JEAN JACQUES ROUSSEAU
LES CONFESSIONS DE
J. J. ROUSSEAU.
[LIVRES I-IV, 1763?-1765/ 1782; LIVRES V-VI, 1766-1768/1782; LIVRES VII-XII, 1769, octobre -1770, fin / 1789 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. X, XVI, XVII; LIVRE IX. t. XVI, pp. 184-308.]
LES CONFESSIONS
DE J.J. ROUSSEAU.
LIVRE NEUVIÈME
L’impatience d’habiter l’Hermitage ne me permit pas d’attendre le retour de la belle saison; & sitôt que mon logement fut prêt, je me hâtai de m’y rendre, aux grandes huées de la coterie H[olba]chique, qui prédisoit hautement que je ne supporterois pas trois mais de solitude & qu’on me verroit dans peu revenir avec ma courte honte, vivre comme eux à Paris. Pour moi, qui depuis quinze ans hors de mon élément, me voyois près d’y rentrer, je ne faisois pas même attention à leurs plaisanteries. Depuis que je m’étois, malgré moi, jetté dans le monde, je n’avois cessé de regretter mes chères Charmettes & la douce vie que j’y avois menée. Je me sentois fait pour la retraite & la campagne; il m’étoit impossible de vivre heureux ailleurs: à Venise, dans le train des affaires publiques, dans la dignité d’une espèce de représentation, dans l’orgueil des projets d’avancement; à Paris, dans le tourbillon de la grande société, dans la sensualité [185] des soupers, dans l’éclat des spectacles, dans la fumée de la gloriole, toujours mes bosquets, mes ruisseaux, mes promenades solitaires, venoient, par leur souvenir, me distraire, me contrister, m’arracher des soupirs & des désirs. Tous les travaux auxquels j’avois pu m’assujettir, tous les projets d’ambition, qui, par accès, avoient animé mon zèle, n’avoient d’autre but que d’arriver un jour à ces bienheureux loisirs champêtres, auxquels en ce moment je me flattois de toucher. Sans m’être mis dans l’honnête aisance que j’avois cru seule pouvoir m’y conduire, je jugeois, par ma situation particulière, être en état de m’en passer & pouvoir arriver au même but par un chemin tout contraire. Je n’avois pas un sou de rente: mais j’avois un nom, des talents; j’étois sobre & je m’étois ôté les besoins les plus dispendieux, tous ceux de l’opinion. Outre cela, quoique paresseux, j’étois laborieux cependant quand je voulois l’être; & ma paresse étoit moins celle d’un fainéant, que celle d’un homme indépendant, qui n’aime à travailler qu’à son heure. Mon métier de copiste de musique n’étoit ni brillant ni lucratif; mais il étoit sûr. On me savoit gré dans le monde d’avoir eu le courage de le choisir. Je pouvois compter que l’ouvrage ne me manqueroit pas & il pouvoit me suffire pour vivre, en bien travaillant. Deux mille francs qui me restoient du produit du Devin du village & de mes autres écrits, me faisoient une avance pour n’être pas à l’étroit; & plusieurs ouvrages que j’avois sur le métier me promettoient, sans rançonner les libraires, des supplémens suffisans pour travailler à mon aise, sans m’excéder & même en mettant à profit les loisirs de la [186] promenade. Mon petit ménage, composé de trois personnes, qui toutes s’occupoient utilement, n’étoit pas d’un entretien fort coûteux. Enfin mes ressources, proportionnées à mes besoins & à mes désirs, pouvoient raisonnablement me promettre une vie heureuse & durable dans celle que mon inclination m’avoit fait choisir.
J’aurois pu me jeter tout-à-fait du côté le plus lucratif & au lieu d’asservir ma plume à la copie, la dévouer entière à des écrits, qui, du vol que j’avois pris & que je me sentois en état de soutenir, pouvoient me faire vivre dans l’abondance & même dans l’opulence, pour peu que j’eusse voulu joindre des manœuvres d’auteur au soin de publier de bons livres. Mais je sentois qu’écrire pour avoir du pain eût bientôt étouffé mon génie & tué mon talent, qui étoit moins dans ma plume que dans mon coeur & né uniquement d’une façon de penser élevée & fière, qui seul pouvoit le nourrir. Rien de vigoureux, rien de grand ne peut partir d’une plume toute vénale. La nécessité, l’avidité peut-être, m’eût fait faire plus vite que bien. Si le besoin du succès ne m’eût pas plongé dans les cabales, il m’eût fait chercher à dire moins des choses utiles & vraies, que des choses qui plussent à la multitude; & d’un auteur distingué que je pouvois être, je n’aurois été qu’un barbouilleur de papier. Non, non: j’ai toujours senti que l’état d’auteur n’étoit, ne pouvoit être illustre & respectable, qu’autant qu’il n’étoit pas un métier. Il est trop difficile de penser noblement, quand on ne pense que pour vivre. Pour pouvoir, pour oser dire de grandes vérités, il ne faut pas dépendre de son succès. Je jetois mes [187] livres dans le public avec la certitude d’avoir parlé pour le bien commun, sans aucun souci du reste. Si l’ouvrage étoit rebuté, tant pis pour ceux qui n’en vouloient pas profiter. Pour moi, je n’avois pas besoin de leur approbation pour vivre. Mon métier pouvoit me nourrir, si mes livres ne se vendoient pas; & voilà précisément ce qui les faisoit vendre.
Ce fut le 9 avril 1756 que je quittai la ville pour n’y plus habiter, car je ne compte pas pour habitation quelques courts séjours que j’ai faits depuis, tant à Paris qu’à Londres & dans d’autres villes, mais toujours de passage, ou toujours malgré moi. Mde. D’[épina]y vint nous prendre tous trois dans son carrosse; son fermier vint charger mon petit bagage & je fus installé dès le même jour. Je trouvai ma petite retraite arrangée & meublée simplement, mais proprement & même avec goût. La main qui avoit donné ses soins à cet ameublement le rendoit à mes yeux d’un prix inestimable & je trouvois délicieux d’être l’hôte de mon amie, dans une maison de mon choix qu’elle avoit bâtie exprès pour moi.
Quoiqu’il fît froid & qu’il y eût même encore de la neige, la terre commençoit à végéter; on voyoit des violettes & des primevères, les bourgeons des arbres commençoient à poindre & la nuit même de mon arrivée fut marquée par le premier chant du rossignol, qui se fit entendre presque à ma fenêtre, dans un bois qui touchoit la maison. Après un léger sommeil, oubliant à mon réveil ma transplantation, je me croyois encore dans la rue de Grenelle, quand tout à coup ce ramage me fit tressaillir & je m’écriai dans mon transport: Enfin tous mes voeux sont accomplis. Mon premier soin [188] fut de me livrer à l’impression des objets champêtres dont j’étois entouré. Au lieu de commencer à m’arranger dans mon logement, je commençai par m’arranger pour mes promenades & il n’y eut pas un sentier, pas un taillis, pas un bosquet pas un réduit autour de ma demeure, que je n’eusse parcouru dès le lendemain. Plus j’examinois cette charmante retraite, plus je la sentois faite pour moi. Ce lieu solitaire plutôt que sauvage me transportoit en idée au bout du monde. Il avoit de ces beautés touchantes qu’on ne trouve guère auprès des villes; & jamais, en s’y trouvant transporté tout d’un coup, on n’eût pu se croire à quatre lieues de Paris.
Après quelques jours livrés à mon délire champêtre, je songeai à ranger mes paperasses & à régler mes occupations. Je destinai, comme j’avois toujours fait, mes matinées à la copie & mes après-dînées à la promenade, muni de mon petit livret blanc & de mon crayon: car n’ayant jamais pu écrire & penser à mon aise que sub dio, je n’étois pas tenté de changer de méthode & je comptois bien que la forêt de Montmorency, qui étoit presque à ma porte, seroit désormois mon cabinet de travail. J’avois plusieurs écrits commencés; j’en fis la revue. J’étois assez magnifique en projets; mais dans les tracas de la ville, l’exécution jusqu’àlors avoit marché lentement. J’y comptois mettre un peu plus de diligence quand j’aurois moins de distraction. Je crois avoir assez bien rempli cette attente; & pour un homme souvent malade, souvent à la C[hevrett]e, à é[pina]y, à Eaubonne, au château de Montmorency, souvent obsédé chez lui de curieux désoeuvrés, [189] & toujours occupé la moitié de la journée à la copie, si l’on compte & mesure les écrits que j’ai faits dans les six ans que j’ai passés tant à l’Hermitage qu’à Montmorency, l’on trouvera, je m’assure, que si j’ai perdu mon tems durant cet intervalle, ce n’a pas été du moins dans l’oisiveté.
Des divers ouvrages que j’avois sur le chantier, celui que je méditois depuis longtemps, dont je m’occupois avec le plus de goût, auquel je voulois travailler toute ma vie & qui devoit, selon moi, mettre le sceau à ma réputation, étoit mes Institutions politiques. Il y avoit treize à quatorze ans que j’en avois conçu la premiere idée, lorsque, étant à Venise, j’avois eu quelque occasion de remarquer les défauts de ce gouvernement si vanté. Depuis lors mes vues s’étoient beaucoup étendues par l’étude historique de la morale. J’avois vu que tout tenoit radicalement à la politique & que, de quelque façon qu’on s’y prît, aucun peuple ne seroit que ce que la nature de son gouvernement le feroit être; ainsi cette grande question du meilleur gouvernement possible me paroissoit se réduire à celle-ci: Quelle est la nature du gouvernement propre à former le peuple le plus vertueux, le plus éclairé, le plus sage, le meilleur enfin, à prendre ce mot dans son plus grand sens? J’avois cru voir que cette question tenoit de bien près à cette autre-ci, si même elle en étoit différente: Quel est le gouvernement qui, par sa nature, se tient toujours le plus près de la loi? de-là, qu’est-ce que la loi? & une chaîne de questions de cette importance. Je voyois que tout cela me menoit à de grandes vérités, utiles au bonheur du genre humain, mais sur-tout à celui de ma [190] patrie, où je n’avois pas trouvé, dans le voyage que je venois d’y faire, les notions des lois & de la liberté assez justes ni assez nettes, à mon gré; & j’avois cru cette manière indirecte de les leur donner la plus propre à ménager l’amour-propre de ses membres, & à me faire pardonner d’avoir pu voir là-dessus un peu plus loin qu’eux.
Quoiqu’il y eût déjà cinq ou six ans que je travaillois à cet ouvrage, il n’étoit encore guère avancé. Les livres de cette espèce demandent de la méditation, du loisir, de la tranquillité. De plus, je faisois celui-là, comme on dit, en bonne fortune & je n’avois voulu communiquer mon projet à personne, pas même à Diderot. Je craignois qu’il ne parût trop hardi pour le siècle & le pays où j’écrivois & que l’effroi de mes amis* [*C’étoit sur-tout la sage sévérité de Duclos qui m’inspiroit cette crainte: car pour Diderot, je ne fois comment toutes mes conférences avec lui tendoient toujours à me rendre satyrique & mordant plus que mon naturel ne me portoit à l’être. Ce fut cela même qui me détourna de le consulter sur une enterprise où je voulois mettre uniquement toute la force du raisonnement., sans aucun vestige d’humeur & de partialité. On peut juger du ton que j’avois pris dans cet ouvrage, par celui du Contrat Social qui en est tiré.] ne me gênât dans l’exécution. J’ignorois encore s’il seroit fait à temps & de manière à pouvoir paroître de mon vivant. Je voulois pouvoir, sans contrainte, donner à mon sujet tout ce qu’il me demandoit; bien sûr que, n’ayant point l’humeur satirique & ne voulant jamais chercher d’application, je serois toujours irrépréhensible en toute équité. Je voulois user pleinement, sans doute, du droit de penser que j’avois par ma naissance; mais toujours en respectant le gouvernement sous lequel j’avois à [191] vivre, sans jamais désobéir à ses lois; & très attentif à ne pas violer le droit des gens, je ne voulois pas non plus renoncer par crainte à ses avantages.
J’avoue même qu’étranger & vivant en France, je trouvois ma position très-favorable pour oser dire la vérité; sachant bien que, continuant comme je voulois faire à ne rien imprimer dans l’état sans permission, je n’y devois compte à personne de mes maximes & de leur publication partout ailleurs. J’aurois été bien moins libre à Genève même, où, dans quelque lieu que mes livres fussent imprimés, le magistrat avoit droit d’épiloguer sur leur contenu. Cette considération avoit beaucoup contribué à me faire céder aux instances de Mde. D’[Epina]y & renoncer au projet d’aller m’établir à Genève. Je sentois, comme je l’ai dit dans l’Émile, qu’à moins d’être homme d’intrigues, quand on veut consacrer des livres au vrai bien de la patrie, il ne faut point les composer dans son sein.
Ce qui me faisoit trouver ma position plus heureuse étoit la persuasion où j’étois que le gouvernement de France, sans peut-être me voir de fort bon oeil, se feroit un honneur, sinon de me protéger, au moins de me laisser tranquille. C’étoit, ce me sembloit, un trait de politique très simple & cependant très-adroite, de se faire un mérite de tolérer ce qu’on ne pouvoit empêcher; puisque si l’on m’eût chassé de France, ce qui étoit tout ce qu’on avoit droit de faire; mes livres n’auroient pas moins été faits & peut-être avec moins de retenue; au lieu qu’en me laissant en repos on gardoit l’auteur pour caution de ses ouvrages & de plus, on [192] effaçoit des préjugés bien enracinés dans le reste de l’Europe, en se donnant la réputation d’avoir un respect éclairé pour le droit des gens.
Ceux qui jugeront sur l’événement, que ma confiance m’a trompé, pourroient bien se tromper eux-mêmes. Dans l’orage qui m’a submergé, mes livres ont servi de prétexte, mais c’étoit à ma personne qu’on en vouloit. On se soucioit très peu de l’auteur, mais on vouloit perdre Jean-Jacques & le plus grand mal qu’on oit trouvé dans mes écrits étoit l’honneur qu’ils pouvoient me faire. N’enjambons point sur l’avenir. J’ignore si ce mystère, qui en est encore un pour moi, s’éclaircira dans la suite aux yeux des lecteurs; je sais seulement que, si mes principes manifestés avoient dû m’attirer les traitemens que j’ai soufferts, j’aurois tardé moins long-tems à en être la victime, puisque celui de tous mes écrits où ces principes sont manifestés avec le plus de hardiesse, pour ne pas dire d’audace, avoit paru avoir fait son effet même avant ma retraite à l’hermitage, sans que personne eût songé, je ne dis pas à me chercher querelle, mais à empêcher seulement la publication de l’ouvrage en France, où il se vendoit aussi publiquement qu’en Hollande. Depuis lors la nouvelle Héloise parut encore avec la même facilité, j’ose dire avec le même applaudissement; & ce qui semble presque incroyable, la profession de foi de cette même Héloise mourante est exactement la même que celle du vicaire Savoyard. Tout ce qu’il y a de hardi dans le Contrat Social étoit auparavant dans le Discours sur l’inégalité; tout ce qu’il y a de hardi dans l’Émile étoit auparavant dans la Julie. Or [193] ces choses hardies n’excitèrent aucune rumeur contre les deux premiers ouvrages; donc ce ne furent pas elles qui l’excitèrent contre les derniers.
Une autre entreprise à peu près du même genre, mais dont le projet étoit plus récent, m’occupoit davantage en ce moment: c’étoit l’extrait des ouvrages de l’abbé de St. Pierre, dont, entraîné par le fil de ma narration, je n’ai pu parler jusqu’ici. L’idée m’en avoit été suggérée, depuis mon retour de Genève, par l’abbé de Mably, non pas immédiatement, mais par l’entremise de Mde. D[upi]n, qui avoit une sorte d’intérêt à me la faire adopter. Elle étoit une des trois ou quatre jolies femmes de Paris dont le vieux abbé de St. Pierre avoit été l’enfant gâté; & si elle n’avoit pas eu décidément la préférence, elle l’avoit partagée au moins avec Mde. d’A[iguillo]n. Elle conservoit pour la mémoire du bon homme un respect & une affection qui faisoient honneur à tous deux & son amour-propre eût été flatté de voir ressusciter par son secrétaire les ouvrages mort-nés de son ami. Ces mêmes ouvrages ne laissoient pas de contenir d’excellentes choses, mais si mal dites, que la lecture en étoit difficile à soutenir; & il est étonnant que l’abbé de St. Pierre, qui regardoit ses lecteurs comme de grands enfans, leur parlât cependant comme à des hommes, par le peu de soin qu’il prenoit de s’en faire écouter. C’étoit pour cela qu’on m’avoit proposé ce travail comme utile en lui-même & comme très convenable à un homme laborieux en manœuvre, mais paresseux comme auteur, qui trouvant la peine de penser très fatigante, aimoit mieux, en choses de son goût, [194] éclaircir & pousser les idées d’un autre que d’en créer. D’ailleurs en ne me bornant pas à la fonction de traducteur, il ne m’étoit pas défendu de penser quelquefois par moi-même & je pouvois donner telle forme à mon ouvrage, que bien d’importantes vérités y passeroient sous le manteau de l’abbé de St. Pierre, encore plus heureusement que sous le mien. L’entreprise, au reste, n’étoit pas légère; il ne s’agissoit de rien moins que de lire, de méditer, d’extraire vingt-trois volumes, diffus, confus, pleins de longueurs, de redites, de petites vues courtes ou fausses, parmi lesquelles il en falloit pêcher quelques-unes, grandes, belles & qui donnoient le courage de supporter ce pénible travail. Je l’aurois moi-même souvent abandonné, si j’eusse honnêtement pu m’en dédire, mais en recevant les manuscrits de l’abbé, qui me furent donnés par son neveu le comte de St. Pierre, à la sollicitation de St. Lambert, je m’étois en quelque sorte engagé d’en faire usage & il falloit ou les rendre, ou tâcher d’en tirer parti. C’étoit dans cette dernière intention que j’avois apporté ces manuscrits à l’Hermitage & c’étoit là le premier ouvrage auquel je comptois donner mes loisirs.
J’en méditois un troisième dont je devois l’idée à des observations faites sur moi-même & je me sentois d’autant plus de courage à l’entreprendre, que j’avois lieu d’espérer de faire un livre vraiment utile aux hommes & même un des plus utiles qu’on pût leur offrir, si l’exécution répondoit dignement au plan que je m’étois tracé. L’on a remarqué que la plupart des hommes sont, dans le cours de leur vie, souvent dissemblables à eux-mêmes & semblent se transformer [195] en des hommes tout différents. Ce n’étoit pas pour établir une chose aussi connue que je voulois faire un livre; j’avois un objet plus neuf & même plus important. C’étoit de chercher les causes de ces variations & de m’attacher à celles qui dépendoient de nous, pour montrer comment elles pouvoient être dirigées par nous-mêmes, pour nous rendre meilleurs & plus sûrs de nous. Car il est, sans contredit, plus pénible à l’honnête-homme de résister à des désirs déjà tout formés qu’il doit vaincre, que de prévenir, changer ou modifier ces mêmes désirs dans leur source, s’il étoit en état d’y remonter. Un homme tenté résiste une fois parce qu’il est fort & succombe une autre fois, parce qu’il est foible; s’il eût été le même qu’auparavant, il n’auroit pas succombé.
En sondant en moi-même & en recherchant dans les autres à quoi tenoient ces diverses manières d’être, je trouvai qu’elles dépendoient en grande partie de l’impression antérieure des objets extérieurs & que modifiés continuellement par nos sens & par nos organes, nous portions, sans nous en appercevoir, dans nos idées, dans nos sentimens, dans nos actions mêmes l’effet de ces modifications. Les frappantes & nombreuses observations que j’avois recueillies étoient au-dessus de toute dispute & par leurs principes physiques, elles me paraissoient propres à fournir un régime extérieur qui, varié selon les circonstances, pouvoit mettre ou maintenir l’âme dans l’état le plus favorable à la vertu. Que d’écarts on souveroit à la raison, que de vices on empêcheroit de naître, si l’on savoit forcer l’économie animale [196] à favoriser l’ordre moral qu’elle trouble si souvent! Les climats, les saisons, les sons, les couleurs, l’obscurité, la lumière, les éléments, les aliments, le bruit, le silence, le mouvement, le repos, tout agit sur notre machine & sur notre ame par conséquent; tout nous offre mille prises presque assurées, pour gouverner dans leur origine les sentimens dont nous nous laissons dominer. Telle étoit l’idée fondamentale dont j’avois déjà jetté l’esquisse sur le papier & dont j’espérois un effet d’autant plus sûr pour les gens bien nés, qui, aimant sincèrement la vertu, se défient de leur faiblesse, qu’il me paroissoit aisé d’en faire un livre agréable à lire, comme il l’étoit à composer. J’ai cependant bien peu travaillé à cet ouvrage, dont le titre étoit la Morale sensitive, ou le matérialisme du sage. Des distractions, dont on apprendra bientôt la cause m’empêchèrent de m’en occuper & l’on saura aussi quel fut le sort de mon esquisse, qui tient au mien de plus près qu’il ne sembleroit.
Outre tout cela, je méditois depuis quelque tems un système d’éducation, dont Mde. de C[henonceau]x, que celle de son mari faisoit trembler pour son fils, m’avoit prié de m’occuper. L’autorité de l’amitié faisoit que cet objet quoique moins de mon goût en lui-même, me tenoit au coeur plus que tous les autres. Aussi de tous les sujets dont je viens de parler, celui-là est-il le seul que j’aye conduit à sa fin. Celle que je m’étois proposée en y travaillant méritoit, ce me semble, à l’auteur, une autre destinée. Mais n’anticipons pas ici sur ce triste sujet. Je ne serai que trop forcé d’en parler dans la suite de cet écrit.
[197] Tous ces divers projets m’offroient des sujets de méditation pour mes promenades: car, comme je crois l’avoir dit, je ne puis méditer qu’en marchant; sitôt que je m’arrête, je ne pense plus & ma tête ne va qu’avec mes pieds. J’avois cependant eu la précaution de me pourvoir aussi d’un travail de cabinet pour les jours de pluie. C’étoit mon Dictionnaire de musique, dont les matériaux épars, mutilés, informes, rendoient l’ouvrage nécessaire à reprendre presque à neuf. J’apportois quelques livres, dont j’avois besoin pour cela; j’avois passé deux mais à faire l’extroit de beaucoup d’autres, qu’on me prêtoit à la bibliothèque du roi & dont on me permit même d’emporter quelques-uns à l’Hermitage. Voilà mes provisions pour compiler au logis, quand le tems ne me permettoit pas de sortir & que je m’ennuyois de ma copie. Cet arrangement me convenoit si bien, que j’en tirai parti tant à l’Hermitage qu’à Montmorenci & même ensuite à Motiers, où j’achevai ce travail tout en en faisant d’autres & trouvant toujours qu’un changement d’ouvrage est un véritable délassement.
Je suivis assez exactement, pendant quelque temps, la distribution que je m’étois prescrite & je m’en trouvois très-bien; mais quand la belle saison ramena plus fréquemment Mde. D’[Epina]y à E[pina]y ou à la C[hevrett]e, je trouvai que des soins qui d’abord ne me coûtoient pas, mais que je n’avois pas mis en ligne de compte, dérangeoient beaucoup mes autres projets. J’ai déjà dit que Mde. D’[Epina]y avoit des qualités très aimables: elle aimoit bien ses amis, elle les servoit avec beaucoup de zèle; & n’épargnant pour [198] eux ni son tems ni ses soins, elle méritoit assurément bien qu’en retour ils eussent des attentions pour elle. Jusqu’àlors j’avois rempli ce devoir sans songer que c’en étoit un; mais enfin je compris que je m’étois chargé d’une chaîne, dont l’amitié seule m’empêchoit de sentir le poids: j’avois aggravé ce poids par ma répugnance pour les sociétés nombreuses. Mde. D’[Epina]y s’en prévalut pour me faire une proposition qui paroissoit m’arranger & qui l’arrangeoit davantage: c’étoit de me faire avertir toutes les fois qu’elle seroit seule, ou à peu près. J’y consentis, sans voir à quoi je m’engageois. Il s’ensuivit de-là que je ne lui faisois plus de visite à mon heure, mais à la sienne & que je n’étois jamais sûr de pouvoir disposer de moi-même un seul jour. Cette gêne altéra beaucoup le plaisir que j’avois pris jusqu’àlors à l’aller voir. Je trouvai que cette liberté qu’elle m’avoit tant promise ne m’étoit donnée qu’à condition de ne m’en prévaloir jamais; & pour une fois ou deux que j’en voulus essayer, il y eut tant de messages, tant de billets, tant d’alarmes sur ma santé que je vis bien qu’il n’y avoit que l’excuse d’être à plat de lit qui pût me dispenser de courir à son premier mot. Il falloit me soumettre à ce joug; je le fis & même assez volontiers pour un aussi grand ennemi de la dépendance, l’attachement sincère que j’avois pour elle m’empêchant en grande partie de sentir le lien qui s’y joignoit. Elle remplissoit ainsi tant bien que mal les vides que l’absence de sa Cour ordinaire laissoit dans ses amusemens. C’étoit pour elle un supplément bien mince, mais qui valoit encore mieux qu’une solitude absolue, qu’elle [199] ne pouvoit supporter. Elle avoit cependant de quoi la remplir bien plus aisément depuis qu’elle avoit voulu tâter de la littérature & qu’elle s’étoit fourré dans la tête de faire bon gré mal gré des romans, des lettres, des comédies, des contes & d’autres fadaises comme cela. Mais ce qui l’amusoit n’étoit pas tant de les écrire que de les lire; & s’il lui arrivoit de barbouiller de suite deux ou trois pages, il falloit qu’elle fût sûre au moins de deux ou trois auditeurs bénévoles, au bout de cet immense travail. Je n’avois guère l’honneur d’être au nombre des élus, qu’à la faveur de quelque autre. Seul, j’étois presque toujours compté pour rien en toute chose; & cela non seulement dans la société de Mde. D’[Epina]y, mais dans celle de M. d’H[olbac]k & partout où M. G[rimm] donnoit le ton. Cette nullité m’accommodoit fort partout ailleurs que dans le tête-à-tête, où je ne savois quelle contenance tenir, n’osant parler de littérature, dont il ne m’appartenoit pas de juger, ni de galanterie, étant trop timide & craignant plus que la mort le ridicule d’un vieux galant; outre que cette idée ne me vint jamais près de Mde. D’[Epina]y & ne m’y seroit peut-être pas venue une seule fois en ma vie, quand je l’aurois passée entière auprès d’elle: non que j’eusse pour sa personne aucune répugnance; au contraire, je l’aimois peut-être trop comme ami, pour pouvoir l’aimer comme amant. Je sentois du plaisir à la voir, à causer avec elle. Sa conversation, quoique assez agréable en cercle, étoit aride en particulier; la mienne qui n’étoit pas plus fleurie, n’étoit pas pour elle d’un grand secours. Honteux d’un trop long silence, je m’évertuois [200] pour relever l’entretien & quoiqu’il me fatiguât souvent il ne m’ennuyoit jamais. J’étois fort aise de lui rendre de petits soins, de lui donner de petits baisers bien fraternels, qui ne me paroissoient pas plus sensuels pour elle, c’étoit là tout. Elle étoit fort maigre, fort blanche, de la gorge comme sur ma main. Ce défaut seul eût suffi pour me glacer: jamais mon coeur ni mes sens n’ont sçu voir une femme dans quelqu’un qui n’eût pas des tétons; & d’autres causes inutiles à dire m’ont toujours fait oublier son sexe auprès d’elle.
Ayant ainsi pris mon parti sur un assujettissement nécessaire, je m’y livrai sans résistance & le trouvai, du moins la premiere année, moins onéreux que je ne m’y serois attendu. Mde. D’[Epina]y, qui d’ordinaire passoit l’été presque entier à la campagne, n’y passa qu’une partie de celui-ci, soit que ses affaires la retinssent davantage à Paris, soit que l’absence de G[rimm] lui rendît moins agréable le séjour de la C[hevrett]e. Je profitai des intervalles qu’elle n’y passoit pas, ou durant lesquels elle y avoit beaucoup de monde, pour jouir de ma solitude avec ma bonne Thérèse & sa mère, de manière à m’en bien faire sentir le prix. Quoique depuis quelques années j’allasse assez fréquemment à la campagne, c’étoit presque sans la goûter; & ces voyages, toujours faits avec des gens à prétentions, toujours gâtés par la gêne, ne faisoient qu’aiguiser en moi le goût des plaisirs rustiques, dont je n’entrevoyois de plus près l’image que pour mieux sentir leur privation. J’étois si ennuyé de salons, de jets d’eau, de bosquets, de parterres & des plus ennuyeux montreurs [201] de tout cela: j’étois si excédé de brochures, de clavecin, de trios, de noeuds, de sots bons mots, de fades minauderies, de petits conteurs & de grands soupes, que quand je lorgnois du coin de l’oeil un simple pauvre buisson d’épines, une haie, une grange, un pré, quand je humois en traversant un hameau, la vapeur d’une bonne omelette au cerfeuil, quand j’entendois de loin le rustique refrein de la chanson des bisquières, je donnois au diable & le rouge & les falbalas & l’ambre & regrettant le dîner de la ménagère & le vin du cru, j’aurois de bon coeur paumé la gueule à Monsieur le chef & à Monsieur le maître, qui me faisoient dîner à l’heure où je soupe, souper à l’heure où je dors, mais sur-tout à Messieurs les laquois qui dévoroient des yeux mes morceaux & sous peine de mourir de soif, me vendoient le vin drogué de leur maître dix fois plus cher que je n’en aurois payé de meilleur au cabaret.
Me voilà donc enfin chez moi, dans un asyle agréable & solitaire, maître d’y couler mes jours dans cette vie indépendante, égale & paisible, pour laquelle je me sentois né. Avant de dire l’effet que cet état, si nouveau pour moi, fit sur mon coeur, il convient d’en récapituler les affections secrètes, afin qu’on suive mieux dans ses causes le progrès de ces nouvelles modifications.
J’ai toujours regardé le jour qui m’unit à Thérèse comme celui qui fixa mon être moral. J’avois besoin d’un attachement, puisque enfin celui qui devoit me suffire avoit été si cruellement rompu. La soif du bonheur ne s’éteint point dans le coeur de l’homme. Maman vieillissoit & s’avilissoit! [202] Il m’étoit prouvé qu’elle ne pouvoit plus être heureuse ici-bas. Restoit à chercher un bonheur qui me fût propre, ayant perdu tout espoir de jamais partager le sien. Je flottai quelque tems d’idée en idée & de projet en projet. Mon voyage de Venise m’eût jetté dans les affaires publiques, si l’homme avec qui j’allai me fourrer avoit eu le sens commun. Je suis facile à décourager, sur-tout dans les entreprises pénibles & de longue haleine. Le mauvais succès de celle-ci me dégoûta de toute autre & regardant, selon mon ancienne maxime, les objets lointains comme des leurres de dupes, je me déterminai à vivre désormois au jour la journée, ne voyant plus rien dans la vie qui me tentât de m’évertuer.
Ce fut précisément alors que se fit notre connoissance. Le doux caractère de cette bonne fille me parut si bien convenir au mien, que je m’unis à elle d’un attachement à l’épreuve du tems & des torts & que tout ce qui l’auroit dû rompre n’a jamais fait que l’augmenter. On connaîtra la force de cet attachement dans la suite, quand je découvrirai les plaies, les déchirures dont elle a navré mon coeur dans le fort de mes misères, sans que, jusqu’au moment où j’écris ceci, il m’en soit échappé jamais un seul mot de plainte à personne.
Quand on saura qu’après avoir tout fait, tout bravé pour ne m’en point séparer, qu’après vingt-cinq ans passés avec elle, en dépit du sort & des hommes, j’ai fini sur mes vieux jours par l’épouser, sans attente & sans sollicitation de sa part, sans engagement ni promesse de la mienne, on [203] croira qu’un amour forcené, m’ayant dès le premier jour tourné la tête, n’a fait que m’amener par degrés à la dernière extravagance; & on le croira bien plus encore, quand on saura les raisons particulières & fortes qui devoient m’empêcher d’en jamais venir là. Que pensera donc le lecteur, quand je lui dirai dans toute la vérité qu’il doit maintenant me connoître, que du premier moment que je la vis, jusqu’à ce jour, je n’ai jamais senti la moindre étincelle d’amour pour elle, que je n’ai pas plus désiré de la posséder que Mde. de Warens & que les besoins des sens, que j’ai satisfaits auprès d’elle, ont uniquement été pour moi ceux du sexe, sans avoir rien de propre à l’individu? Il croira qu’autrement constitué qu’un autre homme, je fus incapable de sentir l’amour, puisqu’il n’entroit point dans les sentimens qui m’attachoient aux femmes qui m’ont été les plus chères. Patience, ô mon lecteur! le moment funeste approche où vous ne serez que trop bien désabusé.
Je me répète, on le soit; il le faut. Le premier de mes besoins, le plus grand, le plus fort, le plus inextinguible, étoit tout entier dans mon coeur: c’étoit le besoin d’une société intime & aussi intime qu’elle pouvoit l’être: c’étoit sur-tout pour cela qu’il me falloit une femme plutôt qu’un homme, une amie plutôt qu’un ami. Ce besoin singulier étoit tel, que la plus étroite union des corps ne pouvoit encore y suffire: il m’auroit fallu deux âmes dans le même corps; sans cela je sentois toujours du vide. Je me crus au moment de n’en plus sentir. Cette jeune personne, aimable par mille excellentes qualités & même alors par la figure, [204] sans ombre d’art ni de coquetterie, eût borné dans elle seule mon existence, si j’avois pu borner la sienne en moi, comme je l’avois espéré. Je n’avois rien à craindre de la part des hommes; je suis sûr d’être le seul qu’elle oit véritablement aimé & ses tranquilles sens ne lui en ont guère demandé d’autres, même quand j’ai cessé d’en être un pour elle à cet égard. Je n’avois point de famille, elle en avoit une; & cette famille, dont tous les naturels différoient trop du sien, ne se trouva pas telle que j’en pusse faire la mienne. Là fut la premiere cause de mon malheur. Que n’aurais-je point donné pour me faire l’enfant de sa mère! Je fis tout pour y parvenir & n’en pus venir à bout. J’eus beau vouloir unir tous nos intérêts, cela me fut impossible. Elle s’en fit toujours un différent du mien, contraire au mien & même à celui de sa fille, qui déjà n’en étoit plus séparé. Elle & ses autres enfans & petits-enfans devinrent autant de sangsues, dont le moindre mal qu’ils fissent à Thérèse étoit de la voler. La pauvre fille, accoutumée à fléchir, même sous ses nièces, se laissoit dévaliser & gouverner sans mot dire; & je voyois avec douleur qu’épuisant ma bourse & mes leçons, je ne faisois rien pour elle dont elle pût profiter. J’essayai de la détacher de sa mère; elle y résista toujours. Je respectai sa résistance & l’en estimai davantage: mais son refus n’en tourna pas moins à son préjudice & au mien. Livrée à sa mere & aux siens, elle fut à eux plus qu’à moi, plus qu’à elle-même. Leur avidité lui fut moins ruineuse que leurs conseils ne lui furent pernicieux; enfin si, grace à son amour pour moi, si, grace à son bon naturel, [205] elle ne fut pas tout à fait subjuguée, c’en fut assez du moins pour empêcher en grande partie l’effet des bonnes maximes que je m’efforçois de lui inspirer; c’en fut assez pour que, de quelque façon que je m’y sais pu prendre, nous ayons toujours continué d’être deux.
Voilà comment, dans un attachement sincère & réciproque, où j’avois mis toute la tendresse de mon coeur, le vide de ce coeur ne fut pourtant jamais bien rempli. Les enfans, par lesquels il l’eût été, vinrent; ce fut encore pis. Je frémis de les livrer à cette famille mal élevée, pour en être élevés encore plus mal. Les risques de l’éducation des Enfans-trouvés étoient beaucoup moindres. Cette raison du parti que je pris, plus forte que toutes celles que j’énonçai dans ma lettre à Mde. de F[rancuei]l fut pourtant la seule que je n’osai lui dire. J’aimois mieux être moins disculpé d’un blâme aussi grave, & ménager la famille d’une personne que j’aimois. Mais on peut juger par les moeurs de son malheureux frère, si jamais, quoi qu’on en pût dire, je devois exposer mes enfans à recevoir une éducation semblable à la sienne.
Ne pouvant goûter dans sa plénitude cette intime société dont je sentois le besoin, j’y cherchois des supplémens qui n’en remplissoient pas le vide, mais qui me le laissoient moins sentir. Faute d’un ami qui fût à moi tout entier, il me falloit des amis dont l’impulsion surmontât mon inertie: c’est ainsi que je cultivai, que je resserrai mes liaisons avec Diderot, avec l’abbé de Condillac, que j’en fis avec G[rimm] une nouvelle plus étroite encore, & qu’enfin je me trouvai par ce malheureux discours, dont j’ai raconté l’histoire, [206] rejeté sans y songer dans la littérature dont je me croyois sorti pour toujours.
Mon début me mena par une route nouvelle dans un autre monde intellectuel, dont je ne pus sans enthousiasme envisager la simple & fière économie. Bientôt, à force de m’en occuper, je ne vis plus qu’erreur & folie dans la doctrine de nos sages, qu’oppression & misère dans notre ordre social. Dans l’illusion de mon sot orgueil, je me crus fait pour dissiper tous ces prestiges; & jugeant que, pour me faire écouter, il falloit mettre ma conduite d’accord avec mes principes, je pris l’allure singulière qu’on ne m’a pas permis de suivre, dont mes prétendus amis ne m’ont pu pardonner l’exemple, qui, d’abord me rendit ridicule, & qui m’eût enfin rendu respectable, s’il m’eût été possible d’y persévérer.
Jusque-là j’avois été bon: Dès-lors je devins vertueux, ou du moins enivré de la vertu. Cette ivresse avoit commencé dans ma tête, mais elle avoit passé dans mon coeur. Le plus noble orgueil y germa sur les débris de la vanité déracinée. Je ne jouai rien; je devins en effet tel que je parus; & pendant quatre ans au moins que dura cette effervescence dans toute sa force, rien de grand & de beau ne peut entrer dans un coeur d’homme, dont je ne fusse capable entre le ciel & moi. Voilà d’où naquit ma subite éloquence, voilà d’où se répandit dans mes premiers livres ce feu vraiment céleste qui m’embrasoit & dont pendant quarante ans il ne s’étoit pas échappé la moindre étincelle, parce qu’il n’étoit pas encore allumé.
[207] J’étois vraiment transformé; mes amis, mes connaissances ne me reconnaissoient plus. Je n’étois plus cet homme timide & plutôt honteux que modeste, qui n’osoit ni se présenter, ni parler, qu’un mot badin déconcertoit, qu’un regard de femme faisoit rougir. Audacieux, fier, intrépide, je portois partout une assurance d’autant plus ferme qu’elle étoit simple & résidoit dans mon ame plus que dans mon maintien. Le mépris que mes profondes méditations m’avoient inspiré pour les moeurs, les maximes & les préjugés de mon siècle me rendoit insensible aux railleries de ceux qui les avoient & j’écrasois leurs petits bons mots avec mes sentences, comme j’écraserois un insecte entre mes doigts. Quel changement! Tout Paris répétoit les âcres & mordans sarcasmes de ce même homme qui, dix ans auparavant & dix ans après, n’a jamais sçu trouver la chose qu’il avoit à dire, ni le mot qu’il devoit employer. Qu’on cherche l’état du monde le plus contraire à mon naturel; on trouvera celui-là. Qu’on se rappelle un de ces courts momens de ma vie où je devenois un autre & cessois d’être moi; on le trouve encore dans le tems dont je parle; mais au lieu de durer six jours, six semaines, il dura près de six ans & dureroit peut-être encore, sans les circonstances particulières qui le firent cesser, & me rendirent à la nature, au-dessus de laquelle j’avois voulu m’élever.
Ce changement commença sitôt que j’eus quitté Paris, & que le spectacle des vices de cette grande ville cessa de nourrir l’indignation qu’il m’avoit inspirée. Quand je ne vis plus les hommes, je cessai de les mépriser; quand je ne vis [208] plus les méchants, je cessai de les hair. Mon coeur peu fait pour la haine, ne fit plus que déplorer leur misère, & n’en distinguoit pas leur méchanceté. Cet état plus doux, mais bien moins sublime, amortit bientôt l’ardent enthousiasme qui m’avoit transporté si longtemps & sans qu’on s’en apperçût, sans presque m’en apercevoir moi-même, je redevins craintif, complaisant, timide; en un mot, le même Jean-Jacques que j’avois été auparavant.
Si la révolution n’eût fait que me rendre à moi-même & s’arrêter là, tout étoit bien; mais malheureusement elle alla plus loin & m’emporta rapidement à l’autre extrême. Dès-lors mon ame en branle n’a plus fait que passer par la ligne du repos & ses oscillations toujours renouvelées ne lui ont jamais permis d’y rester. Entrons dans le détail de cette seconde révolution: époque terrible & fatale d’un sort qui n’a point d’exemple chez les mortels.
N’étant que trois dans notre retraite, le loisir & la solitude devoient naturellement resserrer notre intimité. C’est aussi ce qu’ils firent entre Thérèse & moi. Nous passions tête à tête sous les ombrages des heures charmantes, dont je n’avois jamais si bien senti la douceur. Elle me parut la goûter elle-même encore plus qu’elle n’avoit fait jusqu’àlors. Elle m’ouvrit son coeur sans réserve & m’apprit de sa mere & de sa famille des choses qu’elle avoit eu la force de me taire pendant longtemps. L’une & l’autre avoient reçu de Mde. D[upi]n des multitudes de présens faits à mon intention, mais que la vieille madrée, pour ne pas me fâcher, s’étoit appropriés pour elle & pour ses autres enfans, sans [209] en rien laisser à Thérèse, & avec très sévères défenses de m’en parler; ordre que la pauvre fille avoit suivi avec une obéissance incroyable.
Mais une chose qui me surprit beaucoup davantage, fut d’apprendre qu’outre les entretiens particuliers que Diderot & G[rimm] avoient eus souvent avec l’une & l’autre pour les détacher de moi & qui n’avoient pas réussi par la résistance de Thérèse, tous deux avoient eu depuis lors de fréquens & secrets colloques avec sa mère, sans qu’elle eût pu rien savoir de ce qui se brassoit entre eux. Elle savoit seulement que les petits présens s’en étoient mêlés & qu’il y avoit de petites allées & venues dont on tâchoit de lui faire mystère, & dont elle ignoroit absolument le motif. Quand nous partîmes de Paris, il y avoit déjà long-temps que Mde. le Vasseur étoit dans l’usage d’aller voir M. G[rimm] deux ou trois fois par mais, & d’y passer quelques heures à des conversations si secrètes, que le laquois de G[rimm] étoit toujours renvoyé.
Je jugeai que ce motif n’étoit autre que le même projet dans lequel on avoit tâché de faire entrer la fille, en promettant de leur procurer par Mde. D’[Epina]y un regrat de sel, un bureau à tabac, & les tentant en un mot, par l’appât du gain. On leur avoit représenté qu’étant hors d’état de rien faire pour elles, je ne pouvois pas même à cause d’elle parvenir à rien faire pour moi. Comme je ne voyois à tout cela que de la bonne intention, je ne leur en savois pas absolument mauvais gré. Il n’y avoit que le mystère qui me révoltât, sur-tout de la part de la vieille, qui, de plus, [210] devenoit de jour en jour plus flagorneuse & plus pateline avec moi; ce qui ne l’empêchoit pas de reprocher sans cesse en secret à sa fille qu’elle m’aimoit trop, qu’elle me disoit tout, qu’elle n’étoit qu’une bête, & qu’elle en seroit la dupe.
Cette femme possédoit au suprême degré l’art de tirer d’un sac dix moutures, de cacher à l’un ce qu’elle recevoit de l’autre & à moi ce qu’elle recevoit de tous. J’aurois pu lui pardonner son avidité, mais je ne pouvois lui pardonner sa dissimulation. Que pouvait-elle avoir à me cacher, à moi, qu’elle savoit si bien qui faisois mon bonheur presque unique de celui de sa fille & du sien? Ce que j’avois fait pour sa fille, je l’avois fait pour moi; mais ce que j’avois fait pour elle méritoit de sa part quelque reconnoissance; elle en auroit dû savoir gré du moins à sa fille & m’aimer pour l’amour d’elle, qui m’aimoit. Je l’avois tirée de la plus complète misère; elle tenoit de moi sa subsistance, elle me devoit toutes les connaissances dont elle tiroit si bon parti. Thérèse l’avoit long-tems nourrie de son travail & la nourrissoit maintenant de mon pain. Elle tenoit tout de cette fille, pour laquelle elle n’avoit rien fait; & ses autres enfans qu’elle avoit dotés, pour lesquels elle s’étoit ruinée, loin de lui aider à subsister, dévoroient encore sa subsistance & la mienne. Je trouvois que dans une pareille situation elle devoit me regarder comme son unique ami, son plus sûr protecteur & loin de me faire un secret de mes propres affaires, loin de comploter contre moi dans ma propre maison, m’avertir fidèlement de tout ce qui pouvoit m’intéresser, [211] quand elle l’apprenoit plus tôt que moi. De quel oeil pouvais-je donc voir sa conduite fausse & mystérieuse? Que devais-je penser sur-tout des sentimens qu’elle s’efforçoit de donner à sa fille? Quelle monstrueuse ingratitude devoit être la sienne, quand elle cherchoit à lui en inspirer?
Toutes ces réflexions aliénèrent enfin mon coeur de cette femme au point de ne pouvoir plus la voir sans dédain. Cependant je ne cessai jamais de traiter avec respect la mere de ma compagne & de lui marquer en toutes choses presque les égards & la considération d’un fils; mais il est vrai que je n’aimois pas à rester long-temps avec elle & il n’est guère en moi de savoir me gêner.
C’est encore ici un de ces courts momens de ma vie où j’ai vu le bonheur de bien près sans pouvoir l’atteindre & sans qu’il y oit eu de ma faute à l’avoir manqué. Si cette femme se fût trouvée d’un bon caractère, nous étions heureux tous les trois jusqu’à la fin de nos jours; le dernier vivant seul fût resté à plaindre. Au lieu de cela, vous allez voir la marche des choses, & vous jugerez si j’ai pu la changer.
Mde. le Vasseur, qui vit que j’avois gagné du terrain sur le coeur de sa fille, & qu’elle en avoit perdu, s’efforça de le reprendre; & au lieu de revenir à moi par elle, tenta de me l’aliéner tout-à-fait. Un des moyens qu’elle employa fut d’appeller sa famille à son aide. J’avois prié Thérèse de n’en faire venir personne à l’Hermitage, elle me le promit.
On les fit venir en mon absence, sans la consulter, & puis on lui fit promettre de ne m’en rien dire. Le premier pas fait, tout le reste fut facile; quand une fois on a fait à quelqu’un qu’on [212] aime un secret de quelque chose, on ne se fait bientôt plus guère de scrupule de lui en faire sur tout. Sitôt que j’étois à la C[hevrett]e, l’Hermitage étoit plein de monde qui s’y réjouissoit assez bien. Une mere est toujours bien forte sur une fille d’un bon naturel; cependant, de quelque façon que s’y prît la vieille, elle ne put jamais faire entrer Thérèse dans ses vues & l’engager à se liguer contre moi. Pour elle, elle se décida sans retour: & voyant d’un côté sa fille & moi, chez qui l’on pouvoit vivre & puis c’étoit tout; de l’autre, Diderot, G[rimm], d’H[olbac]k, Mde. D’[Epina]y, qui promettoient beaucoup & donnoient quelque chose, elle n’estima pas qu’on pût jamais avoir tort dans le parti d’une fermière générale & d’un baron. Si j’eusse eu de meilleurs yeux, j’aurois vu Dès-lors que je nourrissois un serpent dans mon sein; mais mon aveugle confiance, que rien encore n’avoit altérée, étoit telle, que je n’imaginois pas même qu’on pût vouloir nuire à quelqu’un qu’on devoit aimer. En voyant ourdir autour de moi mille trames, je ne savois me plaindre que de la tyrannie de ceux que j’appelois mes amis, & qui vouloient, selon moi, me forcer d’être heureux à leur mode, plutôt qu’à la mienne.
Quoique Thérèse refusât d’entrer dans la ligue avec sa mère, elle lui garda derechef le secret: son motif étoit louable; je ne dirai pas si elle fit bien ou mal. Deux femmes qui ont des secrets aiment à babiller ensemble: cela les rapprochoit; & Thérèse, en se partageant, me laissoit sentir quelquefois que j’étois seul; car je ne pouvois plus compter pour société celle que nous avions tous trois ensemble. Ce [213] fut alors que je sentis vivement le tort que j’avois eu, durant nos premières liaisons, de ne pas profiter de la docilité que lui donnoit son amour, pour l’orner de talens & de connoissances, qui, nous tenant plus rapprochés dans notre retraite, auroient agréablement rempli son tems & le mien, sans jamais nous laisser sentir la longueur du tête-à-tête. Ce n’étoit pas que l’entretien tarît entre nous, & qu’elle parût s’ennuyer dans nos promenades; mais enfin nous n’avions pas assez d’idées communes pour nous faire un grand magasin: nous ne pouvions plus parler sans cesse de nos projets bornés désormois à celui de jouir. Les objets qui se présentoient m’inspiroient des réflexions qui n’étoient pas à sa portée. Un attachement de douze ans n’avoit plus besoin de paroles; nous nous connoissions trop pour avoir plus rien à nous apprendre. Restoit la ressource des caillettes, médire & dire des quolibets. C’est sur-tout dans la solitude qu’on sent l’avantage de vivre avec quelqu’un qui soit penser. Je n’avois pas besoin de cette ressource pour me plaire avec elle; mais elle en auroit eu besoin pour se plaire toujours avec moi. Le pis étoit qu’il falloit avec cela prendre nos tête-à-tête en bonne fortune: sa mère qui m’étoit devenue importune, me forçoit à les épier. J’étois gêné chez moi; c’est tout dire; l’air de l’amour gâtoit la bonne amitié. Nous avions un commerce intime, sans vivre dans l’intimité.
Dès que je crus voir que Thérèse cherchoit quelquefois des prétextes pour éluder les promenades que je lui proposois, je cessai de lui en proposer, sans lui savoir mauvais gré de ne pas s’y plaire autant que moi. Le plaisir n’est point [214] une chose qui dépende de la volonté. J’étois sûr de son coeur, ce m’étoit assez. Tant que mes plaisirs étoient les siens, je les goûtois avec elle; quand cela n’étoit pas, je préférois son contentement au mien.
Voilà comment à demi trompé dans mon attente, menant une vie de mon goût, dans un séjour de mon choix, avec une personne qui m’étoit chère, je parvins pourtant à me sentir presque isolé. Ce qui me manquoit m’empêchoit de goûter ce que j’avois. En fait de bonheur & de jouissances, il me falloit tout ou rien. On verra pourquoi ce détail m’a paru nécessaire. Je reprends à présent le fil de mon récit.
Je croyois avoir des trésors dans les manuscrits que m’avoit donnés le comte de St. Pierre. En les examinant, je vis que ce n’étoit presque que le recueil des ouvrages imprimés de son oncle, annotés & corrigés de sa main, avec quelques autres petites pièces qui n’avoient pas vu le jour. Je me confirmai par ses écrits de morale, dans l’idée que m’avoient donnée quelques lettres de lui, que Mde. de Créqui m’avoit montrées, qu’il avoit beaucoup plus d’esprit que je n’avois cru; mais l’examen approfondi de ses ouvrages de politique ne me montra que des vues superficielles, des projets utiles, mais impraticables, par l’idée dont l’auteur n’a jamais pu sortir, que les hommes se conduisoient par leurs lumières plutôt que par leurs passions. La haute opinion qu’il avoit des connaissances modernes lui avoit fait adopter ce faux principe de la raison perfectionnée, base de tous les établissemens qu’il proposoit, & source de tous ses sophismes politiques. Cet homme rare, l’honneur de son [215] siècle & de son espèce, & le seul peut-être depuis l’existence du genre humain qui n’eut d’autre passion que celle de la raison, ne fit cependant que marcher d’erreur en erreur dans tous ses systèmes, pour avoir voulu rendre les hommes semblables à lui, au lieu de les prendre tels qu’ils sont, & qu’ils continueront d’être. Il n’a travaillé que pour des êtres imaginaires en pensant travailler pour ses contemporains.
Tout cela vu, je me trouvai dans quelque embarras sur la forme à donner à mon ouvrage. Passer à l’auteur ses visions, c’étoit ne rien faire d’utile: les réfuter à la rigueur étoit faire une chose malhonnête, puisque le dépôt de ses manuscrits, que j’avois accepté & même demandé, m’imposoit l’obligation d’en traiter honorablement l’auteur. Je pris enfin le parti qui me parut le plus décent, le plus judicieux & le plus utile. Ce fut de donner séparément les idées de l’auteur & les miennes, & pour cela d’entrer dans ses vues, de les éclaircir, de les étendre, & de ne rien épargner pour leur faire valoir tout leur prix.
Mon ouvrage devoit donc être composé de deux parties absolument séparées; l’une, destinée à exposer de la façon que je viens de dire les divers projets de l’auteur. Dans l’autre, qui ne devoit paroître qu’après que la premiere auroit fait son effet j’aurois porté mon jugement sur ces mêmes projets, ce qui, je l’avoue, eût pu les exposer quelquefois au sort du sonnet du misanthrope. A la tête de tout l’ouvrage devoit être une vie de l’auteur, pour laquelle j’avois ramassé d’assez bons matériaux, que je me flattois de ne pas [216] gâter en les employant. J’avois un peu vu l’abbé de St. Pierre dans sa vieillesse, & la vénération que j’avois pour sa mémoire m’étoit garant qu’à tout prendre M. le Comte ne seroit pas mécontent de la manière dont j’aurois traité son parent.
Je fis mon essai sur la paix perpétuelle, le plus considérable & le plus travaillé de tous les ouvrages qui composoient ce recueil, & avant de me livrer à mes réflexions, j’eus le courage de lire absolument tout ce que l’abbé avoit écrit sur ce beau sujet sans jamais me rebuter par ses longueurs & par ses redites. Le public a vu cet extroit, ainsi je n’ai rien à en dire. Quant au jugement que j’en ai porté, il n’a point été imprimé & j’ignore s’il le sera jamais; mais il fut fait en même tems que l’extroit. Je passai de-là à la Polysynodie, ou pluralité des conseils, ouvrage fait sous le régent, pour favoriser l’administration qu’il avoit choisie & qui fit chasser de l’Académie française l’abbé de St. Pierre, pour quelques traits contre l’administration précédente, dont la duchesse du Maine & le cardinal de Polignac furent fâchés. J’achevai ce travail comme le précédent, tant le jugement que l’extroit: mais je m’en tins là, sans vouloir continuer cette entreprise, que je n’aurois pas dû commencer.
La réflexion qui m’y fit renoncer se présente d’elle-même & il étoit étonnant qu’elle ne me fût pas venue plus tôt. La plupart des écrits de l’abbé de St. Pierre étoient ou contenoient des observations critiques sur quelques parties du gouvernement de France & il y en avoit même de si libres, qu’il étoit heureux pour lui de les avoir faites impunément. [217] mais dans les bureaux des ministres on avoit de tout temps regardé l’abbé de St. Pierre comme une espèce de prédicateur plutôt que comme un vrai politique, & on le laissoit dire tout à son aise, parce qu’on voyoit bien que personne ne l’écoutoit. Si j’étois parvenu à le faire écouter, le cas eût été différent. Il étoit François, je ne l’étois pas, & en m’avisant de répéter ses censures, quoique sous son nom, je m’exposois à me faire demander un peu rudement, mais sans injustice, de quoi je me mêlois. Heureusement, avant d’aller plus loin, je vis la prise que j’allois donner sur moi, & me retirai bien vite. Je savois que vivant seul au milieu des hommes, & d’hommes tous plus puissans que moi, je ne pouvois jamais, de quelque façon que je m’y prisse, me mettre à l’abri du mal qu’ils voudroient me faire.
Il n’y avoit qu’une chose en cela qui dépendît de moi: c’étoit de faire en sorte au moins que quand ils m’en voudroient faire, ils ne le pussent qu’injustement. Cette maxime qui me fit abandonner l’abbé de St. Pierre, m’a fait souvent renoncer à des projets beaucoup plus chéris. Ces gens toujours prompts à faire un crime de l’adversité, seroient bien surpris s’ils savoient tous les soins que j’ai pris en ma vie, pour qu’on ne pût jamais me dire avec vérité dans mes malheurs: tu les as mérités.
Cet ouvrage abandonné me laissa quelque tems incertain sur celui que j’y ferois succéder, & cet intervalle de désoeuvrement fut ma perte, en me laissant tourner mes réflexions sur moi-même, faute d’objet étranger qui m’occupât; je n’avois plus de projet pour l’avenir qui pût amuser mon [218] imagination. Il ne m’étoit pas même possible d’en faire, puisque la situation où j’étois étoit précisément celle où s’étoient réunis tous mes désirs: Je n’en avois plus à former & j’avois encore le coeur vide. Cet état étoit d’autant plus cruel, que je n’en voyois point à lui préférer. J’avois rassemblé mes plus tendres affections dans une personne selon mon coeur, qui me les rendoit. Je vivois avec elle sans gêne & pour ainsi dire à discrétion. Cependant un secret serrement de coeur ne me quittoit ni près ni loin d’elle. En la possédant, je sentois qu’elle me manquoit encore; & la seule idée que je n’étois pas tout pour elle, faisoit qu’elle n’étoit presque rien pour moi.
J’avois des amis des deux sexes auxquels j’étois attaché par la plus pure amitié, par la plus parfaite estime; je comptois sur le plus vrai retour de leur part & il ne m’étoit pas même venu dans l’esprit de douter une seule fois de leur sincérité. Cependant cette amitié m’étoit plus tourmentante que douce, par leur obstination, par leur affectation même à contrarier tous mes goûts, mes penchants, ma manière de vivre: tellement qu’il me suffisoit de paroître désirer une chose qui n’intéressoit que moi seul & qui ne dépendoit pas d’eux, pour les voir tous se liguer à l’instant même pour me contraindre d’y renoncer. Cette obstination de me contrôler en tout dans mes fantaisies, d’autant plus injuste que, loin de contrôler les leurs, je ne m’en informois pas même, me devint si cruellement onéreuse, qu’enfin je ne recevois pas une de leurs lettres sans sentir, en l’ouvrant, un certain effroi qui n’étoit que trop justifié par sa lecture. [219] Je trouvois que pour des gens tous plus jeunes que moi, & qui tous auroient eu grand besoin pour eux-mêmes des leçons qu’ils me prodiguoient, c’étoit aussi trop me traiter en enfant. Aimez-moi, leur disais-je, comme je vous aime, & du reste, ne vous mêlez pas plus de mes affaires que je ne me mêle des vôtres; voilà tout ce que je vous demande. Si de ces deux choses ils m’en ont accordé une, ce n’a pas été du moins la dernière.
J’avois une demeure isolée, dans une solitude charmante, maître chez moi, j’y pouvois vivre à ma mode sans que personne eût à m’y contrôler. Mais cette habitation m’imposoit des devoirs doux à remplir, mais indispensables. Toute ma liberté n’étoit que précaire; plus asservi que par des ordres, je devois l’être par ma volonté: je n’avois pas un seul jour dont, en me levant je pusse dire: j’employerai ce jour comme il me plaira. Bien plus; outre ma dépendance des arrangemens de Mde. D’[épina]y, j’en avois une autre bien plus importune, du public & des survenans. La distance où j’étois de Paris n’empêchoit pas qu’il ne me vînt journellement des tas de désoeuvrés, qui, ne sachant que faire de leur temps, prodiguoient le mien sans aucun scrupule. Quand j’y pensois le moins j’étois impitoyablement assailli, & rarement j’ai fait un joli projet pour ma journée, sans le voir renverser par quelque arrivant.
Bref; au milieu des biens que j’avois le plus convoités, ne trouvant point de pure jouissance, je revenois par élan aux jours sereins de ma jeunesse, & je m’écriois quelquefois en soupirant: Ah! ce ne sont pas encore ici les Charmettes!
[220] Les souvenirs des divers tems de ma vie m’amenèrent à réfléchir sur le point où j’étois parvenu, & je me vis déjà sur le déclin de l’âge, en proie à des maux douloureux & croyant approcher du terme de ma carrière sans avoir goûté dans sa plénitude presque aucun des plaisirs dont mon coeur étoit avide, sans avoir donné l’essor aux vifs sentimens que j’y sentois en réserve, sans avoir savouré, sans avoir effleuré du moins cette enivrante volupté que je sentois dans mon ame en puissance & qui, faute d’objet s’y trouvoit toujours comprimée, sans pouvoir s’exhaler autrement que par mes soupirs.
Comment se pouvoit-il qu’avec une ame naturellement expansive, pour qui vivre c’étoit aimer, je n’eusse pas trouvé jusqu’àlors un ami tout à moi, un véritable ami, moi qui me sentois si bien fait pour l’être? Comment se pouvait-il qu’avec des sens si combustibles, avec un coeur tout pétri d’amour, je n’eusse pas du moins une fois brûlé de sa flamme pour un objet déterminé? Dévoré du besoin d’aimer sans jamais l’avoir pu bien satisfaire, je me voyois atteindre aux portes de la vieillesse & mourir sans avoir vécu.
Ces réflexions tristes, mais attendrissantes, me faisoient replier sur moi-même avec un regret qui n’étoit pas sans douceur. Il me sembloit que la destinée me devoit quelque chose qu’elle ne m’avoit pas donné. A quoi bon m’avoir fait naître avec des facultés exquises, pour les laisser jusqu’à la fin sans emploi? Le sentiment de mon prix interne, en me donnant celui de cette injustice, m’en dédommageoit en quelque sorte & me faisoit verser des larmes que j’aimois à laisser couler.
[221] Je faisois ces méditations dans la plus belle saison de l’année, au mais de Juin, sous des ombrages frais, au chant du rossignol, au gazouillement des ruisseaux. Tout concourut à me replonger dans cette mollesse trop séduisante, pour laquelle j’étois né, mais dont le ton dur & sévère, où venoit de me monter une longue effervescence m’auroit dû délivrer pour toujours. J’allai malheureusement me rappeller le dîner du château de Toune, & ma rencontre avec ces deux charmantes filles dans la même saison & dans des lieux à-peu-près semblables à ceux où j’étois dans ce moment. Ce souvenir, que l’innocence qui s’y joignoit me rendoit plus doux encore, m’en rappela d’autres de la même espèce. Bientôt je vis rassemblés autour de moi tous les objets qui m’avoient donné de l’émotion dans ma jeunesse, Mlle. Gallay, Mlle. de G[raffenrie]d, Mlle. de Breil, Mde. Bazile, Mde. de L[arnag]e, mes jolies écolières, & jusqu’à la piquante Zulietta, que mon coeur ne peut oublier. Je me vis entouré d’un sérail d’Houris, de mes anciennes connoissances pour qui le goût le plus vif ne m’étoit pas un sentiment nouveau. Mon sang s’allume & pétille, la tête me tourne malgré mes cheveux déjà grisonnans, & voilà le brave citoyen de Genève, l’austère Jean-Jacques à près de quarante-cinq ans, redevenu tout-à-coup le berger extravagant. L’ivresse dont je fus saisi, quoique si prompte & si folle, fut si durable & si forte, qu’il n’a pas moins fallu, pour m’en guérir, que la crise imprévue & terrible des malheurs où elle m’a précipité.
Cette ivresse, à quelque point qu’elle fût portée, n’alla pourtant pas jusqu’à me faire oublier mon âge & ma situation, [222] jusqu’à me flatter de pouvoir inspirer de l’amour encore, jusqu’à tenter de communiquer enfin ce feu dévorant, mais stérile, dont depuis mon enfance je sentois en vain consumer mon coeur. Je ne l’espérai point, je ne le désirai pas même. Je savois que le tems d’aimer étoit passé; je sentois trop le ridicule des galans surannés pour y tomber & je n’étois pas homme à devenir avantageux & confiant sur mon déclin, après l’avoir été si peu durant mes belles années. D’ailleurs, ami de la paix, j’aurois craint les orages domestiques; & j’aimois trop sincèrement ma Thérèse pour l’exposer au chagrin de me voir porter à d’autres des sentimens plus vifs que ceux qu’elle m’inspiroit.
Que fis-je en cette occasion? Déjà mon lecteur l’a deviné pour peu qu’il m’oit suivi jusqu’ici. L’impossibilité d’atteindre aux êtres réels, me jeta dans le pays des chimères, & ne voyant rien d’existant qui fût digne de mon délire, je le nourris dans un monde idéal que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d’êtres selon mon coeur. Jamais cette ressource ne vint plus à propos & ne se trouva si féconde. Dans mes continuelles extases, je m’enivrois à torrens des plus délicieux sentimens qui jamais soient entrés dans un coeur d’homme. Oubliant tout à fait la race humaine, je me fis des sociétés de créatures parfaites, aussi célestes par leurs vertus que par leurs beautés, d’amis sûrs, tendres, fidèles, tel que je n’en trouvai jamais ici-bas. Je pris un tel goût à planer ainsi dans l’empyrée, au milieu des objets charmans dont je m’étois entouré, que j’y passois les heures, les jours sans compter, & perdant le souvenir de toute autre chose, à peine avois-je [223] mangé un morceau à la hâte, que je brûlois de m’échapper pour courir retrouver mes bosquets. Quand, prêt à partir pour le monde enchanté, je voyois arriver de malheureux mortels qui venoient me retenir sur la terre, je ne pouvois modérer, ni cacher mon dépit, & n’étant plus maître de moi, je leur faisois un accueil si brusque, qu’il pouvoit porter le nom de brutal. Cela ne fit qu’augmenter ma réputation de misanthropie, par tout ce qui m’en eût acquis une bien contraire, si l’on eût mieux lu dans mon coeur.
Au fort de ma plus grande exaltation, je fus retiré tout d’un coup par le cordon comme un cerf-volant, & remis à ma place par la nature, à l’aide d’une attaque assez vive de mon mal. J’employai le seul remède qui m’eût soulagé, & cela fit trêve à mes angéliques amours: car, outre qu’on n’est guère amoureux quand on souffre, mon imagination, qui s’anime à la campagne & sous les arbres, languit & meurt dans la chambre & sous les solives d’un plancher. J’ai souvent regretté qu’il n’existât pas de Driades; c’eût infailliblement été parmi elles que j’aurois fixé mon attachement.
D’autres tracas domestiques vinrent en même tems augmenter mes chagrins. Mde. le Vasseur, en me faisant les plus beaux complimens du monde, aliénoit de moi sa fille tant qu’elle pouvoit. Je reçus des lettres de mon ancien voisinage, qui m’apprirent que la bonne vieille avoit fait à mon insu plusieurs dettes au nom de Thérèse, qui le savoit & qui ne m’en avoit rien dit. Les dettes à payer me fâchoient beaucoup moins que le secret qu’on m’en avoit fait. Eh! [224] comment celle pour qui je n’eus jamais aucun secret pouvait-elle en avoir pour moi! Peut-on dissimuler quelque chose aux gens qu’on aime? La coterie H[olbachiqu]e, qui ne me voyoit faire aucun voyage à Paris, commençoit à craindre tout de bon que je ne me plusse à la campagne, & que je ne fusse assez fou pour y demeurer.
Là, commencèrent les tracasseries par lesquelles on cherchoit à me rappeller indirectement à la ville. Diderot, qui ne vouloit pas se montrer sitôt lui-même, commença par me détacher Deleyre, à qui j’avois procuré sa connoissance, lequel recevoit & me transmettoit les impressions que vouloit lui donner Diderot, sans que lui De Leyre en vit le vrai but.
Tout sembloit concourir à me tirer de ma douce & folle rêverie. Je n’étois pas guéri de mon attaque, quand je reçus un exemplaire du poème sur la ruine de Lisbonne, que je supposai m’être envoyé par l’auteur. Cela me mit dans l’obligation de lui écrire & de lui parler de sa pièce. Je le fis par une lettre qui a été imprimée long-temps après sans mon aveu, comme il sera dit ci-après.
Frappé de voir ce pauvre homme, accablé, pour ainsi dire, de prospérités & de gloire, déclamer toutefois amèrement contre les misères de cette vie, & trouver toujours que tout étoit mal, je formai l’insensé projet de le faire rentrer en lui-même & de lui prouver que tout étoit bien. Voltaire, en paraissant toujours croire en Dieu, n’a réellement jamais cru qu’au diable, puisque son dieu prétendu n’est qu’un être malfaisant qui, selon lui, ne prend plaisir qu’à nuire. L’absurdité de cette doctrine, qui saute aux yeux, est sur-tout [225] révoltante dans un homme comblé des biens de toute espèce qui, du sein du bonheur, cherche à désespérer ses semblables par l’image affreuse & cruelle de toutes les calamités dont il est exempt. Autorisé plus que lui à compter & à peser les maux de la vie humaine, j’en fis l’équitable examen, & je lui prouvai que de tous ces maux, il n’y en avoit pas un dont la providence ne fût disculpée, & qui n’eût sa source dans l’abus que l’homme a fait de ses facultés, plus que dans la nature elle-même. Je le traitai dans cette lettre avec tous les égards, toute la considération, tout le ménagement, & je puis dire avec tout le respect possibles. Cependant lui connoissant un amour-propre extrêmement irritable, je ne lui envoyai pas cette lettre à lui-même, mais au docteur Tronchin son médecin & son ami, avec plein-pouvoir de la donner ou supprimer, selon ce qu’il trouveroit le plus convenable. Tronchin donna la lettre. Voltaire me répondit en peu de lignes, qu’étant malade & garde-malade lui-même, il remettoit à un autre tems sa réponse, & ne dit pas un mot sur la question. Tronchin, en m’envoyant cette lettre, en joignit une, où il marquoit peu d’estime pour celui qui la lui avoit remise.
Je n’ai jamais publié ni même montré ces deux lettres, n’aimant point à faire parade de ces sortes de petits triomphes; mais elles sont en originaux dans mes recueils. Depuis lors Voltaire a publié cette réponse qu’il m’avoit promise, mais qu’il ne m’a pas envoyée. Elle n’est autre que le roman de Candide, dont je ne puis parler, parce que je ne l’ai pas lu.
[226] Toutes ces distractions m’auroient dû guérir radicalement de mes fantasques amours, & c’étoit peut-être un moyen que le ciel m’offroit d’en prévenir les suites funestes; mais ma mauvaise étoile fut la plus forte, & à peine recommençai-je à sortir, que mon coeur, ma tête & mes pieds reprirent les mêmes routes. Je dis les mêmes, à certains égards; car mes idées, un peu moins exaltées, restèrent cette fois sur la terre, mais avec un choix si exquis de tout ce qui pouvoit s’y trouver d’aimable en tout genre, que cette élite n’étoit guère moins chimérique que le monde imaginaire que j’avois abandonné.
Je me figurai l’amour, l’amitié, les deux idoles de mon coeur, sous les plus ravissantes images. Je me plus à les orner de tous les charmes du sexe que j’avois toujours adoré. J’imaginai deux amies, plutôt que deux amis, parce que si l’exemple est plus rare, il est aussi plus aimable. Je les douai de deux caractères analogues, mais différents; de deux figures, non pas parfaites, mais de mon goût, qu’animoient la bienveillance & la sensibilité. Je fis l’une brune & l’autre blonde, l’une vive & l’autre douce, l’une sage & l’autre foible, mais d’une si touchante faiblesse, que la vertu sembloit y gagner. Je donnai à l’une des deux un amant dont l’autre fût la tendre amie & même quelque chose de plus; mais je n’admis ni rivalité, ni querelles, ni jalousie, parce que tout sentiment pénible me coûte à imaginer & que je ne voulois ternir ce riant tableau par rien qui dégradât la nature. épris de mes deux charmans modèles, je m’identifiois avec l’amant & l’ami autant qu’il m’étoit possible; mais je le fis [227] aimable & jeune, lui donnant au surplus les vertus & les défauts que je me sentois.
Pour placer mes personnages dans un séjour qui leur convînt, je passai successivement en revue les plus beaux lieux que j’eusse vus dans mes voyages. Mais je ne trouvai point de bocage assez frais, point de paysage assez touchant à mon gré. Les vallées de la Thessalie m’auroient pu contenter si je les avois vues; mais mon imagination fatiguée à inventer, vouloit quelque lieu réel qui pût lui servir de point d’appui, & me faire illusion sur la réalité des habitans que j’y voulois mettre. Je songeai long-temps aux îles Borromées, dont l’aspect délicieux m’avoit transporté, mais j’y trouvai trop d’ornement & d’art pour mes personnages. Il me falloit cependant un lac, & je finis par choisir celui autour duquel mon coeur n’a jamais cessé d’errer. Je me fixai sur la partie des bords de ce lac à laquelle depuis long-temps mes voeux ont placé ma résidence dans le bonheur imaginaire auquel le sort m’a borné. Le lieu natal de ma pauvre maman avoit encore pour moi un attroit de prédilection. Le contraste des positions, la richesse & la variété des sites, la magnificence, la majesté de l’ensemble qui ravit les sens, émeut le coeur, élève l’âme, achevèrent de me déterminer, & j’établis à Vevay mes jeunes pupilles. Voilà tout ce que j’imaginai du premier bond; le reste n’y fut ajouté que dans la suite.
Je me bornai long-temps à un plan si vague, parce qu’il suffisoit pour remplir mon imagination d’objets agréables, & mon coeur de sentimens dont il aime à se nourrir. Ces fictions, à force de revenir, prirent enfin plus de consistance, [228] & se fixèrent dans mon cerveau sous une forme déterminée. Ce fut alors que la fantaisie me prit d’exprimer sur le papier quelques-unes des situations qu’elles m’offroient, & rappelant tout ce que j’avois senti dans ma jeunesse, de donner ainsi l’essor en quelque sorte au désir d’aimer que je n’avois pu satisfaire & dont je me sentois dévoré.
Je jetai d’abord sur le papier quelques lettres éparses, sans suite & sans liaison; & lorsque je m’avisai de les vouloir coudre, j’y fus souvent fort embarrassé. Ce qu’il y a de peu croyable & de très vrai est que les deux premières parties ont été écrites presque en entier de cette manière, sans que j’eusse aucun plan bien formé & même sans prévoir qu’un jour je serois tenté d’en faire un ouvrage en règle. Aussi voit-on que ces deux parties, formées après coup de matériaux qui n’ont pas été taillés pour la place qu’ils occupent, sont pleines d’un remplissage verbeux qu’on ne trouve pas dans les autres.
Au plus fort de mes rêveries, j’eus une visite de Mde. d’H[oudetot], la premiere qu’elle m’eût faite en sa vie, mais qui malheureusement ne fut pas la dernière, comme on verra ci-après. La comtesse d’H[oudetot] étoit fille de feu M. de B[ellegard]e, fermier général, soeur de M. D’[Epina]y & de MM. de L[alive] & de la B[riche], qui, depuis ont été tous deux introducteurs des ambassadeurs. J’ai parlé de la connoissance que je fis avec elle étant fille. Depuis son mariage je ne la vis qu’aux fêtes de la C[hevrett]e chez Mde. D’[Epina]y, sa belle-soeur. Ayant souvent passé plusieurs jours avec elle, tant à la C[hevrette] qu’à E[pina]y, non-seulement je la trouvai toujours [229] très-aimable, mais je crus lui voir aussi pour moi de la bienveillance. Elle aimoit assez à se promener avec moi; nous étions marcheurs l’un & l’autre, & l’entretien ne tarissoit pas entre nous. Cependant, je n’allai jamais la voir à Paris, quoiqu’elle m’en eût prié & même sollicité plusieurs fois. Ses liaisons avec M. de St. L[amber]t, avec qui je commençois d’en avoir, me la rendirent encore plus intéressante, & c’étoit pour m’apporter des nouvelles de cet ami, qui, pour lors étoit, je crois, à Mahon, qu’elle vint me voir à l’Hermitage.
Cette visite eut un peu l’air d’un début de roman. Elle s’égara dans la route. Son cocher, quittant le chemin qui tournoit, voulut traverser en droiture du moulin de Clairvaux à l’Hermitage: son carrosse s’embourba dans le fond du vallon; elle voulut descendre & faire le reste du trajet à pied. Sa mignonne chaussure fut bientôt percée; elle enfonçoit dans la crotte, ses gens eurent toutes les peines du monde à la dégager, & enfin elle arriva à l’Hermitage en bottes, & perçant l’air d’éclats de rire auxquels je mêlai les miens en la voyant arriver: il fallut changer de tout; Thérèse y pourvut, & je l’engageai d’oublier sa dignité pour faire une collation rustique, dont elle se trouva fort bien. Il étoit tard, elle resta peu; mais l’entrevue fut si gaie qu’elle y prit goût & parut disposée à revenir. Elle n’exécuta pourtant ce projet que l’année suivante; mais, hélas! ce retard ne me garantit de rien.
Je passai l’automne à une occupation dont on ne se douteroit pas, à la garde du fruit de M. D’[Epina]y. L’Hermitage [230] étoit le réservoir des eaux du parc de la C[hevrett]e: il y avoit un jardin clos de murs & garni d’espaliers, & d’autres arbres, qui donnoient plus de fruits à M. D’[Epina]y que son potager de la C[hevrett]e, quoiqu’on lui en volât les trois quarts. Pour n’être pas un hôte absolument inutile, je me chargeai de la direction du jardin & de l’inspection du jardinier. Tout alla bien jusqu’au tems des fruits; mais à mesure qu’ils mûrissoient, je les voyois disparaître, sans savoir ce qu’ils étoient devenus. Le jardinier m’assura que c’étoient les loirs qui mangeoient tout. Je fis la guerre aux loirs, j’en détruisis beaucoup & le fruit n’en disparaissoit pas moins. Je guettai si bien, qu’enfin je trouvai que le jardinier lui-même étoit le grand loir. Il logeoit à Montmorency, d’où il venoit les nuits, avec sa femme & ses enfans, enlever les dépôts de fruits qu’il avoit faits pendant la journée & qu’il faisoit vendre à la halle de Paris, aussi publiquement que s’il eût eu un jardin à lui. Ce misérable, que je comblois de bienfaits, dont Thérèse habilloit les enfans & dont je nourrissois presque le père, qui étoit mendiant, nous dévalisoit aussi aisément qu’effrontément, aucun des trois n’étant assez vigilant pour y mettre ordre; & dans une seule nuit, il parvint à vider ma cave, où je ne trouvai rien le lendemain. Tant qu’il ne parut s’adresser qu’à moi, j’endurai tout; mais voulant rendre compte du fruit, je fus obligé d’en dénoncer le voleur. Mde. D’[Epina]y me pria de le payer, de le mettre dehors & d’en chercher un autre; ce que je fis. Comme ce grand coquin rôdoit toutes les nuits autour de l’Hermitage, armé d’un gros bâton ferré [231] qui avoit l’air d’une massue, & suivi d’autres vauriens de son espèce; pour rassurer les gouverneuses que cet homme effrayoit terriblement, je fis coucher son successeur toutes les nuits à l’Hermitage; & cela ne les tranquillisant pas encore, je fis demander à Mde. D’[Epina]y un fusil que je tins dans la chambre du jardinier, avec charge à lui de ne s’en servir qu’au besoin, si l’on tentoit de forcer la porte ou d’escalader le jardin, & de ne tirer qu’à poudre, uniquement pour effrayer les voleurs. C’étoit assurément la moindre précaution que pût prendre pour la sûreté commune un homme incommodé, ayant à passer l’hiver au milieu des bois, seul avec deux femmes timides. Enfin, je fis l’acquisition d’un petit chien pour servir de sentinelle. De Leyre m’étant venu voir dans ce temps-là, je lui contai mon cas, & ris avec lui de mon appareil militaire. De retour à Paris il en voulut amuser Diderot à son tour, & voilà comment la cotterie H[olbachiqu]e apprit que je voulois tout de bon passer l’hiver à l’Hermitage. Cette constance qu’ils n’avoient pu se figurer les désorienta, & en attendant qu’ils imaginassent quelqu’autre tracasserie pour me rendre mon séjour déplaisant, ils me détachèrent par Diderot le même De Leyre, qui d’abord ayant trouvé mes précautions toutes simples, finit par les trouver inconséquentes à mes principes, & pis que ridicules, dans des lettres où il m’accabloit de plaisanteries amères, & assez piquantes pour m’offenser, si mon humeur eût été tournée de ce côté-là. Mais alors saturé de sentimens affectueux & tendres, & n’étant susceptible d’aucun autre, je ne voyois dans ses aigres sarcasmes que le mot pour rire, [232] & ne le trouvois que folâtre, où tout autre l’eût trouvé extravagant.
A force de vigilance & de soins, je parvins si bien à garder le jardin, que quoique la récolte du fruit eût presque manqué cette année, le produit fut triple de celui des années précédentes, & il est vrai que je ne m’épargnois point pour le préserver, jusqu’à escorter les envois que je faisois à la C[hevrett]e & à E[pina]y, jusqu’à porter des paniers moi-même; & je me souviens que nous en portâmes un si lourd, la tante & moi, que, prêts à succomber sous le faix, nous fûmes contrains de nous reposer de dix en dix pas & n’arrivâmes que tout en nage.
Quand la mauvaise saison commença de me renfermer au logis, je voulus reprendre mes occupations casanières; il ne me fut pas possible. Je ne voyois partout que les deux charmantes amies, que leur ami, leurs entours, le pays qu’elles habitoient, qu’objets créés ou embellis pour elles par mon imagination. Je n’étois plus un moment à moi-même, le délire ne me quittoit plus. Après beaucoup d’efforts inutiles pour écarter de moi toutes ces fictions, je fus enfin tout à fait séduit par elles & je ne m’occupai plus qu’à tâcher d’y mettre quelque ordre & quelque suite, pour en faire une espèce de roman.
Mon grand embarras étoit la honte de me démentir ainsi moi-même si nettement & si hautement. Après les principes sévères que je venois d’établir avec tant de fracas, après les maximes austères que j’avois si fortement prêchées, après tant d’invectives mordantes contre les livres efféminés qui [233] respiroient l’amour & la mollesse, pouvoit-on rien imaginer de plus inattendu, de plus choquant que de me voir tout d’un-coup m’inscrire de ma propre main parmi les auteurs de ces livres, que j’avois si durement censurés? Je sentois cette inconséquence dans toute sa force, je me la reprochois, j’en rougissois, je m’en dépitois: mais tout cela ne put suffire pour me ramener à la raison. Subjugué complètement, il fallut me soumettre à tout risque, & me résoudre à braver le qu’en dira-t-on; sauf à délibérer dans la suite si je me résoudrois à montrer mon ouvrage ou non: car je ne supposois pas encore que j’en vinsse à le publier.
Ce parti pris, je me jette à plein collier dans mes rêveries, & à force de les tourner & retourner dans ma tête, j’en forme enfin l’espèce de plan dont on a vu l’exécution. C’étoit assurément le meilleur parti qui se pût tirer de mes folies: l’amour du bien, qui n’est jamais sorti de mon coeur, les tourna vers des objets utiles, & dont la morale eût pu faire son profit. Mes tableaux voluptueux auroient perdu toutes leurs grâces, si le doux coloris de l’innocence y eût manqué.
Une fille foible est un objet de pitié, que l’amour peut rendre intéressant & qui souvent n’est pas moins aimable: mais qui peut supporter sans indignation le spectacle des moeurs à la mode, & qu’y a-t-il de plus révoltant que l’orgueil d’une femme infidèlle, qui foulant ouvertement aux pieds tous ses devoirs, prétend que son mari soit pénétré de reconnoissance de la grace qu’elle lui accorde de vouloir bien ne pas se laisser prendre sur le fait? Les êtres parfaits [234] ne sont pas dans la nature, & leurs leçons ne sont pas assez près de nous. Mais qu’une jeune personne née avec un coeur aussi tendre qu’honnête, se laisse vaincre à l’amour étant fille & retrouve étant femme des forces pour le vaincre à son tour, & redevenir vertueuse; quiconque vous dira que ce tableau dans sa totalité est scandaleux & n’est pas utile, est un menteur & un hypocrite; ne l’écoutez pas.
Outre cet objet de moeurs & d’honnêteté conjugale, qui tient radicalement à tout l’ordre social, je m’en fis un plus grand secret de concorde & de paix publique; objet plus grand, plus important peut-être en lui-même & du moins pour le moment où l’on se trouvoit. L’orage excité par l’Encyclopédie, loin de se calmer, étoit alors dans sa plus grande force. Les deux partis, déchaînés l’un contre l’autre avec la dernière fureur, ressembloient plutôt à des loups enragés, acharnés à s’entre-déchirer, qu’à des chrétiens & des philosophes qui veulent réciproquement s’éclairer, se convaincre & se ramener dans la voie de la vérité. Il ne manquoit peut-être à l’un & à l’autre que des chefs remuans qui eussent du crédit, pour dégénérer en guerre civile; & Dieu soit ce qu’eût produit une guerre civile de religion, où l’intolérance la plus cruelle étoit au fond la même des deux côtés. Ennemi né de tout esprit de parti, j’avois dit franchement aux uns & aux autres des vérités dures qu’ils n’avoient pas écoutées. Je m’avisai d’un autre expédient, qui, dans ma simplicité, me parut admirable: c’étoit d’adoucir leur haine réciproque en détruisant leurs préjugés, & de montrer à chaque parti le mérite & la vertu dans l’autre, dignes de l’estime publique [235] & du respect de tous les mortels. Ce projet peu sensé, qui supposoit de la bonne foi dans les hommes, & par lequel je tombois dans le défaut que je reprochois à l’abbé de St. Pierre, eut le succès qu’il devoit avoir; il ne rapprocha point les partis, & ne les réunit que pour m’accabler. En attendant que l’expérience m’eût fait sentir ma folie, je m’y livrai, j’ose le dire, avec un zèle digne du motif qui me l’inspiroit, & je dessinai les deux caractères de Volmar & de Julie, dans un ravissement qui me faisoit espérer de les rendre aimables tous les deux &, qui plus est, l’un par l’autre.
Content d’avoir grossièrement esquissé mon plan, je revins aux situations de détail que j’avois tracées, & de l’arrangement que je leur donnai résultèrent les deux premières parties de la Julie, que je fis & mis au net durant cet hiver avec un plaisir inexprimable, employant pour cela le plus beau papier doré, de la poudre d’azur & d’argent pour sécher l’écriture, de la nonpareille bleue pour coudre mes cahiers; enfin ne trouvant rien d’assez galant, rien d’assez mignon pour les charmantes filles dont je raffolois comme un autre Pigmalion. Tous les soirs au coin de mon feu, je lisois & relisois ces deux parties aux gouverneuses. La fille, sans rien dire, sanglotoit avec moi d’attendrissement; la mère, qui ne trouvant point là de complimens, n’y comprenoit rien, restoit tranquille & se contentoit dans les momens de silence de me répéter toujours: Monsieur, cela est bien beau.
Mde. D’[Epina]y, inquiète de me savoir seul en hiver au milieu des bois, dans une maison isolée, envoyoit très-souvent [236] savoir de mes nouvelles. Jamais je n’eus de si vrais témoignages de son amitié pour moi & jamais la mienne n’y répondit plus vivement. J’aurois tort de ne pas spécifier parmi ces témoignages, qu’elle m’envoya son portroit, & qu’elle me demanda des instructions pour avoir le mien, peint par La Tour, & qui avoit été exposé au sallon. Je ne dois pas non plus omettre une autre de ses attentions, qui paraîtra risible, mais qui fait trait à l’histoire de mon caractère, par l’impression qu’elle fit sur moi. Un jour qu’il geloit très fort, en ouvrant un paquet qu’elle m’envoyoit de plusieurs commissions dont elle s’étoit chargée, j’y trouvai un petit jupon de dessous, de flanelle d’Angleterre, qu’elle me marquoit avoir porté, & dont elle vouloit que je me fisse un gilet. Ce soin, plus qu’amical, me parut si tendre, comme si elle se fût dépouillée pour me vêtir, que, dans mon émotion, je baisai vingt fois en pleurant le bill & le jupon. Thérèse me croyoit devenu fou. Il est singulier que, de toutes les marques d’amitié que Mde. D’[Epina]y m’a prodiguées, aucune ne m’a jamais touché comme celle-là; & que même, depuis notre rupture, je n’y ai jamais repensé sans attendrissement. J’ai long-temps conservé son petit billet; & je l’aurois encore, s’il n’eût eu le sort de mes autres lettres du même temps.
Quoique mes rétentions me laissassent alors peu de relâche en hiver & qu’une partie de celui-ci je fusse réduit à l’usage des sondes, ce fut pourtant, à tout prendre, la saison que depuis ma demeure en France j’ai passée avec le plus de douceur & de tranquillité. Durant quatre ou cinq [237] mois que le mauvais tems me tint davantage à l’abri des survenans, je savourai plus que je n’ai fait avant & depuis, cette vie indépendante, égale & simple, dont la jouissance ne faisoit pour moi qu’augmenter le prix, sans autre compagnie que celle des deux gouverneuses en réalité, & celle des deux cousines en idée. C’est alors sur-tout que je me félicitois chaque jour davantage du parti que j’avois eu le bon sens de prendre, sans égard aux clameurs de mes amis, fâchés de me voir affranchi de leur tyrannie; & quand j’appris l’attentat d’un forcené; quand De Leyre & Mde. D’[Epina]y me parloient dans leurs lettres du trouble & de l’agitation qui régnoient dans Paris, combien je remerciai le Ciel de m’avoir éloigné de ces spectacles d’horreurs & de crimes, qui n’eussent fait que nourrir, qu’aigrir l’humeur bilieuse que l’aspect des désordres publics m’avoit donnée; tandis que ne voyant plus autour de ma retraite que des objets riants & doux, mon coeur ne se livroit qu’à des sentimens aimables.
Je note ici avec complaisance le cours des derniers momens paisibles qui m’ont été laissés. Le printemps qui suivit cet hiver si calme, vit éclore le germe des malheurs qui me restent à décrire, & dans le tissu desquels on ne verra plus d’intervalle semblable où j’aye eu le loisir de respirer.
Je crois pourtant me rappeller que durant cet intervalle de paix, & jusqu’au fond de ma solitude, je ne restai pas tout à fait tranquille de la part des H[olbachien]s. Diderot me suscita quelque tracasserie, & je suis fort trompé si ce n’est durant cet hiver que parut le Fils naturel, dont j’aurai [238] bientôt à parler. Outre que par des causes qu’on saura dans la suite, il m’est resté peu de monumens sûrs de cette époque, ceux même qu’on m’a laissés sont très peu précis quant aux dates. Diderot ne datoit jamais ses lettres. Mde. D’[Epina]y, Mde. d’H[oudetot] ne datoient guère les leurs que du jour de la semaine & De Leyre faisoit comme elles le plus souvent. Quand j’ai voulu ranger ces lettres dans leur ordre, il a fallu suppléer, en tâtonnant, des dates incertaines, sur lesquelles je ne puis compter. Ainsi, ne pouvant fixer avec certitude le commencement de ces brouilleries, j’aime mieux rapporter ci-après, dans un seul article, tout ce que je m’en puis rappeler.
Le retour du printemps avoit redoublé mon tendre délire & dans mes érotiques transports j’avois composé pour les dernières parties de la Julie plusieurs lettres qui se sentent du ravissement dans lequel je les écrivis. Je puis citer entre autres celle de l’élysée & de la promenade sur le lac, qui, si je m’en souviens bien, sont à la fin de la quatrième partie. Quiconque en lisant ces deux lettres ne sent pas amollir & fondre son coeur dans l’attendrissement qui me les dicta, doit fermer le livre: il n’est pas fait pour juger des choses de sentiment.
Précisément dans le même temps, j’eus de Mde. d’H[oudetot] une seconde visite imprévue. En l’absence de son mari qui étoit capitaine de gendarmerie & de son amant qui servoit aussi, elle étoit venue à Eaubonne, au milieu de la vallée de Montmorency, où elle avoit loué une assez jolie maison. Ce fut de-là qu’elle vint faire à l’Hermitage une nouvelle [239] excursion. A ce voyage elle étoit à cheval & en homme. Quoique je n’aime guère ces sortes de mascarades, je fus pris à l’air romanesque de celle-là & pour cette fois, ce fut de l’amour. Comme il fut le premier & l’unique en toute ma vie, & que ses suites le rendront à jamais mémorable & terrible à mon souvenir, qu’il me soit permis d’entrer dans quelque détail sur cet article.
Mde. la comtesse d’H[oudetot] approchoit de la trentaine, & n’étoit point belle, son visage étoit marqué de petite-vérole, son teint manquoit de finesse, elle avoit la vue basse & les yeux un peu ronds; mais elle avoit l’air jeune avec tout cela; & sa physionomie, à la fois vive & douce, étoit caressante; elle avoit une forêt de grands cheveux noirs, naturellement bouclés, qui lui tomboient au jarret: sa taille étoit mignonne, & elle mettoit dans tous ses mouvemens de la gaucherie & de la grace tout-à-la-fois. Elle avoit l’esprit très-naturel & très-agréable; la gaieté, l’étourderie & la naiveté s’y marioient heureusement: elle abondoit en saillies charmantes qu’elle ne recherchoit point, & qui partoient quelquefois malgré elle. Elle avoit plusieurs talens agréables, jouoit du clavecin, dansoit bien, faisoit d’assez jolis vers. Pour son caractère, il étoit angélique; la douceur d’âme en faisoit le fond, mais hors la prudence & la force, il rassembloit toutes les vertus. Elle étoit sur-tout d’une telle sûreté dans le commerce, d’une telle fidélité dans la société, que ses ennemis même n’avoient pas besoin de se cacher d’elle. J’entends par ses ennemis ceux ou plutôt celles qui la haissoient, car pour elle, elle n’avoit pas un coeur qui pût haïr, & je crois que cette conformité contribua beaucoup à me passionner pour elle. Dans les confidences de la plus [240] intime amitié, je ne lui ai jamais oui parler mal des absens, pas même de sa belle-soeur. Elle ne pouvoit ni déguiser ce qu’elle pensoit à personne, ni même contraindre aucun de ses sentimens; & je suis persuadé qu’elle parloit de son amant à son mari même, comme elle en parloit à ses amis, à ses connaissances & à tout le monde indifféremment. Enfin, ce qui prouve sans réplique la pureté & la sincérité de son excellent naturel, c’est qu’étant sujette aux plus énormes distractions & aux plus risibles étourderies, il lui en échappoit souvent de très imprudentes pour elle-même, mais jamais d’offensantes pour qui que ce fût.
On l’avoit mariée très jeune & malgré elle au Comte d’H[oudetot], homme de condition, bon militaire, mais joueur, chicaneur, très peu aimable & qu’elle n’a jamais aimé. Elle trouva dans M. de St. L[amber]t tous les mérites de son mari, avec les qualités plus agréables, de l’esprit, des vertus, des talents. S’il faut pardonner quelque chose aux moeurs du siècle, c’est sans doute un attachement que sa durée épure, que ses effets honorent & qui ne s’est cimenté que par une estime réciproque. C’étoit un peu par goût, à ce que j’ai pu croire, mais beaucoup pour complaire à St. L[amber]t, qu’elle venoit me voir. Il l’y avoit exhortée & il avoit raison de croire que l’amitié qui commençoit à s’établir entre nous rendroit cette société agréable à tous les trois. Elle savoit que j’étois instruit de leurs liaisons; & pouvant me parler de lui sans gêne, il étoit naturel qu’elle se plût avec moi. Elle vint; je la vis; j’étois ivre d’amour sans objet: cette ivresse fascina mes yeux, cet objet se fixa sur [241] elle; je vis ma Julie en Mde. d’H[oudetot], & bientôt je ne vis plus que Mde. d’H[oudetot], mais revêtue de toutes les perfections dont je venois d’orner l’idole de mon coeur. Pour m’achever, elle me parla de St. L[amber]t en amante passionnée. Force contagieuse de l’amour! en l’écoutant, en me sentant auprès d’elle, j’étois saisi d’un frémissement délicieux, que je n’avois éprouvé jamais auprès de personne. Elle parloit & je me sentois ému; je croyois ne faire que m’intéresser à ses sentimens quand j’en prenois de semblables; j’avalois à longs traits la coupe empoisonnée dont je ne sentois encore que la douceur. Enfin sans que je m’en apperçusse & sans qu’elle s’en apperçût, elle m’inspira pour elle-même, tout ce qu’elle exprimoit pour son amant. Hélas! ce fut bien tard, ce fut bien cruellement brûler d’une passion non moins vive que malheureuse, pour une femme dont le coeur étoit plein d’un autre amour!
Malgré les mouvemens extraordinaires que j’avois éprouvés auprès d’elle, je ne m’apperçus pas d’abord de ce qui m’étoit arrivé: ce ne fut qu’après son départ que, voulant penser à Julie, je fus frappé de ne pouvoir plus penser qu’à Mde. d’H[oudetot]. Alors mes yeux se dessillèrent; je sentis mon malheur, j’en gémis, mais je n’en prévis pas les suites.
J’hésitai long-temps sur la manière dont je me conduirois avec elle, comme si l’amour véritable laissoit assez de raison pour suivre des délibérations. Je n’étois pas déterminé quand elle revint me prendre au dépourvu. Pour lors j’étois instruit. La honte, compagne du mal, me rendit muet, tremblant devant elle; je n’osois ouvrir la bouche ni lever [242] les yeux; j’étois dans un trouble inexprimable, qu’il étoit impossible qu’elle ne vît pas. Je pris le parti de le lui avouer, & de lui en laisser deviner la cause: c’étoit la lui dire assez clairement.
Si j’eusse été jeune & aimable & que dans la suite Mde. d’H[oudetot] eût été foible, je blâmerois ici sa conduite; mais tout cela n’étant pas, je ne puis que l’applaudir & l’admirer. Le parti qu’elle prit étoit également celui de la générosité & de la prudence. Elle ne pouvoit s’éloigner brusquement de moi sans en dire la cause à St. L[amber]t, qui l’avoit lui-même engagée à me voir: c’étoit exposer deux amis à une rupture & peut-être à un éclat qu’elle vouloit éviter. Elle avoit pour moi de l’estime & de la bienveillance. Elle eut pitié de ma folie; sans la flatter, elle la plaignit & tâcha de m’en guérir. Elle étoit bien aise de conserver à son amant & à elle-même un ami dont elle faisoit cas: elle ne me parloit de rien avec plus de plaisir que de l’intime & douce société que nous pourrions former entre nous trois, quand je serois devenu raisonnable. Elle ne se bornoit pas toujours à ces exhortations amicales & ne m’épargnoit pas au besoin les reproches plus durs que j’avois bien mérités.
Je me les épargnois encore moins moi-même; sitôt que je fus seul, je revins à moi; j’étois plus calme après avoir parlé: l’amour connu de celle qui l’inspire en devient plus supportable.
La force avec laquelle je me reprochois le mien m’en eût dû guérir, si la chose eût été possible. Quels puissans motifs n’appelai-je point à mon aide pour l’étouffer! Mes [243] moeurs, mes sentimens, mes principes, la honte, l’infidélité, le crime, l’abus d’un dépôt confié par l’amitié, le ridicule enfin de brûler à mon âge de la passion la plus extravagante pour un objet dont le coeur préoccupé ne pouvoit, ni me rendre aucun retour, ni me laisser aucun espoir: passion de plus, qui, loin d’avoir rien à gagner par la constance, devenoit moins souffrable de jour en jour.
Qui croiroit que cette dernière considération qui devoit ajouter du poids à toutes les autres, fut celle qui les éluda? quel scrupule, pensai-je, puis-je me faire d’une folie nuisible à moi seul? Suis-je donc un jeune cavalier fort à craindre pour Mde. d’H[oudetot]? Ne diroit-on pas à mes présomptueux remords, que ma galanterie, mon air, ma parure vont la séduire? Eh! pauvre Jean-Jacques, aime à ton aise, en sûreté de conscience, & ne crains pas que tes soupirs nuisent à St. L[amber]t.
On a vu que jamais je ne fus avantageux, même dans ma jeunesse. Cette façon de penser étoit dans mon tour d’esprit, elle flattoit ma passion; c’en fut assez pour m’y livrer sans réserve, & rire même de l’impertinent scrupule que je croyois m’être fait par vanité plus que par raison. Grande leçon pour les âmes honnêtes, que le vice n’attaque jamais à découvert, mais qu’il trouve le moyen de surprendre, en se masquant toujours de quelque sophisme, & souvent de quelque vertu.
Coupable sans remords, je le fus bientôt sans mesure; & de grâce, qu’on voie comment ma passion suivit la trace de mon naturel, pour m’entraîner enfin dans l’abîme. D’abord [244] elle prit un air humble pour me rassurer; & pour me rendre entreprenant, elle poussa cette humilité jusqu’à la défiance. Mde. d’H[oudetot], sans cesser de me rappeller à mon devoir, à la raison, sans jamais flatter un moment ma folie, me traitoit au reste avec la plus grande douceur & prit avec moi le ton de l’amitié la plus tendre. Cette amitié m’eût suffi, je le proteste, si je l’avois crue sincère; mais la trouvant trop vive pour être vraie, n’allai-je pas me fourrer dans la tête que l’amour, désormois si peu convenable à mon âge, à mon maintien, m’avoit avili aux yeux de Mde. d’Houdetot; que cette jeune folle ne vouloit que se divertir de moi & de mes douceurs surannées; qu’elle en avoit fait confidence à St. L[amber]t & que l’indignation de mon infidélité ayant fait entrer son amant dans ses vues, ils s’entendoient tous les deux pour achever de me faire tourner la tête & me persifler? Cette bêtise, qui m’avoit fait extravaguer, à vingt-six ans, auprès de Mde. de Larnage, que je ne connoissois pas, m’eût été pardonnable à quarante-cinq, auprès de Mde. d’Houdetot, si j’eusse ignoré qu’elle & son amant étoient trop honnêtes gens l’un & l’autre pour se faire un aussi barbare amusement.
Mde. d’H[oudetot] continuoit à me faire des visites que je ne tardai pas à lui rendre. Elle aimoit à marcher, ainsi que moi: nous faisions de longues promenades dans un pays enchanté. Content d’aimer & de l’oser dire, j’aurois été dans la plus douce situation, si mon extravagance n’en eût détruit tout le charme. Elle ne comprit rien d’abord à la sotte humeur avec laquelle je recevois ses caresses: mais mon coeur, incapable [245] de savoir jamais rien cacher de ce qui s’y passe, ne lui laissa pas long-temps ignorer mes soupçons; elle en voulut rire; cet expédient ne réussit pas; des transports de rage en auroient été l’effet: elle changea de ton. Sa compatissante douceur fut invincible; elle me fit des reproches qui me pénétrèrent; elle me témoigna sur mes injustes craintes des inquiétudes dont j’abusai. J’exigeai des preuves qu’elle ne se moquoit pas de moi. Elle vit qu’il n’y avoit nul moyen de me rassurer. Je devins pressant, le pas étoit délicat. Il est étonnant, il est unique peut-être qu’une femme ayant pu venir jusqu’à marchander, s’en soit tirée à si bon compte. Elle ne me refusa rien de ce que la plus tendre amitié pouvoit accorder. Elle ne m’accorda rien qui pût la rendre infidèle, & j’eus l’humiliation de voir que l’embrasement dont ses légères faveurs allumoient mes sens n’en porta jamais aux siens la moindre étincelle.
J’ai dit quelque part qu’il ne faut rien accorder aux sens quand on veut leur refuser quelque chose. Pour connoître combien cette maxime se trouva fausse avec Mde. d’H[oudetot], & combien elle eut raison de compter sur elle-même, il faudroit entrer dans les détails de nos longs & fréquens tête-à-têtes, & les suivre dans toute leur vivacité durant quatre mais que nous passâmes ensemble, dans une intimité presque sans exemple entre deux amis de différens sexes, qui se renferment dans les bornes dont nous ne sortîmes jamais. Ah! si j’avois tardé si long-temps à sentir le véritable amour, qu’alors mon coeur & mes sens lui payèrent bien l’arrérage! & quels sont donc les transports qu’on doit [246] éprouver auprès d’un objet aimé qui nous aime, si même un amour non partagé peut en inspirer de pareils!
Mais j’ai tort de dire un amour non partagé; le mien l’étoit en quelque sorte; il étoit égal des deux côtés, quoiqu’il ne fût pas réciproque. Nous étions ivres d’amour l’un & l’autre; elle pour son amant, moi pour elle; nos soupirs, nos délicieuses larmes se confondoient. Tendres confidens l’un de l’autre, nos sentimens avoient tant de rapport qu’il étoit impossible qu’ils ne se mêlassent pas en quelque chose & toutefois, au milieu de cette dangereuse ivresse, jamais elle ne s’est oubliée un moment; & moi je proteste, je jure que si, quelquefois égaré par mes sens, j’ai tenté de la rendre infidèle, jamais je ne l’ai véritablement désiré. La véhémence de ma passion la contenoit par elle-même. Le devoir des privations avoit exalté mon âme. L’éclat de toutes les vertus ornoit à mes yeux l’idole de mon coeur; en souiller la divine image eût été l’anéantir. J’aurois pu commettre le crime; il a cent fois été commis dans mon coeur: mais avilir ma Sophie! ah! cela se pouvait-il jamais? Non, non, je le lui ai cent fois dit à elle-même; eussai-je été le Maître de me satisfaire, sa propre volonté l’eût-elle mise à ma discrétion, hors quelques courts momens de délire, j’aurois refusé d’être heureux à ce prix. Je l’aimois trop pour vouloir la posséder.
Il y a près d’une lieue de l’Hermitage à Eaubonne; dans mes fréquens voyages, il m’est arrivé quelquefois d’y coucher; un soir, après avoir soupé tête-à-tête, nous allâmes nous promener au jardin, par un très-beau clair de lune. [247] Au fond de ce jardin étoit un assez grand taillis par où nous fûmes chercher un joli bosquet, orné d’une cascade dont je lui avois donné l’idée, & qu’elle avoit fait exécuter.
Souvenir immortel d’innocence & de jouissance! Ce fut dans ce bosquet qu’assis avec elle, sur un banc de gazon, sous un acacia tout chargé de fleurs, je trouvai, pour rendre les mouvemens de mon coeur, un langage vraiment digne d’eux. Ce fut la premiere & l’unique fois de ma vie; mais je fus sublime, si l’on peut nommer ainsi tout ce que l’amour le plus tendre & le plus ardent peut porter d’aimable & de séduisant dans un coeur d’homme. Que d’enivrantes larmes je versai sur ses genoux! que je lui en fis verser malgré elle! Enfin, dans un transport involontaire, elle s’écria: Non, jamais homme ne fut si aimable, & jamais amant n’aima comme vous! mais votre ami St. L[amber]t nous écoute & mon coeur ne sauroit aimer deux fois. Je me tus en soupirant; je l’embrassai.... Quel embrassement! mais ce fut tout. Il y avoit six mois qu’elle vivoit seule, c’est-à-dire, loin de son amant & de son mari; il y en avoit trois que je la voyois presque tous les jours, & toujours l’amour en tiers entr’elle & moi. Nous avions soupé tête-à-tête, nous étions seuls, dans un bosquet au clair de lune, & après deux heures de l’entretien le plus vif & le plus tendre, elle sortit au milieu de la nuit de ce bosquet & des bras de son ami aussi intacte, aussi pure de corps & de coeur qu’elle y étoit entrée. Lecteur, pesez toutes ces circonstances; je n’ajouterai rien de plus.
Et qu’on n’aille pas s’imaginer qu’ici mes sens me laissoient [248] tranquille, comme auprès de Thérèse & de Maman. Je l’ai déjà dit, c’étoit de l’amour cette fois, & l’amour dans toute son énergie & dans toutes ses fureurs. Je ne décrirai ni les agitations, ni les frémissements, ni les palpitations, ni les mouvemens convulsifs, ni les défaillances de coeur que j’éprouvois continuellement; on en pourra juger par l’effet que sa seule image faisoit sur moi. J’ai dit qu’il y avoit loin de l’Hermitage à Eaubonne: je passois par les coteaux d’Andilly, qui sont charmants. Je rêvois en marchant à celle que j’allois voir, à l’accueil caressant qu’elle me feroit, au baiser qui m’attendoit à mon arrivée. Ce seul baiser, ce baiser funeste, avant même de le recevoir, m’embrasoit le sang à tel point, que ma tête se troubloit; un éblouissement m’aveugloit, mes genoux tremblans ne pouvoient me soutenir; j’étois forcé de m’arrêter, de m’asseoir; toute ma machine étoit dans un désordre inconcevable: j’étois prêt à m’évanouir. Instruit du danger, je tâchois, en partant, de me distraire & de penser à autre chose. Je n’avois pas fait vingt pas, que les mêmes souvenirs & tous les accidens qui en étoient la suite revenoient m’assaillir sans qu’il me fût possible de m’en délivrer; & de quelque façon que je m’y sais pu prendre, je ne crois pas qu’il me soit arrivé de faire seul ce trajet impunément. J’arrivois à Eaubonne, foible, épuisé, rendu, me soutenant à peine. A l’instant que je la voyois, tout étoit réparé; je ne sentois plus auprès d’elle que l’importunité d’une vigueur inépuisable & toujours inutile. Il y avoit sur ma route, à la vue d’Eaubonne, une terrasse agréable, appelée le mont Olympe, où [249] nous nous rendions quelquefois, chacun de notre côté. J’arrivois le premier, j’étois fait pour l’attendre; mais que cette attente me coûtoit cher! Pour me distraire, j’essayois d’écrire avec mon crayon des billets que j’aurois pu tracer du plus pur de mon sang: je n’en ai jamais pu achever un qui fût lisible. Quand elle en trouvoit un dans la niche dont nous étions convenus, elle n’y pouvoit voir autre chose que l’état vraiment déplorable où j’étois en l’écrivant. Cet état, & sur-tout sa durée, pendant trois mais d’irritation continuelle & de privations, me jeta dans un épuisement dont je n’ai pu me tirer de plusieurs années, & finit par me donner une incommodite que j’emporterai, ou qui m’emportera au tombeau. Telle a été la seule jouissance amoureuse de l’homme du tempérament le plus combustible, mais le plus timide en même temps, que peut-être la nature oit jamais produit. Tels ont été les derniers beaux jours qui m’oient été comptés sur la terre: ici commence le long tissu des malheurs de ma vie, où l’on verra peu d’interruption.
On a vu dans tout le cours de ma vie que mon coeur transparent comme le cristal n’a jamais sçu cacher, durant une minute entière, un sentiment un peu vif qui s’y fût réfugié. Qu’on juge s’il me fût possible de cacher long-temps mon amour pour Mde. d’H[oudeto]t. Notre intimité frappoit tous les yeux, nous n’y mettions ni secret ni mystère. Elle n’étoit pas de nature à en avoir besoin, & comme Mde. d’H[oudetot] avoit pour moi l’amitié la plus tendre, qu’elle ne se reprochoit point; que j’avois pour elle une estime dont personne ne connoissoit mieux que moi toute la justice; [250] elle, franche, distraite, étourdie; moi, vrai, mal-adroit, fier, impatient, emporté, nous donnions encore sur nous, dans notre trompeuse sécurité, beaucoup plus de prise que nous n’aurions fait, si nous eussions été coupables. Nous allions l’un & l’autre à la C[hevrett]e, nous nous y trouvions souvent ensemble, quelquefois même par rendez-vous. Nous y vivions à notre ordinaire, nous promenant tous les jours tête à tête, en parlant de nos amours, de nos devoirs, de notre ami, de nos innocens projets, dans le parc, vis-à-vis l’appartement de Mde. D’[Epina]y, sous ses fenêtres, d’où, ne cessant de nous examiner, & se croyant bravée, elle assouvissoit son coeur par ses yeux, de rage & d’indignation.
Les femmes ont toutes l’art de cacher leur fureur, sur-tout quand elle est vive, Mde. D’[Epina]y, violente, mais réfléchie, possède sur-tout cet art éminemment. Elle feignit de ne rien voir, de ne rien soupçonner; & dans le même tems qu’elle redoubloit avec moi d’attentions, de soins & presque d’agaceries, elle affectoit d’accabler sa belle-soeur de procédés malhonnêtes & de marques d’un dédain qu’elle sembloit vouloir me communiquer. On juge bien qu’elle ne réussissoit pas; mais j’étois au supplice. Déchiré de sentimens contraires, en même tems que j’étois touché de ses caresses, j’avois peine à contenir ma colère, quand je la voyois manquer à Mde. d’H[oudetot]. La douceur angélique de celle-ci lui faisoit tout endurer sans se plaindre & même sans lui en savoir plus mauvais gré.
Elle étoit d’ailleurs souvent si distraite & toujours si peu sensible à ces choses-là, que la moitié du tems elle ne s’en appercevoit pas.
[251] J’étois si préoccupé de ma passion, que ne voyant rien que Sophie (c’étoit un des noms de Mde. d’H[oudetot]), je ne remarquois pas même que j’étois devenu la fable de toute la maison & des survenant. Le baron d’H[olbac]k qui n’étoit jamais venu que je sache à la C[hevrett]e, fut au nombre de ces derniers. Si j’eusse été aussi défiant que je le suis devenu dans la suite, j’aurois fort soupçonné Mde. D’[Epina]y d’avoir arrangé ce voyage, pour lui donner l’amusant cadeau de voir le Citoyen amoureux. Mais j’étois alors si bête que je ne voyois pas même ce qui crevoit les yeux à tout le monde. Toute ma stupidité ne m’empêcha pourtant pas de trouver au baron l’air plus content, plus jovial qu’à son ordinaire. Au lieu de me regarder en noir selon sa coutume, il me lâchoit cent propos goguenards, auxquels je ne comprenois rien. J’ouvrois de grands yeux sans rien répondre: Mde. D’[Epina]y se tenoit les côtés de rire; je ne savois sur quelle herbe ils avoient marché. Comme rien ne passoit encore les bornes de la plaisanterie, tout ce que j’aurois eu de mieux à faire, si je m’en étois apperçu, eût été de m’y prêter. Mais il est vrai qu’à travers la railleuse gaieté du baron, l’on voyoit briller dans ses yeux une maligne joie, qui m’auroit peut-être inquiété, si je l’eusse aussi bien remarquée alors, que je me la rappelai dans la suite.
Un jour que j’allai voir Mde. d’H[oudetot] à Eaubonne au retour d’un de ses voyages à Paris, je la trouvai triste, & je vis qu’elle avoit pleuré. Je fus obligé de me contraindre parce que Mde. de B[lainvill]e, soeur de son mari, étoit là; [252] mais sitôt que je pus trouver un moment je lui marquai mon inquiétude. Ah! me dit-elle en soupirant, je crains bien que vos folies ne me coûtent le repos de mes jours. St. L[amber]t est instruit & mal instruit. Il me rend justice; mais il a de l’humeur, dont, qui pis est, il me cache une partie. Heureusement je ne lui ai rien tu de nos liaisons, qui se sont faites sous ses auspices. Mes lettres étoient pleines de vous, ainsi que mon coeur: je ne lui ai caché que votre amour insensé, dont j’espérois vous guérir & dont, sans m’en parler, je vais qu’il me fait un crime. On nous a desservis, on m’a fait tort, mais n’importe. Ou rompons tout à fait, ou soyez tel que vous devez être. Je ne veux plus rien avoir à cacher à mon amant.
Ce fut-là le premier moment où je fus sensible à la honte de me voir humilié par le sentiment de ma faute, devant une jeune femme dont j’éprouvois les justes reproches, & dont j’aurois dû être le Mentor. L’indignation que j’en ressentis contre moi-même eût suffi peut-être pour surmonter ma faiblesse, si la tendre compassion que m’inspiroit la victime n’eût encore amolli mon coeur. Hélas! était-ce le moment de pouvoir l’endurcir, lorsqu’il étoit inondé par des larmes qui le pénétroient de toutes parts? Cet attendrissement se changea bientôt en colere contre les vils délateurs, qui n’avoient vu que le mal d’un sentiment criminel, mais involontaire, sans croire, sans imaginer même la sincère honnêteté de coeur qui le rachetoit. Nous ne restâmes pas long-tems en doute sur la main dont partoit le coup.
Nous savions l’un & l’autre que Mde. D’[Epina]y étoit en [253] commerce de lettres avec St. L[amber]t. Ce n’étoit pas le premier orage qu’elle avoit suscité à Mde. d’H[oudetot], dont elle avoit fait mille efforts pour le détacher, & que les succès de quelques-uns de ces efforts faisoient trembler pour la suite. D’ailleurs, G[rimm], qui, ce me semble, avoit suivi M. de C[astrie]s à l’armée, étoit en Westphalie, aussi bien que St. L[amber]t; ils se voyoient quelquefois. G[rimm] avoit fait auprès de Mde. d’H[oudetot] quelques tentatives qui n’avoient pas réussi. G[rimm], très-piqué, cessa tout-à-fait de la voir. Qu’on juge du sang-froid avec lequel, modeste comme on soit qu’il l’est, il lui supposoit des préférences pour un homme plus âgé que lui, & dont lui G[rimm], depuis qu’il fréquentoit les grands, ne parloit plus que comme de son protégé.
Mes soupçons sur Mde. D’[Epina]y se changèrent en certitude, quand j’appris ce qui s’étoit passé chez moi. Quand j’étois à la C[hevrett]e Thérèse y venoit souvent, soit pour m’apporter mes lettres, soit pour me rendre des soins nécessaires à ma mauvaise santé. Mde. D’[Epina]y lui avoit demandé, si nous ne nous écrivions pas Mde. d’H[oudetot] & moi. Sur son aveu, Mde. D’[Epina]y la pressa de lui remettre les lettres de Mde. d’H[oudetot], l’assurant qu’elle les recachetteroit si bien qu’il n’y paroîtroit pas. Thérèse sans montrer combien cette proposition la scandalisoit & même sans m’avertir, se contenta de mieux cacher les lettres qu’elle m’apportoit: précaution très heureuse, car Mde. D’[Epina]y la faisoit guetter à son arrivée, & l’attendant au passage, poussa plusieurs fois l’audace jusqu’à chercher dans sa bavette. Elle fit plus: s’étant [254] un jour invitée à venir avec M. de M[argenc]y, dîner à l’Hermitage pour la premiere fois depuis que j’y demeurois, elle prit le tems que je me promenois avec M[argenc]y pour entrer dans mon cabinet avec la mere & la fille, & les presser de lui montrer les lettres de Mde. d’H[oudetot]. Si la mere eût sçu où elles étoient, les lettres étoient livrées; mais heureusement la fille seule le savoit & nia que j’en eusse conservé aucune. Mensonge assurément plein d’honnêteté, de fidélité, de générosité, tandis que la vérité n’eût été qu’une perfidie. Mde. D’[Epina]y, voyant qu’elle ne pouvoit la séduire, s’efforça de l’irriter par la jalousie, en lui reprochant sa facilité & son aveuglement. Comment pouvez-vous, lui dit-elle, ne pas voir qu’ils ont entre eux un commerce criminel? Si, malgré tout ce qui frappe vos yeux, vous avez besoin d’autres preuves, prêtez-vous donc à ce qu’il faut faire pour les avoir: vous dites qu’il déchire les lettres de Mde. d’H[oudetot] aussitôt qu’il les a lues. Eh bien! recueillez avec soin les pièces & donnez-les-moi; je me charge de les rassembler. Telles étoient les leçons que mon amie donnoit à ma compagne.
Thérèse eut la discrétion de me taire assez long-tems toutes ces tentatives; mais voyant mes perplexités, elle se crut obligée à me tout dire, afin que, sachant à qui j’avois affaire, je prisse mes mesures pour me garantir des trahisons qu’on me préparoit. Mon indignation, ma fureur ne peut se décrire. Au lieu de dissimuler avec Mde. D’[Epina]y à son exemple, & de me servir de contre-ruses, je me livrai sans mesure à l’impétuosité de mon naturel, & avec mon étourderie [255] ordinaire, j’éclatai tout ouvertement. On peut juger de mon imprudence par les lettres suivantes, qui montrent suffisamment la manière de procéder de l’un & de l’autre en cette occasion.
Billet de Mde. D’....y.
«Pourquoi donc ne vous vois-je pas, mon cher ami? Je suis inquiète de vous. Vous m’aviez tant promis de ne faire qu’aller & venir de l’Hermitage ici. Sur cela, je vous ai laissé libre; & point du tout, vous laissez passer huit jours. Si l’on ne m’avoit pas dit que vous étiez en bonne santé, je vous croirois malade. Je vous attendois avant-hier ou hier, & je ne vous vais point arriver. Mon Dieu, qu’avez-vous donc? Vous n’avez point d’affaires: vous n’avez pas non plus de chagrins; car je me flatte que vous seriez venu sur le champ me les confier. Vous êtes donc malade! tirez-moi d’inquiétude bien vite, je vous en prie. Adieu mon cher ami: que cet adieu me donne un bonjour de vous.»
Résponse.
«Je ne puis rien vous dire encore. J’attends d’être mieux instruit, & je le serai tôt ou tard. En attendant, soyez sûre que l’innocence accusée trouvera un défenseur assez ardent pour donner quelque repentir aux calomniateurs quels qu’ils soient.»
Second Billet de la même.
«Savez-vous que votre lettre m’effraye? Qu’est-ce qu’elle [256] veut donc dire? Je l’ai relue plus de vingt-cinq fois. En vérité, je n’y comprends rien. J’y vais seulement que vous êtes inquiet & tourmenté, & que vous attendez que vous ne le soyez plus pour m’en parler. Mon cher ami, est-ce là ce dont nous étions convenus! Qu’est donc devenue cette amitié, cette confiance? & comment l’ai-je perdue? Est-ce contre moi ou pour moi que vous êtes fâché? Quoi qu’il en soit, venez dès ce soir, je vous en conjure; souvenez-vous que vous m’avez promis, il n’y a pas huit jours, de ne rien garder sur le coeur & de me parler sur-le-champ. Mon cher ami, je vis dans cette confiance... Tenez, je viens encore de lire votre lettre: je n’y conçois pas davantage; mais elle me fait trembler. Il me semble que vous êtes cruellement agité. Je voudrois vous calmer; mais comme j’ignore le sujet de vos inquiétudes, je ne sais que vous dire, sinon que me voilà tout aussi malheureuse que vous, jusqu’à ce que je vous aye vu. Si vous n’êtes pas ici ce soir à six heures, je pars demain pour l’Hermitage, quelque tems qu’il fasse & dans quelque état que je sais; car je ne saurois tenir à cette inquiétude. Bonjour, mon cher ami. A tout hasard, je risque de vous dire, sans savoir si vous en avez besoin ou non, de tâcher de prendre garde & d’arrêter les progrès que fait l’inquiétude dans la solitude. Une mouche devient un monstre, je l’ai souvent éprouvé.»
Réponse.
«Je ne puis vous aller voir, ni recevoir votre visite, [257] tant que durera l’inquiétude où je suis. La confiance dont vous parlez, n’est plus, & il ne vous sera pas aisé de la recouvrer. Je ne vais à présent dans votre empressement que le désir de tirer des aveux d’autrui, quelqu’avantage qui convienne à vos vues, & mon coeur si prompt à s’épancher dans un coeur qui s’ouvre pour le recevoir, se ferme à la ruse & à la finesse. Je reconnois votre adresse ordinaire dans la difficulté que vous trouvez à comprendre mon billet. Me croyez-vous assez dupe pour penser que vous ne l’ayez pas compris? Non; mais je saurai vaincre vos subtilités à force de franchise. Je vais m’expliquer plus clairement, afin que vous m’entendiez encore moins.»
«Deux amans bien unis & dignes de s’aimer me sont chers: je m’attends bien que vous ne saurez pas qui je veux dire, à moins que je ne vous les nomme. Je présume qu’on a tenté de les désunir, & que c’est de moi qu’on s’est servi pour donner de la jalousie à l’un des deux. Le choix n’est pas fort adroit, mais il a paru commode à la méchanceté, & cette méchanceté, c’est vous que j’en soupçonne. J’espère que ceci devient plus clair.»
«Ainsi donc la femme que j’estime le plus, auroit, de mon su, l’infamie de partager son coeur & sa personne entre deux amans, & moi celle d’être un de ces deux lâches? Si je savois qu’un seul moment de la vie vous eussiez pu penser ainsi d’elle & de moi, je vous hairois jusqu’à la mort. Mais c’est de l’avoir dit, & non de l’avoir cru que je vous taxe. Je ne comprends pas en pareil cas, auquel c’est des trois que [258] vous avez voulu nuire; mais si vous aimez le repos, craignez d’avoir eu le malheur de réussir. Je n’ai caché ni à vous, ni à elle, tout le mal que je pense de certaines liaisons; mais je veux qu’elles finissent par un moyen aussi honnête que sa cause & qu’un amour illégitime se change en une éternelle amitié. Moi, qui ne fis jamais de mal à personne, servirais-je innocemment à en faire à mes amis? Non; je ne vous le pardonnerois jamais, je deviendrois votre irréconciliable ennemi. Vos secrets seuls seroient respectés; car je ne serai jamais un homme sans foi.»
«Je n’imagine pas que les perplexités où je suis puissent durer bien long-temps. Je ne tarderai pas à savoir si je me suis trompé. Alors j’aurai peut-être de grands torts à réparer & je n’aurai rien fait en ma vie de si bon coeur. Mais savez-vous comment je rachèterai mes fautes durant le peu de tems qui me reste à passer près de vous! En faisant ce que nul autre ne fera que moi; en vous disant franchement ce qu’on pense de vous dans le monde & les brèches que vous avez à réparer à votre réputation. Malgré tous les prétendus amis qui vous entourent, quand vous m’aurez vu partir, vous pourrez dire adieu à la vérité; vous ne trouverez plus personne qui vous la dise.»
Troisième Lettre de la même.
«Je n’entendois pas votre lettre de ce matin: je vous l’ai dit, parce que cela étoit. J’entends celle de ce soir, n’ayez pas peur que j’y réponde jamais: je suis trop pressée [259] de l’oublier, & quoique vous me fassiez pitié, je n’ai pu me défendre de l’amertume dont elle me remplit l’âme. Moi! user de ruses, de finesses avec vous! moi! accusée de la plus noire des infamies! Adieu, je regrette que vous ayez la..... adieu, je ne sais ce que je dis... adieu: je serai bien pressée de vous pardonner. Vous viendrez quand vous voudrez; vous serez mieux reçu que ne l’exigeroient vos soupçons. Dispensez-vous seulement de vous mettre en peine de ma réputation. Peu m’importe celle qu’on me donne. Ma conduite est bonne, & cela me suffit. Au surplus, j’ignorois absolument ce qui est arrivé aux deux personnes qui me sont aussi chères qu’à vous.»
Cette dernière lettre me tira d’un terrible embarras & me replongea dans un autre qui n’étoit guère moindre. Quoique toutes ces lettres & réponses fussent allées & venues dans l’espace d’un jour avec une extrême rapidité, cet intervalle avoit suffi pour en mettre entre mes transports de fureur, & pour me laisser réfléchir sur l’énormité de mon imprudence. Mde. d’H[oudetot] ne m’avoit rien tant recommandé que de rester tranquille, de lui laisser le soin de se tirer seule de cette affaire, & d’éviter, sur-tout dans le moment même, toute rupture & tout éclat; & moi, par les insultes les plus ouvertes & les plus atroces, j’allois achever de porter la rage dans le coeur d’une femme qui n’y étoit déjà que trop disposée. Je ne devois naturellement attendre de sa part qu’une réponse si fière, si dédaigneuse, si méprisante, que je n’aurois pu, sans la plus indigne lâcheté, m’abstenir de quitter sa maison sur-le-champ. Heureusement, plus adroite encore [260] que je n’étois emporté, elle évita par le tour de sa réponse de me réduire à cette extrémité. Mais il falloit ou sortir ou l’aller voir sur-le-champ; l’alternative étoit inévitable. Je pris le dernier parti, fort embarrassé de ma contenance, dans l’explication que je prévoyois. Car comment m’en tirer, sans compromettre ni Mde. d’H[oudetot], ni Thérèse? & malheur à celle que j’aurois nommée! Il n’y avoit rien que la vengeance d’une femme implacable & intrigante ne me fît craindre pour celle qui en seroit l’objet. C’étoit pour prévenir ce malheur que je n’avois parlé que de soupçons dans mes lettres, afin d’être dispensé d’énoncer mes preuves. Il est vrai que cela rendoit mes emportemens plus inexcusables, nuls simples soupçons ne pouvant m’autoriser à traiter une femme & sur-tout une amie, comme je venois de traiter Mde. D’[Epina]y. Mais ici commence la grande & noble tâche que j’ai dignement remplie, d’expier mes fautes & mes faiblesses cachées, en me chargeant de fautes plus graves dont j’étois incapable & que je ne commis jamais.
Je n’eus pas à soutenir la prise que j’avois redoutée, & j’en fus quitte pour la peur. A mon abord, Mde. D’[Epina]y me sauta au cou en fondant en larmes. Cet accueil inattendu, & de la part d’une ancienne amie, m’émut extrêmement; je pleurai beaucoup aussi. Je lui dis quelques mots qui n’avoient pas grand sens; elle m’en dit quelques-uns qui en avoient encore moins & tout finit là. On avoit servi; nous allâmes à table, où dans l’attente de l’explication, que je croyois remise après le souper, je fis mauvaise figure; car je suis tellement subjugué par la moindre inquiétude qui m’occupe, que je ne la [261] saurois cacher aux moins clairvoyants. Mon air embarrassé devoit lui donner du courage; cependant elle ne risqua point l’aventure: il n’y eut pas plus d’explication après le souper qu’avant. Il n’y en eut pas plus le lendemain, & nos silencieux tête-à-tête ne furent remplis que de choses indifférentes, ou de quelques propos honnêtes de ma part, par lesquels lui témoignant ne pouvoir encore rien prononcer sur le fondement de mes soupçons, je lui protestois avec bien de la vérité, que s’ils se trouvoient mal fondés, ma vie entière seroit employée à réparer leur injustice. Elle ne marqua pas la moindre curiosité de savoir précisément quels étoient ces soupçons, ni comment ils m’étoient venus, & tout notre raccommodement, tant de sa part que de la mienne, consista dans l’embrassement du premier abord. Puisqu’elle étoit seule offensée, au moins dans la forme, il me parut que ce n’étoit pas à moi de chercher un éclaircissement qu’elle ne cherchoit pas elle-même, & je m’en retournai comme j’étois venu. Continuant au reste à vivre avec elle comme auparavant, j’oubliai bientôt presque entièrement cette querelle, & je crus bêtement qu’elle l’oublioit elle-même, parce qu’elle paroissoit ne s’en plus souvenir.
Ce ne fut pas là, comme on verra bientôt, le seul chagrin que m’attira ma foiblesse; mais j’en avois d’autres non moins sensibles que je ne m’étois point attirés, & qui n’avoient pour cause que le désir de m’arracher de ma solitude* [*C’est-à-dire d’en arracher la vieille, dont on avoit besoin pour arranger le complot. Il est étonnant que, durant tout ce long orage, ma stupide confiance m’oit empêché de comprendre que ce n’étoit point moi, mais elle qu’on vouloit à Paris.] à [262] force de m’y tourmenter. Ceux-ci me venoient de la part de Diderot & des H[olbachien]s. Depuis mon établissement à l’Hermitage, Diderot n’avoit cessé de m’y harceler, soit par lui-même, soit par Deleyre, & je vis bientôt aux plaisanteries de celui-ci sur mes courses boscaresques, avec quel plaisir ils avoient travesti l’hermite en galant berger. Mais il n’étoit pas question de cela dans mes prises avec Diderot; elles avoient des causes plus graves. Après la publication du Fils naturel, il m’en avoit envoyé un exemplaire, que j’avois lu avec l’intérêt & l’attention qu’on donne aux ouvrages d’un ami. En lisant l’espèce de poétique en dialogue qu’il y a jointe, je fus surpris & même un peu contristé, d’y trouver, parmi plusieurs choses désobligeantes mais tolérables, contre les solitaires, cette âpre & dure sentence, sans aucun adoucissement: Il n’y a que le méchant qui soit seul. Cette sentence est équivoque & présente deux sens, ce me semble: l’un très vrai, l’autre très faux puisqu’il est même impossible qu’un homme qui est & veut être seul puisse & veuille nuire à personne & par conséquent qu’il soit un méchant. La sentence en elle-même exigeoit donc une interprétation; elle l’exigeoit bien plus encore de la part d’un auteur qui, lorsqu’il imprimoit cette sentence, avoit un ami retiré dans une solitude. Il me paroissoit choquant & malhonnête, ou d’avoir oublié en la publiant cet ami solitaire, ou, s’il s’en étoit souvenu, de n’avoir pas fait, du moins en maxime générale, l’honorable & juste exception qu’il devoit non seulement à cet ami, mais à tant de sages respectés, qui dans tous les tems ont cherché [263] le calme & la paix dans la retraite, & dont, pour la premiere fois depuis que le monde existe, un écrivain s’avise avec un seul trait de plume, de faire indistinctement autant de scélérats.
J’aimois tendrement Diderot, je l’estimois sincèrement, & je comptois avec une entière confiance sur les mêmes sentimens de sa part. Mais excédé de son infatigable obstination à me contrarier éternellement sur mes goûts, mes penchants, ma manière de vivre, sur tout ce qui n’intéressoit que moi seul; révolté de voir un homme plus jeune que moi vouloir à toute force me gouverner comme un enfant; rebuté de sa facilité à promettre, & de sa négligence à tenir; ennuyé de tant de rendez-vous donnés & manqués de sa part, & de sa fantaisie d’en donner toujours de nouveaux pour y manquer derechef; gêné de l’attendre inutilement trois ou quatre fois par mois les jours marqués par lui-même, & de dîner seul le soir, après être allé au-devant de lui jusqu’à St. Denis, & l’avoir attendu toute la journée, j’avois déjà le coeur plein de ses torts multipliés. Ce dernier me parut plus grave & me navra davantage. Je lui écrivis pour m’en plaindre, mais avec une douceur & un attendrissement qui me fit inonder mon papier de mes larmes, & ma lettre étoit assez touchante pour avoir dû lui en tirer. On ne devineroit jamais quelle fut sa réponse sur cet article; la voici mot pour mot. «Je suis bien aise que mon ouvrage vous oit plu, qu’il vous oit touché. Vous n’êtes pas de mon avis sur les hermites; dites-en tant de bien qu’il vous plaira, vous serez le seul au monde dont j’en penserai: [264] encore y auroit-il bien à dire là-dessus, si l’on pouvoit vous parler sans vous fâcher Une femme de quatre-vingts ans! etc. On m’a dit une phrase d’une lettre du fils de Mde. D’[Epina]y, qui a dû vous peiner beaucoup, ou je connois mal le fond de votre ame.»
Il faut expliquer les deux dernières phrases de cette lettre.
Au commencement de mon séjour à l’Hermitage, Mde. le Vasseur parut s’y déplaire & trouver l’habitation trop seule. Ses propos là-dessus m’étant revenus, je lui offris de la renvoyer à Paris si elle s’y plaisoit davantage, d’y payer son loyer, & d’y prendre le même soin d’elle que si elle étoit encore avec moi. Elle rejetta mon offre, me protesta qu’elle se plaisoit fort à l’Hermitage, que l’air de la campagne lui faisoit du bien; & l’on voyoit que cela étoit vrai; car elle y rajeunissoit pour ainsi dire & s’y portoit beaucoup mieux qu’à Paris. Sa fille m’assura même qu’elle eût été dans le fond très fâchée que nous quittassions l’Hermitage, qui réellement étoit un séjour charmant, aimant fort le petit tripotage du jardin & des fruits, dont elle avoit le maniement; mais qu’elle avoit dit ce qu’on lui avoit fait dire, pour tâcher de m’engager à retourner à Paris.
Cette tentative n’ayant pas réussi, ils tâchèrent d’obtenir par le scrupule l’effet que la complaisance n’avoit pas produit, & me firent un crime de garder là cette vieille femme, loin des secours dont elle pouvoit avoir besoin à son âge; sans songer qu’elle & beaucoup d’autres vieilles gens, dont l’excellent air du pays prolonge la vie, pouvoient tirer ces [265] secours de Montmorency, que j’avois à ma porte, & comme s’il n’y avoit des vieillards qu’à Paris, & que partout ailleurs ils fussent hors d’état de vivre. Mde. le Vasseur qui mangeoit beaucoup & avec une extrême voracité, étoit sujette à des débordemens de bile & à de fortes diarrhées, qui lui duroient quelques jours & lui servoient de remède. A Paris, elle n’y faisoit jamais rien, & laissoit agir la nature. Elle en usoit de même à l’Hermitage, sachant bien qu’il n’y avoit rien de mieux à faire. N’importe, parce qu’il n’y avoit pas des médecins & des apothicaires à la campagne, c’étoit vouloir sa mort que de l’y laisser, quoiqu’elle s’y portât très-bien. Diderot auroit dû déterminer à quel âge il n’est plus permis, sous peine d’homicide, de laisser vivre les vieilles gens hors de Paris.
C’étoit là une des deux accusations atroces sur lesquelles il ne m’exceptoit pas de sa sentence: qu’il n’y avoit que le méchant qui fût seul, & c’étoit ce que signifioit son exclamation pathétique & l’et coetera qu’il y avoit bénignement ajouté: Une femme de quatre-vingts ans! etc.
Je crus ne pouvoir mieux répondre à ce reproche qu’en m’en rapportant à Mde. le Vasseur elle-même. Je la priai d’écrire naturellement son sentiment à Mde. D’[Epina]y. Pour la mettre plus à son aise, je ne voulus point voir sa lettre & je lui montrai celle que je vais transcrire & que j’écrivois à Mde. D’[Epina]y, au sujet d’une réponse que j’avois voulu faire à une autre lettre de Diderot encore plus dure & qu’elle m’avoit empêché d’envoyer.
Le Jeudi.
«Mde. le Vasseur doit vous écrire, ma bonne amie; je [266] l’ai priée de vous dire sincèrement ce qu’elle pense. Pour la mettre bien à son aise, je lui ai dit que je ne voulois point voir sa lettre & je vous prie de ne me rien dire de ce qu’elle contient.»
«Je n’enverrai pas ma lettre, puisque vous vous y opposez; mais, me sentant très grièvement offensé, il y auroit, à convenir que j’ai tort, une bassesse & une fausseté que je ne saurois me permettre. L’évangile ordonne bien à celui qui reçoit un soufflet d’offrir l’autre joue, mais non pas de demander pardon. Vous souvenez vous de cet homme de la comédie, qui crie, en donnant des coups de bâton? Voilà le rôle du philosophe.»
«Ne vous flattez pas de l’empêcher de venir par le mauvais tems qu’il fait. Sa colere lui donnera le tems & les forces que l’amitié lui refuse & ce sera la premiere fois de sa vie qu’il sera venu le jour qu’il avoit promis.»
«Il s’excédera pour venir me répéter de bouche les injures qu’il me dit dans ses lettres; je ne les endurerai rien moins que patiemment. Il s’en retournera être malade à Paris; & moi je serai, selon l’usage, un homme fort odieux. Que faire? Il faut souffrir.»
«Mais n’admirez-vous pas la sagesse de cet homme qui vouloit me venir prendre à St. Denis en fiacre, y dîner, me ramener en fiacre; & à qui, huit jours après, sa fortune ne permet plus d’aller à l’Hermitage autrement qu’à pied? Il n’est pas absolument impossible, pour parler son langage, que ce soit là le ton de la bonne foi; mais, en ce cas, il faut qu’en huit jours il soit arrivé d’étranges changemens dans sa fortune.»
[267] «Je prends part au chagrin que vous donne la maladie de Mde. votre mère; mais vous voyez que votre peine n’approche pas de la mienne. On souffre moins encore à voir malades, les personnes qu’on aime, qu’injustes & cruelles.»
«Adieu, ma bonne amie, voici la dernière fois que je vous parlerai de cette malheureuse affaire. Vous me parlez d’aller à Paris, avec un sang-froid qui me réjouiroit dans un autre temps.»
J’écrivis à Diderot ce que j’avois fait au sujet de Mde. le Vasseur sur la proposition de Mde. D’[Epina]y elle-même, & Mde. le Vasseur ayant choisi comme on peut bien croire, de rester à l’Hermitage, où elle se portoit très-bien, où elle avoit toujours compagnie, & où elle vivoit très-agréablement; Diderot ne sachant plus de quoi me faire un crime, m’en fit un de cette précaution de ma part, & ne laissa pas de m’en faire un autre de la continuation du séjour de Mde le Vasseur à l’Hermitage, quoique cette continuation fût de son choix, & qu’il n’eût tenu & ne tînt toujours qu’à elle de retourner vivre à Paris, avec les mêmes secours de ma part qu’elle avoit auprès de moi.
Voilà l’explication du premier reproche de la lettre de Diderot. Celle du second est dans sa lettre. «Le Lettré (c’étoit un nom de plaisanterie donné par G[rimm] au fils de Mde. D’[Epina]y) a dû vous écrire qu’il y avoit sur le rempart vingt pauvres qui mouroient de faim & de froid, & qui attendoient le liard que vous leur donniez. C’est un échantillon de notre petit babil... & [268] si vous entendiez le reste, il vous amuseroit comme cela.»
Voici ma réponse à ce terrible argument, dont Diderot paroissoit si fier.
«Je crois avoir répondu au lettré, c’est-à-dire au fils d’un fermier général, que je ne plaignois pas les pauvres qu’il avoit apperçus sur le rempart attendant mon liard; qu’apparemment il les en avoit amplement dédommagés; que je l’établissois mon substitut; que les pauvres de Paris n’auroient pas à se plaindre de cet échange; que je n’en trouverois pas aisément un aussi bon pour ceux de Montmorency, qui en avoient beaucoup plus de besoin. Il y a ici un bon vieillard respectable, qui, après avoir passé sa vie à travailler, ne le pouvant plus, meurt de faim sur ses vieux jours. Ma conscience est plus contente des deux sous que je lui donne tous les lundis, que des cent liards que j’aurois distribués à tous les gueux du rempart. Vous êtes plaisants, vous autres philosophes, quand vous regardez tous les habitans des villes comme les seuls hommes auxquels vos devoirs vous lient. C’est à la campagne qu’on apprend à aimer & à servir l’humanité; on n’apprend qu’à la mépriser dans les villes.»
Tels étoient les singuliers scrupules sur lesquels un homme d’esprit avoit l’imbécillité de me faire sérieusement un crime de mon éloignement de Paris & prétendoit me prouver, par mon propre exemple, qu’on ne pouvoit vivre hors de la capitale sans être un méchant homme. Je ne comprends pas aujourd’hui comment j’eus la bêtise de lui répondre, & de me fâcher, au lieu de lui rire au nez pour toute réponse. [269] Cependant les décisions de Mde. D’[Epina]y & les clameurs de la coterie H[olbachiqu]e avoient tellement fasciné les esprits en sa faveur, que je passois généralement pour avoir tort dans cette affaire, & que Mde. d’H[oudetot] elle-même, grande enthousiaste de Diderot, voulut que j’allasse le voir à Paris, & que je fisse toutes les avances d’un raccommodement, qui, tout sincère & entier qu’il fût de ma part, se trouva pourtant peu durable. L’argument victorieux sur mon coeur dont elle se servit, fut qu’en ce moment Diderot étoit malheureux. Outre l’orage excité contre l’Encyclopédie, il en essuyoit alors un très-violent au sujet de sa pièce, que, malgré la petite histoire qu’il avoit mise à la tête, on l’accusoit d’avoir prise en entier de Goldoni. Diderot, plus sensible encore aux critiques que Voltaire, en étoit alors accablé. Mde. de Grafigny avoit même eu la méchanceté de faire courir le bruit que j’avois rompu avec lui à cette occasion. Je trouvai qu’il y avoit de la justice & de la générosité de prouver publiquement le contraire, & j’allai passer deux jours, non seulement avec lui, mais chez lui. Ce fut, depuis mon établissement à l’Hermitage, mon second voyage à Paris. J’avois fait le premier pour courir au pauvre Gauffecourt, qui eut une attaque d’apoplexie dont il n’a jamais été bien remis, & durant laquelle je ne quittai pas son chevet qu’il ne fût hors d’affaire.
Diderot me reçut bien. Que l’embrassement d’un ami peut effacer de torts! Quel ressentiment peut après cela rester dans le coeur? Nous eûmes peu d’explications. Il n’en est pas besoin pour des invectives réciproques. Il n’y a qu’une [270] chose à faire, savoir de les oublier. Il n’y avoit point eu de procédés souterrains, du moins qui fussent à ma connoissance: ce n’étoit pas comme avec Mde. D’[Epina]y. Il me montra le plan du pere de famille. Voilà, lui dis-je, la meilleure défense du Fils naturel. Gardez le silence, travaillez cette pièce avec soin & puis jetez-la tout d’un coup au nez de vos ennemis pour toute réponse. Il le fit & s’en trouva bien. Il y avoit près de six mais que je lui avois envoyé les deux premières parties de la Julie, pour m’en dire son avis. Il ne les avoit pas encore lues. Nous en lûmes un cahier ensemble. Il trouva tout cela feuillu, ce fut son terme; c’est-à-dire chargé de paroles & redondant. Je l’avois déjà bien senti moi-même: mais c’étoit le bavardage de la fièvre; je ne l’ai jamais pu corriger. Les dernières parties ne sont pas comme cela. La quatrième sur-tout & la sixième, sont des chefs-d’oeuvre de diction.
Le second jour de mon arrivée, il voulut absolument me mener souper chez M. d’H[olbac]k. Nous étions loin de compte; car je voulois même rompre l’accord du manuscrit de chimie, dont je m’indignois d’avoir l’obligation à cet homme-là. Diderot l’emporta sur tout. Il me jura que M. d’Holbach m’aimoit de tout son coeur; qu’il falloit lui pardonner un ton qu’il prenoit avec tout le monde & dont ses amis avoient plus à souffrir que personne. Il me représenta que refuser le produit de ce manuscrit, après l’avoir accepté deux ans auparavant, étoit un affront au donateur, qu’il n’avoit pas mérité; & que ce refus pourroit même être mésinterprêté, comme un secret reproche d’avoir attendu si long-temps [271] d’en conclure le marché. Je vais d’H[olbac]k tous les jours, ajouta-t-il; je connois mieux que vous l’état de son âme. Si vous n’aviez pas lieu d’en être content, croyez-vous votre ami capable de vous conseiller une bassesse? Bref, avec ma foiblesse ordinaire je me laissai subjuguer, & nous allâmes souper chez le baron qui me reçut à son ordinaire. Mais sa femme me reçut froidement, & presque malhonnêtement. Je ne reconnus plus cette aimable Caroline qui marquoit avoir pour moi tant de bienveillance étant fille. J’avois cru sentir dès long-tems auparavant que depuis que G[rimm] fréquentoit la maison d’A[in]e, on ne m’y voyoit plus d’aussi bon oeil.
Tandis que j’étois à Paris, St. L[amber]t y arriva de l’armée. Comme je n’en savois rien, je ne le vis qu’après mon retour en campagne, d’abord à la C[hevrett]e, & ensuite à l’Hermitage où il vint avec Mde. d’H[oudetot] me demander à dîner. On peut juger si je les reçus avec plaisir! mais j’en pris bien plus encore à voir leur bonne intelligence. Content de n’avoir pas troublé leur bonheur, j’en étois heureux moi-même, & je puis jurer que durant toute ma folle passion, mais sur-tout en ce moment, quand j’aurois pu lui ôter Mde. d’H[oudetot], je ne l’aurois pas voulu faire, & je n’en aurois pas même été tenté. Je la trouvois si aimable, aimant St. L[amber]t, que je m’imaginois à peine qu’elle eût pu l’être autant en m’aimant moi-même, & sans vouloir troubler leur union, tout ce que j’ai le plus véritablement désiré d’elle, dans mon délire, étoit qu’elle se laissât aimer. Enfin de quelque violente passion que j’aye brûlé pour elle, je trouvois [272] aussi doux d’être le confident que l’objet de ses amours & je n’ai jamais un moment regardé son amant comme mon rival, mais toujours comme mon ami. On dira que ce n’étoit pas encore là de l’amour: soit; mais c’étoit donc plus.
Pour St. L[amber]t, il se conduisit en honnête-homme & judicieux: comme j’étois le seul coupable, je fus aussi le seul puni & même avec indulgence. Il me traita durement, mais amicalement, & je vis que j’avois perdu quelque chose dans son estime mais rien dans son amitié. Je m’en consolai, sachant que l’une me seroit bien plus facile à recouvrer que l’autre & qu’il étoit trop sensé pour confondre une faiblesse involontaire & passagère avec un vice de caractère. S’il y avoit de ma faute dans tout ce qui s’étoit passé, il y en avoit bien peu. était-ce moi qui avois recherché sa maîtresse? N’était-ce pas lui qui me l’avoit envoyée? N’était-ce pas elle qui m’avoit cherché? Pouvais-je éviter de la recevoir? Que pouvais-je faire? Eux seuls avoient fait le mal & c’étoit moi qui l’avois souffert. A ma place, il en eût fait autant que moi, peut-être pis: car enfin, quelque fidèle, quelque estimable que fût Mde. d’H[oudetot] elle étoit femme; il étoit absent, les occasions étoient fréquentes, les tentations étoient vives & il lui eût été bien difficile de se défendre toujours avec le même succès contre un homme plus entreprenant. C’étoit assurément beaucoup pour elle & pour moi, dans une pareille situation, d’avoir pu poser des limites que nous ne nous soyons jamais permis de passer.
Quoique je me rendisse au fond de mon coeur un témoignage [273] assez honorable, tant d’apparences étoient contre moi, que l’invincible honte qui me domina toujours me donnoit devant lui tout l’air d’un coupable, & il en abusoit souvent pour m’humilier. Un seul trait peindra cette position réciproque. Je lui lisois après le dîner la lettre que j’avois écrite l’année précédente à Voltaire, & dont lui St. L[amber]t avoit entendu parler. Il s’endormit durant la lecture, & moi jadis si fier, aujourd’hui si sot, je n’osai jamais interrompre ma lecture, & continuai de lire tandis qu’il continuoit de ronfler. Telles étoient mes indignités, & telles étoient ses vengeances; mais sa générosité ne lui permit jamais de les exercer qu’entre nous trois.
Quand il fut reparti, je trouvai Mde. d’H[oudetot] fort changée à mon égard. J’en fus surpris comme si je n’avois pas dû m’y attendre; j’en fus touché plus que je n’aurois dû l’être, & cela me fit beaucoup de mal. Il sembloit que tout ce dont j’attendois ma guérison ne fit qu’enfoncer dans mon coeur davantage le trait qu’enfin j’ai plutôt brisé qu’arraché.
J’étois déterminé tout-à-fait à me vaincre, & à ne rien épargner pour changer ma folle passion en une amitié pure & durable. J’avois fait pour cela les plus beaux projets du monde, pour l’exécution desquels j’avois besoin du concours de Mde. d’H[oudetot]. Quand je voulus lui parler, je la trouvai distraite, embarrassée, je sentis qu’elle avoit cessé de se plaire avec moi, & je vis clairement qu’il s’étoit passé quelque chose qu’elle ne vouloit pas me dire, & que je n’ai jamais su. Ce changement dont il me fut impossible d’obtenir l’explication, me navra. Elle me redemanda ses lettres; je les [274] lui rendis toutes avec une fidélité dont elle me fit l’injure de douter un moment.
Ce doute fut encore un déchirement inattendu pour mon coeur, qu’elle devoit si bien connaître. Elle me rendit justice, mais ce ne fut pas sur-le-champ; je compris que l’examen du paquet que je lui avois rendu lui avoit fait sentir son tort: je vis même qu’elle se le reprochoit & cela me fit regagner quelque chose. Elle ne pouvoit retirer ses lettres sans me rendre les miennes. Elle me dit qu’elle les avoit brûlées; j’en osai douter à mon tour & j’avoue que j’en doute encore. Non, l’on ne met point au feu de pareilles lettres. On a trouvé brûlantes celles de la Julie: eh Dieu! qu’aurait-on donc dit de celles-là? Non, non, jamais celle qui peut inspirer une pareille passion n’aura le courage d’en brûler les preuves. Mais je ne crains pas non plus qu’elle en oit abusé: je ne l’en crois pas capable; & de plus, j’y avois mis bon ordre. La sotte, mais vive crainte d’être persiflé m’avoit fait commencer cette correspondance sur un ton qui mît mes lettres à l’abri des communications. Je portai jusqu’à la tutoyer la familiarité que j’y pris dans mon ivresse: mais quel tutoiement! elle n’en devoit sûrement pas être offensée. Cependant elle s’en plaignit plusieurs fois, mais sans succès: ses plaintes ne faisoient que réveiller mes craintes & d’ailleurs je ne pouvois me résoudre à rétrograder. Si ces lettres sont encore en être & qu’un jour elles soient vues, on connaîtra comment j’ai aimé.
La douleur que me causa le refroidissement de Mde. d’H[oudetot], & la certitude de ne l’avoir pas mérité, me firent [275] prendre le singulier parti de m’en plaindre à St. L[amber]t même. En attendant l’effet de la lettre que je lui écrivis à ce sujet, je me jetai dans les distractions que j’aurois dû chercher plutôt. Il y eut des fêtes à la C[hevrett]e pour lesquelles je fis de la musique. Le plaisir de me faire honneur auprès de Mde. d’H[oudetot] d’un talent qu’elle aimoit, excita ma verve, & un autre objet contribuoit encore à l’animer; savoir, le désir de montrer que l’auteur du Devin du village savoit la musique; car je m’appercevois depuis long-temps que quelqu’un travailloit en secret à rendre cela douteux, du moins quant à la composition. Mon début à Paris, les épreuves où j’y avois été mis à diverses fois, tant chez M. D[upi]n que chez M. de la Poplinière; quantité de musique que j’y avois composée pendant quatorze ans au milieu des plus célèbres artistes, & sous leurs yeux. Enfin l’opéra des Muses galantes, celui même du Devin, un motet que j’avois fait pour Mlle. Fel, & qu’elle avoit chanté au concert spirituel; tant de conférences que j’avois eues sur ce bel art avec les plus grands maîtres, tout sembloit devoir prévenir ou dissiper un pareil doute. Il existoit, cependant, même à la C[hevrett]e, & je voyois que M. D’[Epina]y n’en étoit pas exempt. Sans paroître m’appercevoir de cela, je me chargeai de lui composer un motet pour la dédicace de la chapelle de la C[hevrett]e, & je le priai de me fournir des paroles de son choix. Il chargea De Linant, le gouverneur de son fils, de les faire. De Linant arrangea des paroles convenables au sujet, & huit jours après qu’elles m’eurent été données, le motet fut achevé. Pour cette fois, le dépit [276] fut mon Apollon, & jamais musique plus étoffée ne sortit de mes mains. Les paroles commencent par ces mots: Ecce sedes hic tonantis. (J’ai appris depuis que ces paroles étoient de Santeuil, & que M. De Linant se les étoit doucement appropriées). La pompe du début répond aux paroles & toute la suite du motet est d’une beauté de chant qui frappa tout le monde. J’avois travaillé en grand orchestre. D’[Epina]y rassembla les meilleurs symphonistes. Mde. Bruna, chanteuse italienne, chanta le motet & fut bien accompagnée. Le motet eut un si grand succès, qu’on l’a donné dans la suite au Concert spirituel, où, malgré les sourdes cabales & l’indigne exécution, il y a eu deux fois les mêmes applaudissements. Je donnai, pour la fête de M. D’[Epina]y, l’idée d’une espèce de pièce, moitié drame, moitié pantomime, que Mde. D’[Epina]y composa & dont je fis encore la musique. G[rimm], en arrivant, entendit parler de mes succès harmoniques. Une heure après on n’en parla plus: mais du moins on ne mit plus en question, que je sache, si je savois la composition.
A peine G[rimm] fut-il à la C[hevrett]e, où déjà je ne me plaisois pas trop, qu’il acheva de m’en rendre le séjour insupportable, par des airs que je ne vis jamais à personne & dont je n’avois pas même l’idée. La veille de son arrivée, on me délogea de la chambre de faveur que j’occupois, contigue à celle de Mde. D’[Epina]y; on la prépara pour M. G[rimm] & on m’en donna une autre plus éloignée. Voilà, dis-je en riant à Mde. D’[Epina]y, comment les nouveaux venus déplacent les anciens. Elle parut embarrassée. J’en [277] compris mieux la raison dès le même soir, en apprenant qu’il y avoit entre sa chambre & celle que je quittois une porte masquée de communication, qu’elle avoit jugé inutile de me montrer. Son commerce avec G[rimm] n’étoit ignoré de personne, ni chez elle, ni dans le public, pas même de son mari: cependant, loin d’en convenir avec moi, confident de secrets qui lui importoient beaucoup davantage, & dont elle étoit bien sûre, elle s’en défendit toujours très-fortement. Je compris que cette réserve venoit de G[rimm], qui, dépositaire de tous mes secrets, ne vouloit pas que je le fusse d’aucun des siens.
Quelque prévention que mes anciens sentimens qui n’étoient pas éteints, & le mérite réel de cet homme-là me donnassent en sa faveur, elle ne put tenir contre les soins qu’il prit pour la détruire. Son abord fut celui du comte de Tuffière; à peine daigna-t-il me rendre le salut; il ne m’adressa pas une seule fois la parole, & me corrigea bientôt de la lui adresser, en ne me répondant point du tout. Il passoit partout le premier, prenoit partout la premiere place, sans jamais faire aucune attention à moi. Passe pour cela, s’il n’y eût pas mis une affectation choquante: mais on en jugera par un seul trait pris entre mille. Un soir Mde. D’[Epina]y se trouvant un peu incommodée, dit qu’on lui portât un morceau dans sa chambre, & monta pour souper au coin de son feu. Elle me proposa de monter avec elle; je le fis. G[rimm] vint ensuite. La petite table étoit déjà mise, il n’y avoit que deux couverts. On sert: Mde. D’[Epina]y prend sa place à l’un des coins du feu. M. G[rimm] prend [278] un fauteuil, s’établit à l’autre coin, tire la petite table entr’eux deux, déplie sa serviette, & se met en devoir de manger sans me dire un seul mot. Mde. D’[Epina]y rougit & pour l’engager à réparer sa grossièreté, m’offre sa propre place. Il ne dit rien, ne me regarda pas. Ne pouvant approcher du feu, je pris le parti de me promener par la chambre, en attendant qu’on m’apportât un couvert. Il me laissa souper au bout de la table, loin du feu, sans me faire la moindre honnêteté, à moi incommodé, son aîné, son ancien dans la maison, qui l’y avois introduit & à qui même, comme favori de la dame, il eût dû faire les honneurs. Toutes ses manières avec moi répondoient fort bien à cet échantillon. Il ne me traitoit pas précisément comme son inférieur; il me regardoit comme nul. J’avois peine à reconnoître là le G...., qui chez le P[rince] de S[axe] G[otha] se tenoit honoré de mes regards. J’en avois encore plus à concilier ce profond silence & cette morgue insultante, avec la tendre amitié qu’il se vantoit d’avoir pour moi, près de tous ceux qu’il savoit en avoir eux-mêmes. Il est vrai qu’il ne la témoignoit guère que pour me plaindre de ma fortune, dont je ne me plaignois point, pour compatir à mon triste sort, dont j’étois content & pour se lamenter de me voir me refuser durement aux soins bienfaisans qu’il disoit vouloir me rendre. C’étoit avec cet art qu’il faisoit admirer sa tendre générosité, blâmer mon ingrate misanthropie, & qu’il accoutumoit insensiblement tout le monde à n’imaginer entre un protecteur tel que lui, & un malheureux tel que moi, que des liaisons de bienfaits d’une part & d’obligations [279] de l’autre, sans y supposer, même dans les possibles, une amitié d’égal à égal. Pour moi j’ai cherché vainement en quoi je pouvois être obligé à ce nouveau patron. Je lui avois prêté de l’argent, il ne m’en prêta jamais; je l’avois gardé dans sa maladie, à peine me venoit-il voir dans les miennes; je lui avois donné tous mes amis, il ne m’en donna jamais aucun des siens; je l’avois prôné de tout mon pouvoir: & lui s’il m’a prôné c’est moins publiquement, & c’est d’une autre manière. Jamais il ne m’a rendu ni même offert aucun service d’aucune espèce. Comment était-il donc mon Mécène? Comment étais-je son protégé? Cela me passoit, & me passe encore.
Il est vrai que du plus au moins, il étoit arrogant avec tout le monde, mais avec personne aussi brutalement qu’avec moi. Je me souviens qu’une fois St. L[amber]t faillit à lui jeter son assiette à la tête sur une espèce de démenti qu’il lui donna en pleine table, en lui disant grossièrement: cela n’est pas vrai. A son ton naturellement tranchant, il ajouta la suffisance d’un parvenu, & devint même ridicule à force d’être impertinent. Le commerce des grands l’avoit séduit au point de se donner à lui-même des airs qu’on ne voit qu’aux moins sensés d’entr’eux. Il n’appeloit jamais son laquois que par Eh! comme si, sur le nombre de ses gens, Monseigneur n’eût pas sçu lequel étoit de garde. Quand il lui donnoit des commissions il lui jetoit l’argent par terre au lieu de le lui donner dans la main. Enfin oubliant tout à fait qu’il étoit homme, il le traitoit avec un mépris si choquant, avec un dédain si dur en toute chose, que ce pauvre [280] garçon, qui étoit un fort bon sujet que Mde. D’[Epina]y lui avoit donné, quitta son service, sans autre grief que l’impossibilité d’endurer de pareils traitemens: c’étoit le la Fleur de ce nouveau Glorieux.
Tout cela n’étoit que des ridicules, mais bien antipathiques à mon caractère. Ils achevèrent de me rendre suspect le sien. J’eus peine à croire qu’un homme à qui la tête tournoit de cette façon pût conserver un coeur bien placé. Il ne se piquoit de rien tant que de sensibilité d’âme & d’énergie de sentiment. Comment cela s’accordait-il avec des défauts qui sont propres aux petites âmes? Comment les vifs & continuels élans que fait hors de lui-même un coeur sensible peuvent-ils le laisser s’occuper sans cesse de tant de petits soins pour sa petite personne? Eh! mon Dieu, celui qui sent embraser son coeur de ce feu céleste cherche à l’exhaler & veut montrer le dedans. Il voudroit mettre son coeur sur son visage; il n’imaginera jamais d’autre fard.
Je me rappelai le sommaire de sa morale, que Mde. D’[Epina]y m’avoit dit, & qu’elle avoit adopté. Ce sommaire consistoit en un seul article, savoir, que l’unique devoir de l’homme est de suivre en tout les penchans de son coeur. Cette morale, quand je l’appris, me donna terriblement à penser, quoique je ne la prisse alors que pour un jeu d’esprit. Mais je vis bientôt que ce principe étoit réellement la règle de sa conduite & je n’en eus que trop, dans la suite, la preuve à mes dépens. C’est la doctrine intérieure dont Diderot m’a tant parlé, mais qu’il ne m’a jamais expliquée.
Je me rappelai les fréquens avis qu’on m’avoit donnés, il [281] y a plusieurs années que cet homme étoit faux, qu’il jouoit le sentiment, & sur-tout qu’il ne m’aimoit pas. Je me souvins de plusieurs petites anecdotes que m’avoient là-dessus racontées M. de F[rancueil] & Mde. de C[henonceau]x, qui ne l’estimoient ni l’un ni l’autre & qui devoient le connaître, puisque Mde. de C[henonceau]x étoit fille de Mde. de R[ochechouar]t, intime amie du feu comte de F[ries]e, & que M. de F[rancuei]l, très lié alors avec le vicomte de P[oligna]c, avoit beaucoup vécu au palois royal, précisément quand G[rimm] commençoit à s’y introduire. Tout Paris fut instruit de son désespoir après la mort du Comte de F[ries]e. Il s’agissoit de soutenir la réputation qu’il s’étoit donnée après les rigueurs de Mlle. de Fel, & dont j’aurois vu la forfanterie mieux que personne, si j’eusse alors été moins aveuglé. Il fallut l’entraîner à l’hôtel de Castries, où il joua dignement son rôle, livré à la plus mortelle affliction. Là, tous les matins il alloit dans le jardin pleurer à son aise, tenant sur ses yeux son mouchoir baigné de larmes, tant qu’il étoit en vue de l’hôtel; mais au détour d’une certaine allée, des gens auxquels il ne songeoit pas le virent mettre à l’instant son mouchoir dans sa poche & tirer un livre. Cette observation qu’on répéta fut bientôt publique dans tout Paris, & presque aussitôt oubliée. Je l’avois oubliée moi-même, un fait qui me regardoit servit à me la rappeler. J’étois à l’extrémité dans mon lit, rue de Grenelle: il étoit à la campagne, il vint un matin me voir tout essoufflé, disant qu’il venoit d’arriver à l’instant même; je sus un moment après [282] qu’il étoit arrivé de la veille, & qu’on l’avoit vu au spectacle le même jour.
Il me revint mille faits de cette espèce; mais une observation que je fus surpris de faire si tard, me frappa plus que tout cela. J’avois donné à G[rimm] tous mes amis sans exception; ils étoient tous devenus les siens. Je pouvois si peu me séparer de lui, que j’aurois à peine voulu me conserver l’entrée d’une maison où il ne l’auroit pas eue. Il n’y eut que Mde. de Créqui qui refusa de l’admettre & qu’aussi je cessai presque de voir depuis ce temps-là. G[rimm], de son côté, se fit d’autres amis, tant de son estoc que de celui du Comte de F[ries]e. De tous ces amis-là, jamais un seul n’est devenu le mien; jamais il ne m’a dit un mot, pour m’engager de faire au moins leur connoissance; & de tous ceux que j’ai quelquefois rencontrés chez lui, jamais un seul ne m’a marqué la moindre bienveillance, pas même le Comte de F[ries]e, chez lequel il demeuroit & avec lequel il m’eût par conséquent été très agréable de former quelque liaison ni le Comte de S[chomber]g son parent, avec lequel G[rimm] étoit encore plus familier.
Voici plus; mes propres amis dont je fis les siens, & qui tous m’étoient tendrement attachés avant sa connoissance, changèrent sensiblement pour moi quand elle fut faite. Il ne m’a jamais donné aucun des siens, je lui ai donné tous les miens & il a fini par me les tous ôter. Si ce sont là des effets de l’amitié, quels seront donc ceux de la haine?
Diderot même, au commencement, m’avertit plusieurs [283] fois que G[rimm], à qui je donnois tant de confiance, n’étoit pas mon ami. Dans la suite il changea de langage, quand lui-même eut cessé d’être le mien.
La manière dont j’avois disposé de mes enfans n’avoit besoin du concours de personne. J’en instruisis cependant mes amis, uniquement pour les en instruire, pour ne pas paroître à leurs yeux meilleur que je n’étois. Ces amis étoient au nombre de trois: Diderot, G[rimm], Mde. D’[Epina]y. Duclos, le plus digne de ma confidence, fut le seul à qui je ne la fis pas. Il la sut cependant; par qui? Je l’ignore. Il n’est guère probable que cette infidélité soit venue de Mde. D’[Epina]y, qui savoit qu’en l’imitant, si j’en eusse été capable, j’avois de quoi m’en venger cruellement. Restent G[rimm] & Diderot, alors si unis en tant de choses, sur-tout contre moi, qu’il est plus que probable que ce crime leur fut commun. Je parierois que Duclos, à qui je n’ai pas dit mon secret, & qui par conséquent, en étoit le maître, est le seul qui me l’oit gardé.
G[rimm] & Diderot, dans leur projet de m’ôter les gouverneuses, avoient fait effort pour le faire entrer dans leurs vues: il s’y refusa toujours avec dédain. Ce ne fut que dans la suite que j’appris de lui tout ce qui s’étoit passé entr’eux à cet égard; mais j’en appris Dès-lors assez par Thérèse pour voir qu’il y avoit à tout cela quelque dessein secret, & qu’on vouloit disposer de moi, sinon contre mon gré, du moins à mon insu, ou bien qu’on vouloit faire servir ces deux personnes d’instrument à quelque dessein caché. Tout cela n’étoit assurément pas de la droiture. L’opposition de [284] Duclos le prouve sans réplique. Croira qui voudra que c’étoit de l’amitié.
Cette prétendue amitié m’étoit aussi fatale au dedans qu’au dehors. Les longs & fréquens entretiens avec Mde. le Vasseur depuis plusieurs années avoient changé sensiblement cette femme à mon égard & ce changement ne m’étoit assurément pas favorable. De quoi traitaient-ils donc dans ces singuliers tête-à-tête? Pourquoi ce profond mystère? La conversation de cette vieille femme était-elle donc assez agréable pour la prendre ainsi en bonne fortune & assez importante pour en faire un si grand secret? Depuis trois ou quatre ans que ces colloques duroient, ils m’avoient paru risibles; en y repensant alors, je commençai de m’en étonner. Cet étonnement eût été jusqu’à l’inquiétude, si j’avois sçu Dès-lors ce que cette femme me préparait.
Malgré le prétendu zèle pour moi dont G[rimm] se targuoit au dehors & difficile à concilier avec le ton qu’il prenoit vis-à-vis de moi-même, il ne me revenoit rien de lui d’aucun côté qui fût à mon avantage & la commisération qu’il feignoit d’avoir pour moi tendoit bien moins à me servir qu’à m’avilir. Il m’ôtoit même, autant qu’il étoit en lui, la ressource du métier que je m’étois choisi, en me décriant comme un mauvais copiste; & je conviens qu’il disoit en cela la vérité; mais ce n’étoit pas à lui de la dire. Il prouvoit que ce n’étoit pas plaisanterie, en se servant d’un autre copiste, & en ne me laissant aucune des pratiques qu’il pouvoit m’ôter. On eût dit que son projet étoit de me faire dépendre de lui & de son crédit pour ma subsistance, [285] & d’en tarir la source jusqu’à-ce que j’en fusse réduit-là.
Tout cela résumé; ma raison fit taire enfin mon ancienne prévention qui parloit encore. Je jugeai son caractère au moins très suspect, & quant à son amitié, je la décidai fausse. Puis, résolu de ne le plus voir, j’en avertis Mde. D’[Epina]y, appuyant ma résolution de plusieurs faits sans réplique, mais que j’ai maintenant oubliés.
Elle combattit fortement cette résolution sans savoir trop que dire aux raisons sur lesquelles elle étoit fondée. Elle ne s’étoit pas encore concertée avec lui; mais le lendemain, au lieu de s’expliquer verbalement avec moi, elle me remit une lettre très-adroite, qu’ils avoient minutée ensemble, & par laquelle, sans entrer dans aucun détail des faits, elle le justifioit par son caractère concentré, & me faisant un crime de l’avoir soupçonné de perfidie envers son ami, m’exhortoit à me raccommoder avec lui. Cette lettre m’ébranla. Dans une conversation que nous eûmes ensuite, & où je la trouvai mieux préparée qu’elle n’étoit la premiere fois, j’achevai de me laisser vaincre, j’en vins à croire que je pouvois avoir mal jugé; qu’en ce cas, j’avois réellement envers un ami des torts graves que je devois réparer. Bref, comme j’avois déjà fait plusieurs fois avec Diderot, avec le baron d’H[olbac]k, moitié gré, moitié faiblesse, je fis toutes les avances que j’avois droit d’exiger, j’allai chez G[rimm] comme un autre George Dandin, lui faire des excuses des offenses qu’il m’avoit faites; toujours dans cette fausse persuasion qui m’a fait faire en ma vie mille bassesses auprès [286] de mes feins amis, qu’il n’y a point de haine qu’on ne désarme à force de douceur & de bons procédés; au lieu qu’au contraire la haine des méchans ne fait que s’animer davantage par l’impossibilité de trouver sur quoi la fonder; & le sentiment de leur propre injustice n’est qu’un grief de plus contre celui qui en est l’objet. J’ai, sans sortir de ma propre histoire, une preuve bien forte de cette maxime dans G[rimm] & dans T[ronchin], devenus mes deux plus incapables ennemis par goût, par plaisir, par fantaisie, sans pouvoir alléguer aucun tort d’aucune espèce que j’aye eu jamais avec aucun des deux,* [*Je n’ai donné la suite au dernier le surnom de J.... que long-temps après son inimitié déclarée & les sanglantes persécutions qu’il m’a suscitées à Genève & ailleurs. J’ai même bientôt supprimé ce nom quand je me suis vu tout-à-fait sa victime. Les basses vengeances sont indignes de mon coeur & la haine n’y prend jamais pied.] & dont la rage s’accroît de jour en jour, comme celle des tigres, par la facilité qu’ils trouvent à l’assouvir.
Je m’attendois que confus de ma condescendance & de mes avances, G[rimm] me recevroit, les bras ouverts, avec la plus tendre amitié. Il me reçut en empereur romain, avec une morgue que je n’avois jamais vue à personne. Je n’étois point du tout préparé à cet accueil. Quand, dans l’embarras d’un rôle si peu fait pour moi, j’eus rempli en peu de mots & d’un air timide l’objet qui m’amenoit près de lui, avant de me recevoir en grâce, il prononça, avec beaucoup de majesté, une longue harangue qu’il avoit préparée & qui contenoit la nombreuse énumération de ses rares vertus & sur-tout dans l’amitié. Il appuya sur une chose [287] qui d’abord me frappa beaucoup; c’est qu’on lui voyoit toujours conserver les mêmes amis. Tandis qu’il parloit, je me disois tout bas qu’il seroit bien cruel pour moi de faire seul exception à cette règle. Il y revint si souvent & avec tant d’affectation, qu’il me fit penser que s’il ne suivoit en cela que les sentimens de son coeur, il seroit moins frappé de cette maxime, & qu’il s’en faisoit un art utile à ses vues dans les moyens de parvenir. Jusqu’àlors j’avois été dans le même cas, j’avois conservé toujours tous mes amis, depuis ma plus tendre enfance, je n’en avois pas perdu un seul, si ce n’est par la mort, & cependant je n’en avois pas fait jusqu’àlors la réflexion; ce n’étoit pas une maxime que je me fusse prescrite. Puisque c’étoit un avantage alors commun à l’un & à l’autre, pourquoi donc s’en targuoit-il par préférence, si ce n’est qu’il songeoit d’avance à me l’ôter? Il s’attacha ensuite à m’humilier par des preuves de la préférence que nos amis communs lui donnoient sur moi. Je connoissois aussi bien que lui cette préférence; la question étoit à quel titre il l’avoit obtenue; si c’étoit à force de mérite ou d’adresse, en s’élevant lui-même ou en cherchant à me rabaisser. Enfin, quand il eut mis à son gré entre lui & moi toute la distance qui pouvoit donner du prix à la grace qu’il m’alloit faire, il m’accorda le baiser de paix dans un léger embrassement qui ressembloit à l’accolade que le roi donne aux nouveaux chevaliers. Je tombois des nues, j’étois ébahi, je ne savois que dire, je ne trouvois pas un mot. Toute cette scène eut l’air de la réprimande qu’un précepteur fait à son disciple, en lui faisant grace du fouet. [288] Je n’y pense jamais sans sentir combien sont trompeurs les jugemens fondés sur l’apparence, auxquels le vulgaire donne tant de poids, combien souvent l’audace & la fierté sont du côté du coupable, la honte & l’embarras du côté de l’innocent.
Nous étions réconciliés; c’étoit toujours un soulagement pour mon coeur, que toute querelle jette dans des angoisses mortelles. On se doute bien qu’une pareille réconciliation ne changea pas ses manières; elle m’ôta seulement le droit de m’en plaindre. Aussi pris-je le parti d’endurer tout & de ne dire plus rien.
Tant de chagrins coup sur coup me jetèrent dans un accablement qui ne me laissoit guère la force de reprendre l’empire de moi-même. Sans réponse de St. L[amber]t, négligé de Mde. d’H[oudetot], n’osant plus m’ouvrir à personne, je commençai de craindre qu’en faisant de l’amitié l’idole de mon coeur, je n’eusse employé ma vie qu’à sacrifier à des chimères. épreuve faite, il ne restoit de toutes mes liaisons que deux hommes qui eussent conservé toute mon estime & à qui mon coeur pût donner toute sa confiance: Duclos, que depuis ma retraite à l’Hermitage j’avois perdu de vue & St. L[amber]t. Je crus ne pouvoir bien réparer mes torts envers ce dernier qu’en lui déchargeant mon coeur sans réserve & je résolus de lui faire pleinement mes confessions, en tout ce qui ne compromettoit pas sa maîtresse. Je ne doute pas que ce choix ne fût encore un piège de ma passion, pour me tenir plus rapproché d’elle; mais il est certain que je me serois jeté dans les bras de son amant sans réserve, que je [289] me serois mis pleinement sous sa conduite, & que j’aurois poussé la franchise aussi loin qu’elle pouvoit aller. J’étois prêt à lui écrire une seconde lettre à laquelle j’étois sûr qu’il auroit répondu, quand j’appris la triste cause de son silence sur la première. Il n’avoit pu soutenir jusqu’au bout les fatigues de cette campagne. Mde. D’[Epina]y m’apprit qu’il venoit d’avoir une attaque de paralysie & Mde. d’H[oudetot], que son affliction finit par rendre malade elle-même, & qui fut hors d’état de m’écrire sur-le-champ, me marqua deux ou trois jours après, de Paris, où elle étoit alors, qu’il se faisoit porter à Aix-la-Chapelle pour y prendre les bains. Je ne dis pas que cette triste nouvelle m’affligea comme elle; mais je doute que le serrement de coeur qu’elle me donna fût moins pénible que sa douleur & ses larmes. Le chagrin de le savoir dans cet état, augmenté par la crainte que l’inquiétude n’eût contribué à l’y mettre, me toucha plus que tout ce qui m’étoit arrivé jusqu’àlors, & je sentis cruellement qu’il me manquoit, dans ma propre estime, la force dont j’avois besoin pour supporter tant de déplaisir. Heureusement, ce généreux ami ne me laissa pas long-temps dans cet accablement; il ne m’oublia pas, malgré son attaque, & je ne tardai pas d’apprendre par lui-même que j’avois trop mal jugé de ses sentimens & de son état. Mais il est tems d’en venir à la grande révolution de ma destinée, à la catastrophe qui a partagé ma vie en deux parties si différentes, & qui d’une bien légère cause, a tiré de si terribles effets.
Un jour que je ne songeois à rien moins, Mde. D’[Epina]y m’envoya chercher. En entrant j’apperçus dans ses yeux & [290] dans toute sa contenance un air de trouble dont je fus d’autant plus frappé que cet air ne lui étoit point ordinaire, personne au monde ne sachant mieux qu’elle gouverner son visage & ses mouvements. Mon ami, me dit-elle, je pars pour Genève; ma poitrine est en mauvais état, ma santé se délabre au point que, toute chose cessante, il faut que j’aille voir & consulter Tronchin. Cette résolution, si brusquement prise & à l’entrée de la mauvaise saison, m’étonna d’autant plus que je l’avois quittée trente-six heures auparavant sans qu’il en fût question. Je lui demandai qui elle emmèneroit avec elle. Elle me dit qu’elle emmèneroit son fils avec M. de Linant & puis elle ajouta négligemment: & vous, mon ours, ne viendrez-vous pas aussi? Comme je ne crus pas qu’elle parlât sérieusement, sachant que dans la saison où nous entrions j’étois à peine en état de sortir de ma chambre, je plaisantai sur l’utilité du cortège d’un malade pour un autre malade; elle parut elle-même n’en avoir pas fait tout de bon la proposition & il n’en fut plus question. Nous ne parlâmes plus que des préparatifs de son voyage, dont elle s’occupoit avec beaucoup de vivacité, étant résolue à partir dans quinze jours. Elle ne perdit rien à mon refus, ayant engagé son mari à l’accompagner.
Quelques jours après, je reçus de Diderot le billet que je vais transcrire. Ce billet seulement plié en deux, de manière que tout le dedans se lisoit sans peine, me fut adressé chez Mde. D’[Epina]y, & recommandé à M. de Linant, le gouverneur du fils & le confident de la mère.
[291] Billet de Diderot.
«Je suis fait pour vous aimer, & pour vous donner du chagrin. J’apprends que Mde. D’[Epina]y va à Genève, & je n’entends point dire que vous l’accompagniez. Mon ami, content de Mde. D’[Epina]y, il faut partir avec elle: mécontent, il faut partir beaucoup plus vite. Etes-vous surchargé du poids des obligations que vous lui avez? voilà une occasion de vous acquitter en partie & de vous soulager. Trouverez-vous une autre occasion dans votre vie de lui témoigner votre reconnoissance? Elle va dans un pays où elle sera comme tombée des nues. Elle est malade: elle aura besoin d’amusement & de distraction. L’hiver! voyez, mon ami. L’objection de votre santé peut être beaucoup plus forte que je ne la crois. Mais êtes-vous plus mal aujourd’hui que vous ne l’étiez il y a un mois, & que vous ne le serez au commencement du printemps? Ferez-vous dans trois mois d’ici le voyage plus commodément qu’aujourd’hui? Pour moi je vous avoue que si je ne pouvois supporter la chaise, je prendrois un bâton & je la suivrois. Et puis ne craignez-vous point qu’on ne mésinterprête votre conduite? On vous soupçonnera ou d’ingratitude ou d’un autre motif secret. Je sais bien que quoi que vous fassiez, vous aurez toujours pour vous le témoignage de votre conscience: mais ce témoignage suffit-il seul, & est-il permis de négliger jusqu’à certain point celui des autres hommes? Au reste, mon ami, c’est pour m’acquitter avec vous & avec moi [292] que je vous écris ce billet. S’il vous déplaît, jetez-le au feu & qu’il n’en soit non plus question que s’il n’eût jamais été écrit. Je vous salue, vous aime & vous embrasse.»
Le tremblement de colère, l’éblouissement qui me gagnoient en lisant ce billet & qui me permirent à peine de l’achever, ne m’empêchèrent pas d’y remarquer l’adresse avec laquelle Diderot y affectoit un ton plus doux, plus caressant, plus honnête que dans toutes ses autres lettres, dans lesquelles il me traitoit tout au plus de mon cher, sans daigner m’y donner le nom d’ami. Je vis aisément le ricochet par lequel me venoit ce bill & dont la suscription, la forme & la marche déceloient même assez maladroitement le détour: car nous nous écrivions ordinairement par la poste ou par le messager de Montmorency & ce fut la premiere & l’unique fois qu’il se servit de cette voie-là.
Quand le premier transport de mon indignation me permit d’écrire, je lui traçai précipitamment la réponse suivante, que je portai sur-le-champ, de l’Hermitage où j’étois pour lors, à la C[hevrett]e, pour la montrer à Mde. D’[Epina]y, à qui, dans mon aveugle colère, je la voulus lire moi-même, ainsi que le billet de Diderot.
«Mon cher ami, vous ne pouvez savoir ni la force des obligations que je puis avoir à Mde. D’[Epina]y, ni jusqu’à quel point elles me lient, ni, si elle a réellement besoin de moi dans son voyage, ni si elle désire que je l’accompagne, ni s’il m’est possible de le faire, ni les raisons que je puis avoir de m’en abstenir. Je ne refuse pas de [293] discuter avec vous tous ces points; mais, en attendant, convenez que me prescrire si affirmativement ce que je dois faire, sans vous être mis en état d’en juger, c’est, mon cher philosophe, opiner en franc étourdi. Ce que je vais de pis à cela, est que votre avis ne vient pas de vous. Outre que je suis peu d’humeur à me laisser mener sous votre nom par le tiers & le quart, je trouve à ces ricochets certains détours qui ne vont pas à votre franchise, & dont vous ferez bien pour vous & pour moi, de vous abstenir désormais.»
«Vous craignez qu’on n’interprète mal ma conduite; mais je défie un coeur comme le vôtre d’oser mal penser du mien. D’autres peut-être parleroient mieux de moi si je leur ressemblois davantage. Que Dieu me préserve de me faire approuver d’eux! que les méchans m’épient & m’interprètent, Rousseau n’est pas fait pour les craindre, ni Diderot pour les écouter.»
«Si votre billet m’a déplu, vous voulez que je le jette au feu, & qu’il n’en soit plus question. Pensez-vous qu’on oublie ainsi ce qui vient de vous? Mon cher, vous faites aussi bon marché de mes larmes dans les peines que vous me donnez, que de ma vie & de ma santé dans les soins que vous m’exhortez à prendre. Si vous pouviez vous corriger de cela, votre amitié m’en seroit plus douce, & j’en deviendrois moins à plaindre.»
En entrant dans la chambre de Mde. D’[Epina]y, je trouvai G[rimm] avec elle, & j’en fus charmé. Je leur lus à haute & claire voix mes deux lettres avec une intrépidité dont je [294] ne me serois pas cru capable & j’y ajoutai, en finissant, quelques discours qui ne la démentoient pas. A cette audace inattendue dans un homme ordinairement si craintif, je les vis l’un & l’autre atterrés, abasourdis, ne répondant pas un mot; je vis sur-tout cet homme arrogant baisser les yeux à terre & n’oser soutenir les étincelles de mes regards; mais dans le même instant, au fond de son coeur, il juroit ma perte & je suis sûr qu’ils la concertèrent avant de se séparer.
Ce fut à-peu-près dans ce temps-là que je reçus enfin par Mde. d’H[oudetot] la réponse de St. L[amber]t, datée encore de Wolfenbuttel, peu de jours après son accident, à ma lettre qui avoit tardé long-temps en route. Cette réponse m’apporta des consolations, dont j’avois grand besoin dans ce moment-là, par les témoignages d’estime & d’amitié dont elle étoit pleine & qui me donnèrent le courage & la force de les mériter. Dès ce moment, je fis mon devoir; mais il est constant que si St. L[amber]t se fût trouvé moins sensé, moins généreux, moins honnête homme, j’étois perdu sans retour.
La saison devenoit mauvaise, & l’on commençoit à quitter la campagne. Mde. d’H[oudetot] me marqua le jour où elle comptoit venir faire ses adieux à la vallée & me donna rendez-vous à Eaubonne. Ce jour se trouva par hasard le même où Mde. D’[Epina]y quittoit la C[hevrett]e pour aller à Paris achever les préparatifs de son voyage. Heureusement elle partit le matin & j’eus le tems encore, en la quittant, d’aller dîner avec sa belle-soeur. J’avois la lettre de St. [295] L[amber]t dans ma poche; je la lus plusieurs fois en marchant. Cette lettre me servit d’égide contre ma foiblesse. Je fis & tins la résolution de ne plus voir en Mde. d’H[oudetot] que mon amie & la maîtresse de mon ami; & je passai tête à tête avec elle quatre ou cinq heures dans un calme délicieux, préférable infiniment, même quant à la jouissance, à ces accès de fièvre ardente que, jusqu’àlors, j’avois eus auprès d’elle. Comme elle savoit trop que mon coeur n’étoit pas changé, elle fut sensible aux efforts que j’avois faits pour me vaincre, elle m’en estima davantage & j’eus le plaisir de voir que son amitié pour moi n’étoit point éteinte. Elle m’annonça le prochain retour de St. L[amber]t, qui, quoique assez bien rétabli de son attaque, n’étoit plus en état de soutenir les fatigues de la guerre, & quittoit le service pour venir vivre paisiblement auprès d’elle. Nous formâmes le projet charmant d’une étroite société entre nous trois, & nous pouvions espérer que l’exécution de ce projet seroit durable, vu que tous les sentimens qui peuvent unir des coeurs sensibles & droits en faisoient la base, & que nous rassemblions à nous trois assez de talens & de connaissances pour nous suffire à nous-mêmes, & n’avoir besoin d’aucun supplément étranger. Hélas! en me livrant à l’espoir d’une si douce vie, je ne songeois guère à celle qui m’attendoit.
Nous parlâmes ensuite de ma situation présente avec Mde. D’[Epina]y. Je lui montrai la lettre de Diderot avec ma réponse; je lui détaillai tout ce qui s’étoit passé à ce sujet, & je lui déclarai la résolution où j’étois de quitter l’Hermitage. Elle s’y opposa vivement, & par des raisons toutes-puissantes sur [296] mon coeur. Elle me témoigna combien elle auroit désiré que j’eusse fait le voyage de Genève, prévoyant qu’on ne manqueroit pas de la compromettre dans mon refus: ce que la lettre de Diderot sembloit annoncer d’avance. Cependant, comme elle savoit mes raisons aussi bien que moi-même, elle n’insista pas sur cet article, mais elle me conjura d’éviter tout éclat à quelque prix que ce pût être & de pallier mon refus de raisons assez plausibles pour éloigner l’injuste soupçon qu’elle pût y avoir part. Je lui dis qu’elle ne m’imposoit pas une tâche aisée; mais que, résolu d’expier mes torts au prix même de ma réputation, je voulois donner la préférence à la sienne, en tout ce que l’honneur me permettroit d’endurer. On connaîtra bientôt si j’ai sçu remplir cet engagement.
Je le puis jurer, loin que ma passion malheureuse eût rien perdu de sa force, je n’aimai jamais ma Sophie aussi vivement, aussi tendrement que je fis ce jour-là. Mais telle fut l’impression que firent sur moi la lettre de St. L[amber]t, le sentiment du devoir & l’horreur de la perfidie, que, durant toute cette entrevue, mes sens me laissèrent pleinement en paix auprès d’elle & que je ne fus pas même tenté de lui baiser la main. En partant, elle m’embrassa devant ses gens. Ce baiser, si différent de ceux que je lui avois dérobés quelquefois sous les feuillages, me fut garant que j’avois repris l’empire sur moi-même: je suis presque assuré que si mon coeur avoit eu le tems de se raffermir dans le calme, il ne me falloit pas trois mais pour être guéri radicalement.
Ici finissent mes liaisons personnelles avec Mde. d’H[oudetot]. [297] Liaisons dont chacun a pu juger sur les apparences, selon les dispositions de son propre coeur, mais dans lesquelles la passion que m’inspira cette aimable femme, passion la plus vive peut-être qu’aucun homme oit jamais sentie, s’honorera toujours, entre le ciel & nous des rares & pénibles sacrifices faits par tous deux au devoir, à l’honneur, à l’amour & à l’amitié. Nous nous étions trop élevés aux yeux l’un de l’autre, pour pouvoir nous avilir aisément. Il faudroit être indigne de toute estime pour se résoudre à en perdre une de si haut prix, & l’énergie même des sentimens qui pouvoient nous rendre coupables, fut ce qui nous empêcha de le devenir.
C’est ainsi qu’après une si longue amitié pour l’une de ces deux femmes, & un si vif amour pour l’autre, je leur fis séparément mes adieux en un même jour, à l’une pour ne la revoir de ma vie, à l’autre pour ne la revoir que deux fois dans les occasions que je dirai ci-après.
Après leur départ je me trouvai dans un grand embarras pour remplir tant de devoirs pressans & contradictoires, suites de mes imprudences, si j’eusse été dans mon état naturel, après la proposition & le refus du voyage de Genève, je n’avois qu’à rester tranquille & tout étoit dit. Mais j’en avois sottement fait une affaire qui ne pouvoit rester dans l’état où elle étoit, & je ne pouvois me dispenser de toute ultérieure explication qu’en quittant l’Hermitage, ce que je venois de promettre à Mde. d’H[oudetot] de ne pas faire, au moins pour le moment présent. De plus, elle avoit exigé que j’excusasse auprès de mes soi-disant amis, le refus de ce voyage, afin qu’on ne lui imputât pas ce refus. Cependant [298] je n’en pouvois alléguer la véritable cause sans outrager Mde. D’[Epina]y, à qui je devois certainement de la reconnoissance, après tout ce qu’elle avoit fait pour moi. Tout bien considéré, je me trouvois dans la dure mais indispensable alternative de manquer à Mde. D’[Epina]y, à Mde. d’H[oudetot], ou à moi-même & je pris le dernier parti. Je le pris hautement, pleinement, sans tergiverser & avec une générosité digne assurément de laver les fautes qui m’avoient réduit à cette extrémité. Ce sacrifice, dont mes ennemis ont sçu tirer parti & qu’ils attendoient peut-être, a fait la ruine de ma réputation & m’a ôté, par leurs soins, l’estime publique; mais il m’a rendu la mienne & m’a consolé dans mes malheurs. Ce n’est pas la dernière fois, comme on verra, que j’ai fait de pareils sacrifices, ni la dernière aussi qu’on s’en est prévalu pour m’accabler.
G[rimm] étoit le seul qui parût n’avoir pris aucune part dans cette affaire; ce fut à lui que je résolus de m’adresser. Je lui écrivis une longue lettre, dans laquelle j’exposai le ridicule de vouloir me faire un devoir de ce voyage de Genève, l’inutilité, l’embarras même dont j’y aurois été à Mde. D’[Epina]y & les inconvéniens qui en auroient résulté pour moi-même. Je ne résistai pas, dans cette lettre, à la tentation de lui laisser voir que j’étois instruit & qu’il me paroissoit singulier qu’on prétendît que c’étoit à moi de faire ce voyage, tandis que lui-même s’en dispensoit & qu’on ne faisoit pas mention de lui. Cette lettre, où, faute de pouvoir dire nettement mes raisons, je fus forcé de battre souvent la campagne, m’auroit donné dans le public l’apparence de [299] bien des torts; mais elle étoit un exemple de retenue & de discrétion pour les gens qui, comme G[rimm], étoient au fait des choses que j’y taisois & qui justifioient pleinement ma conduite. Je ne craignis pas même de mettre un préjugé de plus contre moi en prêtant l’avis de Diderot à mes autres amis, pour insinuer que Mde. d’H[oudetot] avoit pensé de même, comme il étoit vrai, & taisant que, sur mes raisons, elle avoit changé d’avis, je ne pouvois mieux la disculper du soupçon de conniver avec moi, qu’en paroissant sur ce point mécontent d’elle.
Cette lettre finissoit par un acte de confiance dont tout autre homme auroit été touché; car en exhortant G[rimm] à peser mes raisons & à me marquer après cela son avis, je lui marquois que cet avis seroit suivi, quel qu’il pût être, & c’étoit mon intention, eût-il même opiné pour mon départ; car M. D’[Epina]y s’étant fait le conducteur de sa femme dans ce voyage, le mien prenoit alors un coup-d’oeil tout différent: au lieu que c’étoit moi d’abord qu’on voulut charger de cet emploi, & qu’il ne fut question de lui qu’après mon refus.
La réponse de G[rimm] se fit attendre; elle fut singulière, je vais la transcrire ici.
«Le départ de Mde. D’[Epina]y est reculé; son fils est malade, il faut attendre qu’il soit rétabli. Je rêverai à votre lettre. Tenez-vous tranquille à votre Hermitage. Je vous ferai passer mon avis à temps. Comme elle ne partira sûrement pas de quelques jours, rien ne presse. En attendant, si vous le jugez à propos, vous pouvez lui [300] faire vos offres, quoique cela me paraisse encore assez égal. Car, connaissant votre position aussi bien que vous-même, je ne doute point qu’elle ne réponde à vos offres comme elle le doit; & tout ce que je vais à gagner à cela, c’est que vous pourrez dire à ceux qui vous pressent, que si vous n’avez pas été, ce n’est pas faute de vous être offert. Au reste, je ne vais pas pourquoi vous voulez absolument que le philosophe soit le porte-voix de tout le monde; & parce que son avis est que vous partiez, pourquoi vous vous imaginez que tous vos amis prétendent la même chose. Si vous écrivez à Mde. D’[Epina]y, sa réponse peut vous servir de réplique à tous ses amis, puisqu’il vous tient tant à coeur de leur répliquer. Adieu: je salue Mde. le Vasseur & le Criminel.»* [*M. Le Vasseur, que sa femme menoit un peu rudement, l’appeloit le Lieutenant criminel. M. G.... donnoit par plaisanterie le même nom à la fille & pour abréger, il lui plut d’en retrancher le premier mot.]
Frappé d’étonnement en lisant cette lettre, je cherchois avec inquiétude ce qu’elle pouvoit signifier, & je ne trouvois rien. Comment! au lieu de me répondre avec simplicité sur la mienne, il prend du tems pour y rêver, comme si celui qu’il avoit déjà pris ne lui avoit pas suffi! Il m’avertit même de la suspension dans laquelle il me veut tenir, comme s’il s’agissoit d’un problème à résoudre, ou comme s’il importoit à ses vues de m’ôter tout moyen de pénétrer son sentiment jusqu’au moment qu’il voudroit me le déclarer! Que signifient donc ces précautions, ces retardements, ces mystères? Est-ce ainsi qu’on répond à la [301] confiance? Cette allure est-elle celle de la droiture & de la bonne foi? Je cherchois en vain quelque interprétation favorable à cette conduite; je n’en trouvois point. Quel que fût son dessein, s’il m’étoit contraire, sa position en facilitoit l’exécution, sans que par la mienne il me fût possible d’y mettre obstacle. En faveur dans la maison d’un grand prince, répandu dans le monde, donnant le ton à nos communes sociétés, dont il étoit l’oracle, il pouvoit, avec son adresse ordinaire disposer à son aise de toutes ses machines, & moi, seul dans mon Hermitage, loin de tout, sans avis de personne, sans aucune communication, je n’avois d’autre parti que d’attendre & rester en paix; seulement j’écrivis à Mde. D’[Epina]y sur la maladie de son fils, une lettre aussi honnête qu’elle pouvoit l’être, mais où je ne donnai pas dans le piège de lui offrir de partir avec elle.
Après des siècles d’attente dans la cruelle incertitude où cet homme barbare m’avoit plongé, j’appris au bout de huit ou dix jours que Mde. D’[Epina]y étoit partie, & je reçus de lui une seconde lettre. Elle n’étoit que de sept à huit lignes que je n’achevai pas de lire.... C’étoit une rupture, mais dans des termes tels que la plus infernale haine les peut dicter, & qui même devenoient bêtes à force de vouloir être offensants. Il me défendoit sa présence comme il m’auroit défendu ses etats. Il ne manquoit à sa lettre, pour faire rire, que d’être lue avec plus de sang-froid. Sans la transcrire, sans même en achever la lecture, je la lui renvoyai sur le champ avec celle-ci.
«Je me refusois à ma juste défiance; j’achève trop tard de vous connoître.»
[302] «Voilà donc la lettre que vous vous êtes donné le loisir de méditer: je vous la renvoie; elle n’est pas pour moi. Vous pouvez montrer la mienne à toute la terre & me haïr ouvertement; ce sera de votre part une fausseté de moins.»
Ce que je lui disois, qu’il pouvoit montrer ma précédente lettre, se rapportoit à un article de la sienne sur lequel on pourra juger de la profonde adresse qu’il mit à toute cette affaire.
J’ai dit que, pour des gens qui n’étoient pas au fait, ma lettre pouvoit donner sur moi bien des prises. Il le vit avec joie; mais comment se prévaloir de cet avantage sans se compromettre? En montrant cette lettre, il s’exposoit au reproche d’abuser de la confiance de son ami.
Pour sortir de cet embarras, il imagina de rompre avec moi de la façon la plus piquante qu’il fût possible, & de me faire valoir dans sa lettre la grace qu’il me faisoit de ne pas montrer la mienne. Il étoit bien sûr que, dans l’indignation de ma colère, je me refuserois à sa feinte discrétion & lui permettrois de montrer ma lettre à tout le monde: c’étoit précisément ce qu’il vouloit & tout arriva comme il l’avoit arrangé. Il fit courir ma lettre dans tout Paris, avec des commentaires de sa façon, qui pourtant n’eurent pas tout le succès qu’il s’en étoit promis. On ne trouva pas que la permission de montrer ma lettre, qu’il avoit sçu m’extorquer, l’exemptât du blâme de m’avoir si légèrement pris au mot pour me nuire. On demandoit toujours quels torts personnels j’avois avec lui, pour autoriser une si violente haine. Enfin [303] l’on trouvoit que, quand j’aurois eu de tels torts qui l’auroient obligé de rompre, l’amitié, même éteinte, avoit encore des droits qu’il auroit dû respecter. Mais malheureusement Paris est frivole, ces remarques du moment s’oublient; l’absent infortuné se néglige, l’homme qui prospère en impose par sa présence, le jeu de l’intrigue & de la méchanceté se soutient, se renouvelle, & bientôt son effet sans cesse renaissant, efface tout ce qui l’a précédé.
Voilà comment, après m’avoir si long-tems trompé, cet homme enfin quitta pour moi son masque, persuadé que dans l’état où il avoit amené les choses, il cessoit d’en avoir besoin. Soulagé de la crainte d’être injuste envers ce misérable, je l’abandonnai à son propre coeur, & cessai de penser à lui. Huit jours après avoir reçu cette lettre, je reçus de Mde. D’[Epina]y sa réponse, datée de Genève, à ma précédente. Je compris au ton qu’elle y prenoit pour la premiere fois de sa vie, que l’un & l’autre, comptant sur le succès de leurs mesures, agissoient de concert, & que, me regardant comme un homme perdu sans ressource, ils se livroient désormois sans risque au plaisir d’achever de m’écraser.
Mon état, en effet, étoit des plus déplorables. Je voyois s’éloigner de moi tous mes amis, sans qu’il me fût possible de savoir ni comment ni pourquoi. Diderot qui se vantoit de me rester, de me rester seul, & qui depuis trois mais me promettoit une visite, ne venoit point. L’hiver commençoit à se faire sentir, & avec lui les atteintes de mes maux habituels. Mon tempérament, quoique vigoureux, [304] n’avoit pu soutenir les combats de tant de passions contraires. J’étois dans un épuisement qui ne me laissoit ni force ni courage pour résister à rien; quand mes engagements, quand les continuelles représentations de Diderot & de Mde. d’H[oudetot] m’auroient permis en ce moment de quitter l’Hermitage, je ne savois ni où aller ni comment me traîner. Je restois immobile & stupide, sans pouvoir agir ni penser. La seule idée d’un pas à faire, d’une lettre à écrire, d’un mot à dire, me faisoit frémir. Je ne pouvois cependant laisser la lettre de Mde. D’[Epina]y sans réplique, à moins de m’avouer digne des traitemens dont elle & son ami m’accabloient. Je pris le parti de lui notifier mes sentimens & mes résolutions, ne doutant pas un moment que, par humanité, par générosité, par bienséance, par les bons sentimens que j’avois cru voir en elle malgré les mauvais, elle ne s’empressât d’y souscrire. Voici ma lettre.
A l’Hermitage, le 23 novembre 1757.
«Si l’on mouroit de douleur, je ne serois pas en vie. Mais enfin j’ai pris mon parti. L’amitié est éteinte entre nous, madame; mais celle qui n’est plus garde encore des droits que je sais respecter. Je n’ai point oublié vos bontés pour moi & vous pouvez compter de ma part sur toute la reconnoissance qu’on peut avoir pour quelqu’un qu’on ne doit plus aimer. Toute autre explication seroit inutile: j’ai pour moi ma conscience & vous renvoie à la vôtre.»
«J’ai voulu quitter l’Hermitage, & je le devois. Mais on prétend qu’il faut que j’y reste jusqu’au printemps, & [305] puisque mes amis le veulent, j’y resterai jusqu’au printemps, si vous y consentez.»
Cette lettre écrite & partie, je ne pensai plus qu’à me tranquilliser à l’Hermitage, en y soignant ma santé; tâchant de recouvrer des forces & de prendre des mesures pour en sortir au printemps sans bruit & sans afficher une rupture. Mais ce n’étoit pas là le compte de M. G[rimm] & de Mde. D’[Epina]y, comme on verra dans un moment.
Quelques jours après, j’eus enfin le plaisir de recevoir de Diderot cette visite si souvent promise & manquée. Elle ne pouvoit venir plus à propos; c’étoit mon plus ancien ami, c’étoit presque le seul qui me restât: on peut juger du plaisir que j’eus à le voir dans ces circonstances. J’avois le coeur plein, je l’épanchai dans le sien. Je l’éclairai sur beaucoup de faits qu’on lui avoit tus, déguisés ou supposés. Je lui appris, de tout ce qui s’étoit passé, ce qui m’étoit permis de lui dire. Je n’affectai point de lui taire ce qu’il ne savoit que trop, qu’un amour aussi malheureux qu’insensé avoit été l’instrument de ma perte; mais je ne convins jamais que Mde. d’H[oudetot] en fût instruite, ou du moins que je le lui eusse déclaré. Je lui parlai des indignes manœuvres de Mde. D’[Epina]y pour surprendre les lettres très-innocentes que sa belle-soeur m’écrivoit. Je voulus qu’il apprît ces détails de la bouche même des personnes qu’elle avoit tenté de séduire. Thérèse le lui fit exactement: mais que devins-je quand ce fut le tour de la mère, & que je l’entendis déclarer & soutenir que rien de cela n’étoit à sa connoissance! Ce furent ses termes, & jamais elle ne s’en départit. [306] Il n’y avoit pas quatre jours qu’elle m’en avoit répété le récit à moi-même & elle me dément en face devant mon ami! Ce trait me parut décisif & je sentis alors vivement mon imprudence d’avoir gardé si long-tems une pareille femme auprès de moi. Je ne m’étendis point en invectives contre elle; à peine daignai-je lui dire quelques mots de mépris. Je sentis ce que je devois à la fille, dont l’inébranlable droiture contrastoit avec l’indigne lâcheté de la mère. Mais Dès-lors mon parti fut pris sur le compte de la vieille & je n’attendis que le moment de l’exécuter.
Ce moment vint plus tôt que je ne l’avois attendu. Le 10 Décembre, je reçus de Mde. D’[Epina]y réponse à ma précédente lettre. En voici le contenu.
A Genève, le premier Décembre 1757.
«Après vous avoir donné, pendant plusieurs années, toutes les marques possibles d’amitié & d’intérêt, il ne me reste qu’à vous plaindre. Vous êtes bien malheureux. Je désire que votre conscience soit aussi tranquille que la mienne. Cela pourroit être nécessaire au repos de votre vie.»
«Puisque vous vouliez quitter l’Hermitage & que vous le deviez, je suis étonnée que vos amis vous oient retenu. Pour moi, je ne consulte point les miens sur mes devoirs & je n’ai plus rien à vous dire sur les vôtres.»
Un congé si imprévu, mais si nettement prononcé, ne me laissa pas un instant à balancer. Il falloit sortir sur-le-champ, quelque tems qu’il fît, en quelque état que je fusse, dussai-je coucher dans les bois & sur la neige, dont la terre [307] étoit alors couverte & quoi que pût dire & faire Mde. D’H[oudetot]; car je voulois bien lui complaire en tout, mais non pas jusqu’à l’infamie.
Je me trouvai dans le plus terrible embarras où j’aye été de mes jours; mais ma résolution étoit prise, je jurai, quoi qu’il arrivât, de ne pas coucher à l’Hermitage le huitième jour. Je me mis en devoir de sortir mes effets, déterminé à les laisser en plein champ plutôt que de ne pas rendre les clefs dans la huitaine: car je voulois sur-tout que tout fût fait avant qu’on pût écrire à Genève & recevoir réponse. J’étois d’un courage que je ne m’étois jamais senti: toutes mes forces étoient revenues. L’honneur & l’indignation m’en rendirent sur lesquelles Mde. D’[Epina]y n’avoit pas compté. La fortune aida mon audace. M. Mathas, procureur fiscal de M. le prince de Condé, entendit parler de mon embarras. Il me fit offrir une petite maison qu’il avoit à son jardin de Mont-Louis, à Montmorency. J’acceptai avec empressement & reconnoissance. Le marché fut bientôt fait; je fis en hâte acheter quelques meubles, avec ceux que j’avois déjà, pour nous coucher Thérèse & moi. Je fis charrier mes effets à grand’peine & à grands frais: malgré la glace & la neige, mon déménagement fut fait dans deux jours & le quinze Décembre je rendis les clefs de l’Hermitage, après avoir payé les gages du jardinier, ne pouvant payer mon loyer.
Quant à Mde. le Vasseur, je lui déclarai qu’il falloit nous séparer; sa fille voulut m’ébranler, je fus inflexible. Je la fis partir pour Paris dans là voiture du messager, avec tous les [308] effets & meubles que sa fille & elle avoient en commun. Je lui donnai quelque argent, & je m’engageai à lui payer son loyer chez ses enfans ou ailleurs, à pourvoir à sa subsistance autant qu’il me seroit possible, & à ne jamais la laisser manquer de pain, tant que j’en aurois moi-même.
Enfin le sur-lendemain de mon arrivée à Mont-Louis, j’écrivis à Mde. D’[Epina]y la lettre suivante.
A Montmorency le 17 Décembre 1757.
«Rien n’est si simple & si nécessaire, madame, que de déloger de votre maison, quand vous n’approuvez pas que j’y reste. Sur votre refus de consentir que je passasse à l’Hermitage le reste de l’hiver, je l’ai donc quitté le quinze Décembre. Ma destinée étoit d’y entrer malgré moi & d’en sortir de même. Je vous remercie du séjour que vous m’avez engagé d’y faire & je vous en remercierois davantage si je l’avois payé moins cher. Au reste, vous avez raison de me croire malheureux; personne au monde ne soit mieux que vous combien je dois l’être. Si c’est un malheur de se tromper sur le choix de ses amis, c’en est un autre non moins cruel de revenir d’une erreur si douce.»
Tel est le narré fidèle de ma demeure à l’Hermitage & des raisons qui m’en ont fait sortir. Je n’ai pu couper ce récit & il importoit de le suivre avec la plus grande exactitude, cette époque de ma vie ayant eu sur la suite une influence qui s’étendra jusqu’à mon dernier souvenir.
Fin du neuvième Livre.