JEAN JACQUES ROUSSEAU

LETTRE
A M. USTERI,
PROFESSEUR
A ZURICH.
[Leonard Usteri 1741-1789]

[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XII, pp. 141-145 (1782)]

[141]

[15-07-1763] LETTRE
A M. USTERI,
PROFESSEUR A ZURICH

Sur le CHAP. VIII. du dernier livre du Contrat Social.

Motiers 15 Juillet 1763.

Quelqu’excédé que je sois de disputes & d’objections; & quelque répugnance que j’aye d’employer à ces petites guerres le précieux commerce de l’amitié, je continue à répondre à vos difficultés puisque vous l’exigez ainsi. Je vous dirai donc avec ma franchise ordinaire, que vous ne me paroissez pas avoir bien saisi l’état de la question. La grande société, la société humaine en général, est fondée sur l’humanité, sur la [142] bienfaisance universelle. Je dis, & j’ai toujours dit que le christianisme est favorable à celle-là.

Mais les sociétés particulieres, les sociétés politiques & civiles ont un tout autre principe; ce sont des établissemens purement humains, dont par conséquent le vrai christianisme nous détache, comme de tout ce qui n’est que terrestre. Il n’y a que les vices des hommes qui rendent ces établissemens nécessaires, & il n’y a que les passions humaines qui les conservent. Otez tous les vices à vos chrétiens, ils n’auroient plus besoin de magistrats ni de loix. Otez-leur toutes les passions humaines, le lien civil perd à l’instant tout son ressort; plus d’émulation, plus de gloire, plus d’ardeur pour les préférences. L’intérêt particulier est détruit, & faute d’un soutien convenable, l’état politique tombe en langueur.

Votre supposition d’une société politique & rigoureuse de chrétiens tous parfaits à la rigueur, est donc contradictoire; elle est encore outrée quand vous n’y voulez pas admettre un seul homme injuste, pas un seul usurpateur. Sera-t-elle plus parfaite que celle des Apôtres? & cependant il s’y trouva un Judas..... sera-t-elle plus parfaite que celle des Anges? & le Diable, dit-on, en est sorti. Mon cher ami, vous oubliez que vos chrétiens seront des hommes, & que la perfection que je leur suppose, est celle que peut comporter l’humanité. Mon livre n’est pas fait pour les Dieux.

Ce n’est pas tout. Vous donnez à vos citoyens un tact moral, une finesse exquise; & pourquoi? parce qu’ils sont bons chrétiens. Comment! Nul ne peut être bon chrétien à votre compte, sans être un la Rochefoucault, un la [143] Bruyere? A quoi pensoit donc notre maître, quand il bénissoit les pauvres en esprit? Cette assertion là premiérement, n’est pas raisonnable, puisque la finesse du tact moral ne s’acquiert qu’à force de comparaisons, & s’exerce même infiniment mieux sur les vices que l’on cache que sur les vertus qu’on ne cache point. Secondement, cette même assertion est contraire à toute expérience, & l’on voit constamment que c’est dans les plus grandes villes chez les peuples les plus corrompus qu’on apprend à mieux pénétrer dans les coeurs, à mieux observer les hommes, à mieux interpréter leurs discours par leur sentiment, à mieux distinguer la réalité de l’apparence. Nierez-vous qu’il n’y ait d’infiniment meilleurs observateurs moranx à Paris qu’en Suisse? ou conclurez-vous de-là qu’on vit plus vertueusement à Paris que chez vous?

Vous dites que vos citoyens seroient infiniment choqués de la premiere injustice. Je le crois; mais quand ils la verroient, il ne seroit tems d’y pourvoir; & d’autant mieux qu’ils ne se permettroient pas aisément de mal penser de leur prochain, ni de donner une mauvaise interprétation à ce qui pourroit en avoir une bonne. Cela seroit trop contraire à la charité. Vous n’ignorez pas que les ambitieux adroits se gardent bien de commencer par des injustices; au contraire, ils n’épargnent rien pour gagner d’abord la confiance & l’estime publique, par la pratique extérieure de la vertu. Ils ne jettent le masque, & ne frappent les grands coups, que quand leur partie est bien liée, & qu’on n’en peut plus revenir. Cromwel ne fut connu pour un tyran, qu’après avoir passé quinze ans pour le venger des loix, & le défenseur de la religion.

[144] Pour conserver votre République chrétienne, vous rendez ses voisins aussi justes qu’elle; à la bonne heure. Je conviens qu’elle se défendra toujours assez bien pourvu qu’elle ne soit point attaquée. A l’égard du courage que vous donne à ses soldats, par le simple amour de la conservation, c’est celui qui ne manque à personne. Je lui ai donné un motif encore plus puissant sur des chrétiens; savoir, l’amour du devoir. Là-dessus, je crois pouvoir pour toute réponse vous renvoyer à mon livre, où ce point est bien discuté. Comment ne voyez-vous pas qu’il n’y a que de grandes passions qui fassent de grandes choses? Qui n’a d’autre passion que celle de son salut ne sera jamais rien de grand dans le temporel. Si Mutius Scevola n’eût été qu’un saint, croyez-vous qu’il eût fait lever le siége de Rome? Vous me citerez peut-être la magnanime Judith. Mais nos chrétiennes hypothétiques, moins barbarement coquettes, n’iront pas, je crois, séduire leurs ennemis & puis, coucher avec eux pour les massacrer durant leur sommeil.

Mon cher ami, je n’aspire pas à vous convaincre. Je fais qu’il n’y a pas deux têtes organisées de même, & qu bien des disputes, bien des objections, bien des éclaircissemens, chacun finit toujours par rester dans son sentiment comme auparavant. D’ailleurs quelque philosophe que vous puissiez être, je sens qu’il faut toujours un peu tenir à l’état. Encore une fois, je vous réponds, parce que vous le voulez; mais je ne vous en estimerai pas moins, pour ne pas penser comme moi. J’ai dit mon avis au public, & j’ai cru le devoir dire, en choses importantes & qui intéressent l’humanité. Au [145] reste, je puis m’être trompé toujours, & je me suis trompé souvent sans doute. J’ai dit mes raisons; c’est au public, c’est à vous à les peser, à les juger, à choisir. Pour moi, je n’en sais pas davantage, & je trouve très-bon que ceux qui ont d’autres sentimens, les gardent, pourvu qu’ils me laissent en paix dans le mien.

FIN.

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