JEAN JACQUES ROUSSEAU
LES CONFESSIONS
DE
J. J. ROUSSEAU.
LIVRE QUATRIEME
J’arrive & je ne la trouve plus. Qu’on juge de ma surprise & de ma douleur! C’est alors que le regret d’avoir lâchement abandonné M. le Maître commença de se faire sentir. Il fut plus vif encore quand j’appris le malheur qui lui étoit arrivé. Sa caisse de Musique qui contenoit toute sa fortune, cette précieuse caisse sauvée avec tant de fatigue, avoit été saisie en arrivant à Lyon par les soins du Comte Dortan à qui le chapitre avoit fait écrire pour le prévenir de cet enlevement furtif. Le Maître avoit en vain réclamé son bien, son gagne-pain, le travail de toute sa vie. La propriété de cette caisse étoit tout au moins sujette à litige; il n’y en eut point. L’affaire fut décidée à l’instant même par la loi du plus fort & le pauvre le Maître perdit ainsi le fruit de ses talens, l’ouvrage de sa jeunesse & la ressource de ses vieux jours.
Il ne manqua rien au coup que je reçus pour le rendre accablant. Mais j’étois dans un âge où les grands chagrins ont [172] peu de prise & je me forgeai bientôt des consolations. Je comptois avoir dans peu des nouvelles de Madame de Warens, quoique je ne susse pas son adresse & qu’elle ignorât que j’étois de retour; & quant à ma désertion, tout bien compté, je ne la trouvois pas si coupable. J’avois été utile à M. le Maître dans sa retraite; c’étoit le seul service qui dépendît de moi. Si j’avois resté avec lui en France je ne l’aurois pas guéri de son mal, je n’aurois pas sauvé sa caisse, je n’aurois fait que doubler sa dépense sans lui pouvoir être bon à rien. Voilà comment alors je voyois la chose; je la vois autrement aujourd’hui. Ce n’est pas quand une vilaine action vient d’être faite qu’elle nous tourmente; c’est quand long-tems après on se la rappelle; car le souvenir ne s’en éteint point.
Le seul parti que j’avois à prendre pour avoir des nouvelles de Maman, étoit d’en attendre: car où l’aller chercher à Paris & avec quoi faire le voyage? Il n’y avoit point de lieu plus sûr qu’Annecy pour savoir tôt ou tard où elle étoit. J’y restai donc. Mais je me conduisis assez mal. Je n’allai point voir l’Evêque qui m’avoit protégé & qui me pouvoit protéger encore. Je n’avois plus ma patronne auprès de lui & je craignois les réprimandes sur notre évasion. J’allai moins encore au séminaire. M. Gros n’y étoit plus. Je ne vis personne de ma connoissance: j’aurois pourtant bien voulu aller voir Madame l’Intendante, mais je n’osai jamais. Je fis plus mal que tout cela. Je retrouvai M. Venture, auquel malgré mon enthousiasme je n’avois pas même pensé depuis mon départ. Je le trouvai brillant & fêté dans tout Annecy; les Dames se l’arrachoient. Ce succès acheva de me tourner la tête. Je ne vis plus [173] rien que M. Venture & il me fit presque oublier Madame de Warens. Pour profiter de ses leçons plus à mon aise, je lui proposai de partager avec moi son gîte; il y consentit. Il étoit logé chez un cordonnier, plaisant & bouffon personnage, qui dans son patois n’appelloit pas sa femme autrement que salopiere; nom qu’elle méritoit assez. Il avoit avec elle des prises que Venture avoit soin de faire durer en paraissant vouloir faire le contraire. Il leur disoit d’un ton froid & dans son accent provençal des mots qui faisoient le plus grand effet; c’étoient des scenes à pâmer de rire. Les matinées se passoient ainsi sans qu’on y songeât. A deux ou trois heures nous mangions un morceau. Venture s’en alloit dans ses sociétés où il soupoit, & moi j’allois me promener seul, méditant sur son grand mérite, admirant, convoitant ses rares talens & maudissant ma malheureuse étoile qui ne m’appelloit point à cette heureuse vie. Eh que je m’y connoissois mal! la mienne eût été cent fois plus charmante si j’avois été moins bête & si j’en avois su mieux jouir.
Madame de Warens n’avoit emmené qu’Anet avec elle; elle avoit laissé Merceret, sa femme-de-chambre dont j’ai parlé. Je la trouvai occupant encore l’appartement de sa maîtresse. Mademoiselle Merceret étoit une fille un peu plus âgée que moi, non pas jolie, mais assez agréable, une bonne fribourgeoise sans malice & à qui je n’ai connu d’autre défaut que d’être quelquefois un peu mutine avec sa maîtresse. Je l’allois voir assez souvent; c’étoit une ancienne connoissance & sa vue m’en rappeloit une plus chere qui me la faisoit aimer. Elle avoit plusieurs amies, entre autres une Mademoiselle [174] Giraud genevoise, qui pour mes péchés s’avisa de prendre du goût pour moi. Elle pressoit toujours Merceret de m’amener chez elle; je m’y laissois mener parce que j’aimois assez Merceret & qu’il y avoit là d’autres jeunes personnes que je voyois volontiers. Pour Mademoiselle Giraud qui me faisoit toutes sortes d’agaceries, on ne peut rien ajouter à l’aversion que j’avois pour elle. Quand elle approchoit de mon visage son museau sec & noir barbouillé de tabac d’Espagne, j’avois peine à m’abstenir d’y cracher. Mais je prenois patience; à cela près, je me plaisois fort au milieu de toutes ces filles, & soit pour faire leur cour à Mademoiselle Giraud, soit pour moi-même, toutes me fêtoient à l’envi. Je ne voyois à tout cela que de l’amitié. J’ai pensé depuis qu’il n’eût tenu qu’à moi d’y voir davantage: mais je ne m’en avisois pas, je n’y pensois pas.
D’ailleurs des couturieres, des filles de chambre, de petites marchandes ne me tentoient gueres. Il me falloit des Demoiselles. Chacun a ses fantaisies, ç’a toujours été la mienne & je ne pense pas comme Horace sur ce point-là. Ce n’est pourtant pas du tout la vanité de l’état & du rang qui m’attire; c’est un teint mieux conservé, de plus belles mains, une parure plus gracieuse, un air de délicatesse & de propreté sur toute la personne, plus de goût dans la maniere de se mettre & de s’exprimer, une robe plus fine & mieux faite, une chaussure plus mignonne, des rubans, de la dentelle, des cheveux mieux ajustés. Je préférerois toujours la moins jolie ayant plus de tout cela. Je trouve moi-même cette préférence très-ridicule; mais mon coeur la donne malgré moi.
[175] Hé bien cet avantage se présentoit encore & il ne tint encore qu’à moi d’en profiter. Que j’aime à tomber de tems en tems sur les momens agréables de ma jeunesse! Ils m’étoient si doux; ils ont été si courts, si rares & je les ai goûtés à si bon marché! Ah! leur seul souvenir rend encore à mon coeur une volupté pure dont j’ai besoin pour animer mon courage & soutenir les ennuis du reste de mes ans.
L’aurore un matin me parut si belle que m’étant habillé précipitamment, je me hâtai de gagner la campagne pour voir lever le soleil. Je goûtai ce plaisir dans tout son charme; c’étoit la semaine après la St. Jean. La terre dans sa plus grande parure étoit couverte d’herbe & de fleurs; les rossignols presque à la fin de leur ramage sembloient se plaire à le renforcer; tous les oiseaux faisant en concert leurs adieux au printems, chantoient la naissance d’un beau jour d’été, d’un de ces jours qu’on ne voit plus à mon âge & qu’on n’a jamais vus dans le triste sol que j’habite aujourd’hui.
Je m’étois insensiblement éloigné de la ville, la chaleur augmentoit & je me promenois sous des ombrages dans un vallon le long d’un ruisseau. J’entends derriere moi des pas de chevaux & des voix de filles qui sembloient embarrassées, mais qui n’en rioient pas de moins bon coeur. Je me retourne, on m’appelle par mon nom, j’approche, je trouve deux jeunes personnes de ma connoissance, Mademoiselle de G***[Graffenried] & Mademoiselle Galley, qui n’étant pas d’excellentes cavalieres ne savoient comment forcer leurs chevaux à passer le ruisseau. Mademoiselle de G [Graffenreid] étoit une jeune Bernoise fort aimable, qui par quelque folie de son âge ayant été jetée hors de son [176] pays avoit imité Madame de Warens, chez qui je l’avois vue quelquefois; mais n’ayant pas eu une pension comme elle, elle avoit été trop heureuse de s’attacher à Mademoiselle Galley, qui, l’ayant prise en amitié avoit engagé sa mere à la lui donner pour compagne, jusqu’à ce qu’on la pût placer de quelque façon. Mademoiselle Galley d’un an plus jeune qu’elle, étoit encore plus jolie; elle avoit je ne sais quoi de plus délicat, de plus fin; elle étoit en même tems très-mignonne & très-formée, ce qui est pour une fille le plus beau moment. Toutes deux s’aimoient tendrement & leur bon caractere à l’une & à l’autre ne pouvoit qu’entretenir long-tems cette union, si quelque amant ne venoit pas la déranger. Elles me dirent qu’elles alloient à Toune, vieux château appartenant à Madame Galley; elles implorerent mon secours pour faire passer leurs chevaux, n’en pouvant venir à bout elles seules; je voulus fouetter les chevaux, mais elles craignoient pour moi les ruades & pour elles les haut-le-corps. J’eus recours à un autre expédient: je pris par la bride le cheval de Mademoiselle Galley, puis le tirant après moi, je traversai le ruisseau ayant de l’eau jusqu’à mi-jambes & l’autre cheval suivit sans difficulté. Cela fait, je voulus saluer ces Demoiselles & m’en aller comme un benêt: elles se dirent quelques mots tout bas, & Mademoiselle G [Graffenried] s’adressant à moi; non pas, non pas, me dit-elle, on ne nous échappe pas comme cela. Vous vous êtes mouillé pour notre service & nous devons en conscience avoir soin de vous sécher: il faut s’il vous plaît venir avec nous, nous vous arrêtons prisonnier. Le coeur me battoit, je regardois Mademoiselle Galley: oui, oui, ajouta-t-elle en riant de ma [177] mine effarée, prisonnier de guerre; montez en croupe derriere elle, nous voulons rendre compte de vous. Mais, Mademoiselle, je n’ai point l’honneur d’être connu de Madame votre mere; que dira-t-elle en me voyant arriver? Sa mere, reprit Mademoiselle de G*** [Graffenried], n’est pas à Toune, nous sommes seules: nous revenons ce soir & vous reviendrez avec nous.
L’effet de l’électricité n’est pas plus prompt que celui que ces mots firent sur moi. En m’élançant sur le cheval de Mademoiselle de G*** [Graffenried], je tremblois de joie, & quand il fallut l’embrasser pour me tenir, le coeur me battoit si fort qu’elle s’en apperçut; elle me dit que le sien lui battoit aussi par la frayeur de tomber; c’étoit presque dans ma posture, une invitation de vérifier la chose; je n’osai jamais, & durant tout le trajet, mes deux bras lui servirent de ceinture, très-serrée à la vérité; mais sans se déplacer un moment. Telle femme qui lira ceci me souffletteroit volontiers & n’auroit pas tort.
La gaieté du voyage & le babil de ces filles, aiguiserent tellement le mien, que jusqu’au soir & tant que nous fûmes ensemble, nous ne déparlâmes pas un moment. Elles m’avoient mis si bien à mon aise, que ma langue parloit autant que mes yeux, quoiqu’elle ne dit pas les mêmes choses. Quelques instans seulement quand je me trouvois tête-à-tête avec l’une ou l’autre l’entretien s’embarrassoit un peu; mais l’absente revenoit bien vite & ne nous laissoit pas le tems d’éclaircir cet embarras.
Arrivés à Toune & moi bien séché, nous déjeunâmes. Ensuite il fallut procéder à l’importante affaire de préparer le dîné. Les deux Demoiselles tout en cuisinant, baisoient de tems en [178] tems les enfans de la grangere; & le pauvre marmiton regardoit faire en rongeant son frein. On avoit envoyé des provisions de la ville & il y avoit de quoi faire un très-bon dîné, sur-tout en friandises; mais malheureusement on avoit oublié du vin. Cet oubli n’étoit pas étonnant pour des filles qui n’en buvoient gueres; mais j’en fus fâché, car j’avois un peu compté sur ce secours pour m’enhardir. Elles en furent fâchées aussi, par la même raison peut-être, mais je n’en crois rien. Leur gaieté vive & charmante étoit l’innocence même, & d’ailleurs qu’eussent-elles fait de moi entre elles deux? Elles envoyerent chercher du vin par-tout aux environs; on n’en trouva point, tant les paysans de ce canton sont sobres & pauvres. Comme elles m’en marquoient leur chagrin, je leur dis de n’en pas être si fort en peine & qu’elles n’avoient pas besoin de vin pour m’enivrer. Ce fut la seule galanterie que j’osai leur dire de la journée; mais je crois que les friponnes voyoient de reste que cette galanterie étoit une vérité.
Nous dînâmes dans la cuisine de la grangere, les deux amies assises sur des bancs aux deux côtés de la longue table & leur hôte entre elles deux sur une escabelle à trois pieds. Quel dîné! Quel souvenir plein de charmes! Comment pouvant à si peu de frais goûter des plaisirs si purs & si vrais, vouloir en rechercher d’autres? Jamais souper des petites-maisons de Paris n’approcha de ce repas, je ne dis pas seulement pour la gaieté, pour la douce joie; mais je dis pour la sensualité.
Après le dîné nous fîmes une économie. Au lieu de prendre le café qui nous restoit du déjeuner, nous le gardâmes pour le goûter avec de la crême & des gâteaux qu’elles avoient apportés, [179] & pour tenir notre appétit en haleine, nous allâmes dans le verger achever notre dessert avec des cerises. Je montai sur l’arbre & je leur en jettois des bouquets dont elles me rendoient les noyaux à travers les branches. Une fois Mademoiselle Galley avançant son tablier & reculant la tête, se présentoit si bien & je visai si juste, que je lui fis tomber un bouquet dans le sein; & de rire. Je me disois en moi-même: que mes levres ne sont-elles des cerises! comme je les leur jetterois ainsi de bon coeur!
La journée se passa de cette sorte à folâtrer avec la plus grande liberté & toujours avec la plus grande décence. Pas un seul mot équivoque, pas une seule plaisanterie hasardée; & cette décence nous ne nous l’imposions point du tout, elle venoit toute seule, nous prenions le ton que nous donnoient nos coeurs. Enfin ma modestie, d’autres diront ma sottise fut telle que la plus grande privauté qui m’échappa fut de baiser une seule fois la main de Mademoiselle Galley. Il est vrai que la circonstance donnoit du prix à cette légere faveur. Nous étions seuls, je respirois avec embarras, elle avoit les yeux baissés. Ma bouche au lieu de trouver des paroles s’avisa de se coller sur sa main, qu’elle retira doucement après qu’elle fut baisée, en me regardant d’un air qui n’étoit point irrité. Je ne sais ce que j’aurois pu lui dire: son amie entra & me parut laide en ce moment.
Enfin elles se souvinrent qu’il ne falloit pas attendre la nuit pour rentrer en ville. Il ne nous restoit que le tems qu’il falloit pour y arriver de jour & nous nous hâtâmes de partir, en nous distribuant comme nous étions venus. Si j’avois osé, j’aurois [180] transposé cet ordre; car le regard de Mademoiselle Galley m’avoit vivement ému le coeur; mais je n’osai rien dire & ce n’étoit pas à elle de le proposer. En marchant nous disions que la journée avoit tort de finir; mais loin de nous plaindre qu’elle eût été courte, nous trouvâmes que nous avions eu le secret de la faire longue par tous les amusemens dont nous avions su la remplir.
Je les quittai à-peu-près au même endroit où elles m’avoient pris. Avec quel regret nous nous séparâmes! avec quel plaisir nous projetâmes de nous revoir! Douze heures passées ensemble nous valoient des siecles de familiarité. Le doux souvenir de cette journée ne coûtoit rien à ces aimables filles; la tendre union qui régnoit entre nous trois valoit des plaisirs plus vifs & n’eût pu subsister avec eux: nous nous aimions sans mystere & sans honte & nous voulions nous aimer toujours ainsi. L’innocence des moeurs a sa volupté qui vaut bien l’autre, parce qu’elle n’a point d’intervalle & qu’elle agit continuellement. Pour moi je sais que la mémoire d’un si beau jour me touche plus, me charme plus, me revient plus au coeur que celle d’aucuns plaisirs que j’aye goûtés en ma vie. Je ne savois pas trop ce que je voulois à ces deux charmantes personnes, mais elles m’intéressoient beaucoup toutes deux. Je ne dis pas que si j’eusse été le maître de mes arrangemens, mon coeur se seroit partagé; j’y sentois un peu de préférence. J’aurois fait mon bonheur d’avoir pour maîtresse Mademoiselle de G*** [Graffenried], mais à choix je crois que je l’aurois mieux aimée pour confidente. Quoi qu’il en soit, il me sembloit en les quittant que je ne pouvois [181] plus vivre sans l’une & sans l’autre. Qui m’eût dit que je ne les reverrois de ma vie & que là finiroient nos éphémeres amours?
Ceux qui liront ceci ne manqueront pas de rire de mes aventures galantes, en remarquant qu’après beaucoup de préliminaires, les plus avancées finissent par baiser la main. O mes lecteurs, ne vous y trompez pas! J’ai peut-être eu plus de plaisir dans mes amours en finissant par cette main baisée, que vous n’en aurez jamais dans les vôtres, en commençant tout au moins par-là.
Venture qui s’étoit couché fort tard la veille, rentra peu de tems après moi. Pour cette fois je ne le vis pas avec le même plaisir qu’à l’ordinaire & je me gardai de lui dire comment j’avois passé ma journée. Ces Demoiselles m’avoient parlé de lui avec peu d’estime & m’avoient paru mécontentes de me savoir en si mauvaises mains; cela lui fit tort dans mon esprit: d’ailleurs tout ce qui me distrayoit d’elles ne pouvoit que m’être désagréable. Cependant il me rappela bientôt à lui & à moi en me parlant de ma situation. Elle étoit trop critique pour pouvoir durer. Quoique je dépensasse très-peu de chose, mon petit pécule achevoit de s’épuiser; j’étois sans ressource. Point de nouvelles de Maman; je ne savois que devenir & je sentois un cruel serrement de coeur, de voir l’ami de Mademoiselle Galley réduit à l’aumône.
Venture me dit qu’il avoit parlé de moi à Monsieur le Juge-Mage, qu’il vouloit m’y mener dîné le lendemain, que c’étoit un homme en état de me rendre service par ses amis; d’ailleurs une bonne connoissance à faire, un homme d’esprit & [182] de lettres, d’un commerce fort agréable, qui avoit des talens & qui les aimoit; puis mêlant, à son ordinaire aux choses les plus sérieuses la plus mince frivolité, il me fit voir un joli couplet venu de Paris, sur un air d’un opéra de Mouret qu’on jouoit alors. Ce couplet avoit plu si fort à Monsiuer Simon, (c’étoit le nom du Juge-Mage), qu’il vouloit en faire un autre en réponse sur le même air: il avoit dit à Venture d’en faire aussi un, & la folie prit à celui-ci de m’en faire faire un troisieme; afin, disoit-il, qu’on vît les couplets arriver le lendemain, comme les brancards du Roman comique.
La nuit ne pouvant dormir, je fis comme je pus mon couplet; pour les premiers vers que j’eusse faits ils étoient passables, meilleurs même, ou du moins faits avec plus de goût qu’ils n’auroient été la veille; le sujet roulant sur une situation fort tendre, à laquelle mon coeur étoit déjà tout disposé. Je montrai le matin mon couplet à Venture, qui le trouvant joli le mit dans sa poche, sans me dire s’il avoit fait le sien. Nous allâmes chez Monsieur Simon, qui nous reçut bien. La conversation fut agréable; elle ne pouvoit manquer de l’être entre deux hommes d’esprit, à qui la lecture avoit profité. Pour moi, je faisois mon rôle; j’écoutois & je me taisais. Ils ne parlerent de couplet ni l’un ni l’autre; je n’en parlai point non plus & jamais, que je sache, il n’a été question du mien.
Monsieur Simon parut content de mon maintien: c’est à-peu-près tout ce qu’il vit de moi dans cette entrevue. Il m’avoit déjà vu plusieurs fois chez Madame de Warens, sans faire une grande attention à moi. Ainsi c’est depuis ce dîné que [183] je puis dater sa connoissance, qui ne me servit de rien pour l’objet qui me l’avoit fait faire, mais dont je tirai dans la suite d’autres avantages qui me font rappeller sa mémoire avec plaisir.
J’aurois tort de ne pas parler de sa figure, que, sur sa qualité de Magistrat & sur le bel esprit dont il se piquoit, on n’imagineroit pas si je n’en disois rien. M. le Juge-Mage Simon n’avoit assurément pas deux pieds de haut. Ses jambes droites, menues & même assez longues, l’auroient agrandi si elles eussent été verticales; mais elles posoient de biais comme celles d’un compas très-ouvert. Son corps étoit non-seulement court, mais mince & en tout sens d’une petitesse inconcevable. Il devoit paroître une sauterelle quand il étoit nu. Sa tête, de grandeur naturelle avec un visage bien formé, l’air noble, d’assez beaux yeux, sembloit une tête postiche qu’on auroit plantée sur un moignon. Il eût pu s’exempter de faire de la dépense en parure; car sa grande perruque seule l’habilloit parfaitement de pied en cap.
Il avoit deux voix toutes différentes qui s’entremêloient sans cesse dans sa conversation, avec un contraste d’abord très-plaisant, mais bientôt très-désagréable. L’une étoit grave & sonore; c’étoit, si j’ose ainsi parler, la voix de sa tête. L’autre, claire, aigue & perçante, étoit la voix de son corps. Quand il s’écoutoit beaucoup, qu’il parloit très-posément, qu’il ménageoit son haleine, il pouvoit parler toujours de sa grosse voix; mais pour peu qu’il s’animât & qu’un accent plus vif vînt se présenter, cet accent devenoit comme le sifflement d’une clef & il avoit toute la peine du monde à reprendre sa basse.
[184] Avec la figure que je viens de peindre & qui n’est point chargée, M. Simon étoit galant, grand conteur de fleurettes & poussoit jusqu’à la coquetterie le soin de son ajustement. Comme il cherchoit à prendre ses avantages, il donnoit volontiers ses audiences du matin dans son lit; car quand on voyoit sur l’oreiller une belle tête, personne n’alloit s’imaginer que c’étoit là tout. Cela donnoit lieu quelquefois à des scenes dont je suis sûr que tout Annecy se souvient encore.
Un matin qu’il attendoit dans ce lit ou plutôt sur ce lit les plaideurs, en belle coiffe de nuit bien fine & bien blanche, ornée de deux grosses bouffettes de ruban couleur de rose, un paysan arrive, heurte à la porte. La servante étoit sortie. M. le Juge-Mage entendant redoubler, crie, entrez: & cela, comme dit un peu trop fort, partit de sa voix aigue. L’homme entre, il cherche d’où vient cette voix de femme, & voyant dans ce lit une cornette, une fontange, il veut ressortir en faisant à Madame de grandes excuses. M. Simon se fâche & n’en crie que plus clair. Le paysan, confirmé dans son idée & se croyant insulté, lui chante pouille, lui dit qu’apparemment elle n’est qu’une coureuse & que M. le Juge-Mage ne donne gueres bon exemple chez lui. Le Juge-Mage furieux & n’ayant pour toute arme que son pot-de-chambre, alloit le jetter à la tête de ce pauvre homme, quand sa gouvernante arriva.
Ce petit nain si disgracié dans son corps par la nature, en avoit été dédommagé du côté de l’esprit: il l’avoit naturellement agréable & il avoit pris soin de l’orner. Quoiqu’il fût à ce qu’on disoit, assez bon Jurisconsulte, il n’aimoit pas son [185] métier. Il s’étoit jetté dans la belle littérature & il y avoit réussi. Il en avoit pris sur-tout cette brillante superficie, cette fleur qui jette de l’agrément dans le commerce, même avec les femmes. Il savoit par coeur tous les petits traits des ana & autres semblables: il avoit l’art de les faire valoir, en contant avec intérêt, avec mystere & comme une anecdote de la veille, ce qui s’étoit passé il y avoit soixante ans. Il savoit la musique & chantoit agréablement de sa voix d’homme: enfin il avoit beaucoup de jolis talens pour un magistrat. A force de cajoler les Dames d’Annecy, il s’étoit mis à la mode parmi elles; elles l’avoient à leur suite comme un petit sapajou. Il prétendoit même à de bonnes fortunes & cela les amusoit beaucoup. Une Madame d’Epagny, disoit que pour lui la derniere faveur étoit de baiser une femme au genou.
Comme il connoissoit les bons livres & qu’il en parloit volontiers, sa conversation étoit non-seulement amusante, mais instructive. Dans la suite, lorsque j’eus pris du goût pour l’étude, je cultivai sa connoissance & je m’en trouvai très-bien. J’allois quelquefois le voir de Chambéri où j’étois alors. Il louoit, animoit mon émulation & me donnoit pour mes lectures de bons avis dont j’ai souvent fait mon profit. Malheureusement dans ce corps si fluet, logeoit une ame très-sensible. Quelques années après, il eut je ne sais quelle mauvaise affaire qui le chagrina & il en mourut. Ce fut dommage; c’étoit assurément un bon petit homme, dont on commençoit par rire & qu’on finissoit par aimer. Quoique sa vie ait été peu liée à la mienne, comme j’ai reçu de lui des [186] leçons utiles, j’ai cru pouvoir par reconnoissance lui consacrer un petit souvenir.
Si-tôt que je fus libre, je courus dans la rue de Mademoiselle Galley, me flattant de voir entrer ou sortir quelqu’un ou du moins ouvrir quelque fenêtre. Rien; pas un chat ne parut & tout le tems que je fus là, la maison demeura aussi close que si elle n’eût point été habitée. La rue étoit petite & déserte, un homme s’y remarquoit: de tems en tems quelqu’un passoit, entroit ou sortoit au voisinage. J’étois fort embarrassé de ma figure: il me sembloit qu’on devinoit pourquoi j’étois là, & cette idée me mettoit au supplice: car j’ai toujours préféré à mes plaisirs l’honneur & le repos de celles qui m’étoient cheres.
Enfin las de faire l’amant espagnol & n’ayant point de guitare, je pris le parti d’aller écrire à Mademoiselle de G*** [Graffenried]. J’aurois préféré d’écrire à son amie; mais je n’osois & il convenoit de commencer par celle à qui je devois la connoissance de l’autre & avec qui j’étois plus familier. Ma lettre faite, j’allai la porter à Mademoiselle Giraud, comme j’en étois convenu avec ces Demoiselles en nous séparant. Ce furent elles qui me donnerent cet expédient. Mademoiselle Giraud étoit contre-pointiere & travaillant quelquefois chez Madame Galley, elle avoit l’entrée de sa maison. La messagere ne me parut pourtant pas trop bien choisie; mais j’avois peur si je faisois des difficultés sur celle-là, qu’on ne m’en proposât point d’autre. De plus, je n’osai dire qu’elle vouloit travailler pour son compte. Je me sentois humilié qu’elle osât se croire pour moi du même sexe que ces Demoiselles. Enfin [187] j’aimois mieux cet entrepôt-là que point & je m’y tins à tout risque.
Au premier mot la Giraud me devina: cela n’étoit pas difficile. Quand une lettre à porter à de jeunes filles n’auroit pas parlé d’elle-même, mon air sot & embarrassé m’auroit seul décelé. On peut croire que cette commission ne lui donna pas grand plaisir à faire: elle s’en chargea toutefois & l’exécuta fidellement. Le lendemain matin je courus chez elle & j’y trouvai ma réponse. Comme je me pressai de sortir pour l’aller lire & baiser à mon aise! Cela n’a pas besoin d’être dit; mais ce qui en a besoin davantage, c’est le parti que prit Mademoiselle Giraud & où j’ai trouvé plus de délicatesse & de modération que je n’en aurois attendu d’elle. Ayant assez de bon sens pour voir qu’avec ses trente-sept ans, ses yeux de lievre, son nez barbouillé, sa voix aigre & sa peau noire, elle n’avoit pas beau jeu contre deux jeunes personnes pleines de grâces & dans tout l’éclat de la beauté, elle ne voulut ni les trahir ni les servir & aima mieux me perdre que de me ménager pour elles.
Il y avoit déjà quelque tems que la Merceret n’ayant aucune nouvelle de sa maîtresse, songeoit à s’en retourner à Fribourg; elle l’y détermina tout à fait. Elle fit plus; elle lui fit entendre qu’il seroit bien que quelqu’un la conduisît chez son pere & me proposa. La petite Merceret à qui je ne déplaisois pas non plus, trouva cette idée fort bonne à exécuter. Elles m’en parlerent dès le même jour comme d’une affaire arrangée, & comme je ne trouvois rien qui me déplût dans cette maniere de disposer de moi, j’y consentis, regardant [188] ce voyage comme une affaire de huit jours tout au plus. La Giraud qui ne pensoit pas de même arrangea tout. Il fallut bien avouer l’état de mes finances. On y pourvut: la Merceret se chargea de me défrayer, & pour regagner d’un côté ce qu’elle dépensoit de l’autre, à ma priere on décida qu’elle enverroit devant son petit bagage & que nous irions à pied à petites journées. Ainsi fut fait.
Je suis fâché de faire tant de filles amoureuses de moi. Mais comme il n’y a pas de quoi être bien vain du parti que j’ai tiré de toutes ces amours-là, je crois pouvoir dire la vérité sans scrupule. La Merceret, plus jeune & moins déniaisée que la Giraud, ne m’a jamais fait des agaceries aussi vives; mais elle imitoit mes tons, mes accents, redisoit mes mots, avoit pour moi les attentions que j’aurois dû avoir pour elle & prenoit toujours grand soin, comme elle étoit fort peureuse, que nous couchassions dans la même chambre: identité qui se borne rarement là dans un voyage, entre un garçon de vingt ans & une fille de vingt-cinq.
Elle s’y borna pourtant cette fois. Ma simplicité fut telle que quoique la Merceret ne fût pas désagréable, il ne me vint pas même à l’esprit durant tout le voyage, je ne dis pas la moindre tentation galante, mais même la moindre idée qui s’y rapportât, & quand cette idée me seroit venue, j’étois trop sot pour en savoir profiter. Je n’imaginois pas comment une fille & un garçon parvenoient à coucher ensemble; je croyois qu’il falloit des siecles pour préparer ce terrible arrangement. Si la pauvre Merceret en me défrayant comptoit sur quelque équivalent, elle en fut la dupe, & nous arrivâmes [189] à Fribourg exactement comme nous étions partis d’Annecy.
En passant à Geneve je n’allai voir personne; mais je fus prêt à me trouver mal sur les ponts. Jamais je n’ai vu les murs de cette heureuse ville, jamais je n’y suis entré sans sentir une certaine défaillance de coeur qui venoit d’un excès d’attendrissement. En même tems que la noble image de la liberté m’élevoit l’ame, celles de l’égalité, de l’union, de la douceur des moeurs me touchoient jusqu’aux larmes & m’inspiroient un vif regret d’avoir perdu tous ces biens. Dans quelle erreur j’étois, mais qu’elle étoit naturelle! Je croyois voir tout cela dans ma patrie, parce que je le portois dans mon coeur.
Il falloit passer à Nion. Passer sans voir mon bon pere! Si j’avois eu ce courage, j’en serois mort de regret. Je laissai la Merceret à l’auberge & je l’allai voir à tout risque. Eh! que j’avois tort de le craindre! Son ame à mon abord s’ouvrit aux sentimens paternels dont elle étoit pleine. Que de pleurs nous versâmes en nous embrassant! Il crut d’abord que je revenois à lui. Je lui fis mon histoire & je lui dis ma résolution. Il la combattit foiblement. Il me fit voir les dangers auxquels je m’exposois, me dit que les plus courtes folies étoient les meilleures. Du reste, il n’eut pas même la tentation de me retenir de force, & en cela je trouve qu’il eut raison; mais il est certain qu’il ne fit pas pour me ramener tout ce qu’il auroit pu faire, soit qu’après le pas que j’avois fait il jugeât lui-même que je n’en devois pas revenir, soit qu’il fût embarrassé peut-être à savoir ce qu’à mon âge il [190] pourroit faire de moi. J’ai su depuis qu’il eut de ma compagne de voyage une opinion bien injuste & bien éloignée de la vérité, mais du reste assez naturelle. Ma belle-mere, bonne femme, un peu mielleuse, fit semblant de vouloir me retenir à souper. Je ne restai point; mais je leur dis que je comptois m’arrêter avec eux plus long-tems au retour & je leur laissai en dépôt mon petit paquet que j’avois fait venir par le bateau & dont j’étois embarrassé. Le lendemain je partis de bon matin, bien content d’avoir vu mon pere & d’avoir osé faire mon devoir.
Nous arrivâmes heureusement à Fribourg. Sur la fin du voyage les empressemens de Mademoiselle Merceret diminuerent un peu. Après notre arrivée elle ne me marqua plus que de la froideur, & son pere, qui ne nageoit pas dans l’opulence, ne me fit pas non plus un bien grand accueil: j’allai loger au cabaret. Je les fus voir le lendemain; ils m’offrirent à dîné, je l’acceptai. Nous nous séparâmes sans pleurs, je retournai le soir à ma gargotte & je repartis le surlendemain de mon arrivée, sans trop savoir où j’avois dessein d’aller.
Voilà encore une circonstance de ma vie où la providence m’offroit précisément ce qu’il me falloit pour couler des jours heureux. La Merceret étoit une très-bonne fille, point brillante, point belle, mais point laide non plus; peu vive, fort raisonnable, à quelques petites humeurs près, qui se passoient à pleurer & qui n’avoient jamais de suite orageuse. Elle avoit un vrai goût pour moi; j’aurois pu l’épouser sans peine & suivre le métier de son pere. Mon goût pour la musique me l’auroit fait [191] aimer. Je me serois établi à Fribourg, petite ville peu jolie, mais peuplée de très-bonnes gens. J’aurois perdu sans doute de grands plaisirs; mais j’aurois vécu en paix jusqu’à ma derniere heure, & je dois savoir mieux que personne qu’il n’y avoit pas à balancer sur ce marché.
Je revins, non pas à Nion, mais à Lausanne. Je voulois me rassasier de la vue de ce beau lac qu’on voit là dans sa plus grande étendue. La plupart de mes secrets motifs déterminans n’ont pas été plus solides. Des vues éloignées ont rarement assez de force pour me faire agir. L’incertitude de l’avenir m’a toujours fait regarder les projets de longue exécution comme des leurres de dupe. Je me livre à l’espoir comme un autre, pourvu qu’il ne me coûte rien à nourrir; mais s’il faut prendre long-tems de la peine, je n’en suis plus. Le moindre petit plaisir qui s’offre à ma portée me tente plus que les joies du paradis. J’excepte pourtant le plaisir que la peine doit suivre: celui-là ne me tente pas, parce que je n’aime que des jouissances pures & que jamais on n’en a de telles quand on soit qu’on s’apprête un repentir.
J’avois grand besoin d’arriver en quelque lieu que ce fût & le plus proche étoit le mieux; car m’étant égaré dans ma route je me trouvai le soir à Moudon, où je dépensai le peu qui me restoit, hors dix creutzer qui partirent le lendemain à la dînée, & arrivé le soir à un petit village auprès de Lausanne, j’y entrai dans un cabaret sans un sou pour payer ma couchée & sans savoir que devenir. J’avois grand’faim; je fis bonne contenance & je demandai à souper comme si j’eusse eu de quoi bien payer. J’allai me coucher sans songer à rien, [192] je dormis tranquillement, & après avoir déjeuné le matin & compté avec l’hôte, je voulus pour sept batz à quoi montoit ma dépense lui laisser ma veste en gage. Ce brave homme la refusa; il me dit que grace au Ciel il n’avoit jamais dépouillé personne, qu’il ne vouloit pas commencer pour sept batz, que je gardasse ma veste & que je le payerois quand je pourrois. Je fus touché de sa bonté; mais moins que je ne devois l’être & que je ne l’ai été depuis en y repensant. Je ne tardai gueres à lui renvoyer son argent avec des remerciemens par un homme sûr: mais quinze ans après repassant par Lausanne à mon retour d’Italie, j’eus un vrai regret d’avoir oublié le nom du cabaret & de l’hôte. Je l’aurois été voir. Je me serois fait un vrai plaisir de lui rappeller sa bonne œuvre & de lui prouver qu’elle n’avoit pas été mal placée. Des services plus importans sans doute, mais rendus avec plus d’ostentation, ne m’ont pas paru si dignes de reconnoissance que l’humanité simple & sans éclat de cet honnête homme.
En approchant de Lausanne je rêvois à la détresse où je me trouvois, au moyen de m’en tirer sans aller montrer ma misere à ma belle-mere, & je me comparois dans ce pélerinage pédestre à mon ami Venture arrivant à Annecy. Je m’échauffai si bien de cette idée, que, sans songer que je n’avois ni sa gentillesse ni ses talens, je me mis en tête de faire à Lausanne le petit Venture, d’enseigner la musique que je ne savois pas & de me dire de Paris où je n’avois jamais été. En conséquence de ce beau projet, comme il n’y avoit point là de maîtrise où je pusse vicarier & que d’ailleurs je n’avois garde d’aller me fourrer parmi les gens de l’art, je commençai [193] par m’informer d’une petite auberge où l’on pût être assez bien & à bon marché. On m’enseigna un nommé Perrotet, qui tenoit des pensionnaires. Ce Perrotet se trouva être le meilleur homme du monde & me reçut fort bien. Je lui contai mes petits mensonges comme je les avois arrangés. Il me promit de parler de moi & de tâcher de me procurer des écoliers; il me dit qu’il ne me demanderoit de l’argent que quand j’en aurois gagné. Sa pension étoit de cinq écus blancs; ce qui étoit peu pour la chose, mais beaucoup pour moi. Il me conseilla de ne me mettre d’abord qu’à la demi-pension, qui consistoit pour le dîné en une bonne soupe & rien de plus, mais bien à souper le soir. J’y consentis. Ce pauvre Perrotet me fit toutes ces avances du meilleur coeur du monde & n’épargnoit rien pour m’être utile.
Pourquoi faut-il qu’ayant trouvé tant de bonnes gens dans ma jeunesse j’en trouve si peu dans un âge avancé, leur race est-elle épuisée? Non; mais l’ordre où j’ai besoin de les chercher aujourd’hui n’est plus le même où je les trouvois alors. Parmi le peuple où les grandes passions ne parlent que par intervalles les sentimens de la nature se font plus souvent entendre. Dans les états plus élevés ils sont étouffés absolument & sous le masque du sentiment il n’y a jamais que l’intérêt ou la vanité qui parle.
J’écrivis de Lausanne à mon pere qui m’envoya mon paquet & me marqua d’excellentes choses dont j’aurois dû mieux profiter. J’ai déjà noté des momens de délire inconcevables où je n’étois plus moi-même. En voici encore un des plus marqués. Pour comprendre à quel point la tête me tournoit alors, [194] à quel point je m’étois pour ainsi dire venturisé, il ne faut que voir combien tout à la fois j’accumulai d’extravagances. Me voilà maître à chanter sans savoir déchiffrer un air; car quand les six mois que j’avois passés avec le Maître m’auroient profité, jamais ils n’auroient pu suffire; mais outre cela j’apprenois d’un maître, c’en étoit assez pour apprendre mal. Parisien de Geneve & catholique en pays protestant, je crus devoir changer mon nom ainsi que ma religion & ma patrie. Je m’approchois toujours de mon grand modele autant qu’il m’étoit possible. Il s’étoit appellé Venture de Villeneuve; moi je fis l’anagramme du nom de Rousseau dans celui de Vaussore & je m’appelai Vaussore de Villeneuve.Venture savoit la composition, quoiqu’il n’en eût rien dit; moi sans la savoir je m’en vantai à tout le monde & sans pouvoir noter le moindre vaudeville, je me donnai pour compositeur. Ce n’est pas tout: ayant été présenté à Monsieur de Treytorens professeur en droit, qui aimoit la musique & faisoit des concerts chez lui; je voulus lui donner un échantillon de mon talent & je me mis à composer une piece pour son concert aussi effrontément que si j’avois su comment m’y prendre. J’eus la constance de travailler pendant quinze jours à ce bel ouvrage, de le mettre au net, d’en tirer les parties & de les distribuer avec autant d’assurance que si c’eût été un chef-d’oeuvre d’harmonie. Enfin, ce qu’on aura peine à croire & qui est très-vrai, pour couronner dignement cette sublime production, je mis à la fin un joli menuet qui couroit les rues & que tout le monde se rappelle peut-être encore sur ces paroles jadis si connues.
[195] Quel caprice!
Quelle injustice!
Quoi, ta Clarice
Trahiroît tes feux! etc.
Venture m’avoit appris cet air avec la basse sur d’autres paroles, à l’aide desquelles je l’avois retenu. Je mis donc à la fin de ma composition ce menuet & sa basse en supprimant les paroles & je le donnai pour être de moi, tout aussi résolument que si j’avois parlé à des habitans de la lune.
On s’assemble pour exécuter ma piece. J’explique à chacun le genre du mouvement, le goût de l’exécution, les renvois des parties; j’étois fort affairé. On s’accorde pendant cinq ou six minutes qui furent pour moi cinq ou six siecles. Enfin tout étant prêt, je frappe avec un beau rouleau de papier sur mon pupitre magistral les cinq ou six coups du prenez garde à vous. On fait silence; je me mets gravement à battre la mesure, on commence... non, depuis qu’il existe des opéras françois, de la vie on n’ouit un semblable charivari. Quoi qu’on eût pu penser de mon prétendu talent, l’effet fut pire que tout ce qu’on sembloit attendre. Les musiciens étouffoient de rire; les auditeurs ouvroient de grands yeux & auroient bien voulu fermer les oreilles; mais il n’y avoit pas moyen. Mes bourreaux de symphonistes qui vouloient s’égayer racloient à percer le tympan d’un quinze-vingt. J’eus la constance d’aller toujours mon train, suant, il est vrai à grosses gouttes; mais retenu par la honte, n’osant m’enfuir & tout planter là. Pour ma consolation j’entendois autour de moi les assistans se dire à leur oreille ou plutôt à la mienne. L’un, il n’y a rien là de [196] supportable; un autre, quelle musique enragée? Un autre, quel diable de sabbat? Pauvre Jean-Jaques; dans ce cruel moment tu n’espérois gueres qu’un jour, devant le Roi de France & toute sa Cour, tes sons exciteroient des murmures de surprise & d’applaudissement & que, dans toutes les loges autour de toi les plus aimables femmes se diroient à demi-voix: quels sons charmans! quelle musique enchanteresse! Tous ces chants-là vont au coeur.
Mais ce qui mit tout le monde de bonne humeur fut le menuet. A peine en eut-on joué quelques mesures, que j’entendis partir de toutes parts les éclats de rire. Chacun me félicitoit sur mon joli goût de chant; on m’assuroit que ce menuet feroit parler de moi & que je méritois d’être chanté par-tout. Je n’ai pas besoin de dépeindre mon angoisse, ni d’avouer que je la méritois bien.
Le lendemain l’un de mes symphonistes appellé Lutold vint me voir & fut assez bon homme pour ne pas me féliciter sur mon succès. Le profond sentiment de ma sottise, la honte, le regret, le désespoir de l’état où j’étois réduit, l’impossibilité de tenir mon coeur fermé dans ses grandes peines, me firent ouvrir à lui: je lâchai la bonde à mes larmes, & au lieu de me contenter de lui avouer mon ignorance, je lui dis tout, en lui demandant le secret qu’il me promit & qu’il me garda comme on peut le croire. Dès le même soir tout Lausanne sut qui j’étois, & ce qui est remarquable, personne ne m’en fit semblant, pas même le bon Perrotet, qui pour tout cela ne se rebuta pas de me loger & de me nourrir.
Je vivois, mais bien tristement. Les suites d’un pareil début [197] ne firent pas pour moi de Lausanne un séjour fort agréable. Les écoliers ne se présentoient pas en foule; pas une seule écoliere & personne de la ville. J’eus en tout deux ou trois gros Teutches aussi stupides que j’étois ignorant, qui m’ennuyoient à mourir & qui dans mes mains ne devinrent pas de grands croque-notes. Je fus appellé dans une seule maison où un petit serpent de fille se donna le plaisir de me montrer beaucoup de musique dont je ne pus pas lire une note & qu’elle eut la malice de chanter ensuite devant M. le maître pour lui montrer comment cela s’exécutoit. J’étois si peu en état de lire un air de premiere vue, que dans le brillant concert dont j’ai parlé, il ne me fut pas possible de suivre un moment l’exécution pour savoir si l’on jouoit bien ce que j’avois sous les yeux & que j’avois composé moi-même.
Au milieu de tant d’humiliations j’avois des consolations très-douces, dans les nouvelles que je recevois de tems en tems des deux charmantes amies. J’ai toujours trouvé dans le sexe une grande vertu consolatrice, & rien n’adoucit plus mes afflictions dans mes disgrâces que de sentir qu’une personne aimable y prend intérêt. Cette correspondance cessa pourtant bientôt après & ne fut jamais renouée; mais ce fut ma faute. En changeant de lieu je négligeai de leur donner mon adresse, & forcé par la nécessité de songer continuellement à moi-même, je les oubliai bientôt entierement.
Il y a long-tems que je n’ai parlé de ma pauvre Maman; mais si l’on croit que je l’oubliois aussi, l’on se trompe fort. Je ne cessois de penser à elle & de désirer de la retrouver, non-seulement pour le besoin de ma subsistance, mais bien plus pour [198] le besoin de mon coeur. Mon attachement pour elle, quelque vif, quelque tendre qu’il fût, ne m’empêchoit pas d’en aimer d’autres; mais ce n’étoit pas de la même façon. Toutes devoient également ma tendresse à leurs charmes; mais elle tenoit uniquement à ceux des autres & ne leur eût pas survécu; au lieu que Maman pouvoit devenir vieille & laide sans que je l’aimasse moins tendrement. Mon coeur avoit pleinement transmis à sa personne l’hommage qu’il fit d’abord à sa beauté, & quelque changement qu’elle éprouvât, pourvu que ce fût toujours elle, mes sentimens ne pouvoient changer. Je sais bien que je lui devois de la reconnoissance; mais en vérité je n’y songeois pas. Quoi qu’elle eût fait ou n’eût pas fait pour moi, c’eût été toujours la même chose. Je ne l’aimois ni par devoir ni par intérêt, ni par convenance; je l’aimois parce que j’étois né pour l’aimer. Quand je devenois amoureux de quelque autre, cela faisoit distraction, je l’avoue & je pensois moins souvent à elle; mais j’y pensois avec le même plaisir & jamais, amoureux ou non, je ne me suis occupé d’elle sans sentir qu’il ne pouvoit y avoir pour moi de vrai bonheur dans la vie, tant que j’en serois séparé.
N’ayant point de ses nouvelles depuis si long-tems, je ne crus jamais que je l’eusse tout à fait perdue, ni qu’elle eût pu m’oublier. Je me disois; elle saura tôt ou tard que je suis errant & me donnera quelque signe de vie; je la retrouverai, j’en suis certain. En attendant c’étoit une douceur pour moi d’habiter son pays, de passer dans les rues où elle avoit passé, devant les maisons où elle avoit demeuré, & le tout [199] par conjecture; car une de mes ineptes bizarreries étoit de n’oser m’informer d’elle, ni prononcer son nom sans la plus absolue nécessité. Il me sembloit qu’en la nommant je disois tout ce qu’elle m’inspiroit, que ma bouche révéloit le secret de mon coeur, que je la compromettois en quelque sorte. Je crois même qu’il se mêloit à cela quelque frayeur qu’on ne me dît du mal d’elle. On avoit parlé beaucoup de sa démarche & un peu de sa conduite. De peur qu’on n’en dît pas ce que je voulois entendre, j’aimois mieux qu’on n’en parlât point du tout.
Comme mes écoliers ne m’occupoient pas beaucoup & que sa ville natale n’étoit qu’à quatre lieues de Lausanne, j’y fis une promenade de deux ou trois jours, durant lesquels la plus douce émotion ne me quitta point. L’aspect du lac de Geneve & de ses admirables côtes eut toujours à mes yeux un attrait particulier que je ne saurois expliquer & qui ne tient pas seulement à la beauté du spectacle, mais à je ne sais quoi de plus intéressant qui m’affecte & m’attendrit. Toutes les fois que j’approche du Pays-de-Vaud, j’éprouve une impression composée du souvenir de Madame de Warens qui y est née de mon pere qui y vivoit, de Mlle. de Vulson qui y eut les prémices de mon coeur, de plusieurs voyages de plaisir que j’y fis dans mon enfance & ce me semble, de quelque autre cause encore plus secrete & plus forte que tout cela. Quand l’ardent désir de cette vie heureuse & douce qui me fuit & pour laquelle j’étois né vient enflammer mon imagination, c’est toujours au Pays-de-Vaud, près du lac, dans des campagnes charmantes qu’elle se fixe. Il me faut [200] absolument un verger au bord de ce lac & non pas d’un autre; il me faut un ami sûr, une femme aimable, une vache & un petit bateau. Je ne jouirai d’un bonheur parfait sur la terre que quand j’aurai tout cela. Je ris de la simplicité avec laquelle je suis allé plusieurs fois dans ce pays-là uniquement pour y chercher ce bonheur imaginaire. J’étois toujours surpris d’y trouver les habitans, sur-tout les femmes d’un tout autre caractere que celui que j’y cherchois. Combien cela me sembloit disparate! Le pays & le peuple dont il est couvert ne m’ont jamais paru faits l’un pour l’autre.
Dans ce voyage de Vevay, je me livrois en suivant ce beau rivage à la plus douce mélancolie. Mon coeur s’élançoit avec ardeur à mille félicités innocentes, je m’attendrissois, je soupirois & pleurois comme un enfant. Combien de fois m’arrêtant pour pleurer à mon aise, assis sur une grosse pierre, je me suis amusé à voir tomber mes larmes dans l’eau?
J’allai à Vevay loger à la Clef, & pendant deux jours que j’y restai sans voir personne je pris pour cette ville un amour qui m’a suivi dans tous mes voyages & qui m’y a fait établir enfin les Héros de mon roman. Je dirois volontiers à ceux qui ont du goût & qui sont sensibles: allez à Vevay, visitez le pays, examinez les sites, promenez-vous sur le lac & dites si la nature n’a pas fait ce beau pays pour une Julie, pour une Claire & pour un St. Preux; mais ne les y cherchez pas. Je reviens à mon histoire.
Comme j’étois catholique & que je me donnois pour tel, je suivois sans mystere & sans scrupule le culte que j’avois embrassé. Les dimanches quand il faisoit beau j’allois à la messe [201] à Assens à deux lieues de Lausanne. Je faisois ordinairement cette course avec d’autres catholiques, sur-tout avec un brodeur Parisien, dont j’ai oublié le nom. Ce n’étoit pas un Parisien comme moi, c’étoit un vrai Parisien de Paris, un archiparisien du bon Dieu, bon homme comme un Champenois. Il aimoit si fort son pays qu’il ne voulut jamais douter que j’en fusse, de peur de perdre cette occasion d’en parler. M. de Crouzas, Lieutenant-Baillival, avoit un jardinier de Paris aussi; mais moins complaisant & qui trouvoit la gloire de son pays compromise à ce qu’on osât se donner pour en être lorsqu’on n’avoit pas cet honneur. Il me questionnoit de l’air d’un homme sûr de me prendre en faute & puis sourioit malignement. Il me demanda une fois ce qu’il y avoit de remarquable au marché-neuf. Je battis la campagne, comme on peut croire. Après avoir passé vingt ans à Paris, je dois à présent connoître cette ville. Cependant si l’on me faisoit aujourd’hui pareille question, je ne serois pas moins embarrassé d’y répondre & de cet embarras on pourroit aussi-bien conclure que je n’ai jamais été à Paris. Tant lors-même qu’on rencontre la vérité, l’on est sujet à se fonder sur des principes trompeurs!
Je ne saurois dire exactement combien de tems je demeurai à Lausanne. Je n’apportai pas de cette ville des souvenirs bien rappellans. Je sais seulement que, n’y trouvant pas à vivre, j’allai de là à Neuchâtel & que j’y passai l’hiver. Je réussis mieux dans cette derniere ville; j’y eus des écoliers & j’y gagnai de quoi m’acquitter avec mon bon ami Perrotet, qui m’avoit fidellement envoyé mon petit bagage, quoique je lui redusse assez d’argent.
[202] J’apprenois insensiblement la musique en l’enseignant. Ma vie étoit assez douce; un homme raisonnable eût pu s’en contenter: mais mon coeur inquiet me demandoit autre chose. Les dimanches & les jours où j’étois libre j’allois courir les campagnes & les bois des environs, toujours errant, rêvant, soupirant, & quand j’étois une fois sorti de la ville je n’y rentrois plus que le soir. Un jour étant à Boudry j’entrai pour dîné dans un cabaret: j’y vis un homme à grande barbe avec un habit violet à la grecque, un bonnet fourré, l’équipage & l’air assez noble & qui souvent avoit peine à se faire entendre, ne parlant qu’un jargon presque indéchiffrable, mais plus ressemblant à l’Italien qu’à nulle autre langue. J’entendois presque tout ce qu’il disoit& j’étois le seul; il ne pouvoit s’énoncer que par signes avec l’hôte & les gens du pays. Je lui dis quelques mots en Italien qu’il entendit parfaitement; il se leva & vint m’embrasser avec transport. La liaison fut bientôt faite & dès ce moment je lui servis de truchement. Son dîné étoit bon, le mien étoit moins que médiocre; il m’invita de prendre part au sien, je fis peu de façons. En buvant & baragouinant nous achevâmes de nous familiariser & dès la fin du repas nous devînmes inséparables. Il me conta qu’il étoit Prélat grec & Archimandrite de Jérusalem; qu’il étoit chargé de faire une quête en Europe pour le rétablissement du saint Sépulcre. Il me montra de belles patentes de la Czarine & de l’Empereur; il en avoit de beaucoup d’autres Souverains. Il étoit assez content de ce qu’il avoit amassé jusqu’àlors; mais il avoit eu des peines incroyables en Allemagne, n’entendant pas un mot d’Allemand, de Latin ni [203] de François & réduit à son Grec, au Turc & à la langue Franque pour toute ressource; ce qui ne lui en procuroit pas beaucoup dans le pays où il s’étoit enfourné. Il me proposa de l’accompagner pour lui servir de secrétaire & d’interpréte. Malgré mon petit habit violet nouvellement acheté & qui ne cadroit pas mal avec mon nouveau poste, j’avois l’air si peu étoffé qu’il ne me crut pas difficile à gagner & il ne se trompa point. Notre accord fut bientôt fait; je ne demandois rien & il promettoit beaucoup. Sans caution, sans sûreté, sans connoissance, je me livre à sa conduite & dès le lendemain me voilà parti pour Jérusalem.
Nous commençâmes notre tournée par le canton de Fribourg, où il ne fit pas grand’chose. La dignité épiscopale ne permettoit pas de faire le mendiant & de quêter aux particuliers; mais nous présentâmes sa commission au Sénat, qui lui donna une petite somme. De-là nous fûmes à Berne. Nous logeâmes au Faucon, bonne auberge alors, où l’on trouvoit bonne compagnie. La table étoit nombreuse & bien servie. Il y avoit long-tems que je faisois mauvaise chere; j’avois grand besoin de me refaire; j’en avois l’occasion & j’en profitai. Monseigneur l’Archimandrite étoit lui-même un homme de bonne compagnie, aimant assez à tenir table, gai, parlant bien pour ceux qui l’entendoient, ne manquant pas de certaines connoissances & plaçant son érudition grecque avec assez d’agrément. Un jour cassant au dessert des noisettes, il se coupa le doigt fort avant, & comme le sang sortoit avec abondance, il montra son doigt à la compagnie & dit en riant: mirate, signori; questo è sangue Pelasgo.
[204] A Berne mes fonctions ne lui furent pas inutiles & je ne m’en tirai pas aussi mal que j’avois craint. J’étois bien plus hardi & mieux parlant que je n’aurois été pour moi-même. Les choses ne se passerent pas aussi simplement qu’à Fribourg. Il fallut de longues & fréquentes conférences avec les premiers de l’Etat & l’examen de ses titres ne fut pas l’affaire d’un jour. Enfin tout étant en regle, il fut admis à l’audience du Sénat. J’entrai avec lui comme son interpréte & l’on me dit de parler. Je ne m’attendois à rien moins & il ne m’étoit pas venu dans l’esprit qu’après avoir long-tems conféré avec les membres, il fallût s’adresser au Corps comme si rien n’eût été dit. Qu’on juge de mon embarras! Pour un homme aussi honteux, parler, non-seulement en public, mais devant le Sénat de Berne & parler impromptu sans avoir une seule minute pour me préparer; il y avoit là de quoi m’anéantir. Je ne fus pas même intimidé. J’exposai succinctement & nettement la commission de l’Archimandrite. Je louai la piété des Princes qui avoient contribué à la collecte qu’il étoit venu faire. Piquant d’émulation celle de Leurs Excellences, je dis qu’il n’y avoit pas moins à esperer de leur munificence accoutumée, & puis tâchant de prouver que cette bonne œuvre en étoit également une pour tous les chrétiens sans distinction de secte, je finis par promettre les bénédictions du Ciel à ceux qui voudroient y prendre part. Je ne dirai pas que mon discours fit effet; mais il est sûr qu’il fut goûté & qu’au sortir de l’audience l’Archimandrite reçut un présent fort honnête & de plus, sur l’esprit de son secrétaire, des complimens dont j’eus l’agréable emploi d’être le truchement; mais [205] que je n’osai lui rendre à la lettre. Voilà la seule fois de ma vie que j’aye parlé en public & devant un souverain & la seule fois aussi peut-être que j’ai parlé hardiment & bien. Quelle différence dans les dispositions du même homme! Il y a trois ans qu’étant allé voir à Yverdun mon vieux ami M. Roguin, je reçus une députation pour me remercier de quelques livres que j’avois donnés à la bibliotheque de cette ville. Les Suisses sont grands harangueurs; ces Messieurs me haranguerent. Je me crus obligé de répondre; mais je m’embarrassai tellement dans ma réponse & ma tête se brouilla si bien que je restai court & me fis moquer de moi. Quoique timide naturellement, j’ai été hardi quelquefois dans ma jeunesse, jamais dans mon âge avancé. Plus j’ai vu le monde, moins j’ai pu me faire à son ton.
Partis de Berne nous allâmes à Soleure; car le dessein de l’Archimandrite étoit de reprendre la route d’Allemagne & de s’en retourner par la Hongrie ou par la Pologne, ce qui faisoit une route immense; mais comme chemin faisant sa bourse s’emplissoit plus qu’elle ne se vidoit, il craignoit peu les détours. Pour moi qui me plaisois presque autant à cheval qu’à pied, je n’aurois pas mieux demandé que de voyager ainsi toute ma vie: mais il étoit écrit que je n’irois pas si loin.
La premiere chose que nous fîmes arrivant à Soleure, fut d’aller saluer M. l’Ambassadeur de France. Malheureusement pour mon Evêque cet Ambassadeur étoit le Marquis de Bonac qui avoit été Ambassadeur à la Porte & qui devoit être au fait de tout ce qui regardoit le St. Sépulcre. l’Archimandrite eut une audience d’un quart d’heure où je ne fus pas admis, [206] parce que M. l’ambassadeur entendoit la langue Franque & parloit l’Italien du moins aussi bien que moi. A la sortie de mon Grec je voulus le suivre; on me retint: ce fut mon tour. M’étant donné pour Parisien, j’étois comme tel sous la juridiction de Son Excellence. Elle me demanda qui j’étois, m’exhorta de lui dire la vérité; je le lui promis en lui demandant une audience particuliere qui me fut accordée. M. l’Ambassadeur m’emmena dans son cabinet dont il ferma sur nous la porte, & là, me jettant à ses pieds, je lui tins parole. Je n’aurois pas moins dit quand je n’aurois rien promis; car un continuel besoin d’épanchement met à tout moment mon coeur sur mes levres, & après m’être ouvert sans réserve au musicien Lutold, je n’avois garde de faire le mystérieux avec le Marquis de Bonac. Il fut si content de ma petite histoire & de l’effusion de coeur avec laquelle il vit que je l’avois contée, qu’il me prit par la main, entra chez Madame l’Ambassadrice & me présenta à elle en lui faisant un abrégé de mon récit. Madame de Bonac m’accueillit avec bonté & dit qu’il ne falloit pas me laisser aller avec ce moine Grec. Il fut résolu que je resterois à l’hôtel en attendant qu’on vît ce qu’on pourroit faire de moi. Je voulus aller faire mes adieux à mon pauvre Archimandrite, pour lequel j’avois conçu de l’attachement: on ne me le permit pas. On envoya lui signifier mes arrêts & un quart-d’heure après je vis arriver mon petit sac. M. de la Martiniere secrétaire d’ambassade fut en quelque façon chargé de moi. En me conduisant dans la chambre qui m’étoit destinée, il me dit: Cette chambre a été occupée sous le Comte Du Luc par un homme célebre, du même nom que vous. [207] Il ne tient qu’à vous de le remplacer de toutes manieres & de faire dire un jour: Rousseau premier, Rousseau second. Cette conformité, qu’alors je n’espérois gueres, eût moins flatté mes désirs si j’avois pu prévoir à quel prix je l’acheterois un jour.
Ce que m’avoit dit M. de la Martiniere me donna de la curiosité. Je lus les ouvrages de celui dont j’occupois la chambre, & sur le compliment qu’on m’avoit fait, croyant avoir du goût pour la poésie, je fis pour mon coup d’essai une cantate à la louange de Madame de Bonac. Ce goût ne se soutint pas. J’ai fait de tems en tems de médiocres vers; c’est un exercice assez bon pour se rompre aux inversions élégantes & apprendre à mieux écrire en prose; mais je n’ai jamais trouvé dans la poésie françoise assez d’attrait pour m’y livrer tout-à-fait.
M. de la Martiniere voulut voir de mon style & me demanda par écrit le même détail que j’avois fait à M. l’Ambassadeur. Je lui écrivis une longue lettre que j’apprends avoir été conservée par M. de Marianne, qui étoit attaché depuis long-tems au Marquis de Bonac & qui depuis a succédé à M. de la Martiniere sous l’ambassade de M. de Courteilles. J’ai prié M. de Malesherbes de tâcher de me procurer une copie de cette lettre. Si je puis l’avoir par lui ou par d’autres on la trouvera dans le recueil qui doit accompagner mes Confessions.
L’expérience que je commençois d’avoir, modéroit peu-à-peu mes projets romanesques, & par exemple, non-seulement je ne devins point amoureux de Madame de Bonac; [208] mais je sentis d’abord que je ne pouvois faire un grand chemin dans la maison de son mari. M. de la Martiniere en place & M. de Marianne, pour ainsi dire, en survivance, ne me laissoient espérer pour toute fortune qu’un emploi de sous-secrétaire qui ne me tentoit pas infiniment. Cela fit que quand on me consulta sur ce que je voulois faire, je marquai beaucoup d’envie d’aller à Paris. M. l’Ambassadeur goûta cette idée qui tendoit au moins à le débarrasser de moi. M. de Merveilleux secrétaire, interpréte de l’ambassade, dit que son ami M. Godard Colonel Suisse au service de France, cherchoit quelqu’un pour mettre auprès de son neveu qui entroit fort jeune au service & pensa que je pourrois lui convenir. Sur cette idée assez légerement prise mon départ fut résolu, & moi qui voyois un voyage à faire & Paris au bout, j’en fus dans la joie de mon coeur. On me donna quelques lettres, cent francs pour mon voyage accompagnés de force bonnes leçons & je partis.
Je mis à ce voyage une quinzaine de jours que je peux compter parmi les heureux de ma vie. J’étois jeune, je me portois bien, j’avois assez d’argent, beaucoup d’espérance, je voyageois à pied & je voyageois seul. On seroit étonné de me voir compter un pareil avantage, si déjà l’on n’avoit dû se familiariser avec mon humeur. Mes douces chimeres me tenoient compagnie & jamais la chaleur de mon imagination n’en enfanta de plus magnifiques. Quand on m’offroit quelque place vide dans une voiture, ou que quelqu’un m’accostoit en route, je rechignois de voir renverser la fortune dont je bâtissois l’édifice en marchant. Cette fois mes idées étoient martiales. J’allois [209] m’attacher à un militaire & devenir militaire moi-même; car on avoit arrangé que je commencerois par être cadet. Je croyois déjà me voir en habit d’officier avec un beau plumet blanc. Mon coeur s’enfloit à cette noble idée. J’avois quelque teinture de géométrie & de fortifications; j’avois un oncle ingénieur; j’étois en quelque sorte enfant de la balle. Ma vue courte offroit un peu d’obstacle, mais qui ne m’embarrassoit pas; & je comptois bien à force de sang-froid & d’intrépidité suppléer à ce défaut. J’avois lu que le Maréchal Schomberg avoit la vue très-courte; pourquoi le Maréchal Rousseau ne l’aurait-il pas? Je m’échauffois tellement sur ces folies que je ne voyois plus que troupes, remparts, gabions, batteries & moi au milieu du feu & de la fumée, donnant tranquillement mes ordres la lorgnette à la main. Cependant quand je passois dans des campagnes agréables, que je voyois des bocages & des ruisseaux; ce touchant aspect me faisoit soupirer de regret; je sentois au milieu de ma gloire que mon coeur n’étoit pas fait pour tant de fracas & bientôt, sans savoir comment, je me retrouvois au milieu de mes cheres bergeries, renonçant pour jamais aux travaux de Mars.
Combien l’abord de Paris démentit l’idée que j’en avois! La décoration extérieure que j’avois vue à Turin, la beauté des rues, la symétrie & l’alignement des maisons me faisoient chercher à Paris autre chose encore. Je m’étois figuré une ville aussi belle que grande, de l’aspect le plus imposant, où l’on ne voyoit que de superbes rues, des palois de marbre & d’or. En entrant par le faubourg St. Marceau je ne vis que [210] de petites rues sales & puantes, de vilaines maisons noires, l’air de la mal-propreté, de la pauvreté, des mendians, des charretiers, des ravaudeuses, des crieuses de tisane & de vieux chapeaux. Tout cela me frappa d’abord à tel point que tout ce que j’ai vu depuis à Paris de magnificence réelle, n’a pu détruire cette premiere impression & qu’il m’en est resté toujours un secret dégoût pour l’habitation de cette capitale. Je puis dire que tout le tems que j’y ai vécu dans la suite, ne fut employé qu’à y chercher des ressources pour me mettre en état d’en vivre éloigné. Tel est le fruit d’une imagination trop active qui exagere par-dessus l’exagération des hommes & voit toujours plus que ce qu’on lui dit. On m’avoit tant vanté Paris que je me l’étois figuré comme l’ancienne Babylone, dont je trouverois peut-être autant à rabattre, si je l’avois vue, du portrait que je m’en suis fait. La même chose m’arriva à l’Opéra où je me pressai d’aller le lendemain de mon arrivée; la même chose m’arriva dans la suite à Versailles, dans la suite encore en voyant la mer, & la même chose m’arrivera toujours en voyant des spectacles qu’on m’aura trop annoncés: car il est impossible aux hommes & difficile à la nature elle-même de passer en richesse mon imagination.
A la maniere dont je fus reçu de tous ceux pour qui j’avois des lettres, je crus ma fortune faite. Celui à qui j’étois le plus recommandé & qui me caressa le moins étoit M. de Surbeck retiré du service & vivant philosophiquement à Bagneux, où je fus le voir plusieurs fois & où jamais il ne m’offrit un verre d’eau. J’eus plus d’accueil de Madame de Merveilleux belle-soeur de l’Interpréte & de son neveu Officier aux Gardes. [211] Non-seulement la mere & le fils me reçurent bien, mais ils m’offrirent leur table dont je profitai souvent durant mon séjour à Paris. Madame de Merveilleux me parut avoir été belle, ses cheveux étoient d’un beau noir & faisoient à la vieille mode le crochet sur ses tempes. Il lui restoit ce qui ne périt point avec les attraits, un esprit très-agréable. Elle me parut goûter le mien & fit tout ce qu’elle put pour me rendre service; mais personne ne la seconda & je fus bientôt désabusé de tout ce grand intérêt qu’on avoit paru prendre à moi. Il faut pourtant rendre justice aux François; ils ne s’épuisent point autant qu’on dit en protestations & celles qu’ils font sont presque toujours sinceres; mais ils ont une maniere de paroître s’intéresser à vous qui trompe plus que des paroles. Les gros complimens des Suisses n’en peuvent imposer qu’à des sots. Les manieres des François sont plus séduisantes en cela même qu’elles sont plus simples; on croiroit qu’ils ne vous disent pas tout ce qu’ils veulent faire, pour vous surprendre plus agréablement. Je dirai plus; ils ne sont point faux dans leurs démonstrations; ils sont naturellement officieux, humains, bienveillans & même, quoi qu’on en dise, plus vrais qu’aucune autre nation; mais ils sont légers & volages. Ils ont en effet le sentiment qu’ils vous témoignent; mais ce sentiment s’en va comme il est venu. En vous parlant ils sont pleins de vous; ne vous voient-ils plus, ils vous oublient. Rien n’est permanent dans leur coeur: tout est chez eux l’oeuvre du moment.
Je fus donc beaucoup flatté & peu servi. Ce Colonel Godard au neveu duquel on m’avoit donné, se trouva être un [212] vilain vieux avare, qui, quoique tout cousu d’or, voyant ma détresse, me voulut avoir pour rien. Il prétendoit que je fusse auprès de son neveu une espece de valet sans gages, plutôt qu’un vrai gouverneur. Attaché continuellement à lui & par là dispensé du service, il falloit que je vécusse de ma paie de cadet, c’est-à-dire de soldat, & à peine consentoit-il à me donner l’uniforme; il auroit voulu que je me contentasse de celui du régiment. Madame de Merveilleux indignée de ses propositions, me détourna elle-même de les accepter; son fils fut du même sentiment. On cherchoit autre chose & l’on ne trouvoit rien. Cependant je commençois d’être pressé & cent francs sur lesquels j’avois fait mon voyage ne pouvoient me mener bien loin. Heureusement je reçus de la part de M. l’Ambassadeur encore une petite remise qui me fit grand bien, & je crois qu’il ne m’auroit pas abandonné si j’eusse eu plus de patience: mais languir, attendre, solliciter, sont pour moi choses impossibles. Je me rebutai, je ne parus plus & tout fut fini. Je n’avois pas oublié ma pauvre Maman; mais comment la trouver? où la chercher? Madame de Merveilleux qui savoit mon histoire m’avoit aidé dans cette recherche & long-tems inutilement. Enfin elle m’apprit que Madame de Warens étoit repartie il y avoit plus de deux mois, mais qu’on ne savoit si elle étoit allée en Savoye ou à Turin & que quelques personnes la disoient retournée en Suisse. Il ne m’en fallut pas davantage pour me déterminer à la suivre, bien sûr qu’en quelque lieu qu’elle fût je la trouverois plus aisément en province que je n’avois pu faire à Paris.
Avant de partir j’exerçai mon nouveau talent poétique dans [213] une épître au Colonel Godard, où je le drapai de mon mieux. Je montrai ce barbouillage à Madame de Merveilleux qui, au lieu de me censurer comme elle auroit dû faire, rit beaucoup de mes sarcasmes, de même que son fils, qui, je crois, n’aimoit pas M. Godard & il faut avouer qu’il n’étoit pas aimable. J’étois tenté de lui envoyer mes vers, ils m’y encouragerent: j’en fis un paquet à son adresse & comme il n’y avoit point alors à Paris de petite poste, je le mis dans ma poche & le lui envoyai d’Auxerre en passant. Je ris quelquefois encore en songeant aux grimaces qu’il dut faire en lisant ce panégyrique où il étoit peint trait pour trait. Il commençoit ainsi:
Tu croyois, vieux Penard, qu’une folle manie
D’élever ton neveu m’inspireroit l’envie.
Cette petite piece mal faite, à la vérité, mais qui ne manquoit pas de sel & qui annonçoit du talent pour la satire, est cependant le seul écrit satirique qui soit sorti de ma plume. J’ai le coeur trop peu haineux pour me prévaloir d’un pareil talent; mais je crois qu’on peut juger par quelques écrits polémiques faits de tems à autre pour ma défense, que si j’avois été d’humeur batailleuse, mes agresseurs auroient eu rarement les rieurs de leur côté.
La chose que je regrette le plus dans les détails de ma vie dont j’ai perdu la mémoire, est de n’avoir pas fait des journaux de mes voyages. Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans ceux que j’ai fait seul à pied. La marche a quelque chose qui anime [214] & avive mes idées: je ne puis presque penser quand je reste en place; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. La vue de la campagne, la succession des aspects agréables, le grand air, le grand appétit, la bonne santé que je gagne en marchant, la liberté du cabaret, l’éloignement de tout ce qui me fait sentir ma dépendance, de tout ce qui me rappelle à ma situation; tout cela dégage mon ame, me donne une plus grande audace de penser, me jette en quelque sorte dans l’immensité des êtres pour les combiner, les choisir, me les approprier à mon gré sans gêne & sans crainte. Je dispose en maître de la nature entiere; mon coeur errant d’objet en objet, s’unit, s’identifie à ceux qui le flattent, s’entoure d’images charmantes; s’enivre de sentimens délicieux. Si pour les fixer je m’amuse à les décrire en moi-même; quelle vigueur de pinceau, quelle fraîcheur de coloris, quelle énergie d’expression je leur donne! On a, dit-on, trouvé de tout cela dans mes ouvrages, quoiqu’écrits vers le déclin de mes ans. O! si l’on eût vu ceux de ma premiere jeunesse, ceux que j’ai faits durant mes voyages, ceux que j’ai composés & que je n’ai jamais écrits... Pourquoi, direz-vous ne les pas écrire? Et pourquoi les écrire, vous répondrai-je: pourquoi m’ôter le charme actuel de la jouissance, pour dire à d’autres que j’avois joui? Que m’importoient des lecteurs, un public & toute la terre, tandis que je plânois dans le Ciel? D’ailleurs portois-je avec moi du papier, des plumes? Si j’avois pensé à tout cela rien ne me seroit venu. Je ne prévoyois pas que j’aurois des idées; elles viennent quand il leur plaît, non quand il me plaît. Elles ne viennent point, ou elles viennent en foule; elles [215] m’accablent de leur nombre & de leur force. Dix volumes par jour n’auroient pas suffi. Où prendre du tems pour les écrire? En arrivant je ne songeois qu’à bien dîné. En partant je ne songeois qu’à bien marcher. Je sentois qu’un nouveau paradis m’attendoit à la porte, je ne songeois qu’à l’aller chercher.
Jamais je n’ai si bien senti tout cela que dans le retour dont je parle. En venant à Paris je m’étois borné aux idées relatives à ce que j’y allois faire. Je m’étois élancé dans la carriere où j’allois entrer & je l’avois parcourue avec assez de gloire; mais cette carriere n’étoit pas celle où mon coeur m’appelloit & les êtres réels nuisoient aux êtres imaginaires. Le Colonel Godard & son neveu figuroient mal avec un héros tel que moi. Grace au Ciel j’étois maintenant délivré de tous ces obstacles: je pouvois m’enfoncer à mon gré dans le pays des chimeres, car il ne restoit que cela devant moi. Aussi je m’y égarai si bien que je perdis réellement plusieurs fois ma route, & j’eusse été fort fâché d’aller plus droit; car sentant qu’à Lyon j’allois me retrouver sur la terre, j’aurois voulu n’y jamais arriver.
Un jour entr’autres m’étant à dessein détourné pour voir de près un lieu qui me parut admirable; je m’y plus si fort & j’y fis tant de tours que je me perdis enfin tout-à-fait. Après plusieurs heures de course inutile, las & mourant de soif & de faim, j’entrai chez un paysan dont la maison n’avoit pas belle apparence, mais c’étoit la seule que je visse aux environs. Je croyois que c’étoit comme à Geneve ou en Suisse, où tous les habitans à leur aise sont en état d’exercer l’hospitalité. Je priai celui-ci de me donner à dîné en payant. Il [216] m’offrit du lait écrémé & de gros pain d’orge, en me disant que c’étoit tout ce qu’il avoit. Je buvois ce lait avec délices & je mangeois ce pain, paille & tout; mais cela n’étoit pas fort restaurant pour un homme épuisé de fatigue. Ce paysan qui m’examinoit jugea de la vérité de mon histoire par celle de mon appétit. Tout de suite après m’avoir dit qu’il voyoit bien* [*Apparemment je n’avois pas encore alors la physionomie qu’on m’a don, née depuis dans mes portraits.] que j’étois un bon jeune honnête homme qui n’étois pas là pour le vendre, il ouvrit une petite trappe à côté de sa cuisine, descendit & revint un moment après avec un bon pain bis de pur froment, un jambon très-appétissant quoiqu’entamé & une bouteille de vin dont l’aspect me réjouit le coeur plus que tout le reste. On joignit à cela une omelette assez épaisse & je fis un dîné tel qu’autre qu’un piéton n’en connut jamais. Quand ce vint à payer, voilà son inquiétude & ses craintes qui le reprennent; il ne vouloit point de mon argent, il le repoussoit avec un trouble extraordinaire, & ce qu’il y avoit de plaisant étoit que je ne pouvois imaginer de quoi il avoit peur. Enfin il prononça en frémissant ces mots terribles de commis & de rats-de-cave. Il me fit entendre qu’il cachoit son vin à cause des aides, qu’il cachoit son pain à cause de la taille & qu’il seroit un homme perdu si l’on pouvoit se douter qu’il ne mourût pas de faim. Tout ce qu’il me dit à ce sujet & dont je n’avois pas la moindre idée, me fit une impression qui ne s’effacera jamais. Ce fut-là le germe de cette haine inextinguible qui se développa depuis dans mon coeur contre les vexations qu’éprouve le malheureux [217] peuple & contre ses oppresseurs. Cet homme quoique aisé, n’osoit manger le pain qu’il avoit gagné à la sueur de son front & ne pouvoit éviter sa ruine qu’en montrant la même misere qui régnoit autour de lui. Je sortis de sa maison aussi indigné qu’attendri & déplorant le sort de ces belles contrées à qui la nature n’a prodigué ses dons que pour en faire la proie des barbares publicains.
Voilà le seul souvenir bien distinct qui me reste de ce qui m’est arrivé durant ce voyage. Je me rappelle seulement encore qu’en approchant de Lyon je fus tenté de prolonger ma route pour aller voir les bords du Lignon; car parmi les romans que j’avois lus avec mon pere, l’Astrée n’avoit pas été oubliée & c’étoit celui qui me revenoit au coeur le plus fréquemment. Je demandai la route du Forez, & tout en causant avec une hôtesse, elle m’apprit que c’étoit un bon pays de ressource pour les ouvriers, qu’il y avoit beaucoup de forges & qu’on y travailloit fort bien en fer. Cet éloge calma tout-à-coup ma curiosité romanesque & je ne jugeai pas à propos d’aller chercher des Dianes & des Sylvandres chez un peuple de forgerons. La bonne femme qui m’encourageoit de la sorte m’avoit sûrement pris pour un garçon serrurier.
Je n’allois pas tout-à-fait à Lyon sans vues. En arrivant j’allai voir aux Chasottes Mlle. du Châtelet, amie de Madame de Warens & pour laquelle elle m’avoit donné une lettre quand je vins avec M. le Maître: ainsi c’étoit une connoissance déjà faite. Mlle. du Châtelet m’apprit qu’en effet son amie avoit passé à Lyon, mais qu’elle ignoroit si elle avoit poussé sa route jusqu’en Piémont & qu’elle étoit incertaine elle-même en [218] partant si elle ne s’arrêteroit pas en Savoye: que si je voulois elle écriroit pour en avoir des nouvelles & que le meilleur parti que j’eusse à prendre étoit de les attendre à Lyon. J’acceptai l’offre: mais je n’osai dire à Mlle. du Châtelet que j’étois pressé de la réponse & que ma petite bourse épuisée ne me laissoit pas en état de l’attendre long-tems. Ce qui me retint n’étoit pas qu’elle m’eût mal reçu. Au contraire, elle m’avoit fait beaucoup de caresses & me traitoit sur un pied d’égalité qui m’ôtoit le courage de lui laisser voir mon état & de descendre du rôle de bonne compagnie à celui d’un malheureux mendiant.
Il me semble de voir assez clairement la suite de tout ce que j’ai marqué dans ce livre. Cependant je crois me rappeller dans le même intervalle un autre voyage de Lyon dont je ne puis marquer la place & où je me trouvai déjà fort à l’étroit: le souvenir des extrémités où j’y fus réduit, ne contribue pas non plus à m’en rappeller agréablement la mémoire. Si j’avois été fait comme un autre, que j’eusse eu le talent d’emprunter & de m’endetter dans mon cabaret, je me serois aisément tiré d’affaire; mais c’est à quoi mon inaptitude égaloit ma répugnance; & pour imaginer à quel point vont l’une & l’autre, il suffit de savoir qu’après avoir passé presque toute ma vie dans le mal-être & souvent prêt à manquer de pain, il ne m’est jamais arrivé une seule fois de me faire demander de l’argent par un créancier sans lui en donner à l’instant même. Je n’ai jamais su faire des dettes criardes & j’ai toujours mieux aimé souffrir que devoir.
C’étoit souffrir assurément que d’être réduit à passer la nuit [219] dans la rue & c’est ce qui m’est arrivé plusieurs fois à Lyon. J’aimois mieux employer quelques sous qui me restoient à payer mon pain que mon gîte, parce qu’après tout je risquois moins de mourir de sommeil que de faim. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que dans ce cruel état je n’étois ni inquiet ni triste. Je n’avois pas le moindre souci sur l’avenir & j’attendois les réponses que devoit recevoir Mlle. du Châtelet, couchant à la belle étoile & dormant étendu par terre ou sur un banc, aussi tranquillement que sur un lit de roses. Je me souviens même d’avoir passé une nuit délicieuse hors de la ville dans un chemin qui côtoyoit le Rhône ou la Saône, car je ne me rappelle pas lequel des deux. Des jardins élevés en terrasse bordoient le chemin du côté opposé. Il avoit fait très-chaud ce jour-là; la soirée étoit charmante; la rosée humectoit l’herbe flétrie; point de vent, une nuit tranquille; l’air étoit frais sans être froid; le soleil après son coucher avoit laissé dans le ciel des vapeurs rouges dont la réflexion rendoit l’eau couleur de rose; les arbres des terrasses étoient chargés de rossignols qui se répondoient de l’un à l’autre. Je me promenois dans une sorte d’extase, livrant mes sens & mon coeur à la jouissance de tout cela & soupirant seulement un peu du regret d’en jouir seul. Absorbé dans ma douce rêverie, je prolongeai fort avant dans la nuit ma promenade sans m’appercevoir que j’étois las. Je m’en apperçus enfin. Je me couchai voluptueusement sur la tablette d’une espece de niche ou de fausse-porte enfoncée dans un mur de terrasse: le ciel de mon lit étoit formé par les têtes des arbres; un rossignol étoit précisément au-dessus de moi; je m’endormis à son chant: [220] mon sommeil fut doux, mon réveil le fut davantage. Il étoit grand jour: mes yeux en s’ouvrant virent l’eau, la verdure, un paysage admirable. Je me levai, me secouai, la faim me prit, je m’acheminai gaîement vers la ville, résolu de mettre à un bon déjeuner deux pieces de six blancs qui me restoient encore. J’étois de si bonne humeur que j’allois chantant tout le long du chemin, & je me souviens même, que je chantois une cantate de Batistin, intitulée les bains de Thomery que je savois par coeur. Que béni soit le bon Batistin & sa bonne cantate qui m’a valu un meilleur déjeuner que celui sur lequel je comptois & un dîné bien meilleur encore, sur lequel je n’avois point compté du tout. Dans mon meilleur train d’aller & de chanter, j’entends quelqu’un derriere moi, je me retourne, je vois un Antonin qui me suivoit & qui paroissoit m’écouter avec plaisir. Il m’accoste, me salue, me demande si je sais la musique. Je réponds, un peu, pour faire entendre beaucoup. Il continue à me questionner: je lui conte une partie de mon histoire. Il me demande si je n’ai jamais copié de la musique. Souvent, lui dis-je, & cela étoit vrai; ma meilleure maniere de l’apprendre étoit d’en copier. Eh bien, me dit-il, venez avec moi; je pourrai vous occuper quelques jours durant lesquels rien ne vous manquera, pourvu que vous consentiez à ne pas sortir de la chambre. J’acquiesçai très-volontiers & je le suivis.
Cet Antonin s’appelloit M. Rolichon; il aimoit la musique, il la savoit & chantoit dans de petits concerts qu’il faisoit avec ses amis. Il n’y avoit rien là que d’innocent & d’honnête; mais ce goût dégénéroit apparemment en fureur dont [221] il étoit obligé de cacher une partie. Il me conduisit dans une petite chambre que j’occupai & où je trouvai beaucoup de musique qu’il avoit copiée. Il m’en donna d’autre à copier, particuliérement la cantate que j’avois chantée & qu’il devoit chanter lui-même dans quelques jours. J’en demeurai là trois ou quatre, à copier tout le tems où je ne mangeois pas; car de ma vie je ne fus si affamé ni mieux nourri. Il apportoit mes repas lui-même de leur cuisine, & il falloit qu’elle fût bonne, si leur ordinaire valoit le mien. De mes jours je n’eus tant de plaisir à manger, & il faut avouer aussi que ces lippées me venoient fort à propos, car j’étois sec comme du bois. Je travaillois presque d’aussi bon coeur que je mangeois & ce n’est pas peu dire. Il est vrai que je n’étois pas aussi correct que diligent. Quelques jours après M. Rolichon que je rencontrai dans la rue, m’apprit que mes parties avoient rendu la musique inexécutable; tant elles s’étoient trouvées pleines d’omissions, de duplications & de transpositions. Il faut avouer que j’ai choisi là dans la suite le métier du monde auquel j’étois le moins propre. Non que ma note ne fût belle & que je ne copiasse fort nettement; mais l’ennui d’un long travail me donne des distractions si grandes, que je passe plus de tems à gratter qu’à noter & que si je n’apporte la plus grande attention à collationner mes parties, elles font toujours manquer l’exécution. Je fis donc très-mal en voulant bien faire & pour aller vite j’allois tout de travers. Cela n’empêcha pas M. Rolichon de me bien traiter jusqu’à la fin & de me donner encore en sortant un petit écu que je ne méritois gueres & qui me remit tout à fait en pied: car peu de jours [222] après je reçus des nouvelles de Maman qui étoit à Chambéri & de l’argent pour l’aller joindre, ce que je fis avec transport. Depuis lors mes finances ont souvent été fort courtes; mais jamais assez pour être obligé de jeûner. Je marque cette époque avec un coeur sensible aux soins de la Providence. C’est la derniere fois de ma vie que j’ai senti la misere & la faim.
Je restai à Lyon sept ou huit jours encore pour attendre les commissions dont Maman avoit chargé Mlle. du Châtelet, que je vis durant ce tems-là plus assiduement qu’auparavant, ayant le plaisir de parler avec elle de son amie & n’étant plus distrait par ces cruels retours sur ma situation qui me forçoient de la cacher. Mlle. du Châtelet n’étoit ni jeune ni jolie, mais elle ne manquoit pas de grâce; elle étoit liante & familiere & son esprit donnoit du prix à cette familiarité. Elle avoit ce goût de morale observatrice qui porte à étudier les hommes, & c’est d’elle en premiere origine que ce même goût m’est venu. Elle aimoit les romans de le Sage & particulierement Gil Blas; elle m’en parla, me le prêta, je le lus avec plaisir; mais je n’étois pas mûr encore pour ces sortes de lectures: il me falloit des romans à grands sentimens. Je passois ainsi mon tems à la grille de Mlle. du Châtelet avec autant de plaisir que de profit, & il est certain que les entretiens intéressans & sensés d’une femme de mérite sont plus propres à former un jeune homme que toute la pédantesque philosophie des livres. Je fis connoissance aux Chasottes avec d’autres pensionnaires & de leurs amies; entre autres avec une jeune personne de quatorze ans, appelée Mlle. Serre, à laquelle je ne fis pas alors une grande attention; mais dont je me passionnai huit [223] ou neuf ans après & avec raison; car c’étoit une charmante fille.
Occupé de l’attente de revoir bientôt ma bonne Maman, je fis un peu de trêve à mes chimeres & le bonheur réel qui m’attendoit me dispensa d’en chercher dans mes visions. Non-seulement je la retrouvois, mais je retrouvois près d’elle & par elle un état agréable; car elle marquoit m’avoir trouvé une occupation qu’elle espéroit qui me conviendroit & qui ne m’éloigneroit pas d’elle. Je m’épuisois en conjectures pour deviner quelle pouvoit être cette occupation & il auroit fallu deviner en effet pour rencontrer juste. J’avois suffisamment d’argent pour faire commodément la route. Mlle. du Châtelet vouloit que je prisse un cheval; je n’y pus consentir & j’eus raison: j’aurois perdu le plaisir du dernier voyage pédestre que j’ai fait en ma vie; car je ne peux donner ce nom aux excursions que je faisois souvent à mon voisinage, tandis que je demeurois à Motiers.
C’est une chose bien singuliere que mon imagination ne se monte jamais plus agréablement que quand mon état est le moins agréable; & qu’au contraire elle est moins riante lorsque tout rit autour de moi. Ma mauvaise tête ne peut s’assujettir aux choses. Elle ne sauroit embellir, elle veut créer. Les objets réels s’y peignent tout au plus tels qu’ils sont; elle ne soit parer que les objets imaginaires. Si je veux peindre le printems il faut que je sais en hiver; si je veux décrire un beau paysage il faut que je sois dans des murs, & j’ai dit cent fois que si jamais j’étois mis à la Bastille, j’y ferois le tableau de la liberté. Je ne voyois en partant de Lyon, qu’un avenir agréable; [224] j’étois aussi content & j’avois tout lieu de l’être, que je l’étois peu quand je partis de Paris. Cependant je n’eus point durant ce voyage ces rêveries délicieuses qui m’avoient suivi dans l’autre. J’avois le coeur serein, mais c’étoit tout. Je me rapprochois avec attendrissement de l’excellente amie que j’allois revoir. Je goûtois d’avance, mais sans ivresse le plaisir de vivre auprès d’elle: je m’y étois toujours attendu; c’étoit comme s’il ne m’étoit rien arrivé de nouveau. Je m’inquiétois de ce que j’allois faire, comme si cela eût été fort inquiétant. Mes idées étoient paisibles & douces, non célestes & ravissantes. Les objets frapoient ma vue; je donnois de l’attention aux paysages, je remarquois les arbres, les maisons, les ruisseaux, je délibérois aux croisées des chemins, j’avois peur de me perdre & je ne me perdois point. En un mot je n’étois plus dans l’Empyrée, j’étois tantôt où j’étois, tantôt où j’allois, jamais plus loin.
Je suis en racontant mes voyages comme j’étois en les faisant: je ne saurois arriver. Le coeur me battoit de joie en approchant de ma chere Maman & je n’en allois pas plus vite. J’aime à marcher à mon aise & m’arrêter quand il me plaît. La vie ambulante est celle qu’il me faut. Faire route à pied par un beau tems dans un beau pays, sans être pressé & avoir pour terme de ma course un objet agréable; voilà de toutes les manieres de vivre celle qui est le plus de mon goût. Au reste on soit déjà ce que j’entends par un beau pays. Jamais pays de plaine, quelque beau qu’il fût, ne parut tel à mes yeux. Il me faut des torrents, des rochers, des sapins, des bois noirs, des montagnes, des chemins raboteux à monter & à [225] descendre, des précipices à mes côtés qui me fassent bien peur. J’eus ce plaisir & je le goûtai dans tout son charme en approchant de Chambéri. Non loin d’une montagne coupée qu’on appelle le Pas-de-l’Echelle, au-dessous du grand chemin taillé dans le roc, à l’endroit appellé Chailles, court & bouillonne dans des gouffres affreux une petite riviere qui paroît avoir mis à les creuser des milliers de siecles. On a bordé le chemin d’un parapet pour prévenir les malheurs: cela faisoit que je pouvois contempler au fond & gagner des vertiges tout à mon aise; car ce qu’il y a de plaisant dans mon goût pour les lieux escarpés, est qu’ils me font tourner la tête, & j’aime beaucoup ce tournoiement, pourvu que je sois en sûreté. Bien appuyé sur le parapet, j’avançois le nez & je restois là des heures entieres, entrevoyant de tems en tems cette écume & cette eau bleue dont j’entendois le mugissement à travers les cris des corbeaux & des oiseaux de proie qui voloient de roche en roche & de broussaille en broussaille à cent toises au-dessous de moi. Dans les endroits où la pente étoit assez unie & la broussaille assez claire pour laisser passer des cailloux, j’en allois chercher au loin d’aussi gros que je les pouvois porter, je les rassemblois sur le parapet en pile, puis les lançant l’un après l’autre, je me délectois à les voir rouler, bondir & voler en mille éclats avant que d’atteindre le fond du précipice.
Plus près de Chambéri j’eus un spectacle semblable en sens contraire. Le chemin passe au pied de la plus belle cascade que je vis de mes jours. La montagne est tellement escarpée que l’eau se détache net & tombe en arcade assez loin pour qu’on puisse passer entre la cascade & la roche, quelquefois sans être [226] mouillé. Mais si l’on ne prend bien ses mesures on y est aisément trompé, comme je le fus: car à cause de l’extrême hauteur l’eau se devise & tombe en poussiere; & lorsqu’on approche un peu trop de ce nuage, sans s’appercevoir d’abord qu’on se mouille, à l’instant on est tout trempé.
J’arrive enfin, je la revois. Elle n’étoit pas seule. M. l’Intendant général étoit chez elle au moment que j’entrai. Sans me parler elle me prend la main & me présente à lui avec cette grace qui lui ouvroit tous les coeurs: le voilà, Monsieur, ce pauvre jeune homme; daignez le protéger aussi long-tems qu’il le méritera, je ne suis plus en peine de lui pour le reste de sa vie. Puis m’adressant la parole; mon enfant me dit-elle, vous appartenez au Roi: remerciez M. l’Intendant qui vous donne du pain. J’ouvrois de grands yeux sans rien dire, sans savoir trop qu’imaginer: il s’en fallut peu que l’ambition naissante ne me tournât la tête & que je ne fisse déjà le petit Intendant. Ma fortune se trouva moins brillante que sur ce début je ne l’avois imaginée; mais quant à présent c’étoit assez pour vivre & pour moi c’étoit beaucoup. Voici de quoi il s’agissoit.
Le roi Victor Amédée jugeant par le sort des guerres précédentes & par la position de l’ancien patrimoine de ses peres qu’il lui échapperoit quelque jour, ne cherchoit qu’à l’épuiser. Il y avoit peu d’années qu’ayant résolu d’en mettre la Noblesse à la taille, il avoit ordonné un cadastre général de tout le pays afin que rendant l’imposition réelle, on pût la répartir avec plus d’équité. Ce travail commencé sous le pere fut achevé sous le fils. Deux ou trois cens hommes, tant arpenteurs qu’on appelloit géometres, qu’écrivains qu’on [227] appelloit secrétaires, furent employés à cet ouvrage & c’étoit parmi ces derniers que Maman m’avoit fait inscrire. Le poste sans être fort lucratif donnoit de quoi vivre au large dans ce pays-là. Le mal étoit que cet emploi n’étoit qu’à tems, mais il mettoit en état de chercher & d’attendre & c’étoit par prévoyance qu’elle tâchoit de m’obtenir de l’Intendant une protection particuliere pour pouvoir passer à quelque emploi plus solide quand le tems de celui-là seroit fini.
J’entrai en fonction peu de jours après mon arrivée. Il n’y avoit à ce travail rien de difficile & je fus bientôt au fait. C’est ainsi qu’après quatre ou cinq ans de courses, de folies & de souffrances depuis ma sortie de Geneve, je commençai pour la premiere fois de gagner mon pain avec honneur.
Ces longs détails de ma premiere jeunesse auront paru bien puérils & j’en suis fâché: quoique né homme à certains égards, j’ai été long-tems enfant & je le suis encore à beaucoup d’autres. Je n’ai pas promis d’offrir au public un grand personnage, j’ai promis de me peindre tel que je suis & pour me connoître dans mon âge avancé, il faut m’avoir bien connu dans ma jeunesse. Comme en général les objets font moins d’impression sur moi que leurs souvenirs & que toutes mes idées sont en images, les premiers traits qui se sont gravés dans ma tête y sont demeurés & ceux qui s’y sont empreints dans la suite se sont plutôt combinés avec eux qu’ils ne les ont effacés. Il y a une certaine succession d’affections & d’idées qui modifient celles qui les suivent & qu’il faut connoître pour en bien juger. Je m’applique à bien développer par-tout les premieres causes pour faire sentir l’enchaînement des effets. Je voudrois [228] pouvoir en quelque façon rendre mon ame transparente aux yeux du lecteur, & pour cela je cherche à la lui montrer sous tous les points de vue, à l’éclairer par tous les jours, à faire en sorte qu’il ne s’y passe pas un mouvement qu’il n’apperçoive, afin qu’il puisse juger par lui-même du principe qui les produit.
Si je me chargeois du résultat & que je lui disse; tel est mon caractere, il pourroit croire, sinon que je le trompe, au moins que je me trompe. Mais en lui détaillant avec simplicité tout ce qui m’est arrivé, tout ce que j’ai pensé, tout ce que j’ai senti, je ne puis l’induire en erreur à moins que je ne le veuille, encore même en le voulant n’y parviendrais-je pas aisément de cette façon. C’est à lui d’assembler ces éléments & de déterminer l’être qu’ils composent; le résultat doit être son ouvrage, & s’il se trompe alors, toute l’erreur sera de son fait. Or il ne suffit pas pour cette fin que mes récits soient fideles, il faut aussi qu’ils soient exacts. Ce n’est pas à moi de juger de l’importance des faits, je les dois tous dire & lui laisser le soin de choisir. C’est à quoi je me suis appliqué jusqu’ici de tout mon courage & je ne me relâcherai pas dans la suite. Mais les souvenirs de l’âge moyen sont toujours moins vifs que ceux de la premiere jeunesse. J’ai commencé par tirer de ceux-ci le meilleur parti qu’il m’étoit possible. Si les autres me reviennent avec la même force, des lecteurs impatiens s’ennuieront peut-être, mais moi je ne serai pas mécontent de mon travail. Je n’ai qu’une chose à craindre dans cette entreprise; ce n’est pas de trop dire ou de dire des mensonges; mais c’est de ne pas tout dire & de taire des vérités.
Fin du quatrieme Livre.