JEAN JACQUES ROUSSEAU

LETTRE
SUR LA MUSIQUE FRANÇOISE

[1752, été -1753; novembre 1753; «le ms. a disparu.»; édition originale, 1753; deuxieme édition, 1753 avec l’avertissement et corrections; le Pléiade édition, t. V, pp. 286-328 =Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VIII, pp. 435-494.]

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LETTRE
SUR LA MUSIQUE
FRANÇOISE.

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AVERTISSEMENT

La querelle, excitée l’année derniere a l’Opéra, n’ayant abouti qu’à des injures, dites, d’un cote, avec beaucoup d’es prit, & de l’autre avec beaucoup, d’animosité, je n’y voulus prendre aucune part; car cette espece de guerre ne me convenoit en aucun sens, & je sentois bien que ce n’etoit pas le tems de ne dire que des raisons. Maintenant que les Bouffons sont congédies, ou prêts a l’être, & qu’il n’est plus question de Cabales, je trois pouvoir hazarder mon sentiment, & je le dirai avec ma franchise ordinaire, sans craindre en cela, d’offenser personne; il me semble même que, sur un pareil sujet, toute précaution seroit injurieuse pour les Lectures; car j’avoue que j’aurois fort mauvaise opinion d’un Peuple* [*De peur que mes Lecteurs ne prennent les dernieres lignes de cet alinéa pour une satyre ajoutée après coup, je dois les avertir qu’elles sont tirées exactement de la premiere édition de cette Lettre; tout ce qui fuit fut ajoutée dans la seconde.] qui donnneroit à des Chansons une importance ridicule; qui feroit plus de cas de ses Musiciens que de ses Philosophes, & chez lequel il faudrait parler de Musique avec plus de circonspection que des plus graves sujets de morale.

C’est par la raison que je viens d’exposer [437] quelques-uns m’accusent, a ce qu’un dit, d’avoir manque de respect a la Musique Françoise dans ma premiere édition, le respect beaucoup plus grand & l’estime que je dois a la Nation, m’empêchent de rien changer, a cet égard, dans celle-ci.

Une chose presque incroyable, si elle regardoit tout autre que moi, c’est qu’on ose m’accuser d’avoir parle de la langue avec mépris, dans un Ouvrage ou il n’en peut être question que par rapport a la Musique. Je n’ai pas change la dessus un seul mot dans cette édition; ainsi, en la parcouront de sens-froid, le Lecteur pourra voir si cette accusation est juste. Il est vrai que, quoique nous ayons eu d’excellens Poetes & même quelques Musiciens qui n’etoient pas sans génie, je crois notre langue peu propre à la Poésie, & point du tout a la Musique. Je ne crains pas de m’en rapporter sur point aux Poetes mêmes; car, quant aux Musiciens, chacun sait qu’on petit se dispenser de les consulter sur toute affaire de raisonnement. En revanche, la langue Françoise me paroit celle des Philosophes & des Sages:* [*C’est le sentiment de l’Auteur de la Lettre sur les Sourds & les Muets, sentiment qu’il soutient très-bien dans l’addition a cet Ouvrage, & qu’il prouve encore mieux par tous ses Ecrits.] elle semble faite pour être l’organe delà vérité & de la raison: malheur a quiconque offense l’une ou l’autre dans des Ecrits qui la déshonorent. Quant a moi, le plus digne hommage [438] que je croye pouvoir rendre à cette belle & langue, dont J’ai le bonheur de faire usage, est de tacher de ne la point avilir.

Quoique je ne veuille & ne doive point changer de ton avec le Public, que je n’attende rien de lui, & que je me soucie tout aussi peu de ses satires que de ses éloges, je crois le respecter beaucoup plus que cette foule d’Ecrivains mercenaires & dangereux, qui le flattent pour leur intérêt. Ce respect, il est vrai, ne consiste pas dans de vaine managemens qui marquent l’opinion qu’on a de la foiblesse de ses Lecteurs; mais a rendre hommage à leur jugement, en appuyant, par des raisons solides, le sentiment qu’on leur propose, & c’est ce que je me suis toujours efforce de faire. Ainsi, de quelque sens qu’on veuille envisager les choses, en appréciant équitablement toutes les clameurs que cette Lettre a excitées, j’ai bien peur, qu’à la fin, mon plus grand tort ne soit d’avoir raison; car je sais trop que celui-là ne me sera jamais pardonne.

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LETTRE SUR LA MUSIQUE FRANÇOISE.

Stunt verba & voces, praetereàque nihil.

Vous souvenez-vous, Monsieur, de l’histoire de cet enfant de Silésie, dont parle M. de Fontenelle, & qui etoit ne avec une dent d’or? Tous les Docteurs de l’Allemagne s’épuiserent d’abord en savantes dissertations, pour expliquer comment on pouvoit naître avec une dent d’or: la derniere chose dont on s’avisa sur de versifier le fait, & il se trouva que la dent n’etoit pas d’or. Pour éviter un semblable inconvénient, avant que de parler de l’excellence de notre Musique, il seroit peut-être bon de s’assurer de son existence, & d’examiner d’abord, non pas si elle est d’or, mais si nous en avons une.

Les Allemands, les Espagnols & les Anglois, ont longtems prétendu posséder une Musique propre a leur langue: en effet, ils avoient des Opéra Nationaux qu’ils admiroient de très-bonne foi, & ils etoient bien persuades qu’il y alloit de leur gloire a laisser abolir ces chefs-d’oeuvre insupportables a [440] toutes les oreilles, excepte les leurs. Enfin le plaisir l’a emporte chez eux sur la vanité, ou du moins, ils s’en sont fait une mieux entendue de sacrifier au goût & à la raison, des préjugés qui rendent souvent les Nations ridicules, par l’honneur même qu’elles y attachent.

Nous sommes encore en france à l’égard de notre Musique, dans les sentimens ou ils etoient alors sur la leur; mais qui nous assurera que pour avoir été plus opiniâtres, notre entêtement en soit mieux fonde? Ignorons-nous combien l’habitude des plus mauvaises choses peut fasciner nos sens en leur faveur,* [*Les curieux seront peut-être bien-aises de trouver ici le passage suivant, tire d’un ancien partisan du Coin de la Reine, & que je m’abstiens de traduire pour de fort bonnes raisons.

Et reversus est Rex piissimus Carolus, & celebravit Roma Pascha cum Domno Apostolico. Ecce orta est contentio par dies festos Paschae inter Cantores Romanorum & Gallorum: dicebant se Galli melius cantare & pulchrius quam Romani: dicebant se Romani doctissime cantilenas ecclesiasticas proferre, sicut docti fuerant a Sancto Gregorio Papa; GaIlos corrupte cantare, & cantilenam sanam destruendo dilacerare. Quae contentio ante Domnum Regent Carolum pervenit. Galli vero, propter secritatem Domni Regis Caroli, valde exprobrabant Cantoribus Romanis. Romani verd propter auctoritatem magnae doctrinae eos stultos, rusticos & indoctos velut bruta animalia affirmabant, & doctrinam Sancti Grergorii praeferchant rusticitati corum: & cum altercatio de neutra parte finiret, ait Domnus piissimus rex Carolus ad suos Cantores: dicite palam quis purior est, & quis melior, aut sons vivus, aut rivuli ejus longe decurrentes? Responderunt onunes una voce, sontem, velut caput & originem, purtiorem esse; rivulos autem ejut quanto longius a fonte recesserint, tanto turbuientos & sordibus ac immunditils corruptos; & ait Domnus Rex Carlos: Rcvertimini vos ad fontem Sancti Gregorii, quia manifeste corrupistis contilenam ecclesiasticam. Mox petit Domnus Rex Carlos ab Adriano Papa Cantores qui Franciam corrigerent de Canto. At ille dedit ei Theodorum & Benedictum doctissimos Cantores qui a Sancto Gregorio eruditi fuerant, tribuitque Antiphonarios Sancti Gregorii, quos ipse notaverat nota Romana: Domnus vcro Rex Ccarolus revertcns in Franciam misit unum Cantorem in Metis Civitate, alterum in Suessonis Civitate, praecipiens de omnibus Civitatibus Francia Magistros scholae Antiphonarios eis ad corrigendum tradere, & ab eis discere cantare. Correcti sunt ergo Antipltonarii Francorum, quos unusquisque pro suo arbitrio vitiaverat, addens vel minuens; & omnes Franciae Cantores didicerunt notam Romanam quam nune votant notam Franciscam: excepto qued tremulus & vinnulas, sive collisibiles vel secabiles voces in Cantu non poterant perfecte exprimere Franci, naturali voce barbarica frangentes in gutture voces, quam potius exprimentes. Majus autem agisterium Cantandi in Metis remansit, quantiumque Magisterium Romanum superat. Metense in arte Cantandi, tanto superat Metensis Cantilena caeteras scholas Gallorum. Similiter crudierunt Romani Cantores supradictos Cantores Francorum in arte organandi; & Domnus Rex Carolus iterium a ome artis grammaticae & computatoriae Magistros secum adduxit in Franciam, & ubique studium litterarum expandere jussit. Ante ipsum enim Domnum Regem Carolum in Gallia nullum studium fuerat liberalium artium.] & combien le raisonnement & la réflexion

[441] sont nécessaires pour rectifier dans tous les beaux arts, l’approbation mal-entendue que le peuple donne souvent aux productions du plus mauvais goût, & détruire le faux plaisir qu’il y prend? Ne seroit-il donc point propos, pour bien juger de la Musique Françoise, indépendamment de ce qu’en pense la populace de tous les etats, qu’on essayât une fois de la soumettre a la coupelle de la raison, & de voir si elle en soutiendra l’épreuve? Concedo ipse hoc multis, disoit Platon, voluptate Musicam judicandam, sed illam ferme Musicam esse dico pulcherriman quae optimos, satisque eruditos delectet.

Je n’ai pas dessein d’approfondir ici cet examen; ce n’est pas l’affaire d’une Lettre, ni peut-être la mienne. Je voudrois [442] seulement tacher d’établir quelques principes, sur lesquels, en attendant qu’on en trouve de meilleurs, les maîtres de l’Art, ou plutôt les Philosophes pussent diriger leurs recherches: car, disoit autrefois un Sage, c’est au Poete a faire de la Poésie, & au Musicien a faire de la Musique; mais il n’appartient qu’au Philosophe de bien parler de l’une & de l’autre.

Toute Musique ne peut être composée que de ces trois choses; mélodie ou chant, harmonie ou accompagnement, mouvement ou mesure.* [*Quoiqu’on entende par mesure la détermination du nombre & du rapport des tems, & par mouvement celle du degré de vitesse, j’ai cru pouvoir ici confondre ces chose l’idée générale de modification de la durée ou du tems]

Quoique le chant tire son principal caractere de la mesure; comme il naît immédiatement de l’harmonie, & qu’il assujettit toujours l’accompagnement a sa marche, j’unirai ces deux parties dans un même article, puis je parlerai de la mesure séparément.

L’harmonie ayant son principe dans la nature, est la même pour toutes les Nations, ou si elle a quelques différences, elles sont introduites par celle de la mélodie; ainsi, c’est de la mélodie seulement qu’il faut tirer le caractere particulier d’une Musique Nationale; d’autant plus que ce caractere étant principalement donne par la langue, le chant proprement dit doit ressentir sa plus grande influence.

On peut concevoir des langues plus propres à la Musique les unes que les autres; on ne peut concevoir qui ne le seroient [443] point du tout. Telle en pourroit être une qui ne seroit composée que de sons mixtes, de syllabes muettes, sourdes ou nazales, peu de voyelles sonores, beaucoup de consonnes & d’articulations, & qui manqueroit encore d’autres conditions essentielles, dont je parlerai dans l’article de la mesure. Cherchons, par curiosité, ce qui resulteroit de la Musique appliquée à une telle langue.

Premièrement, le défaut d’éclat dans le son des voyelles obligeroit d’en donner beaucoup a celui des notes, & parce que la langue seroit sourde, la Musique seroit criarde. En second lieu, la dureté & la fréquence des consonnes forceroit a exclure beaucoup de mots, a ne procéder sur les autres que par des intonations élémentaires, & la Musique seroit insipide & monotone; sa marche seroit encore lente & ennuyeuse par la même raison, & quand on voudroit presser un peu le mouvement, sa vitesse ressembleroit a celle d’un corps dur & anguleux qui roule sur le pave.

Comme une telle Musique seroit dénuée de toute mélodie agréable, on tâcheroit d’y suppléer par des beautés factices & peu naturelles; on la chargeroit de modulations fréquentes & régulières, mais froides, sans graces & sans expression. On inventeroit des fredons, des cadences, des ports de voix d’autres agrémens postiches qu’on prodiguerait dans le chant, & qui ne feroient que le rendre plus ridicule sans le rendre moins plat. La Musique avec toute cette maussade parure resteroit languissante & sans expression, & ses images, dénuées de force & d’énergie, peindroient peu d’objets en beaucoup de notes, comme ces ecritures gothiques, dont les lignes [444] remplies de traits & de lettres figurées, ne contiennent que deux ou trois mots, & qui renferment très-peu de sens en un grand espace.

L’impossibilité d’inventer des chants agréables obligeroit les Compositeurs à tourner tous leurs soins du cote de l’harmonie, & faute de beautés réelles, ils y introduiroient des beautés de convention, qui n’auroient presque d’autre mérite que la difficulté vaincue: au lieu d’une bonne Musique, ils imagineroient une Musique savante; pour suppléer au chant, ils multiplieroient les accompagnemens; il leur en couteroit moins de placer beaucoup de mauvaises parties les unes au-dessus des autres, que d’en faire une qui fut bonne. Pour ôter l’insipidité, ils augmenteroient la confusion; ils croiroient faire de la Musique, & ils ne seroient que du bruit.

Un autre effet qui resulteroit du défaut de mélodie, seroit que les Musiciens n’en ayant qu’une fausse idée, trouveroient par-tout une mélodie à leur maniere: n’ayant pas de véritable chant, les parties de chant ne leur couteroient rien a multiplier, parce qu’ils donneroient hardiment ce nom a ce qui n’en seroit pas; même jusqu’à la Basse-continue, a l’unisson de laquelle ils seroient sans façon réciter les Basses-tailles, sauf a couvrir le tout d’une sorte d’accompagnement, dont la prétendue mélodie n’auroit aucun rapport à celle de la partie vocale. Par-tout ou ils verroient des notes ils trouveroient du chant, attendu qu’en effet leur chant ne seroit que des notes. Voces, praetereàque nihil.

Passions maintenant à la mesure, dans le sentiment de laquelle [445] consiste en grande partie la beauté & l’expression du chant. La mesure est à-peu-près à la mélodie ce que la Syntaxe est au discours: c’est elle qui fait l’enchaînement des mots, qui distingue les phrases, & qui donne un sens, une liaison au tout. Toute Musique dont on ne sent point la mesure ressemble, si la faute vient de celui qui l’exécute, à une ecriture en chiffres, dont il faut nécessairement trouver la clef pour en démêler le sens; mais si en effet cette Musique n’a pas de mesure sensible, ce n’est alors qu’une collection confuse de mots pris au hazard & ecrits sans suite, auxquels le Lecteur ne trouve aucun sens, parce que l’Auteur n’y en a point mis.

J’ai dit que toute Musique Nationale tire sort principal caractere de la langue qui lui est propre, & je dois ajouter que c’est principalement la prosodie de la langue qui constitue ce caractere. Comme la Musique vocale a précédé de beaucoup l’instrumentale, celle-ci a toujours reçu de l’autre ses tours de chant & sa mesure, & les diverses mesures de la Musique vocale n’ont pu naître que des diverses manieres dont on pouvoit scander le discours & placer les brèves & les longues les unes a l’égard des autres: ce qui est très-évident dans la Musique Grecque, dont toutes les mesures n’etoient que les formules d’autant de rythmes fournis par tous les arrangemens des syllabes longues ou brèves, & des pieds dont la langue & la Poésie etoient susceptibles. De sorte que quoiqu’on puisse très-bien distinguer dans le rythme musical la mesure de la prosodie, la mesure du vers, & la mesure du chant, il ne faut pas douter que la Musique la plus agréable, [446] ou du-moins la mieux cadencée, ne soit celle ou ces trois mesures concourent ensemble le plus parfaitement qu’il est possible.

Après ces éclaircissemens, je reviens à mon hypothèse, & je suppose que la même langue, dont je viens de parler, eut une mauvaise prosodie, peu marquée, sans exactitude & sans précision, que les longues & les brèves n’eussent pas entr’elles en durées & en nombres des rapports simples & propres à rendre le rythme agréable, exact, régulier; qu’elle eut des longues plus ou moins longues les unes que les autres, des brèves plus ou moins brèves, des syllabes ni brèves, ni longues, & que les différences des unes & des autres autres fussent indéterminées & presque incommensurables: il est clair que la Musique Nationale étant contrainte de recevoir dans sa mesure les irrégularités de la prosodie, n’en auroit qu’une fort vague, inégale & très-peu sensible; que le récitatif se sentiroit, sur-tout, de cette irrégularité; qu’on ne sauroit presque comment y faire accorder les valeurs des notes & celles des syllabes; qu’on seroit contraint d’y charger de mesure a tout moment, & qu’on ne pourroit jamais y rendre les vers dans un rythme exact & cadence; que même dans les airs mesures tous les mouvemens seroient peu naturels & sans précision; que pour peu de lenteur qu’on joignît à ce défaut, l’idée de l’égalité des tems se perdroit entièrement dans l’esprit du Chanteur & de l’Auditeur, & qu’enfin la mesure n’étant plus sensible, ni ses retours égaux, elle ne seroit assujettie qu’au caprice du Musicien, qui pourroit a chaque instant la presser ou ralentir a son gré, de [447] sorte qu’il ne seroit pas possible dans un concert, de se passer de quelqu’un qui la marquât à tous, selon la fantaisie ou la commodité d’un seul.

C’est ainsi que les Acteurs contracteroient tellement l’habitude de s’asservir la mesure, qu’on les entendroit même l’altérer à dessein dans les morceaux ou le Compositeur seroit venu à bout de la rendre sensible. Marquer la mesure seroit ne faute contre la composition, & la suivre en seroit une contre le goût du chant; les défauts passeroient pour des beautés, & les beautés pour &s défauts; les vices seroient établis en regles, & pour faire de la Musique au goût de la Nation, il ne faudroit que s’attacher avec soin à ce qui déplaît à tous les autres.

Aussi avec quelque art qu’on cherchât a couvrir les défauts d’une pareille Musique, il seroit impossible qu’elle plut jamais à d’autres oreilles qu’à celles des naturels du pays ou elle seroit en usage: a force de essuyer des reproches sur leur mauvais goût, à force d’entendre dans une langue plus favorable de la véritable Musique, ils chercheroient à en rapprocher la leur, & ne seroient que lui ôter son caractere & la convenance qu’elle avoit avec la langue pour laquelle elle avoit été faite. S’ils vouloient dénaturer leur chant, ils le rendroient dur, baroque & presque inchantable; s’ils se contentoient de l’orner par d’autres accompagnemens que ceux qui lui sont propres, ils ne seroient que marquer mieux sa platitude par un contraste inévitable; ils ôteroient à leur Musique la seule beauté dont elle etoit susceptible, en ôtant à toutes ses parties l’uniformité de caractere qui la faisoit [448] être une; & en accoutumant les oreilles a dédaigner le chant pour n’écouter que la symphonie, ils parviendroient enfin à ne faire servir les voix que d’accompagnent a l’accompagnement.

Voilà par quel moyen la Musique d’une telle Nation se diviseroit en Musique vocale & Musique instrumentale; voilà comment, en donnant des caracteres differens a ces deux especes, on en seroit un tout monstrueux. La symphonie voudroit aller en mesure, & le chant ne pouvant souffrir aucune gêne, on entendroit souvent dans les mêmes morceaux les Acteurs & l’Orchestre se contrarier & se faire obstacle mutuellement. Cette incertitude & le mélange des deux caracteres introduiroient dans la maniere d’accompagner, une froideur & une lâcheté qui se tourneroit tellement en habitude, que les Symphonistes ne pourroient pas, même en exécutant de bonne Musique, lui laisser de la force & de l’énergie. En la jouant comme la leur, ils l’énerveroient entièrement; ils feroient fort les doux, doux les fort, & ne connoîtroient pas une des nuances de ces deux mots. Ces autres mots, rinsorzando, dolce,* [*Il n’y a peut-être pas quatre Symphonistes François qui sachent la différence de piano & dolce, & c’est fort inutilement qu’ils la sauroient; car, qui d’entr’eux seroit en etat de la rendre?] risoluto, congusto, spiritoso, sostenuto, con brio, n’auroient pas même de synonymes dans leur langue, & celui d’expression n’y auroit aucun sens. Ils substitueroient je ne sais combien de petits ornemens froids & maussades a la vigueur du coup d’archet. Quelque nombreux que fut l’Orchestre, il ne feroit aucun effet, ou n’en [449] feroit qu’un très-désagréable. Comme l’exécution seroit toujours lâche, & que les Symphonistes aimeroient mieux jouer proprement que d’aller en mesure, ils ne seroient jamais ensemble: ils ne pourroient venir à bout de tirer un son net & juste, ni de rien exécuter dans son caractere, & les Etrangers seroient tout surpris qu’à quelques-uns près, un Orchestre vante comme le premier du monde, seroit à peine digne des tréteaux d’une guinguette.* [*Comme on m’a assure qu’il y avoit parmi les Symphonistes de l’Opéra, non-seulement de très bons violons, ce que je confesse qu’ils sont presque tous pris séparément, mais véritablement honnêtes-gens qui ne se prêtent point aux cabales de leurs confrères pour mal servir le Public; je me hâte d’ajouter ici cette distinction, pour réparer, autant qu’il est en moi, le tort que je puis avoir vis-à-vis de ceux qui la méritent.] Il devroit naturellement arriver que de tels Musiciens prissent en haine la Musique qui auroit mis leur honte en évidence, & bientôt joignant la mauvaise volonté au mauvais goût, ils mettroient encore du dessein prémédité dans la ridicule exécution, dont ils auroient bien pu se fier à leur mal-adresse.

D’après une autre supposition contraire à celle que je viens de faire, je pourrois déduire aisément toutes les qualités une véritable Musique, faite pour émouvoir, pour imiter, pour plaire, & pour porter au cœur les plus douces impressions de l’harmonie & du chant; mais comme ceci nous encarterait trop de notre sujet & sur-tout des idées qui nous sont connues, j’aime mieux me borner a quelques observations sur la Musique Italienne, qui puissent nous aider à mieux juger la notre.

[450] Si l’on demandoit laquelle de toutes les langues doit avoir une meilleure Grammaire; je repondrois que c’est celle du Peuple qui raisonne le mieux; & si l’on demandoit lequel de tous les Peuples doit avoir une meilleure Musique, je dirois que c’est celui dont la langue y est le plus propre. C’est ce que j’ai déjà établi ci-devant, & que j’aurai occasion de confirmer dans la suite de cette Lettre. Or s’il y a en Europe une langue propre à la Musique, c’est certainement l’Italienne; car cette langue est douce, sonore, harmonieuse, & accentuée plus qu’aucune autre, & ces quatre qualités sont précieusement les plus convenables au chant.

Elle est douce, parce que les articulations y sont peu composées, que la rencontre des consonnes y est rare & sans rudesse, & qu’un très-grand nombre de syllabes n’y étant formées que de voyelles, les fréquentes élisions en rendent la prononciation plus coulante: elle est sonore, parce que la plupart des voyelles y sont éclatantes, qu’elle n’a pas de diphtongues composées, qu’elle a peu ou point de voyelles nazales, & que les articulations rares & faciles distinguent mieux le son des syllabes, qui en devient plus net & plus plein. A l’égard de l’harmonie, qui dépend du nombre & de la prosodie autant que des sons, l’avantage de la langue Italienne est manifeste sur ce point: car il faut remarque que ce qui rend une langue harmonieuse & véritablement pittoresque, dépend moins de la force réelle de ses termes, que de la distance qu’il y a du doux au fort entre les sons qu’elle emploie, & du choix qu’on en peut faire pour les tableaux qu’on a à peindre. Ceci suppose, que ceux qui pensent que [451] l’Italien n’est que le langage de la douceur & de la tendresse, prennent la peine de comparer entr’elles ces deux strophes du Tasse.

Teneri sdegri e placide e tranquille

Repulse e cari vezzi e liete paci,

Sorrisi, parolette, e dolci stille

Di pianto e sospir, tronchi e molli bacci:

Fuse tai cose tutte, e poscia unille,

Et al foce tempro di lente saci;

E ne formo quel si mirabil cinto

Di ch’ella aveva il bel fianco succinto;

Chiama gl’abitator de l’ombre eterne

Il rauco suon de la tartarea tromba;

Treman le spaziose atre caverne,

E l’aer cieco a quel romor rimbomba;

Ne si stridendo mai da le superne

Regioni del Cielo il folgor piomba,

Me si scossa giammai trema la terra

Quando i vapori in sen gravida serra.

Et s’ils désespèrent de rendre en François la douce harmonie de l’une, qu’ils essayent d’exprimer la rauque dureté de l’autre: il n’est pas besoin pour juger de ceci d’entendre la langue, il ne faut qu’avoir des oreilles & de la bonne soi. Au reste, vous observerez que cette dureté de la derniere strophe n’est point sourde, mais très-sonore, & qu’elle n’est que pour l’oreille & non pour la prononciation: car la langue n’articule pas moins facilement les r multipliées qui sont [452] la rudesse de cette strophe, que les l qui rendent la premiere si coulante. Au contraire, toutes les fois que nous voulons donner de la dureté à l’harmonie de notre langue, nous sommes forces d’entasser des consonnes de toute espece qui forment des articulations difficiles & rudes, ce qui retarde la marche du chant & contraint souvent la Musique d’aller plus lentement, précieusement quand le sens des paroles le plus de vitesse.

Si je voulois m’étendre sur cet article, je pourrois peut-être vous faire voir encore que les inversions de la langue Italienne sont beaucoup plus favorables à la bonne mélodie que l’ordre didactique de la notre, & qu’une phrase Musicale se développe d’une maniere plus agréable & plus intéressante, quand le sens du discours, long-tems suspendu, se résout sur le verbe avec la cadence, que quand il se développe à mesure, & laisse affoiblir ou satisfaire ainsi par degrés le degrés de l’esprit, tandis que celui de l’oreille augmente en raison contraire jusqu’à la fin de la phrase. Je vous prouverois encore que l’art des suspendons & des mots entrecoupes, que l’heureuse constitution de la langue rend si familier à la Musique Italienne, est entièrement inconnu dans la notre, & que nous n’avons d’autres moyens pour y suppléer, que des silences qui ne sont jamais du chant, & qui, dans ces occasions, montrent plutôt la pauvreté de la Musique que les ressources du Musicien.

Il me resteroit à parler de l’accent, mais ce point important demande une si profonde discussion, qu’il vaut mieux la réserver a une meilleure main: je vais donc passer aux choses [453] plus essentielles à mon objet, & tacher d’examiner notre Musique en elle-même.

Les Italiens prétendent que notre mélodie est plate & sans aucun chant, & toutes les Nations* [*Il a été un tems, dit Mylord Schaftesbury, ou l’usage de parler François avoit mis, parmi nous, la Musique Françoise à la mode. Mais bientôt la Musique Italienne, nous montrant la Nature de plus près, nous dégoûte de l’autre, & nous sa fit appercevoir aussi lourde, aussi plate, & aussi maussade qu’elle l’est en effet.] neutres confirment unanimement leur jugement sur ce point; de notre cote nous accusons la leur d’être bizarre & baroque.* [*Il me semble qu’on n’ose plus tant faire ce reproche à la mélodie Italienne, depuis qu’elle s’est fait entendre parmi nous: c’est ainsi que cette Musique admirable n’a qu’à se montrer, telle qu’elle est, pour se justifier de tous les torts dont on l’accuse] J’aime mieux croire que les uns ou les autres se trompent, que d’être réduit à dire que dans des contrées ou les Sciences & tous, les Arts sont parvenus a un si haut degré, la Musique seule est encore à naître.

Les moins prévenus d’entre nous* [*Plusieurs condamnent l’exclusion totale que les Amateurs de Musique donnent sans balancer à la Musique Françoise; ces modéras conciliateurs ne voudroient pas de goûts exclusifs, comme si l’amour des bennes choses devoir faire aimer les mauvaises.] se contentent de dire que la Musique Italienne & la Françoise sont toutes deux bonnes, chacune dans son genre, chacune pour la langue qui lui est propre, mais outre que les autres Nations ne conviennent pas de cette parité, il resteroit toujours à savoir laquelle des deux langues peut comporter le meilleur genre de Musique en soi. Question sort agitée en France, mais qui ne le sera jamais ailleurs; question qui ne peut être décédée que par une oreille [454] parfaitement neutre, & qui par conséquent devient tous les jours plus difficile a résoudre dans le seul pays ou elle soit en problème. Voici sur ce sujet quelques expériences que chacun est maître de versifier, & qui me paroissent pouvoir servir a cette solution, du moins quant a la mélodie, a laquelle seule se réduit presque toute la dispute.

J’ai pris dans les deux Musiques des airs également estimes chacun dans son genre, & les dépouillant les uns de leurs ports-de-voix & de leurs cadences éternelles, les autres des notes sous-entendues que le Compositeur ne se donne point la peine d’écrire, & dont il se remet à l’intelligence du Chanteur,* [*C’est donner toute la saveur a la Musique Françoise, que de s’y prendre ainsi car ces notes, sous-entendues dans l’Italienne, ne sont pas moins de l’essence de la mélodie, que celles qui sont sur lu papier. Il s’agit moins de ce qui est écrit que de ce qui doit se chanter, & cette maniere de noter doit seulement passer pour une sorte d’abréviation, au lieu que les cadences & les ports-de-voix du chant François sont bien, si l’on veut, exiges par le goût, mais ne constituent point la mélodie, & ne sont pas de son essence; c’est pour elle une sorte de fard qui couvre sa laideur sans la détruire, & qui ne la rend que plus ridicu1e aux oreilles sensibles.] je les ai solfies exactement sur la note, sans aucun ornement, & sans rien fournir de moi-même au sens ni a la liaison de la phrase. Je ne vous dirai point quel a été dans mon esprit le résultat de cette comparaison, parce que j’ai le droit de vous proposer mes raisons & non pas mon autorité: je vous rends compte seulement des moyens que j’ai pris pour me déterminer, afin que si vous les trouvez bons, vous puissiez les employer a votre tour. Je dois vous avertir seulement, que cette expérience demande bien plus de précautions [455] qu’il ne semble. La premiere & la plus difficile de toutes est d’être de bonne foi, & de se rendre également équitable dans le choix & dans le jugement. La seconde est que pour tenter cet examen il faut nécessairement être également verse dans les deux styles; autrement celui qui seroit le plus familier se presenteroit a chaque instant a l’esprit au préjudice de l’autre; & cette deuxieme condition n’est gueres plus facile que la premiere, car de tous ceux qui connoissent bien l’une & l’autre Musique, nul ne balance sur le choix, & l’on a pu voir par les plaisans barbouillages de ceux qui se sont mêles d’attaquer l’Italienne, quelle connoissance ils avoient d’elle & de l’Art en général.

Je dois ajouter qu’il est essentiel d’aller bien exactement en mesure; mais je prévois que cet avertissement, superflu dans tout autre pays, sera fort inutile dans celui-ci, & cette seule omission entraîne nécessairement l’incompétence du jugement.

Avec toutes ces précautions, le caractere de chaque genre ne tarde pas à se déclarer, & alors il est bien difficile de ne pas revêtir les phrases des idées qui leur conviennent, & de n’y pas ajouter, du moins par l’esprit, les tours & les ornemens qu’on a la force de leur refuser par le chant. Il ne faut pas non plus s’en tenir à une seule épreuve, car un air peut plaire plus qu’un autre, sans que cela décide de la préférence du genre; & ce n’est qu’après un grand nombre d’essais qu’on peut établir un jugement raisonnable: d’ailleurs, en s’ôtant la connoissance des paroles, on s’ôte celle de la partie la plus importante de la mélodie, qui est l’expression; & tout ce qu’on peut décider par cette voie, c’est si la modulation [456] est bonne & si le chant a du naturel & de la beauté. Tout cela nous montre combien il est difficile de prendre assez de précautions contre les préjugés, & combien le raisonnement nous est nécessaire pour nous mettre en etat de juger sainement des choses de goût.

J’ai fait une autre épreuve qui demande moins de précautions, & qui vous paroître peut-être plus décisive. J’ai donne a chanter à des Italiens les plus beaux airs de Lulli, & à des Musiciens François des airs de Leo & du Pergolese, & j’ai remarque que, quoique ceux-ci fussent fort éloignes de saisir le vrai goût de ces morceaux, ils en sentoient pourtant la mélodie, & en tiroient à leur maniere des phrases de Musique chantantes, agréables & bien cadencées. Mais les Italiens solfiant très-exactement nos airs les plus pathétiques, n’ont jamais pu y reconnoîtra ni phrases ni chant; ce n’etoit pas pour eux de la Musique qui eut du sens, mais seulement des suites de notes placées sans choix & comme au hazard; ils les chantoient précieusement, comme vous liriez des mots Arabes ecrits en caracteres François.* [*Nos Musiciens prétendent tirer un grand avantage de cette différence; Nous exécutons la Musique Italienne, dirent-ils avec leur fierté accoutumée, & les Italiens ne peuvent exécuter la notre; donc notre Musique vaut mieux que la leur. Ils ne voient pas qu’ils devroient tirer une conséquence toute contraire & dire; donc les Italiens ont une mélodie & nous n’en avons point.]

Troisieme expérience. J’ai vu à Venise un Arménien, l’homme d’esprit qui n’avoit jamais entendu de Musique, & devant [457] lequel on exécuta dans un même concert un monologue François qui commence par ce vers:

Temple sacre, séjour tranquille

Et un air de Galuppi qui commence par celui-ci

Voi che languite senza speranza

l’un & l’autre surent chantes médiocrement pour le François, & mal pour l’Italien, par un homme accoutume seulement à la Musique Françoise, & alors très-enthousiaste de celle de M. Rameau. Je remarquai dans l’Arménien, durant tout le chant François, plus de surprise que de plaisir; mais tout le monde observa des les premieres mesures de l’air Italien, que son visage & ses yeux s’adoucissoient; il etoit enchante, il prétoit son ame aux impressions de la Musique, & quoiqu’il entendit peu la langue, les simples sons lui causoient un ravissement sensible. Des ce moment on ne put plus lui faire écouter aucun air François.

Mais sans chercher ailleurs des exemples, n’avons-nous pas même parmi nous plusieurs personnes qui ne connoissant que notre Opéra, croyoient de bonne soi n’avoir aucun goût pour le chant, & n’ont été désabuses que par les intermèdes Italiens. C’est précieusement parce qu’ils n’aimoient que la véritable Musique, qu’ils croyoient ne pas aimer la Musique.

J’avoue que tant de faits m’ont rendu douteuse l’existence de notre mélodie, & m’ont fait soupçonner qu’elle pourroit bien n’être qu’une sorte de plain-chant module, qui n’a rien d’agréable en lui-même, qui ne plaît qu’à l’aide de quelques [458] ornemens arbitraires, & seulement à ceux qui sont convenus de les trouver beaux. Aussi à peine notre Musique est-elle supportable a nos propres oreilles, lorsqu’elle est exécutée par des voix médiocres qui manquent d’art pour la faire valoir. Il faut des Fel & des Jeliotte pour chanter la Musique Françoise, mais toute voix est bonne pour l’Italienne, parce que les beautés du chant Italien sont dans la Musique même, au lieu que celles du chant François, s’il en a, ne sont que dans l’art du Chanteur.* [*Au reste, c’est une erreur de croire qu’en général, les Chanteurs Italiens aient moins de voix que les François. Il faut au contraire qu’ils aient le timbre plus fort & plus harmonieux pour pouvoir se faire entendre sur les théâtres immenses de l’Italie, sans cesser de ménager les sons, comme le veut la Musique Italienne. Le chant François exige tout l’effort des poumons, toute l’étendue de la voix; plus fort, nous disent nos Maîtres; enflez les sons, ouvrez la bouche, donnez toute votre voix. Plus doux, disent les Maîtres Italiens, ne forcez point, chantez sans gêne, rendu, vos sons doux, flexibles & coulans, réservez les éclats pour ces momens rares & passagers ou il faut surprendre & déchirer. Or, il me paroit que, dans la nécessité de se faire entendre, celui-là doit avoir plus de voix, qui peut se passer de crier.]

Trois choses me paroissent concourir à la perfection de la mélodie Italienne. La premiere est la douceur de la langue qui rendant toutes les inflexions faciles, laisse au goût du Musicien la liberté d’en faire un choix plus exquis, de varier davantage les combinaisons, & de donner a chaque Acteur un tour de chant particulier, de même que chaque homme a son geste & son ton qui lui sont propres, & qui le distinguent d’un autre homme.

La deuxieme est la hardiesse des modulations, qui quoique [459] que moins servilement préparées que les nôtres, se rendent plus agréables, en se rendant plus sensibles, & sans donner la dureté au chant, ajoutent une vive énergie a l’expression. C’est par elle que le Musicien, passant brusquement d’un ton ou d’un mode à un autre, & supprimant quand il le faut transitions intermédiaires & scholastiques, fait exprimer les réticences, les interruptions, les discours entre-coupes qui sont le langage des passions impétueuses, que le bouillant Métastase a employé si souvent, que les Porpora, les Galuppi, Cocchi, les Jumella, les Perez, les Terradeglias ont su rendre avec succès, & que nos Poetes lyriques connoissent aussi peu que nos Musiciens.

Le troisieme avantage & celui qui prête a la mélodie son plus grand effet, est l’extrême précision de mesure qui s’y fait sentir dans les mouvemens les plus lents, ainsi que, dans les plus gais; précision qui rend le chant anime & intéressant, les accompagnemens vifs & cadences, qui multiplie réellement les chants, en faisant d’une même combinaison de sons, autant de différentes mélodies qu’il y a de manieres de les scander; qui porte au cœur tous les sentimens, & à l’esprit tous les tableaux; qui donne au Musicien le moyen de mettre en air tous les caracteres de paroles imaginables, plusieurs dont nous n’avons pas même l’idée,* [*Pour ne pas sortir du genre comique, le seul connu à l’airs, voyez les airs, Quando sciolto avro il contratto, &c. Io o un vespajo, &c. 0 questo o quello t’ai a risolvere, &c. A un gusto da stordire, &c. Stizzoso mio, stizzoso, &c. Io sono una Donaella, &c. I Sbirri gia lo aspettano, &c. Ma dunquc il testamento, &c. Senti rne, se brami stare, o che risa, che piacere, &c.tous caractères d’airs dont la Musique Françoise n’a pas les premiers élémens, & dont elle n’est pas en etat d’exprimer un seul mot] & qui rend [460] tous les mouvemens propres à exprimer tous les caracteres* [*Je me contenterai d’en citer un seul exemple, mais très-frappant; c’est l’air Se pur d’un infelice, &c. de la Fausse Suivante; air très-pathétique sur un mouvement très-gai, auquel il n’a manque qu’une voix pour le chanter, un Orchestre pour l’accompagner, des oreilles pour l’entendre, & la seconde partie qu’il ne faloit pas supprimer.] ou un seul mouvement propre a contraster & changer de caractere au gré du Compositeur.

Voilà, ce me semble, les sources d’ou le chant Italien tire les charmes & son énergie; a quoi l’on peut ajouter une nouvelle & très-forte preuve de l’avantage de sa mélodie, en ce qu’elle n’exige pas autant que la notre de ces frequens renversemens d’harmonie, qui donnent à la Basse-continue le véritable chant d’un dessus. Ceux qui trouvent de si grandes beautés dans la mélodie Françoise, devroient bien nous dire à laquelle de ces choses elle en est redevable, ou nous montrer les avantages qu’elle a pour y suppléer.

Quand on commence a connoître la mélodie Italienne, on ne lui trouve d’abord que des graces, & on ne la croit propre qu’à exprimer des sentimens agréables; mais pour peu qu’on étudie son caractere pathétique & tragique, on est bientôt surpris de la force que lui prête l’art des Compositeurs dans les grands morceaux de Musique. C’est a l’aide de ces modulations savantes, de cette harmonie simple & pure, de ces accompagnemens vifs & brillans, que ces chants divins déchirent ou ravissent l’ame, mettent le Spectateur hors de lui-même, & lui arrachent, dans ses transports, [461] des cris, dont jamais nos tranquilles Opéra ne furent honores.

Comment le Musicien vient-il à bout de produire ces grands effets? Est-ce à force de contraster les mouvemens, de multiplier les accords, les notes, les parties? Est-ce à force d’entasser desseins sur desseins, instrumens sur instrumens? Tout ce fatras, qui n’est qu’un mauvais supplément ou le génie manque, étoufferoit le chant loin de l’animer, & detruiroit l’intérêt en partageant l’attention. Quelque harmonie que puissent faire ensemble plusieurs parties toutes en chantantes, l’effet de ces beaux chants s’évanouit aussi-tôt qu’ils se sont entendre à la fois, & il ne reste que celui d’une suite d’accords, qui, quoiqu’on puisse dire, est toujours froide quand la mélodie ne l’anime pas; de sorte que plus on entasse des chants mal à propos, & moins la Musique est agréable & chantante; parce qu’il est impossible a l’oreille de se prêter au même instant a plusieurs mélodies, & que l’une effacant l’impression de l’autre, il ne résulte du tout que de la confusion & du bruit. Pour qu’une Musique devienne intéressante, pour qu’elle porte à l’ame les sentimens qu’on y veut exciter, il faut que toutes les parties concourent à fortifier l’expression du sujet; que l’harmonie ne serve qu’à le rendre plus énergique; que l’accompagnement l’embellisse, sans le couvrir ni le défigurer; que la Basse, par une marche uniforme & simple, guide en quelque sorte celui qui chante & celui qui écoute, sans que ni l’un, ni l’autre, s’en apperçoive; il faut, en un mot, que le tout ensemble ne porte à la fois qu’une mélodie à l’oreille & qu’une idée a l’esprit.

[462] Cette unité de mélodie me paroit une regle indispensable & non moins importante en Mutique, que l’unité d’action dans une Tragédie; car elle est sondée sur le même principe, & dirigée vers le même objet. Aussi tous les bons Compositeurs Italiens s’y conforment-ils avec un soin qui dégénéré quelquefois en affectation; & pour peu qu’on y réfléchisse, on sent bientôt que c’est d’elle que leur Musique tire son principal effet. C’est dans cette grande regle qu’il faut chercher la cause des frequens accompagnemens à l’unisson qu’on remarque dans la Musique Italienne, & qui, fortifiant l’idée du chant, en rendent en même-tems les sons plus moelleux, plus doux & moins fatigans pour la voix. Ces unissons ne sont point praticables dans notre Musique, si ce n’est sur quelques caracteres d’airs choisis & tournes exprès pour cela; jamais un air pathétique François ne seroit supportable accompagne de cette maniere, parce que la Musique vocale & l’instrumentale ayant parmi nous des caracteres differens, on ne peut, sans pécher contre la mélodie & le goût, appliquer à l’une les mêmes tours qui conviennent à l’autre, sans compter que la mesure étant toujours vague & indéterminée, sur-tout dans les airs lents, les instrumens & la voix ne pourroient jamais s’accorder, & ne marcheroient point assez de concert pour produire ensemble un effet agréable. Une beauté qui résulte encore de ces unissions, c’est de donner une expression plus sensible a la mélodie, tantôt en renforçant tout d’un coup les instrumens sur un passage, tantôt en les radoucissant, tantôt en leur donnant un trait de chant énergique & saillant, que la voix n’auroit pu faire, & que [463] l’Auditeur, adroitement trompe, ne laisse pas de lui attribuer quand l’Orchestre fait le faire sortir a propos. De-là naît encore cette parfaite correspondance de la symphonie & du chant, qui fait que tous les traits qu’on admire dans l’une, ne sont que des développemens de l’autre, de sorte que c’est toujours dans la partie vocale qu’il faut chercher la source de toutes les beautés de l’accompagnement. Cet accompagnement est si bien un avec le chant, & si exactement relatif aux paroles, qu’il semble souvent déterminer le jeu & dicter à l’Acteur le geste qu’il doit faire,* [*On en trouve des exemples frequens dans les lntermedes qui nous ont été donnes cette année, entr’autres dans l’air à un gusto da stordire du Maître de Musique, dans celui son Padrone de la femme orgueilleuse, dans celui vi flo ben du Tracollo, dans celui tu non pensi no signora de la Bohemienne, & dans presque tous ceux qui demandent du jeu.] & tel qui n’auroit pu jouer le rôle sur les paroles seules, le jouera très-juste sur la Musique, parce qu’elle fait bien sa fonction d’interprété.

Au reste, il s’en faut beaucoup que les accompagnemens Italiens soient toujours à l’unisson de la voix. Il y a deux cas assez frequens ou le Musicien les en sépare: l’un, quand la voix roulant avec légèreté sur des cordes d’harmonie, fixe assez l’attention pour que l’accompagnement ne puisse la partager, encore alors donne-t’on tant de simplicité à cet accompagnement, que l’oreille affectée seulement d’accords agréables, n’y sent aucun chant qui puisse la distraire. L’autre cas demande un peu plus de soin pour le faire entendre.

Quand le Musicien saura son art, dit l’Auteur de la Lettre sur les Sourds & les Muets, les parties d’accompagnement [464] concourront ou a fortifier l’expression de la partie chantante, ou a ajouter de nouvelles idées que le sujet demandoit, & que la partie chantante n’aura pu rendre. Ce passage me paroit renfermer un précepte très-utile, & voici comment je pense qu’on doit l’entendre.

Si le chant est de nature a exiger quelques additions, ou comme disoient nos anciens Musiciens, quelques diminutions* [*On trouvera le mot diminution dans le quatrieme volume de l’Encyclopédie.] qui ajoutent a l’expression ou à l’agrément, sans détruire en cela l’unité de mélodie, de sorte que l’oreille, qui blâmeroit peut-être ces additions faites par la voix les approuve dans l’accompagnement & s’en laisse doucement affecter, sans cesser pour cela d’être attentive au chant; lors l’habile Musicien, en les ménageant à propos & les employant avec goût, embellira son sujet & le rendra plus expressif sans le rendre moins un; & quoique l’accompagnement n’y soit pas exactement semblable à la partie chantante, J’un & l’autre ne seront pourtant qu’un chant & qu’une mélodie. Que si le sens des paroles comporte une idée accessoire que le chant n’aura pas pu rendre, le Musicien l’enchâssera dans des silences ou dans des tenues, de maniere qu’il puisse la présenter a l’Auditeur, sans le détourner de celle du chant. L’avantage seroit encore plus grand, si cette idée accessoire pouvoit être rendue par un accompagnement contraint & continu, qui fit plutôt un léger murmure qu’un véritable chant, comme seroit le bruit d’une rivière ou le gazouillement des oiseaux: car alors le Compositeur pourroit [465] séparer tout-à-fait le chant de l’accompagnement; & destinant uniquement ce dernier à rendre l’idée accessoire, il disposera son chant de maniere à donner des jours frequens à l’Orchestre, en observant avec soin que la symphonie soit toujours dominée par la partie chantante, ce qui dépend encore plus de l’art du Compositeur, que de l’exécution des Instrumens: mais ceci demande une expérience consommée pour éviter la duplicité de mélodie.

Voilà tout ce que la regle de l’unité peut accorder au goût du Musicien, pour parer le chant ou le rendre plus expressif, soit en embellissant le sujet principal, soit en y en ajoutant un autre qui lui reste assujetti. Mais de faire chanter a part des Violons d’un cote, de l’autre des Flûtes, de l’autre des Bassons, chacun sur un dessein particulier; & presque sans rapport entr’eux, & d’appeller tout ce cahos de la Musique, c’est insulter également l’oreille & le jugement des Auditeurs.

Une autre chose, qui n’est pas moins contraire que la multiplication des parties, à la regle que je viens d’établir, c’est l’abus ou plutôt l’usage des fugues, imitations, doubles desseins, & autres beautés arbitraires & de pure convention, qui n’ont presque de mérite que la difficulté vaincue, & qui toutes ont été inventées dans la naissance de l’art pour faire briller le savoir, en attendant qu’il fut question du génie. Je ce dis pas qu’il soit tout-à-fait impossible de conserver l’unité de mélodie dans une fugue, en conduisant habilement l’attention de l’Auditeur d’une partie à l’autre, à mesure que le sujet y passe; mais ce travail est si pénible, que presque personne y réussit, & si ingrat qu’à peine le succès peut-il dédommager

[466] de la fatigue d’un tel ouvrage. Tout cela n’aboutissant qu’à faire du bruit, ainsi que la plupart de nos chœurs si admires,* [*Les Italiens ne sont pas eux-mêmes tout-à-fait revenus de ce préjuge barbare. Ils se piquent encore d’avoir, dans leurs Eglises, de la Musique bruyante; ils ont souvent des Messes & des Motets à quatre Chœurs chacun sur un dessein différent; mais les grands Maîtres ne sont que rire de tout ce fatras. Je me souviens que Terradeglias me parlant de plusieurs Motets de sa composition, ou il avoit mis des Chœurs travailles avec un grand soin, etoit honteux d’en avoir fait de si beaux, & s’en excusoit sur sa jeunesse; autrefois, disoit-il, j’ai mois à faire du bruit; à présent je tache de faire de la Musique] est également indigne d’occuper la plume d’un homme de génie, & l’attention d’un homme de goût. A l’égard des contre-fugues, doubles fugues, fugues renversées, basses contraintes, & autres sottises difficiles que l’oreille ne peut souffrir, & que la raison ne peut justifier, ce sont évidemment des restes de barbarie & de mauvais goût, qui ne subsistent, comme les portails de nos Eglises gothiques, que pour la honte de ceux qui ont eu la patience de les faire.

Il a été un tems ou l’Italie etoit barbare, & même après la renaissance des autres Arts que l’Europe lui doit tous, la Musique plus tardive n’y a point pris aisément cette pureté de goût qu’on y voit briller aujourd’hui, & l’on ne peut gueres donner une plus mauvaise idée de ce qu’elle etoit alors, qu’en remarquant qu’il n’y a eu pendant long-tems qu’une même Musique en France & en Italie,* [*L’Abbé du Bos se tourmente beaucoup pour faire honneur au Pays-Bas du renouvellement de la Musique a cela pourroit s’admettre, si l’on donnoit le nom de Musique à un continuel remplissage d’accords; mais si l’harmonie n’est que la base commune & que la mélodie seule constitue le caractere, non-seulement la Musique moderne est née en Italie, mais il y a quelque apparence que, dans toutes nos Langues vivantes, la Musique Italienne est la seule qui qui puisse réellement exister. Du tems d’Orlande & d’Goudimel, on faisoit de l’harmonie & des sons; Lully y a joint un peu de cadence; Correlli, Buononcini, Vinci & Pergolese, sont les premiers qui aient fait de la Musique.] & que les Musiciens [467] des deux contrées communiquoient familièrement entr’eux, non pourtant sans qu’on put remarquer déjà dans les nôtres le germe de cette jalousie, qui est inséparable de l’infériorité. Lully même, alarme de l’arrivée de Correlli, se hâta de le faire chasser de France: ce qui lui sut d’autant plus, aise que Correlli etoit plus grand-homme, & par conséquent moins courtisan que lui. Dans ces tems ou la Musique naissoit a peine, elle avoit en Italie cette ridicule emphase de science harmonique, ces pédantesques prétentions de doctrine qu’elle a chèrement conservées parmi nous, & par lesquelles on distingue aujourd’hui cette Musique méthodique, compassée, mais sans génie, sans invention & sans goût, qu’on appelle a Paris, Musique écrite par excellence, & qui, tout au plus, n’est bonne, en effet, qu’à écrire, & jamais a exécuter.

Depuis même que les Italiens ont rendu l’harmonie plus tire, plus simple, & donne tous leurs soins a la perfection de la mélodie, je ne nie pas qu’il ne soit encore demeure parmi eux quelques légères traces des fugues & desseins; gothiques, & quelquefois de doubles & triples mélodies. C’est de quoi je pourrois citer plusieurs exemples dans les Intermèdes qui nous sont connus, & entr’autres le mauvais quatuor qui est à la fin de la Femme orgueilleuse. Mais, outre que ces choses sortent du caractere établi, outre qu’on ne [468] trouve jamais rien de semblable dans les Tragédies, & qu’il n’est pas plus juste de juger l’Opéra Italien sur ces farces, que de juger notre Théâtre François sur l’Impromptu de Campagne, ou le Baron de la Crasse; il faut aussi rendre justice à l’art avec lequel les Compositeurs ont souvent évite dans ces Intermèdes, les pièges qui leur etoient tendus par les Poetes, & ont fait tourner au profit de la regle des situations qui sembloient les forcer à l’enfreindre.

De toutes les parties de la Musique, la plus difficile à traiter sans sortir de l’unité de mélodie, est le Duo, & cet article mérite de nous arrêter un moment. L’Auteur de la Lettre sur Omphale a déjà remarque que les Duo sont hors de la nature; car rien n’est moins naturel que de voir deux personnes se parler à la fois durant un certain tems, soit pour dire la même chose, soit pour se contredire, sans jamais s’écouter ni se répondre. Et quand cette supposition pourroit s’admettre en certains cas, il est bien certain que ce ne seroit jamais dans la Tragédie, ou cette indécence n’est convenable ni a la dignité des personnages qu’on y fait parler, ni à l’éducation qu’on leur suppose. Or, le meilleur moyen de sauver cette absurdité, c’est de traiter le plus qu’il est possible, le Duo en Dialogue, & ce premier soin regarde le Poete; ce qui regarde le Musicien, c’est de trouver un chant convenable au sujet, & distribue de telle sorte, que chacun des Interlocuteurs parlant alternativement, toute la suite du Dialogue ne forme qu’une mélodie, qui, sans changer de sujet, ou du moins sans altérer le mouvement, passe dans son progrès d’une partie à l’autre, sans cesser d’être une, & [469] sans enjamber. Quand on joint ensemble les deux parties, ce qui doit se faire rarement & durer peu; il faut trouver un chant susceptible d’une marche par tierces, ou par sixtes, dans lequel la seconde partie fasse son effet sans distraire l’oreille de la premiere. Il faut garder la dureté des dissonances, les sons perçans & renforces, le fortissimo de l’Orchestre pour des instans de désordre & de transport, ou les Acteurs semblant s’oublier eux-mêmes, portent leur égarement dans l’ame de tout Spectateur sensible, & lui sont éprouver le pouvoir de l’harmonie sobrement ménagée. Mais ces instans doivent être rares & amènes avec art. Il faut, par une Musique douce & affectueuse, avoir déjà dispose l’oreille & le cœur a l’émotion, pour que l’un & l’autre se prêtent a ces ébranlemens violens, & il faut qu’ils passent avec la rapidité qui convient à notre foiblesse; car quand l’agitation est trop forte, elle ne sauroit durer, & tout ce qui est au-delà de la Nature ne touche plus.

En disant ce que les Duo doivent être, j’ai dit précieusement ce qu’ils sont dans les Opéra Italiens. Si quelqu’un a pu entendre sur un Théâtre d’Italie un Duo tragique chante par deux bons Acteurs, & accompagne par un véritable Orchestre, sans en être attendri; s’il a pu d’un œil sec assister aux adieux de Mandane & d’Arbace, je le tiens digne de pleurer a ceux de Lybie & d’Epaphus.

Mais sans insister sur les Duo tragiques, genre de Mutique dont on n’a pas même l’idée à Paris, je puis vous citer un Duo comique qui est connu de tout le monde, & je le citerai hardiment comme un modele de chant, d’unité, [470] de mélodie, de dialogue & de goût, auquel, selon moi; rien ne manquera, quand il sera bien exécute, que des Auditeurs qui fâchent l’entendre: c’est celui du premier acte de la Serva Padrona, Lo conosco a quegl’occhietti, &c. J’avoue que peu de Musiciens François sont en Etat d’en sentir les beautés, & je dirois volontiers du Pergolese, comme Cice non disoit d’Homere, que c’est avoir déjà fait beaucoup de progrès dans l’Art, que de se plaire à sa lecture.

J’espere, Monsieur, que vous me pardonnerez la longueur de cet article, en faveur de sa nouveauté, & de l’importance de son objet. J’ai cru devoir m’étendre un peu sur une regle aussi essentielle que celle de l’unité de mélodie; regle donc aucun Théoricien, que je fache, n’a parle jusqu’à ce jour; que les Compositeurs Italiens ont seuls sentie & pratiquée; sans se douter, peut-être, de son existence; & de laquelle dépendent la douceur du chant, la force de l’expression, & presque tout le charme de la bonne Musique. Avant que de quitter ce sujet, il me reste à vous montrer qu’il en résulte de nouveaux avantages pour l’harmonie même, aux dépens de laquelle je semblois accorder tout l’avantage à la mélodie; & que l’expression du chant donne lieu à celle des accords en forçant le Compositeur a les ménager.

Vous ressouvenez-vous, Monsieur, d’avoir entendu quelquefois dans les Intermèdes qu’on nous a donnes cette année, le fils de l’Entrepreneur Italien, jeune enfant de dix ans au plus, accompagner quelquefois a l’Opéra. Nous fumes frappes des le premier jour, de l’effet que produisoit sous ses petits doigts, l’accompagnement du Clavecin; & tout le [471] spectacle s’apperçut a son jeu précis & brillant que ce n’etoit pas l’Accompagnateur ordinaire. Je cherchai aussi-tôt les raisons de cette différence, car je ne doutois pas que le sieur Noblet ne fut bon harmoniste & n’accompagnât très-exactement: mais quelle fut ma surprise en observant les mains du petit bon-homme, de voir qu’il ne remplissoit presque jamais les accords, qu’il supprimoit beaucoup de sons, & n’employoit très-souvent que deux doigts, dont l’un sonnoit presque toujours l’octave de la Basse! Quoi! disois-je en moi-même, l’harmonie complète fait moins d’effet que l’harmonie mutilée, & nos Accompagnateurs en rendant tous les accords pleins, ne sont qu’un bruit confus, tandis que celui-ci avec moins de sons fait plus d’harmonie, ou du moins, rend son accompagnement plus sensible & plus agréable! Ceci fut pour moi un problème inquiétant, & j’en compris encore mieux toute l’importance, quand après d’autres observations je vis que les Italiens accompagnoient tous de la même maniere que le petit Bambin, & que, par conséquent, cette épargne dans leur accompagnement, devoit tenir au même principe que celle qu’ils affectent dans leurs partitions.

Je comprenois bien que la Basse étant le fondement de toute l’harmonie, doit toujours dominer sur le reste, & que quand les autres parties l’étouffent ou la couvrent, il en résulte une confusion qui peut rendre l’harmonie plus sourde; & je m’expliquois ainsi pourquoi les Italiens, si économes de leur main droite dans l’accompagnement, redoublent ordinairement a la gauche l’octave de la Basse; pourquoi ils mettent tant de Contre-basses dans leurs Orchestres, & pourquoi ils [472] sont si souvent marcher leurs quintes* [*On peut remarquer a l’Orchestre de notre Opéra que, dans la Musique Italienne, les quintes ne jouent presque jamais leur partie quand elle est à l’octave de la Basse, peut-être ne daigne-t-on pas même la copier en pareil cas. Ceux qui conduisent l’Orchestre ignoreroient-ils que ce défaut de liaison entre la Basse & le dessus rend l’harmonie trop sèche?] avec la Basse, au lieu de leur donner une autre partie, comme les François ne manquent jamais de faire. Mais ceci, qui pouvoit rendre raison de la netteté des accords, n’en rendoit pas de leur énergie, & je vis bientôt qu’il devoir y avoir quelque principe plus cache & plus fin de l’expression que je remarquois dans la simplicité de l’harmonie Italienne, tandis que je trouvois la notre si composée, si froide & si languissante.

Je me souvins alors d’avoir lu dans quelque ouvrage de M. Rameau, que chaque consonnance a son caractere particulier, c’est-à-dire, une maniere d’affecter l’ame qui lui est propre; que l’effet de la tierce n’est point le même que celui de la quinte, ni l’effet de la quarte le même que celui de la sixte. De même les tierces & les sixtes mineures doivent produire des affections différentes de celles que produisent les tierces & les sixtes majeures; & ces faits une fois accordes, il s’ensuit assez évidemment que les dissonances & tous les intervalles possibles seront aussi dans le même cas. Expérience que la raison confirme, puisque toutes les fois que les rapports sont differens, l’impression ne sauroit être la même.

Or, me disois-je à moi-même en raisonnant d’après cette supposition, je vois clairement que deux consonnances ajouter l’une à l’autre mal à propos, quoique selon les regles des [473] accords, pourront, même en augmentant l’harmonie, affoiblir mutuellement leur effet, le combattre, ou le partager. Si tout l’effet d’une quinte m’est nécessaire pour l’expression dont j’ai besoin, je peux risquer d’affoiblir cette expression par un troisieme son, qui divisant cette quinte en deux autres intervalles; en modifiera nécessairement l’effet par celui des deux tierces, dans lesquelles je la résous; & ces tierces mêmes, quoique le tout ensemble fasse une fort bonne harmonie, étant de différente espece, peuvent encore nuire mutuellement à l’impression l’une de l’autre. De même si l’impression simultanée de la quinte & des deux tierces m’etoit nécessaire, j’affoiblirois & j’altérerois mal à propos cette impression, en retranchant un des trois sons qui en forment l’accord. Ce raisonnement devient encore plus sensible, applique à la dissonance. Supposons que j’aye besoin de toute la dureté du triton, ou de toute la fadeur de la fausse-quinte; opposition, pour le dire en passant, qui prouve combien les divers renversemens des accords en peuvent changer l’effet; si dans une telle circonstance, au lieu de porter à l’oreille les deux uniques sons qui forment la dissonance, je m’avise de remplir l’accord de tous ceux qui lui conviennent, alors j’ajoute au triton la seconde & la sixte, & à la fausse-quinte la sixte & la tierce, c’est-à-dire, qu’introduisant dans chacun de ces accords une nouvelle dissonance, j’y introduis en même-tems trois consonnances, qui doivent nécessairement en tempérer & affoiblir l’effet, en rendant un de ces accords moins fade & l’autre moins dur. C’est donc un principe certain & fonde dans la nature, que toute Musique ou l’harmonie [474] est scrupuleusement remplie, tout accompagnement ou tous les accords sont complets, doit faire beaucoup de bruit, mais avoir très-peu d’expression: ce qui est précieusement le, caractere de la Musique Françoise. Il est vrai qu’en ménageant les accords & les parties, le choix devient difficile & demande beaucoup d’expérience & de goût pour le faire toujours a propos; mais s’il y a une regle pour aider un Compositeur a se bien conduire en pareille occasion, c’est certainement celle de l’unité de mélodie que j’ai tache d’établir;; ce qui se rapporte au caractere de la Musique Italienne & rend raison de la douceur du chant jointe a la force d’expression qui y regnent.

Il suit de tout ceci, qu’après avoir bien étudie les regles élémentaires de l’harmonie, le Musicien ne doit point se hâter de la prodiguer inconsidérément, ni se croire en etat de composer, parce qu’il fait remplir des accords; mais qu’il doit, avant que de mettre la main a l’oeuvre, s’appliquer a l’étude beaucoup plus longue & plus difficile des impressions diverses que les consonnances, les dissonances & tous les accords sont sur les oreilles sensibles, & se dire souvent a lui-même, que le grand art du Compositeur ne consiste pas moins savoir discerner dans l’occasion les sons qu’on doit supprimer, que ceux dont il faut faire usage. C’est en étudiant & feuilletant sans cesse les chefs-d’oeuvre de l’Italie qu’il apprendra a faire ce choix exquis, si la nature lui a donne assez de génie & de goût pour en sentir la nécessité; car les difficulté de l’art ne se laissent appercevoir qu’à ceux qui sont faits pour les vaincre, & ceux-là ne s’aviseront pas de compter [475] avec mépris les portées vides d’une partition, mais voyant la facilite qu’un Ecolier auroit eue à les remplir, ils soupçonneront & chercheront les raisons de cette simplicité trompeuse, d’autant plus admirable, qu’elle cache des prodiges sous une feinte négligence, & que l’arte che tutto sa nulla si scuopre.

Voilà, à ce qu’il me semble, la cause des effets surprenans que produit l’harmonie de la Musique Italienne, quoique beaucoup moins chargée que la notre, qui en produit si peu. Ce qui ne signifie pas qu’il ne faille jamais remplir l’harmonie, mais qu’il ne faut la remplir qu’avec choix & discernement; ce n’est pas non plus à dire que pour ce choix le Musicien soit oblige de faire tous ces raisonnemens, mais qu’il en doit sentir le résultat. C’est à lui d’avoir du génie & du goût pour trouver les choses d’effet; c’est au Théoricien a en chercher les causes, & à dire pourquoi ce sont des choses d’effet.

Si vous jettez les yeux sur nos compositions modernes, sur-tout si vous les ecoutez, vous reconnoîtrez bientôt que nos Musiciens ont si mal compris tout ceci, que, s’efforçant d’arriver au même but, ils ont directement suivi la route opposée; & s’il m’est permis de vous dire naturellement ma pensée, je trouve que plus notre Musique se perfectionne en apparence, & plus elle se gâte en effet. Il etoit peut-être nécessaire qu’elle vint au point ou elle est, pour accoutumer insensiblement nos oreilles a rejetter les préjugés de l’habitude, & a goûter d’autres airs que ceux dont nos Nourrices nous ont endormis; mais je prévois que pour la porter [476] au très-médiocre degré de bonté dont elle est susceptible, il faudra tôt ou tard commencer par redescendre ou remonter au point ou Lully l’avoit mise. Convenons que l’harmonie de ce célébré Musicien est plus pure & moins renversée, que ses Basses sont plus naturelles & marchent plus rondement, que son chant est mieux suivi, que ses accompagnemens moins charges naissent mieux du sujet & en sortent moins, que son récitatif est beaucoup moins maniere, & par conséquent beaucoup meilleur que le notre; ce qui se confirme par le goût de l’exécution: car l’ancien récitatif etoit rendu par les Acteurs de ce tems-là tout autrement que nous ne faisons aujourd’hui; il etoit plus vis & moins traînant on le chantoit moins, & on le déclamoit, davantage.* [*Cela se prouve par la durée des Opéra de Lully, beaucoup plus grande aujourd’hui que de son tems, selon le rapport unanime de tous ceux qui les ont vus anciennement. Aussi toutes les fois qu’on redonne ces Opéra est-on oblige d’y faire des retranchemens considérables.] Les cadences, les ports-de-voix se sont multiplies dans le notre; il est devenu encore plus languissant, & l’on n’y trouve presque plus rien qui le distingue de ce qu’il bous plaît d’appeller air.

Puisqu’il est question d’airs & de récitatifs, vous voulez bien, Monsieur, que je termine cette Lettre par quelques observations sur l’un & sur l’autre, qui deviendront peut-être des éclaircissemens utiles à la solution du problème dont il s’agit.

On peut juger de l’idée de nos Musiciens sur la constitution d’un Opéra, par la singularité de leur nomenclature. Ces [477] grands morceaux de Musique Italienne qui ravissent; ces chefs-d’oeuvre de génie qui arrachent des larmes, qui offrent les tableaux les plus frappans, qui peignent les situations les plus vives, & portent dans l’ame toutes les passions qu’ils expriment, les François les appellent des Ariettes. Ils donnent le nom d’airs à ces insipides chansonnettes, dont ils entre-mêlent les scenes de leurs Opéra, & réservent celui de monologues par excellence à ces traînantes & ennuyeuses lamentations, à qui il ne manque pour assoupir tout le monde, que d’être chantées juste & sans cris.

Dans les Opéra Italiens tous les airs sont en situation & sont partie des scenes. Tantôt c’est, un pere désespéré qui croit voir l’ombre d’un fils qu’il a fait mourir injustement, lui reprocher sa cruauté: tantôt c’est un prince débonnaire, qui, force de donner un exemple de sévérité, demande aux Dieux de lui ôter l’empire, ou de lui donner un cœur moins sensible. Ici c’est une mere tendre qui verse des larmes en retrouvant son fils qu’elle croyoit mort. Là, c’est le langage de l’amour, non rempli de ce fade & puérile galimatias de flammes & de chaînes, mais tragique, vis, bouillant, entrecoupe, & tel qu’il convient aux passions impétueuses. C’est sur de telles paroles qu’il sied bien de déployer toutes les richesses d’une Musique pleine de force & d’expression, & de renchérir sur l’énergie de la Poésie par celle de l’harmonie & du chant. Au contraire, les paroles de nos ariettes, toujours détachées du sujet, ne sont qu’un misérable jargon emmielle, qu’on est trop heureux de ne pas entendre: c’est une collection faite au hazard du très-petit nombre de mots sonores [478] que notre langue peut fournir, tournes de retournes de toutes les manieres, excepte de celle qui pourroit leur donner du sens. C’est sur ces impertinens amphigouris que nos Musiciens épuisent leur goût & leur savoir, & nos Acteurs leurs gestes & leurs poumons; c’est a ces morceaux extravagans que nos femmes se pâment d’admiration; & la preuve la plus marquée que la Musique Françoise ne fait ni peindre ni parler, c’est qu’elle ne peut développer le peu de beautés dont elle est susceptible, que sur des paroles qui ne signifient rien. Cependant, à entendre les François parler de Musique, on croiroit que c’est dans leurs Opéra qu’elle peint de grands tableaux & de grandes passions, & qu’on ne trouve que des ariettes dans les Opéra Italiens, ou le nom même d’ariette & la ridicule chose qu’il exprime sont également inconnus. Il ne faut pas être surpris de la grossièreté de ces préjugés: la Musique Italienne n’a d’ennemis, même parmi nous, que ceux qui n’y connoissent rien; & tous les François qui ont tente de l’étudier dans le seul dessein de la critiquer en connoissance de cause, ont bientôt été ses plus zèles admirateurs.* [*C’est un préjuge peu favorable a la Musique Françoise, que ceux qui la méprirent le plus soient précieusement ceux qui la connoissent le mieux; car elle est aussi ridicule quand on l’examine, qu’insupportable quand on l’écoute.]

Après les ariettes, qui sont a Paris le triomphe du goût moderne, viennent les fameux monologues qu’on admire dans nos anciens Opéra: sur quoi l’on doit remarquer que nos plus beaux airs sont toujours dans les monologues & [479] jamais dans les scenes, parce que nos Acteurs n’ayant aucun jeu muet, & la Musique n’indiquant aucun geste & ne peignant aucune situation, celui qui garde le silence ne sait que faire de sa personne pendant que l’autre chante.

Le caractere traînant de la langue, le peu de flexibilité de nos voix, & le ton lamentable qui regne perpétuellement dans notre Opéra, mettent presque tous les monologues François sur un mouvement lent, & comme la mesure ne s’y fait sentir ni dans le chant, ni dans la Basse, ni dans l’accompagnement, rien n’est si traînant, si lâche, si languissant que ces beaux monologues que tout le monde admire en baillant; ils voudroient être trilles & ne sont qu’ennuyeux; ils voudroient toucher le cœur, & ne sont qu’affliger les oreilles.

Les Italiens sont plus adroits dans leurs Adagio: car lorsque le chant est si lent qu’il seroit a craindre qu’il ne laissât affoiblir l’idée de la mesure, ils sont marcher la basse par notes égales qui marquent le mouvement, & l’accompagnement le marque aussi par des subdivisions de notes, qui, soutenant la voix & l’oreille en mesure, ne rendent le chant que plus agréable & sur-tout plus énergique par cette précision. Mais la nature du chant François interdit cette ressource a nos Compositeurs: car des que l’Acteur seroit force d’aller en mesure, il ne pourroit plus développer sa voix ni son jeu, traîner son chant, renfler, prolonger ses sons, ni crier a pleine tête, & par conséquent il ne seroit plus applaudi.

Mais ce qui prévient encore plus efficacement la monotonie & l’ennui dans les Tragédies Italiennes, c’est l’avantage [480] de pouvoir exprimer tous les sentimens & peindre tous les caracteres avec telle mesure & tel mouvement qu’il plaît Compositeur. Nous mélodie, qui ne dit rien par elle-même tire toute son expression du mouvement qu’on lui donne; elle est forcement triste sur une mesure lente, furieuse ou gaie sur un mouvement vis, grave sur un mouvement modère: le chant n’y fait presque rien, la mesure seule, ou, pour parler plus juste, le seul degré de vitesse détermine le caractere. Mais la mélodie Italienne trouve chaque mouvement des expressions pour tous les caracteres, des tableaux pour tous les objets. Elle est, quand il plaît au Musicien, triste sur un mouvement vif, gaie sur un mouvement lent, & comme je l’ai déjà dit, elle change sur même mouvement de caractere au gré du Compositeur; ce qui lui donne la facilite des contraste, sans dépendre en cela du Poete, si sans s’exposer à des contre-sens.

Voilà la source de cette prodigieuse variété que les grands Maîtres d’Italie savent répandre dans leurs Opéra, sans jamais sortir de la nature: variété qui prévient la monotonie, la langueur & l’ennui, & que les Musiciens François ne peuvent imiter, parce que leurs mouvemens sont donnes par le sens des paroles, qu’ils sont: forces de s’y tenir, s’ils ne veulent tomber dans des contre-sens ridicules,

A l’égard du recitatif, dont il me relie à parler, il semble que pour en bien juger, il faudroit une fois savoir précieusement ce que c’est; car jusqu’ici je ne sache pas que de tous ceux qui en ont dispute, personne le soit avise de le définir. Je ne sais, Monsieur, quelle idée vous pouvez avoir de [481] ce mot; quant à moi, j’appelle récitatif une déclamation harmonieuse, c’est-à-dire, une déclamation dont toutes les inflexions se sont par intervalles harmoniques. D’ou il suit que comme chaque langue a une déclamation qui lui est propre, chaque langue doit aussi avoir son récitatif particulier; ce qui n’empêche pas qu’on ne puisse très-bien comparer un récitatif à un autre, pour savoir lequel des deux est le meilleur, ou celui qui se rapporte le mieux a son objet.

Le récitatif est nécessaire dans les drames lyriques, 1̊ Pour lier l’action & rendre le spectacle un. 2̊ Pour faire valoir les airs, dont la continuité deviendroit insupportable. 3̊ Pour exprimer une multitude de choses qui ne peuvent ou ne doivent point être exprimées par la Musique chantante & cadencée. La simple déclamation ne pouvoir convenir à tout cela dans un ouvrage lyrique, parce que la transition de la parole au chant, & sur-tout du chant à la parole, a une dureté à laquelle l’oreille se prête difficilement, & forme un contraste choquant qui détruit toute l’illusion, & par conséquent l’intérêt; car il y a une sorte de vraisemblance qu’il faut, conserver, même a l’Opéra, en rendant le discours tellement uniforme, que le tout puisse être pris au moins pour une langue hypothétique. Joignez à cela que le secours des accords augmente l’énergie de la déclamation harmonieuse, & dédommage avantageusement de ce qu’elle a de moins naturel dans les intonations.

Il est évident, d’après ces idées, que le meilleur récitatif, dans quelque langue que ce soit, si elle a d’ailleurs les conditions nécessaires, est celui qui approche le plus de la parole; [482] s’il y en avoir un qui en approchât tellement, en conservant l’harmonie qui lui convient, que l’oreille ou l’esprit put s’y tromper, on devroit prononcer hardiment que celui-là auroit atteint toute la perfection dont aucun récitatif puisse être susceptible.

Examinons maintenant sur cette regle ce qu’on appelle en France, récitatif, & dites-moi, je vous prie, quel rapport vous pouvez trouver entre ce récitatif & notre déclamation? Comment concevrez-vous jamais que la langue François, dont l’accent est si uni, si simple, si modeste, si peu chantant, soit bien rendue par les bruyantes & criardes intonations de ce récitatif; & qu’il y ait quelque rapport entre les douces inflexions de la parole & ces sons soutenus & renfles, ou plutôt ces cris éternels qui sont le tissu de cette partie de notre Musique encore plus même que des airs? Faites, par exemple, réciter à quelqu’un qui sache lire, les quatre premiers vers de la fameuse reconnoissance d’Iphigénie. A peine reconnoitrez-vous quelques légères inégalités, quelques foibles inflexions de voix dans un récit tranquille, qui n’a rien de vis ni de passionne, rien qui doive engager celle qui le fait à élever ou abaisser la voix. Faites ensuite réciter par une de nos Actrices ces mêmes vers sur la note du Musicien, & tachez, si vous le pouvez, de supporter cette extravagante criaillerie qui passe a chaque instant de bas en haut & de haut en bas, parcourt sans sujet toute l’étendue de la voix, & suspend le récit hors de propos pour filer de beaux sons sur des syllabes qui ne signifient rien, & qui ne forment aucun repos dans le sens!

[483] Qu’on joigne a cela les fredons, les cadences, les ports-de-voix qui reviennent a chaque instant, & qu’on me dise quelle analogie il peut y avoir entre la parole & toute cette maussade pretintaille, entre la déclamation & ce prétendu récitatif? qu’on me montre au moins quelque cote par lequel on puisse raisonnablement vanter ce merveilleux récitatif François, dont l’invention fait la gloire de Lully?

C’est une chose assez plaisante que d’entendre les Partisans de la Musique Françoise, se retrancher dans le caractere de la langue, & rejetter sur elle des défauts dont ils n’osent accuser leur idole, tandis qu’il est de toute évidence que le meilleur récitatif qui petit convenir a la langue Françoise doit être oppose presque en tout, à celui qui y est en usage: qu’il doit rouler entre de fort petits intervalles, n’élever ni n’abaisser beaucoup la voix, peu de sons soutenus, jamais d’éclats, encore moins de cris, rien sur-tout qui ressemble au chant, peu d’inégalité dans la durée ou valeur des notes, ainsi que dans leurs degrés. En un mot le vrai récitatif François, s’il peut y en avoir un, ne se trouvera que dans une route directement contraire à celle de Lully & de ses successeurs; dans quelque route nouvelle, qu’assurément les Compositeurs Françoise, si fiers de leur faux savoir, & par conséquent si éloignes de sentir & d’aimer le véritable, ne s’aviseront pas de chercher si-tôt, & que probablement ils ne trouveront jamais.

Ce seroit ici le lieu de vous montrer par l’exemple du récitatif Italien, que toutes les conditions que j’ai supposées dans un bon récitatif, peuvent en effet s’y trouver; qu’il [484] peut avoir à la sois toute la vivacité de la déclamation & toute l’énergie de l’harmonie; qu’il peut marcher aussi rapidement que la parole, & être aussi mélodieux qu’un véritable chant; qu’il peut marquer toutes les inflexions dont les passions les plus véhémentes animent le discours, sans forcer la voix du chanteur, ni étourdir les oreilles de ceux qui écoutent. Je pourrois vous montrer comment, à l’aide d’une marche fondamentale particuliere, on peut multiplier les modulations du récitatif d’une maniere qui lui soit propre, & qui contribue à le distinguer des airs, ou, pour conserver les de la graces mélodie, il faut changer de ton moins fréquemment; comment sur-tout, quand on veut donner à la passion le tems de déployer tous ses mouvemens, on peut, à l’aide d’une symphonie habilement ménagée, faire exprimer à l’Orchestre, par des chants pathétiques & varies, ce que l’Acteur ne doit que réciter: chef-d’oeuvre de l’art du Musicien, par lequel il sait, dans un récitatif oblige,* [*J’avois espere que le sieur Caffarelli nous donneroit, au Concert Spirituel, quelque morceau grand récitatif & de chant pathétique, pour faire entendre une fois aux prétendus Connoisseurs ce qu’ils jugent depuis si long-tems; mais sur ses raisons pour n’en rien faire, j’ai trouve qu’il connnoissoit encore mieux que moi la portée de ses Auditeurs.] joindre la mélodie la plus touchante à toute la véhémence de la déclamation, sans jamais confondre l’une avec l’autre: je pourrois vous déployer les beautés sans nombre de cet admirable récitatif, dont un fait en France tant de contes aussi absurdes que les qu’on s’y mêle d’en porter; comme si quelqu’un pouvoit prononcer sur un récitatif, sans connoître à fond la langue à laquelle il est propre. Mais pour entrer dans ces détails, il [485] faudroit, pour ainsi dire, créer un nouveau Dictionnaire, inventer à chaque instant des termes pour offrir aux, le lecteurs François des idées inconnues parmi eux, & leur tenir des discours qui leur paroîtroient du galimatias. En un mot, pour en être compris, il faudroit leur parler un langage qu’ils entendissent, & par conséquent de science & d’arts de tout genre, excepte la seule Musique. Je n’entrerai donc point sur cette matiere dans un détail affecte qui ne serviroit de rien pour l’instruction des Lecteurs, & sur lequel ils pourroient présumer que je ne dois qu’à leur ignorance en cette partie, la force apparente de mes preuves.

Par la même raison je ne tenterai pas non plus le parallele qui a été propose cet hiver, dans un écrit adresse au petit Prophète & à les adversaires, de deux morceaux de Musique, l’un Italien & l’autre François, qui y sont indiques. La scene Italienne, confondue en Italie avec mille autres chefs-d’oeuvre égaux ou supérieurs, étant peu connue à Paris, peu de gens pourroient suivre la comparaison, & il se trouveroit que je n’aurois parle que pour le petit nombre de ceux qui savoient déjà ce que j’avois à leur dire. Mais, quant à la scene Françoise, j’en crayonnerai volontiers, l’analyse avec d’autant plus de plaisir, qu’étant le morceau consacre dans la Nation par les plus unanimes suffrages, je n’aurai pas à craindre qu’on m’accuse d’avoir mis de la partialité dans le choix, ni d’avoir voulu soustraire mon jugement à celui des Lecteurs par un sujet peu connu.

Au reste, comme le ne puis examiner ce morceau sans en adopter le genre, au moins par hypothèse, c’est rendre à la [486] Musique Françoise tout l’avantage que la raison m’a force à lui ôter dans le cours de cette Lettre; c’est la juger sur m propres regles; de sorte que quand cette scene seroit aussi parfaite qu’on le prétend, on n’en pourroit conclure autre chose, sinon que c’est de la Musique Françoise bien faite, ce qui n’empecheroit pas que le genre étant démontre mauvais ce ne fut absolument de mauvaise Musique; il ne s’agit donc ici que de voir si l’on peut l’admettre pour bonne, au moins dans son genre.

Je vais pour cela, tacher d’analyser, en peu de mots, ce célébré monologue d’Armide, enfin est en ma puissance, qui passe pour un chef-d’oeuvre de déclamation, & que les Maîtres donnent eux-mêmes pour le modele le plus parfait du vrai récitatif François.

Je remarque d’abord que M. Rameau l’a cite avec raison, en exemple d’une modulation exacte & très-bien liée: mais cet éloge applique au morceau dont il s’agit, devient une véritable satire, & M. Rameau lui-même se seroit bien garde de mériter une semblable louange en pareil cas; car que peut-on penser de plus mal conçu que cette régularité scholastique, dans une scene ou l’emportement, la tendresse & le contraste des passions opposées mettent l’Actrice & Spectateurs dans la plus vive agitation? Armide furieuse vient poignarder son ennemi. A son aspect, elle hésite, elle se laisse attendrir, le poignard lui tombe des mains; elle oublie tous ses projets de vengeance, & n’oublie pas un seul instant sa modulation. Les réticences, les interruptions, transitions intellectuelles que le Poete offroit au Musicien, [487] n’ont pas été une seule fois saisies par celui-ci. L’Héroine finit par adorer celui qu’elle vouloir égorger au commencement; le Musicien finit en E si mi comme il avoir commence, sans avoir jamais quitte les cordes les plus analogues au ton principal, sans avoir mis une seule fois dans la déclamation de l’Actrice, la moindre inflexion extraordinaire qui fit soi de l’agitation de son ame, sans avoir donne la moindre expression à l’harmonie: & je défie qui que ce soit d’assigner par la Musique seule, soit dans le ton, soit dans la mélodie, soit dans la déclamation, soit dans l’accompagnement, aucune différence sensible entre le commencement & la fin de cette scene, par ou le Spectateur puisse juger du changement prodigieux qui s’est fait dans le cœur d’Armide.

Observez cette Basse-continue: que de croches! que de petites notes passagères pour courir après la succession harmonique! Est-ce ainsi que marche la Basse d’un bon récitatif, ou l’on ne doit entendre que de grosses notes, de loin en loin, le plus rarement qu’il est possible, & seulement pour empêcher la voix du récitant & l’oreille du Spectateur. de s’égarer?

Mais voyons comment sont rendus les beaux vers de ce monologue, qui peut passer en effet pour un chef-d’œuvre de Poésie.

Enfin, il est en ma puissance.

Voilà un trille, [*Je suis contraint de franciser en mot, pour exprimer le battement de gosier que les Italiens appellent ainsi, parce que, me trouvant a chaque instant dans la nécessite de me servir du mot de, cadence dans une autre acception, il ne m’etoit pas pas possible d’éviter autrement des équivoques continuelles.] &, qui pis est, un repos absolu des [488] le premier vers, tandis que le sens n’est acheve qu’au second. J’avoue que le Poete eut peut-être mieux fait ce second vers, & de laisser aux Spectateurs le plaisir d’en lire le sens dans l’ame de l’Actrice; mais puisqu’il l’a employé, c’etoit au Musicien de le rendre.

Ce fatal ennemi, ce superbe vainqueur!

Je pardonnerois peut-être au Musicien d’avoir mis ce second vers dans un autre ton que le premier, s’il se permettoit un peu plus d’en changer dans les occasions nécessaires.

Le charme du sommeil le livre a ma vengeance.

Les mots de charme & de sommeil ont été pour le Musicien un piège inévitable; il a oublie la fureur d’Armide, pour faire ici un petit somme, dont il se réveillera au mot percer. Si vous croyez que c’est par hazard qu’il a employé des sons doux sur le premier hémistiche, vous n’avez qu’à écouter la Basse: Lully n’etoit pas homme a employer de ces dièses pour rien.

Je vais percer ton invincible cœur.

Que cette cadence finale est ridicule dans un mouvement aussi impétueux! Que ce trille est froid & de mauvaise grace! Qu’il est mal place sur une syllabe brève, dans un récitatif qui devroit voler, & au milieu d’un transport violent!

Par lui tous mes Captifs sont sortis d’esclavage:

Qu’il éprouve toute ma rage.

[489] On voit qu’il y a ici une adroite réticence du Poete. Armide, après avoir dit qu’elle va percer l’invincible cœur de Renaut, sent dans le sien les premiers mouvemens de la pitié, ou plutôt de l’amour; elle cherche des raisons poux se raffermir, & cette transition intellectuelle amene fort bien ces deux vers, qui sans cela se lieroient mal avec les procédons, & deviendroient une répétition tout-a-fait superflue de ce qui n’eut ignore ni de l’Actrice ni des Spectateurs.

Voyons, maintenant, comment le Musicien a exprime cette marche secrete du cœur d’Armide. Il a bien vu qu’il faloit mettre un intervalle entre ces deux vers & les précédens, & il a fait un silence qu’il n’a rempli de rien, dans un moment ou Armide avoit tant de choses a sentir, & par conséquent l’Orchestre, à exprimer. Après cette pause, il recommence exactement dans le même ton, sur le même accord, sur la même note par ou il vient de finir, passe successivement par tous les sons de l’accord durant une mesure entiere, & quitte enfin avec peine & dans un moment ou cela n’eut plus nécessaire, le ton autour duquel il vient de tourner si mal-à-propos.

Quel trouble me saisit? Qui me fait hésiter?

Autre silence, & puis c’est tout. Ce vers est dans le même ton, presque dans le même accord que le précédent. Pas une altération qui puisse indiquer le changement prodigieux qui se fait dans l’ame & dans les discours d’Armide. La tonique il est vrai, devient dominante par un mouvement de Basse. Eh Dieux! il est bien question de tonique & de dominante dans un instant ou toute liaison harmonique doit être interrompue, [490] ou tout doit peindre le désordre & l’agitation! D’ailleurs, une légère altération qui n’est que dans la Basse, peut donner plus d’énergie aux inflexions de la voix, mais jamais y suppléer. Dans ce vers, le cœur, les yeux, le visage, le geste d’Armide, tout est change, hormis sa voix: elle parle plus bas, mais elle garde le même ton.

Qu’est ce qu’en sa saveur la pitié me veut dire?

Frappons.

Comme ce vers peut être pris en deux sens differens, je ne veux pas chicaner Lully pour n’avoir pas préféré celui que j’aurois choisi. Cependant il est incomparablement plus vis, plus anime, & fait mieux valoir ce qui fuit. Armide, comme Lully la fait parler, continue à s’attendrir en s’en demandant la cause à elle-même

Qu’est-ce qu’en sa faveur la pitié me veut dire?

Puis tout-d’un-coup elle revient à sa fureur par ce seul mot:

Frappons.

Armide indignée, comme je la conçois, après avoir hésité, rejette avec précipitation sa vaine pitié, & prononce vivement & tout d’une haleine en levant le poignard.

Qu’est ce qu’en sa saveur la pitié me veut dire?

Frappons.

Peut-être Lully même a-t-il entendu ainsi ce vers, quoiqu’il l’ait rendu autrement: car sa note décide si peu la déclamation, qu’on lui peut donner sans risque le sens que l’on aime mieux.

[491]

........ Ciel! qui peut m’arrêter?

Achevons...je frémis. Vengeons-nous...je soupire.

Voilà certainement le moment le plus violent de toute le scene. C’est ici que se fait le plus grand combat dans le cœur d’Armide. Qui croiroit que le Musicien a laisse toute cette agitation dans le même ton, sans la moindre transition intellectuelle, sans le moindre écart harmonique, d’une maniere si insipide, avec une mélodie si peu caractérisée & une si inconcevable mal-adresse, qu’au lieu du dernier vers que dit le Poete,

Achevons; je frémis. Vengeons-nous; je soupire.

Le Musicien dit exactement celui-ci.

Achevons; achevons. Vengeons-nous; vengeons-nous.

Les trilles sont sur-tout un bel effet sur de telles paroles, & c’est une chose bien trouvée que la cadence parfaite sur le mot soupire!

Est-ce ainsi que je dois me venger aujourd’hui?

Ma colere s’éteint quand j’approche de lui.

Ces deux vers seroient bien déclames s’il y avoit plus d’intervalle entr’eux, & que le second finit pas par une cadence parfaite. Ces cadences parfaites sont toujours la mort de l’expression, sur-tout dans, le récitatif François ou elles tombent si lourdement.

Plus je le vois, plus ma vengeance est vaine.

Toute personne qui sentira la véritable déclamation de ce [492] vers, jugera que le second hémistiche est à contre-sens; la voix doit s’élever sur ma vengeance, & retomber doucement sur vaine.

Mon bras tremblant se refuse a ma haine.

Mauvaise cadence parfaite! d’autant plus qu’elle est accompagnée d’un trille.

Ah! quelle cruauté de lui ravir le jour!

Faites déclamer ce vers à Mlle. Dumesnil, & vous trouverez que le mot cruauté sera le plus eleve, & que la voix ira toujours en baissant-jusqu’à la fin du vers: mais, le moyen de ne pas faire poindre le jour! je reconnois là le Musicien.

Je passe, pour abréger, le reste de cette scene, qui n’a plus rien d’intéressant ni de remarquable, que les contre-sens ordinaires & des trilles continuels, & je finis par le vers qui la termine.

Que, s’il se peut, je le haisse.

Cette parenthèse, s’il se peut, me semble une épreuve suffisante du talent du Musicien; quand on la trouve sur le même ton, sur les mêmes notes que je le haisse, il est bien difficile de ne pas sentir combien Lully etoit peu capable de mettre de la Musique sur les paroles du grand homme qu’il tenoit à ses gages.

A l’égard du petit air de guinguette qui est à la fin de ce monologue, je veux bien consentir à n’en rien dire, & s’il y a quelques amateurs de la Musique Françoise, qui connoissent la scene Italienne qu’on a mise en parallele avec celle-ci, & sur-tout l’air impétueux, pathétique & tragique [493] qui la termine, ils me sauront gré sans doute de ce silence.

Pour résumer en peu de mots mon sentiment sur le célébré monologue, je dis que si on l’envisage comme du chant, on n’y trouve ni mesure, ni caractere, ni mélodie: si l’on veut que ce soit du récitatif, on n’y trouve ni naturel ni expression; quelque nom qu’on veuille lui donner, on le trouve rempli de sons files, de trilles & autres ornemens du chant bien plus ridicules encore dans une pareille situation, qu’ils ne le sont communément dans la Musique Françoise. La modulation en est régulière, mais puérile par cela même, scholastique, sans énergie, sans affection sensible. L’accompagnement s’y borne à la Basse-continue, dans une situation ou toutes les puissances de la Musique doivent être déployées; & cette Basse est plutôt celle qu’on seroit mettre a un Ecolier sous sa leçon de Musique, que l’accompagnement d’une vive scene d’Opéra, dont l’harmonie doit être choisie & appliquée avec un discernement exquis pour rendre la déclamation plus sensible & l’expression plus vive. En un mot, si l’on s’avisoit d’exécuter la Musique de cette scene sans y joindre les paroles, sans crier ni gesticuler, il ne seroit pas possible d’y rien démêler d’analogue à la situation qu’elle veut peindre & aux sentimens qu’elle veut exprimer, & tout cela ne paroîtroit qu’une ennuyeuse suite de sous, modulée au hazard & seulement pour la faire durer.

Cependant ce monologue a toujours fait, & je ne doute pas qu’il ne fit encore un grand effet au théâtre, parce que les vers en sont admirables & la situation vive & intéressante. Mais sans les bras & le jeu de l’Actrice, je suis persuade que [494] personne n’en pourroit souffrir le récitatif, & qu’une pareille Musique a grand besoin du secours des yeux, pour être supportable aux oreilles.

Je crois avoir fait voir qu’il n’y a ni mesure ni dans la Musique Françoise, parce que la langue n’en est pas susceptible; que le chant François n’est qu’un aboyement continuel, insupportable à toute oreille non prevenue; que l’harmonie en est brute, sans expression & sentant uniquement son remplissage d’ecolier; que les airs François ne sont point des airs; que le récitatif François n’est point du récitatif. D’ou je-conclus que les François n’ont point de Musique & n’en peuvent avoir;* [*Je n’appelle pas avoir une Musique, que d’emprunter celle d’une autre langue pour tacher de l’appliquer a la sienne, & j’aimerois mieux que nous gardassions notre maussade & ridicule chant, que d’associer encore plus ridiculement la mélodie Italienne a la langue Françoise. Ce dégoûtant assemblage, qui peut-être sera désormais l’étude de nos Musiciens, est trop monstrueux pour être admis, & le caractere de notre langue ne s’y prêtera jamais. Tout au plus, quelques pieces comiques pourront-elles passer en faveur de la symphonie; mais je prédis hardiment que le genre tragique ne sera pas même tente. On a applaudi cet été à l’Opéra comique, l’ouvrage d’un homme de talent qui paroit avoir écoute la bonne Musique avec de bonnes oreilles, & qui en a traduit le genre en François d’aussi près qu’il etoit possible; ses accompagnement sont bien imites sans être copies, s’il n’a point fait de chant, c’est qu’il n’est pas possible d’en faire. Jeunes Musiciens qui vous sentez du talent continuez de mépriser en public la Musique Italienne, je sens bien quoi votre intérêt présent l’exige, mais hâtez-vous d’étudier en particulier cette langue 8t cette Musique, si vous voulez pouvoir tourner un jour contre vos Camarades le dédain que vous affectez aujourd’hui contre vos Maîtres.] ou que si jamais ils en ont une, ce sera tant pis pour eux.

Je suis, &c.

FIN.

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