JEAN JACQUES ROUSSEAU
LETTRE
A. M. BURNEY SUR LA MUSIQUE,
Avec Fragmens d’Observations sur l’Alceste Italien de M. le Chevalier Gluck, Extrait d’une Réponse du Petit Faiseur a son Préte-Nom, Sur un morceau de l’Orphée de M. le Chevalier Gluck.
[1774-1776 (Albert Jansen); Bibliothèque de Neuchâtel, ms. R. 63, ms. R. 64, ms. R. 62; Œuvres posthumes, Genève, 1781; le Pléiade édition, t. V, pp. 431-465 =Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VIII, pp. 541-583; Lettre à M.Burney....Mars 1778/1782, pp. 541-553; Fragmens d’Observations....Mars-Mai, 1778/1782; Extrait d’une Réponse.... 1781/1782, pp. 577-583.]
AVERTISSEMENT DES EDITEURS
Les deux Pieces qui des Fragmens d’un Ouvrage que M. Rousseau n’acheva point. Il donna son Manuscrit, presque indéchiffrable, a M. Prévost de l’Académie Royale des Sciences & Belles-Lettres de Berlin, qui a bien voulu nous le remettre.. Il y a joint la Copie qu’il en fit lui; même sous les yeux de M. Rousseau, qui la corrigea de sa main, & distribua ces Fragmens dans l’ordre ou nous les donnons. M. Prévost, connu du Public par une excellente Traduction de l’Oreste d’Euripide, a supplée, dans les Observations sur l’Alceste, quelques passages dont le sens etoit reste suspendu, & qui ne seulement point se lier avec le reste du Discours; nous avons fait écrire ces passages en Italiques, sans cette précaution, il auroit été difficile de les distinguer du texte de M. Rousseau.
LETTRE
DE J.J. ROUSSEAU
A M. LE DOCTEUR BURNEY,
Auteur de l’Histoire générale de la Musique.
Vous m’avez fait successivement, Monsieur, plusieurs cadeaux précieux de vos ecrits, chacun desquels meritoit bien un remercîment exprès. La presque absolue impossibilité d’écrire m’a jusqu’ici empêche de remplir ce devoir; mais le premier volume de votre histoire générale de la Musique, en ranimant en moi un reste de zele pour un Art auquel le votre vous a fait employer tant de travaux, de tems, de voyages & de dépensés, m’excite a vous en marquer ma reconnoissance, en m’entretenant quelque tems avec vous du sujet favori de vos recherches, qui doit immortaliser votre nom chez les vrais amateurs de ce bel Art.
Si j’avois eu le bonheur d’en conférer avec vous un peu a loisir, tandis qu’il me restoit quelques idées encore fraîches, j’aurois pu tirer des vôtres bien des instructions, dont le Public pourra profiter, mais qui seront perdues pour moi, désormais prive [544] de mémoire & hors d’etat de rien lire. Mais je puis du moins consigner ici sommairement quelques-uns des points sur lesquels j’aurois désire vous consulter, afin que les ne soient pas prives des éclaircissemens qu’ils leur vaudront de votre part, & laissant bavarder sur la Musique en phrases, ceux qui, sans en savoir faire, ne laissent pas d’étonner le Public de leurs savantes spéculations; je me bornerai a ce qui tient plus immédiatement a la pratique, qui ne donne pas une prise si commode aux oracles des beaux esprits, mais dont l’étude est seule utile aux véritables progrès de l’Art.
1 ̊. Vous vous en êtes trop occupe, Monsieur, pour n’a voir m souvent remarque combien notre maniere d’écrire la Musique est confuse, embrouillée, & souvent équivoque; ce qui est une des causes qui rendent son étude si longue & si difficile. Frappe de ces inconvéniens, j’avois imagine, il y a une quarantaine d’armées, une maniere, de l’écrire par chiffres, moins volumineuse, plus simple &, selon moi, beaucoup plus claire. J’en lus le projet en 1742, a l’Académie des Sciences, & je le proposai l’année suivante au Public, dans une brochure que j’ai honneur de vous envoyer. Si vous prenez la peine de la parcourir, vous y verrez a quel point j’ai réduit le nombre & simplifie l’expression des signes. Comme il n’y a dans l’échelle que sept notes diatoniques, je n’ai non plus que sept caracteres pour les exprimer. Toutes les autres, qui n’en sont que les répliques, s’y présentent a leur degré, mais toujours sous le signe primitif; les intervalles majeurs, mineurs, superflus & diminues ne s’y confondent jamais de position, comme, dans la Musique ordinaire, [545] mais chacun a son caractere inhérent & propre qui, sans égard a la position ni a la clef, se présente au premier coup-d’oeil; je proscris le bécarre comme inutile, je n’ai jamais ni bémol ni dièse a la clef; enfin, les accords, l’harmonie & l’enchaînement des modulations s’y montrent dans une partition, avec une clarté qui ne laisse rien échapper a l’oeil; de sorte que la succession en est aussi claire aux regards du Lecteur, que dans l’esprit du Compositeur même.
Mais la partie la plus neuve & la plus utile de ce système, & celle cependant qu’on a le moins remarquée, est celle qui se rapporte aux valeurs des notes & à l’expression de la durée & des quantités dans le tems. C’est la grande simplicité de cette partie qui l’a empêché de faire sensation. Je n’ai point de figures particulieres pour les rondes, blanches, noires, croches, doubles-croches, &c. tout cela, ramené par la position seule a des aliquotes égales, présente à l’oeil les divisions de la mesure & des tems, sans presque avoir besoin, pour cela, de signes propres. Le zéro seul suffit pour exprimer un silence quelconque; le point, après une note ou un zéro, marque tous les prolongemens possibles d’un silence ou d’un son. Ii peut représenter toutes sortes de valeurs; ainsi, les pauses, demi-pauses, soupirs, demi-soupirs, quarts-de-soupirs, &c. sont proscrits ainsi que les diverses figures de notes. J’ai pris en tout le contre-pied de la note ordinaire; elle représente les valeurs par des figures, & les intervalles par des positions; moi, j’exprime les valeurs par la position seule, & les intervalles par des chiffres, &c.
Cette maniere de noter n’a point été adoptée, comment [546] auroit-elle pu l’être? elle etoit nouvelle & c’etoit moi qui la proposois? Mais ses défauts, que j’ai remarqué le premier, n’empêchent pas qu’elle n’ait de grands avantages sur l’autre, sur-tout pour la pratique de la composition, pour enseigner la Musique a ceux qui ne la savent pas, & pour noter Commodément, en petit volume, les airs qu’on entend & qu’on peut désirer de retenir. Je l’ai donc conservée pour, mon usage, je l’ai perfectionnée en la pratiquant, & je l’emploie sur-tout à noter la Basse sous an chant quelconque, parce que cette Basse, écrite ainsi par une ligne de chiffres, une portée, double mon espace, & fait que je suis obligé de tourner la moitié moins souvent.
2̊. En perfectionnant cette maniere de noter, j’en ai trouvé une autre avec laquelle je l’ai combinée, & dont j’ai maintenant à vous rendre compte.
Dans les exemples que vous avez donnés du chant Juifs vous les avez, avec raison, notés de droite à gauche. Cette direction des lignes est la plus ancienne, & elle restée dans l’écriture orientale. Les Grecs eux-mêmes la d’abord; suivirent d’abord; ensuite ils imaginèrent d’écrite les lignes eu en sillons, c’est-à-dire, alternativement de droite à gauche, & de gauche à droite. Enfin, la difficulté de lite & d’écrire, dans les deux sens, leur fit abandonner tout-a-fait l’ancienne direction, & ils écrivirent; comme nous faisons aujourd’hui uniquement de gauche à droite, revenant toujours à la gauche pour recommencer chaque ligne.
Cette marche a un inconvénient dans le faut que est forcé de faire de la fin de chaque ligne au commencement [547] de la suivante, & du bas de chaque page au haut de celle qui suit. Cet inconvénient, que l’habitude nous rend insensible dans la lecture, se fait mieux sentir en lisant la Musique, ou les lignes étant plus longues, l’oeil a un plus grand faut a faire, & ou la rapidité de ce saut fatigue a la longue, surtout dans les mouvemens vîtes; en sorte qu’il arrive quelquefois dans un Concerto, que le Symphoniste se trompe de portée, & que l’exécution est arrêtée.
J’ai pense qu’on pourroit remédier a cet inconvénient & rendre la Musique plus commode, & moins fatigante a lire, en renouvellant pour elle la méthode d’écrire par sillons, pratiquée par les anciens Grecs, & cela d’autant plus heureusement ce cette méthode n’a pas pour la Musique la même difficulté que pour l’ecriture; car la note est également facile a lire dans les deux sens, & l’on n’a pas plus de peine, par exemple, a lire le Plain-chant des Juifs, comme vous l’avez note, que s’il etoit note de gauche a droite comme le notre. C’est un fait d’expérience que chacun peut vérifier sur le champ, que qui chante a livre ouvert de gauche a droite, chantera de même a livre ouvert de droite a gauche, sans s’y être aucunement préparé. Ainsi point d’embarras pour la pratique.
Pour m’assurer de cette méthode par l’expérience, prévoir toutes les objections & lever toutes les difficultés, j’ai écrit de cette maniere beaucoup de Musique tant vocale qu’instrumental, tant en parties séparées qu’en partition, m’attachant toujours a cette constante regle, de disposer tellement la succession des lignes & des pages, que l’oeil n’eut jamais de saut [548] a faire, ni de droite a gauche, ni de bas en haut, mais qu’il recommençât toujours la ligne ou la page suivante, même en tournant, du lieu même ou finit la précédente, ce qui fait procéder alternativement la moitie de mes pages de bas en haut, comme la moitie de mes lignes de gauche a droite.
Je ne. parlerai point des avantages cette maniere d’écrire la Musique, il suffit d’exécuter une Sonate notée de cette façon pour les sentir. A l’égard des objections, je n’en ai pu trouver qu’une seule, & seulement pour la Musique vocale; c’est la difficulté de lire les paroles écrites a rebours, difficulté qui revient de deux en deux lignes, & j’avoue que je ne vois nul autre moyen de la vaincre, que de s’exercer quelques jours a lire & écrire de cette façon, comme sont les Imprimeurs, habitude qui se contracte très-promptement. Mais quand on ne voudroit pas vaincre ce léger obstacle pour les parties de chant, les avantages resteroient toujours tous entiers sans aucun inconvénient pour les parties instrumentales & pour toute espece de symphonies; & certainement dans l’exécution d’une Sonate ou d’un Concerto, ces avantages sauveront toujours beaucoup de fatigue aux concertans & sur-tout a l’instrument principal.
3̊. Les deux façons de notes dont je viens de vous parler, ayant chacune les avantages, j’ai imagine de les réunir dans une note combinée des deux, afin sur-tout d’épargner de la place & d’avoir a tourner moins souvent. Pour cela je note tri Musique ordinaire, mais a la Grecque, c’est-a-dire, en sillons les parties chantantes & obligées, & quant a la Basse [549] qui procède ordinairement par notes plus simples & moins suggérées, je la note de même en sillons, mais par chiffres dans les entrelignes qui séparent les portées. De cette maniere chaque accolade a une portée de moins, qui est celle de la Basse, & comme cette Basse est écrite a la place ou l’on met ordinairement les paroles, j’écris ces paroles au-dessus du chant, au lieu de les mettre au-dessous, ce qui est indifférent en soi, & empêche que les chiffres de la Basse ne se confondent avec l’ecriture. Quand il n’y a que deux parties, cette maniere de noter épargne la moitie de la place.
4̊. Si j’avois été a portée de conférer avec vous avant la publication de votre premier volume, ou vous donnez l’histoire de la Musique ancienne, je vous aurois propose, Monsieur, d’y discuter quelques points concernant la Musique des Grecs, desquels l’éclaircissement me paroit devoir jetter de grandes lumieres sur la nature de cette Musique, tant jugée & si peu connue; points qui néanmoins n’ont jamais excite de question chez nos érudits, parce qu’ils ne se sont pas même avises d’y penser.
Je ne renouvelle point, parmi ces questions, celle qui regarde notre harmonie, demandant si elle a été connue & pratiques des Grecs, parce que cette question me paroit n’en pouvoir faire une pour quiconque a quelque notion de l’Art: & de ce qui nous reste, sur cette matiere, dans les Auteurs Grecs, il faut laisser chamailler là-dessus les érudits, & se contenter de rire. Vous avez mis, sous l’air antique d’une Ode de Pindare, une fort bonne Basse. Mais je suis très-sur qu’il n’y avoit pas une oreille Grecque que cette Basse n’eut écorchée au point de ne la pouvoir endurer.
[550] Mais j’oserois demander, 1̊. si la Poésie Grecque etoit susceptible d’être chantée de plusieurs manieres, s’il etoit possible de faire plusieurs airs differens sur les mêmes paroles, & s’il y a quelque exemple que cela ait été pratique? 2̊. Quelle etoit la distinction caractéristique de la Poésie lyrique ou accompagnée, d’avec la Poésie purement oratoire? Cette distinction ne consistoit-elle que dans le metre & dans le style, ou consistoit-elle aussi dans le ton de la récitation? N’y avoit-il rien de chanté dans la Poésie qui n’étoit pas lyrique, & y avoit-il quelques cas ou l’on pratiquât, comme parmi nous, le rhythme cadence sans aucune mélodie? Qu’est-ce que c’etoit proprement que la Musique instrumentale des Grecs? avoient-ils des symphonies proprement dites, composées sans aucunes paroles? Ils jouoient des airs qu’on ne chantoit pas, je sais cela; mais n’y avoit-il pas originairement des paroles sur tous ces airs, & y en avoit-il quelqu’un qui n’eut point été chante ni fait pour l’être? Vous sentez que cette question seroit bien-ridicule, si celui qui la fait, croyoit qu’ils eussent des accompagnemens semblables aux nôtres, qui eussent fait des parties différentes de la vocale; car, en pareil cas, ces accompagnemens auroient fait de la Musique purement instrumentale. Il est vrai que leur note etoit différente pour les instrumens & pour les voix, mais cela n’empêchoit pas, selon moi, que l’air note des deux façons ne fut le même.
J’ignore si ces questions sont superficielles; mais je sais qu’elles ne sont pas oiseuses. Elles tiennent toutes par quelque cote a d’autres questions intéressantes. Comme de savoir s’il n’y a qu’une Musique, comme le prononcent magistralement [551] nos docteurs, ou si peut-être, comme moi & quelques autres esprits vulgaires, avons ose le penser, il y a essentiellement & nécessairement une Musique propre a chaque langue, excepte pour les langues qui, n’ayant point d’accent & ne pouvant avoir de Musique a elles, se servent comme elles peuvent de celle d’autrui, prétendant, a cause de cela, que ces Musiques étrangères qu’elles usurpent au préjudice de nos oreilles, ne sont a personne ou sont a tous: comme encore a l’éclaircissement de ce grand principe de l’unité de Mélodie, suivi trop exactement par Pergolese & par Leo, pour n’avoir pas été connu d’eux; suivi très-souvent encore, mais pas instinct & sans le connoître, par les Compositeurs Italiens mode mes; suivi très-rarement par hazard, par quelques Compositeurs Allemands, mais ni connu par aucun Compositeur François, ni suivi jamais dans aucune autre Musique Françoise que le seul Devin du Village, & propose par l’Auteur de la Lettre sur la Musique Françoise, & du Dictionnaire de Musique, sans avoir été, ni compris, ni suivi, ni peut-être lu par personne; principe dont la Musique moderne s’écarte journellement de plus en plus, jusqu’à ce qu’enfin elle vienne a dégénérer en un tel charivari, que les oreilles ne pouvant plus la souffrir, les Auteurs soient ramènes de force a ce principe si dédaigne, & a la marche de la nature.
Ceci, Monsieur, me meneroit a des discussions techniques qui vous ennuyeroient peut-être par leur inutilité, & infailliblement par leur longueur. Cependant, comme il pourroit se trouver par hazard, dans mes vieilles reveries Musicales, quelques bonnes idées, je m’étois propose d’en jetter quelques-unes [552] dans les remarques que M. Gluck m’avoit prie de faire sur son Opéra Italien d’Alceste, & j’avois commence cette besogne quand il me retira son Opéra, sans me demander mes remarques qui n’etoient que commencées, & dont l’indéchiffrable brouillon n’etoit pas en etat de lui être remis. J’ai imagine de transcrite ici ce fragment dans cette occasion, & de vous l’envoyer, afin que si vous avez la fantaisie d’y jetter les yeux, mes informes idées sur la Musique: lyrique, puissent vous en suggérer de meilleures, dont le Public profitera dans votre histoire de la Musique moderne.
Je ne puis ni compléter cet extrait, ni donner a ses membres épars la liaison nécessaire, parce que je n’ai plus l’Opéra sur lequel il a été fait. Ainsi, je me borne a transcrire ici ce qui est fait. Comme l’Opéra d’Alceste a été imprime a Vienne, je suppose qu’il peut aisément passer sous vos yeux, & au pis aller, il peut se trouver par-ci, par-la, dans ce fragment, quelque idée générale qu’on peut entendre sans exemple & sans application. Ce qui me donne quelque confiance dans les jugemens que je portois ci-devant dans cet extrait, c’est qu’ils ont été presque tous confirmes depuis lors par le Public, dans l’Alceste François que M. Gluck nous a donne cette année a l’Opéra, & ou il a, avec raison, employé tant qu’il a pu la même Musique de son Alceste Italien.
FIN.