JEAN JACQUES ROUSSEAU

LETTRE D’UN SYMPHONISTE
DE L’ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE,
A SES CAMARADES DE L’ORCHESTRE

[1753 sept.-oct.; Bibliothèque de Neuchâtel, ms. R. 61; Amsterdam, octobre 1753; Paris, 1754; le Pléiade édition, t. V, pp. 275-285 = Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VIII, pp. 495-506.]

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LETTRE
D’UN SYMPHONISTE
DE L’ACADÉMIE ROYALE
DE MUSIQUE,
A SES CAMARADES
DE L’ORCHESTRE.

Enfin, mes chers Camarades, nous triomphons; les bouffons sont renvoyés: nous allons briller de nouveau dans les symphonies de Monsieur de Lully, nous n’aurons plus si chaud a l’Opéra ni tant de fatigue a l’orchestre. Convenez Messieurs, que c’etoit un métier pénible que celui de jouer cette chienne de Musique ou la mesure alloit sans miséricorde, & n’attendoit jamais que nous pussions la suivre. Pour moi quand je me sentois observe par quelqu’un de ces maudits habitans du coin de la Reine, & qu’un reste de mauvaise honte m’obligeoit de jouer à-peu-près ce qui etoit sur ma partie, je me trouvois le plus embarrasse du monde, & au bout d’une ligne ou deux, ne fâchant plus ou j’en étois, je feignois de compter des pauses, ou bien je me tirois d’affaire, en sortant pour aller pisser.

Vous ne sauriez croire quel tort nous a sait cette Musique qui va si vite, ni jusqu’ou s’etendoit déjà la réputation d’ignorance [496] que quelques prétendus connoisseurs osoient nous donner. Pour ses quarante sols, le moindre poliçon se croyoit en droit de murmurer lorsque nous jouyons faux, ce qui troubloit très-fréquemment l’attention des spectateurs. Il n’y avoit pas jusqu’à certaines gens qu’on appelle, je crois, des Philosophes, qui sans le moindre respect pour une Académie Royale, n’eussent l’insolence de critiquer effrontément des personnes de notre sorte. Enfin, j’ai vu le moment qu’enfreignant sans pudeur nos antiques & respectables privilèges, on alloit les officiers du Roi a savoir la Musique, & a jouer tout de bon de l’instrument pour lequel ils sont payes.

Hélas. qu’est devenu le tems heureux de notre gloire? Que sont devenue ces jours fortunes ou d’une voix unanime nous passions, parmi les anciens de la Chambre des Comptes & les meilleurs bourgeois de la rue St. Denis, pour le premier Orchestre l’Europe, ou l’on se pâmoit a cette célébré ouverture d’Isis a cette belle tempête d’Alcyone, a cette d’Alcyone, a cette brillante Logistille de Roland, & ou le bruit de notre premier coup d’archet s’elevoit jusqu’au ciel avec les acclamations du Parterre. Maintenant, chacun se mêle impudemment de contrôler notre exécution, & parce que nous ne jouons pas trop juste & que nous n’allons gueres bien ensemble, on nous traite sans façon de racleurs de boyau, & l’on nous chasseroit volontiers du spectacle si les sentinelles qui sont ainsi que nous au service du Roi, & par conséquent d’honnêtes gens & du bon parti, ne maintenoient un peu la subordination: mais, mes chers Camarades, qu’ai-je besoin, pour exciter votre juste colere, de vous rappeller notre antique splendeur, [497] & les affronts qui nous en ont fait déchoir? Ils sont présens a votre mémoire, ces affronts cruels, & vous montre par votre ardeur a en éteindre l’odieuse cause, combien vous êtes peu disposes a les endurer. Oui, Messieurs, c’est cette dangereuse Musique étrangere qui, sans autre secours que ses propres charmes, dans un pays etoit contre elle, a failli détruire la notre qu’on joue si a son aise. C’est elle qui nous perd d’honneur & c’est contre elle que nous devons tous rester unis jusqu’au dernier soupir.

Je me souviens, qu’avertis du danger par les premiers succès de la Serva Padrona, & nous étant assembles en secret pour chercher les moyens d’estropier cette Musique enchanteresse, le plus qu’il seroit possible, l’un de nous, que j’ai reconnu depuis pour un faux frere* [*Il y a quelques jours que, poliçonnant avec lui a l’Opéra, comme vous avons tous accoutume de faire, je surpris dans sa poche un papier qui contenoit cette scandaleuse épigramme.

O Pergolese inimitable,

Quand notre Orchestre impitoyable

Te fait crier sous son lourd violon,

Je crois qu’as rebours de la Fable,

Marsyas écorche apollon.

Ils sont comme cela, deux ou trois dans l’Orchestre qui s’avisent de blâmer vos cabales, qui osent publiquement approuver la Musique Italienne, & qui, sans égards pour le Corps veulent se mêler de faire leur devoir & d’être honnêtes-gens. Mais nous comptons les faire bientôt déguerpir a force d’avanies, & nous ne voulons souffrir que des Camarades qui fassent cause commune avec nous.] s’avisa de dire, d’un ton moitie goguenard, que nous n’avions que faire de tant délibérer & qu’il faloit hardiment la jouer tout de notre mieux: jugez de ce qu’il en seroit arrive si nous eussions eu la maladroite modestie de suivre cet avis, puisque tous nos soins, joints a nos grands talens pour laisser aux Ouvrages que nous [498] exécutons tout le mérite du plaisir qu’ils peuvent donner, ont eu peine a empêcher le Public de sentir les beautés de la Musique Italienne livrée a nos archets. Nous avons donc écorche & cette Musique & les oreilles des spectateurs, avec une intrépidité sans exemple & capable de rebuter les plus détermines bouffonistes. Il est vrai que l’entreprise etoit hazardeuse, & que par-tout ailleurs la moitie de notre bande se seroit fait mettre vingt fois au cachot, mais nous connoissons nos droits & nous en usons. C’est le Public, s’il se plaint, qui sera mis au cachot.

Non conteras de cela, nous avons joint l’intrigue a l’ignorance & a la mauvaise volonté; nous n’avons pas oublie de dire autant de mal des Acteurs que nous en faisions a leur Musique, & le bruit du traitement qu’ils ont reçu de nous a opère un, très-bon effet en dégoûtant de venir a Paris, pour y recevoir des affronts, tous les bons sujets que Bambini a tache d’attirer. Réunis par un puissant intérêt commun & par le désir de venger la gloire de notre archet, il ne nous a pas été difficile d’écraser de pauvres etrangers, qui, ignorant les mysteres de la boutique, n’avoient d’autres protecteurs que leurs talens, d’autres partisans que les oreilles sensibles & équitables, ni d’autre cabale que le plaisir que le plaisir qu’ils s’efforçoient de faire aux spectateurs. Ils ne savoient pas, les bonnes-gens, que ce plaisir même aggravoit leur crime & acceleroit leur punition. Ils sont prêts a la recevoir enfin, sans même qu’ils s’en doutent; car pour qu’ils sentent davantage, nous aurons la satisfaction de les voir congédies brusquement, sans être avertis ni payes, & sans, qu’ils aient eu le [499] tems de chercher quelque asyle ou il leur soit permis de plaire impunément au Public.

Nous espérons aussi, pour la consolation des vrais Citoyens, & sur-tout des gens de goût qui fréquentent notre théâtre, que les Comédiens François, délaisses de tout le monde & surcharges d’affronts, seront bientôt obliges a fermer le leur, ce qui nous sera d’autant plus de plaisir que le coin de la Reine est compose de leurs plus ardens partisans, dignes admirateurs des farces de Corneille, Racine & Voltaire, ainsi que de celles des Intermèdes. C’est ainsi que les etrangers qui ont tous la grossièreté de rechercher la Comedie Françoise & l’Opéra Italien, ne trouvant plus a Paris que la Comedie Italienne & l’Opéra François, monumens précieux du goût de la nation, cesseront d’y accourir avec tant d’empressement; ce qui sera un grand avantage pour le Royaume, attendu qu’il y fera meilleur vivre, & que les loyers n’y seront plus si chers.

Tout ce que nous avons fait est quelque, chose & ce n’est pas encore assez. J’ai découvert un fait sur lequel il est bon que vous soyez tous prévenus, afin de concerter la conduite qu’il faut tenir en cette occasion; c’est que le Sieur Bambini, encourage par le succès de la Bohémienne, prépare un nouvel Intermede qui pourroit bien paroître encore avant son départ. Je ne puis comprendre ou diable il prend tant d’Intermèdes car nous assurions tous qu’il n’y en avoit que trois ou quatre dans toute l’Italie. Je crois, pour moi, que ces maudits Intermèdes tombent du Ciel tout faits par les Anges, exprès pour nous faire damner.

[500] Il s’agit donc, Messieurs, de nous bien réunir dans ce moment pour empêcher que celui-ci ne soit mis au théâtre, ou du moins pour l’y faire tomber avec éclat, sur-tout s’il est bon, afin que les bouffons s’en aillent charges de la haine publique, & que tout Paris apprenne, par cet exemple, a craindre notre autorité & a respecter nos décisions. Dans cette vue, je me suis adroitement insinue chez le Sieur Bambini, sous prétexte d’amitié, & comme le bon-homme ne se défioit de rien, car il n’a pas seulement l’esprit de voir les tours que nous lui jouons, il m’a sans mystère montre son Intermede. Le titre en est l’Oiseleuse Angloise, & l’Auteur de la Musique est un certain Jommelli. Or vous saurez que ce Jommelli est un de ces ignorans d’Italiens qui ne savent rien, & qui sont, on ne sait comment, de la Musique ravissante que nous avons quelquefois beaucoup de peine a défigures. Pour en méditer a loisir les moyens, j’ai examine la partition avec autant de soin qu’il m’a été possible; malheureusement, je ne suis pas, non plus que les autres; sort habile a déchiffrer, mais j’en ai vu suffisamment pour connoître que cette symphonie semble faite exprès pour favoriser nos projets: elle est fort coupée, fort variée, pleine de petits jours, de petites réponses de divers instrumens qui entrent les uns après les autres; en un mot, elle demande une précision singuliere dans l’exécution. Jugez de la facilite que nous aurons a brouiller tout cela sans affectation & d’un air tout-à-fait naturel: pour peu que nous voulions nous entendre, nous allons faire un charivari de tous les Diables; cela sera délicieux. Voici donc un projet de règlement que nous avons [501] médite avec nos illustres chefs, & entr’autres avec Monsieur l’Abbé & Monsieur Caraffe, qui en toute occasion ont si bien mérite du bon parti & fait tant de mal a la bonne Musique.

I. On ne suivra point en cette occasion la méthode ordinaire, employée avec succès dans les autres Intermèdes: mais avant que de mal parler de celui-ci on attendra de le connoître dans les répétitions. Si la Musique en es médiocre, nous en parlerons avec admiration; nous affecterons tous unanimement de l’élever jusqu’aux nues, afin qu’on attende des prodiges & qu’on se trouve plus loin de compte a la premiere représentation. Si malheureusement la Musique se trouve bonne, comme il n’y a que trop lieu de le craindre, nous en parlerons avec dédain, avec un mépris outre, comme de la plus misérable chose qui ait été faite; notre jugement séduira les sots, qui ne se rétractent jamais que quand ils ont eu raison, & le plus grand nombre sera pour nous.

II.Il faudra jouer de notre mieux aux répétitions pour disculper les chefs a qui l’on reprocheroit sans cela de n’avoir pas réitéré les répétitions jusqu’à ce que le tout allât bien. Ces répétitions ne seront pas pour cela a pure perte, car c’est-là que nous concerterons entre nous les moyens d’être aux représentations, le plus discordants qu’il sera possible.

[502] III.L’accord se prendra, selon la regle, sur l’avis du premier violon, attendu qu’il est sourd.

IV.Les violons se distribueront en trois bandes dont la premiere jouera un quart-de-ton trop haut, la deuxieme un quart-de-ton trop bas, & la troisieme jouera le plus juste qu’il lui sera possible. Cette cacophonie se pratiquera facilement, en haussant ou baissant subtilement le ton de l’instrument durant l’exécution. A l’égard des hautbois, il n’y a rien a leur dire & d’eux-mêmes ils iront a souhait.

V.On en usera pour la mesure, à-peu-près comme pour le ton, un tiers la suivra, un tiers l’anticipera, & un autre tiers ira après tous les autres. Dans toutes les entrées les violons se gardent sur-tout d’être ensemble, mais partant successivement, & les uns après les autres, ils seront des manieres de petites fugues ou d’imitations qui produiront un très-grand effet. A l’égard des violoncelles, ils sont exhortes d’imiter l’exemple édifiant de l’un d’entr’eux, qui se pique avec cane juste fierté de n’avoir jamais accompagne un Intermede Italien dans le ton, & de jouer toujours majeur quand le mode est mineur, & mineur quand il est majeur.

VI.On aura grand soin d’adoucir les forts & de renforcer les [503] doux, principalement sous le chant; il faudra sur-tout racler à tout-de-bras quand la Tonelli chantera, car il est sur-tout d’une grande importance d’empêcher qu’elle ne soit entendue.

VII.Une autre précaution qu’il ne faut pas oublier, c’est de forcer les seconds autant qu’a sera possible, & d’adoucir les premiers afin qu’on n’entende partout que la mélodie du second Dessus; il faudra aussi engager Durand a ne pas se donner la peine de copier les parties de quintes, toutes les fois qu’elles sont a l’octave de la Basse, afin que ce défaut de liaison entre les Basses & les Dessus rende l’harmone plus feche.

VIII.On recommande aux jeunes racleurs de ne pas manquer de prendre l’octave, de miauler sur le chevalet, & de doubler défigurer leur partie, sur-tout lorsqu’ils ne pourront pas jouer le simple, afin de donner le change sur leur mal-adresse, de barbouiller toute la Musique, & de montrer qu’ils sont au-dessus des loix de tous les Orchestres du monde.

IX.Comme le Public pourroit a la fin s’impatienter de tout ce charivari, si nous nous appercevons qu’il nous observe de trop près, il faudra changer de méthode pour prévenir les caquets: alors, tandis que trois ou quatre violons joueront comme ils savent, tous les autres se mettront a s’accorder durant les airs, & auront soin, de racler de toute leur force [504] & de faire un bruit de Diable avec leurs cordes a vides, précieusement dans les endroits les plus doux. Par ce moyen nous gâterons la plus belle Musique sans qu’on ait rien a nous dire; car encore faut-il bien s’accorde? Que si l’on nous reprenoit là-dessus, nous aurions le plus beau prétexte du monde de jouer aussi faux qu’il nous plairoit. Ainsi, soit qu’on nous permettre d’accorder, soit qu’on noua en empêcher, nous trouverons toujours le moyen de n’être jamais d’accord.

Nous continuerons de crier tous au scandale & la profanation: nous nous plaindrons hautement qu’on déshonore le séjour des Dieux par des Bateleurs; nous tacherons de prouver que nos Acteurs ne sont pas des Bateleurs comme les autres, attendu qu’ils chantent & gesticulent tout au plus, mais qu’ils ne jouent point: que a petite Tonelli se sert de ses bras pour faire son rôle avec une intelligence & une gentillesse ignominieuse, au lieu que l’illustre Mademoiselle Chevaler ne se sert des siens que pour aider a I’effort de ses poumons, ce qui est beaucoup plus décent; qu’au surplus il n’y a que le talent qui déroge, & que nos Acteurs n’ont jamais déroge. Nous ferons voir aussi que la Musique Italienne déshonore notre théâtre, par la raison qu’une Académie Royale de Musique doit se soutenir avec la seule pompe de son titre & son privilege, & qu’il n’est pas de sa dignité d’avoir besoin pour cela de bonne Musique.

[505] XI. La plus essentielle précaution que nous avons a prendre en cette occasion est de tenir nos délibérations secrètes: de si grands intérêts ne doivent point être exposes aux yeux d’un vulgaire stupide, qui s’imagine follement que nous sommes payes pour le servir. Les spectateurs sont d’une telle arrogance, que si cette Lettre venoit a se divulguer par l’indiscrétion de quelqu’un de vous, ils se croiroient en droit d’observer de plus près notre conduite, ce qui ne laisseroit pas d’avoir sort incommodité; car enfin, quelque supérieur qu’on puisse être au Public, il n’est point agréable d’en essuyer les clabauderies.

Voilà, Messieurs, quelques articles préliminaires sur lesquels il nous paroit convenable de se concerter d’avance; a l’égard des discours particuliers que nous tiendrons, quand l’Ouvrage en question sera en train, comme ils doivent être modifies sur la maniere dont on le recevra, il est a propos de réserver a ce tems-la d’en convenir. Chacun de nous, a quelques-uns près, s’est jusqu’ici comporte si convenablement a l’intérêt commun, qu’il n’y a pas d’apparence que nul se démente là-dessus au moment de couronner l’oeuvre; & nous espérons que si l’on nous reproche de manquer de talent, ce ne sera pas au moins de celui de bien cabaler.

C’est ainsi qu’après avoir expulse avec ignominie toute cette engeance Italienne, nous allons nous établir un tribunal redoutable; bientôt le succès, ou du moins, la chute des pieces [506] dépendra de nous seuls; les Auteurs, saisis d’une juste crainte; viendront en tremblant rendre hommage a l’archet qui peut les écorcher; & d’une bande de misérables racleurs, pour laquelle on nous prend maintenant, nous deviendrons un jour les juges suprêmes de l’Opéra François, & les arbitres souverains de la chaconne & du rigaudon.

J’ai l’honneur d’être avec un très-profond respect, mes chers Camarades, &c.

FIN.

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