JEAN JACQUES ROUSSEAU
LETTRE
AU PRINCE
LOUIS-EUGENE
DE WIRTEMBERG.
[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XII, pp. 145-159 (1782)]
[10-11-1763] LETTRE
AU PRINCE LOUIS-EUGENE
DE WIRTEMBERG
Motiers le 10 Novembre 1763.
Si j’avois le malheur d’être né Prince, d’être enchaîné par les convenances de mon état; que je fusse contraint d’avoir un train, une suite, des domestiques, c’est-à-dire, des maîtres; & que pourtant j’eusse une ame assez élevée pour vouloir être homme malgré mon rang, pour vouloir remplir les grands devoirs de pere, de mari, de citoyen de la république humaine; je sentirois bientôt les difficultés, de concilier tout cela, celle sur-tout d’elever mes enfans pour l’état où les plaça la nature, en dépit de celui qu’ils ont parmi leurs égaux.
Je commencerois donc par me dire; il ne faut pas vouloir des choses contradictoires; il ne faut pas vouloir être & n’être pas. La difficulté que je veux vaincre est inhérente à la chose; si l’état de la chose ne peut changer, il faut que la difficulté [146] reste. Je dois sentir que je n’obtiendrai pas tout ce que je veux mais n’importe, ne nous décourageons point. De tout ce qui est bien, je serai tout ce qui est possible, mon zele & ma vertu m’en répondent: une partie de la sagesse est de porter le joug de la nécessité: quand le sage fait le reste, il a tout fait. Voilà ce que je me dirois si j’étois Prince. Après cela., j’irois en avant sans me rebuter, sans rien craindre; & quel que fût mon succès, ayant sait ainsi je serois content de moi. Je ne crois pas que j’eusse tort de l’être.
Il faut, Monsieur le Duc, commencer par vous bien mettre dans l’esprit, qu’il n’y a point d’oeil paternel que celui d’un pere, ni d’oeil maternel que celui d’une mere. Je voudrois employer vingt rames de papier à vous répéter ces deux lignes tant je suis convaincu que tout en dépend.
Vous êtes Prince, rarement pourrez-vous être pere, vous aurez trop d’autres soins à remplir: il faudra donc que d’autres remplissent les vôtres. Madame la Duchesse sera dans le même cas à-peu-près.
De-là suit cette premiere regle. Faites en sorte que vous enfant soit cher à quelqu’un.
Il convient que ce quelqu’un soit de son sexe. L’âge est très-difficile à déterminer. Par d’importantes raisons il la faudroit jeune. Mais une jeune personne a bien d’autres soins en tête que de veiller jour & nuit sur un enfant. Ceci est un inconvénient inévitable & déterminant.
Ne la prenez donc pas jeune, ni belle, par conséquent; car ce seroit encore pis. Jeune, c’est elle que vous aurez à craindre; belle, c’est tout ce qui l’approchera.
[147] Il vaut mieux qu’elle soit veuve que fille. Mais si elle a des enfans, qu’aucun d’eux ne soit autour d’elle, & que tous dépendent de vous.
Point de femmes à grands sentimens, encore moins de bel esprit. Qu’elle ait assez d’esprit pour vous bien entendre, non pour rafiner sur vos instructions.
Il importe qu’elle ne soit pas trop facile à vivre, & il n’importe pas qu’elle soit libérale. Au contraire il la faut rangée, attentive à ses intérêts. Il est impossible de soumettre un prodigue à la regle; on tient les avares par leur propre défaut.
Point d’étourdie ni d’évaporée; outre le mal de la chose il y a encore celui de l’humeur, car toutes les folles en ont, & rien n’est plus à craindre que l’humeur; par la même raison les gens vifs, quoique plus aimables, me sont suspects, à cause de l’emportement. Comme nous ne trouverons pas une femme parfait, il ne faut pas tout exiger: ici la douceur est de précepte, mais pourvu que la raison la donne, elle peut n’être pas dans le tempérament. Je l’aime aussi mieux égale & froide qu’accueillante & capricieuse. En toutes choses préférez un caractere sur à un caractere brillant. Cette derniere qualité est même un inconvénient pour notre objet; une personne faite pour être au-dessus des autres peut être gâtée par le mérite de ceux qui l’élevent. Elle en exige ensuite autant de tout le monde, & cela la rend injuste avec ses inférieurs.
Du reste ne cherchez dans son esprit aucune culture; il se farde en étudiant, & c’est tout. Elle se déguisera si elle fait; vous la connoîtrez bien mieux si elle est ignorante: dût-elle [148] ne pas savoir lire, tant mieux, elle apprendra avec son Eleve. La seule qualité d’esprit qu’il faut exiger, c’est un sens droit.
Je ne parle point ici des qualités du cœur ni des moeurs qui se supposent; parce qu’on se contrefait là-dessus. On n’est pas si en garde sur le reste du caractere, & c’est par-là que de bons yeux jugent du tout. Tout ceci demanderoit peut-être de plus grands détails; mais ce n’est pas maintenant de quoi il s’agit.
Je dis, & c’est ma premiere regle, qu’il faut que l’enfant soit cher à cette personne là. Mais comment faire?
Vous ne lui ferez point aimer l’enfant en lui disant de l’ aimer; & avant que l’habitude ait fait naître l’attachement, on s’amuse quelquefois avec les autres enfans, mais on n’aime que les siens.
Elle pourroit l’aimer, si elle aimoit le pere ou la mere; mais dans votre rang on n’a point d’amis, & jamais, dans quelque rang que ce puisse être, on n’a pour amis les gens qui dépendent de nous.
Or, l’affection qui ne naît pas du sentiment, d’où peut-elle naître, si ce n’est de l’intérêt?
Ici vient une réflexion que le concours de mille autres confirme, c’est que les difficultés que vous ne pouvez ôter de votre condition, vous ne les éluderez qu’à force de dépense.
Mais n’allez pas croire, comme les autres, que l’argent fait tout par lui-même, & que pourvu qu’on paye on est servi. Ce n’est pas cela.
Je ne connois rien de si difficile quand on est riche, que de faire usage de sa richesse pour aller à ses fins. L’argent est [149] un ressort dans la mécanique morale, mais il repousse toujours la main qui le fait agir. Faisons quelques observations nécessaires pour notre objet.
Nous voulons que l’enfant soit cher à sa gouvernante. Il faut pour cela que le fort de la gouvernante soit lié à celui de l’enfant. Il ne faut pas qu’elle dépende seulement des soins qu’elle lui rendra, tant parce qu’on n’aime gueres les gens qu’on sert, que parce que les soins payés ne sont qu’apparens, les soins réels se négligent; & nous cherchons ici des soins réels.
Il faut qu’elle dépende non de ses soins, mais de leur succès, & que sa fortune soit attachée à l’effet de l’éducation qu’elle aura donnée. Alors seulement elle se verra dans son Eleve s’affectionnera nécessairement à elle; elle ne lui rendra pas un service de parole & de montre, mais un service réel; ou plutôt, en la servant, elle ne servira qu’elle-même; elle ne travaillera que pour soi.
Mais qui sera juge de ce succès? La foi d’un pere équitable, & dont la probité est bien établie, doit suffire; la probité est un instrument sur dans les affaires, pourvu qu’il soit joint au discernement.
Le pere peut mourir. Le jugement des femmes n’est pas reconnu assez sûr, & l’amour maternel est aveugle. Si la mere étoit établie juge au défaut du pere, ou la gouvernante ne s’y fieroit pas, ou elle s’occuperoit plus à plaire à la mere qu’à bien élever l’enfant.
Je ne m’étendrai pas sur le choix des juges de l’éducation. Il faudroit pour cela des connoissances particulieres relatives [150] aux personnes. Ce qui importe essentiellement, c’est que la gouvernante ait la plus entiere confiance dans l’intégrité jugement, qu’elle soit persuadée qu’on ne la privera point du prix de ses soins si elle a réussi, & que quoiqu’elle puisse dire, elle ne l’obtiendra pas dans le cas contraire. Il ne faut jamais qu’elle oublie que ce n’est pas à sa peine que ce prix sera dû, mais au succès.
Je sais bien que, soit qu’elle ait fait son devoir ou non, ce prix ne sauroit lui manquer. Je ne suis pas assez sou, moi qui connois les hommes, pour m’imaginer que ces juges, quels qu’ils soient, iront déclarer solemnellement qu’une jeune Princesse de quinze à vingt ans a été mal élevée. Mais cette reflexion que je fais là, la Bonne ne la sera pas; quand elle la seroit, elle ne s’y fieroit pas tellement qu’elle en négligeât des devoirs dont dépend son sort, sa fortune, son existence. Et ce qu’il importe ici n’est pas que la récompense soit bien administrée, mais l’éducation qui doit l’obtenir.
Comme la raison nue a peu de force, l’intérêt seul n’en pas tant qu’on croit. L’imagination seule est active. C’est une passion que nous voulons donner à la gouvernante, & l’on n’excite les passions que par l’imagination. Une récompense promise en argent est très-puissante, mais la moitié de sa force se perd dans le lointain de l’avenir. On compare de sang-froid l’intervalle & l’argent, on compense le risque avec la fortune, & le coeur reste tiede. Etendez, pour ainsi dire, l’avenir sous les sens, afin de lui donner plus de prise. Présentez le sous des faces qui le rapprochent, qui flattent l’espoir & séduisent l’esprit. On se perdroit dans la multitude de suppositions qu’il [151] faudroit parcourir, selon les tems, les lieux, les caracteres. Un exemple est un cas dont peut tirer l’induction pour cent mille autres.
Ai-je à faire à un caractere paisible, aimant l’indépendance & repos? Je mené promener cette personnne dans une campagne; elle voit dans une jolie situation une petite maison bien ornée, une basse-cour, un jardin, des terres pour l’entretien du maître, les agrémens qui peuvent lui en faire aimer le séjour. Je vois ma gouvernante enchantée; on s’approprie toujours par la convoitise ce qui convient à notre bonheur. Au fort de son enthousiasme, je la prends à part; je lui dis. Elevez ma fille à ma fantaisie; tout ce que vous voyez est à vous. Et afin qu’elle ne prenne pas ceci pour un mot en l’air, j’en passe l’acte conditionnel; elle n’aura pas un dégoût dans ses fonctions, sur lequel son imagination n’applique cette maison pour emplâtre.
Encore un coup, ceci n’est qu’un exemple.
Si la longueur du tems épuise & fatigue l’imagination, l’on peut partager l’espace & la récompense en plusieurs termes, & même à plusieurs personnes: je ne vois ni difficulté, ni inconvénient à cela. Si dans six ans mon enfant est ainsi, vous aurez telle chose. Le terme venu, si la condition est remplie on tient parole, & l’on est libre de deux côtés.
Bien d’autres avantages découleront de l’expédient que je propose, mais je ne peux ni ne dois tout dire. L’enfant aimera sa gouvernante, sur-tout si elle est d’abord sévere & que l’enfant ne soit pas encore gâté. L’effet de l’habitude est naturel & sûr, jamais il n’a manqué que par la faute des guides. [152] D’ailleurs la justice a sa mesure & sa regle exacte; au lieu que la complaisance qui n’en a point, rend les enfans toujours exigeans & toujours mécontens. L’enfant donc qui aime sa Bonne sait que le sort de cette Bonne est dans le succès de ses soins, jugez de ce que sera l’enfant à mesure que son intelligence & son coeur se formeront.
Parvenue à certain âge, la petite fille est capricieuse ou mutine. Supposons un moment critique, important où elle ne veut rien entendre; ce moment viendra bien rarement, on sent pourquoi. Dans ce moment fâcheux la Bonne manque de ressource. Alors elle s’attendrit en regardant son Eleve, & lui dit. C’en est donc fait; tu m’ôtes le pain de ma vieillesse.
Je suppose que la fille d’un tel pere ne sera pas un monstre: cela étant, l’effet de ce mot est sûr; mais il ne faut pas qu’il soit dit deux fois.
On peut faire en sorte que la petite se le dise à toute heure, & voilà d’où naissent mille biens à la fois. Quoi qu’il en soit, croyez-vous qu’une femme qui pourra parler ainsi à son Eleve, ne s’affectionnera pas à elle? On s’affectionne aux gens sur la tête desquels on a mis des fonds; c’est le mouvement de la nature, & un mouvement non moins naturel est de s’affectionner à son propre ouvrage, sur-tout quand on en attend son bonheur. Voilà donc notre premiere recette accomplie.
Seconde regle.
Il faut que la Bonne ait sa conduite toute tracée & une pleine confiance dans le succès.
Le mémoire instructif qu’il faut lui donner est une piece très-importante. Il faut qu’elle l’étudie sans cesse il faut qu’elle [153] le fiche par coeur, mieux qu’un Ambassadeur ne doit savoir ses instructions. Mais ce qui est plus important encore; c’est qu’elle soit parfaitement convaincue qu’il n’y a point d’autre route pour aller au but qu’on lui marque, & par conséquent au sien.
Il ne faut pas pour cela lui donner d’abord le mémoire. Il faut lui dire premiérement ce que vous voulez faire; lui montrer l’état de corps & d’ame où vous exigez qu’elle mette votre enfant. Là-dessus toute dispute ou objection de sa part est inutile: vous n’avez point de raisons à lui rendre de votre volonté. Mais il faut lui prouver que la chose est faisable, & qu’elle ne l’est que par les moyens que vous proposez: c’est sur cela qu’il faut beaucoup raisonner avec elle; il faut lui dire, vos raisons clairement, simplement, au long, en termes à sa portée. Il faut écouter ses réponses, ses sentimens, ses objections, les discuter à loisir ensemble, non pas tant pour ces objections mêmes, qui probablement seront superficielles, que pour saisir l’occasion de bien lire dans son esprit, de la bien convaincre que les moyens que vous indiquez sont les seuls propres à réunir. Il faut s’assurer que de tout point elle est convaincue, non en paroles mais intérieurement. Alors il faut lui donner le mémoire, le lire avec elle, l’examiner, l’éclaircir, le corriger, peut-être, & s’assurer qu’elle l’entend parfaitement.
Il surviendra souvent durant l’éducation des circonstances imprévues: souvent les choses prescrites ne tourneront pas comme on avoir cru: les élémens nécessaires pour résoudre les problêmes moraux sont en très-grand nombre, & un seul [154] omis rend la solution fausse. Cela demandera des conférences fréquentes, des discussions, des éclaircissemens auxquels il ne faut jamais se refuser, & qu’il faut même rendre agreables à la gouvernante par le plaisir avec lequel on s’y prêtera. C’est encore un fort bon moyen de l’étudier elle-même.
Ces détails me semblent plus particuliérement la tâche de la mere. Il faut qu’elle sache le mémoire aussi bien que la gouvernante: mais il faut qu’elle le sache autrement. La gouvernante le saura par les regles, la mere le saura par les principes: car premièrement ayant reçu une éducation plus soignée, & ayant eu l’esprit plus exercé, elle doit être plus en état de généraliser ses idées, & d’en voir tous les rapports; & de plus prenant au succès un intérêt plus vis encore, elle doit plus s’occuper des moyens d’y parvenir.
Troisieme regle. La Bonne doit avoir un pouvoir absolu sur l’enfant.
Cette regle bien entendue se réduit à celle-ci, que le mémoire seul doit tout gouverner: car, quand chacun se réglera scrupuleusement sur le mémoire, il s’ensuit que tout le monde agira toujours de concert, sauf ce qui pourroit être ignoré des uns ou des autres; mais il est aisé de pourvoir à cela.
Je n’ai pas perdu mon objet de vue, mais j’ai été forcé de faire un bien grand détour. Voilà déjà la difficulté levée en grande partie; car notre Eleve aura peu à craindre des domestiques, quand la seconde mere aura tant d’intérêt à la surveiller. Parlons à présent de ceux-ci.
Il y a dans une maison nombreuse des moyens généraux pour tout faire, & sans lesquels on ne parvient jamais à rien.
[155] D’abord les moeurs, l’imposante image de la vertu devant laquelle tout fléchit, jusqu’au vice même; ensuite l’ordre, la vigilance, enfin l’intérêt le dernier de tous; j’ajouterois la vanité, mais l’état servile est trop près de la misere; la vanité n’a sa grande force que sur les gens qui ont du pain.
Pour ne pas me répéter ici, permettez, Monsieur le Duc, que je vous renvoye à la cinquieme partie de l’Héloïse, Lettre dixieme. Vous y trouverez un recueil de maximes qui me paroissent fondamentales, pour donner dans une maison grande ou petite du ressort à l’autorité; du reste je conviens de la difficulté de l’exécution, parce que, de tous les ordres d’hommes imaginables, celui des valets laisse le moins de prise pour le mener où l’on veut. Mais tous les raisonnemens du monde ne seront pas qu’une chose ne soit pas ce qu’elle est, que ce qui n’y est pas s’y trouve, que des valets ne soient pas des valets.
Le train d’un grand Seigneur est susceptible de plus & de moins, sans cesser d’être convenable. Je pars de-là pour établir ma premiere maxime.
1. Réduisez votre suite au moindre nombre de gens qu’il soit possible; vous aurez moins d’ennemis, & vous en serez mieux servi. S’il y a dans votre maison un seul homme qui n’y soit pas nécessaire, il y est nuisible; soyez-en sûr.
2. Mettez du choix dans ceux que vous garderez, & préférez de beaucoup un service exact à un service agréable. Ces gens qui applanissent tout devant leur maître, sont tous ces fripons. Sur-tout point de dissipateur.
3. Soumettez-les à la regle en toute chose, même au travail ce qu’ils seront dût-il n’être bon à rien.
[156] 4. Faites qu’ils aient un grand intérêt à reste long-tems à votre service, qu’ils s’y attachent à mesure qu’ils y restent, qu’ils craignent, par conséquent, d’autant plus d’en sortir qu’ils y sont restés plus long-tems. La raison & les moyens de cela se trouvent dans le livre indiqué.
Ceci sont les données que je peux supposer, parce que, bien qu’elles demandent beaucoup de peine, enfin elles dépendent de vous.
Cela posé:
Quelque tems avant que de leur parler, vous avez quelquefois des entretiens à table sur l’éducation de votre enfant, & sur ce que vous vous proposez de faire, sur les difficultés que vous aurez à vaincre, & sur la ferme résolution où vous êtes dt n’épargner aucun soin pour réussir. Probablement vos gens n’auront pas manqué de critiquer entr’eux la maniere extraordinaire d’élever l’enfant; ils y auront trouvé de la bizarrerie, il la faut justifier, mais simplement & en peu de mots. Du reste, il faut montrer votre objet beaucoup plus du côté moral & pieux, que du côté philosophique. Madame la Princesse en ne consultant que son coeur peut y mêler des mots charmans. M. Tissot peut ajouter quelques réflexions dignes de lui.
On est si peu accoutumé de voir les Grands avoir des entrailles, aimer la vertu, s’occuper de leurs enfans, que ces conversations courtes & bien ménagées ne peuvent maquer de produire un grand effet. Mais sur-tout nulle ombre d’affectation, point de longueur. Les domestiques ont l’œil très-perçant: tout seroit perdu s’ils soupçonnoient seulement qu’il y eût en cela rien de concerté; & en effet rien ne doit l’être. Bon pere, bonne mere, laissez parler vos coeurs avec simplicité: [157] ils trouveront des choses touchantes d’eux-mêmes; je vois d’ici vos domestiques derriere vos chaises se prosterner devant leur maître au fond de leurs coeurs: voilà les dispositions qu’il faut faire naître, & dont il faut profiter pour les regles que nous avons à leur prescrire.
Ces regles sont de deux especes, selon le jugement que vous porterez vous-même de l’état de votre maison & des moeurs de vos gens.
Si vous croyez pouvoir prendre en eux une confiance raisonnable & fondée sur leur intérêt, il ne s’agira que d’un énoncé clair & bref de la maniere dont on doit se conduire toutes les fois qu’on approchera de votre enfant, pour ne point contrarier son éducation.
Que si malgré toutes vos précautions, vous croyez devoir vous défier de ce qu’ils pourront dire ou faire en sa présence, la regle alors sera plus simple, & se réduira à n’en approcher jamais sous quelque prétexte que ce soit.
Quel de ces deux partis que vous choisissiez, il faut qu’il soit sans exception & le même pour vos gens de tout étage, excepté ce que vous destinez spécialement au service de l’enfant & qui ne peut être en trop petit nombre, ni trop scrupuleusement choisi.
Un jour donc vous assemblez vos gens, & dans un discours grave & simple, vous leur direz que vous croyez devoir en bon pere apporter tous vos soins à bien élever l’enfant que Dieu vous a donné. «Sa mere & moi sentons tout ce qui nuisit à la nôtre. Nous l’en voulons préserver; & si Dieu bénit nos efforts, nous n’aurons point de compte à lui rendre des [158] défauts ou des vices que notre enfant pourroit contracter. Nous avons pour cela de grandes précautions à prendre: voici celles qui vous regardent, & auxquelles j’espere que vous vous prêterez en honnêtes gens, dont les premiers devoirs sont d’aider à remplir ceux de leurs maîtres.»
Après l’énoncé de la règle dont vous prescrivez l’observation vous ajoutez que ceux qui seront exacts à la suivre peuvent compter sur votre bienveillance & même sur vos bienfaits. «Mais je vous déclare en même tems, poursuivez-vous d’une voix plus haute; que, quiconque y aura manqué une seule fois, & en quoi que ce puisse être, sera chassé sur le champ & perdra ses gages. Comme c’est-là la condition sous la-quelle je vous garde, & que je vous en préviens tous; ceux qui n’y veulent pas acquiescer, peuvent sortir.»
Des règles si peu gênantes, ne seront sortir que ceux qui seroient sortis sans cela, ainsi vous ne perdez rien à leur mettre le marché à la main, & vous leur en imposez beaucoup. Peut-être au commencement, quelque étourdi en sera-t-il la victime, & il faut qu’il le soit. Fût-ce le Maître-d’Hôtel, s’il n’est chassé comme un coquin, tout est manqué. Mais s’ils voient une fois que c’est tout de bon & qu’on les surveille, on aura désormais peu besoin de les surveiller.
Mille petits moyens relatifs naissent de ceux-là; mais il ne faut pas tout dire, & ce mémoire est déjà trop long. J’ajouterai seulement un avis très-important & propre à couper cours au mai qu’on n’aura pu prévenir. C’est d’examiner toujours l’enfant avec le plus grand soin, & de suivre attentivement les progrès de son corps & de son coeur. S’il se fait quelque [159] chose autour de lui contre la regle, l’impression s’en marquera dans l’enfant même. Dès que vous y verrez un signe nouveau, cherchez-en la cause avec soin; vous la trouverez infailliblement. A certain âge il y a toujours remede au mal qu’on n’a pu prévenir, pourvu qu’on sache le connoître, & qu’on s’y prenne à tems pour le guérir.
Tous ces expédiens ne sont pas faciles, & je ne réponds pas absolument de leur succès: cependant je crois qu’on y peut prendre une confiance raisonnable, & je ne vois rien d’équivalent dont j’en puisse dire autant.
Dans une route toute nouvelle, il ne faut pas chercher des chemins battus, & jamais entreprise extraordinaire & difficile ne s’exécute par des moyens aisés & communs.
Du reste, ce ne sont peut-être ici que les délires d’un fiévreux. La comparaison de ce qui est à ce qui doit être, m’a donné l’esprit romanesque & m’a toujours jetté loin de tout ce qui se fait. Mais vous ordonnez, Monsieur le Duc, j’obéis. Ce sont mes idées que vous demandez, les voilà. Je vous tromperois, si je vous donnois la raison des autres, pour les folies qui sont à moi. En les faisant passer sous les yeux d’un si bon juge, je ne crains pas le mal qu’elles peuvent causer.
FIN.