[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

LETTRE DE MADAME DE SAINT G*****. A M. FRERON

[14 janvier/ 7 fevrier 1779 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XV, pp. 391-400.]

[391]

LETTRE
DE MADAME
DE SAINT G*****.
A M. FRERON.

MONSIEUR,

Je n’ai point l’avantage d’être du nombre de vos Abonnés, parce que l’emploi que je fais d’une fortune très-honnête, ne me laisse rien à donner à mes plaisirs; mais on me procure l’Année littéraire exactement, quoiqu’un peu tard. Le cas infini que j’en faisois du vivant de Monsieur votre pere, ne s’est point affoibli, depuis que nous avons perdu cet excellent critique: j’aime à retrouver en vous ses lumieres, son tact, ses principes; & vos décisions sont si analogues à ma façon de penser, qu’il ne me manque que de savoir m’exprimer comme vous, pour dire les mêmes choses, sur les sujets qui sont ma portée. Enfin, Monsieur, quoique j’aye à ma disposition plusieurs ouvrages périodiques, le vôtre est le seul que je lise, à moins qu’on ne m’indique dans les autres, quelques articles que les circonstances rendent spécialement intéressans pour moi. Par exemple, on m’a dit qu’il y en avoir un, dans le N°.361 du Journal de Paris, dont mon amitié pour J. J. Rousseau ne seroit pas contente. Je l’ai lu cet article, non sans le plus grand étonnement, de ce qu’il n’a encore excité le zele [392] d’aucun ami de cet homme si justement célebre. La persuasion où je suis, Monsieur, que Mesdames D. R. G. & D. L. M. doivent autant leurs succès à votre approbation & au sujet qu’elles ont traité qu’à leurs talens, m’enhardit à marcher sur leurs traces. Pénétrée comme elles de respect pour les vertus de J. J. Rousseau, d’attachement pour sa mémoire, & de reconnoissance pour les services qu’il a rendus à mon sexe, en faisant valoir les qualités qui lui sont particulieres; en le rappellant à sa véritable destination; enfin en lui inspirant l’amour de ses devoirs; je crois pouvoir espérer que ces sentimens auxquels votre honnêteté applaudit si volontiers, vous engageront à ne pas trouver mauvais, que j’aye l’honneur de vous communiquer quelques observations que j’ai faites sur l’article dont il s’agit. Mais, Monsieur, plus occupé de perfectionner votre ouvrage, que de chercher les défauts de ceux de vos concurrens, peut-être ne le connoissez-vous pas cet article. Je vais vous rapporter ce que j’y ai trouvé de répréhensible: je laisserai de côté ce qu’il contient d’avantageux à Jean-Jaques; il n’y a rien à dire sur ce qui est dans l’ordre.

«Un heureux hasard, dit l’Editeur d’un Supplément aux œuvres de J. J. Rousseau, nous a procuré les pieces suivantes, & nous les donnons au Public, d’après les originaux, la plupart écrits de la main même de l’Auteur.»

Il me paroît bien singulier, que M M. les Rédacteurs du Journal de Paris, copient si bénignement cette phrase. Est-ce que je me tromperois, Monsieur, en croyant que celles de ces pieces qui ne sont pas écrites de la main même de l’Auteur, ne sont pas des originaux? Quoi qu’il en soit M M. les Rédacteurs..... [393] Toutes réflexions faites, Monsieur, je ne continuerai point à vous transcrire cet article: il vous sera aisé de vous le procurer, si vous en voulez voir l’ensemble: le Journal de Paris n’est rare dans aucun sens; souffrez que, pour éviter les redites & mettre un peu d’ordre dans mes observations, je les attache aux phrases de ces Messieurs qui me les fournissent.

Il s’en faut de beaucoup, disent-ils, que ce hasard nous paroisse aussi heureux qu’à l’Editeur; nous sommes persuadés J. J. Rousseau, s’il étoit encore vivant, seroit pleinement notre avis.

Je doute fort que Jean-Jaques fût pleinement de l’avis de MM. les Rédacteurs; & j’ose croire qu’il ne s’éloigneroit pas beaucoup du mien. L’Editeur du Supplément aux œuvres de J.J. Rousseau, persuadé que le public se jetteroit avec le plus vif empressement sur tout ce qui paroîtroit sous le nom de ce grand homme, n’a songé ni à le servir, ni à lui nuire, en publiant ce volume, mais seulement à faire une spéculation utile; cette indifférence sur ce qu’il en pourroit résulter pour la mémoire de Jean-Jaques, est déjà un grand tort aux yeux de l’équité: il en a un plus grave encore, c’est d’avoir rendu publique une correspondance censée secrete par la nature des objets sur lesquels elle portoit; & dont Jean-Jaques, & Madame la baronne de Warens, avoient seuls le droit de disposer; droit dont ils n’auroient sûrement pas fait usage, ne le pouvant sans présenter M. & Madame de Sourgel, sous l’aspect le plus défavorable. Selon moi, la conduite de l’Editeur offense l’honnêteté, & non pas la mémoire de Jean-Jaques.

[394] Singuliere destinée de cet homme célebre! il devoit donc être encore indignement persécuté après sa mort! car c’est une nouvelle sorte de persécution; c’est un véritable outrage à sa mémoire, que la publication de lettres qui n’intéressent personne, & qui n’ont jamais été destinées à l’impression.

Ne trouvez-vous pas, Monsieur, que ces Messieurs sont bien du bruit pour peu de chose; & que les reproches aussi modérés que justes, que Madame D. L. M. leur fait dans la lettre qu’elle vous a adressée, prouvent que le scrupule leur vient un peu tard? Mais en quoi consiste donc l’outrage sur lequel le zele de ces Messieurs s’échauffe si froidement? Tout leur paroît perdu parce qu’on a publié des lettres de Jean-Jaques, qui ne sont pas écrites avec autant d’élégance & de soin, qu’il en a mis dans les ouvrages qu’il a offerts au Public, comme si la réputation de cet homme immortel n’avoit d’autre fondement que la magie de son style. Si, comme on n’en sauroit douter, on ne peut outrager la mémoire d’un Philosophe, qui tiroit son prix bien plus encore de ses vertus que de ses talens, qu’en produisant de lui, des choses dont il a dû rougir vis-à-vis de lui-même, la mémoire de Jean-Jaques est inaccessible aux outrages. Mais, prêtons-nous pour un instant aux idées de MM. les Rédacteurs, & supposons que ces lettres soient en effet indignes de Jean-Jaques, parce qu’elles sont écrites dans un langage un peu suranné. Que peut-on conclure contre la gloire d’un Auteur, de la disproportion du mérite de ses différentes productions? Sans compter les Auteurs grecs & latins, dont il ne m’appartient pas de parler, ne pouvant les connoître que d’après des Traducteurs qui les défigurent, nos Auteurs [395] les plus estimés, Corneille, Racine, la Fontaine, Moliere, Boileau, malgré l’arrêt qu’il a prononcé, quand il a dit:

Il n’est point de degrés du médiocre au pire.

N’ont-ils rien fait de médiocre? Voltaire lui-même, Voltaire, l’idole des Académies, de la secte Encyclopédique; enfin, de ceux qui s’adjugent le plus haut rang dans la littérature, n’a-t-il pas fait, & qui pis est, donné au Public des ses au-dessous de la médiocrité? Est-ce sur ce qui les confond avec les écrivains ordinaires, & malheureusement trop communs, qu’on juge les grands écrivains, ou sur ce qui les distingue?.... Ce n’est pas sans motifs, Monsieur, que je cite que des Poëtes, quoique Jean-Jaques ne le fût pas; c’est parce que ce sont de tous nos Auteurs, & les plus généralement connus, & ceux dont les ouvrages sont d’une inégalité plus sensible. Il me semble de plus qu’on ne peut considérer comme un ouvrage, les épanchemens qu’un jeune homme se permet, les détails domestiques dans lesquels il entre, vis-à-vis d’une femme qui lui tient lieu de mere, & à qui il rend à son tour les devoirs & les services qu’elle seroit droit d’attendre d’un fils. Ces lettres n’ont jamais été’destinées à l’impression: cela est vrai, & c’est à mes yeux leur principal mérite. Excepté quelques expressions triviales, très-pardonnables dans un commerce aussi familier, qu’y peut-on trouver à reprendre? Quant à moi, Monsieur, je trouve qu’elle font d’autant plus d’honneur à Jean-Jaques, qu’elles n’ont pas été écrites pour lui en faire; qu’elles prouvent que le malheur & les infirmités l’ont accablé dès son enfance; qu’il ne [396] se plaignoit donc pas, pour être plaint, comme on a eu la dureté de le prétendre; qu’il a soutenu l’indigence avec un courage, qui ne pouvoit prendre sa source que dans son propre caractere; qu’il a reçu sans bassesse des secours de Madame de Warens, & qu’il les lui a rendus sans ostentation; qu’il étoit sensible & reconnoissant, dans l’âge où l’on songe plus à jouir des bienfaits qu’à les apprécier; enfin que, sorti de l’obscurité où sa premiere éducation l’avoit condamné, & placé sur le plus grand théâtre de l’Europe, il y a paru tel qu’il s’étoit montré dans le secret de l’amitié.

Quel homme voudroit que tous les billets qu’il a tracés par hasard, & pour ses affaires particulières, fussent un jour rassemblés & mis sous les yeux du Public?

Je crois en effet, Monsieur, qu’il y a peu d’hommes qui le voulussent; sur-tout dans le nombre de ceux qui briguant le fauteuil académique, ou sollicitant des pensions, cabalent pour renverser leurs contendans; s’approprient dans la carriere des Lettres, les plans, les ouvrages, & dans celle des sciences, les découvertes d’autrui: enfin, à qui tout moyen de réussir paroît bon, pourvu qu’il soit heureux. De tels hommes ont un grand intérêt à souhaiter que le Public ne porte jamais ses regards sur leurs correspondances particulieres. Mais Jean-Jaques, qui, ne prétendant à rien, n’avoit point de concurrent à écarter, & dont la droiture ne s’est jamais démentie, n’a jamais pu le craindre.

Quand on trouve de tels écrits, n’est-ce pas violer les droits de la société les plus sacrés, que de les faire paroître au grand jour, & de les exposer ainsi aux attaques d’une sotte & lâche [397] malignité? Quoi qu’il en soit, si on ne reconnoît pas le grand Ecrivain dans ces lettres de J. J. Rousseau, on y retrouve toujours une ame honnête, & le germe de cette fierté de la vertu qu’on lui a tant reproché d’avoir poussée jusqu’à l’excès.

Et cela n’est rien à l’estimation de ces Messieurs?..... Mais passons. Je crois qu’on pourroit défier, je ne dis pas une sotte & lâche malignité, mais la malignité la plus adroite & la plus intrépide, d’extraire de tout le volume dont il est question, une seule phrase dont elle pût se faire une arme redoutable contre la mémoire de Jean-Jaques. Je vous l’avoue, Monsieur, je dois tant à ce bienfaiteur de l’humanité; je mets un si haut prix au bien qu’il m’a fait, en fortifiant, par l’attrayante morale qu’il a répandue dans ses écrits, les bonnes inclinations que je tenois de la nature, que tout ouvrage qui porte on nom, me paroît une mine où je vais puiser de nouvelles richesses. Je l’ai donc lu, ce volume, d’un bout à l’autre, poésies, lettres, mémoires, avec une avidité qui n’a point nui à mon attention. Il ne contient rien qui, à mon avis, n’annonce le plus rare désintéressement, la plus noble franchise, la plus touchante générosité, la plus héroïque modération; & de plus, cette précieuse simplicité d’ame, qualité presque inalliable avec le bel-esprit; souvent compagne du génie, mais plus propre, il en faut convenir, à prolonger l’innocence des moeurs, qu’à accélérer le progrès des talens;* [*Quel est celui de ses détracteurs, dont les billets clandestins offriroient toutes ces choses?] & qui rend d’autant plus naturelle la différence que l’on remarque entre le style des premiers, & celui des derniers écrits du vertueux Jean-Jaques. [398] Mais, Messieurs les Rédacteurs du Journal, qui sont le procès à l’Editeur du Supplément, se croyent-ils donc irréprochables? S’ils pensent, comme ils le disent, que sa publication soit une injure à la réputation de Jean-Jaques, il falloit n’en point parler. Ce qu’ils en disent n’est pas fait pour inspirer le desir de le lire; & ceux qui ne le liront pas, croiront, sur la parole de ces Messieurs (s’ils ne croyent rien de pire), que l’on n’y reconnoît pas le grand Ecrivain: or assurément on l’y reconnoît si bien, que personne ne s’est avisé de douter qu’il en fût l’Auteur, bien qu’on y eût été autorisé par la plus légere apparence; puisque, de son vivant même, ses ennemis ont osé lui attribuer leurs ouvrages. Que conclure de tout cela, Monsieur? Que si quelque chose pouvoit faire tort à Jean-Jaques, ce seroit la réclamation de M M. les Rédacteurs.

L’obscurité & le malheur étoient alors son partage.

Ils l’ont été trop tôt, & trop long-tems. Voilà enfin une vérité souvent contestée, qui s’établit à la faveur de la publication du Supplément: aussi redouble-t-il mon admiration pour l’homme étonnant qu’on a l’air de craindre qu’il ne déshonore. Jean-Jaques me paroît un prodige, quand je compare le point d’où il est parti, avec celui où il est arrivé, en dépit des obstacles qui se sont accumulés sous ses pas, & de la privation des ressources qui ont manqué à sa jeunesse.

Il écrit à une Dame qui a eu le bonheur de mériter d’être sa bienfaitrice, &c.

Ces Messieurs n’auroient-ils pas parlé plus juste, en disant qu’il a mérité qu’elle le fût, par la façon dont il a répondu à ses soins, & reconnu ses services? Il paroît, Monsieur, que [399] l’heureuse Madame de Warens, tint de son étoile, & non pas du choix de Jean-Jaques, une préférence dont elle a dû faire le plus grand cas, quand elle a pu juger l’objet de ses bontés. Il étoit tout simple qu’il eût recours à elle, dans les positions critiques où il s’est trouvé, & dont il est vraisemblable qu’on ne se disputoit pas l’honneur de le tirer: elle étoit sa marraine. D’après le portrait qu’il fait d’elle, il est tout simple aussi qu’elle chéri les devoirs que ce titre lui imposoit. Cette respectable Dame étoit accoutumée à faire des sacrifices, & n’en a pas toujours été aussi bien récompensée que de ceux qu’elle a faits pour lui.

Je vous supplie, Monsieur, de vouloir bien insérer ma lettre dans votre Journal: quelque médiocrement qu’elle soit écrite, crois que vous le pouvez, sans compromettre la sureté de goût. Ceux qui seront de mon avis, vous sauront gré votre complaisance, & vous serez disculpé auprès des autres par vos motifs. Je ne prétends point faire assaut d’éloquence c les Dames à qui vous avez accordé la distinction que je sollicite: je n’ai d’autre but, que de corriger l’effet que l’article que je combats a pu produire, sur une classe de lecteurs qui n’approfondissent rien parce que peu de choses les intéressent; mais dont l’opinion n’est cependant point à dédaigner. Il me semble qu’on doit, autant qu’on le peut, empêcher la propagation des idées fausses, sur-tout sur le compte d’un homme célebre, qui ne peut que perdre à n’être pas bien connu; & que le Public perdroit aussi à ne pas bien connoître, puisqu’il en respecteroit moins l’autorité de ses exemples & de leçons. Enfin je pense, Monsieur, qu’il vous convient mieux [400] qu’à personne, de favoriser des vues qui ont pour objet l’avantage de Jean-Jaques, & celui de la société.

J’ai l’honneur d’être Monsieur,

Votre très-humble & très-obéissante servante, de St. G * * *.

Le 14 janvier 1779.

P. S. Des circonstances indépendantes de ma volonté, ayant empêché cette lettre de paroître aussi-tôt qu’elle l’auroit dû, je profite, Monsieur, du retard qu’elles ont occasionné, pour avoir l’honneur de vous dire, avec quel plaisir je me joins à tous les honnêtes-gens, pour applaudir à la maniere dont Messieurs les Rédacteurs du Journal de Paris ont parlé de l’infernale note, qui achevé de consigner, dans le dernier ouvrage de M. Diderot, page 121. l’éternel opprobre de la philosophie encyclopédique, Pour cette fois, ces Messieurs doivent réunir tous les suffrages; car les partisans de J. J. Rousseau, ont à se louer de leur équité, & ses antagonistes, de leur modération. En qualité d’amie de ce grand homme, j’aurois, sans doute, sur le même sujet, des remercîmens à vous faire si j’avois lu le N°.2 de l’Année littéraire; mais il ne m’est point encore parvenu. Vous voyez, Monsieur, comme on sert mon empressement......Je connois allez la délicatesse de votre façon de penser, pour être bien sûre que vous ne me répondrez pas: Que ne vous abonnez-vous?

Le 7 février 1779.

FIN.

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