JEAN JACQUES ROUSSEAU
LES CONFESSIONS
DE J. J. ROUSSEAU
[LIVRES I-IV, 1763?-1765/ 1782; LIVRES V-VI, 1766-1768/1782; LIVRES VII-XII, 1769, octobre -1770, fin / 1789 ==Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. X, XVI, XVII; LIVRE VII. t. XVI, pp. 5-108.]
LES CONFESSIONS
DE J.J. ROUSSEAU
Intus et in cute.
LIVRE SEPTIÈME
Après deux ans de silence & de patience, malgré mes résolutions, je reprends la plume. Lecteur, suspendez votre jugement sur les raisons qui m’y forcent. Vous n’en pouvez juger qu’après m’avoir lu.
On a vu s’écouler ma paisible jeunesse dans une vie égale, assez douce, sans de grandes traverses ni de grandes prospérités. Cette médiocrité fut en grande partie l’ouvrage de mon naturel ardent [6] mais foible, moins prompt encore à entreprendre que facile à décourager, sortant du repos par secousses, mais y rentrant par lassitude & par goût & qui, me ramenant toujours, loin des grandes vertus & plus loin des grands vices, à la vie oiseuse & tranquille pour laquelle je me sentois né, ne m’a jamais permis d’aller à rien de grand, soit en bien, soit en mal. Quel tableau différent j’aurai bientôt à développer! Le sort qui durant trente ans favorisa mes penchants, les contraria pendant trente autres; & de cette opposition continuelle entre ma situation & mes inclinations, on verra naître des fautes énormes, des malheurs inouis & toutes les vertus, excepté la force, qui peuvent honorer l’adversité.
Ma premiere partie a été toute écrite de mémoire, j’y ai dû faire beaucoup d’erreurs. Forcé d’écrire la seconde de mémoire aussi, j’y en ferai probablement beaucoup davantage. Les doux souvenirs de mes beaux ans, passés avec autant de tranquillité que d’innocence, m’ont laissé mille impressions charmantes que j’aime sans cesse à me rappeler. On verra bientôt combien sont différens ceux du reste de ma vie. Les rappeler, c’est en renouveler l’amertume. Loin d’aigrir celle de ma situation par ces tristes retours, je les écarte autant qu’il m’est possible; & souvent j’y réussis au point de ne les pouvoir plus retrouver au besoin. Cette facilité d’oublier les maux est une consolation que le Ciel m’a ménagée dans ceux que le sort devoit un jour accumuler sur moi. Ma mémoire, qui me retrace uniquement les objets agréables, est l’heureux contrepoids de mon imagination effarouchée, qui ne me foit prévoir que de cruels avenirs.
[7] Tous les papiers que j’avois rassemblés pour suppléer à ma mémoire & me guider dans cette entreprise, passés en d’autres mains, ne rentreront plus dans les miennes.
Je n’ai qu’un guide fidèle sur lequel je puisse compter; c’est la chaîne des sentimens qui ont marqué la succession de mon être & par eux celle des événemens qui en ont été la cause ou l’effet. J’oublie aisément mes malheurs, mais je ne puis oublier mes fautes & j’oublie encore moins mes bons sentimens. Leur souvenir m’est trop cher pour s’effacer jamais de mon coeur. Je puis faire des omissions dans les faits, des transpositions, des erreurs de dates; mais je ne puis me tromper sur ce que j’ai senti, ni sur ce que mes sentimens m’ont foit faire: & voilà de quoi principalement il s’agit. L’objet propre de mes Confessions est de faire connoître exactement mon intérieur dans toutes les situations de ma vie. C’est l’histoire de mon ame que j’ai promise: & pour l’écrire fidèlement je n’ai pas besoin d’autres mémoires; il me suffit, comme j’ai foit jusqu’ici, de rentrer au dedans de moi.
Il y a cependant & très heureusement, un intervalle de six à sept ans dont j’ai des renseignemens sûrs dans un recueil transcrit de lettres dont les originaux sont dans les mains de M. du Peyrou. Ce recueil, qui finit en 1760, comprend tout le tems de mon séjour à l’Hermitage & de ma grande brouillerie avec mes soi-disant amis: époque mémorable dans ma vie & qui fut la source de tous mes autres malheurs. A l’égard des lettres originales plus récentes qui peuvent me rester & qui sont en très petit nombre, au lieu [8] de les transcrire à la suite du recueil, trop volumineux pour que je puisse espérer de les soustraire à la vigilance de mes Argus, je les transcrirai dans cet écrit même, lorsqu’elles me paraîtront fournir quelque éclaircissement, soit à mon avantage, soit à ma charge: car je n’ai pas peur que le lecteur oublie jamais que je fois mes confessions pour croire que je fois mon apologie; mais il ne doit pas s’attendre non plus que je taise la vérité lorsqu’elle parle en ma faveur.
Au reste cette seconde partie n’a que cette même vérité de commune avec la première, ni d’avantage sur elle que par l’importance des choses. A cela près, elle ne peut que lui être inférieure en tout. J’écrivois la premiere avec plaisir, avec complaisance, à mon aise, à Wootton ou dans le château de Trye; tous les souvenirs que j’avois à me rappeller étoient autant de nouvelles jouissances. J’y revenois sans cesse avec un nouveau plaisir & je pouvois tourner mes descriptions sans gêne jusqu’à ce que j’en fusse content.
Aujourd’hui ma mémoire & ma tête affaiblies me rendent presque incapable de tout travail; je ne m’occupe de celui-ci que par force & le coeur serré de détresse. Il ne m’offre que malheurs, trahisons, perfidies, que souvenirs attristans & déchirants. Je voudrois pour tout au monde pouvoir ensevelir dans la nuit des tems ce que j’ai à dire; & forcé de parler malgré moi, je suis réduit encore à me cacher, à ruser, à tâcher de donner le change, à m’avilir aux choses pour lesquelles j’étois le moins né. Les planchers sous lesquels je suis ont des yeux, les murs qui m’entourent ont des oreilles: environné d’espions & de surveillans malveillans & vigilants, [9] inquiet & distroit, je jette à la hâte sur le papier quelques mots interrompus qu’à peine j’ai le tems de relire, encore moins de corriger. Je sais que, malgré les barrières immenses qu’on entasse sans cesse autour de moi, l’on craint toujours que la vérité ne s’échappe par quelque fissure. Comment m’y prendre pour la faire percer? Je le tente avec peu d’espoir de succès. Qu’on juge si c’est là de quoi faire des tableaux agréables & leur donner un coloris bien attrayant! J’avertis donc ceux qui voudront commencer cette lecture, que rien, en la poursuivant, ne peut les garantir de l’ennui, si ce n’est le désir d’achever de connoître un homme & l’amour sincère de la justice & de la vérité.
Je me suis laissé, dans ma premiere partie, partant à regret pour Paris, déposant mon coeur aux Charmettes, y fondant mon dernier château en Espagne, projetant d’y rapporter un jour aux pieds de maman, rendue à elle-même, les trésors que j’aurois acquis & comptant sur mon système de musique comme sur une fortune assurée.
Je m’arrêtai quelque tems à Lyon pour y voir mes connaissances, pour m’y procurer quelques recommandations pour Paris & pour vendre mes livres de géométrie, que j’avois apportés avec moi. Tout le monde m’y fit accueil. M. & Mde. de Mably marquèrent du plaisir à me revoir & me donnèrent à dîner plusieurs fois. Je fis chez eux connoissance avec l’abbé de Mably, comme je l’avois déjà faite avec l’abbé de Condillac, qui tous deux étoient venus voir leur frère. L’abbé de Mably me donna des lettres pour Paris, entre autres une pour M. de Fontenelle & une [10] pour le Comte de Caylus. L’un & l’autre me furent des connaissances très agréables, sur-tout le premier, qui, jusqu’à sa mort, n’a point cessé de me marquer de l’amitié & de me donner dans nos tête-à-tête des conseils dont j’aurois dû mieux profiter.
Je revis M. Bordes, avec lequel j’avois depuis long-temps foit connoissance & qui m’avoit souvent obligé de grand coeur & avec le plus vrai plaisir. En cette occasion je le retrouvai toujours le même. Ce fut lui qui me fit vendre mes livres & il me donna par lui-même ou me procura de bonnes recommandations pour Paris. Je revis M. l’intendant, dont je devois la connoissance à M. Bordes & à qui je dus celle de M. le duc de Richelieu, qui passa à Lyon dans ce temps-là. M. Pallu me présenta à lui. M. de Richelieu me reçut bien & me dit de l’aller voir à Paris; ce que je fis plusieurs fois, sans pourtant que cette haute connoissance, dont j’aurai souvent à parler dans la suite, m’ait été jamais utile à rien.
Je revis le musicien David qui m’avoit rendu service dans ma détresse à un de mes précédens voyages. Il m’avoit prêté ou donné un bonn & des bas que je ne lui ai jamais rendus & qu’il ne m’a jamais redemandés, quoique nous nous soyons revus souvent depuis ce temps-là. Je lui ai pourtant foit dans la suite un présent à peu près équivalent. Je dirois mieux que cela, s’il s’agissoit ici de ce que j’ai dû; mais il s’agit de ce que j’ai foit & malheureusement ce n’est pas la même chose.
Je revis le noble & généreux Perrichon & ce ne fut pas [11] sans me ressentir de sa magnificence ordinaire; car il me fit le même cadeau qu’il avoit foit auparavant au gentil Bernard, en me défrayant de ma place à la diligence. Je revis le chirurgien Parisot, le meilleur & le mieux faisant des hommes; je revis sa chère Godefroi, qu’il entretenoit depuis dix ans & dont la douceur de caractère & la bonté de coeur faisoient à peu près tout le mérite, mais qu’on ne pouvoit aborder sans intérêt ni quitter sans attendrissement; car elle étoit au dernier terme d’une étisie dont elle mourut peu après. Rien ne montre mieux les vrais penchans d’un homme que l’espèce de ses attachements.* [*A moins qu’il ne se soit d’abord trompé dans son choix, ou que celle à laquelle il s’étoit attaché n’ait ensuite changé de caractère par un concours de causes extraordinaires; ce qui n’est pas impossible absolument. Si l’on vouloit admettre sans modification cette conséquence, il faudroit donc juger de Socrate par sa femme Xantippe & de Dion par son ami Calippus, ce qui seroit le plus inique & le plus faux jugement qu’on ait jamais porté. Au reste, qu’on écarte ici toute application injurieuse à ma femme. Elle est, il est vrai, foible & plus facile à tromper que je ne l’avois cru; mais pour son caractère, pur, excellent, sans malice, il est digne de toute mon estime.] Quand on avoit vu la douce Godefroi, on connoissoit le bon Parisot.
J’avois obligation à tous ces honnêtes gens. Dans la suite je les négligeai tous. Non certainement par ingratitude, mais par cette invincible paresse qui m’en a souvent donné l’air. Jamais le sentiment de leurs services n’est sorti de mon coeur: mais il m’en eût moins coûté de leur prouver ma reconnoissance que de la leur témoigner assidûment. L’exactitude à écrire a toujours été au-dessus de mes forces: sitôt que je commence à me relâcher, la honte & l’embarras de réparer [12] ma faute me la font aggraver & je n’écris plus du tout. J’ai donc gardé le silence & j’ai paru les oublier. Parisot & Perrichon n’y ont pas même foit attention & je les ai trouvés toujours les mêmes: mais on verra vingt ans après, dans M. Bordes, jusqu’où l’amour-propre d’un bel esprit peut porter la vengeance lorsqu’il se croit négligé.
Avant de quitter Lyon, je ne dois pas oublier une aimable personne que j’y revis avec plus de plaisir que jamais & qui laissa dans mon coeur des souvenirs bien tendres; c’est Mlle. Serre, dont j’ai parlé dans ma premiere partie & avec laquelle j’avois renouvel connoissance tandis que j’étois chez M. de Mably.
A ce voyage, ayant plus de loisir, je la vis davantage; mon coeur se prit & très vivement. J’eus quelque lieu de penser que le sien ne m’étoit pas contraire; mais elle m’accorda une confiance qui m’ôta la tentation d’en abuser. Elle n’avoit rien, ni moi non plus; nos situations étoient trop semblables pour que nous pussions nous unir; & dans les vues qui m’occupoient, j’étois bien éloigné de songer au mariage. Elle m’apprit qu’un jeune négociant, appelé M. Genève, paroissoit vouloir s’attacher à elle. Je le vis chez elle une fois ou deux; il me parut honnête homme, il passoit pour l’être. Persuadé qu’elle seroit heureuse avec lui, je désirai qu’il l’épousât, comme il a foit dans la suite; & pour ne pas troubler leurs innocentes amours, je me hâtai de partir, faisant pour le bonheur de cette charmante personne des voeux qui n’ont été exaucés ici-bas que pour un temps, hélas! bien court; car j’appris dans la suite qu’elle étoit morte [13] au bout de deux ou trois ans de mariage. Occupé de mes tendres regrets durant toute ma route, je sentis & j’ai souvent senti depuis lors, en y repensant, que si les sacrifices qu’on foit au devoir & à la vertu coûtent à faire, on en est bien payé par les doux souvenirs qu’ils laissent au fond du coeur.
Autant à mon précédent voyage j’avois vu Paris par son côté défavorable, autant à celui-ci je le vis par son côté brillant; non pas toutefois quant à mon logement; car, sur une adresse que m’avoit donnée M. Bordes, j’allai loger à l’hôtel St. Quentin, rue des Cordiers proche la Sorbonne, vilaine rue, vilain hôtel, vilaine chambre, mais où cependant avoient logé des hommes de mérite, tels que Gresset, Bordes, les abbés de Mably, de Condillac & plusieurs autres dont malheureusement je n’y trouvai plus aucun; mais j’y trouvai un M. de Bonnefond, hobereau boiteux, plaideur, faisant le puriste, auquel je dus la connoissance de M. Roguin, maintenant le doyen de mes amis & par lui celle du philosophe Diderot, dont j’aurai beaucoup à parler dans la suite.
J’arrivai à Paris dans l’automne de 1741, avec quinze louis d’argent comptant, ma comédie de Narcisse & mon projet de musique pour toute ressource & ayant par conséquent peu de tems à perdre pour tâcher d’en tirer parti. Je me pressai de faire valoir mes recommandations.
Un jeune homme qui arrive à Paris avec une figure passable & qui s’annonce par des talents, est toujours sûr d’être accueilli. Je le fus; cela me procura des agrémens sans me [14] mener à grand’chose. De toutes les personnes à qui je fus recommandé, trois seules me furent utiles. M. Damesin, gentilhomme Savoyard, alors écuyer & je crois, favori de Mde. la princesse de Carignan; M. de B[oze], secrétaire de l’académie des inscriptions & garde des médailles du Cabinet du Roi; & le P. Castel, Jésuite, auteur du clavecin oculaire.
Toutes ces recommandations, excepté celle de M. Damesin, me venoient de l’abbé de Mably.
M. Damesin pourvut au plus pressé par deux connaissances qu’il me procura: l’une, de M. de Gasc, président à mortier au parlement de Bordeaux & qui jouoit très bien du violon; l’autre, de M. l’abbé de Léon, qui logeoit alors en Sorbonne, jeune seigneur très aimable, qui mourut à la fleur de son âge, après avoir brillé quelques instans dans le monde sous le nom de chevalier de Rohan. L’un & l’autre eurent la fantaisie d’apprendre la composition. Je leur en donnai quelques mais de leçons, qui soutinrent un peu ma bourse tarissante. L’abbé de Léon me prit en amitié & vouloit m’avoir pour son secrétaire; mais il n’étoit pas riche & ne put m’offrir en tout que huit cens francs, que je refusai bien à regret & mais qui ne pouvoient suffire pour mon logement, ma nourriture & mon entretien.
M. de B[oze] me reçut fort bien. Il aimoit le savoir, il en avoit; mais il étoit un peu pédant. Mde. de B[oze] auroit été sa fille; elle étoit brillante & petite-maîtresse. J’y dînois quelquefois. On ne sauroit avoir l’air plus gauche & plus sot que je l’avois vis-à-vis d’elle. Son maintien dégagé [15] m’intimidoit & rendoit le mien plus plaisant. Quand elle me présentoit une assiette, j’avançois ma fourchette pour piquer modestement un petit morceau de ce qu’elle m’offroit; de sorte qu’elle rendoit à son laquais l’assiette qu’elle m’avoit destinée, en se tournant pour que je ne la visse pas rire. Elle ne se doutoit guère que, dans la tête de ce campagnard, il ne laissoit pas d’y avoir quelque esprit. M. de B[oze] me présenta à M. de Réaumur, son ami, qui venoit dîner chez lui tous les vendredis, jours d’académie des sciences. Il lui parla de mon projet & du désir que j’avois de le soumettre à l’examen de l’académie. M. de Réaumur se chargea de la proposition, qui fut agréée. Le jour donné, je fus introduit & présenté par M. de Réaumur; & le même jour, 22 août 1742, j’eus l’honneur de lire à l’académie le mémoire que j’avois préparé pour cela. Quoique cette illustre assemblée fût assurément très imposante, j’y fus bien moins intimidé que devant Mde. de B[oze] & je me tirai passablement de mes lectures & de mes réponses. Le mémoire réussit & m’attira des compliments, qui me surprirent autant qu’ils me flattèrent, imaginant à peine que devant une Académie quiconque n’en étoit pas pût avoir le sens commun. Les commissaires qu’on me donna furent Mrs. de Mairan, Hellot & de Fouchy. Tous trois gens de mérite assurément, mais dont pas un ne savoit la musique, assez du moins pour être en état de juger de mon projet.
Durant mes conférences avec ces Messieurs, je me convainquis, avec autant de certitude que de surprise, que si quelquefois les savans ont moins de préjugés que les autres hommes, [16] ils tiennent, en revanche, encore plus fortement à ceux qu’ils ont. Quelque faibles, quelque fausses que fussent la plupart de leurs objections & quoique j’y répondisse timidement, je l’avoue & en mauvais termes, mais par des raisons péremptoires, je ne vins pas une seule fois à bout de me faire entendre & de les contenter. J’étois toujours ébahi de la facilité avec laquelle, à l’aide de quelques phrases sonores, ils me réfutoient sans m’avoir compris. Ils déterrèrent, je ne sais où, qu’un moine, appelé le P. Souhaitti, avoit jadis imaginé la gamme par chiffres. C’en fut assez pour prétendre que mon système n’étoit pas neuf. & passe pour cela; car bien que je n’eusse jamais oui parler du P. Souhaitti & bien que sa manière d’écrire les sept notes du plain-chant sans même songer aux octaves ne méritât en aucune sorte d’entrer en parallèle avec ma simple & commode invention pour noter aisément par chiffres toute musique imaginable, clefs, silences, octaves, mesures, tems & valeurs des notes, choses auxquelles Souhaitti n’avoit pas même songé, il étoit néanmoins très vrai de dire que, quant à l’élémentaire expression des sept notes, il en étoit le premier inventeur. Mais outre qu’ils donnèrent à cette invention primitive plus d’importance qu’elle n’en avoit, ils ne s’en tinrent pas là: & sitôt qu’ils voulurent parler du fond du système ils ne firent plus que déraisonner. Le plus grand avantage du mien étoit d’abroger les transpositions & les clefs, en sorte que le même morceau se trouvoit noté & transposé à volonté, dans quelque ton qu’on voulût, au moyen du changement supposé d’une seule lettre initiale à la tête de l’air. Ces Messieurs avoient oui dire aux croque-sol de Paris que la méthode d’exécuter par [17] transposition ne valoit rien. Ils partirent de-là pour tourner en invincible objection, contre mon système, son avantage le plus marqué; & ils décidèrent que ma note étoit bonne pour la vocale & mauvaise pour l’instrumentale. Sur leur rapport, l’Académie m’accorda un certificat plein de très beaux compliments, à travers lesquels on démêloit, pour le fond, qu’elle ne jugeoit mon système ni neuf ni utile. Je ne crus pas devoir orner d’une pareille pièce l’ouvrage intitulé: Dissertation sur la musique moderne, par lequel j’en appelois au public.
J’eus lieu de remarquer en cette occasion combien, même avec un esprit borné, la connoissance unique, mais profonde, de la chose est préférable, pour en bien juger, à toutes les lumières que donne la culture des sciences, lorsqu’on n’y a pas joint l’étude particulière de celle dont il s’agit. La seule objection solide qu’il y eût à faire à mon système y fut faite par Rameau. A peine le lui eus-je expliqué, qu’il en vit le côté foible. Vos signes, me dit-il, sont très bons en ce qu’ils déterminent simplement & clairement les valeurs, en ce qu’ils représentent nettement les intervalles & montrent toujours le simple dans le redoublé, toutes choses que ne foit pas la note ordinaire; mais ils sont mauvais en ce qu’ils exigent une opération de l’esprit qui ne peut toujours suivre la rapidité de l’exécution. La position de nos notes, continua-t-il, se peint à l’oeil sans le concours de cette opération. Si deux notes, l’une très haute, l’autre très basse, sont jointes par une tirade de notes intermédiaires, [18] je vais du premier coup d’oeil le progrès de l’une à l’autre par degrés conjoints; mais, pour m’assurer chez vous de cette tirade, il faut nécessairement que j’épelle tous vos chiffres l’un après l’autre; le coup d’oeil ne peut suppléer à rien. L’objection me parut sans réplique & j’en convins à l’instant: quoiqu’elle soit simple & frappante, il n’y a qu’une grande pratique de l’art qui puisse la suggérer & il n’est pas étonnant qu’elle ne soit venue à aucun académicien; mais il l’est que tous ces grands savants, qui savent tant de choses, sachent si peu, que chacun ne devroit juger que de son métier.
Mes fréquentes visites à mes commissaires & à d’autres académiciens me mirent à portée de faire connoissance avec tout ce qu’il y avoit à Paris de plus distingué dans la littérature & par là cette connoissance se trouva toute faite lorsque je me vis dans la suite inscrit tout d’un coup parmi eux. Quant à présent, concentré dans mon système de musique, je m’obstinai à vouloir par là faire une révolution dans cet art & parvenir de la sorte à une célébrité qui, dans les beaux-arts, se joint toujours à Paris avec la fortune. Je m’enfermai dans ma chambre & travaillai deux ou trois mais avec une ardeur inexprimable à refondre, dans un ouvrage destiné pour le public, le Mémoire que j’avois lu à l’Académie. La difficulté fut de trouver un libraire qui voulût se charger de mon manuscrit, vu qu’il y avoit quelque dépense à faire pour les nouveaux caractères, que les libraires ne jettent pas leurs écus à la tête des débutans & qu’il me sembloit cependant bien juste que mon ouvrage me rendît le pain que j’avois mangé en l’écrivant.
[19] Bonnefond me procura Quillau le père, qui fit avec moi un traité à moitié profit, sans compter le privilège que je payai seul. Tant fut opéré par le dit Quillau, que j’en fus pour mon privilège & n’ai jamais tiré un liard de cette édition, qui vraisemblablement eut un débit médiocre, quoique l’abbé Des Fontaines m’eût promis de la faire aller & que les autres journalistes en eussent dit assez de bien.
Le plus grand obstacle à l’essai de mon système étoit la crainte que, s’il n’étoit pas admis, on ne perdît le tems qu’on mettroit à l’apprendre. Je disois à cela que la pratique de ma note rendoit les idées si claires, que pour apprendre la musique par les caractères ordinaires on gagneroit encore du tems à commencer par les miens. Pour en donner la preuve par l’expérience, j’enseignai gratuitement la musique à une jeune Américaine, appelée Mlle. Des Roulins, dont M. Roguin m’avoit procuré la connoissance. En trois mais elle fut en état de déchiffrer sur ma note quelque musique que ce fût & même de chanter à livre ouvert mieux que moi-même toute celle qui n’étoit pas chargée de difficultés. Ce succès fut frappant, mais ignoré. Un autre en auroit rempli les journaux; mais avec quelque talent pour trouver des choses utiles je n’en eus jamais pour les faire valoir.
Voilà comment ma fontaine de Héron fut encore cassée: mais cette seconde fois j’avois trente ans & je me trouvois sur le pavé de Paris, où l’on ne vit pas pour rien. Le parti que je pris dans cette extrémité n’étonnera que ceux qui n’auront pas bien lu la premiere partie de ces Mémoires. Je venois de me donner des mouvemens aussi grands qu’inutiles; [20] j’avois besoin de reprendre haleine. Au lieu de me livrer au désespoir, je me livrai tranquillement à ma paresse & aux soins de la Providence; & pour lui donner le tems de faire son oeuvre, je me mis à manger, sans me presser, quelques louis qui me restoient encore, réglant la dépense de mes nonchalans plaisirs sans la retrancher, n’allant plus au caf que de deux jours l’un & au spectacle que deux fois la semaine. A l’égard de la dépense des filles, je n’eus aucune réforme à y faire, n’ayant de ma vie mis un sol à cet usage, si ce n’est une seule fois dont j’aurai bientôt à parler.
La sécurité, la volupté, la confiance avec laquelle je me livrois à cette vie indolente & solitaire, que je n’avois pas de quoi faire durer trois mois, est une des singularités de ma vie & une des bizarreries de mon humeur. L’extrême besoin que j’avois qu’on pensât à moi étoit précisément ce qui m’ôtoit le courage de me montrer; & la nécessité de faire des visites me les rendit insupportables, au point que je cessai même de voir les académiciens & autres gens de lettres avec lesquels j’étois déjà faufilé. Marivaux, l’abbé de Mably, Fontenelle furent presque les seuls chez qui je continuai d’aller quelquefois. Je montrai même au premier ma comédie de Narcisse. Elle lui plut & il eut la complaisance de la retoucher. Diderot, plus jeune qu’eux, étoit à peu près de mon âge. Il aimoit la musique, il en savoit la théorie; nous en parlions ensemble: il me parloit aussi de ses projets d’ouvrages. Cela forma bientôt entre nous des liaisons plus intimes, qui ont duré quinze ans & qui probablement dureroient encore, si malheureusement & bien par sa faute, je n’eusse été jeté dans son même métier.
[21] On n’imagineroit pas à quoi j’employois ce court & précieux intervalle qui me restoit encore avant d’être forcé de mendier mon pain: à étudier par coeur des passages de poètes, que j’avois appris cent fois & autant de fois oubliés.
Tous les matins, vers les dix heures, j’allois me promener au Luxembourg, un Virgile ou un Rousseau dans ma poche; & là, jusqu’à l’heure du dîner, je remémorois tantôt une ode sacrée & tantôt une bucolique, sans me rebuter de ce qu’en repassant celle du jour, je ne manquois pas d’oublier celle de la veille. Je me rappelois qu’après la défaite de Nicias à Syracuse les Athéniens captifs gagnoient leur vie à réciter les poèmes d’Homère. Le parti que je tirai de ce trait d’érudition, pour me prémunir contre la misère, fut d’exercer mon heureuse mémoire à retenir tous les poètes par coeur.
J’avois un autre expédient non moins solide dans les échecs, auxquels je consacrois régulièrement, chez Maugis, les après-midi des jours que je n’allois pas au spectacle. Je fis là connoissance avec M. de Légal, avec un M. Husson, avec Philidor, avec tous les grands joueurs d’échecs de ce temps-là & n’en devins pas plus habile. Je ne doutai pas cependant que je ne devinsse à la fin plus fort qu’eux tous; & c’en étoit assez, selon moi, pour me servir de ressource. De quelque folie que je m’engouasse, j’y portois toujours la même manière de raisonner. Je me disais: quiconque prime en quelque chose est toujours sûr d’être recherché. Primons donc, n’importe en quoi; je serai recherché, les occasions se présenteront & mon mérite fera le reste. Cet enfantillage n’étoit pas le sophisme de ma raison, c’étoit celui de mon indolence. Effrayé des grands [22] & rapides efforts qu’il auroit fallu faire pour m’évertuer, je tâchois de flatter ma paresse & je m’en voilois la honte par des argumens dignes d’elle.
J’attendois ainsi tranquillement la fin de mon argent; & je crois que je serois arrivé au dernier sou sans m’en émouvoir davantage, si le P. Castel, que j’allois voir quelquefois en allant au café, ne m’eût arraché de ma léthargie. Le P. Castel étoit fou, mais bon homme au demeurant: il étoit fâché de me voir consumer ainsi sans rien faire. Puisque les musiciens, me dit-il, puisque les savans ne chantent pas à votre unisson, changez de corde & voyez les femmes, vous réussirez peut-être mieux de ce côté-là. J’ai parlé de vous à Mde. de B[euzenva]l; allez la voir de ma part.
C’est une bonne femme, qui verra avec plaisir un pays de son fils & de son mari. Vous verrez chez elle Mde. de B[roglie] sa fille, qui est une femme d’esprit. Mde. D[upi]n en est une autre à qui j’ai aussi parlé de vous: portez-lui votre ouvrage; elle a envie de vous voir & vous recevra bien. On ne foit rien dans Paris que par les femmes: ce sont comme des courbes dont les sages sont les asymptotes; ils s’en approchent sans cesse, mais ils n’y touchent jamais.
Après avoir remis d’un jour à l’autre ces terribles corvées, je pris enfin courage & j’allai voir Mde. de B[euzenva]l. Elle me reçut avec bonté. Mde. de B[roglie] étant entrée dans sa chambre, elle lui dit: Ma fille, voilà M. Rousseau, dont le P. Castel nous a parlé. Mde. de B[roglie] me fit compliment sur mon ouvrage & me menant à son clavecin, me fit voir qu’elle s’en étoit occupée.
Voyant à sa pendule qu’il étoit [23] près d’une heure, je voulus m’en aller. Mde. de B[euzenva]l me dit: Vous êtes bien loin de votre quartier, restez; vous dînerez ici. Je ne me fis pas prier. Un quart d’heure après je compris par quelques mots que le dîner auquel elle m’invitoit étoit celui de son office. Mde. de B[euzenva]l étoit une très bonne femme, mais bornée & trop pleine de son illustre noblesse polonaise; elle avoit peu d’idées des égards qu’on doit aux talents. Elle me jugeoit même en cette occasion sur mon maintien plus que sur mon équipage, qui, quoique très simple, étoit fort propre & n’annonçoit point du tout un homme foit pour dîner à l’office. J’en avois oublié le chemin depuis trop long-tems pour vouloir le rapprendre. Sans laisser voir tout mon dépit, je dis à Mde. de B[euzenva]l qu’une petite affaire qui me revenoit en mémoire me rappeloit dans mon quartier & je voulus partir. Mde. de B[rogli]e s’approcha de sa mère & lui dit à l’oreille quelques mots qui firent effet. Mde. de B[euzenva]l se leva pour me retenir & me dit: Je compte que c’est avec nous que vous nous ferez l’honneur de dîner. Je crus que faire le fier seroit faire le sot & je restai. D’ailleurs la bonté de Mde. de B[rogli]e m’avoit touché & me la rendoit intéressante. Je fus fort aise de dîner avec elle & j’espérai qu’en me connaissant davantage elle n’auroit pas regret à m’avoir procuré cet honneur. M. le président de L[amoigno]n, grand ami de la maison, y dîna aussi. Il avoit, ainsi que Mde. de B[rogli]e, ce petit jargon de Paris, tout en petits mots, tout en petites allusions fines. Il n’y avoit pas là de quoi briller pour le pauvre Jean-Jacques. J’eus le bon sens de ne vouloir pas faire le gentil malgré Minerve & je me tus. Heureux si j’eusse été toujours aussi sage. Je ne serois [24] pas dans l’abîme où je suis aujourd’hui. J’étois désolé de ma lourdise & de ne pouvoir justifier aux yeux de Mde. de B[rogli]e ce qu’elle avoit foit en ma faveur.
Après le dîner, je m’avisai de ma ressource ordinaire. J’avois dans ma poche une épître en vers, écrite à Parisot pendant mon séjour à Lyon. Ce morceau ne manquoit pas de chaleur; j’en mis dans la façon de le réciter & je les fis pleurer tous trois. Soit vanité, soit vérité dans mes interprétations, je crus voir que les regards de Mde. de B[rogli]e disoient à sa mère: hé bien, maman, avois-je tort de vous dire que cet homme étoit plus foit pour dîner avec vous qu’avec vos femmes? Jusqu’à ce moment j’avois eu le coeur un peu gros; mais après m’être ainsi vengé je fus content. Mde. de B[rogli]e poussant un peu trop loin le jugement avantageux qu’elle avoit port de moi, crut que j’allois faire sensation dans Paris & devenir un homme à bonnes fortunes. Pour guider mon inexpérience, elle me donna les Confessions du Comte de..... Ce livre, me dit-elle, est un Mentor dont vous aurez besoin dans le monde: vous ferez bien de le consulter quelquefois. J’ai gardé plus de vingt ans cet exemplaire avec reconnoissance pour la main dont il me venoit, mais en riant souvent de l’opinion que paroissoit avoir cette Dame de mon mérite galant. Du moment que j’eus lu cet ouvrage, je désirai d’obtenir l’amitié de l’auteur. Mon penchant m’inspiroit très bien: c’est le seul ami vrai que j’aye eu parmi les gens de lettres.* [*Je l’ai cru si long-temps & si parfaitement, que c’est à lui que depuis mon retour à Paris je confiai le manuscrit de mes Confessions. Le défiant J.J. n’a jamais pu croire à la perfidie & à la fausseté qu’après en avoir été la victime.]
[25] Dès-lors j’osai compter que Mde. la baronne de B[euzenva]l & Mde. la marquise de B[rogli]e prenant intérêt à moi, ne me laisseroient pas long-tems sans ressource & je ne me trompai pas. Parlons maintenant de mon entrée chez Mde. D[upi]n, qui a eu de plus longues suites.
Mde. D[upi]n étoit, comme on soit, fille de S[amue]l B[ernar]d & de Mde. F[ontain]e. Elles étoient trois soeurs qu’on pouvoit appeller les trois Grâces. Mde. de la T[ouch]e, qui fit une escapade en Angleterre avec le duc de K[ingsto]n Mde. D[’Art] y, la maîtresse & bien plus, l’amie, l’unique & sincère amie de M. le P[rinc]e de C[ont]i; femme adorable autant par la douceur, par la bonté de son charmant caractère, que par l’agrément de son esprit & par l’inaltérable gaieté de son humeur. Enfin Mde. D[upi]n, la plus belle des trois & la seule à qui l’on n’ait point reproché d’écart dans sa conduite.
Elle fut le prix de l’hospitalité de M. D[upi]n, à qui sa mère la donna avec une place de fermier général & une fortune immense, en reconnoissance du bon accueil qu’il lui avoit foit dans sa province. Elle étoit encore, quand je la vis pour la premiere fois, une des plus belles femmes de Paris. Elle me reçut à sa toilette. Elle avoit les bras nus, les cheveux épars, son peignoir mal arrangé. Cet abord m’étoit très nouveau; ma pauvre tête n’y tint pas; je me trouble, je m’égare; & bref, me voilà épris de Mde. D[upi]n.
Mon trouble ne parut pas me nuire auprès d’elle; elle ne s’en apperçut point. Elle accueillit le livre & l’auteur, me parla de mon projet en personne instruite, chanta, s’accompagna du clavecin, me retint à dîner, me fit mettre à [26] table à côté d’elle. Il n’en falloit pas tant pour me rendre fou; je le devins. Elle me permit de la venir voir: j’usai, j’abusai de la permission. J’y allois presque tous les jours, j’y dînois deux ou trois fois la semaine. Je mourois d’envie de parler; je n’osai jamais. Plusieurs raisons renforçoient ma timidité naturelle. L’entrée d’une maison opulente est une porte ouverte à la fortune; je ne voulois pas, dans ma situation, risquer de me la fermer. Mde. D[upi]n, tout aimable qu’elle étoit, étoit sérieuse & froide; je ne trouvois rien dans ses manières d’assez agaçant pour m’enhardir. Sa maison, aussi brillante alors qu’aucune autre dans Paris, rassembloit des sociétés auxquelles il ne manquoit que d’être un peu moins nombreuses pour être d’élite dans tous les genres. Elle aimoit à voir tous les gens qui jetoient de l’éclat: les grands, les gens de lettres, les belles femmes. On ne voyoit chez elle que ducs, ambassadeurs, cordons bleus. Mde. la princesse de Rohan, Mde. la comtesse de Forcalquier, Mde. de Mirepoix, Mde. de Brignolé, milady Hervey pouvoient passer pour ses amies. M. de Fontenelle, l’abbé de St. Pierre, l’abbé Sallier, M. de Fourmont, M. de Bernis, M. de Buffon, M. de Voltaire étoient de son cercle & de ses dîners. Si son maintien réservé n’attiroit pas beaucoup les jeunes gens, sa société, d’autant mieux composée, n’en étoit que plus imposante; & le pauvre Jean-Jacques n’avoit pas de quoi se flatter de briller beaucoup au milieu de tout cela. Je n’osai donc parler; mais, ne pouvant plus me taire, j’osai écrire. Elle garda deux jours ma lettre sans m’en parler. Le troisième jour elle me la rendit, [27] m’adressant verbalement quelques mots d’exhortation d’un ton froid qui me glaça. Je voulus parler, la parole expira sur mes lèvres: ma subite passion s’éteignit avec l’espérance; & après une déclaration dans les formes, je continuai de vivre avec elle comme auparavant, sans plus lui parler de rien, même des yeux.
Je crus ma sottise oubliée: je me trompai M. de F[rancuei]l, fils de M. D[upi]n & beau-fils de Madame, étoit à peu près de son âge & du mien. Il avoit de l’esprit, de la figure; il pouvoit avoir des prétentions; on disoit qu’il en avoit auprès d’elle, uniquement peut-être parce qu’elle lui avoit donné une femme bien laide, bien douce & qu’elle vivoit parfaitement bien avec tous les deux. M. de F[rancuei]l aimoit & cultivoit les talents. La musique, qu’il savoit fort bien, fut entre nous un moyen de liaison. Je le vis beaucoup; je m’attachois à lui: tout d’un coup il me fit entendre que Mde. D[upi]n trouvoit mes visites trop fréquentes & me prioit de les discontinuer. Ce compliment auroit pu être à sa place quand elle me rendit ma lettre; mais huit ou dix jours après & sans aucune autre cause, il venoit, ce me semble, hors de propos. Cela faisoit une position d’autant plus bizarre, que je n’en étois pas moins bien venu qu’auparavant chez M. & Mde. de F[rancuei]l. J’y allai cependant plus rarement; & j’aurois cessé d’y aller tout à foit, si, par un autre caprice imprévu, Mde. D[upi]n ne m’avoit foit prier de veiller pendant huit ou dix jours à son fils, qui, changeant de gouverneur, restoit seul durant cet intervalle. Je passai ces huit jours dans un supplice que le plaisir d’obéir [28] à Mde. D[upi]n pouvoit seul me rendre souffrable: je ne m’en serois pas chargé huit autres jours de plus, quand Mde. D[upi]n se seroit donnée à moi pour récompense.
M. de F[rancuei]l me prenoit en amitié, je travaillois avec lui: nous commençâmes ensemble un cours de chimie chez Rouelle. Pour me rapprocher de lui, je quittai mon hôtel St. Quentin & vins me loger au jeu de paume de la rue Verdel & qui donne dans la rue Plâtrière, où logeoit M. D[upi]n. Là, par suite d’un rhume négligé, je gagnai une fluxion de poitrine, dont je faillis mourir. J’ai eu souvent dans ma jeunesse de ces maladies inflammatoires, des pleurésies & sur-tout des esquinancies auxquelles j’étois très sujet & dont je ne tiens pas ici le registre & qui toutes m’ont foit voir la mort d’assez près pour me familiariser avec son image. Durant ma convalescence j’eus le tems de réfléchir sur mon état & de déplorer ma timidité, ma faiblesse & mon indolence qui, malgré le feu dont je me sentois embrasé, me laissoit languir dans l’oisiveté d’esprit toujours à la porte de la misère. La veille du jour où j’étois tombé malade, j’étois allé à un opéra de Royer, qu’on donnoit alors & dont j’ai oublié le titre. Malgré ma prévention pour les talens des autres, qui m’a toujours foit défier des miens, je ne pouvois m’empêcher de trouver cette musique foible, sans chaleur, sans invention. J’osois quelquefois me dire: Il me semble que je ferois mieux que cela. Mais la terrible idée que j’avois de la composition d’un opéra & l’importance que j’entendois donner par les gens de l’art à cette entreprise, m’en rebutoient à l’instant même & me faisoient [29] rougir d’oser y penser. D’ailleurs où trouver quelqu’un qui voulût me fournir les paroles & prendre la peine de les tourner à mon gré? Ces idées de musique & d’opéra me revinrent durant ma maladie & dans le transport de ma fièvre je composois des chants, des duos, des choeurs. Je suis certain d’avoir foit deux ou trois morceaux di prima intenzione dignes peut-être de l’admiration des maîtres s’ils avoient pu les entendre exécuter. Oh! si l’on pouvoit tenir registre des rêves d’un fiévreux, quelles grandes & sublimes choses on verroit sortir quelquefois de son délire!
Ces sujets de musique & d’opéra m’occupèrent encore pendant ma convalescence, mais plus tranquillement. A force d’y penser & même malgré moi, je voulus en avoir le coeur net & tenter de faire à moi seul un opéra, paroles & musiques. Ce n’étoit pas tout à foit mon coup d’essai. J’avois foit à Chambéri un opéra-tragédie, intitulé: Iphis & Anaxarète, que j’avois eu le bon sens de jetter au feu. J’en avois foit à Lyon un autre, intitulé la Découverte du nouveau monde, dont, après l’avoir lu à M. Bordes, à l’abbé de Mably, à l’abbé Trublet & à d’autres, j’avois fini par faire le même usage, quoique j’eusse déjà foit la musique du prologue & du premier acte & que David m’eût dit, en voyant cette musique, qu’il y avoit des morceaux dignes de Buononcini.
Cette fois, avant de mettre la main à l’oeuvre, je me donnai le tems de méditer mon plan. Je projetai dans un ballet héroique trois sujets différens en trois actes détachés, chacun dans un différent caractère de musique; & prenant [30] pour chaque sujet les amours d’un poète, j’intitulai cet opéra les Muses galantes. Mon premier acte, en genre de musique forte, étoit le Tasse; le second, en genre de musique tendre, étoit Ovide; & le troisième, intitulé Anacréon, devoit respirer la gaieté du dithyrambe. Je m’essayai d’abord sur le premier acte & je m’y livrai avec une ardeur qui, pour la premiere fois, me fit goûter les délices de la verve dans la composition. Un soir, près d’entrer à l’Opéra, me sentant tourmenté, maîtrisé par mes idées, je remets mon argent dans ma poche, je cours m’enfermer chez moi; je me mets au lit, après avoir bien fermé mes rideaux pour empêcher le jour d’y pénétrer; & là, me livrant à tout l’Oestre poétique & musical, je composai rapidement en sept ou huit heures la meilleure partie de mon acte. Je puis dire que mes amours pour la princesse de Ferrare (car j’étois le Tasse pour lors) & mes nobles & fiers sentimens vis-à-vis de son injuste frère, me donnèrent une nuit cent fois plus délicieuse que je ne l’aurois trouvée dans les bras de la princesse elle-même. Il ne resta le matin dans ma tête qu’une bien petite partie de ce que j’avois foit; mais ce peu, presque effacé par la lassitude & le sommeil, ne laissoit pas de marquer encore l’énergie des morceaux dont il offroit les débris.
Pour cette fois je ne poussai pas fort loin ce travail, en ayant été détourné par d’autres affaires. Tandis que je m’attachois à la maison D[upi]n, Mde. de B[euzenva]l & Mde. de B[rogli]e que je continuai de voir quelquefois, ne m’avoient pas oublié. M. le Comte de M[ontaigu] [31] capitaine aux gardes, venoit d’être nommé ambassadeur à Venise. C’étoit un ambassadeur de la façon de Barjac, auquel il faisoit assidûment sa Cour. Son frère le chevalier de M[ontaigu] gentilhomme de la manche de Mgr. le Dauphin, étoit de la connoissance de ces deux Dames & de celle de l’abbé Alary de l’Académie françoise, que je voyois aussi quelquefois. Mde. de B[rogli]e, sachant que l’ambassadeur cherchoit un secrétaire, me proposa. Nous entrâmes en pourparler. Je demandois cinquante louis d’appointement, ce qui étoit bien peu dans une place où l’on est obligé de figurer. Il ne vouloit me donner que cent pistoles & que je fisse le voyage à mes frais. La proposition étoit ridicule. Nous ne pûmes nous accorder. M. de F[rancuei]l qui faisoit ses efforts pour me retenir, l’emporta.
Je restai & M. de M[ontaigu] partit, emmenant un autre secrétaire appelé M. Follau, qu’on lui avoit donné au bureau des affaires étrangères. A peine furent-ils arrivés à Venise, qu’ils se brouillèrent. Follau, voyant qu’il avoit affaire à un fou, le planta là. Et M. de M[ontaigu] n’ayant qu’un jeune abbé appelé M. de B[ini]s, qui écrivoit sous le secrétaire & n’étoit pas en état d’en remplir la place, eut recours à moi. Le chevalier son frère, homme d’esprit, me tourna si bien, me faisant entendre qu’il y avoit des droits attachés à la place de secrétaire, qu’il me fit accepter les mille francs. J’eus vingt louis pour mon voyage & je partis.
A Lyon j’aurois bien voulu prendre la route du Mont-Cenis pour voir en passant ma pauvre maman. Mais je descendis [32] le Rhône & fus m’embarquer à Toulon, tant à cause de la guerre & par raison d’économie, que pour prendre un passeport de M. de Mirepoix, qui commandoit alors en Provence & à qui j’étois adressé. M. de M[ontaigu] ne pouvant se passer de moi, m’écrivoit lettres sur lettres pour presser mon voyage. Un incident le retarda.
C’étoit le tems de la peste de Messine. La flotte anglaise y avoit mouillé & visita la felouque sur laquelle j’étois.
Cela nous assujettit en arrivant à Gênes, après une longue & pénible traversée, à une quarantaine de vingt-un jours.
On donna le choix aux passagers de la faire à bord ou au lazar & dans lequel on nous prévint que nous ne trouverions que les quatre murs, parce qu’on n’avoit pas encore eu le tems de le meubler. Tous choisirent la felouque. L’insupportable chaleur, l’espace étroit, l’impossibilité d’y marcher, la vermine, me firent préférer le lazar & à tout risque. Je fus conduit dans un grand bâtiment à deux étages absolument nu, où je ne trouvai ni fenêtre, ni table, ni lit, ni chaise, pas même un escabeau pour m’asseoir, ni une botte de paille pour me coucher. On m’apporta mon manteau, mon sac de nuit, mes deux malles; on ferma sur moi de grosses portes à grosses serrures & je restai là, Maître de me promener à mon aise de chambre en chambre & d’étage en étage, trouvant partout la même solitude & la même nudité.
Tout cela ne me fit pas repentir d’avoir choisi le lazaret plutôt que la felouque; & comme un nouveau Robinson, je me mis à m’arranger pour mes vingt-un jours comme j’aurois foit pour toute ma vie. J’eus d’abord l’amusement [33] d’aller à la chasse aux poux que j’avois gagnés dans la felouque. Quand à force de changer de linge & de hardes, je me fus enfin rendu n & je procédai à l’ameublement de la chambre que je m’étois choisie. Je me fis un bon matelas de mes vestes & de mes chemises, des draps, de plusieurs serviettes que je cousis, une couverture de ma robe de chambre, un oreiller de mon manteau roulé. Je me fis un siège d’une malle posée à plat & une table de l’autre posée de champ. Je tirai du papier, une écritoire; j’arrangeai en manière de bibliothèque une douzaine de livres que j’avais. Bref, je m’accommodai si bien, qu’à l’exception des rideaux & des fenêtres j’étois presque aussi commodément à ce lazaret absolument nu qu’à mon jeu de paume de la rue Verdelet. Mes repas étoient servis avec beaucoup de pompe; deux grenadiers, la bayonnette au bout du fusil, les escortoient; l’escalier étoit ma salle à manger, le palier me servoit de table, la marche inférieure me servoit de siège; & quand mon dîner étoit servi, l’on sonnoit en se retirant une clochette, pour m’avertir de me mettre à table.
Entre mes repas, quand je ne lisois ni n’écrivais, ou que je ne travaillois pas à mon ameublement, j’allois me promener dans le cimetière des protestants, qui me servoit de Cour, ou je montois dans une lanterne qui donnoit sur le port & d’où je pouvois voir entrer & sortir les navires. Je passai de la sorte quatorze jours; & j’aurois passé la vingtaine entière sans m’ennuyer un moment, si M. de Jonville, envoyé de France, à qui je fis parvenir une lettre vinaigrée, parfumée & demi-brûlée, n’eût foit abréger mon tems de huit jours: [34] je les allai passer chez lui & je me trouvai mieux, je l’avoue, du gîte de sa maison que de celui du lazaret. Il me fit force caresses. Dupont, son secrétaire, étoit un bon garçon, qui me mena, tant à Gênes qu’à la campagne, dans plusieurs maisons où l’on s’amusoit assez; & je liai avec lui connoissance & correspondance, que nous entretînmes fort longtemps. Je poursuivis agréablement ma route à travers la Lombardie. Je vis Milan, Vérone, Bresse, Padoue & j’arrivai enfin à Venise, impatiemment attendu par M. l’ambassadeur.
Je trouvai des tas de dépêches, tant de la Cour que des autres ambassadeurs, dont il n’avoit pu lire ce qui étoit chiffré, quoiqu’il eût tous les chiffres nécessaires pour cela. N’ayant jamais travaillé dans aucun bureau ni vu de ma vie un chiffre de ministre, je craignis d’abord d’être embarrassé; mais je trouvai que rien n’étoit plus simple & en moins de huit jours j’eus déchiffré le tout, qui assurément n’en valoit pas la peine; car, outre que l’ambassade de Venise est toujours assez oisive, ce n’étoit pas à un pareil homme qu’on eût voulu confier la moindre négociation. Il s’étoit trouvé dans un grand embarras jusqu’à mon arrivée, ne sachant ni dicter, ni écrire lisiblement. Je lui étois très utile; il le sentoit & me traita bien. Un autre motif l’y portoit encore. Depuis M. de F[roula]y son prédécesseur, dont la tête s’étoit dérangée, le consul de France, appelé M. Le Blond, étoit reste chargé des affaires de l’ambassade; & depuis l’arrivée de M. de M[ontaigu] il continuoit de les faire jusqu’à ce qu’il l’eût mis au foit. M. de M[ontaigu] jaloux qu’un autre fit son métier, quoique lui-même en fût incapable, [35] prit en guignon le consul; & sitôt que je fus arrivé, il lui ôta les fonctions de secrétaire d’ambassade pour me les donner. Elles étoient inséparables du titre; il me dit de le prendre. Tant que je restai près de lui, jamais il n’envoya que moi sous ce titre au sénat & à son conférent; & dans le fond il étoit fort naturel qu’il aimât mieux avoir pour secrétaire d’ambassade un homme à lui, qu’un consul ou un commis des bureaux nommé par la Cour.
Cela me rendit ma situation assez agréable & empêcha ses gentilshommes, qui étoient Italiens ainsi que ses pages & la plupart de ses gens, de me disputer la primauté dans sa maison. Je me servis avec succès de l’autorité qui y étoit attachée pour maintenir son droit de liste, c’est-à-dire la franchise de son quartier contre les tentatives qu’on fit plusieurs fois pour l’enfreindre & auxquelles ses officiers Vénitiens n’avoient garde de résister. Mais aussi je ne souffris jamais qu’il s’y réfugiât des bandits, quoiqu’il m’en eût pu revenir des avantages dont son Excellence n’auroit pas dédaigné sa part. Elle osa même réclamer sur les droits du secrétariat qu’on appeloit la chancellerie. On étoit en guerre; il ne laissoit pas d’y avoir bien des expéditions de passeports. Chacun de ces passe-ports payoit un sequin au secrétaire qui l’expédioit & le contresignoit. Tous mes prédécesseurs s’étoient foit payer ce sequin indistinctement tant des François que des étrangers. Je trouvai cet usage injuste; & sans être François je l’abrogeai pour les François; mais j’exigeai si rigoureusement mon droit de tout autre, que le marquis Scotti, frère du favori de la reine [36] d’Espagne, m’ayant foit demander un passeport sans m’envoyer le sequin, je le lui fis demander; hardiesse que le vindicatif Italien n’oublia pas. Dès qu’on sut la réforme que j’avois faite dans la taxe des passeports, il ne se présenta plus, pour en avoir, que des foules de prétendus Français, qui, dans des baragouins abominables, se disoient l’un Provençal, l’autre Picard, l’autre Bourguignon. Comme j’ai l’oreille assez fine, je n’en fus guère la dupe & je doute qu’un seul Italien m’ait soufflé mon sequin & qu’un seul François l’ait payé. J’eus la bêtise de dire à M. de M[ontaigu], qui ne savoit rien de rien, ce que j’avois foit. Ce mot de sequin lui fit ouvrir les oreilles; & sans me dire son avis sur la suppression de ceux des Français, il prétendit que j’entrasse en compte avec lui sur les autres, me promettant des avantages équivalents. Plus indigné de cette bassesse qu’affecté pour mon propre intérêt, je rejetai hautement sa proposition. Il insista, je m’échauffai: Non, monsieur, lui dis-je très vivement, que Votre Excellence garde ce qui est à elle & me laisse ce qui est à moi; je ne lui en céderai jamais un sou. Voyant qu’il ne gagnoit rien par cette voie, il en prit une autre. Il n’eut pas honte de me dire que, puisque j’avois des profits à sa chancellerie, il étoit juste que j’en fisse les frais. Je ne voulus pas chicaner sur cet article; & depuis lors j’ai fourni de mon argent encre, papier, cire, bougie, nonpareille, jusqu’au sceau que je fis refaire, sans qu’il m’en ait remboursé jamais un liard. Cela ne m’empêcha pas de faire une petite part du produit des passeports à l’abbé de B[ini]s, bon garçon & bien éloigné de prétendre à rien de semblable. [37] S’il étoit complaisant envers moi, je n’étois pas moins honnête envers lui & nous avons toujours bienvécu ensemble.
Sur l’essai de ma besogne, je la trouvai moins embarrassante que je n’avois craint pour un homme sans expérience, auprès d’un Ambassadeur qui n’en avoit pas davantage & dont, pour surcroît, l’ignorance & l’entêtement contrarioient comme à plaisir tout ce que le bon sens & quelques lumières m’inspiroient de bien pour son service & celui du roi. Ce qu’il fit de plus raisonnable fut de se lier avec le marquis de M[ar]i, ambassadeur d’Espagne, homme adroit & fin, qui l’eût mené par le nez s’il l’eût voulu; mais qui, vu l’union d’intérêt des deux couronnes, le conseilloit d’ordinaire assez bien, si l’autre n’eût gâté ses conseils en fourrant toujours du sien dans leur exécution. La seule chose qu’ils eussent à faire de concert étoit d’engager les Vénitiens à maintenir la neutralité. Ceux-ci ne manquoient pas de protester de leur fidélité à l’observer, tandis qu’ils fournissoient publiquement des munitions aux troupes Autrichiennes & même des recrues sous prétexte de désertion. M. de M[ontaigu] qui, je crois, vouloit plaire à la République, ne manquoit pas aussi, malgré mes représentations, de me faire assurer dans toutes ses dépêches qu’elle n’enfreindroit jamais la neutralité. L’entêtement & la stupidité de ce pauvre homme me faisoient écrire & faire à tout moment des extravagances dont j’étois bien forcé d’être l’agent puisqu’il le vouloit, mais qui me rendoient quelquefois mon métier insupportable & même presque impraticable. Il vouloit absolument, par exemple, que la plus grande partie de sa dépêche [38] au roi & de celle au ministre fût en chiffres, quoique l’une & l’autre ne contînt absolument rien qui demandât cette précaution. Je lui représentai qu’entre le vendredi qu’arrivoient les dépêches de la Cour & le samedi que partoient les nôtres, il n’y avoit pas assez de tems pour l’employer à tant de chiffres & à la forte correspondance dont j’étois chargé pour le même courrier. Il trouva à cela un expédient admirable: ce fut de faire dès le jeudi la réponse aux dépêches qui devoient arriver le lendemain. Cette idée lui parut même si heureusement trouvée, quoi que je pusse lui dire sur l’impossibilité, sur l’absurdité de son exécution, qu’il en fallut passer par là; & tout le tems que j’ai demeuré chez lui, après avoir tenu note de quelques mots qu’il me disoit dans la semaine à la volée & de quelques nouvelles triviales que j’allois écumant par-ci par-là, muni de ces uniques matériaux, je ne manquois jamais le jeudi matin de lui porter le brouillon des dépêches qui devoient partir le samedi, sauf quelques additions ou corrections que je faisois à la hâte sur celles qui devoient venir le vendredi & auxquelles les nôtres servoient de réponses. Il avoit un autre tic fort plaisant & qui donnoit à sa correspondance un ridicule difficile à imaginer: c’étoit de renvoyer chaque nouvelle à sa source, au lieu de lui faire suivre son cours. Il marquoit à M. Amelot les nouvelles de la Cour, à M. de Maurepas celles de Paris, à M. d’Havrincourt celles de Suède, à M. de la Chetardie celles de Pétersbourg & quelquefois à chacun celles qui venoient de lui-même & que j’habillois en termes un peu différens. Comme de [39] tout ce que je lui portois à signer il ne parcouroit que les dépêches de la Cour, il signoit celles des autres ambassadeurs sans les lire, cela me rendoit un peu plus le maître de tourner ces dernières à ma mode & j’y fis au moins croiser les nouvelles. Mais il me fut impossible de donner un tour raisonnable aux dépêches essentielles: heureux encore quand il ne s’avisoit pas d’y larder impromptu quelques lignes de son estoc, qui me forçoient de retourner transcrire en hâte toute la dépêche ornée de cette nouvelle impertinence, à laquelle il falloit donner l’honneur du chiffre, sans quoi il ne l’auroit pas signée. Je fus tenté vingt fois, pour l’amour de sa gloire, de chiffrer autre chose que ce qu’il avoit dit; mais sentant que rien ne pouvoit autoriser une pareille infidélité, je le laissai délirer à ses risques, content de lui parler avec franchise & de remplir au moins mon devoir auprès de lui.
C’est ce que je fis toujours avec une droiture, un zèle & un courage qui méritoient de sa part une autre récompense que celle que j’en reçus à la fin. Il étoit temps que je fusse une fois ce que le ciel, qui m’avoit doué d’un heureux naturel, ce que l’éducation que j’avois reçue de la meilleure des femmes, ce que celle que je m’étois donnée à moi-même, m’avoit foit être; & je le fus. Livré à moi seul, sans ami, sans conseil, sans expérience, en pays étranger, servant une nation étrangère, au milieu d’une foule de fripons qui, pour leur intérêt & pour écarter le scandale du bon exemple, m’excitoient à les imiter; loin d’en rien faire, je servis bien la France, à qui je ne devois rien & mieux [40] l’ambassadeur, comme il étoit juste, en tout ce qui dépendit de moi. Irréprochable dans un poste assez en vue, je méritai, j’obtins l’estime de la république, celle de tous les ambassadeurs avec qui nous étions en correspondance & l’affection de tous les François établis à Venise, sans en excepter le consul même, que je supplantois à regret dans les fonctions que je savois lui être dues & qui me donnoient plus d’embarras que de plaisir.
M. de M[ontaigu], livré sans réserve au Marquis M[ar]i, qui n’entroit pas dans le détail de ses devoirs, les négligeoit à tel point que sans moi les François qui étoient à Venise ne se seroient pas apperçus qu’il y eût un Ambassadeur de leur nation. Toujours éconduits sans qu’il voulût les entendre lorsqu’ils avoient besoin de sa protection, ils se rebutèrent & l’on n’en voyoit plus aucun ni à sa suite ni à sa table, où il ne les invita jamais. Je fis souvent de mon chef ce qu’il auroit dû faire: je rendis aux François qui avoient recours à lui & à moi tous les services qui étoient en mon pouvoir. En tout autre pays, j’aurois foit davantage; mais ne pouvant voir personne en place à cause de la mienne, j’étois forcé de recourir souvent au consul: & le consul, établi dans le pays où il avoit sa famille, avoit des ménagemens à garder qui l’empêchoient de faire ce qu’il auroit voulu. Quelquefois cependant, le voyant mollir & n’oser parler, je m’aventurois à des démarches hasardeuses, dont plusieurs m’ont réussi. Je m’en rappelle une dont le souvenir me foit encore rire: on ne se douteroit guère que c’est à moi que les amateurs du spectacle à Paris ont dû Coralline [41] & sa soeur Camille: rien cependant n’est plus vrai. Véronèse, leur père, s’étoit engagé avec ses enfans pour la troupe italienne; & après avoir reçu deux mille francs pour son voyage, au lieu de partir, il s’étoit tranquillement mis à Venise au théâtre de St. Luc,* [*Je suis en doute si ce n’étoit point St. Samuel. Les noms propres m’échappent absolument.] où Coralline, tout enfant qu’elle étoit encore, attiroit beaucoup de monde. M. le duc de Gesvres, comme premier gentilhomme de la chambre, écrivit à l’Ambassadeur pour réclamer le père & la fille. M. de M[ontaigu], me donnant la lettre, me dit pour toute instruction: Voyez cela. J’allai chez M. le Blond le prier de parler au patricien à qui appartenoit le théâtre de St. Luc & qui étoit, je crois, un Zustiniani, afin qu’il renvoyât Véronèse, qui étoit engagé au service du roi. Le Blond, qui ne se soucioit pas trop de la commission, la fit mal.
Zustiniani battit la campagne, & Véronèse ne fut point renvoyé. J’étois piqué. L’on étoit en carnaval. Ayant pris la bahute & le masque, je me fis mener au palois Zustiniani. Tous ceux qui virent entrer ma gondole avec la livrée de l’ambassadeur furent frappés: Venise n’avoit jamais vu pareille chose. J’entre, je me fois annoncer sous le nom d’una siora Maschera. Sitôt que je fus introduit, j’ôte mon masque & je me nomme. Le sénateur pâlit & reste stupéfait. Monsieur, lui dis-je en vénitien, c’est à regret que j’importune V. E. de ma visite; mais vous avez à votre théâtre de St. Luc un homme, nommé Véronèse, qui est engagé au service du Roi & qu’on vous a foit demander inutilement: je viens le [42] réclamer au nom de Sa Majesté. Ma courte harangue fit effet. A peine étois-je parti, que mon homme courut rendre compte de son aventure aux inquisiteurs d’état, qui lui lavèrent la tête. Véronèse fut congédié le jour même. Je lui fis dire que s’il ne partoit dans la huitaine, je le ferois arrêter, & il partit.
Dans une autre occasion je tirai de peine un capitaine de vaisseau marchand, par moi seul & presque sans le concours de personne. Il s’appeloit le capitaine Olivet de Marseille; j’ai oublié le nom du vaisseau. Son équipage avoit pris querelle avec des Esclavons au service de la république: il y avoit eu des voies de foit & le vaisseau avoit été mis aux arrêts avec une telle sévérité, que personne, excepté le seul capitaine, n’y pouvoit aborder ni en sortir sans permission. Il eut recours à l’ambassadeur, qui l’envoya promener; il fut au consul, qui lui dit que ce n’étoit pas une affaire de commerce & qu’il ne pouvoit s’en mêler. Ne sachant plus que faire, il revint à moi. Je représentai à M. de M[ontaigu] qu’il devoit me permettre de donner sur cette affaire un mémoire au sénat. Je ne me rappelle pas s’il y consentit & si je présentai le mémoire; mais je me rappelle bien que, mes démarches n’aboutissant à rien & l’embargo durant toujours, je pris un parti qui me réussit. J’insérai la relation de cette affaire dans une dépêche à M. de Maurepas & j’eus même assez de peine à faire consentir M. de M[ontaigu] à passer cet article.
Je savois que nos dépêches, sans valoir trop la peine d’être ouvertes, l’étoient à Venise; j’en avois la preuve dans les articles que j’en trouvois mot pour mot dans la gazette, [43] infidélité dont j’avois inutilement voulu porter l’Ambassadeur à se plaindre. Mon objet en parlant de cette vexation dans la dépêche, étoit de tirer parti de leur curiosité, pour leur faire peur & les engager à délivrer le vaisseau; car s’il eût fallu attendre pour cela la réponse de la Cour, le capitaine étoit ruiné avant qu’elle ne fût venue. Je fis plus, je me rendis au vaisseau pour interroger l’équipage. Je pris avec moi l’abbé Patizel, chancelier du consulat, qui ne vint qu’à contre-cœur; tant tous ces pauvres gens craignoient de déplaire au sénat. Ne pouvant monter à bord à cause de la défense, je restai dans ma gondole & j’y dressai mon verbal, interrogeant à haute voix & successivement tous les gens de l’équipage & dirigeant mes questions de manière à tirer des réponses qui leur fussent avantageuses. Je voulus engager Patizel à faire les interrogations & le verbal lui-même, ce qui en effet étoit plus de son métier que du mien. Il n’y voulut jamais consentir, ne dit pas un seul mot & voulut à peine signer le verbal après moi. Cette démarche un peu hardie eut cependant un heureux succès & le vaisseau fut délivré long-tems avant la réponse du ministre. Le capitaine voulut me faire un présent. Sans me fâcher, je lui dis, en lui frappant sur l’épaule: Capitaine Olivet crois-tu que celui qui ne reçoit pas des François un droit de passeport qu’il trouve établi, soit homme à leur vendre la protection du roi? Il voulut au moins me donner sur son bord un dîner, que j’acceptai & où je menai le secrétaire d’ambassade d’Espagne, nommé Carrio, homme d’esprit & très aimable, qu’on a vu depuis secrétaire d’ambassade à Paris & chargé des affaires, [44] avec lequel je m’étois intimement lié, à l’exemple de nos ambassadeurs.
Heureux si, lorsque je faisois avec le plus parfait désintéressement tout le bien que je pouvois faire, j’avois sçu mettre assez d’ordre & d’attention dans tous ces menus détails pour n’en pas être la dupe & servir les autres à mes dépens! mais dans les places comme celles que j’occupais, où les moindres fautes ne sont pas sans conséquence, j’épuisois toute mon attention pour n’en point faire contre mon service. Je fus jusqu’à la fin du plus grand ordre & de la plus grande exactitude en tout ce qui regardoit mon devoir essentiel. Hors quelques erreurs qu’une précipitation forcée me fit faire en chiffrant & dont les commis de M. Amelot se plaignirent une fois, ni l’Ambassadeur ni personne n’eut jamais à me reprocher une seule négligence dans aucune de mes fonctions; ce qui est à noter pour un homme aussi négligent & aussi étourdi que moi: mais je manquois parfois de mémoire & de soin dans les affaires particulières dont je me chargeais; & l’amour de la justice m’en a toujours foit supporter le préjudice de mon propre mouvement, avant que personne songeât à se plaindre. Je n’en citerai qu’un seul trait, qui se rapporte à mon départ de Venise, & dont j’ai senti le contre-coup dans la suite à Paris.
Notre cuisinier appelé Rousselot avoit apporté de France un ancien billet de deux cens francs qu’un perruquier de ses amis avoit d’un noble Vénitien appelé Z[anett]o N[an]i, pour fourniture de perruques. Rousselot m’apporta ce bill & en me priant de tâcher d’en tirer quelque chose par accommodement. [45] Je savois, il savoit aussi que l’usage constant des nobles Vénitiens est de ne jamais payer, de retour dans leur patrie, les dettes qu’ils ont contractées en pays étranger: quand on les y veut contraindre, ils consument en tant de longueurs & de frais le malheureux créancier, qu’il se rebute & finit par tout abandonner, ou s’accommoder presque pour rien. Je priai M. le Blond de parler à Z[anett]o; celui-ci convint du bill & non du payement. A force de batailler il promit enfin trois sequins. Quand le Blond lui porta le bill & les trois sequins ne se trouvèrent pas prêts; il fallut attendre. Durant cette attente survint ma querelle avec l’Ambassadeur & ma sortie de chez lui. Je laissai les papiers de l’ambassade dans le plus grand ordre, mais le billet de Rousselot ne se trouva point. M. le Blond m’assura me l’avoir rendu; je le connoissois trop honnête homme pour en douter; mais il me fut impossible de me rappeller ce qu’étoit devenu ce billet. Comme Z[anett]o avoit avoué la dette, je priai M. le Blond de tâcher de tirer les trois sequins sur un reçu, ou de l’engager à renouveler le billet par duplicata. Z[anett]o, sachant le billet perdu, ne voulut faire ni l’un ni l’autre. J’offris à Rousselot les trois sequins de ma bourse pour l’acquit du billet. Il les refusa & me dit que je m’accommoderois à Paris avec le créancier, dont il me donna l’adresse. Le perruquier, sachant ce qui s’étoit passé, voulut son billet ou son argent en entier. Que n’aurois-je point donné dans mon indignation pour retrouver ce maudit billet! Je payai les deux cens francs & cela dans ma plus grande détresse. Voilà comment la perte du billet valut au créancier [46] le payement de la somme entière, tandis que si, malheureusement pour lui, ce billet se fût retrouvé, il en auroit difficilement tiré les dix écus promis par son Excellence Z[anett]o N[an]i.
Le talent que je me crus sentir pour mon emploi me le fit remplir avec goût, & hors la société de mon ami Carrio, celle du vertueux Altuna, dont j’aurai bientôt à parler, hors les récréations bien innocentes de la place St. Marc, du spectacle & de quelques visites que nous faisions presque toujours ensemble, je fis mes seuls plaisirs de mes devoirs. Quoique mon travail ne fût pas fort pénible, sur-tout avec l’aide de l’abbé de B[ini]s, comme la correspondance étoit très étendue & qu’on étoit en tems de guerre, je ne laissois pas d’être occupé raisonnablement. Je travaillois tous les jours une bonne partie de la matinée & les jours de courrier quelquefois jusqu’à minuit. Je consacrois le reste du tems à l’étude du métier que je commençais & dans lequel je comptois bien, par le succès de mon début, être employé plus avantageusement dans la suite. En effet & il n’y avoit qu’une voix sur mon compte, à commencer par celle de l’ambassadeur, qui se loua hautement de mon service, qui ne s’en est jamais plaint & dont toute la fureur ne vint dans la suite que de ce que, m’étant plaint inutilement moi-même, je voulus enfin avoir mon congé. Les ambassadeurs & ministres du roi, avec qui nous étions en correspondance, lui faisoient, sur le mérite de son secrétaire, des complimens qui devoient le flatter & qui, dans sa mauvaise tête, produisoient un effet tout contraire. Il en reçut un sur-tout dans une circonstance [47] essentielle, qu’il ne m’a jamais pardonné. Ceci vaut la peine d’être expliqué.
Il pouvoit si peu se gêner, que le samedi même, jour de presque tous les courriers, il ne pouvoit attendre pour sortir que le travail fût achevé; & me talonnant sans cesse pour expédier les dépêches du roi & des ministres, il les signoit en hâte & puis couroit je ne sais où, laissant la plupart des autres lettres sans signature: ce qui me forçoit, quand ce n’étoit que des nouvelles, de les tourner en bulletin; mais lorsqu’il s’agissoit d’affaires qui regardoient le service du roi, il falloit bien que quelqu’un signât & je signais. J’en usai ainsi pour un avis important que nous venions de recevoir de M. Vincent, chargé des affaires du roi à Vienne. C’étoit dans le tems que le prince de Lobkowitz marchoit à Naples, & que le comte de Gages fit cette mémorable retraite, la plus belle manœuvre de guerre de tout le siècle & dont l’Europe a trop peu parlé. L’avis portoit qu’un homme, dont M. Vincent nous envoyoit le signalement, partoit de Vienne & devoit passer à Venise, allant furtivement dans l’Abruzze, chargé d’y faire soulever le peuple à l’approche des Autrichiens.
En l’absence de M. le Comte de M[ontaig]u qui ne s’intéressoit à rien, je fis passer à M. le marquis de l’H[ôpita]l cet avis si à propos, que c’est peut-être à ce pauvre Jean-Jacques si bafoué que la maison de Bourbon doit la conservation du royaume de Naples.
Le Marquis de l’H[ôpita]l en remerciant son collègue comme il étoit juste, lui parla de son secrétaire & du service qu’il [48] venoit de rendre à la cause commune. Le Comte de M[ontaigu], qui avoit à se reprocher sa négligence dans cette affaire, crut entrevoir dans ce compliment un reproche & m’en parla avec humeur. J’avois été dans le cas d’en user avec le Comte de C[astellan]e, Ambassadeur à Constantinople, comme avec le Marquis de l’H[ôpita]l, quoiqu’en chose moins importante. Comme il n’y avoit point d’autre poste pour Constantinople que les courriers que le sénat envoyoit de tems en tems à son Bayle, on donnoit avis du départ de ces courriers à l’Ambassadeur de France, pour qu’il pût écrire par cette voie à son collègue, s’il le jugeoit à propos. Cet avis venoit d’ordinaire un jour ou deux à l’avance: mais on faisoit si peu de cas de M. de M[ontaigu] qu’on se contentoit d’envoyer chez lui, pour la forme, une heure ou deux avant le départ du courrier; ce qui me mit plusieurs fois dans le cas de faire la dépêche en son absence. M. de C[astellan]e en y répondant, faisoit mention de moi en termes honnêtes; autant en faisoit à Gênes M. de Jonville: autant de nouveaux griefs.
J’avoue que je ne fuyois pas l’occasion de me faire connaître, mais je ne la cherchois pas non plus hors de propos; & il me paroissoit fort juste, en servant bien, d’aspirer au prix naturel des bons services, qui est l’estime de ceux qui sont en état d’en juger & de les récompenser. Je ne dirai pas si mon exactitude à remplir mes fonctions étoit de la part de l’Ambassadeur un légitime sujet de plainte; mais je dirai bien que c’est le seul qu’il ait articulé jusqu’au jour de notre séparation.
[49] Sa maison, qu’il n’avoit jamais mise sur un bon pied, se remplissoit de canaille: les François y étoient maltraités, les Italiens y prenoient l’ascendant; & même parmi eux les bons serviteurs attachés depuis long-tems à l’ambassade furent tous malhonnêtement chassés, entre autres son premier gentilhomme, qui l’avoit été du comte de F[roula]y & qu’on appeloit, je crois le comte Peati, ou d’un nom très-approchant. Le second gentilhomme, du choix de M. de M[ontaig]u étoit un bandit de Mantoue appelé Dominique Vitali, à qui l’ambassadeur confia le soin de sa maison & qui, à force de patelinage & de basse lésine, obtint sa confiance & devint son favori, au grand préjudice du peu d’honnêtes gens qui y étoient encore & du secrétaire qui étoit à leur tête. L’oeil intègre d’un honnête homme est toujours inquiétant pour les fripons. Il n’en auroit pas fallu davantage pour que celui-ci me prît en haine; mais cette haine avoit une autre cause encore qui la rendit bien plus cruelle. Il faut dire cette cause, afin qu’on me condamne si j’avois tort.
L’ambassadeur avoit, selon l’usage, une loge à chacun des cinq spectacles. Tous les jours à dîner il nommoit le théâtre où il vouloit aller ce jour-là; je choisissois après lui & les gentilshommes disposoient des autres loges. Je prenois en sortant la clef de la loge que j’avois choisie. Un jour Vitali n’étant pas là, je chargeai le valet-de-pied qui me servoit de m’apporter la mienne dans une maison que je lui indiquai. Vitali au lieu de m’envoyer ma clef, dit qu’il en avoit disposé. J’étois d’autant plus outré, que le valet-de-pied [50] m’avoit rendu compte de ma commission devant tout le monde. Le soir, Vitali voulut me dire quelques mots d’excuse que je ne reçus point: Demain, monsieur, lui dis-je, vous viendrez me les faire à telle heure dans la maison où j’ai reçu l’affront & devant les gens qui en ont été les témoins; ou après-demain, quoi qu’il arrive, je vous déclare que vous ou moi sortirons d’ici. Ce ton décidé lui en imposa. Il vint au lieu & à l’heure me faire des excuses publiques avec une bassesse digne de lui; mais il prit à loisir ses mesures & tout en me faisant de grandes courbettes, il travailla tellement à l’italienne, que, ne pouvant porter l’Ambassadeur à me donner mon congé, il me mit dans la nécessité de le prendre.
Un pareil misérable n’étoit assurément pas foit pour me connaître; mais il connoissoit de moi ce qui servoit à ses vues; il me connoissoit bon & doux à l’excès pour supporter des torts involontaires, fier & peu endurant pour des offenses préméditées, aimant la décence & la dignité dans les choses convenables & non moins exigeant pour l’honneur qui m’étoit dû qu’attentif à rendre celui que je devois aux autres. C’est par là qu’il entreprit & vint à bout de me rebuter. Il mit la maison sens dessus dessous; il en ôta ce que j’avois tâché d’y maintenir de règle, de subordination, de propreté, d’ordre. Une maison sans femme a besoin d’une discipline un peu sévère, pour y faire régner la modestie inséparable de la dignité. Il fit bientôt de la nôtre un lieu de crapule & de licence, un repaire de fripons & de débauchés. Il donna pour second gentilhomme à S. E. [51] à la place de celui qu’il avoit foit chasser, un autre maquereau comme lui, qui tenoit bordel public à la croix de Malte; & ces deux coquins bien d’accord étoient d’une indécence égale à leur insolence. Hors la seule chambre de l’ambassadeur, qui même n’étoit pas trop en règle, il n’y avoit pas un seul coin dans la maison souffrable pour un honnête homme.
Comme S. E. ne soupoit pas, nous avions le soir, les gentilshommes & moi, une table particulière, o mangeoient aussi l’abbé de B[ini]s & les pages. Dans la plus vilaine gargote on est servi plus proprement, plus décemment, en linge moins sale & l’on a mieux à manger. On nous donnoit une seule petite chandelle bien noire, des assiettes d’étain, des fourchettes de fer.
Passe encore pour ce qui se faisoit en secret: mais on m’ôta ma gondole; seul de tous les secrétaires d’ambassadeur, j’étois forcé d’en louer une ou d’aller à pied; & je n’avois plus la livrée de S. E. que quand j’allois au sénat. D’ailleurs, rien de ce qui se passoit au dedans n’étoit ignoré dans la ville. Tous les officiers de l’ambassadeur jetoient des hauts cris. Dominique, la seule cause de tout, crioit le plus haut, sachant bien que l’indécence avec laquelle nous étions traités m’étoit plus sensible qu’à tous les autres. Seul de la maison, je ne disois rien au dehors; mais je me plaignois vivement à l’ambassadeur & du reste & de lui-même, qui, secrètement excité par son ame damnée, me faisoit chaque jour quelque nouvel affront. Forcé de dépenser beaucoup pour me tenir au pair avec mes confrères & convenablement [52] à mon poste, je ne pouvois arracher un sou de mes appointements; & quand je lui demandois de l’argent, il me parloit de son estime & de sa confiance, comme si elle eût dû remplir ma bourse & pourvoir à tout.
Ces deux bandits finirent par faire tourner tout-à-fait la tête à leur maître, qui ne l’avoit déjà pas trop droite & le ruinoient dans un brocantage continuel par des marchés de dupe, qu’ils lui persuadoient être des marchés d’escroc. Ils lui firent louer, sur la Brenta, un palazzo le double de sa valeur, dont ils partagèrent le surplus avec le propriétaire. Les appartemens en étoient incrustés en mosaïques & garnis de colonnes & de pilastres de très beaux marbres à la mode du pays. M. de M[ontaigu] fit superbement masquer tout cela d’une boiserie de sapin, par l’unique raison qu’à Paris les appartemens sont ainsi boisés. Ce fut par une raison semblable que, seul de tous les ambassadeurs qui étoient à Venise, il ôta l’épée à ses pages & la canne à ses valets de pied. Voilà quel étoit l’homme qui, toujours par le même motif peut-être, me prit en grippe, uniquement sur ce que je le servois fidellement.
J’endurai patiemment ses dédains, sa brutalité, ses mauvais traitements, tant qu’en y voyant de l’humeur, je crus n’y pas voir de la haine; mais dès que je vis le dessein formé de me priver de l’honneur que je méritois par mon bon service, je résolus d’y renoncer. La premiere marque que je reçus de sa mauvaise volonté fut à l’occasion d’un dîner qu’il devoit donner à M. le duc de Modène & à sa famille, qui étoient à Venise & dans lequel il me [53] signifia que je n’aurois pas place à sa table. Je lui répondis, piqué, mais sans me fâcher, qu’ayant l’honneur d’y dîner journellement, si M. le duc de Modène exigeoit que je m’en abstinsse quand il y viendroit, il étoit de la dignité de S. E. & de mon devoir de n’y pas consentir. Comment, dit-il avec emportement, mon secrétaire, qui même n’est pas gentilhomme, prétend dîner avec un souverain, quand mes gentilshommes n’y dînent pas? Oui, Monsieur, lui répliquai-je, le poste dont m’a honoré V. E. m’enoblit si bien tant que je le remplis, que j’ai même le pas sur vos gentilshommes ou soi-disant tels & suis admis où ils ne peuvent l’être. Vous n’ignorez pas que, le jour que vous ferez votre entrée publique, je suis appelé par l’étiquette & par un usage immémorial, à vous y suivre en habit de cérémonie & à l’honneur d’y dîner avec vous au palois de St. Marc, & je ne vais pas pourquoi un homme qui peut & doit manger en public avec le Doge & le sénat de Venise, ne pourroit pas manger en particulier avec M. le duc de Modène. Quoique l’argument fût sans réplique, l’Ambassadeur ne s’y rendit point: mais nous n’eûmes pas occasion de renouveler la dispute, M. le duc de Modène n’étant point venu dîner chez lui.
Dès-lors il ne cessa de me donner des désagrémens, de me faire des passe-droits, s’efforçant de m’ôter les petites prérogatives attachées à mon poste, pour les transmettre à son cher Vitali; & je suis sûr que s’il eût osé l’envoyer au sénat à ma place, il l’auroit foit. Il employoit ordinairement l’abbé de B[ini]s pour écrire dans son cabinet ses lettres particulières: [54] il se servit de lui pour écrire à M. de Maurepas une relation de l’affaire du capitaine Oliv & dans laquelle, loin de lui faire aucune mention de moi qui seul m’en étois mêlé, il m’ôtoit même l’honneur du verbal, dont il lui envoyoit un double, pour l’attribuer à Patizel, qui n’avoit pas dit un seul mot. Il vouloit me mortifier & complaire à son favori, mais non pas se défaire de moi. Il sentoit qu’il ne lui seroit plus aussi aisé de me trouver un successeur qu’à M. Follau, qui l’avoit déjà foit connaître. Il lui falloit absolument un secrétaire qui sût l’italien, à cause des réponses du sénat; qui fit toutes ses dépêches, toutes ses affaires sans qu’il se mêlât de rien; qui joignît au mérite de bien servir la bassesse d’être le complaisant de messieurs ses faquins de gentilshommes. Il vouloit donc me garder & me mater en me tenant loin de mon pays & du sien, sans argent pour y retourner; & il auroit réussi peut-être, s’il s’y fût pris modérément. Mais Vitali, qui avoit d’autres vues & qui vouloit me forcer de prendre mon parti, en vint à bout. Dès que je vis que je perdois toutes mes peines, que l’Ambassadeur me faisoit des crimes de mes services au lieu de m’en savoir gré, que je n’avois plus à espérer chez lui que désagrémens au dedans, injustice au dehors & que, dans le décri général où il s’étoit mis, ses mauvais offices pouvoient me nuire sans que les bons pussent me servir, je pris mon parti & lui demandai mon congé, lui laissant le tems de se pourvoir d’un secrétaire. Sans me dire ni oui ni non, il alla toujours son train. Voyant que rien n’alloit mieux & qu’il ne se mettoit en devoir de chercher personne, j’écrivis à son frère & lui [55] détaillant mes motifs, je le priai d’obtenir mon congé de S. E., ajoutant que de manière ou d’autre il m’étoit impossible de rester. J’attendis long-tems & n’eus point de réponse. Je commençois d’être fort embarrassé; mais l’ambassadeur reçut enfin une lettre de son frère. Il falloit qu’elle fût vive, car, quoiqu’il fût sujet à des emportemens très féroces, je ne lui en vis jamais un pareil. Après des torrens d’injures abominables, ne sachant plus que dire, il m’accusa d’avoir vendu ses chiffres. Je me mis à rire & lui demandai d’un ton moqueur s’il croyoit qu’il y eût dans tout Venise un homme assez sot pour en donner un écu. Cette réponse le fit écumer de rage. Il fit mine d’appeller ses gens pour me faire, dit-il, jetter par la fenêtre. Jusque-là j’avois été fort tranquille; mais à cette menace, la colere & l’indignation me transportèrent à mon tour. Je m’élançai vers la porte & après avoir tiré le bouton qui la fermoit en dedans: non pas, M. le comte, lui dis-je en revenant à lui d’un pas grave, vos gens ne se mêleront pas de cette affaire; trouvez bon qu’elle se passe entre nous. Mon action, mon air le calmèrent à l’instant même; la surprise & l’effroi se marquèrent dans son maintien. Quand je le vis revenu de sa furie, je lui fis mes adieux en peu de mots; puis, sans attendre sa réponse, j’allai rouvrir la porte, je sortis & passai posément dans l’antichambre au milieu de ses gens, qui se levèrent à l’ordinaire & qui, je crois, m’auroient plutôt prêté main-forte contre lui, qu’à lui contre moi. Sans remonter chez moi, je descendis l’escalier tout de suite & sortis sur le champ du palois pour n’y plus rentrer.
[56] J’allai droit chez M. le Blond lui conter l’aventure. Il en fut peu surpris; il connoissoit l’homme. Il me retint à dîner. Ce dîner, quoique impromptu, fut brillant; tous les François de considération qui étoient à Venise s’y trouvèrent: l’Ambassadeur n’eût pas un chat. Le consul conta mon cas à la compagnie. A ce récit il n’y eut qu’un cri, qui ne fut pas en faveur de Son Excellence. Elle n’avoit point réglé mon compte, ne m’avoit pas donné un sou; & réduit pour toute ressource à quelques louis que j’avois sur moi, j’étois dans l’embarras pour mon retour. Toutes les bourses me furent ouvertes. Je pris une vingtaine de sequins dans celle de M. le Blond, autant dans celle de M. de St. Cyr, avec lequel, après lui, j’avois le plus de liaison. Je remerciai tous les autres & en attendant mon départ, j’allai loger chez le chancelier du consulat, pour bien prouver au public que la nation n’étoit pas complice des injustices de l’ambassadeur.
Celui-ci, furieux de me voir fêté dans mon infortune & lui délaissé, tout Ambassadeur qu’il étoit, perdit tout à foit la tête & se comporta comme un forcené. Il s’oublia jusqu’à présenter un mémoire au sénat pour me faire arrêter. Sur l’avis que m’en donna l’abbé de B[ini]s, je résolus de rester encore quinze jours, au lieu de partir le surlendemain comme j’avois compté. On avoit vu & approuvé ma conduite; j’étois universellement estimé. La seigneurie ne daigna pas même répondre à l’extravagant mémoire de l’Ambassadeur & me fit dire par le consul que je pouvois rester à Venise aussi long-tems qu’il me plairoit, sans m’inquiéter des démarches d’un fou. Je continuai de voir mes amis: j’allai [57] prendre congé de M. l’ambassadeur d’Espagne, qui me reçut très bien, & du comte de Finochietti, ministre de Naples, que je ne trouvai pas, mais à qui j’écrivis & qui me répondit la lettre du monde la plus obligeante. Je partis enfin, ne laissant, malgré mes embarras, d’autres dettes que les empruns dont je viens de parler & une cinquante d’écus chez un marchand nommé Morandi, que Carrio se chargea de payer & que je ne lui ai jamais rendus, quoique nous nous soyons souvent revus depuis ce temps-là: mais quant aux deux empruns dont j’ai parlé, je les remboursai très exactement sitôt que la chose me fut possible.
Ne quittons pas Venise sans dire un mot des célèbres amusemens de cette ville, ou du moins de la très petite part que j’y pris durant mon séjour. On a vu dans le cours de ma jeunesse combien peu j’ai couru les plaisirs de cet âge, ou du moins ceux qu’on nomme ainsi. Je ne changeai pas de goût à Venise; mais mes occupations, qui d’ailleurs m’en auroient empêché, rendirent plus piquantes les récréations simples que je me permettais. La premiere & la plus douce étoit la société des gens de mérite, MM. le Blond, de St. Cyr, Carrio, Altuna & un gentilhomme Forlan dont j’ai grand regret d’avoir oublié le nom & dont je ne me rappelle point sans émotion l’aimable souvenir: c’étoit, de tous les hommes que j’ai connus dans ma vie, celui dont le coeur ressembloit le plus au mien. Nous étions liés aussi avec deux ou trois Anglois pleins d’esprit & de connaissances, passionnés de la musique ainsi que nous. Tous ces Messieurs avoient leurs femmes, ou leurs amies ou leurs maîtresses, [58] ces dernières presque toutes filles à talents, chez lesquelles on faisoit de la musique ou des bals. On y jouoit aussi, mais très peu; les goûts vifs, les talents, les spectacles nous rendoient cet amusement insipide. Le jeu n’est que la ressource des gens ennuyés. J’avois apporté de Paris le préjugé qu’on a dans ce pays-là contre la musique italienne: mais j’avois aussi reçu de la nature cette sensibilité de tact contre laquelle les préjugés ne tiennent pas. J’eus bientôt pour cette musique la passion qu’elle inspire à ceux qui sont faits pour en juger. En écoutant les barcarolles, je trouvois que je n’avois pas oui chanter jusqu’àlors; & bientôt je m’engouai tellement de l’Opéra, qu’ennuyé de babiller, manger & jouer dans les loges, quand je n’aurois voulu qu’écouter, je me dérobois souvent à la compagnie pour aller d’un autre côté. Là, tout seul, enfermé dans ma loge, je me livrais, malgré la longueur du spectacle, au plaisir d’en jouir à mon aise jusqu’à la fin. Un jour, au théâtre de St. Chrysostome, je m’endormis & bien plus profondément que je n’aurois foit dans mon lit. Les airs bruyans & brillans ne me réveillèrent point; mais qui pourroit exprimer la sensation délicieuse que me firent la douce harmonie & les chants angéliques de celui qui me réveilla! Quel réveil, quels ravissements, quelle extase quand j’ouvris au même instant les oreilles & les yeux! Ma premiere idée fut de me croire en paradis. Ce morceau ravissant, que je me rappelle encore & que je n’oublierai de ma vie, commençoit ainsi:
Conservami la bella
Che si m’accende il cor.
[59] Je voulus avoir ce morceau: je l’eus & je l’ai gardé longtemps; mais il n’étoit pas sur mon papier comme dans ma mémoire. C’étoit bien la même note, mais ce n’étoit pas la même chose. Jamais cet air divin ne peut être exécuté que dans ma tête, comme il le fut le jour qu’il me réveilla.
Une musique à mon gré bien supérieure à celle des opéras & qui n’a pas sa semblable en Italie, ni dans le reste du monde, est celle des scuole. Les scuole sont des maisons de charité établies pour donner l’éducation à des jeunes filles sans bien & que la république dote ensuite soit pour le mariage, soit pour le cloître. Parmi les talens qu’on cultive dans ces jeunes filles, la musique est au premier rang. Tous les dimanches à l’église de ces quatre scuole, on a durant les vêpres des motets à grand choeur & en grand orchestre, composés & dirigés par les plus grands maîtres de l’Italie, exécutés dans des tribunes grillées, uniquement par des filles dont la plus vieille n’a pas vingt ans. Je n’ai l’idée de rien d’aussi voluptueux, d’aussi touchant que cette musique: les richesses de l’art, le goût exquis des chants, la beauté des voix, la justesse de l’exécution, tout dans ces délicieux concerts concourt à produire une impression qui n’est assurément pas du bon costume, mais dont je doute qu’aucun coeur d’homme soit à l’abri. Jamais Carrio ni moi ne manquions ces vêpres aux Mendicanti & nous n’étions pas les seuls. L’église étoit toujours pleine d’amateurs, les acteurs même de l’Opéra venoient se former au vrai goût du chant sur ces excellens modèles. Ce qui me désoloit étoit [60] ces maudites grilles qui ne laissoient passer que des sons & me cachoient les anges de beauté dont ils étoient dignes. Je ne parlois d’autre chose. Un jour que j’en parlois chez M. le Blond: Si vous êtes si curieux, me dit-il, de voir ces petites filles, il est aisé de vous contenter. Je suis un des administrateurs de la maison; je veux vous y donner à goûter avec elles. Je ne le laissai pas en repos qu’il ne m’eût tenu parole. En entrant dans le salon qui renfermoit ces beautés si convoitées, je sentis un frémissement d’amour que je n’avois jamais éprouvé. M. le Blond me présenta l’une après l’autre ces chanteuses célèbres dont la voix & le nom étoient tout ce qui m’étoit connu. Venez, Sophie... Elle étoit horrible. Venez, Cattina... Elle étoit borgne. Venez, Bettina..; la petite vérole l’avoit défigurée. Presque pas une n’étoit sans quelque notable défaut. Le bourreau rioit de ma cruelle surprise. Deux ou trois cependant me parurent passables; elles ne chantoient que dans les choeurs. J’étois désolé. Durant le goûter, on les agaça, elles s’égayèrent. La laideur n’exclut pas les grâces; je leur en trouvai. Je me disais: on ne chante pas ainsi sans ame; elles en ont. Enfin ma façon de les voir changea si bien, que je sortis presque amoureux de tous ces laiderons. J’osois à peine retourner à leurs vêpres. J’eus de quoi me rassurer. Je continuai de trouver leurs chants délicieux & leurs voix fardoient si bien leurs visages, que tant qu’elles chantoient, je m’obstinais, en dépit de mes yeux, à les trouver belles.
La musique en Italie coûte si peu de chose, que ce n’est pas la peine de s’en faire faute quand on a du goût pour elle. [61] Je louai un clavecin & pour un petit écu j’avois chez moi quatre ou cinq symphonistes, avec lesquels je m’exerçois une fois la semaine à exécuter les morceaux qui m’avoient foit le plus de plaisir à l’Opéra. J’y fis essayer aussi quelques symphonies de mes Muses galantes. Soit qu’elles plussent ou qu’on me voulût cajoler, le maître des ballets de St. Jean Chrysostome m’en fit demander deux que j’eus le plaisir d’entendre exécuter par cet admirable orchestre & qui furent dansées par une petite Bettina, jolie & sur-tout aimable fille, entretenue par un Espagnol de nos amis appelé Fagoaga & chez laquelle nous allions passer la soirée assez souvent. Mais à propos de filles, ce n’est pas dans une ville comme Venise qu’on s’en abstient: n’avez-vous rien, pourroit-on me dire, à confesser sur cet article? Oui, j’ai quelque chose à dire en effet & je vais procéder à cette confession avec la même naïveté que j’ai mise à toutes les autres.
J’ai toujours eu du dégoût pour les filles publiques & je n’avois pas à Venise autre chose à ma portée, l’entrée de la plupart des maisons du pays m’étant interdite à cause de ma place. Les filles de M. le Blond étoient très aimables, mais d’un difficile abord; & je considérois trop le père & la mère pour penser même à les convoiter.
J’aurois eu plus de goût pour une jeune personne appelée Mlle. de Catanéo, fille de l’agent du roi de Prusse, mais Carrio étoit amoureux d’elle, il a même été question de mariage. Il étoit à son aise & je n’avois rien; il avoit cent louis d’appointements, je n’avois que cent pistoles; & outre que je ne voulois pas aller sur les brisées d’un ami, je savois [62] que partout & sur-tout à Venise, avec une bourse aussi mal garnie, on ne doit pas se mêler de faire le galant. Je n’avois pas perdu la funeste habitude de donner le change à mes besoins; & trop occupé pour sentir vivement ceux que le climat donne, je vécus près d’un an dans cette ville aussi sage que j’avois foit à Paris & j’en suis reparti au bout de dix-huit mais sans avoir approché du sexe que deux seules fois, par les singulières occasions que je vais dire.
La premiere me fut procurée par l’honnête gentilhomme Vitali, quelque tems après l’excuse que je l’obligeai de me demander dans toutes les formes. On parloit à table des amusemens de Venise. Ces messieurs me reprochoient mon indifférence pour le plus piquant de tous, vantant la gentillesse des courtisanes vénitiennes & disant qu’il n’y en avoit point au monde qui les valussent. Dominique dit qu’il falloit que je fisse connoissance avec la plus aimable de toutes; qu’il vouloit m’y mener & que j’en serois content. Je me mis à rire de cette offre obligeante & le Comte Peati, homme déjà vieux & vénérable, dit, avec plus de franchise que je n’en aurois attendu d’un Italien, qu’il me croyoit trop sage pour me laisser mener chez des filles par mon ennemi. Je n’en avois en effet ni l’intention ni la tentation; & malgré cela, par une de ces inconséquences que j’ai peine à comprendre moi-même, je finis par me laisser entraîner contre mon goût, mon coeur, ma raison, ma volonté même, uniquement par faiblesse, par honte de marquer de la défiance & comme on dit dans ce pays-là, per non parer troppo coglione. La Padoana chez qui nous allâmes étoit d’une assez [63] jolie figure, belle même, mais non pas d’une beauté qui me plût. Dominique me laissa chez elle; je fis venir des sorbetti, je la fis chanter & au bout d’une demi-heure, je voulus m’en aller, en laissant sur la table un ducat; mais elle eut le singulier scrupule de n’en vouloir point qu’elle ne l’eût gagné & moi la singulière bêtise de lever son scrupule. Je m’en revins au palais, si persuadé que j’étois poivré, que la premiere chose que je fis en arrivant fut d’envoyer chercher le chirurgien pour lui demander des tisanes. Rien ne peut égaler le malaise d’esprit que je souffris durant trois semaines, sans qu’aucune incommodité réelle, aucun signe apparent le justifiât. Je ne pouvois concevoir qu’on pût sortir impunément des bras de la Padoana. Le chirurgien lui-même eut toute la peine imaginable à me rassurer. Il n’en put venir à bout qu’en me persuadant que j’étois conformé d’une façon particulière à ne pouvoir pas aisément être infecté; & quoique je me sais moins exposé peut-être qu’aucun autre homme à cette expérience, ma santé, de ce côté, n’ayant jamais reçu d’atteinte, m’est une preuve que le chirurgien avoit raison. Cette opinion cependant ne m’a jamais rendu téméraire; & si je tiens en effet cet avantage de la nature, je puis dire que je n’en ai pas abusé.
Mon autre aventure, quoique avec une fille aussi, fut d’une espèce bien différente & quant à son origine & quant à ses effets. J’ai dit que le capitaine Olivet m’avoit donné à dîner sur son bord & que j’y avois mené le secrétaire d’Espagne. Je m’attendois au salut du canon. L’équipage nous reçut en haie, mais il n’y eut pas une amorce brûlée, ce [64] qui me mortifia beaucoup à cause de Carrio, que je vis en être un peu piqué; & il étoit vrai que sur les vaisseaux marchands on accordoit le salut du canon à des gens qui ne nous valoient certainement pas; d’ailleurs, je croyois avoir mérité quelque distinction du capitaine. Je ne pus me déguiser, parce que cela m’est toujours impossible; & quoique le dîner fût très bon & qu’Olivet en fît très bien les honneurs, je le commençai de mauvaise humeur, mangeant peu, & parlant encore moins.
A la premiere santé, du moins, j’attendois une salve: rien. Carrio, qui me lisoit dans l’âme, rioit de me voir grogner comme un enfant. Au tiers du dîner, je vais approcher une gondole. Ma foi, monsieur, me dit le capitaine, prenez garde à vous, voici l’ennemi. Je lui demande ce qu’il veut dire: il répond en plaisantant. La gondole aborde & j’en vais sortir une jeune personne éblouissante, fort coquettement mise & fort leste, qui dans trois sauts fut dans la chambre; & je la vis établie à côté de moi avant que j’eusse apperçu qu’on y avoit mis un couvert. Elle étoit aussi charmante que vive, une brunette de vingt ans au plus. Elle ne parloit qu’italien; son accent seul eût suffi pour me tourner la tête. Tout en mangeant, tout en causant, elle me regarde, me fixe un moment, puis s’écriant: Bonne Vierge! ah! mon cher Brémond, qu’il y a de tems que je ne t’ai vu! se jette entre mes bras, colle sa bouche contre la mienne & me serre à m’étouffer. Ses grands yeux noirs à l’orientale lançoient dans mon coeur des traits de feu; & quoique la surprise fît d’abord quelque diversion, la volupté me gagna [65] très-rapidement, au point que, malgré les spectateurs il fallut bientôt que cette belle me contînt elle-même; car j’étois ivre ou plutôt furieux. Quand elle me vit au point où elle me vouloit, elle mit plus de modération dans ses caresses, mais non dans sa vivacité; & quand il lui plut de nous expliquer la cause vraie ou fausse de toute cette pétulance, elle nous dit que je ressemblais, à s’y tromper, à M. de Brémond, directeur des douanes de Toscane, qu’elle avoit raffolé de ce M. de Brémond; qu’elle en raffoloit encore; qu’elle l’avoit quitté, parce qu’elle étoit une sotte; qu’elle me prenoit à sa place; qu’elle vouloit m’aimer parce que cela lui convenoit; qu’il falloit, par la même raison, que je l’aimasse tant que cela lui conviendroit; & que, quand elle me planteroit là, je prendrois patience comme avoit foit son cher Brémond. Ce qui fut dit fut foit. Elle prit possession de moi comme d’un homme à elle, me donnoit à garder ses gants, son éventail, son cinda, sa coiffe; m’ordonnoit d’aller ici ou là, de faire ceci ou cela & j’obéissais. Elle me dit d’aller renvoyer sa gondole, parce qu’elle vouloit se servir de la mienne & j’y fus; elle me dit de m’ôter de ma place & de prier Carrio de s’y mettre, parce qu’elle avoit à lui parler & je le fis. Ils causèrent très long-tems ensemble & tout bas; je les laissai faire. Elle m’appela, je revins. Ecoute Zanetto, me dit-elle; je ne veux point être aimée à la française & même il n’y feroit pas bon: au premier moment d’ennui, va-t-’en. Mais ne reste pas à demi, je t’en avertis. Nous allâmes après le dîner voir la verrerie à Murano. Elle acheta beaucoup de petites breloques [66] qu’elle nous laissa payer sans façon; mais elle donna partout des tringueltes beaucoup plus forts que tout ce que nous avions dépensé. Par l’indifférence avec laquelle elle jetoit son argent & nous laissoit jetter le nôtre, on voyoit qu’il n’étoit d’aucun prix pour elle. Quand elle se faisoit payer, je crois que c’étoit par vanité plus que par avarice. Elle s’applaudissoit du prix qu’on mettoit à ses faveurs.
Le soir nous la ramenâmes chez elle. Tout en causant, je vis deux pistolets sur sa toilette. Ah! ah! dis-je en en prenant un, voici une boîte à mouches de nouvelle fabrique; pourroit-on savoir quel en est l’usage? Je vous connois d’autres armes qui font feu mieux que celles-là. Après quelques plaisanteries sur le même ton, elle nous dit, avec une naive fierté qui la rendoit encore plus charmante: Quand j’ai des bontés pour des gens que je n’aime point, je leur fois payer l’ennui qu’ils me donnent; rien n’est plus juste: mais en endurant leurs caresses, je ne veux pas endurer leurs insultes, & je ne manquerai pas le premier qui me manquera.
En la quittant, j’avois pris son heure pour le lendemain. Je ne la fis pas attendre. Je la trouvai in vestito di confidenza: dans un déshabillé plus que galant, qu’on ne connaît que dans les pays méridionaux & que je ne m’amuserai pas à décrire, quoique je me le rappelle trop bien. Je dirai seulement que ses manchettes & son tour de gorge étoient bordés d’un fil de soie garni de pompons couleur de rose. Cela me parut animer une fort belle peau. Je vis ensuite que c’étoit la mode à Venise; & l’effet en est si charmant, que je suis surpris que cette mode n’ait jamais [67] passé en France. Je n’avois point d’idée des voluptés qui m’attendoient. J’ai parlé de Mde. de L[arnag]e, dans les transports que son souvenir me rend quelquefois encore; mais qu’elle étoit vieille & laide & froide auprès de ma Zulietta! Ne tâchez pas d’imaginer les charmes & les grâces de cette fille enchanteresse, vous resteriez trop loin de la vérité. Les jeunes vierges des cloîtres sont moins fraîches, les beautés du sérail sont moins vives, les houris du paradis sont moins piquantes. Jamais si douce jouissance ne s’offrit au coeur & aux sens d’un mortel. Ah! du moins, si je l’avois sçu goûter pleine & entière un seul moment... Je la goûtai, mais sans charme. J’en émoussai toutes les délices; je les tuai comme à plaisir. Non, la nature ne m’a point foit pour jouir. Elle a mis dans ma mauvaise tête le poison de ce bonheur ineffable, dont elle a mis l’appétit dans mon coeur.
S’il est une circonstance de ma vie qui peigne bien mon naturel, c’est celle que je vais raconter. La force avec laquelle je me rappelle en ce moment l’objet de mon livre me fera mépriser ici la fausse bienséance qui m’empêcheroit de le remplir. Qui que vous soyez, qui voulez connoître un homme, osez lire les deux ou trois pages suivantes: vous allez connoître à plein J. J. Rousseau.
J’entrai dans la chambre d’une courtisane comme dans le sanctuaire de l’amour & de la beauté; j’en crus voir la divinité dans sa personne. Je n’aurois jamais cru que, sans respect & sans estime, on pût rien sentir de pareil à ce qu’elle me fit éprouver. A peine eus-je connu, dans les premières familiarités, le prix de ses charmes & de ses caresses, que [68] de peur d’en perdre le fruit d’avance, je voulus me hâter de le cueillir. Tout à coup, au lieu des flammes qui me dévoroient, je sens un froid mortel couler dans mes veines; les jambes me flageolent, & prêt à me trouver mal, je m’assieds, & je pleure comme un enfant.
Qui pourroit deviner la cause de mes larmes, & ce qui me passoit par la tête en ce moment? Je me disais: Cet objet dont je dispose est le chef-d’oeuvre de la nature & de l’amour; l’esprit, le corps, tout en est parfait; elle est aussi bonne & généreuse qu’elle est aimable & belle; les grands, les princes devroient être ses esclaves; les sceptres devroient être à ses pieds. Cependant la voilà, misérable coureuse, livrée au public; un capitaine de vaisseau marchand dispose d’elle; elle vient se jetter à ma tête, à moi qu’elle soit qui n’ai rien, à moi dont le mérite, qu’elle ne peut connaître, est nul à ses yeux. Il y a là quelque chose d’inconcevable. Ou mon coeur me trompe, fascine mes sens & me rend la dupe d’une indigne salope, ou il faut que quelque défaut secret que j’ignore détruise l’effet de ses charmes & la rende odieuse à ceux qui devroient se la disputer. Je me mis à chercher ce défaut avec une contention d’esprit singulière & il ne me vint pas même à l’esprit que la v... pût y avoir part. La fraîcheur de ses chairs, l’éclat de son coloris, la blancheur de ses dents, la douceur de son haleine, l’air de propreté répandu sur toute sa personne éloignoient de moi si parfaitement cette idée, qu’en doute encore sur mon état depuis la Padoana, je me faisois plutôt un scrupule de n’être pas assez sain pour elle & je suis [69] très-persuadé qu’en cela ma confiance ne me trompoit pas. Ces réflexions, si bien placées, m’agitèrent au point d’en pleurer. Zulietta, pour qui cela faisoit sûrement un spectacle tout nouveau dans la circonstance, fut un moment interdite. Mais, ayant foit un tour de chambre & passé devant son miroir, elle comprit & mes yeux lui confirmèrent que le dégoût n’avoit pas de part à ce rat. Il ne lui fut pas difficile de m’en guérir & d’effacer cette petite honte. Mais au moment que j’étois prêt à me pâmer sur une gorge qui sembloit pour la premiere fois souffrir la bouche & la main d’un homme, je m’apperçus qu’elle avoit un téton borgne. Je me frappe, j’examine, je crois voir que ce téton n’est pas conformé comme l’autre. Me voilà cherchant dans ma tête comment on peut avoir un téton borgne; & persuadé que cela tenoit à quelque notable vice naturel, à force de tourner & retourner cette idée, je vis clair comme le jour que dans la plus charmante personne dont je pusse me former l’image, je ne tenois dans mes bras qu’une espèce de monstre, le rebut de la nature, des hommes & de l’amour. Je poussai la stupidité jusqu’à lui parler de ce téton borgne. Elle prit d’abord la chose en plaisantant & dans son humeur folâtre, dit & fit des choses à me faire mourir d’amour. Mais, gardant un fonds d’inquiétude que je ne pus lui cacher, je la vis enfin rougir, se rajuster, se redresser & sans dire un seul mot, s’aller mettre à sa fenêtre. Je voulus m’y mettre à côté d’elle; elle s’en ôta, fut s’asseoir sur un lit de repos, se leva le moment d’après; & se promenant par la chambre en s’éventant, me dit d’un ton [70] froid & dédaigneux: Zanetto, lascia le donne, e studia la matematica.
Avant de la quitter, je lui demandai pour le lendemain un autre rendez-vous, qu’elle remit au troisième jour, en ajoutant, avec un sourire ironique, que je devois avoir besoin de repos. Je passai ce tems mal à mon aise, le coeur plein de ses charmes & de ses grâces, sentant mon extravagance, me la reprochant, regrettant les momens si mal employés, qu’il n’avoit tenu qu’à moi de rendre les plus doux de ma vie, attendant avec la plus vive impatience celui d’en réparer la perte & néanmoins inquiet encore, malgré que j’en eusse, de concilier les perfections de cette adorable fille avec l’indignité de son état. Je courus, je volai chez elle à l’heure dite. Je ne sais si son tempérament ardent eût été plus content de cette visite; son orgueil l’eût été du moins & je me faisois d’avance une jouissance délicieuse de lui montrer de toutes manières comment je savois réparer mes torts. Elle m’épargna cette épreuve. Le gondolier, qu’en abordant j’envoyai chez elle, me rapporta qu’elle étoit partie la veille pour Florence. Si je n’avois pas senti tout mon amour en la possédant, je le sentis bien cruellement en la perdant. Mon regret insensé ne m’a point quitté. Tout aimable, toute charmante qu’elle étoit à mes yeux, je pouvois me consoler de la perdre; mais de quoi je n’ai pu me consoler, je l’avoue, c’est qu’elle n’ait emporté de moi qu’un souvenir méprisant.
Voilà mes deux histoires. Les dix-huit mais que j’ai passés à Venise, ne m’ont fourni de plus à dire, qu’un simple [71] projet tout au plus. Carrio étoit galant. Ennuyé de n’aller toujours que chez des filles engagées à d’autres, il eut la fantaisie d’en avoir une à son tour; & comme nous étions inséparables, il me proposa l’arrangement, peu rare à Venise, d’en avoir une à nous deux. J’y consentis. Il s’agissoit de la trouver sûre. Il chercha tant qu’il déterra une petite fille de onze à douze ans, que son indigne mère cherchoit à vendre. Nous fûmes la voir ensemble. Mes entrailles s’émurent en voyant cette enfant. Elle étoit blonde & douce comme un agneau; on ne l’auroit jamais crue Italienne. On vit pour très peu de chose à Venise: nous donnâmes quelque argent à la mère & pourvûmes à l’entretien de la fille. Elle avoit de la voix: pour lui procurer un talent de ressource, nous lui donnâmes une épinette & un maître à chanter. Tout cela nous coûtoit à peine à chacun deux sequins par mois & nous en épargnoit davantage en autres dépenses; mais comme il falloit attendre qu’elle fût mûre, c’étoit semer beaucoup avant que de recueillir. Cependant, contens d’aller là passer les soirées, causer & jouer très innocemment avec cette enfant, nous nous amusions plus agréablement peut-être que si nous l’avions possédée. Tant il est vrai que ce qui nous attache le plus aux femmes est moins la débauche qu’un certain agrément de vivre auprès d’elles. Insensiblement mon coeur s’attachoit à la petite Anzoletta, mais d’un attachement paternel, auquel les sens avoient si peu de part, qu’à mesure qu’il augmentoit il m’auroit été moins possible de les y faire entrer, & je sentois que j’aurois eu horreur d’approcher cette fille devenue nubile comme d’un inceste abominable. [72] Je voyois les sentimens du bon Carrio prendre à son insu, le même tour. Nous nous ménagions, sans y penser, des plaisirs non moins doux, mais bien différens de ceux dont nous avions d’abord eu l’idée; & je suis certain que, quelque belle qu’eût pu devenir cette pauvre enfant, loin d’être jamais les corrupteurs de son innocence, nous en aurions été les protecteurs. Ma catastrophe, arrivée peu de tems après, ne me laissa pas celui d’avoir part à cette bonne oeuvre; & je n’ai à me louer dans cette affaire que du penchant de mon coeur. Revenons à mon voyage.
Mon premier projet en sortant de chez M. de M[ontaig]u, étoit de me retirer à Genève, en attendant qu’un meilleur sort, écartant les obstacles, pût me réunir à ma pauvre maman. Mais l’éclat qu’avoit foit notre querelle & la sottise qu’il fit d’en écrire à la Cour, me fit prendre le parti d’aller moi-même y rendre compte de ma conduite & me plaindre de celle d’un forcené. Je marquai de Venise ma résolution à M. du Theil, chargé par intérim des affaires étrangères après la mort de M. Amelot. Je partis aussitôt que ma lettre: je pris ma route par Bergame, Côme & Domo d’Ossola; je traversai le Simplon. A Sion, M. de Chaignon, chargé des affaires de France, me fit mille amitiés; à Genève, M. de la Closure m’en fit autant. J’y renouvelai connoissance avec M. de Gauffecourt, dont j’avois quelque argent à recevoir. J’avois traversé Nyon sans voir mon père: non qu’il ne m’en coûtât extrêmement, mais je n’avois pu me résoudre à me montrer à ma belle-mère après mon désastre, certain qu’elle me jugeroit sans vouloir m’écouter. Le libraire Du Villard, [73] ancien ami de mon père, me reprocha vivement ce tort. Je lui en dis la cause; & pour le réparer sans m’exposer à voir ma belle-mère, je pris une chaise & nous fûmes ensemble à Nyon descendre au cabaret. Du Villard s’en fut chercher mon pauvre père, qui vint tout courant m’embrasser. Nous soupâmes ensemble & après avoir passé une soirée bien douce à mon coeur, je retournai le lendemain matin à Genève avec Du Villard, pour qui j’ai toujours conservé de la reconnoissance du bien qu’il me fit en cette occasion.
Mon plus court chemin n’étoit pas par Lyon, mais j’y voulus passer pour vérifier une friponnerie bien basse de M. de M[ontaigu]. J’avois foit venir de Paris une petite caisse contenant une veste brodée en or, quelques paires de manchettes & six paires de bas de soie blancs; rien de plus. Sur la proposition qu’il m’en fit lui-même, je fis ajouter cette caisse, ou plutôt cette boîte, à son bagage. Dans le mémoire d’apothicaire qu’il voulut me donner en payement de mes appointemens & qu’il avoit écrit de sa main, il avoit mis que cette boîte, qu’il appeloit ballot, pesoit onze quintaux & il m’en avoit passé le port à un prix énorme. Par les soins de M. Boy-de-la-Tour auquel j’étois recommandé par M. Roguin son oncle, il fut vérifié, sur les registres des douanes de Lyon & de Marseille, que ledit ballot ne pesoit que quarante-cinq livres & n’avoit payé le port qu’à raison de ce poids. Je joignis cet extroit authentique au mémoire de M. de M[ontaig]u & muni de ces pièces & de plusieurs autres de la même force, je me rendis à Paris, [74] très impatient d’en faire usage. J’eus, durant toute cette longue route, de petites aventures à Côme, en Valois & ailleurs. Je vis plusieurs choses, entre autres les îles Borromées, qui mériteroient d’être décrites; mais le tems me gagne, les espions m’obsèdent; je suis forcé de faire à la hâte & mal un travail qui demanderoit le loisir & la tranquillité qui me manquent. Si jamais la Providence, jetant les yeux sur moi, me procure enfin des jours plus calmes, je les destine à refondre, si je puis, cet ouvrage, ou à y faire du moins un supplément dont je sens qu’il a grand besoin.* [*J’a renoncé à ce projet.]
Le bruit de mon histoire m’avoit devancé & en arrivant je trouvai que dans les bureaux & dans le public tout le monde étoit scandalisé des folies de l’ambassadeur. Malgré cela, malgré le cri public dans Venise, malgré les preuves sans réplique que j’exhibais, je ne pus obtenir aucune justice. Loin d’avoir ni satisfaction ni réparation, je fus même laissé à la discrétion de l’Ambassadeur pour mes appointemens & cela par l’unique raison que n’étant pas Français, je n’avois pas droit à la protection nationale & que c’étoit une affaire particulière entre lui & moi. Tout le monde convint avec moi que j’étois offensé, lésé, malheureux; que l’Ambassadeur étoit un extravagant cruel, inique & que toute cette affaire le déshonoroit à jamais. Mais quoi! Il étoit l’ambassadeur; je n’étois, moi, que le secrétaire.
Le bon ordre, ou ce qu’on appelle ainsi, vouloit que je n’obtinsse aucune justice & je n’en obtins aucune. Je m’imaginai qu’à force de crier & de traiter publiquement ce fou [75] comme il le méritoit, on me diroit à la fin de me taire; & c’étoit ce que j’attendais, bien résolu de n’obéir qu’après qu’on auroit prononcé. Mais il n’y avoit point alors de ministre des affaires étrangères. On me laissa clabauder, on m’encouragea même, on faisoit chorus; mais l’affaire en resta toujours là, jusqu’à ce que, las d’avoir toujours raison & jamais justice, je perdis enfin courage & plantai là tout.
La seule personne qui me reçut mal & dont j’aurois le moins attendu cette injustice, fut Mde. de B[euzenva]l. Toute pleine des prérogatives du rang & de la noblesse, elle ne put jamais se mettre dans la tête qu’un ambassadeur pût avoir tort avec son secrétaire. L’accueil qu’elle me fit fut conforme à ce préjugé. J’en fus si piqué, qu’en sortant de chez elle je lui écrivis une des fortes & vives lettres que j’aye peut-être écrites & n’y suis jamais retourné. Le P. Castel me reçut mieux; mais à travers le patelinage jésuitique, je le vis suivre assez fidèlement une des grandes maximes de la Société, qui est d’immoler toujours le plus foible au plus puissant. Le vif sentiment de la justice de ma cause & ma fierté naturelle ne me laissèrent pas endurer patiemment cette partialité. Je cessai de voir le P. Castel, & par là d’aller aux Jésuites, où je ne connoissois que lui seul. D’ailleurs l’esprit tyrannique & intrigant de ses confrères, si différent de la bonhomie du bon pere Hemet, me donnoit tant d’éloignement pour leur commerce, que je n’en ai vu aucun depuis ce temps-là, si ce n’est le P. Berthier, que je vis deux ou trois fois chez M. D[upi]n, [76] avec lequel il travailloit de toute sa force à la réfutation de Montesquieu.
Achevons, pour n’y plus revenir, ce qui me reste à dire de M. de M[ontaigu]. Je lui avois dit dans nos démêlés qu’il ne lui falloit pas un secrétaire, mais un clerc de procureur. Il suivit cet avis & me donna réellement pour successeur un vrai procureur, qui dans moins d’un an lui vola vingt ou trente mille livres. Il le chassa, le fit mettre en prison; chassa ses gentilshommes avec esclandre & scandale, se fit partout des querelles, reçut des affronts qu’un valet n’endureroit pas & finit, à force de folies, par se faire rappeler & renvoyer planter ses choux. Apparemment que, parmi les réprimandes qu’il reçut à la Cour, son affaire avec moi ne fut pas oubliée; du moins, peu de tems après son retour, il m’envoya son maître-d’hôtel pour solder mon compte, & me donner de l’argent. J’en manquois dans ce moment-là; mes dettes de Venise, dettes d’honneur si jamais il en fut, me pesoient sur le coeur. Je saisis le moyen qui se présentoit de les acquitter, de même que le billet de Z[anett]o N[an]i. Je reçus ce qu’on voulut me donner; je payai toutes mes dettes & je restai sans un sou, comme auparavant, mais soulagé d’un poids qui m’étoit insupportable. Depuis lors, je n’ai plus entendu parler de M. de M[ontaigu] qu’à sa mort, que j’appris par la voix publique. Que Dieu fasse paix à ce pauvre homme! Il étoit aussi propre au métier d’Ambassadeur que je l’avois été dans mon enfance à celui de grapignan. Cependant il n’avoit tenu qu’à lui de se soutenir honorablement [77] par mes services & de me faire avancer rapidement dans l’état auquel le comte de Gouvon m’avoit destiné dans ma jeunesse & dont par moi seul je m’étois rendu capable dans un âge plus avancé.
La justice & l’inutilité de mes plaintes me laissèrent dans l’âme un germe d’indignation contre nos sottes institutions civiles, où le vrai bien public & la véritable justice sont toujours sacrifiés à je ne sais quel ordre apparent, destructeur en effet de tout ordre & qui ne foit qu’ajouter la sanction de l’autorité publique à l’oppression du foible & à l’iniquité du fort. Deux choses empêchèrent ce germe de se développer pour lors comme il a foit dans la suite: l’une qu’il s’agissoit de moi dans cette affaire & que l’intérêt privé, qui n’a jamais rien produit de grand & de noble, ne sauroit tirer de mon coeur les divins élans qu’il n’appartient qu’au plus pur amour du juste & du beau d’y produire. L’autre fut le charme de l’amitié, qui tempéroit & calmoit ma colere par l’ascendant d’un sentiment plus doux. J’avois foit connoissance à Venise avec un Biscayen, ami de mon ami Carrio & digne de l’être de tout homme de bien. Cet aimable jeune homme, né pour tous les talens & pour toutes les vertus, venoit de faire le tour de l’Italie pour prendre le goût des beaux-arts; & n’imaginant rien de plus à acquérir, il vouloit s’en retourner en droiture dans sa patrie. Je lui dis que les arts n’étoient que le délassement d’un génie comme le sien, foit pour cultiver les sciences; & je lui conseillai, pour en prendre le goût, un voyage & six mais de séjour à Paris. Il me [78] crut & fut à Paris. Il y étoit & m’attendoit quand j’y arrivai. Son logement étoit trop grand pour lui; il m’en offrit la moitié; je l’acceptai. Je le trouvai dans la ferveur des hautes connaissances. Rien n’étoit au-dessus de sa portée; il dévoroit & digéroit tout avec une prodigieuse rapidité. Comme il me remercia d’avoir procuré cet aliment à son esprit, que le besoin de savoir tourmentoit sans qu’il s’en doutât lui-même! Quels trésors de lumières & de vertus je trouvai dans cette ame forte! Je sentis que c’étoit l’ami qu’il me falloit: nous devînmes intimes. Nos goûts n’étoient pas les mêmes; nous disputions toujours. Tous deux opiniâtres, nous n’étions jamais d’accord sur rien. Avec cela nous ne pouvions nous quitter, & tout en nous contrariant sans cesse, aucun des deux n’eût voulu que l’autre fût autrement.
Ignacio Emmanuel de Altuna étoit un de ces hommes rares que l’Espagne seule produit & dont elle produit trop peu pour sa gloire. Il n’avoit pas ces violentes passions nationales communes dans son pays; l’idée de la vengeance ne pouvoit pas plus entrer dans son esprit que le désir dans son coeur. Il étoit trop fier pour être vindicatif & je lui ai souvent oui dire avec beaucoup de sang-froid qu’un mortel ne pouvoit pas offenser son ame. Il étoit galant sans être tendre. Il jouoit avec les femmes comme avec de jolis enfans. Il se plaisoit avec les maîtresses de ses amis; mais je ne lui en ai jamais vu aucune, ni aucun désir d’en avoir. Les flammes de la vertu, dont son coeur étoit dévoré, ne permirent jamais à celles de ses sens de naître.
[79] Après ses voyages il s’est marié; il est mort jeune; il a laissé des enfans; & je suis persuadé, comme de mon existence, que sa femme est la premiere & la seule qui lui ait foit connoître les plaisirs de l’amour. A l’extérieur, il étoit dévot comme un Espagnol, mais en dedans, c’étoit la piété d’un ange. Hors moi, je n’ai vu que lui seul de tolérant depuis que j’existe. Il ne s’est jamais informé d’aucun homme comment il pensoit en matière de religion. Que son ami fût juif, protestant, Turc, bigot, athée, peu lui importoit, pourvu qu’il fût honnête homme. Obstiné, têtu pour des opinions indifférentes, dès qu’il s’agissoit de religion, même de morale, il se recueilloit, se taisoit, ou disoit simplement: je ne suis chargé que de moi. Il est incroyable qu’on puisse associer autant d’élévation d’âme avec un esprit de détail port jusqu’à la minutie. Il partageoit & fixoit d’avance l’emploi de sa journée par heures, quarts d’heure & minutes & suivoit cette distribution avec un tel scrupule, que si l’heure eût sonné tandis qu’il lisoit sa phrase, il eût fermé le livre sans achever. De toutes ces mesures de tems ainsi rompues, il y en avoit pour telle étude, il y en avoit pour telle autre; il y en avoit pour la réflexion, pour la conversation, pour l’office, pour Locke, pour le rosaire, pour les visites, pour la musique, pour la peinture; & il n’y avoit ni plaisir, ni tentation, ni complaisance qui pût intervertir cet ordre. Un devoir à remplir seul l’auroit pu. Quand il me faisoit la liste de ses distributions afin que je m’y conformasse, je commençois par rire & je finissois par pleurer d’admiration. Jamais il ne gênoit personne, ni ne supportoit la gêne; il [80] brusquoit les gens qui, par politesse, vouloient le gêner. Il étoit emporté sans être boudeur. Je l’ai vu souvent en colère, mais je ne l’ai jamais vu fâché. Rien n’étoit si gai que son humeur: il entendoit la raillerie & il aimoit à railler; il y brilloit même & il avoit le talent de l’épigramme. Quand on l’animoit, il étoit bruyant & tapageur en paroles, sa voix s’entendoit de loin; mais tandis qu’il crioit, on le voyoit sourire & tout à travers ses emportements, il lui venoit quelques mots plaisans qui faisoient éclater tout le monde. Il n’avoit pas plus le teint espagnol que le flegme. Il avoit la peau blanche, les joues colorées, les cheveux d’un châtain presque blond. Il étoit grand & bien foit. Son corps fut formé pour loger son ame.
Ce sage de coeur ainsi que de tête, se connoissoit en hommes & fut mon ami. C’est toute ma réponse à quiconque ne l’est pas. Nous nous liâmes si bien que nous fîmes le projet de passer nos jours ensemble. Je devais, dans quelques années, aller à Ascoytia pour vivre avec lui dans sa terre. Toutes les parties de ce projet furent arrangées entre nous la veille de son départ. Il n’y manqua que ce qui ne dépend pas des hommes dans les projets les mieux concertés. Les événemens postérieurs, mes désastres, son mariage, sa mort enfin, nous ont séparés pour toujours. On diroit qu’il n’y a que les noirs complots des méchans qui réussissent; les projets innocens des bons n’ont presque jamais d’accomplissement.
Ayant senti l’inconvénient de la dépendance, je me promis bien de ne m’y plus exposer. Ayant vu renverser dès leur naissance les projets d’ambition que l’occasion m’avoit [81] foit former, rebuté de rentrer dans la carrière que j’avois si bien commencée & dont néanmoins je venois d’être expulsé, je résolus de ne plus m’attacher à personne, mais de rester dans l’indépendance en tirant parti de mes talents, dont enfin je commençois à sentir la mesure & dont j’avois trop modestement pensé jusqu’àlors. Je repris le travail de mon opéra, que j’avois interrompu pour aller à Venise, & pour m’y livrer plus tranquillement, après le départ d’Altuna, je retournai loger à mon ancien hôtel St. Quentin, qui, dans un quartier solitaire & peu loin du Luxembourg, m’étoit plus commode pour travailler à mon aise que la bruyante rue St. Honoré. Là m’attendoit la seule consolation réelle que le Ciel m’ait foit goûter dans ma misère & qui seule me la rend supportable. Ceci n’est pas une connoissance passagère; je dois entrer dans quelques détails sur la manière dont elle se fit.
Nous avions une nouvelle hôtesse qui étoit d’Orléans. Elle prit pour travailler en linge une fille de son pays, d’environ vingt-deux à vingt-trois ans, qui mangeoit avec nous ainsi que l’hôtesse. Cette fille appelée Thérèse le Vasseur, étoit de bonne famille. Son père étoit officier de la monnaie d’Orléans, sa mère étoit marchande. Ils avoient beaucoup d’enfans. La monnaie d’Orléans n’allant plus, le père se trouva sur le pavé; la mère, ayant essuyé des banqueroutes, fit mal ses affaires, quitta le commerce & vint à Paris avec son mari & sa fille, qui les nourrissoit tous trois de son travail.
La premiere fois que je vis paroître cette fille à table, [82] je fus frappé de son maintien modeste & plus encore de son regard vif & doux, qui pour moi n’eut jamais son semblable. La table étoit composée, outre M. de Bonnefond, de plusieurs abbés irlandais, gascons & autres gens de pareille étoffe. Notre hôtesse elle-même avoit rôti le balai: il n’y avoit là que moi seul qui parlât & se comportât décemment. On agaça la petite; je pris sa défense. Aussitôt les lardons tombèrent sur moi. Quand je n’aurois eu naturellement aucun goût pour cette pauvre fille, la compassion, la contradiction m’en auroient donné. J’ai toujours aimé l’honnêteté dans les manières & dans les propos, sur-tout avec le sexe. Je devins hautement son champion. Je la vis sensible à mes soins, & ses regards animés par la reconnoissance qu’elle n’osoit exprimer de bouche, n’en devenoient que plus pénétrans.
Elle étoit très timide; je l’étois aussi. La liaison, que cette disposition commune sembloit éloigner, se fit pourtant très rapidement. L’hôtesse, qui s’en apperçut, devint furieuse; & ses brutalités avancèrent encore mes affaires auprès de la petite, qui, n’ayant que moi seul d’appui dans la maison, me voyoit sortir avec peine & soupiroit après le retour de son protecteur. Le rapport de nos coeurs, le concours de nos dispositions eut bientôt son effet ordinaire. Elle crut voir en moi un honnête homme; elle ne se trompa pas. Je crus voir en elle une fille sensible, simple & sans coquetterie; je ne me trompai pas non plus. Je lui déclarai d’avance que je ne l’abandonnerois ni ne l’épouserois jamais. L’amour, l’estime, la sincérité naive furent les ministres de mon [83] triomphe, & c’étoit parce que son coeur étoit tendre & honnête, que je fus heureux sans être entreprenant.
La crainte qu’elle eut que je ne me fâchasse de ne pas trouver en elle ce qu’elle croyoit que j’y cherchois recula mon bonheur plus que toute autre chose. Je la vis interdite & confuse avant de se rendre, vouloir se faire entendre & n’oser s’expliquer. Loin d’imaginer la véritable cause de son embarras, j’en imaginai une bien fausse & bien insultante pour ses moeurs; & croyant qu’elle m’avertissoit que ma santé couroit des risques, je tombai dans des perplexités qui ne me retinrent pas, mais qui durant plusieurs jours empoisonnèrent mon bonheur. Comme nous ne nous entendions pas l’un l’autre, nos entretiens à ce sujet étoient autant d’énigmes & d’amphigouris plus que risibles. Elle fut prête à me croire absolument fou; je fus prêt à ne savoir plus que penser d’elle. Enfin nous nous expliquâmes: elle me fit en pleurant l’aveu d’une faute unique au sortir de l’enfance, fruit de son ignorance & de l’adresse d’un séducteur. Sitôt que je la compris, je fis un cri de joie: Pucelage! m’écriai-je, c’est bien à Paris, c’est bien à vingt ans qu’on en cherche! Ah! ma Thérèse, je suis trop heureux de te posséder sage & saine & de ne pas trouver ce que je ne cherchois pas.
Je n’avois cherché d’abord qu’à me donner un amusement. Je vis que j’avois plus foit & que je m’étois donné une compagne. Un peu d’habitude avec cette excellente fille, un peu de réflexion sur ma situation me firent sentir qu’en ne songeant qu’à mes plaisirs, j’avois beaucoup foit pour [84] mon bonheur. Il me falloit, à la place de l’ambition éteinte un sentiment vif qui remplît mon coeur. Il falloit, pour tout dire, un successeur à maman: puisque je ne devois plus vivre avec elle, il me falloit quelqu’un qui vécût avec son élève & en qui je trouvasse la simplicité, la docilité de coeur qu’elle avoit trouvée en moi. Il falloit que la douceur de la vie privée & domestique me dédommageât du sort brillant auquel je renonçais. Quand j’étois absolument seul, mon coeur étoit vide; mais il n’en falloit qu’un pour le remplir. Le sort m’avoit ôté, m’avoit aliéné, du moins en partie, celui pour lequel la nature m’avoit foit. Dès-lors j’étois seul; car il n’y eut jamais pour moi d’intermédiaire entre tout & rien. Je trouvois dans Thérèse le supplément dont j’avois besoin; par elle je vécus heureux autant que je pouvois l’être, selon le cours des événemens.
Je voulus d’abord former son esprit. J’y perdis ma peine. Son esprit est ce que l’a foit la nature; la culture & les soins n’y prennent pas. Je ne rougis pas d’avouer qu’elle n’a jamais bien sçu lire, quoiqu’elle écrive passablement. Quand j’allai loger dans la rue Neuve-des-Petits-Champs, j’avois à l’hôtel de Pontchartrain, vis-à-vis mes fenêtres, un cadran sur lequel je m’efforçai durant plus d’un mais à lui faire connoître les heures. A peine les connoît-elle encore à présent. Elle n’a jamais pu suivre l’ordre des douze mais de l’année & ne connaît pas un seul chiffre, malgré tous les soins que j’ai pris pour les lui montrer. Elle ne soit ni compter l’argent, ni le prix d’aucune chose. Le mot qui lui vient en parlant est souvent l’opposé de celui qu’elle veut dire. Autrefois [85] j’avois foit un dictionnaire de ses phrases pour amuser Mde. de Luxembourg & ses quiproquos sont devenus célèbres dans les sociétés où j’ai vécu. Mais cette personne si bornée & si l’on veut, si stupide, est d’un conseil excellent dans les occasions difficiles. Souvent en Suisse, en Angleterre, en France, dans les catastrophes où je me trouvais, elle a vu ce que je ne voyois pas moi-même; elle m’a donné les avis les meilleurs à suivre; elle m’a tir des dangers où je me précipitois aveuglément; & devant les Dames du plus haut rang, devant les grands & les princes, ses sentimens, son bon sens, ses réponses & sa conduite, lui ont attiré l’estime universelle; & à moi, sur son mérite, des complimens dont je sentois la sincérité.
Auprès des personnes qu’on aime, le sentiment nourrit l’esprit ainsi que le coeur & l’on a peu besoin de chercher ailleurs des idées.
Je vivois avec ma Thérèse aussi agréablement qu’avec le plus beau génie de l’univers. Sa mère, fière d’avoir été jadis élevée auprès de la marquise de Monpipeau, faisoit le bel esprit, vouloit diriger le sien & gâtoit, par son astuce, la simplicité de notre commerce.
L’ennui de cette importunité me fit un peu surmonter la sotte honte de n’oser me montrer avec Thérèse en public & nous faisions tête-à-tête de petites promenades champêtres & de petits goûters qui m’étoient délicieux. Je voyois qu’elle m’aimoit sincèrement & cela redoubloit ma tendresse. Cette douce intimité me tenoit lieu de tout: l’avenir ne me touchoit plus, ou ne me touchoit que comme le présent [86] prolongé: je ne désirois rien que d’en assurer la durée.
Cet attachement me rendit toute autre dissipation superflue & insipide. Je ne sortois plus que pour aller chez Thérèse; sa demeure devint presque la mienne. Cette vie retirée devint si avantageuse à mon travail, qu’en moins de trois mais mon opéra tout entier fut foit, paroles & musique. Il restoit seulement quelques accompagnemens & remplissages à faire. Ce travail de manœuvre m’ennuyoit fort. Je proposai à Philidor de s’en charger, en lui donnant part au bénéfice. Il vint deux fois & fit quelques remplissages dans l’acte d’Ovide; mais il ne put se captiver à ce travail assidu pour un profit éloigné & même incertain. Il ne revint plus & j’achevai ma besogne moi-même.
Mon opéra foit, il s’agit d’en tirer parti; c’étoit un autre opéra bien plus difficile. On ne vient à bout de rien à Paris quand on y vit isolé. Je pensai à me faire jour par M. de la Poplinière, chez qui Gauffecourt, de retour de Genève, m’avoit introduit. M. de la Poplinière étoit le Mécène de Rameau: Mde. de la Poplinière étoit sa très humble écolière. Rameau faisoit, comme on dit, la pluie & le beau tems dans cette maison. Jugeant qu’il protégeroit avec plaisir l’ouvrage d’un de ses disciples, je voulus lui montrer le mien. Il refusa de le voir, disant qu’il ne pouvoit lire des partitions & que cela le fatiguoit trop. La Poplinière dit là-dessus qu’on pouvoit le lui faire entendre & m’offrit de rassembler des musiciens pour en exécuter des morceaux. Je ne demandois pas mieux. Rameau consentit en grommelant & répétant sans cesse que ce devoit être une belle chose que la composition [87] d’un homme qui n’étoit pas enfant de la balle & qui avoit appris la musique tout seul. Je me hâtai de tirer en parties cinq ou six morceaux choisis. On me donna une dizaine de symphonistes & pour chanteurs, Albert, Bérard & Mlle.Bourbonnais. Rameau commença, dès l’ouverture, à faire entendre, par ses éloges outrés, qu’elle ne pouvoit être de moi. Il ne laissa passer aucun morceau sans donner des signes d’impatience; mais à un air de haute-contre, dont le chant étoit mâle & sonore & l’accompagnement très brillant, il ne put se contenir; il m’apostropha avec une brutalité qui scandalisa tout le monde, soutenant qu’une partie de ce qu’il venoit d’entendre étoit d’un homme consommé dans l’art & le reste d’un ignorant qui ne savoit pas même la musique. & il est vrai que mon travail, inégal & sans règle, étoit tantôt sublime & tantôt très plat, comme doit être celui de quiconque ne s’élève que par quelques élans de génie & que la science ne soutient point. Rameau prétendit ne voir en moi qu’un petit pillard sans talent & sans goût. Les assistans, & sur-tout le maître de la maison, ne pensèrent pas de même. M. de Richelieu, qui dans ce temps-là voyoit beaucoup M. & Mde. de la Poplinière, ouit parler de mon ouvrage & voulut l’entendre en entier, avec le projet de le faire donner à la Cour s’il en étoit content. Il fut exécuté à grand choeur & à grand orchestre, aux frais du Roi, chez M. Bonneval, intendant des menus. Francoeur dirigeoit l’exécution. L’effet en fut surprenant: M. le duc ne cessoit de s’écrier & d’applaudir; & à la fin d’un choeur, dans l’acte du Tasse, il se leva, vint à moi & me serrant la [88] main: M. Rousseau, me dit-il, voilà de l’harmonie qui transporte. Je n’ai jamais rien entendu de plus beau: je veux faire donner cet ouvrage à Versailles.
Mde. de la Poplinière, qui étoit là, ne dit pas un mot. Rameau, quoique invité, n’y avoit pas voulu venir. Le lendemain, Mde. de la Poplinière me fit à sa toilette un accueil fort dur, affecta de me rabaisser ma pièce & me dit que, quoiqu’un peu de clinquant eût d’abord ébloui M. de Richelieu, il en étoit bien revenu & qu’elle ne me conseilloit pas de compter sur mon opéra. M. le duc arriva peu après & me tint un tout autre langage, me dit des choses flatteuses sur mes talens & me parut toujours disposé à faire donner ma pièce devant le Roi. Il n’y a, dit-il, que l’acte du Tasse qui ne peut passer à la Cour: il en faut faire un autre. Sur ce seul mot j’allai m’enfermer chez moi; & dans trois semaines j’eus foit, à la place du Tasse, un autre acte, dont le sujet étoit Hésiode inspiré par une muse. Je trouvai le secret de faire passer dans cet acte une partie de l’histoire de mes talens & de la jalousie dont Rameau vouloit bien les honorer. Il y avoit dans ce nouvel acte une élévation moins gigantesque & mieux soutenue que celle du Tasse; la musique en étoit aussi noble & beaucoup mieux faite; & si les deux autres actes avoient valu celui-là, la pièce entière eût avantageusement soutenu la représentation: mais tandis que j’achevois de la mettre en état, une autre entreprise suspendit l’exécution de celle-là.
L’hiver qui suivit la bataille de Fontenoy, il y eut beaucoup de fêtes à Versailles, entre autres plusieurs opéras au théâtre [89] des Petites-écuries. De ce nombre fut le drame de Voltaire, intitulé la i, dont Rameau avoit foit la musique & qui venoit d’être changé & réformé sous le nom des Fêtes de Ramire. Ce nouveau sujet demandoit plusieurs changemens aux divertissemens de l’ancien, tant dans les vers que dans la musique.
Il s’agissoit de trouver quelqu’un qui pût remplir ce double objet. Voltaire, alors en Lorraine, & Rameau, tous deux occupés pour lors à l’opéra du Temple de la Gloire, ne pouvant donner des soins à celui-là; M. de Richelieu pensa à moi, me fit proposer de m’en charger, & pour que je pusse examiner mieux ce qu’il y avoit à faire, il m’envoya séparément le poème & la musique. Avant toute chose, je ne voulus toucher aux paroles que de l’aveu de l’auteur & je lui écrivis à ce sujet une lettre très-honnête & même respectueuse, comme il convenoit. Voici sa Réponse.
15 décembre 1745.
«Vous réunissez, Monsieur, deux talens qui ont toujours été séparés jusqu’à présent. Voilà déjà deux bonnes raisons pour moi de vous estimer & de chercher à vous aimer. Je suis fâché pour vous que vous employiez ces deux talens à un ouvrage qui n’en est pas trop digne. Il y a quelques mois que M. le duc de Richelieu m’ordonna absolument de faire en un clin d’oeil une petite & mauvaise esquisse de quelques scènes insipides & tronquées, qui devoient s’ajuster à des divertissemens qui ne sont point faits pour elles. J’obéis avec la plus grande [90] exactitude; je fis très vite & très mal. J’envoyai ce misérable croquis à M. le duc de Richelieu, comptant qu’il ne serviroit pas, ou que je le corrigerais. Heureusement il est entre vos mains, vous en êtes le Maître absolu; j’ai perdu entièrement tout cela de vue. Je ne doute pas que vous n’ayez rectifié toutes les fautes échappées nécessairement dans une composition si rapide d’une simple esquisse, que vous n’ayez suppléé à tout.»
«Je me souviens qu’entre autres balourdises, il n’est pas dit, dans ces scènes qui lient les divertissements, comment la princesse Grenadine passe tout d’un coup d’une prison dans un jardin ou dans un palais. Comme ce n’est point un magicien qui lui donne des fêtes, mais un seigneur espagnol, il me semble que rien ne doit se faire par enchantement. Je vous prie, monsieur, de vouloir bien revoir cet endroit, dont je n’ai qu’une idée confuse.»
«Voyez s’il est nécessaire que la prison s’ouvre & qu’on fasse passer notre princesse de cette prison dans un beau palois doré & verni, préparé pour elle. Je sais très bien que tout cela est fort misérable & qu’il est au-dessous d’un être pensant de faire une affaire sérieuse de ces bagatelles; mais enfin, puisqu’il s’agit de déplaire le moins qu’on pourra, il faut mettre le plus de raison qu’on peut, même dans un mauvais divertissement d’opéra.»
«Je me rapporte de tout à vous & à M. Ballod & je compte avoir bientôt l’honneur de vous faire mes remerciemens & de vous assurer, monsieur, à quel point j’ai celui d’être, etc.»
[91] Qu’on ne soit pas surpris de la grande politesse de cette lettre, comparée aux autres lettres demi-cavalières qu’il m’a écrites depuis ce temps-là. Il me crut en grande faveur auprès de M. de Richelieu; & la souplesse courtisane qu’on lui connaît l’obligeoit à beaucoup d’égards pour un nouveau venu, jusqu’à ce qu’il connût mieux la mesure de son crédit.
Autorisé par M. de Voltaire & dispensé de tous égards pour Rameau, qui ne cherchoit qu’à me nuire, je me mis au travail & en deux mais ma besogne fut faite. Elle se borna, quant aux vers, à très peu de chose. Je tâchai seulement qu’on n’y sentît pas la différence des styles; & j’eus la présomption de croire avoir réussi. Mon travail en musique fut plus long & plus pénible. Outre que j’eus à faire plusieurs morceaux d’appareil & entre autres l’ouverture, tout le récitatif dont j’étois chargé se trouva d’une difficulté extrême, en ce qu’il falloit lier, souvent en peu de vers & par des modulations très rapides, des symphonies & des choeurs dans des tons fort éloignés: car, pour que Rameau ne m’accusât pas d’avoir défiguré ses airs, je n’en voulus changer ni transposer aucun. Je réussis à ce récitatif. Il étoit bien accentué, plein d’énergie & sur-tout excellemment modulé. L’idée des deux hommes supérieurs auxquels on daignoit m’associer m’avoit élevé le génie; & je puis dire que, dans ce travail ingrat & sans gloire, dont le public ne pouvoit pas même être informé, je me tins presque toujours à côté de mes modèles.
La pièce, dans l’état où je l’avois mise, fut répétée au [92] grand théâtre de l’Opéra. Des trois auteurs je m’y trouvai seul. Voltaire étoit absent & Rameau n’y vint pas, ou se cacha. Les paroles du premier monologue étoient très lugubres; en voici le début:
O mort! viens terminer les malheurs de ma vie.
Il avoit bien fallu faire une musique assortissante. Ce fut pourtant là-dessus que Mde. de la Poplinière fonda sa censure, en m’accusant, avec beaucoup d’aigreur, d’avoir foit une musique d’enterrement. M. de Richelieu commença judicieusement par s’informer de qui étoient les vers de ce monologue. Je lui présentai le manuscrit qu’il m’avoit envoyé & qui faisoit foi qu’ils étoient de Voltaire. En ce cas, dit-il, c’est Voltaire seul qui a tort. Durant la répétition, tout ce qui étoit de moi fut successivement improuvé par Mde. de la Poplinière & justifié par M. de Richelieu. Mais enfin j’avois affaire à trop forte partie & il me fut signifié qu’il y avoit à refaire à mon travail plusieurs choses sur lesquelles il falloit consulter M. Rameau. Navré d’une conclusion pareille, au lieu des éloges que j’attendais & qui certainement m’étoient dus, je rentrai chez moi la mort dans le coeur. J’y tombai malade, épuisé de fatigue, dévoré de chagrin, & de six semaines je ne fus en état de sortir.
Rameau, qui fut chargé des changemens indiqués par Mde. de la Poplinière, m’envoya demander l’ouverture de mon grand opéra, pour la substituer à celle que je venois de faire. Heureusement je sentis le croc-en-jambe & je la refusai. Comme il n’y avoit plus que cinq ou six jours jusqu’à [93] la représentation, il n’eut pas le tems d’en faire une & il fallut laisser la mienne. Elle étoit à l’italienne & d’un style très nouveau pour lors en France. Cependant elle fut goûtée & j’appris par M. de Valmalette, maître-d’hôtel du roi & gendre de M. Mussard mon parent & mon ami, que les amateurs avoient été très contens de mon ouvrage & que le public ne l’avoit pas distingué de celui de Rameau: mais celui-ci, de concert avec Mde. de la Poplinière, prit des mesures pour qu’on ne sût pas même que j’y avois travaillé. Sur les livres qu’on distribue aux spectateurs & où les auteurs sont toujours nommés, il n’y eut de nommé que Voltaire, & Rameau aima mieux que son nom fût supprimé que d’y voir associer le mien.
Sitôt que je fus en état de sortir, je voulus aller chez M. de Richelieu: il n’étoit plus temps. Il venoit de partir pour Dunkerque, où il devoit commander le débarquement destiné pour l’écosse. A son retour, je me dis, pour autoriser ma paresse, qu’il étoit trop tard. Ne l’ayant plus revu depuis lors, j’ai perdu l’honneur que méritoit mon ouvrage, l’honoraire qu’il devoit me produire; & mon temps, mon travail, mon chagrin, ma maladie & l’argent qu’elle me coûta, tout cela fut à mes frais, sans me rendre un sou de bénéfice, ou plutôt de dédommagement. Il m’a cependant toujours paru que M. de Richelieu avoit naturellement de l’inclination pour moi & pensoit avantageusement de mes talens. Mais mon malheur & Mde. de la Poplinière empêchèrent tout l’effet de sa bonne volonté.
Je ne pouvois rien comprendre à l’aversion de cette femme, [94] à qui je m’étois efforcé de plaire & à qui je faisois assez régulièrement ma Cour. Gauffecourt m’en expliqua les causes: D’abord, me dit-il, son amitié pour Rameau, dont elle est la prôneuse en titre & qui ne veut souffrir aucun concurrent; & de plus un péché originel qui vous damne auprès d’elle & qu’elle ne vous pardonnera jamais, c’est d’être Genevois. Là-dessus il m’expliqua que l’abbé Hubert, qui l’étoit & sincère ami de M. de la Poplinière, avoit foit ses efforts pour l’empêcher d’épouser cette femme, qu’il connoissoit bien; & qu’après le mariage elle lui avoit voué une haine implacable, ainsi qu’à tous les Genevois. Quoique la Poplinière, ajouta-t-il, ait de l’amitié pour vous & que je le sache, ne comptez pas sur son appui. Il est amoureux de sa femme: elle vous hait; elle est méchante, elle est adroite; vous ne ferez jamais rien dans cette maison. Je me le tins pour dit.
Ce même Gauffecourt me rendit à peu près dans le même tems un service dont j’avois grand besoin. Je venois de perdre mon vertueux père, âgé d’environ soixante ans. Je sentis moins cette perte que je n’aurois foit en d’autres temps, où les embarras de ma situation m’auroient moins occupé. Je n’avois point voulu réclamer de son vivant ce qui restoit du bien de ma mère & dont il tiroit le petit revenu: je n’eus plus là-dessus de scrupule après sa mort. Mais le défaut de preuve juridique de la mort de mon frère faisoit une difficulté que Gauffecourt se chargea de lever & qu’il leva en effet par les bons offices de l’avocat de Lolme. Comme j’avois le plus grand besoin de cette petite ressource & que [95] l’événement étoit douteux, j’en attendois la nouvelle définitive avec le plus vif empressement.
Un soir, en rentrant chez moi, je trouvai la lettre qui devoit contenir cette nouvelle & je la pris pour l’ouvrir avec un tremblement d’impatience dont j’eus honte au dedans de moi. Eh quoi! me dis-je avec dédain, Jean-Jacques se laissera-t-il subjuguer à ce point par l’intérêt & par la curiosité? Je remis sur-le-champ la lettre sur ma cheminée. Je me déshabillai, me couchai tranquillement, dormis mieux qu’à mon ordinaire & me levai le lendemain assez tard sans plus penser à ma lettre. En m’habillant je l’apperçus; je l’ouvris sans me presser; j’y trouvai une lettre de change. J’eus bien des plaisirs à la fois; mais je puis jurer que le plus vif fut celui d’avoir sçu me vaincre.
J’aurois vingt traits pareils à citer en ma vie, mais je suis trop pressé pour pouvoir tout dire. J’envoyai une petite partie de cet argent à ma pauvre maman, regrettant avec larmes l’heureux tems o j’aurois mis le tout à ses pieds. Toutes ses lettres se sentoient de sa détresse. Elle m’envoyoit un tas de recettes & de secrets dont elle prétendoit que je fisse ma fortune & la sienne. Déjà le sentiment de sa misère lui resserroit le coeur & lui rétrécissoit l’esprit. Le peu que je lui envoyai fut la proie des fripons qui l’obsédoient. Elle ne profita de rien. Cela me dégoûta de partager mon nécessaire avec ces misérables, sur-tout après l’inutile tentative que je fis pour la leur arracher, comme il sera dit ci-après. Le temps s’écouloit & l’argent avec lui. Nous étions deux, même quatre, ou, pour mieux dire, nous étions sept ou huit. Car, [96] quoique Thérèse fût d’un désintéressement qui a peu d’exemples, sa mère n’étoit pas comme elle. Sitôt qu’elle se vit un peu remontée par mes soins, elle fit venir toute sa famille, pour en partager le fruit. Soeurs, fils, filles, petites-filles, tout vint, hors sa fille aînée, mariée au directeur des carrosses d’Angers. Tout ce que je faisois pour Thérèse étoit détourné par sa mère en faveur de ces affamés. Comme je n’avois pas affaire à une personne avide & que je n’étois pas subjugué par une passion folle, je ne faisois pas des folies. Content de tenir Thérèse honnêtement, mais sans luxe, à l’abri des pressans besoins, je consentois que ce qu’elle gagnoit par son travail fût tout entier au profit de sa mère & je ne me bornois pas à cela; mais, par une fatalité qui me poursuivoit, tandis que Maman étoit en proie à ses croquants, Thérèse étoit en proie à sa famille & je ne pouvois rien faire d’aucun côté qui profitât à celle pour qui je l’avois destiné. Il étoit singulier que la cadette des enfans de Mde. le Vasseur, la seule qui n’eût pas été dotée, étoit la seule qui nourrissoit son père & sa mère & qu’après avoir été long-tems battue par ses frères, par ses soeurs, même par ses nièces, cette pauvre fille en étoit maintenant pillée, sans qu’elle pût mieux se défendre de leurs vols que de leurs coups. Une seule de ses nièces, appelée Gothon Leduc, étoit assez aimable & d’un caractère assez doux, quoique gâtée par l’exemple & les leçons des autres. Comme je les voyois souvent ensemble, je leur donnois les noms qu’elles s’entre-donnoient; j’appelois la nièce ma nièce & la tante ma tante. Toutes deux m’appeloient leur oncle. De-là le nom de tante [97] duquel j’ai continu d’appeller Thérèse & que mes amis répétoient quelquefois en plaisantant. On sent que, dans une pareille situation, je n’avois pas un moment à perdre pour tâcher de m’en tirer. Jugeant que M. de Richelieu m’avoit oublié & n’espérant plus rien du côté de la Cour, je fis quelques tentatives pour faire passer à Paris mon opéra: mais j’éprouvai des difficultés qui demandoient bien du tems pour les vaincre & j’étois de jour en jour plus pressé. Je m’avisai de présenter ma petite comédie de Narcisse aux Italiens: elle y fut reçue & j’eus les entrées, qui me firent grand plaisir. Mais ce fut tout. Je ne pus jamais parvenir à faire jouer ma pièce; & ennuyé de faire ma Cour à des comédiens, je les plantai là. Je revins enfin au dernier expédient qui me restoit & le seul que j’aurois dû prendre. En fréquentant la maison de M. de la Poplinière je m’étois éloigné de celle de M. D[upi]n. Les deux Dames, quoique parentes, étoient mal ensemble & ne se voyoient point; il n’y avoit aucune société entre les deux maisons & Thieriot seul vivoit dans l’une & dans l’autre. Il fut chargé de tâcher de me ramener chez M. D[upi]n. M. de F[rancuei]l suivoit alors l’histoire naturelle & la chimie & faisoit un cabinet. Je crois qu’il aspiroit à l’Académie des sciences; il vouloit pour cela faire un livre & il jugeoit que je pouvois lui être utile dans ce travail. Mde. D[upi]n, qui de son côté méditoit un autre livre, avoit sur moi des vues à-peu-près semblables. Ils auroient voulu m’avoir en commun pour une espèce de secrétaire & c’étoit là l’objet des semonces de Thieriot.
[98] J’exigeois préalablement que M. de F[rancuei]l emploieroit son crédit, avec celui de Jelyotte, pour faire répéter mon ouvrage à l’Opéra. Il y consentit. Les Muses galantes furent répétées d’abord plusieurs fois au magasin, puis au grand théâtre. Il y avoit beaucoup de monde à la grande répétition & plusieurs morceaux furent très applaudis. Cependant je sentis moi-même durant l’exécution, fort mal conduite par Rebel, que la pièce ne passeroit pas & même qu’elle n’étoit pas en état de paroître sans de grandes corrections. Ainsi je la retirai sans mot dire & sans m’exposer au refus; mais je vis clairement par plusieurs indices que l’ouvrage, eût-il été parfait, n’auroit pas passé. M. de F[rancuei]l m’avoit bien promis de le faire répéter, mais non pas de le faire recevoir. Il me tint exactement parole. J’ai toujours cru voir, dans cette occasion & dans beaucoup d’autres, que ni lui ni Mde. D[upi]n ne se soucioient de me laisser acquérir une certaine réputation dans le monde, de peur peut-être qu’on en supposât, en voyant leurs livres, qu’ils avoient greffé leurs talens sur les miens. Cependant, comme Mde. D[upi]n m’en a toujours supposé de très médiocres & qu’elle ne m’a jamais employé qu’à écrire sous sa dictée, ou à des recherches de pure érudition; ce reproche, sur-tout à son égard, eût été bien injuste.
Ce dernier mauvais succès acheva de me décourager. J’abandonnai tout projet d’avancement & de gloire; & sans plus songer à des talens vrais ou vains qui me prospéroient si peu, je consacrai mon tems & mes soins à me procurer ma subsistance & celle de ma Thérèse, comme il plairoit [99] à ceux qui se chargeroient d’y pourvoir. Je m’attachai donc tout à foit à Mde. D[upi]n & à M. de F[rancuei]l. Cela ne me jeta pas dans une grande opulence; car, avec huit à neuf cens francs par an que j’eus les deux premières années, à peine avois-je de quoi fournir à mes premiers besoins, forcé de me loger à leur voisinage, en chambre garnie, dans un quartier assez cher & payant un autre loyer à l’extrémité de Paris, tout en haut de la rue St. Jacques, où, quelque tems qu’il fît, j’allois souper presque tous les soirs. Je pris bientôt le train & même le goût de mes nouvelles occupations. Je m’attachai à la chimie; j’en fis plusieurs cours avec M. de F[rancuei]l chez M. Rouelle, & nous nous mîmes à barbouiller du papier tant bien que mal sur cette science, dont nous possédions à peine les éléments. En 1747, nous allâmes passer l’automne en Touraine, au château de Chenonceaux, maison royale sur le Cher, bâtie par Henri second, pour Diane de Poitiers, dont on y voit encore les chiffres & maintenant possédée par M. D[upi]n, fermier général. On s’amusa beaucoup dans ce beau lieu; on y faisoit très bonne chère; j’y devins gras comme un moine. On y fit beaucoup de musique. J’y composai plusieurs trios à chanter pleins d’une assez forte harmonie & dont je reparlerai peut-être dans mon supplément, si jamais j’en fois un. On y joua la comédie; j’y en fis, en quinze jours, une en trois actes, intitulée l’Engagement téméraire qu’on trouvera parmi mes papiers & qui n’a d’autre mérite que beaucoup de gaieté. J’y composai d’autres petits ouvrages, entre autres une pièce en vers intitulée l’Allée de Sylvie, nom d’une [100] allée du parc qui bordoit le Cher; & tout cela se fit sans discontinuer mon travail sur la chimie & celui que je faisois auprès de Mde. D[upi]n.
Tandis que j’engraissois à Chenonceaux, ma pauvre Thérèse engraissoit à Paris d’une autre manière, & quand j’y revins, je trouvai l’ouvrage que j’avois mis sur le métier plus avancé que je ne l’avois cru. Cela m’eût jeté, vu ma situation, dans un embarras extrême, si des camarades de table ne m’eussent fourni la seule ressource qui pouvoit m’en tirer. C’est un de ces récits essentiels que je ne puis faire avec trop de simplicité, parce qu’il faudroit, en les commentant, m’excuser ou me charger, & que je ne dois faire ici ni l’un ni l’autre.
Durant le séjour d’Altuna à Paris, au lieu d’aller manger chez un traiteur, nous mangions ordinairement lui & moi à notre voisinage, presque vis-à-vis le cul-de-sac de l’Opéra, chez une Mde. la Selle, femme d’un tailleur, qui donnoit assez mal à manger, mais dont la table ne laissoit pas d’être recherchée, à cause de la bonne & sûre compagnie qui s’y trouvoit; car on n’y recevoit aucun inconnu & il falloit être introduit par quelqu’un de ceux qui y mangeoient d’ordinaire. Le commandeur de G[ravill]e, vieux débauché, plein de politesse & d’esprit, mais ordurier, y logeoit & y attiroit une folle & brillante jeunesse en officiers aux gardes & mousquetaires. Le commandeur de N[onan]t, chevalier de toutes les filles de l’Opéra, y apportoit journellement toutes les nouvelles de ce tripot. MM. Duplessis lieutenant-colonel [101] retiré, bon & sage vieillard & Ancelet* [*Ce fut à ce M. Ancelet que je donnai une petite comédie de ma façon, intitulée les Prisonniers de Guerre, que j’avois faite après les désastres des Francois en Bavière & en Bohême & que je n’osai jamais avouer ni monter & cela par le singulière raison que jamais le Roi, ni la France, ni les François ne surent peut-être mieux loués ni de meilleur coeur que dans cette pièce & que, Républicain & frondeur en titre, je n’osois m’avouer panégyriste d’une nation dont toutes les maximes étoient contraires aux miennes. Plus navré des malheurs de la France que les François mêmes, j’avois peur qu’on ne taxât de flatterie & de lâcheté, les marques d’un sincère attachement dont j’ai dit l’époque & la cause dans ma premiere partie & que j’étois honteux de montrer.] officier des mousquetaires, y maintenoient un certain ordre parmi ces jeunes gens. Il y venoit aussi des commerçants, des financiers, des ouvriers, mais polis, honnêtes & de ceux qu’on distinguoit dans leur métier. M. de Besse, M. de Forcade & d’autres dont j’ai oublié les noms. Enfin l’on y voyoit des gens de mise de tous les états, excepté des abbés & des gens de robe, que je n’y ai jamais vus; & c’étoit une convention de n’y en point introduire. Cette table assez nombreuse, étoit très gaie sans être bruyante & l’on y polissonnoit beaucoup sans grossièreté. Le vieux commandeur avec tous ses contes gras quant à la substance, ne perdoit jamais sa politesse de la vieille Cour, & jamais un mot de gueule ne sortoit de sa bouche qui ne fût si plaisant que des femmes l’auroient pardonné. Son ton servoit de règle à toute la table: tous ces jeunes gens contoient leurs aventures galantes avec autant de licence que de grâce: & les contes de filles manquoient d’autant moins que le magasin étoit à la porte; car l’allée par où l’on alloit chez Mde. la Selle étoit la même où donnoit la boutique de la Duchapt, célèbre [102] marchande de modes qui avoit alors de très jolies filles avec lesquelles nos Messieurs alloient causer avant ou après dîne. Je m’y serois amusé comme les autres, si j’eusse été plus hardi. Il ne falloit qu’entrer comme eux; je n’osai jamais. Quant à Mde. la Selle, je continuai d’y aller manger assez souvent après le départ d’Altuna. J’y apprenois des foules d’anecdotes très amusantes & j’y pris aussi peu à peu, non, grâces au ciel, jamais les moeurs, mais les maximes que j’y vis établies. D’honnêtes personnes, mises à mal, des maris trompés, des femmes séduites, des accouchemens clandestins, étoient là les textes les plus ordinaires; & celui qui peuploit le mieux les Enfants-Trouvés étoit toujours le plus applaudi. Cela me gagna; je formai ma façon de penser sur celle que je voyois en règne chez des gens très aimables & dans le fond très honnêtes gens; & je me dis: Puisque c’est l’usage du pays, quand on y vit on peut le suivre. Voilà l’expédient que je cherchois. Je m’y déterminai gaillardement, sans le moindre scrupule; & le seul que j’eus à vaincre fut celui de Thérèse, à qui j’eus toutes les peines du monde de faire adopter cet unique moyen de sauver son honneur. Sa mère, qui de plus craignoit un nouvel embarras de marmaille, étant venue à mon secours, elle se laissa vaincre. On choisit une sage-femme prudente & sûre, appelée Mlle.Gouin, qui demeuroit à la pointe St. Eustache, pour lui confier ce dépôt; & quand le tems fut venu, Thérèse fut menée par sa mère chez la Gouin pour y faire ses couches. J’allai l’y voir plusieurs fois, & je lui portai un chiffre que j’avois foit à double sur deux cartes dont une fut mise dans [103] les langes de l’enfant, & il fut déposé par la sage-femme au bureau des enfants-trouvés, dans la forme ordinaire. L’année suivante, même inconvénient & même expédient, au chiffre près, qui fut négligé. Pas plus de réflexion de ma part, pas plus d’approbation de celle de la mère: elle obéit en gémissant. On verra successivement toutes les vicissitudes que cette fatale conduite a produites dans ma façon de penser, ainsi que dans ma destinée. Quant à présent, tenons-nous à cette premiere époque. Ses suites, aussi cruelles qu’imprévues, ne me forceront que trop d’y revenir.
Je marque ici celle de ma premiere connoissance avec Mde. D’[Epina]y dont le nom reviendra souvent dans ces mémoires. Elle s’appeloit Mlle. d’Esc[lavelle]s & venoit d’épouser M. D’[Epina]y, fils de M. L[aliv]e de B[ellegard]e, fermier général. Son mari étoit musicien, ainsi que M. de F[rancuei]l. Elle étoit musicienne aussi & la passion de cet art mit entre ces trois personnes une grande intimité. M. de F[rancuei]l m’introduisit chez Mde. D’[Epina]y; j’y soupois quelquefois avec lui. Elle étoit aimable, avoit de l’esprit, des talents; c’étoit assurément une bonne connoissance à faire. Mais elle avoit une amie, appelée Mlle. d’E[tt]e, qui passoit pour méchante & qui vivoit avec le chevalier de V[alor]y, qui ne passoit pas pour bon. Je crois que le commerce de ces deux personnes fit tort à Mde. D’[Epina]y, à qui la nature avoit donné, avec un tempérament très exigeant, des qualités excellentes pour en régler ou racheter les écarts. M. de F[rancuei]l lui communiqua une partie de l’amitié qu’il avoit pour moi & m’avoua ses liaisons [104] avec elle, dont, par cette raison, je ne parlerois pas ici si elles ne fussent devenues publiques au point de n’être pas même cachées à M. D’[Epina]y. M. de F[rancuei]l me fit même sur cette dame des confidences bien singulières, qu’elle ne m’a jamais faites à moi-même & dont elle ne m’a jamais cru instruit; car je n’en ouvris ni n’en ouvrirai de ma vie la bouche ni à elle ni à qui que ce soit. Toute cette confiance de part & d’autre rendoit ma situation très embarrassante sur-tout avec Mde. de F[rancuei]l, qui me connoissoit assez pour ne pas se défier de moi, quoique en liaison avec sa rivale. Je consolois de mon mieux cette pauvre femme, à qui son mari ne rendoit assurément pas l’amour qu’elle avoit pour lui. J’écoutois séparément ces trois personnes; je gardois leurs secrets avec la plus grande fidélité, sans qu’aucune des trois m’en arrachât jamais aucun de ceux des deux autres & sans dissimuler à chacune des deux femmes mon attachement pour sa rivale. Mde. de F[rancuei]l, qui vouloit se servir de moi pour bien des choses, essuya des refus formels; & Mde. D’[Epina]y, m’ayant voulu charger une fois d’une lettre pour M.F[rancuei]l, non seulement en reçut un pareil, mais encore une déclaration très nette que si elle vouloit me chasser pour jamais de chez elle, elle n’avoit qu’à me faire une seconde fois pareille proposition.
Il faut rendre justice à Mde. D’[Epina]y. Loin que ce procédé parût lui déplaire, elle en parla à F[rancuei]l avec éloge & ne m’en reçut pas moins bien. C’est ainsi que, dans des relations orageuses entre trois personnes que j’avois à ménager, dont je dépendois en quelque sorte & pour [105] qui j’avois de l’attachement, je conservai jusqu’à la fin leur amitié, leur estime, leur confiance, en me conduisant avec douceur & complaisance, mais toujours avec droiture & fermeté. Malgré ma bêtise & ma gaucherie, Mde. d’E[Epina]y voulut me mettre des amusemens de la Chevrette, château près de St. Denis, appartenant à M. de B[ellegard]e. Il y avoit un théâtre où l’on jouoit souvent des pièces. On me chargea d’un rôle que j’étudiai six mais sans relâche & qu’il fallut me souffler d’un bout à l’autre à la représentation. Après cette épreuve on ne me proposa plus de rôle.
En faisant la connoissance de Mde. d’E[Epina]y, je fis aussi celle de sa belle-soeur, Mlle. de B[ellegard]e, qui devint bientôt comtesse de H[oudeto]t. La premiere fois que je la vis, elle étoit à la veille de son mariage: elle me causa long-tems avec cette familiarité charmante qui lui est naturelle. Je la trouvai très aimable; mais j’étois bien éloigné de prévoir que cette jeune personne feroit un jour le destin de ma vie & m’entraîneroit, quoique bien innocemment, dans l’abîme où je suis aujourd’hui.
Quoique je n’aye pas parlé de Diderot depuis mon retour de Venise, non plus que de mon ami M. Roguin, je n’avois pourtant négligé ni l’un ni l’autre & je m’étois sur-tout lié de jour en jour plus intimement avec le premier. Il avoit une Nanette, ainsi que j’avois une Thérèse: c’étoit entre nous une conformité de plus. Mais la différence étoit que ma Thérèse, aussi bien de figure que sa Nanette, avoit une humeur douce & un caractère aimable, foit pour attacher un honnête homme; au lieu que la sienne, pigrièche & [106] harengère, ne montroit rien aux yeux des autres qui pût racheter la mauvaise éducation. Il l’épousa toutefois. Ce fut fort bien foit, s’il l’avoit promis. Pour moi, qui n’avois rien promis de semblable, je ne me pressai pas de l’imiter.
Je m’étois aussi lié avec l’abbé de Condillac, qui n’étoit rien, non plus que moi, dans la littérature, mais qui étoit foit pour devenir ce qu’il est aujourd’hui. Je suis le premier peut-être qui ai vu sa portée & qui l’ai estimé ce qu’il valoit. Il paroissoit aussi se plaire avec moi; & tandis qu’enfermé dans ma chambre, rue Jean-Saint-Denis, près l’Opéra, je faisois mon acte d’Hésiode, il venoit quelquefois dîner avec moi tête à tête en pic-nic. Il travailloit alors à l’Essai sur l’origine des connaissances humaines, qui est son premier ouvrage. Quand il fut achevé, l’embarras fut de trouver un libraire qui voulût s’en charger. Les libraires de Paris sont arrogans & durs pour tout homme qui commence; & la métaphysique, alors très peu à la mode, n’offroit pas un sujet bien attrayant. Je parlai à Diderot de Condillac & de son ouvrage; je leur fis faire connoissance. Ils étoient faits pour se convenir; ils se convinrent. Diderot engagea le libraire Durant à prendre le manuscrit de l’abbé & ce grand métaphysicien eut de son premier livre & presque par grâce, cent écus, qu’il n’auroit peut-être pas trouvés sans moi. Comme nous demeurions dans des quartiers fort éloignés les uns des autres, nous nous rassemblions tous trois une fois la semaine au Palais-Royal & nous allions dîner ensemble à l’hôtel du panier-fleuri. Il falloit que ces petits dîners hebdomadaires plussent extrêmement à Diderot; car lui, qui manquoit presque à tous ses [107] rendez-vous, ne manqua jamais à aucun de ceux-là. Je formai là le projet d’une feuille périodique, intitulée le Persifleur, que nous devions faire alternativement, Diderot & moi. J’en esquissai la premiere feuille & cela me fit faire connoissance avec d’Alembert, à qui Diderot en avoit parlé. Des événemens imprévus nous barrèrent & ce projet en demeura là.
Ces deux auteurs venoient d’entreprendre le Dictionnaire encyclopédique, qui ne devoit d’abord être qu’une espèce de traduction de Chambers, semblable à peu près à celle du Dictionnaire de médecine de James, que Diderot venoit d’achever. Celui-ci voulut me faire entrer pour quelque chose dans cette seconde entreprise & me proposa la partie de la musique, que j’acceptai & que j’exécutai très à la hâte & très mal, dans les trois mais qu’il m’avoit donnés, comme à tous les auteurs qui devoient concourir à cette entreprise. Mais je fus le seul qui fut prêt au terme prescrit. Je lui remis mon manuscrit, que j’avois foit mettre au net par un laquais de M. de F[rancuei]l, appelé Dupont, qui écrivoit très bien & à qui je payai dix écus tirés de ma poche, qui ne m’ont jamais été remboursés. Diderot m’avoit promis, de la part des libraires, une rétribution, dont il ne m’a jamais reparlé, ni moi à lui.
Cette entreprise de l’Encyclopédie fut interrompue par sa détention. Les Pensées philosophiques lui avoient attiré quelques chagrins qui n’eurent point de suite. Il n’en fut pas de même de la Lettre sur les aveugles, qui n’avoit rien de répréhensible que quelques traits personnels dont Mde. Dupré de St. Maur & M. de Réaumur furent choqués & pour [108] lesquels il fut mis au Donjon de Vincennes. Rien ne peindra jamais les angoisses que me fit sentir le malheur de mon ami. Ma funeste imagination, qui porte toujours le mal au pis, s’effaroucha. Je le crus là pour le reste de sa vie. La tête faillit m’en tourner. J’écrivis à Mde. de P[ompadou]r pour la conjurer de le faire relâcher ou d’obtenir qu’on m’enfermât avec lui. Je n’eus aucune réponse à ma lettre: elle étoit trop peu raisonnable pour être efficace; & je ne me flatte pas qu’elle ait contribué aux adoucissemens qu’on mit quelque tems après à la captivité du pauvre Diderot. Mais si elle eût duré quelque tems encore avec la même rigueur, je crois que je serois mort de désespoir au pied de ce malheureux donjon. Au reste, si ma lettre a produit peu d’effet je ne m’en suis pas non plus beaucoup foit valoir; car je n’en parlai qu’à très peu de gens & jamais à Diderot lui-même.
Fin du septième Livre.