. On m’écrit qu’il se fait à Londres une collecte pour l’infortuné peuple de Geneve; si vous savez qui est chargé des deniers de cette collecte, vous m’obligerez d’en informer M. Davenport.

LETTRE AU MÊME

Wooton le 16 Février 1767.

Je suis bien reconnoissant, Monsieur, des soins obligeans que vous voulez bien prendre pour la vente de mes bouquins; mais sur votre lettre, & celles de M. Davenport, je vois à cela des embarras qui me dégoûteroient tout-à-fait de les vendre, si je savois où les mettre: car ils ne peuvent rester chez M. Davenport qui ne garde pas son appartement toute l’année. Je n’aime point une vente publique, même en permettant qu’elle se fasse sous votre nom; car outre que mien est à la tête de la plupart de mes livres, on se doutera bien qu’un fatras si mal choisi & si mal conditionné ne vient [87] pas de vous. Il n’y a dans ces quatre ou cinq caisses qu’une centaine au plus de volumes qui soient bons & bien conditionnés. Tout le reste n’est que du fumier, qui n’est pas même bon à brûler, parce que le papier en est pourri. Hors quelques livres que je prenois en payement des Libraires, je me pourvoyois magnifiquement sur les quais, & cela me fait rire de la duperie des acheteurs qui s’attendroient à trouver des livres choisis & de bonnes éditions. J’avois pensé que ce qui étoit de débit se réduisant à si peu de chose, M. Davenport & de deux ou trois de ses amis auroient pu s’en accommoder entr’eux sur l’estimation d’un Libraire, le reste eût servi à plier du poivre, & tout cela se seroit fait sans bruit. Mais assurément tout ce fatras qui m’a été envoyé bien malgré moi de Suisse, & qui n’en valoit ni le port ni la peine, vaut encore moins celle que vous voulez bien prendre pour son débit. Encore un coup, mon embarras est de savoir où le fourrer. S’il y avoir dans votre maison quelque garde-meuble ou grenier vide où l’on pût les mettre sans vous incommoder, je vous serois obligé de vouloir bien le permettre, & vous pourriez y voir à loisir s’il s’y trouveroit par hasard quelque chose qui pût vous convenir ou à vos amis. Autrement je ne sais en vérité que faire de toute cette friperie qui me peine cruellement, quand je songe à tous les embarras qu’elle donne à M.. Davenport. Plus il s’y prête volontiers, plus il est indiscret à moi d’abuser de sa complaisance. S’il faut encore abuser de la vôtre, j’ai comme avec lui, la nécessité pour excuse, & la persuasion consolante du plaisir que vous prenez l’un & l’autre à m’obliger. Je vous [88] en fais, Monsieur, mes remerciemens de tout mon coeur, & je vous prie d’agréer mes très-humbles salutations.

Si la vente publique pouvoit se faire sans qu’on vit mon nom sur les livres, & qu’on se doutât d’où ils viennent, à la bonne heure. Il m’importe fort peu que les acheteurs voyent ensuite qu’ils étoient à moi; mais je ne veux pas risquer qu’ils le sachent d’avance, & je m’en rapporte là-dessus à votre candeur.

LETTRE AU MÊME

A Wooton le 2 Mars 1767.

Tous mes livres, Monsieur, & tout mon avoir ne valent assurément pas les soins que vous voulez bien prendre, & les détails dans lesquels vous voulez bien entrer avec moi. J’apprends que M. Davenport a trouvé les caisses dans une confusion horrible, & sachant ce que c’est que la peine d’arranger des livres dépareillés, je voudrois pour tout au monde ne l’avoir pas exposé à cette peine, quoique je sache qu’il la prend de très-bon coeur. S’il se trouve dans tout cela quelque chose qui vous convienne, & dont vous vouliez vous accommoder de quelque maniere que ce soit, vous me serez plaisir, sans doute, pourvu que ce ne soit pas uniquement l’intention de me faire plaisir qui vous détermine. Si vous voulez en transformer le prix en une petite rente viagere, de [89] tout mon coeur, quoiqu’il ne me semble pas que l’Encyclopédie & quelques autres livres de choix ôtés le reste en vaille la peine, & d’autant moins que le produit de ces livres n’étant point nécessaire à ma subsistance, vois serez absolument maître de prendre votre tans pour les payer tout à loisir, en une ou plusieurs fois, à moi ou à mes héritiers, tout comme il vous conviendra le mieux. En un mot, je vous laisse absolument décider de toute chose, & m’en rapporte à vous sur tous les points, hors un seul, qui est celui des suretés dont vous me parlez; j’en ai une qui me suffit, & je ne veux entendre parler d’aucune autre: c’est la probité de M. Dutens.

Je me suis fait envoyer ici le ballot qui contenoit mes livres de botanique dont je ne veux pas me défaire, & quelques autres dont j’ai renvoyé à M. Davenport ce qui s’est trouvé sous ma main; c’est ce que contenoit le ballot qui est rayé sur le catalogue. Les livres dépareillés l’ont été dans les fréquens déménagemens que j’ai été forcé de faire; ainsi je n’ai pas de quoi les compléter. Ces livres sont de nulle valeur, & je n’en vois aucun autre usage à faire que de les jetter dans la riviere, ne pouvant les anéantir d’un acte de ma volonté.

Vos lettres, Monsieur, & tout ce que je vois de vous m’inspirent non-seulement la plus grande estime, mais une confiance qui m’attire, & me donne un vrai regret de ne pas vous connoître personnellement. Je sens que cette connoissance m’eût été très-agréable dans tous les tans, & trés-consolante dans mes malheurs. Je vous salue, Monsieur, très-humblement & de tout mon coeur.

[90]

LETTRE AU MÊME

A Wooton le 26 Mars 1767.

J’espere, Monsieur, que cette lettre, destinée à vous offrir mes souhaits de bon voyage, vous trouvera encore à Londres. Ils sont bien vifs & bien vrais pour votre heureuse route, agréable séjour, & retour en bonne santé. Témoignez, je vous prie, dans le pays où vous allez, à tous ceux qui m’aiment que mon coeur n’est pas en reste avec eux, puisqu’a voir de vrais amis & les aimer est le seul plaisir auquel il soit encore sensible. Je n’ai aucune nouvelle de l’élargissement du pauvre Guy. Je vous serai très-obligé si vous voulez bien m’en donner, avec celle de votre heureuse arrivée. Voici une correction omise à la fin de l’errata que je lui ai envoyé. Ayez la bonté de la lui remettre.

Je reçois, Monsieur, comme je le dois, la grace dont il plaît au Roi de m’honorer, & à laquelle j’avois si peu lieu de m’attendre.* [*Voyez sur cet article la lettre du 22 Mars 1767 adressée à M. D.] J’aime à y voir de la part de M. le général Conway des marques d’une bienveillance que je desirois bien plus que je n’osois l’espérer. L’effet des saveurs du Prince n’est gueres en Angleterre de capter à ceux qui les reçoivent, celles du public. Si celle-ci faisoit pourtant cet effet j’en serois d’autant plus comblé que c’est encore un bonheur auquel je dois peu m’attendre; car on pardonne quelquefois [91] les offenses qu’on a reçues, mais jamais celles qu’on a faites, & il n’y a point de haine plus irréconciliable que celle des gens qui ont tort avec nous.

Si vous payez trop cher mes livres, Monsieur, je mets le trop sur votre conscience, car pour moi je n’en peux mais. Il y en a encore ici quelques-uns qui reviennent à la masse, entr’autres l’excellente Historia fiorentina, de Machiavel, ses discours sur Tite-Live, & le traité de Legibus romanis de Sigonius. Je prierai M. Davenport de vous les faire passer. La rente* [*Celle de dix livres Sterling.]que vous me proposez, trop forte pour le capital, ne me paroît pas acceptable, même à mon âge. Cependant la condition d’être éteinte à la mort du premier mourant des deux la rend moins disproportionnée, & si vous le préférez ainsi, j’y consens, car tout est absolument égal pour moi.

Je songe, Monsieur, à me rapprocher de Londres, puisque la nécessité l’ordonne, car j’y ai une répugnance extrême que la nouvelle de la pension augmente encore. Mais quoique comblé des attentions généreuses de M. Davenport, je ne puis rester plus long-tems dans sa maison, où même mon séjour lui est très à charge, & je ne vois pas, qu’ignorant la langue, il me soit possible d’établir mon ménage à la campagne, & d’y vivre sur un autre pied que celui où je suis ici. Or, j’aimerois autant me mettre à la merci de tous les diables de l’enfer qu’à celle des domestiques Anglois. Ainsi mon parti est pris; si après quelques recherches que je veux faire encore dans ces provinces, je ne trouve pas ce qu’il me faut, j’irai à Londres ou aux environs me mettre en pension [92] comme j’étois ou bien prendre mon petit ménage à l’aide d’un petit domestique François ou Suisse, fille ou garçon, qui parle Anglois & qui puisse faire mes emplettes. L’augmentation de mes moyens me permet de former ce projet, le seul qui puisse m’assurer le repos & l’indépendance, sans lesquels il n’est point de bonheur pour moi.

Vous me parlez, Monsieur, de M. Fréderic Dutens votre ami & probablement votre parent. Avec mon étourderie ordinaire, sans songer à la diversité des noms de baptême, je vous ai pris tous deux pour la même personne, & puisque vous êtes amis je ne me suis pas beaucoup trompé. Si j’ai sont adresse, & qu’il ait pour moi la même bonté que vous, j’aurai pour lui la même confiance, & j’en userai dans l’occasion.

Derechef Monsieur, recevez mes voeux pour votre heureux voyage, & mes très-humbles salutations.

LETTRE AU MÊME

16 Octobre 1767.

Puisque Monsieur Dutens juge plus commode que la petite rente qu’il a proposée pour prix des livres de J. J. Rousseau, soit payée à Londres, même pour cette année où ce pendant l’un, & l’autre sont en ce pays, soit. Il y aura toutefois, [93] sur la formule de la lettre de change qu’il lui a envoyée, un petit retranchement à faire sur lequel il seroit à propos que M. Fréderic Dutens fût prévenu. C’est celui du lieu de la date; car quoique Rousseau sache très-bien que sa demeure est connue de tout le monde, il lui convient cependant de ne point autoriser de son fait cette connoissance. Si cette suppression pouvoir faire difficulté, Monsieur Dutens seroit prié de chercher le moyen de la lever, où de revenir au payement du capital, faute de pouvoir établir commodément celui de la rente.

J. J. Rousseau a laissé entre les mains de M. Davenport un supplément de livres à la disposition de M. Dutens, peur être réunis à la masse.

LETTRE AU MÊME

A Paris le 8 Novembre 1770.

(Post tenebras lux.)

Je suis aussi touché, Monsieur, de vos soins obligeans que surpris du singulier procédé de M. le colonel Roguin. Comme il m’avoit mis plusieurs sois sur le chapitre de la pension dont m’honora le roi d’Angleterre, je lui racontai historiquement les raisons qui m’avoient fait renoncer à cette pension. Il me parut disposé à agir pour faire cesser ces raisons; je m’y opposai; [94] il insista, je le refusai plus fortement, & je lui déclarai que, s’il faisoit là-dessus la moindre démarche, soit en mon nom, soit au sien, il pouvoit être sûr d’être désavoué, comme il sera toujours quiconque voudra se mêler d’une affaire sur laquelle j’ai depuis long-tans pris mon parti. Soyez persuadé Monsieur, qu’il a pris sous son bonnet la priere qu’il vous a faite d’engager le comte de Rochford à me faire réponse de même que celle de prendre des mesures pour le payement de la pension. Je me soucie sort peu, je vous assure, que le comte de Rochford me réponde ou non, & quant à la pension, j’y ai renoncé, je vous proteste, avec autant d’indifférence que je l’avois acceptée avec reconnoissance. Je trouve très-bizarre qu’on s’inquiéte si sort de ma situation dont je ne me plains point, & que je trouverois très-heureuse, si l’on ne se mêloit pas plus de mes affaires, que je ne me mêle de celles d’autrui. Je suis, Monsieur, très-sensible aux soins que vous voulez bien prendre en ma saveur, & à la bienveillance dont ils sont le gage, & je m’en prévaudrois avec confiance en toute autre occasion, mais dans celle-ci je ne puis les accepter; je vous prie de ne vous en donner aucuns pour cette affaire, & de faire en sorte que ce que vous avez déjà fait, soit comme non avenu. Agréez, je vous supplie, mes actions de graces, & soyez persuadé, Monsieur, de toute ma reconnoissance & de tout mon attachement.

FIN.

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