JEAN JACQUES ROUSSEAU

LES CONFESSIONS DE J. J. ROUSSEAU.

[LIVRES I-IV, 1763?-1765/ 1782; LIVRES V-VI, 1766-1768/1782; LIVRES VII-XII, 1769, octobre -1770, fin / 1789 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. X, XVI, XVII; LIVRE X. t. XVI, pp. 309-388.]

LES CONFESSIONS DE J.J. ROUSSEAU.

[309]

LIVRE DIXIÈME

La force extraordinaire qu’une effervescence passagère m’avoit donnée pour quitter l’Hermitage m’abandonna sitôt que j’en fus dehors. A peine fus-je établi dans ma nouvelle demeure, que de vives & fréquentes attaques de mes rétentions se compliquèrent avec l’incommodité nouvelle d’une descente qui me tourmentoit depuis quelque temps, sans que je susse que c’en étoit une. Je tombai bientôt dans les plus cruels accidents. Le médecin Thyerri, mon ancien ami, vint me voir, & m’éclaira sur mon état. Les sondes, les bougies, les bandages, tout l’appareil des infirmités de l’âge rassemblé autour de moi me fit durement sentir qu’on n’a plus le coeur jeune impunément, quand le corps a cessé de l’être. La belle saison ne me rendit point mes forces, & je passai toute l’année 1758 dans un état de langueur qui me fit croire que je touchois à la fin de ma carrière. J’en voyois approcher le terme avec une sorte d’empressement. Revenu des chimères [310] de l’amitié, détaché de tout ce qui m’avoit fait aimer la vie, je n’y voyois plus rien qui pût me la rendre agréable: je n’y voyois plus que des maux & des misères qui m’empêchoient de jouir de moi. J’aspirois au moment d’être libre & d’échapper à mes ennemis. Mais reprenons le fil des événements.

Il paroît que ma retraite à Montmorenci déconcerta Mde.. D’[Epina]y: vraisemblablement elle ne s’y étoit pas attendue. Mon triste état, la rigueur de la saison, l’abandon général où je me trouvais, tout leur faisoit croire, à G[rimm] & à elle, qu’en me poussant à la dernière extrémité ils me réduiroient à crier merci, & à m’avilir aux dernières bassesses pour être laissé dans l’asyle dont l’honneur m’ordonnoit de sortir. Je délogeai si brusquement, qu’ils n’eurent pas le tems de prévenir le coup; & il ne leur resta plus que le choix de jouer à quitte ou double, & d’achever de me perdre, ou de tâcher de me ramener. G[rimm] prit le premier parti: mais je crois que Mde. D’[Epina]y eût préféré l’autre; & j’en juge par sa réponse à ma dernière lettre, où elle radoucit beaucoup le ton qu’elle avoit pris dans les précédentes, & où elle sembloit ouvrir la porte à un raccommodement. Le long retard de cette réponse, qu’elle me fit attendre un mais entier, indique assez l’embarras où elle se trouvoit pour lui donner un tour convenable, & les délibérations dont elle la fit précéder. Elle ne pouvoit s’avancer plus loin sans se commettre: mais après ses lettres précédentes, & après ma brusque sortie de sa maison, l’on ne peut qu’être frappé du soin qu’elle prend, dans cette lettre, [311] de n’y pas laisser glisser un seul mot désobligeant. Je vais la transcrire en entier, afin qu’on en juge.

A Genève le 17 janvier 1758.

«Je n’ai reçu votre lettre du 17 décembre, monsieur, qu’hier. On me l’a envoyée dans une caisse remplie de différentes choses, qui a été tout ce tems en chemin. Je ne répondrai qu’à l’apostille: quant à la lettre, je ne l’entends pas bien, & si nous étions dans le cas de nous expliquer, je voudrois bien mettre tout ce qui s’est passé sur le compte d’un malentendu. Je reviens à l’apostille. Vous pouvez vous rappeler, monsieur, que nous étions convenus que les gages du jardinier de l’Hermitage passeroient par vos mains, pour lui mieux faire sentir qu’il dépendoit de vous, & pour vous éviter des scènes aussi ridicules & indécentes qu’en avoit fait son prédécesseur. La preuve en est que les premiers quartiers de ses gages vous ont été remis, & que j’étois convenue avec vous, peu de jours avant mon départ, de vous faire rembourser vos avances. Je sais que vous en fîtes d’abord difficulté: mais ces avances, je vous avois prié de les faire; il étoit simple de m’acquitter, & nous en convînmes. Cahouet m’a marqué que vous n’avez point voulu recevoir cet argent. Il y a assurément du quiproquo là-dedans. Je donne ordre qu’on vous le reporte, & je ne vais pas pourquoi vous voudriez payer mon jardinier, malgré nos conventions, & au delà même du terme que vous avez habité l’Hermitage. Je compte donc, monsieur, que, vous [312] rappelant tout ce que j’ai l’honneur de vous dire, vous ne refuserez pas d’être remboursé de l’avance que vous avez bien voulu faire pour moi.»

Après tout ce qui s’étoit passé, ne pouvant plus prendre de confiance en Mde. D’E[pina]y, je ne voulus point renouer avec elle; je ne répondis point à cette lettre, & notre correspondance finit là. Voyant mon parti pris, elle prit le sien; & entrant alors dans toutes les vues de [G[rimm] & de la coterie H[olbachiqu]e, elle unit ses efforts aux leurs pour me couler à fond. Tandis qu’ils travailloient à Paris, elle travailloit à Genève. G[rimm] qui, dans la suite alla l’y joindre, acheva ce qu’elle avoit commencé. T[ronchin], qu’ils n’eurent pas de peine à gagner, les seconda puissamment, & devint le plus furieux de mes persécuteurs, sans avoir jamais eu de moi, non plus que G[rimm], le moindre sujet de plainte. Tous trois d’accord semèrent sourdement dans Genève le germe qu’on y vit éclore quatre ans après.

Ils eurent plus de peine à Paris où j’étois plus connu, & où les coeurs, moins disposés à la haine, n’en reçurent pas si aisément les impressions. Pour porter leurs coups avec plus d’adresse, ils commencèrent par débiter que c’étoit moi qui les avois quittés. de-là, feignant d’être toujours mes amis, ils semoient adroitement leurs accusations malignes, comme des plaintes de l’injustice de leur ami. Cela faisoit que, moins en garde, on étoit plus porté à les écouter & à me blâmer. Les sourdes accusations de perfidie & d’ingratitude se débitoient avec plus de précaution, & par là même avec plus d’effet. Je sus qu’ils m’imputoient [313] des noirceurs atroces, sans jamais pouvoir apprendre en quoi ils les faisoient consister. Tout ce que je pus déduire de la rumeur publique fut qu’elle se réduisoit à ces quatre crimes capitaux: 1°. ma retraite à la campagne; 2°. mon amour pour Mde. d’H[oudetot]; 3°. refus d’accompagner à Genève Mde. D’[Epina]y; 4°. sortie de l’Hermitage. S’ils y ajoutèrent d’autres griefs, ils prirent leurs mesures si justes, qu’il m’a été parfaitement impossible d’apprendre jamais quel en étoit le sujet.

C’est donc ici que je crois pouvoir fixer l’établissement d’un système adopté depuis par ceux qui disposent de moi, avec un progrès & un succès si rapides, qu’il tiendroit du prodige, pour qui ne sauroit pas quelle facilité tout ce qui favorise la malignité des hommes trouve à s’établir. Il faut tâcher d’expliquer en peu de mots ce que cet obscur & profond système a de visible à mes yeux.

Avec un nom déjà célèbre & connu dans toute l’Europe, j’avois conservé la simplicité de mes premiers goûts. Ma mortelle aversion pour tout ce qui s’appeloit parti, faction, cabale, m’avoit maintenu libre, indépendant, sans autre chaîne que les attachemens de mon coeur. Seul, étranger, isolé, sans appui, sans famille, ne tenant qu’à mes principes & à mes devoirs, je suivois avec intrépidité les routes de la droiture, ne flattant, ne ménageant jamais personne aux dépens de la justice & de la vérité. De plus, retiré depuis deux ans dans la solitude, sans correspondance de nouvelles, sans relation des affaires du monde, sans être instruit ni curieux de rien, je vivois à quatre lieues de Paris, aussi [314] séparé de cette capitale par mon incurie, que je l’aurois été par les mers dans l’île de Tinian.

G[rimm], Diderot, d’H[olbach], au contraire, au centre du tourbillon, vivoient répandus dans le plus grand monde, & s’en partageoient presque entre eux toutes les sphères. Grands, beaux esprits, gens de lettres, gens de robe, femmes, ils pouvoient de concert se faire écouter partout. On doit voir déjà l’avantage que cette position donne à trois hommes bien unis contre un quatrième, dans celle où je me trouvais. Il est vrai que Diderot & d’H[olbac]k n’étoient pas (du moins je ne puis le croire) gens à tramer des complots bien noirs; l’un n’en avoit pas la méchanceté, ni l’autre l’habileté: mais c’étoit en cela même que la partie étoit mieux liée. G[rimm] seul formoit son plan dans sa tête, & n’en montroit aux deux autres que ce qu’ils avoient besoin de voir pour concourir à l’exécution. L’ascendant qu’il avoit pris sur eux rendoit ce concours facile, & l’effet du tout répondoit à la supériorité de son talent.

Ce fut avec ce talent supérieur que, sentant l’avantage qu’il pouvoit tirer de nos positions respectives, il forma le projet de renverser ma réputation de fond en comble, & de m’en faire une tout opposée, sans se compromettre, en commençant par élever autour de moi un édifice de ténèbres qu’il me fût impossible de percer pour éclairer ses manœuvres, & pour le démasquer.

Cette entreprise étoit difficile, en ce qu’il en falloit pallier l’iniquité aux yeux de ceux qui devoient y concourir. Il falloit tromper les honnêtes gens; il falloit écarter de moi tout le [315] monde, ne pas me laisser un seul ami, ni petit ni grand. Que dis-je! il ne falloit pas laisser percer un seul mot de vérité jusqu’à moi. Si un seul homme généreux me fût venu dire: Vous faites le vertueux, cependant voilà comme on vous traite, & voilà sur quoi l’on vous juge: qu’avez-vous à dire? La vérité triomphoit, & G[rimm] étoit perdu. Il le savoit; mais il a sondé son propre coeur, & n’a estimé les hommes que ce qu’ils valent. Je suis fâché, pour l’honneur de l’humanité, qu’il oit calculé si juste.

En marchant dans ces souterrains, ses pas, pour être sûrs, devoient être lents. Il y a douze ans qu’il suit son plan, & le plus difficile reste encore à faire: c’est d’abuser le public entier. Il y reste des yeux qui l’ont suivi de plus près qu’il ne pense. Il le craint, & n’ose encore exposer sa trame au grand jour.* [*Depuis que ceci est écrit il a franchi le pas avec le plein, & le plus inconcevable succès. Je crois que c’est T.... qui lui en a donné le courage, & les moyens.] mais il a trouvé le peu difficile moyen d’y faire entrer la puissance, & cette puissance dispose de moi. Soutenu de cet appui, il avance avec moins de risque. Les satellites de la puissance se piquant peu de droiture pour l’ordinaire, & beaucoup moins de franchise, il n’a plus guère à craindre l’indiscrétion de quelque homme de bien: Car il a besoin sur-tout que je sais environné de ténèbres impénétrables, & que son complot me soit toujours caché, sachant bien qu’avec quelque art qu’il en oit ourdi la trame, elle ne soutiendroit jamais mes regards. La grande adresse est de [316] paroître me ménager en me diffamant, & de donner encore à sa perfidie l’air de la générosité.

Je sentis les premiers effets de ce système par les sourdes accusations de la coterie H[olbachiqu]e, sans qu’il me fût possible de savoir ni de conjecturer même en quoi consistoient ces accusations. Deleyre me disoit dans ses lettres qu’on m’imputoit des noirceurs; Diderot me disoit plus mystérieusement la même chose; & quand j’entrois en explication avec l’un & l’autre, tout se réduisoit aux chefs d’accusation ci-devant notés. Je sentois un refroidissement graduel dans les lettres de Mde. d’H[oudetot] Je ne pouvois attribuer ce refroidissement à St. L[amber]t, qui continuoit à m’écrire avec la même amitié, & qui me vint même voir après son retour. Je ne pouvois non plus m’en imputer la faute, puisque nous nous étions séparés très contens l’un de l’autre, & qu’il ne s’étoit rien passé de ma part, depuis ce temps-là, que mon départ de l’Hermitage, dont elle avoit elle-même senti la nécessité. Ne sachant donc à quoi m’en prendre de ce refroidissement, dont elle ne convenoit pas, mais sur lequel mon coeur ne prenoit pas le change, j’étois inquiet de tout. Je savois qu’elle ménageoit extrêmement sa belle-soeur & G[rimm], à cause de leurs liaisons avec St. L[amber]t; je craignois leurs oeuvres. Cette agitation rouvrit mes plaies, & rendit ma correspondance orageuse, au point de l’en dégoûter tout à fait. J’entrevoyois mille choses cruelles, sans rien voir distinctement. J’étois dans la position la plus insupportable pour un homme dont l’imagination s’allume aisément. Si j’eusse été tout à fait isolé, si je n’avois rien sçu [317] du tout, je serois devenu plus tranquille; mais mon coeur tenoit encore à des attachemens par lesquels mes ennemis avoient sur moi mille prises; & les faibles rayons qui perçoient dans mon asyle ne servoient qu’à me laisser voir la noirceur des mystères qu’on me cachait.

J’aurois succombé, je n’en doute point, à ce tourment trop cruel, trop insupportable à mon naturel ouvert & franc, qui, par l’impossibilité de cacher mes sentimens, me fait tout craindre de ceux qu’on me cache, si très heureusement il ne se fût présenté des objets assez intéressans à mon coeur pour faire une diversion salutaire à ceux qui m’occupoient malgré moi. Dans la dernière visite que Diderot m’avoit faite à l’Hermitage, il m’avoit parlé de l’article Genève, que d’Alembert avoit mis dans l’Encyclopédie: il m’avoit appris que cet article, concerté avec des Genevois du haut étage, avoit pour but l’établissement de la comédie à Genève; qu’en conséquence les mesures étoient prises, & que cet établissement ne tarderoit pas d’avoir lieu. Comme Diderot paroissoit trouver tout cela fort bien, qu’il ne doutoit pas du succès, & que j’avois avec lui trop d’autres débats pour disputer encore sur cet article, je ne lui dis rien; mais, indigné de tout ce manège de séduction dans ma patrie, j’attendois avec impatience le volume de l’Encyclopédie où étoit cet article, pour voir s’il n’y auroit pas moyen d’y faire quelque réponse qui pût parer ce malheureux coup. Je reçus le volume peu après mon établissement à Mont-Louis, & je trouvai l’article fait avec beaucoup d’adresse & d’art, & digne de la plume dont il étoit parti. [318] Cela ne me détourna pourtant pas de vouloir y répondre; & malgré l’abattement où j’étais, malgré mes chagrins & mes maux, la rigueur de la saison & l’incommodité de ma nouvelle demeure, dans laquelle je n’avois pas encore eu le tems de m’arranger, je me mis à l’ouvrage avec un zèle qui surmonta tout.

Pendant un hiver assez rude, au mais de février, & dans l’état que j’ai décrit ci-devant, j’allois tous les jours passer deux heures le matin, & autant l’après-dînée, dans un donjon tout ouvert, que j’avois au bout du jardin où étoit mon habitation. Ce donjon, qui terminoit une allée en terrasse, donnoit sur la vallée & l’étang de Montmorenci, & m’offroit, pour terme de point de vue, le simple mais respectable château de St. Gratien, retraite du vertueux Catinat. Ce fut dans ce lieu, pour lors glacé, que, sans abri contre le vent & la neige, & sans autre feu que celui de mon coeur, je composai, dans l’espace de trois semaines, ma lettre à d’Alembert sur les spectacles. C’est ici (car la Julie n’étoit pas à moitié faite) le premier de mes écrits où j’aye trouvé des charmes dans le travail. Jusqu’àlors l’indignation de la vertu m’avoit tenu lieu d’Apollon; la tendresse & la douceur d’âme m’en tinrent lieu cette fois. Les injustices dont je n’avois été que spectateur m’avoient irrité; celles dont j’étois devenu l’objet m’attristèrent; & cette tristesse sans fiel n’étoit que celle d’un coeur trop aimant, trop tendre, qui, trompé par ceux qu’il avoit crus de sa trempe, étoit forcé de se retirer au dedans de lui. Plein de tout ce qui venoit de m’arriver, encore ému de tant de violens [319] mouvements, le mien mêloit le sentiment de ses peines aux idées que la méditation de mon sujet m’avoit fait naître; mon travail se sentit de ce mélange. Sans m’en apercevoir, j’y décrivis ma situation actuelle; j’y peignis G[rimm] Mde. D’[Epina]y, Mde. d’H[oudetot], St. L[amber]t, moi-même. En l’écrivant, que je versai de délicieuses larmes! Hélas! on y sent trop que l’amour, cet amour fatal dont je m’efforçois de guérir, n’étoit pas encore sorti de mon coeur. A tout cela se mêloit un certain attendrissement sur moi-même, qui me sentois mourant, & qui croyois faire au public mes derniers adieux. Loin de craindre la mort, je la voyois approcher avec joie; mais j’avois regret de quitter mes semblables sans qu’ils sentissent tout ce que je valais, sans qu’ils sussent combien j’aurois mérité d’être aimé d’eux s’ils m’avoient connu davantage. Voilà les secrètes causes du ton singulier qui règne dans cet ouvrage, & qui tranche si prodigieusement avec celui du précédent.* [*Le Discours sur l’inégalité.]

Je retouchois & mettois au net cette lettre, & je me disposois à la faire imprimer, quand, après un long silence, j’en reçus une de Mde. d’H[oudetot], qui me plongea dans une affliction nouvelle, la plus sensible que j’eusse encore éprouvée. Elle m’apprenoit dans cette lettre, que ma passion pour elle étoit connue de tout Paris; que j’en avois parlé à des gens qui l’avoient rendue publique; que ces bruits, parvenus à son amant, avoient failli lui coûter la vie; qu’enfin il lui rendoit justice, & que leur paix étoit faite; mais qu’elle lui devoit, ainsi qu’à elle-même & au soin de sa réputation, [320] de rompre avec moi tout commerce: m’assurant, au reste, qu’ils ne cesseroient jamais l’un & l’autre de s’intéresser à moi, qu’ils me défendroient dans le public, & qu’elle enverroit de tems en tems savoir de mes nouvelles.

Et toi aussi, Diderot! m’écriai-je. Indigne ami! Je ne pus cependant me résoudre à le juger encore. Ma faiblesse étoit connue d’autres gens qui pouvoient l’avoir fait parler. Je voulus douter... Mais bientôt je ne le pus plus. St. L[amber]t fit peu après un acte digne de sa générosité. Il jugeoit, connaissant assez mon âme, en quel état je devois être, trahi d’une partie de mes amis, & délaissé des autres. Il vint me voir. La premiere fois il avoit peu de tems à me donner. Il revint. Malheureusement, ne l’attendant pas, je ne me trouvai pas chez moi. Thérèse, qui s’y trouva, eut avec lui un entretien de plus de deux heures, dans lequel ils se dirent mutuellement beaucoup de faits dont il m’importoit que lui & moi fussions informés. La surprise avec laquelle j’appris par lui que personne ne doutoit dans le monde que je n’eusse vécu avec Mde. D’[Epina]y comme G[rimm] y vivoit maintenant, ne peut être égalée que par celle qu’il eut lui-même en apprenant combien ce bruit étoit faux. St. L[amber]t, au grand déplaisir de la dame, étoit dans le même cas que moi; & tous les éclaircissemens qui résultèrent de cet entretien achevèrent d’éteindre en moi tout regret d’avoir rompu sans retour avec elle. Par rapport à Mde. d’H[oudetot], il détailla à Thérèse plusieurs circonstances qui n’étoient connues ni d’elle, ni même de Mde. d’H[oudetot], que je savois seul, que je n’avois dites qu’au seul Diderot [321] sous le sceau de l’amitié; & c’étoit précisément St. L[amber]t qu’il avoit choisi pour lui en faire la confidence. Ce dernier trait me décida; & résolu de rompre avec Diderot pour jamais, je ne délibérai plus que sur la manière; car je m’étois apperçu que les ruptures secrètes tournoient à mon préjudice, en ce qu’elles laissoient le masque de l’amitié à mes plus cruels ennemis.

Les règles de bienséance établies dans le monde sur cet article semblent dictées par l’esprit de mensonge & de trahison. Paroître encore l’ami d’un homme dont on a cessé de l’être, c’est se réserver des moyens de lui nuire en surprenant les honnêtes gens. Je me rappelai que quand l’illustre Montesquieu rompit avec le P. de Tournemine, il se hâta de le déclarer hautement, en disant à tout le monde: N’écoutez ni le P. de Tournemine ni moi, parlant l’un de l’autre; car nous avons cessé d’être amis. Cette conduite fut très applaudie, & tout le monde en loua la franchise & la générosité. Je résolus de suivre avec Diderot le même exemple: mais comment de ma retraite publier cette rupture authentiquement, & pourtant sans scandale? Je m’avisai d’insérer par forme de note, dans mon ouvrage, un passage du livre de l’Ecclésiastique, qui déclaroit cette rupture & même le sujet assez clairement pour quiconque étoit au fait, & ne signifioit rien pour le reste du monde, m’attachant, au surplus, à ne désigner dans l’ouvrage l’ami auquel je renonçois qu’avec l’honneur qu’on doit toujours rendre à l’amitié même éteinte. On peut voir tout cela dans l’ouvrage même.

[322] Il n’y a qu’heur & malheur dans ce monde; & il semble que tout acte de courage soit un crime dans l’adversité. Le même trait qu’on avoit admiré dans Montesquieu ne m’attira que blâme & reproche. Sitôt que mon ouvrage fut imprimé & que j’en eus des exemplaires, j’en envoyai un à St. L[amber]t, qui, la veille même, m’avoit écrit, au nom de Mde. d’H[oudetot] et au sien, un billet plein de la plus tendre amitié. Voici la lettre qu’il m’écrivit, en me renvoyant mon exemplaire.

Eaubonne, 10 Octobre 1758.

«En vérité, monsieur, je ne puis accepter le présent que vous venez de me faire. A l’endroit de votre préface où, à l’occasion de Diderot, vous citez un passage de l’Ecclésiaste (Il se trompe, c’est de l’Ecclésiastique), le livre m’est tombé des mains. Après les conversations de cet été vous m’avez paru convaincu que Diderot étoit innocent des prétendues indiscrétions que vous lui imputiez. Il peut avoir des torts avec vous: je l’ignore; mais je sais bien qu’ils ne vous donnent pas le droit de lui faire une insulte publique. Vous n’ignorez pas les persécutions qu’il essuie, & vous allez mêler la voix d’un ancien ami aux cris de l’envie. Je ne puis vous dissimuler, monsieur, combien cette atrocité me révolte. Je ne vis point avec Diderot, mais je l’honore, & je sens vivement le chagrin que vous donnez à un homme à qui, du moins vis-à-vis de moi, vous n’avez jamais reproché qu’un peu de faiblesse. Monsieur, nous différons trop de principes pour nous convenir jamais. Oubliez mon existence; cela ne [323] doit pas être difficile. Je n’ai jamais fait aux hommes ni le bien ni le mal dont on se souvient longtemps. Je vous promets, moi, monsieur, d’oublier votre personne, & de ne me souvenir que de vos talens.»

Je ne me sentis pas moins déchiré qu’indigné de cette lettre, & dans l’excès de ma misère retrouvant enfin ma fierté, je lui répondis par le billet suivant.

A Montmorenci, le 11 Octobre 1758.

«Monsieur, en lisant votre lettre je vous ai fait l’honneur d’en être surpris, & j’ai eu la bêtise d’en être ému; mais je l’ai trouvée indigne de réponse.»

«Je ne veux point continuer les copies de Mde. d’H[oudetot] S’il ne lui convient pas de garder ce qu’elle a, elle peut me le renvoyer; je lui rendrai son argent. Si elle le garde, il faut toujours qu’elle envoie chercher le reste de son papier & de son argent. Je la prie de me rendre en même tems le prospectus dont elle est dépositaire. Adieu, Monsieur.»

Le courage dans l’infortune irrite les coeurs lâches, mais il plaît aux coeurs généreux. Il paraît que ce billet fit rentrer St. L[amber]t en lui-même, & qu’il eut regret à ce qu’il avoit fait; mais, trop fier à son tour pour en revenir ouvertement, il saisit, il prépara peut-être le moyen d’amortir le coup qu’il m’avoit porté. Quinze jours après, je reçus de M. D’[Epina]y la lettre suivante.

Ce Jeudi, 26.

«J’ai reçu, Monsieur, le livre que vous avez eu la bonté [324] de m’envoyer; je le lis avec le plus grand plaisir. C’est le sentiment que j’ai toujours éprouvé à la lecture de tous les ouvrages qui sont sortis de votre plume. Recevez-en tous mes remerciements. J’aurois été vous les faire moi-même, si mes affaires m’eussent permis de demeurer quelque tems dans votre voisinage; mais j’ai bien peu habité la C[hevrett]e cette année. M. & Mde. D[upi]n viennent m’y demander à dîner dimanche prochain. Je compte que MM. de St. L[amber]t, de F[rancuei]l & Mde. d’H[oudetot] seront de la partie; vous me feriez un vrai plaisir, monsieur, si vous vouliez être des nôtres. Toutes les personnes que j’aurai chez moi vous désirent, & seront charmées de partager avec moi le plaisir de passer avec vous une partie de la journée. J’ai l’honneur d’être avec la plus parfaite considération, &c.»

Cette lettre me donna d’horribles battemens de coeur. Après avoir fait, depuis un an, la nouvelle de Paris, l’idée de m’aller donner en spectacle vis-à-vis de Mde. d’H[oudetot] me faisoit trembler, & j’avois peine à trouver assez de courage pour soutenir cette épreuve. Cependant, puisqu’elle & St. L[amber]t le vouloient bien, puisque D’[Epina]y parloit au nom de tous les conviés, & qu’il n’en nommoit aucun que je ne fusse bien aise de voir, je ne crus point, après tout, me compromettre en acceptant un dîner où j’étois en quelque sorte invité par tout le monde. Je promis donc. Le dimanche il fit mauvais: M. D’[Epina]y m’envoya son carrosse, & j’allai.

Mon arrivée fit sensation. Je n’ai jamais reçu d’accueil [325] plus caressant. On eût dit que toute la compagnie sentoit combien j’avois besoin d’être rassuré. Il n’y a que les coeurs François qui connaissent ces sortes de délicatesses. Cependant je trouvai plus de monde que je ne m’y étois attendu; entre autres, le Comte d’H[oudetot], que je ne connoissois point du tout, & sa soeur, Mde. de B[lainvill]e, dont je me serois bien passé. Elle étoit venue plusieurs fois l’année précédente à Eaubonne: & sa belle-soeur, dans nos promenades solitaires, l’avoit souvent laissée s’ennuyer à garder le mulet. Elle avoit nourri contre moi un ressentiment qu’elle satisfit durant ce dîner tout à son aise; car on sent que la présence du comte d’H[oudetot] et de St. L[amber]t ne mettoit pas les rieurs de mon côté, & qu’un homme embarrassé dans les entretiens les plus faciles n’étoit pas fort brillant dans celui-là. Je n’ai jamais tant souffert, ni fait plus mauvaise contenance, ni reçu d’atteintes plus imprévues. Enfin, quand on fut sorti de table, je m’éloignai de cette mégère; j’eus le plaisir de voir St. L[amber]t & Mde. d’H[oudetot] s’approcher de moi, & nous causâmes ensemble, une partie de l’après-midi, de choses indifférentes, à la vérité, mais avec la même familiarité qu’avant mon égarement. Ce procédé ne fut pas perdu dans mon coeur; & si St. L[amber]t y eût pu lire, il en eût sûrement été content. Je puis jurer que, quoique en arrivant, la vue de Mde. d’H[oudetot] m’eût donné des palpitations jusqu’à la défaillance, en m’en retournant je ne pensai presque pas à elle; je ne fus occupé que de St. L[amber]t.

Malgré les malins sarcasmes de Mde. de B[lainvill]e, ce dîner me fit grand bien, & je me félicitai fort de ne m’y [326] être pas refusé. J’y reconnus, non seulement que les intrigues de G[rimm] et des H[olbachien]s n’avoient point détaché de moi mes anciennes connaissances,* [*Voilà ce que, dans la simplicité de mon coeur, je croyois encore quand j’écrivis mes Confessions] mais, ce qui me flatta davantage encore, c’est que les sentimens de Mde. d’H....[d’Houdetot] & de St. L[amber]t étoient moins changés que je n’avois cru; & je compris enfin qu’il y avoit plus de jalousie que de mésestime dans l’éloignement où il la tenoit de moi. Cela me consola & me tranquillisa. Sûr de n’être pas un objet de mépris pour ceux qui l’étoient de mon estime, j’en travaillai sur mon propre coeur avec plus de courage & de succès. Si je ne vins pas à bout d’y éteindre entièrement une passion coupable & malheureuse, j’en réglai du moins si bien les restes, qu’ils ne m’ont pas fait faire une seule faute depuis ce temps-là. Les copies de Mde. d’H[oudetot], qu’elle m’engagea de reprendre; mes ouvrages que je continuai de lui envoyer quand ils paraissoient, m’attirèrent encore de sa part, de tems à autre, quelques messages & billets indifférents, mais obligeants. Elle fit même plus, comme on verra dans la suite: & la conduite réciproque de tous les trois, quand notre commerce eut cessé, peut servir d’exemple de la manière dont les honnêtes gens se séparent, quand il ne leur convient plus de se voir.

Un autre avantage que me procura ce dîner fut qu’on en parla dans Paris, & qu’il servit de réfutation sans réplique au bruit que répandoient partout mes ennemis, que j’étois brouillé mortellement avec tous ceux qui s’y trouvèrent, & [327] sur-tout avec M. D’]Epina]y. En quittant l’Hermitage, je lui avois écrit une lettre de remerciement très honnête, à laquelle il répondit non moins honnêtement; & les attentions mutuelles ne cessèrent point tant avec lui qu’avec M. de L[alive] son frère, qui même vint me voir à Montmorenci, & m’envoya ses gravures. Hors les deux belles-soeurs de Mde. d’H[oudetot], je n’ai jamais été mal avec personne de sa famille.

Ma lettre à d’Alembert eut un grand succès. Tous mes ouvrages en avoient eu, mais celui-ci me fut plus favorable. Il apprit au public à se défier des insinuations de la coterie H[olbachiqu]e. Quand j’allai à l’Hermitage, elle prédit, avec sa suffisance ordinaire, que je n’y tiendrois pas trois mois. Quand elle vit que j’y en avois tenu vingt, & que, forcé d’en sortir, je fixois encore ma demeure à la campagne, elle soutint que c’étoit obstination pure; que je m’ennuyois à la mort dans ma retraite; mais que, rongé d’orgueil, j’aimois mieux y périr victime de mon opiniâtreté, que de m’en dédire & revenir à Paris. La lettre à d’Alembert respiroit une douceur d’âme qu’on sentoit n’être point jouée. Si j’eusse été rongé d’humeur dans ma retraite, mon ton s’en seroit senti. Il en régnoit dans tous les écrits que j’avois faits à Paris: il n’en régnoit plus dans le premier que j’avois fait à la campagne. Pour ceux qui savent observer, cette remarque étoit décisive. On vit que j’étois rentré dans mon élément.

Cependant ce même ouvrage, tout plein de douceur qu’il étoit, me fit encore, par ma balourdise & par mon malheur ordinaire, un nouvel ennemi parmi les gens de lettres. J’avois [328] fait connoissance avec Marmontel chez M. de la Poplinière, & cette connoissance s’étoit entretenue chez le baron. Marmontel faisoit alors le Mercure de France. Comme j’avois la fierté de ne point envoyer mes ouvrages aux auteurs périodiques, & que je voulois cependant lui envoyer celui-ci, sans qu’il crût que c’étoit à ce titre, ni pour qu’il en parlât dans le Mercure, j’écrivis sur son exemplaire que ce n’étoit point pour l’auteur du Mercure, mais pour M. Marmontel. Je crus lui faire un très beau compliment; il crut y voir une cruelle offense, & devint mon plus irréconciliable ennemi. Il écrivit contre cette même lettre avec politesse, mais avec un fiel qui se sent aisément, & depuis lors il n’a manqué aucune occasion de me nuire dans la société, & de me maltraiter indirectement dans ses ouvrages: tant le très irritable amour-propre des gens de lettres est difficile à ménager, & tant on doit avoir soin de ne rien laisser, dans les complimens qu’on leur fait, qui puisse même avoir la moindre apparence d’équivoque.

Devenu tranquille de tous les côtés, je profitai du loisir & de l’indépendance où je me trouvois pour reprendre mes travaux avec plus de suite. J’achevai cet hiver la Julie, & je l’envoyai à Rey, qui la fit imprimer l’année suivante. Ce travail fut cependant encore interrompu par une petite diversion, & même assez désagréable. J’appris qu’on préparoit à l’Opéra une nouvelle remise du Devin du village. Outré de voir ces gens-là disposer arrogamment de mon bien, je repris le mémoire que j’avois envoyé à M. d’Argenson, & qui étoit demeuré sans réponse; & l’ayant retouché, je le [329] fis remettre par M. Sellon, résident de Genève, avec une lettre dont il voulut bien se charger, à M. le Comte de St. Florentin, qui avoit remplacé M. d’Argenson dans le département de l’Opéra. M. de St. Florentin promit une réponse, & n’en fit aucune. Duclos, à qui j’écrivis ce que j’avois fait, en parla aux petits violons, qui offrirent de me rendre, non mon opéra, mais mes entrées dont je ne pouvois plus profiter. Voyant que je n’avois d’aucun côté aucune justice à espérer, j’abandonnai cette affaire; & la direction de l’Opéra, sans répondre à mes raisons ni les écouter, a continué de disposer, comme de son propre bien, & de faire son profit du Devin du village, qui très incontestablement n’appartient qu’à moi seul.* [*Il lui appartient depuis lors, par un accord qu’elle a fait avec moi tout nouvellement.]

Depuis que j’avois secoué le joug de mes tyrans, je menois une vie assez égale & paisible: privé du charme des attachemens trop vifs, j’étois libre aussi du poids de leurs chaînes. Dégoûté des amis protecteurs, qui vouloient absolument disposer de ma destinée & m’asservir à leurs prétendus bienfaits malgré moi, j’étois résolu de m’en tenir désormois aux liaisons de simple bienveillance, qui, sans gêner la liberté, font l’agrément de la vie, & dont une mise d’égalité fait le fondement. J’en avois de cette espèce autant qu’il m’en falloit pour goûter les douceurs de la société, sans en souffrir la dépendance; & sitôt que j’eus essayé de ce genre de vie, je sentis que c’étoit celui qui convenoit à mon âge, pour finir mes jours dans le calme, loin de l’orage, [330] des brouilleries & des tracasseries, où je venois d’être à demi submergé.

Durant mon séjour à l’Hermitage, & depuis mon établissement à Montmorenci, j’avois fait à mon voisinage quelques connaissances qui m’étoient agréables, & qui ne m’assujettissoient à rien. A leur tête étoit le jeune Loyseau de Mauléon, qui, débutant alors au barreau, ignoroit quelle y seroit sa place. Je n’eus pas comme lui ce doute. Je lui marquai bientôt la carrière illustre qu’on le voit fournir aujourd’hui. Je lui prédis que, s’il se rendoit sévère sur le choix des causes, & qu’il ne fût jamais que le défenseur de la justice & de la vertu, son génie, élevé par ce sentiment sublime, égaleroit celui des plus grands orateurs. Il a suivi mon conseil, & il en a senti l’effet. Sa défense de M. de Portes est digne de Démosthène. Il venoit tous les ans à un quart de lieue de l’Hermitage passer les vacances à St. Brice, dans le fief de Mauléon, appartenant à sa mère, & où jadis avoit logé le grand Bossuet. Voilà un fief dont une succession de pareils maîtres rendroit la noblesse difficile à soutenir.

J’avois, au même village de St. Brice, le libraire Guérin, homme d’esprit, lettré, aimable, & de la haute volée dans son état. Il me fit faire aussi connoissance avec Jean Néaulme, libraire d’Amsterdam, son correspondant & son ami, qui dans la suite imprima l’Émile.

J’avois plus près encore que St. Brice, M. Maltor, curé de Grosley, plus fait pour être homme d’état & ministre que curé de village, & à qui l’on eût donné tout au moins [331] un diocèse à gouverner, si les talens décidoient des places. Il avoit été secrétaire du comte du Luc, & avoit connu très-particulièrement Jean-Baptiste Rousseau. Aussi plein d’estime pour la mémoire de cet illustre banni, que d’horreur pour celle du fourbe qui l’avoit perdu, il savoit sur l’un & sur l’autre beaucoup d’anecdotes curieuses, que Seguy n’avoit pas mises dans la vie encore manuscrite du premier, & il m’assuroit que le comte du Luc, loin d’avoir jamais eu à s’en plaindre, avoit conservé jusqu’à la fin de sa vie la plus ardente amitié pour lui. M. Maltor, à qui M. de Vintimille avoit donné cette retraite assez bonne après la mort de son patron, avoit été employé jadis dans beaucoup d’affaires, dont il avoit, quoique vieux, la mémoire encore présente & dont il raisonnoit très-bien. Sa conversation, non moins instructive qu’amusante, ne sentoit point son curé de village: il joignoit le ton d’un homme du monde aux connoissances d’un homme de cabinet. Il étoit de tous mes voisins permanens, celui dont la société m’étoit la plus agréable, & que j’ai eu le plus de regret de quitter.

J’avois à Montmorenci les Oratoriens, & entr’autres le P. B[erthie]r, professeur de physique, auquel, malgré quelque léger vernis de pédanterie, je m’étois attaché par un certain air de bonhomie que je lui trouvois. J’avois cependant peine à concilier cette grande simplicité avec le désir & l’art qu’il avoit de se fourrer partout, chez les grands, chez les femmes, chez les dévots, chez les philosophes. Il savoit se faire tout à tous. Je me plaisois fort avec lui, j’en parlois à tout le monde. Apparemment ce que j’en disois, lui revint. [332] Il me remercioit un jour de l’avoir trouvé bon homme. Je trouvai dans son souris je ne sais quoi de sardonique qui changea totalement sa physionomie à mes yeux, & qui m’est souvent revenu depuis lors dans la mémoire. Je ne peux pas mieux comparer ce souris qu’à celui de Panurge achetant les moutons de Dindenaut. Notre connoissance avoit commencé peu de tems après mon arrivée à l’Hermitage, où il me venoit voir très souvent. J’étois déjà établi à Montmorenci, quand il en partit pour retourner demeurer à Paris. Il y voyoit souvent Mde. le Vasseur. Un jour que je ne pensois à rien moins, il m’écrivit de la part de cette femme, pour m’informer que M. G[rimm] offroit de se charger de son entretien, & pour me demander la permission d’accepter cette offre. J’appris qu’elle consistoit en une pension de trois cens livres, & que Mde. le Vasseur devoit venir demeurer à Deuil, entre la Chevrette & Montmorenci. Je ne dirai pas l’impression que fit sur moi cette nouvelle, qui auroit été moins surprenante si G[rimm] avoit eu dix mille livres de rentes, ou quelque relation plus facile à comprendre avec cette femme, & qu’on ne m’eût pas fait un si grand crime de l’avoir amenée à la campagne, où cependant il lui plaisoit maintenant de la ramener, comme si elle étoit rajeunie depuis ce temps-là. Je compris que la bonne vieille ne me demandoit cette permission, dont elle auroit bien pu se passer si je l’avois refusée, qu’afin de ne pas s’exposer à perdre ce que je lui donnois de mon côté. Quoique cette charité me parût très extraordinaire, elle ne me frappa pas alors autant qu’elle a fait dans la suite. Mais quand j’aurois [333] su tout ce que j’ai pénétré depuis, je n’en aurois pas moins donné mon consentement, comme je fis, & comme j’étois obligé de faire, à moins de renchérir sur l’offre de M. G[rimm] Depuis lors le P. B[erthie]r me guérit un peu de l’imputation de bonhomie qui lui avoit paru si plaisante, & dont je l’avois si étourdiment chargé.

Ce même P. B[erthie]r avoit la connoissance de deux hommes qui recherchèrent aussi la mienne, je ne sais pourquoi: car il y avoit assurément peu de rapport entre leurs goûts & les miens. C’étoient des enfans de Melchisédec, dont on ne connoissoit ni le pays, ni la famille, ni probablement le vrai nom. Ils étoient Jansénistes & passoient pour des prêtres déguisés, peut-être à cause de leur façon ridicule de porter les rapières auxquelles ils étoient attachés. Le mystère prodigieux qu’ils mettoient à toutes leurs allures leur donnoit un air de chefs de parti, & je n’ai jamais douté qu’ils ne fissent la gazette ecclésiastique. L’un, grand, bénin, patelin, s’appeloit M. Ferraud; l’autre, petit, trapu, ricaneur, pointilleux, s’appeloit M. Minard. Ils se traitoient de cousins. Ils logeoient à Paris, avec d’Alembert, chez sa nourrice, appelée Mde. Rousseau, & ils avoient pris à Montmorenci un petit appartement pour y passer les étés. Ils faisoient leur ménage eux-mêmes, sans domestique & sans commissionnaire. Ils avoient alternativement chacun sa semaine pour aller aux provisions, faire la cuisine & balayer la maison. D’ailleurs ils se tenoient assez bien; nous mangions quelquefois les uns chez les autres. Je ne sais pas pourquoi ils se soucioient de moi; pour moi, je ne me souciois d’eux, [334] que parce qu’ils jouoient aux échecs, & pour obtenir une pauvre petite partie, j’endurois quatre heures d’ennui. Comme ils se fourroient partout & vouloient se mêler de tout, Thérèse les appeloit les commères, & ce nom leur est demeuré à Montmorenci.

Telles étoient, avec mon hôte M. Mathas, qui étoit un bon homme, mes principales connaissances de campagne. Il m’en restoit assez à Paris pour y vivre, quand je voudrais, avec agrément, hors de la sphère des gens de lettres, où je ne comptois que le seul Duclos pour ami: car Deleyre étoit encore trop jeune; & quoique, après avoir vu de près les manœuvres de la clique philosophique à mon égard, il s’en fût tout à fait détaché, ou du moins je le crus ainsi, je ne pouvois encore oublier la facilité qu’il avoit eue à se faire auprès de moi le porte-voix de tous ces gens-là.

J’avois d’abord mon ancien & respectable ami M. Roguin. C’étoit un ami du bon temps, que je ne devois point à mes écrits, mais à moi-même, & que pour cette raison j’ai toujours conservé. J’avois le bon Lenieps, mon compatriote, & sa fille alors vivante, Mde. Lambert. J’avois un jeune Genevois, appelé C[oinde]t, bon garçon, ce me sembloit, soigneux, officieux, zélé; mais ignorant, confiant, gourmand, avantageux, qui m’étoit venu voir dès le commencement de ma demeure à l’Hermitage, & sans autre introducteur que lui-même, s’étoit bientôt établi chez moi, malgré moi. Il avoit quelque goût pour le dessin, & connoissoit les artistes. Il me fut utile pour les estampes de la Julie; il se chargea de la direction des dessins & des planches, & s’acquitta bien de cette commission.

[335] J’avois la maison de M. D[upi]n, qui, moins brillante que durant les beaux jours de Mde. D[upi]n, ne laissoit pas d’être encore par le mérite des maîtres, & par le choix du monde qui s’y rassembloit, une des meilleures maisons de Paris. Comme je ne leur avois préféré personne, que je ne les avois quittés que pour vivre libre, ils n’avoient point cessé de me voir avec amitié, & j’étois sûr d’être en tout temps bien reçu de Mde. D[upi]n. Je la pouvois même compter pour une de mes voisines de campagne, depuis qu’ils s’étoient fait un établissement à Clichy, où j’allois quelquefois passer un jour ou deux, & où j’aurois été davantage, si Mde. D[upi]n & Mde. de C[henonceau]x avoient vécu de meilleure intelligence. Mais la difficulté de se partager dans la même maison entre deux femmes qui ne sympathisoient pas. J’avois le plaisir de la voir plus à mon aise à Deuil, presque à ma porte, où elle avoit loué une petite maison, & même chez moi, où elle me venoit voir assez souvent.

J’avois Mde. de Créqui qui, s’étant jetée dans la haute dévotion, avoit cessé de voir les d’Alembert, les Marmontel, & la plupart des gens de lettres, excepté, je crois, l’abbé T[ruble]t, manière alors de demi-cafard, dont elle étoit même assez ennuyée. Pour moi, qu’elle avoit recherché, je ne perdis pas sa bienveillance ni sa correspondance. Elle m’envoya des poulardes du Mans aux étrennes, & sa partie étoit faite pour venir me voir l’année suivante, quand un voyage de Mde. de Luxembourg croisa le sien. Je lui dois ici une place à part; elle en aura toujours une distinguée dans mes souvenirs.

[336] J’avois un homme, qu’excepté Roguin, j’aurois dû mettre le premier en compte: mon ancien confrère & ami de Carrio, ci-devant secrétaire titulaire de l’ambassade d’Espagne à Venise, puis en Suède, où il fut, par sa Cour, chargé des affaires, & enfin nommé réellement secrétaire d’ambassade à Paris. Il me vint surprendre à Montmorenci, lorsque je m’y attendois le moins. Il étoit décoré d’un ordre d’Espagne, dont j’ai oublié le nom, avec une belle croix en pierreries. Il avoit été obligé, dans ses preuves, d’ajouter une lettre à son nom de Carrio, & portoit celui du chevalier de Carrion. Je le trouvai toujours le même, le même excellent coeur, l’esprit de jour en jour plus aimable. J’aurois repris avec lui la même intimité qu’auparavant, si C[oinde]t s’interposant entre nous à son ordinaire, n’eût profité de mon éloignement pour s’insinuer à ma place & en mon nom dans sa confiance, & me supplanter, à force de zèle à me servir.

La mémoire de Carrion me rappelle celle d’un de mes voisins de campagne, dont j’aurois d’autant plus de tort de ne pas parler, que j’en ai à confesser un bien inexcusable envers lui. C’étoit l’honnête M. le Blond, qui m’avoit rendu service à Venise, & qui, étant venu faire un voyage en France avec sa famille, avoit loué une maison de campagne à la Briche, non loin de Montmorenci.* [*Quand j’écrivois ceci, plein de mon ancienne, & aveugle confiance j’étois bien loin de soupçonner le vrai motif, & l’effet de ce voyage de Paris.] Sitôt que j’appris qu’il étoit mon voisin, j’en fus dans la joie de mon coeur, & me fis encore plus une fête qu’un devoir d’aller lui [337] rendre visite. Je partis pour cela dès le lendemain. Je fus rencontré par des gens qui me venoient voir moi-même, & avec lesquels il fallut retourner. Deux jours après, je pars encore; il avoit dîné à Paris avec toute sa famille. Une troisième fois il étoit chez lui; j’entendis des voix de femmes, je vis à la porte un carrosse qui me fit peur. Je voulois du moins, pour la premiere fois, le voir à mon aise, & causer avec lui de nos anciennes liaisons. Enfin, je remis si bien ma visite de jour à autre, que la honte de remplir si tard un pareil devoir, fit que je ne le remplis point du tout: après avoir osé tant attendre, je n’osai plus me montrer. Cette négligence, dont M. le Blond ne put qu’être justement indigné, donna, vis-à-vis de lui, l’air de l’ingratitude à ma paresse, & cependant, je sentois mon coeur si peu coupable, que si j’avois pu faire à M, le Blond quelque vrai plaisir, même à son insu, je suis bien sûr qu’il ne m’eût pas trouvé paresseux. Mais l’indolence, la négligence & les délais dans les petits devoirs à remplir, m’ont fait plus de tort que de grands vices. Mes pires fautes ont été d’omission: j’ai rarement fait ce qu’il ne falloit pas faire, & malheureusement j’ai plus rarement encore fait ce qu’il falloit.

Puisque me voilà revenu à mes connoissances de Venise, je n’en dois pas oublier une qui s’y rapporte, & que je n’avois interrompue, ainsi que les autres, que depuis beaucoup moins de temps. C’est celle de M. de J[onvill]e, qui avoit continué, depuis son retour de Gênes, à me faire beaucoup d’amitiés. Il aimoit fort à me voir & à causer [338] avec moi des affaires d’Italie & des folies de M. de M[ontaigu], dont il savoit, de son côté, bien des traits par les bureaux des affaires étrangères, dans lesquels il avoit beaucoup de liaisons. J’eus le plaisir aussi de revoir chez lui mon ancien camarade Dupont, qui avoit acheté une charge dans sa province, & dont les affaires le ramenoient quelquefois à Paris. M. de J[onvill]e devint peu à peu si empressé de m’avoir, qu’il en étoit même gênant; & quoique nous logeassions dans des quartiers fort éloignés, il y avoit du bruit entre nous quand je passois une semaine entière sans aller dîner chez lui. Quand il alloit à J[onvill]e, il m’y vouloit toujours emmener; mais y étant une fois allé passer huit jours, qui me parurent fort longs, je n’y voulus plus retourner. M. de J[onvill]e étoit assurément un honnête & galant homme, aimable même à certains égards; mais il avoit peu d’esprit: il étoit beau, tant soit peu Narcisse, & passablement ennuyeux. Il avoit un recueil singulier, & peut-être unique au monde, dont il s’occupoit beaucoup, & dont il occupoit aussi ses hôtes, qui quelquefois s’en amusoient moins que lui. C’étoit une collection très complète de tous les vaudevilles de la Cour & de Paris, depuis plus de cinquante ans, où l’on trouvoit beaucoup d’anecdotes, qu’on auroit inutilement cherchées ailleurs. Voilà des mémoires pour l’histoire de France, dont on ne s’aviseroit guère chez toute autre nation.

Un jour, au fort de notre meilleure intelligence il me fit un accueil si froid, si glaçant, si peu dans son ton ordinaire, qu’après lui avoir donné occasion de s’expliquer, & [339] même l’en avoir prié, je sortis de chez lui avec la résolution, que j’ai tenue, de n’y plus remettre les pieds; car on ne me revoit guère où j’ai été une fois mal reçu, & il n’y avoit point ici de Diderot qui plaidât pour M. de J[onvill]e. Je cherchai vainement dans ma tête quel tort je pouvois avoir avec lui: je ne trouvai guère. J’étois sûr de n’avoir jamais parlé de lui ni des siens que de la façon la plus honorable; car je lui étois sincèrement attaché, & outre que je n’en avois que du bien à dire, ma plus inviolable maxime a toujours été de ne parler qu’avec honneur des maisons que je fréquentois.

Enfin à force de ruminer, voici ce que je conjecturai. La dernière fois que nous nous étions vus, il m’avoit donné à souper chez des filles de sa connoissance, avec deux ou trois commis des affaires étrangères, gens très-aimables, & qui n’avoient point du tout l’air ni le ton libertin: & je puis jurer que de mon côté la soirée se passa à méditer assez tristement sur le malheureux sort de ces créatures. Je ne payai pas mon écot, parce que M. de J[onvill]e nous donnoit à souper, & je ne donnai rien à ces filles, parce que je ne leur fis point gagner comme à la Padoana, le payement que j’aurois pu leur offrir. Nous sortîmes tous assez gais & de très-bonne intelligence. Sans être retourné chez ces filles, j’allai trois ou quatre jours après dîner chez M. de J[onvill]e que je n’avois pas revu depuis lors, & qui me fit l’accueil que j’ai dit. N’en pouvant imaginer d’autre cause que quelque mal-entendu relatif à ce souper, & voyant qu’il ne vouloit pas s’expliquer, je pris mon parti & cessai de le [340] voir: mais je continuai de lui envoyer mes ouvrages: il me fit faire souvent des complimens, & l’ayant un jour rencontré au chauffoir de la comédie, il me fit, sur ce que je n’allois plus le voir, des reproches obligeants, qui ne m’y ramenèrent pas. Ainsi cette affaire avoit plus l’air d’une bouderie que d’une rupture. Toutefois ne l’ayant pas revu, & n’ayant plus oui parler de lui depuis lors, il eût été trop tard pour y retourner au bout d’une interruption de plusieurs années. Voilà pourquoi M. de J[onvill]e n’entre point ici dans ma liste, quoique j’eusse assez long-tems fréquenté sa maison.

Je n’enflerai point la même liste de beaucoup d’autres connoissances moins familières, ou qui par mon absence, avoient cessé de l’être, & que je ne laissai pas de voir quelquefois en campagne, tant chez moi qu’à mon voisinage, telles, par exemple, que les abbés de Condillac, de Mably, MM. de Mairan, de Lalive, de Boisgelou, Watelet, Ancelet, & d’autres qu’il seroit trop long de nommer. Je passerai légèrement aussi sur celle de M. de Margency, gentilhomme ordinaire du roi, ancien membre de la coterie H[olbachiqu]e qu’il avoit quittée ainsi que moi, & ancien ami de Mde. D’[Epina]y, dont il s’étoit détaché ainsi que moi; ni sur celle de son ami Desmahis, auteur célèbre, mais éphémère, de la comédie de l’Impertinent. Le premier étoit mon voisin de campagne, sa terre de Margency étant près de Montmorenci. Nous étions d’anciennes connaissances; mais le voisinage & une certaine conformité d’expériences nous rapprochèrent davantage. Le second mourut peu après. Il avoit [341] du mérite & de l’esprit: mais il étoit un peu l’original de sa comédie, un peu fat auprès des femmes, & n’en fut pas extrêmement regretté.

Mais je ne puis omettre une correspondance nouvelle de ce temps-là, qui a trop influé sur le reste de ma vie pour que je néglige d’en marquer le commencement. Il s’agit de M. de L[amoignon] de M[alesherbe]s, premier président de la Cour des Aides, chargé pour lors de la librairie, qu’il gouvernoit avec autant de lumières que de douceur, & à la grande satisfaction des gens de lettres. Je ne l’avois pas été voir à Paris une seule fois; cependant j’avois toujours éprouvé de sa part les facilités les plus obligeantes, quant à la censure, & je savois qu’en plus d’une occasion il avoit fort malmené ceux qui écrivoient contre moi. J’eus de nouvelles preuves de ses bontés au sujet de l’impression de la Julie; car les épreuves d’un si grand ouvrage étant fort coûteuses à faire venir d’Amsterdam par la poste, il permit, ayant ses ports francs, qu’elles lui fussent adressées, & il me les envoyoit franches aussi sous le contre-seing de M. le chancelier son père. Quand l’ouvrage fut imprimé, il n’en permit le débit dans le royaume, qu’ensuite d’une édition qu’il en fit faire à mon profit, malgré moi-même: comme ce profit eût été de ma part un vol fait à Rey, à qui j’avois vendu mon manuscrit, non-seulement je ne voulus point accepter le présent qui m’étoit destiné pour cela, sans son aveu, qu’il accorda très-généreusement; mais je voulus partager avec lui les cent pistoles à quoi monta ce présent & dont il ne voulut rien. Pour ces cent pistoles, j’eus le désagrément [342] dont M. de M[alesherbe]s ne m’avoit pas prévenu, de voir horriblement mutiler mon ouvrage, & empêcher le débit de la bonne édition, jusqu’à ce que la mauvaise fût écoulée.

J’ai toujours regardé M. M[alesherbe]s comme un homme d’une droiture à toute épreuve. Jamais rien de ce qui m’est arrivé ne m’a fait douter un moment de sa probité: mais aussi foible qu’honnête, il nuit quelquefois aux gens pour lesquels il s’intéresse, à force de les vouloir préserver. Non seulement il fit retrancher plus de cent pages dans l’édition de Paris, mais il fit un retranchement qui pouvoit porter le nom d’infidélité dans l’exemplaire de la bonne édition qu’il envoya à Mde. de P[ompadou]r. Il est dit quelque part, dans cet ouvrage, que la femme d’un charbonnier est plus digne de respect que la maîtresse d’un prince. Cette phrase m’étoit venue dans la chaleur de la composition, sans aucune application, je le jure. En relisant l’ouvrage, je vis qu’on feroit cette application. Cependant, par la très imprudente maxime de ne rien ôter par égard aux applications qu’on pouvoit faire, quand j’avois dans ma conscience le témoignage de ne les avoir pas faites en écrivant, je ne voulus point ôter cette phrase, & je me contentai de substituer le mot Prince au mot Roi, que j’avois d’abord mis. Cet adoucissement ne parut pas suffisant à M. de M[alesherbe]s: il retrancha la phrase entière, dans un carton qu’il fit imprimer exprès, & coller aussi proprement qu’il fut possible dans l’exemplaire de Mde. de P[ompadou]r. Elle n’ignora pas ce tour de passe-passe: il se trouva de bonnes âmes qui l’en instruisirent. Pour moi, je ne l’appris que long-temps après, lorsque je commençois d’en sentir les suites.

[343] N’est-ce point encore ici la premiere origine de la haine couverte, mais implacable, d’une autre Dame qui étoit dans un cas pareil, sans que j’en susse rien, ni même que je la connusse quand j’écrivis ce passage? Quand le livre se publia, la connoissance étoit faite & j’étois très-inquiet. Je le dis au chevalier de Lorenzi qui se moqua de moi, & m’assura que cette Dame en étoit si peu offensée qu’elle n’y avoit pas même fait attention. Je le crus, un peu légèrement peut-être, & je me tranquillisai fort mal à propos.

Je reçus à l’entrée de l’hiver une nouvelle marque des bontés de M. de M[alesherbe]s à laquelle je fus fort sensible, quoique je ne jugeasse pas à propos d’en profiter. Il y avoit une place vacante dans le journal des savants. Margency m’écrivit pour me la proposer comme de lui-même. Mais il me fut aisé de comprendre, par le tour de sa lettre, qu’il étoit instruit & autorisé; & lui-même me marqua dans la suite qu’il avoit été chargé de me faire cette offre. Le travail de cette place étoit peu de chose. Il ne s’agissoit que de deux extraits par mois dont on m’apporteroit les livres, sans être obligé jamais à aucun voyage de Paris, pas même pour faire au magistrat une visite de remerciement. J’entrois par-là dans une société de gens de lettres du premier mérite, MM. de Mairan, Clairaut, de Guignes & l’abbé Barthélemy, dont la connoissance étoit déjà faite avec les deux premiers, & très-bonne à faire avec les deux autres. Enfin, pour un travail si peu pénible, & que je pouvois faire si commodément, il y avoit un honoraire de huit cens francs attaché à cette place. Je fus indécis quelques heures avant que de [344] me déterminer, & je puis jurer que ce ne fut que par la crainte de fâcher Margency & de déplaire à M. de M[alesherbe]s. Mais enfin la gêne insupportable de ne pouvoir travailler à mon heure & d’être commandé par le temps; bien plus encore la certitude de mal remplir les fonctions dont il falloit me charger, l’emportèrent sur tout, & me déterminèrent à refuser une place pour laquelle je n’étois pas propre. Je savois que tout mon talent ne venoit que d’une certaine chaleur d’âme sur les matières que j’avois à traiter, & qu’il n’y avoit que l’amour du grand, du vrai, du beau, qui pût animer mon génie. & que m’auroient importé les sujets de la plupart des livres que j’aurois à extraire, & les livres mêmes? Mon indifférence pour la chose eût glacé ma plume & abruti mon esprit. On s’imaginoit que je pouvois écrire par métier, comme tous les autres gens de lettres, au lieu que je ne sus jamais écrire que par passion. Ce n’étoit assurément pas là ce qu’il falloit au Journal des savants. J’écrivis donc à Margency une lettre de remerciement, tournée avec toute l’honnêteté possible, dans laquelle je lui fis si bien le détail de mes raisons, qu’il ne se peut pas que ni lui, ni M. de M[alesherbe]s oient cru qu’il entrât ni humeur ni orgueil dans mon refus. Aussi l’approuvèrent-ils l’un & l’autre, sans m’en faire moins bon visage; & le secret fut si bien gardé sur cette affaire, que le public n’en a jamais eu le moindre vent.

Cette proposition ne venoit pas dans un moment favorable pour me la faire agréer; car depuis quelque tems je formois le projet de quitter tout-à-fait la littérature, & [345] sur-tout le métier d’auteur. Tout ce qui venoit de m’arriver m’avoit absolument dégoûté des gens de lettres, & j’avois éprouvé qu’il étoit impossible de courir la même carrière sans avoir quelques liaisons avec eux. Je ne l’étois guères moins des gens du monde, & en général de la vie mixte que je venois de mener, moitié à moi-même, & moitié à des sociétés pour lesquelles je n’étois point fait. Je sentois plus que jamais, & par une constante expérience, que toute association inégale est toujours désavantageuse au parti foible. Vivant avec des gens opulents, & d’un autre état que celui que j’avois choisi, sans tenir maison comme eux, j’étois obligé de les imiter en bien des choses, & des menues dépenses, qui n’étoient rien pour eux, étoient pour moi non moins ruineuses qu’indispensables. Qu’un autre homme aille dans une maison de campagne, il est servi par son laquais, tant à table que dans sa chambre: il l’envoie chercher tout ce dont il a besoin; n’ayant rien à faire directement avec les gens de la maison, ne les voyant même pas, il ne leur donne des étrennes que quand & comme il lui plaît: mais moi, seul, sans domestique, j’étois à la merci de ceux de la maison, dont il falloit nécessairement capter les bonnes grâces, pour n’avoir pas beaucoup à souffrir; & traité comme l’égal de leur maître, il en falloit aussi traiter les gens comme tel, & même faire pour eux plus qu’un autre, parce qu’en effet j’en avois bien plus besoin. Passe encore quand il y a peu de domestiques; mais dans les maisons où j’allois, il y en avoit beaucoup, tous très-rogues, très-fripons, très-alertes, j’entends pour leur intérêt, & les [346] coquins savoient faire en sorte que j’avois successivement besoin de tous. Les femmes de Paris, qui ont tant d’esprit, n’ont aucune idée juste sur cet article, & à force de vouloir économiser ma bourse, elles me ruinoient. Si je soupois en ville, un peu loin de chez moi, au lieu de souffrir que j’envoyasse chercher un fiacre, la dame de la maison faisoit mettre les chevaux pour me ramener; elle étoit fort aise de m’épargner les vingt-quatre sous du fiacre: quant à l’écu que je donnois au laquais & au cocher, elle n’y songeoit pas. Une femme m’écrivait-elle de Paris à l’Hermitage, ou à Montmorenci: ayant regret aux quatre sous de port que sa lettre m’auroit coûté, elle me l’envoyoit par un de ses gens, qui arrivoit à pied tout en nage, & à qui je donnois à dîner, & un écu qu’il avoit assurément bien gagné. Me proposait-elle d’aller passer huit ou quinze jours avec elle à sa campagne, elle se disoit en elle-même: Ce sera toujours une économie pour ce pauvre garçon; pendant ce temps-là, sa nourriture ne lui coûtera rien. Elle ne songeoit pas qu’aussi, durant ce temps-là, je ne travaillois point; que mon ménage, & mon loyer, & mon linge, & mes habits, n’en alloient pas moins; que je payois mon barbier à double, & qu’il ne laissoit pas de m’en coûter chez elle plus qu’il ne m’en auroit coûté chez moi. Quoique je bornasse mes petites largesses aux seules maisons où je vivois d’habitude, elles ne laissoient pas de m’être ruineuses. Je puis assurer que j’ai bien versé vingt-cinq écus chez Mde.d’H[oudetot] à Eaubonne, où je n’ai couché que quatre ou cinq fois, & plus de cent pistoles tant à E[pina]y qu’à la C[hevrett]e, [347] pendant les cinq ou six ans que j’y fus le plus assidu. Ces dépenses sont inévitables pour un homme de mon humeur, qui ne soit se pourvoir de rien, ni s’ingénier sur rien, ni supporter l’aspect d’un valet qui grogne, & qui vous sert en rechignant. Chez Mde. D[upi]n même, où j’étois de la maison, & où je rendois mille services aux domestiques, je n’ai jamais reçu les leurs qu’à la pointe de mon argent. Dans la suite, il a fallu renoncer tout-à-fait à ces petites libéralités que ma situation ne m’a plus permis de faire, & je vins a sentir bien plus durement encore, l’inconvénient de fréquenter des gens d’une autre condition que la mienne.

Encore si cette vie eût été de mon goût, je me serois consolé d’une dépense onéreuse, consacrée à mes plaisirs: mais se ruiner pour s’ennuyer est trop insupportable, & j’avois si bien senti le poids de ce train de vie que, profitant de l’intervalle de liberté où je me trouvois pour lors, j’étois déterminé à le perpétuer, à renoncer totalement à la grande société, à la composition des livres, à tout commerce de littérature, & à me renfermer pour le reste de mes jours dans la sphère étroite & paisible pour laquelle je me sentois né.

Le produit de la lettre à d’Alembert & de la nouvelle Héloise avoit un peu remonté mes finances, qui s’étoient fort épuisées à l’Hermitage. Je me voyois environ mille écus devant moi. L’Émile, auquel je m’étois mis tout de bon quand j’eus achevé l’Héloise, étoit fort avancé, & son produit devoit au moins doubler cette somme. Je formai le projet de placer ce fonds de manière à me faire une petite [348] rente viagère qui pût, avec ma copie, me faire subsister sans plus écrire. J’avois encore deux ouvrages sur le chantier. Le premier étoit mes Institutions politiques. J’examinai l’état de ce livre, & je trouvai qu’il demandoit encore plusieurs années de travail. Je n’eus pas le courage de le poursuivre & d’attendre qu’il fût achevé, pour exécuter ma résolution. Ainsi, renonçant à cet ouvrage, je résolus d’en tirer tout ce qui pouvoit se détacher, puis de brûler tout le reste; & poussant ce travail avec zèle, sans interrompre celui de l’Émile, je mis, en moins de deux ans, la dernière main au Contrat social.

Restoit le Dictionnaire de musique. C’étoit un travail de manœuvre qui pouvoit se faire en tout temps, & qui n’avoit pour objet qu’un produit pécuniaire. Je me réservai de l’abandonner, ou de l’achever à mon aise, selon que mes autres ressources rassemblées me rendroient celle-là nécessaire ou superflue. A l’égard de la Morale sensitive, dont l’entreprise étoit restée en esquisse, je l’abandonnai totalement.

Comme j’avois en dernier projet, si je pouvois me passer tout-à-fait de la copie, celui de m’éloigner de Paris où l’affluence des survenans rendoit ma subsistance coûteuse, & m’ôtoit le tems d’y pourvoir, pour prévenir dans ma retraite l’ennui dans lequel on dit que tombe un auteur quand il a quitté la plume, je me réservois une occupation qui pût remplir le vide de ma solitude, sans me tenter de plus rien faire imprimer de mon vivant. Je ne sais par quelle fantaisie Rey me pressoit depuis long-tems d’écrire les Mémoires de ma vie. Quoiqu’ils ne fussent pas jusqu’àlors [349] fort intéressans par les faits, je sentis qu’ils pouvoient le devenir par la franchise que j’étois capable d’y mettre, & je résolus d’en faire un ouvrage unique par une véracité sans exemple, afin qu’au moins une fois, on pût voir un homme tel qu’il étoit en-dedans. J’avois toujours ri de la fausse naïveté de Montaigne qui, faisant semblant d’avouer ses défauts, a grand soin de ne s’en donner que d’aimables; tandis que je sentois, moi, qui me suis cru toujours, & qui me crois encore, à tout prendre, le meilleur des hommes, qu’il n’y a point d’intérieur humain, si pur qu’il puisse être, qui ne recèle quelque vice odieux. Je savois qu’on me peignoit dans le public sous des traits si peu semblables aux miens, & quelquefois si difformes que, malgré le mal, dont je ne voulois rien taire, je ne pouvois que gagner encore à me montrer tel que j’étois. D’ailleurs, cela ne se pouvant faire sans laisser voir aussi d’autres gens tels qu’ils étoient, & par conséquent, cet ouvrage ne pouvant paroître qu’après ma mort & celle de beaucoup d’autres, cela m’enhardissoit davantage à faire mes confessions, dont jamais je n’aurois à rougir devant personne. Je résolus donc de consacrer mes loisirs à bien exécuter cette entreprise, & je me mis à recueillir les lettres & papiers qui pouvoient guider ou réveiller ma mémoire, regrettant fort tout ce que j’avois déchiré, brûlé, perdu jusqu’àlors.

Ce projet de retraite absolue, un des plus sensés que j’eusse jamais fait, étoit fortement empreint dans mon esprit, & déjà je travaillois à son exécution, quand le ciel, qui me préparoit une autre destinée, me jeta dans un nouveau tourbillon.

[350] Montmorenci, cet ancien & beau patrimoine de l’illustre maison de ce nom, ne lui appartient plus depuis la confiscation. Il a passé, par la soeur du duc Henri, dans la maison de Condé, qui a changé le nom de Montmorenci en celui d’Enghien; & ce duché n’a d’autre château qu’une vieille tour, où l’on tient les archives, & où l’on reçoit les hommages des vassaux. Mais on voit à Montmorenci ou Enghien une maison particulière bâtie par Croisat, dit le pauvre, laquelle ayant la magnificence des plus superbes châteaux, en mérite & en porte le nom. L’aspect imposant de ce bel édifice, la terrasse sur laquelle il est bâti, sa vue unique peut-être au monde, son vaste salon peint d’une excellente main, son jardin planté par le célèbre Le Nôtre, tout cela forme un tout dont la majesté frappante a pourtant je ne sais quoi de simple, qui soutient & nourrit l’admiration. M. le Maréchal duc de Luxembourg, qui occupoit alors cette maison, venoit tous les ans dans ce pays, où jadis ses pères étoient les maîtres, passer en deux fois cinq ou six semaines, comme simple habitant, mais avec un éclat qui ne dégénéroit point de l’ancienne splendeur de sa maison. Au premier voyage qu’il y fit depuis mon établissement à Montmorenci, M. & Mde. la Maréchale envoyèrent un valet de chambre me faire compliment de leur part, & m’inviter à souper chez eux toutes les fois que cela me feroit plaisir. A chaque fois qu’ils revinrent, ils ne manquèrent point de réitérer le même compliment & la même invitation. Cela me rappeloit Mde. de B[euzenva]l m’envoyant dîner à l’office. Les temps étoient changés; mais j’étois [351] demeuré le même. Je ne voulois point qu’on m’envoyât dîner à l’office, & je me souciois peu de la table des grands. J’aurois mieux aimé qu’ils me laissassent pour ce que j’étois, sans me fêter & sans m’avilir. Je répondis honnêtement & respectueusement aux politesses de M. & de Mde. de Luxembourg; mais je n’acceptai point leurs offres, & tant mes incommodités que mon humeur timide & mon embarras à parler, me faisant frémir à la seule idée de me présenter dans une assemblée des gens de la Cour, je n’allai pas même au château faire une visite de remerciement, quoique je comprisse assez que c’étoit ce qu’on cherchoit, & que tout cet empressement étoit plutôt une affaire de curiosité que de bienveillance.

Cependant les avances continuèrent, & allèrent même en augmentant. Mde. la comtesse de Boufflers qui étoit fort liée avec Mde. la Maréchale, étant venue à Montmorenci, envoya savoir de mes nouvelles & me proposer de me venir voir. Je répondis comme je devois, mais je ne démarrai point. Au voyage de Pâques de l’année suivante 1759, le chevalier de Lorenzy, qui étoit de la Cour de M. le prince de Conti & de la société de Mde. de Luxembourg, vint me voir plusieurs fois, nous fîmes connoissance; il me pressa d’aller au château: je n’en fis rien. Enfin, une après-midi que je ne songeois à rien moins, je vis arriver M. le maréchal de Luxembourg suivi de cinq ou six personnes. Pour lors il n’y eut plus moyen de m’en dédire, & je ne pus éviter, sous peine d’être un arrogant & un mal-appris, de lui rendre sa visite & d’aller faire ma Cour à Mde.. la Maréchale, de la [352] part de laquelle il m’avoit comblé des choses les plus obligeantes. Ainsi commencèrent, sous de funestes auspices, des liaisons dont je ne pus plus long-temps me défendre, mais qu’un pressentiment trop bien fondé, me fit redouter jusqu’à ce que j’y fusse engagé.

Je craignois excessivement Mde. de Luxembourg. Je savois qu’elle étoit aimable. Je l’avois vue plusieurs fois au spectacle, & chez Mde. D[upi]n, il y avoit dix ou douze ans, lorsqu’elle étoit duchesse de B[ouffler]s & qu’elle brilloit encore de sa premiere beauté. Mais elle passoit pour méchante; & dans une aussi grande dame, cette réputation me faisoit trembler. A peine l’eus-je vue, que je fus subjugué. Je la trouvai charmante, de ce charme à l’épreuve du temps, le plus fait pour agir sur mon coeur. Je m’attendois à lui trouver un entretien mordant & plein d’épigrammes. Ce n’étoit point cela, c’étoit beaucoup mieux. La conversation de Mde. de Luxembourg ne pétille pas d’esprit; ce ne sont pas des saillies, & ce n’est pas même proprement de la finesse: mais c’est une délicatesse exquise, qui ne frappe jamais, & qui plaît toujours. Ses flatteries sont d’autant plus enivrantes qu’elles sont plus simples; on diroit qu’elles lui échappent sans qu’elle y pense, & que c’est son coeur qui s’épanche, uniquement parce qu’il est trop rempli. Je crus m’apercevoir, dès la premiere visite, que, malgré mon air gauche & mes lourdes phrases, je ne lui déplaisois pas. Toutes les femmes de la Cour savent vous persuader cela quand elles le veulent, vrai ou non; mais toutes ne savent pas, comme Mde. de Luxembourg, vous rendre cette persuasion si douce qu’on [353] ne s’avise plus d’en vouloir douter. Dès le premier jour ma confiance en elle eût été aussi entière qu’elle ne tarda pas à le devenir, si Mde. la duchesse de Montmorenci sa belle-fille, jeune folle, assez maligne aussi, ne se fut avisée de m’entreprendre, & tout au travers de force éloges de sa maman & de feintes agaceries pour son propre compte, ne m’eût mis en doute si je n’étois pas persiflé.

Je me serois peut-être difficilement rassuré sur cette crainte auprès des deux Dames, si les extrêmes bontés de M. le Maréchal ne m’eussent confirmé que les leurs étoient sérieuses. Rien de plus surprenant, vu mon caractère timide, que la promptitude avec laquelle je le pris au mot, sur le pied d’égalité où il voulut se mettre avec moi, si ce n’est peut-être celle avec laquelle il me prit au mot lui-même, sur l’indépendance absolue avec laquelle je voulois vivre. Persuadés l’un & l’autre que j’avois raison d’être content de mon état & de n’en vouloir pas changer, ni lui ni Mde. de Luxembourg n’ont paru vouloir s’occuper un instant de ma bourse ou de ma fortune; quoique je ne pusse douter du tendre intérêt qu’ils prenoient à moi tous les deux, jamais ils ne m’ont proposé de place & ne m’ont offert leur crédit, si ce n’est une seule fois que Mde. de Luxembourg parut désirer que je voulusse entrer à l’Académie françoise. J’alléguai ma religion: elle me dit que ce n’étoit pas un obstacle, ou qu’elle s’engageoit à le lever. Je répondis que quelque honneur que ce fût pour moi d’être membre d’un corps si illustre, ayant refusé à M. de Tressan & en quelque sorte au Roi de Pologne, d’entrer dans l’académie de [354] Nancy, je ne pouvois plus honnêtement entrer dans aucune. Mde. de Luxembourg n’insista pas & il n’en fut plus reparlé. Cette simplicité de commerce avec de si grands seigneurs, & qui pouvoient tout en ma faveur, M. de Luxembourg étant & méritant bien d’être l’ami particulier du roi, contraste bien singulièrement avec les continuels soucis, non moins importuns qu’officieux, des amis protecteurs que je venois de quitter, & qui cherchoient moins à me servir qu’à m’avilir.

Quand M. le maréchal m’étoit venu voir à Mont-Louis, je l’avois reçu avec peine, lui & sa suite, dans mon unique chambre, non parce que je fus obligé de le faire asseoir au milieu de mes assiettes sales & de mes pots cassés, mais parce que mon plancher pourri tomboit en ruine, & que je craignois que le poids de sa suite ne l’effondrât tout à fait. Moins occupé de mon propre danger que de celui que l’affabilité de ce bon seigneur lui faisoit courir, je me hâtai de le tirer de-là pour le mener, malgré le froid qu’il faisoit encore, à mon donjon, tout ouvert & sans cheminée. Quand il y fut, je lui dis la raison qui m’avoit engagé à l’y conduire: il la redit à Mde. la maréchale, & l’un & l’autre me pressèrent, en attendant qu’on referoit mon plancher, d’accepter un logement au château, où, si je l’aimois mieux, dans un édifice isolé qui étoit au milieu du parc, & qu’on appeloit le petit château. Cette demeure enchantée mérite qu’on en parle.

Le parc ou jardin de Montmorenci n’est pas en plaine comme celui de la Chevrette. Il est inégal, montueux, mêlé [355] de collines & d’enfoncements, dont l’habile artiste a tiré parti pour varier les bosquets, les ornements, les eaux, les points de vue, & multiplier pour ainsi dire, à force d’art & de génie, un espace en lui-même assez resserré. Ce parc est couronné dans le haut par la terrasse & le château; dans le bas il forme une gorge qui s’ouvre & s’élargit vers la vallée, & dont l’angle est rempli par une grande pièce d’eau. Entre l’orangerie qui occupe cet élargissement & cette pièce d’eau entourée de coteaux bien décorés, de bosquets & d’arbres, est le petit château dont j’ai parlé. Cet édifice & le terrain qui l’entoure, appartenoient jadis au célèbre le Brun, qui se plut à le bâtir & le décorer avec ce goût exquis d’ornemens & d’architecture, dont ce grand peintre s’étoit nourri. Ce château depuis lors a été rebâti, mais toujours sur le dessin du premier maître. Il est petit, simple, mais élégant. Comme il est dans un fond, entre le bassin de l’orangerie, & la grande pièce d’eau, par conséquent sujet à l’humidité, on l’a percé dans son milieu d’un péristile à jour entre deux étages de colonnes, par lequel l’air jouant dans tout l’édifice, le maintient sec malgré sa situation. Quand on regarde ce bâtiment de la hauteur opposée qui lui fait perspective, il paroît absolument environné d’eau, & l’on croit voir une isle enchantée, ou la plus jolie des trois isles Borromées, appelée Isola bella dans le lac Majeur.

Ce fut dans cet édifice solitaire qu’on me donna le choix d’un des quatre appartemens complets qu’il contient, outre le rez-de-chaussée composé d’une salle de bal, d’une salle de billard & d’une cuisine. Je pris le plus petit & le plus [356] simple au-dessus de la cuisine, que j’eus aussi. Il étoit d’une propreté charmante, l’ameublement en étoit blanc & bleu. C’est dans cette profonde & délicieuse solitude qu’au milieu des bois & des eaux, aux concerts des oiseaux de toute espèce, au parfum de la fleur d’orange, je composai dans une continuelle extase le cinquième livre de l’Émile, dont je dus en grande partie le coloris assez frais à la vive impression du local où je l’écrivois.

Avec quel empressement je courois tous les matins, au lever du soleil, respirer un air embaumé sur le péristyle! Quel bon café au lait j’y prenois tête à tête avec ma Thérèse! Ma chatte & mon chien nous faisoient compagnie. Ce seul cortège m’eût suffi pour toute ma vie, sans éprouver jamais un moment d’ennui. J’étois là dans le paradis terrestre; j’y vivois avec autant d’innocence, & j’y goûtois le même bonheur.

Au voyage de juillet, M. & Mde. de Luxembourg me marquèrent tant d’attentions & me firent tant de caresses, que, logé chez eux & comblé de leurs bontés, je ne pus moins faire que d’y répondre en les voyant assidûment. Je ne les quittois presque point: j’allois le matin faire ma Cour à Mde. la maréchale; j’y dînais; j’allois l’après-midi me promener avec M. le maréchal, mais je n’y soupois pas, à cause du grand monde, & qu’on y soupoit trop tard pour moi. Jusqu’àlors tout étoit convenable, & il n’y avoit point de mal encore, si j’avois sçu m’en tenir là. Mais je n’ai jamais sçu garder un milieu dans mes attachements, & remplir simplement des devoirs de société. J’ai toujours été [357] tout ou rien; bientôt je fus tout, & me voyant fêté, gâté par des personnes de cette considération, je passai les bornes, & me pris pour eux d’une amitié qu’il n’est permis d’avoir que pour ses égaux. J’en mis toute la familiarité dans mes manières, tandis qu’ils ne se relâchèrent jamais dans les leurs de la politesse à laquelle ils m’avoient accoutumé. Je n’ai pourtant jamais été très à mon aise avec Mde. la Maréchale. Quoique je ne fusse pas parfaitement rassuré sur son caractère, je le redoutois moins que son esprit. C’étoit par là sur-tout qu’elle m’en imposoit. Je savois qu’elle étoit difficile en conversations, & qu’elle avoit droit de l’être. Je savois que les femmes & sur-tout les grandes Dames, veulent absolument être amusées, qu’il vaudroit mieux les offenser que les ennuyer, & je jugeois par ses commentaires sur ce qu’avoient dit les gens qui venoient de partir, de ce qu’elle devoit penser de mes balourdises. Je m’avisai d’un supplément pour me sauver auprès d’elle l’embarras de parler; ce fut de lire. Elle avoit oui parler de la Julie; elle savoit qu’on l’imprimoit; elle marqua de l’empressement de voir cet ouvrage; j’offris de le lui lire; elle accepta. Tous les matins je me rendois chez elle sur les dix heures; M. de Luxembourg y venoit: on fermoit la porte. Je lisois à côté de son lit, & je compassai si bien mes lectures, qu’il y en auroit eu pour tout le voyage, quand même il n’auroit pas été interrompu.* [*La perte d’une grande bataille, qui affligea beaucoup le roi, força M. de Luxembourg de retourner précipitamment à la coeur.] Le succès de cet expédient passa mon attente. Mde. de Luxembourg s’engoua de la Julie & de [358] son auteur; elle ne parloit que de moi, ne s’occupoit que de moi, me disoit des douceurs toute la journée, m’embrassoit dix fois le jour. Elle voulut que j’eusse toujours ma place à table à côté d’elle; & quand quelques seigneurs vouloient prendre cette place, elle leur disoit que c’étoit la mienne, & les faisoit mettre ailleurs. On peut juger de l’impression que ces manières charmantes faisoient sur moi, que les moindres marques d’affection subjuguent. Je m’attachois réellement à elle, à proportion de l’attachement qu’elle me témoignoit. Toute ma crainte, en voyant cet engouement, & me sentant si peu d’agrément dans l’esprit pour le soutenir, étoit qu’il ne se changeât en dégoût, & malheureusement pour moi cette crainte ne fut que trop bien fondée.

Il falloit qu’il y eût une opposition naturelle entre son tour d’esprit & le mien, puisque indépendamment des foules de balourdises qui m’échappoient à chaque instant dans la conversation, dans mes lettres même, & lorsque j’étois le mieux avec elle, il se trouvoit des choses qui lui déplaisoient, sans que je pusse imaginer pourquoi. Je n’en citerai qu’un exemple, & j’en pourrois citer vingt. Elle sut que je faisois pour Mde.d’H....[d’Houdetot] une copie de l’Héloise, à tant la page. Elle en voulut avoir une sur le même pied. Je la lui promis; & la mettant par là du nombre de mes pratiques, je lui écrivis quelque chose d’obligeant & d’honnête à ce sujet; du moins telle étoit mon intention. Voici sa réponse, qui me fit tomber des nues:

A Versailles, ce mardi.

«Je suis ravie, je suis contente, votre lettre m’a fait un [359] plaisir infini, & je me presse pour vous le mander & pour vous en remercier.»

«Voici les propres termes de votre lettre: Quoique vous soyez sûrement une très-bonne pratique, je me fais quelque peine de prendre votre argent; régulièrement ce seroit à moi de payer le plaisir que j’aurois de travailler pour vous. Je ne vous en dis pas davantage. Je me plains de ce que vous ne me parlez jamais de votre santé. Rien ne m’intéresse davantage. Je vous aime de tout mon coeur; & c’est, je vous assure, bien tristement que je vous le mande, car j’aurois bien du plaisir à vous le dire moi-même. M. de Luxembourg vous aime & vous embrasse de tout son coeur.»

En recevant cette lettre, je me hâtai d’y répondre, en attendant plus ample examen, pour protester contre toute interprétation désobligeante, & après m’être occupé quelques jours à cet examen avec l’inquiétude qu’on peut concevoir, & toujours sans y rien comprendre, voici quelle fut enfin ma dernière réponse à ce sujet.

A Montmorenci, le 8 Décembre 1759.

«Depuis ma dernière lettre, j’ai examiné cent & cent fois le passage en question. Je l’ai considéré par son sens propre & naturel, je l’ai considéré par tous les sens qu’on peut lui donner, & je vous avoue, madame la Maréchale, que je ne sais plus si c’est moi qui vous dois des excuses, ou si ce n’est point vous qui m’en devez.»

Il y a maintenant dix ans que ces lettres ont été écrites. [360] J’y ai souvent repensé depuis ce temps-là; & telle est encore aujourd’hui ma stupidité sur cet article, que je n’ai pu parvenir à sentir ce qu’elle avoit pu trouver dans ce passage, je ne dis pas d’offensant, mais même qui pût lui déplaire.

A propos de cet exemplaire manuscrit de l’Héloise que voulut avoir Mde. de Luxembourg, je dois dire ici ce que j’imaginai pour lui donner quelque avantage marqué qui le distinguât de tout autre. J’avois écrit à part les aventures de milord Edouard, & j’avois balancé long-tems à les insérer, soit en entier, soit par extroit, dans cet ouvrage, où elles me paraissoient manquer. Je me déterminai enfin à les retrancher tout à fait, parce que, n’étant pas du ton de tout le reste, elles en auroient gâté la touchante simplicité. J’eus une autre raison bien plus forte, quand je connus Mde. de Luxembourg. C’est qu’il y avoit dans ces aventures une marquise romaine d’un caractère très odieux, dont quelques traits, sans lui être applicables, auroient pu lui être appliqués par ceux qui ne la connoissoient que de réputation. Je me félicitai donc beaucoup du parti que j’avois pris, & m’y confirmai. Mais, dans l’ardent désir d’enrichir son exemplaire de quelque chose qui ne fût dans aucun autre, n’allai-je pas songer à ces malheureuses aventures, & former le projet d’en faire l’extroit, pour l’y ajouter. Projet insensé, dont on ne peut expliquer l’extravagance que par l’aveugle fatalité qui m’entraînoit à ma perte!

Quos vult perdere Jupiter dementat.

J’eus la stupidité de faire cet extroit avec bien du soin, [361] bien du travail, & de lui envoyer ce morceau comme la plus belle chose du monde; en la prévenant toutefois, comme il étoit vrai, que j’avois brûlé l’original, que l’extroit étoit pour elle seule, & ne seroit jamais vu de personne, à moins qu’elle ne le montrât elle-même; ce qui, loin de lui prouver ma prudence & ma discrétion, comme je croyois faire, n’étoit que l’avertir du jugement que je portois moi-même sur l’application des traits dont elle auroit pu s’offenser. Mon imbécillité fut telle, que je ne doutois pas qu’elle ne fût enchantée de mon procédé. Elle ne me fit pas là-dessus les grands complimens que j’en attendois, & jamais, à ma très grande surprise, elle ne me parla du cahier que je lui avois envoyé. Pour moi, toujours charmé de ma conduite dans cette affaire, ce ne fut que long-temps après que je jugeai, sur d’autres indices, l’effet qu’elle avoit produit.

J’eus encore, en faveur de son manuscrit, une autre idée plus raisonnable, mais qui, par des effets plus éloignés, ne m’a guère été moins nuisible; tant tout concourt à l’oeuvre de la destinée quand elle appelle un homme au malheur. Je pensai d’orner ce manuscrit des dessins des estampes de la Julie, lesquels dessins se trouvèrent être du même format que le manuscrit. Je demandai à C[oindet] ces dessins, qui m’appartenoient à toutes sortes de titres, & d’autant plus que je lui avois abandonné le produit des planches, lesquelles eurent un grand débit. C[oindet] est aussi rusé que je le suis peu. A force de se faire demander ces dessins, il parvint à savoir ce que j’en voulois faire. Alors, sous prétexte d’ajouter [362] quelqu’ornemens à ces dessins, il se les fit laisser, & finit par les présenter lui-même.

Ego versiculos feci, tulit alter honores.

Cela acheva de l’introduire à l’hôtel du Luxembourg sur un certain pied. Depuis mon établissement au petit château, il m’y venoit voir très souvent, & toujours dès le matin, sur-tout quand M. & Mde. de Luxembourg étoient à Montmorenci. Cela faisoit que, pour passer avec lui une journée, je n’allois point au château. On me reprocha ces absences: j’en dis la raison. On me pressa d’amener M. C[oindet]: je le fis. C’étoit ce que le drôle avoit cherché. Ainsi, grace aux bontés excessives qu’on avoit pour moi, un commis de M. T[hélusson], qui vouloit bien lui donner quelquefois sa table quand il n’avoit personne à dîner, se trouva tout d’un coup admis à celle d’un maréchal de France, avec les princes, les duchesses, & tout ce qu’il y avoit de grand à la Cour. Je n’oublierai jamais qu’un jour qu’il étoit obligé de retourner à Paris de bonne heure, M. le maréchal dit après le dîner à la compagnie: Allons nous promener sur le chemin de St. Denis; nous accompagnerons M. C[oindet]. Le pauvre garçon n’y tint pas; sa tête s’en alla tout à fait. Pour moi, j’avois le coeur si ému, que je ne pus dire un seul mot. Je suivois par derrière, pleurant comme un enfant, & mourant d’envie de baiser les pas de ce bon maréchal. Mais la suite de cette histoire de copie m’a fait anticiper ici sur les temps. Reprenons-les dans leur ordre, autant que ma mémoire me le permettra.

[363] Sitôt que la petite maison de Mont-Louis fut prête, je la fis meubler proprement, simplement, & retournai m’y établir; ne pouvant renoncer à cette loi que je m’étois faite, en quittant l’Hermitage, d’avoir toujours mon logement à moi; mais je ne pus me résoudre non plus à quitter mon appartement du petit château. J’en gardai la clef, & tenant beaucoup aux jolis déjeuners du péristile, j’allois souvent y coucher, & j’y passois quelquefois deux ou trois jours, comme à une maison de campagne. J’étois peut-être alors le particulier de l’Europe le mieux & le plus agréablement logé. Mon hôte, M. Mathas, qui étoit le meilleur homme du monde, m’avoit absolument laissé la direction des réparations de Mont-Louis, & voulut que je disposasse de ses ouvriers, sans même qu’il s’en mêlât. Je trouvai donc le moyen de me faire d’une seule chambre au premier, un appartement complet, composé d’une chambre, d’une antichambre & d’une garderobe. Au rez-de-chaussée étoient la cuisine & la chambre de Thérèse. Le donjon me servoit de cabinet, au moyen d’une bonne cloison vitrée & d’une cheminée qu’on y fit faire. Je m’amusai quand j’y fus à orner la terrasse qu’ombrageoient déjà deux rangs de jeunes tilleuls, j’y en fis ajouter deux pour faire un cabinet de verdure; j’y fis poser une table & des bancs de pierre; je l’entourai de lilas, de seringat, de chèvre-feuille; j’y fis faire une belle plate-bande de fleurs parallèle aux deux rangs d’arbres; & cette terrasse plus élevée que celle du château, dont la vue étoit du moins aussi belle, & sur laquelle j’avois apprivoisé des multitudes d’oiseaux, me servoit de [364] salle de compagnie pour recevoir M. & Mde. de Luxembourg, M. le duc de Villeroy, M. le prince de Tingry, M. le marquis d’Armentières, Mde. la duchesse de Montmorenci, Mde. la duchesse de Boufflers, Mde. la comtesse de Valentinois, Mde. la comtesse de Boufflers, & d’autres personnes de ce rang, qui, du château, ne dédaignoient pas de faire, par une montée très-fatigante, le pèlerinage de Mont-Louis. Je devois à la faveur de M. & Mde. de Luxembourg toutes ces visites; je le sentais, & mon coeur leur en faisoit bien l’hommage. C’est dans un de ces transports d’attendrissement que je dis une fois à M. de Luxembourg en l’embrassant: Ah! M. le maréchal, je haissois les grands avant que de vous connaître, & je les hais davantage encore depuis que vous me faites si bien sentir combien il leur seroit aisé de se faire adorer.

Au reste, j’interpelle tous ceux qui m’ont vu durant cette époque, s’ils se sont jamais apperçus que cet éclat m’oit un instant ébloui, que la vapeur de cet encens m’oit porté à la tête; s’ils m’ont vu moins uni dans mon maintien, moins simple dans mes manières, moins liant avec le peuple, moins familier avec mes voisins, moins prompt à rendre service à tout le monde quand je l’ai pu, sans me rebuter jamais des importunités sans nombre, & souvent déraisonnables, dont j’étois sans cesse accablé. Si mon coeur m’attiroit au château de Montmorenci par mon sincère attachement pour les maîtres, il me ramenoit de même à mon voisinage, goûter les douceurs de cette vie égale & simple, hors de laquelle il n’est point de bonheur pour moi. Thérèse [365] avoit fait amitié avec la fille d’un maçon, mon voisin, nommé Pilleu; je la fis de même avec le père, & après avoir le matin dîné au château, non sans gêne, mais pour complaire à Mde. la Maréchale, avec quel empressement je revenois le soir souper avec le bon homme Pilleu & sa famille, tantôt chez lui, tantôt chez moi!

Outre ces deux logemens, j’en eus bientôt un troisième à l’hôtel de Luxembourg, dont les maîtres me pressèrent si fort d’aller les y voir quelquefois, que j’y consentis, malgré mon aversion pour Paris, où je n’avois été depuis ma retraite à l’Hermitage, que les deux seules fois dont j’ai parlé. Encore n’y allois-je que les jours convenus, uniquement pour souper, & m’en retourner le lendemain matin. J’entrois & sortois par le jardin qui donnoit sur le boulevard, de sorte que je pouvois dire, avec la plus exacte vérité, que je n’avois pas mis le pied sur le pavé de Paris.

Au sein de cette prospérité passagère se préparoit de loin la catastrophe qui devoit en marquer la fin. Peu de tems après mon retour à Mont-Louis, j’y fis, & bien malgré moi, comme à l’ordinaire, une nouvelle connoissance qui fait époque dans mon histoire. On jugera dans la suite si c’est en bien ou en mal. C’est Mde. la marquise de V[erdeli]n, ma voisine, dont le mari venoit d’acheter une maison de campagne à S[oisy] près de Montmorenci. Mlle.d’A[rs], fille du comte d’A[rs], homme de condition, mais pauvre, avoit épousé M. de V[erdeli]n, vieux, laid, sourd, dur, brutal, jaloux, balafré, borgne, au demeurant bon homme quand on savoit le prendre, & possesseur de [366] quinze à vingt mille livres de rentes auxquelles on la maria. Ce mignon, jurant, criant, grondant, tempêtant, & faisant pleurer sa femme toute la journée, finissoit par faire toujours ce qu’elle vouloit, & cela pour la faire enrager, attendu qu’elle savoit lui persuader que c’étoit lui qui le vouloit, & que c’étoit elle qui ne le vouloit pas. M. de Margency, dont j’ai parlé, étoit l’ami de madame, & devint celui de monsieur. Il y avoit quelques années qu’il leur avoit loué son château de Margency, près d’Eaubonne & d’Andilly, & ils y étoient précisément durant mes amours pour Mde. d’Houdetot] Mde. d’H[oudetot] & Mde. de V[erdeli]n se connoissoient par Mde. d’Aubeterre, leur commune amie; & comme le jardin de Margency étoit sur le passage de Mde.d’H[oudetot] pour aller au Mont Olympe, sa promenade favorite, Mde. de V[erdeli]n lui donna une clef pour passer. A la faveur de cette clef, j’y passois souvent avec elle; mais je n’aimois point les rencontres imprévues; & quand Mde. de V[erdeli]n se trouvoit par hasard sur notre passage, je les laissois ensemble sans lui rien dire, & j’allois toujours devant. Ce procédé peu galant n’avoit pas dû me mettre en bon prédicament auprès d’elle. Cependant, quand elle fut à S[oisy], elle ne laissa pas de me rechercher. Elle me vint voir plusieurs fois à Mont-Louis, sans me trouver; & voyant que je ne lui rendois pas sa visite, elle s’avisa, pour m’y forcer, de m’envoyer des pots de fleurs pour ma terrasse. Il fallut bien l’aller remercier: c’en fut assez. Nous voilà liés.

Cette liaison commença par être orageuse, comme toutes celles que je faisois malgré moi. Il n’y régna même jamais [367] un vrai calme. Le tour d’esprit de Mde. de V[erdeli]n étoit par trop antipathique avec le mien. Les traits malins & les épigrammes partent chez elle avec tant de simplicité, qu’il faut une attention continuelle, & pour moi très fatigante, pour sentir quand on est persiflé. Une niaiserie, qui me revient, suffira pour en juger. Son frère venoit d’avoir le commandement d’une frégate en course contre les Anglais. Je parlois de la manière d’armer cette frégate, sans nuire à sa légèreté. Oui, dit-elle, d’un ton tout uni, l’on ne prend de canons que ce qu’il en faut pour se battre. Je l’ai rarement oui parler en bien de quelqu’un de ses amis absens, sans glisser quelque mot à leur charge. Ce qu’elle ne voyoit pas en mal, elle le voyoit en ridicule, & son ami Margency n’étoit pas excepté. Ce que je trouvois encore en elle d’insupportable étoit la gêne continuelle de ses petits envois, de ses petits cadeaux, de ses petits billets, auxquels il falloit me battre les flancs pour répondre, & toujours nouveaux embarras pour remercier ou pour refuser. Cependant, à force de la voir, je finis par m’attacher à elle. Elle avoit ses chagrins, ainsi que moi. Les confidences réciproques nous rendirent intéressans nos tête-à-têtes. Rien ne lie tant les coeurs que la douceur de pleurer ensemble. Nous nous cherchions pour nous consoler, & ce besoin m’a souvent fait passer sur beaucoup de choses. J’avois mis tant de dureté dans ma franchise avec elle, qu’après avoir montré quelquefois si peu d’estime pour son caractère, il falloit réellement en avoir beaucoup pour croire qu’elle pût sincèrement me pardonner. Voici un échantillon des lettres que [368] je lui ai quelquefois écrites, & dont il est à noter que jamais dans aucune de ses réponses, elle n’a paru piquée en aucune façon.

A Montmorenci le 5 Novembre 1760.

«Vous me dites, Madame, que vous ne vous êtes pas bien expliquée, pour me faire entendre que je m’explique mal. Vous me parlez de votre prétendue bêtise, pour me faire sentir la mienne. Vous vous vantez de n’être qu’une bonne femme, comme si vous aviez peur d’être prise au mot, & vous me faites des excuses pour m’apprendre que je vous en dois. Oui, madame, je le sais bien; c’est moi qui suis une bête, un bon homme, & pis encore, s’il est possible; c’est moi qui choisis mal mes termes, au gré d’une belle dame française qui fait autant d’attention aux paroles & qui parle aussi bien que vous. Mais considérez que je les prends dans le sens commun de la langue, sans être au fait ou en souci des honnêtes acceptions qu’on leur donne dans les vertueuses sociétés de Paris. Si quelquefois mes expressions sont équivoques, je tâche que ma conduite en détermine le sens.» &c. Le reste de la lettre est à peu près sur le même ton.

C[oinde]t, entreprenant, hardi jusqu’à l’effronterie, & qui se tenoit à l’affût de tous mes amis, ne tarda pas à s’introduire en mon nom chez Mde. de V[erdeli]n, & y fut bientôt, à mon insu, plus familier que moi-même. C’étoit un singulier corps que ce C[oinde]t. Il se présentoit de ma part chez toutes mes connaissances, s’y établissoit, y mangeoit sans façon. [369] Transporté de zèle pour mon service, il ne parloit jamais de moi que les larmes aux yeux mais quand il me venoit voir, il gardoit le plus profond silence sur toutes ces liaisons & sur tout ce qu’il savoit devoir m’intéresser. Au lieu de me dire ce qu’il avoit appris, ou dit, ou vu qui m’intéressoit; il m’écoutoit, m’interrogeoit même. Il ne savoit jamais rien de Paris que ce que je lui en apprenois: enfin, quoique tout le monde me parlât de lui, jamais il ne me parloit de personne: il n’étoit secret & mystérieux qu’avec son ami; mais laissons, quant à présent, C[oinde]t & Mde. de V[erdeli]n. Nous y reviendrons dans la suite.

Quelque temps après mon retour à Mont-Louis, La Tour, le peintre, m’y vint voir, & m’apporta mon portroit en pastel, qu’il avoit exposé au salon, il y avoit quelques années. Il avoit voulu me donner ce portroit que je n’avois pas accepté. Mais Mde. D’[Epina]y, qui m’avoit donné le sien & qui vouloit avoir celui-là, m’avoit engagé à le lui redemander. Il avoit pris du tems pour le retoucher. Dans cet intervalle vint ma rupture avec Mde. D’[Epina]y; je lui rendis son portroit, & n’étant plus question de lui donner le mien, je le mis dans ma chambre au petit château. M. de Luxembourg l’y vit & le trouva bien; je le lui offris, il l’accepta, je le lui envoyai. Ils comprirent lui & Mde. la Maréchale, que je serois bien aise d’avoir les leurs. Ils les firent faire en miniature de très bonne main, les firent enchâsser dans une boîte à bonbons, de cristal de roche, montée en or, & m’en firent le cadeau d’une façon très galante, dont je fus enchanté. Mde. de Luxembourg ne voulut jamais consentir [370] que son portroit occupât le dessus de la boîte. Elle m’avoit reproché plusieurs fois que j’aimois mieux M. de Luxembourg qu’elle, & je ne m’en étois point défendu, parce que cela étoit vrai. Elle me témoigna bien galamment, mais bien clairement, par cette façon de placer son portroit, qu’elle n’oublioit pas cette préférence.

Je fis à peu près dans ce même temps, une sottise qui ne contribua pas à me conserver ses bonnes grâces. Quoique je ne connusse point du tout M. de Silhouette, & que je fusse peu porté à l’aimer, j’avois une grande opinion de son administration. Lorsqu’il commença d’appesantir sa main sur les financiers, je vis qu’il n’entamoit pas son opération dans un tems favorable; je n’en fis pas des voeux moins ardens pour son succès, & quand j’appris qu’il étoit déplacé, je lui écrivis dans mon étourderie la lettre suivante, qu’assurément je n’entreprends pas de justifier.

A Montmorenci le 2 Décembre 1759.

«Daignez, Monsieur, recevoir l’hommage d’un solitaire qui n’est pas connu de vous, mais qui vous estime par vos talents, qui vous respecte par votre administration, & qui vous a fait l’honneur de croire qu’elle ne vous resteroit pas longtemps. Ne pouvant sauver l’état qu’aux dépens de la capitale qui l’a perdu, vous avez bravé les cris des gagneurs d’argent. En vous voyant écraser ces misérables, je vous enviois votre place; en vous la voyant quitter sans vous être démenti, je vous admire. Soyez content de vous, Monsieur; elle vous laisse un honneur [371] dont vous jouirez long-temps sans concurrent. Les malédictions des fripons font la gloire de l’homme juste.»

Mde. de Luxembourg qui savoit que j’avois écrit cette lettre, m’en parla au voyage de Pâques; je la lui montrai; elle en souhaita une copie; je la lui donnai: mais j’ignorais en la lui donnant qu’elle étoit intéressée aux sous-fermes & au déplacement de M. Silhouette. On eût dit, à toutes mes balourdises, que j’allois excitant à plaisir la haine d’une femme aimable & puissante, à laquelle, dans le vrai, je m’attachois davantage de jour en jour, & dont j’étois bien éloigné de vouloir m’attirer la disgrâce, quoique je fisse à force de gaucheries tout ce qu’il falloit pour cela. Je crois qu’il est assez superflu d’avertir que c’est à elle que se rapporte l’histoire de l’opiate de M. Tronchin, dont j’ai parlé dans ma premiere partie: l’autre Dame étoit Mde. de Mirepoix. Elles ne m’en ont jamais reparlé, ni fait le moindre semblant de s’en souvenir, ni l’une ni l’autre; mais de présumer que Mde. de Luxembourg oit pu l’oublier réellement, c’est ce qui me paraît bien difficile, quand même on ne sauroit rien des événemens subséquens. Pour moi, je m’étourdissois sur l’effet de mes bêtises, par le témoignage que je me rendois de n’en avoir fait aucune à dessein de l’offenser: comme si jamais femme en pouvoit pardonner de pareilles: même avec la plus parfaite certitude que la volonté n’y a pas eu la moindre part.

Cependant, quoiqu’elle parût ne rien voir, ne rien sentir, & que je ne trouvasse encore ni diminution dans son empressement, ni changement dans ses manières, la continuation, [372] l’augmentation même d’un pressentiment trop bien fondé, me faisoit trembler sans cesse, que l’ennui ne succédât bientôt à cet engouement. Pourvois-je attendre d’une si grande dame une constance à l’épreuve de mon peu d’adresse à la soutenir? Je ne savois pas même lui cacher ce pressentiment sourd qui m’inquiétoit, & ne me rendoit que plus maussade. On en jugera par la lettre suivante, qui contient une bien singulière prédiction.

N. B. Cette Lettre, sans date dans mon brouillon, est du mois d’Octobre 1760 au plus tard.

«Que vos bontés sont cruelles! Pourquoi troubler la paix d’un solitaire, qui renonçoit aux plaisirs de la vie pour n’en plus sentir les ennuis? J’ai passé mes jours à chercher en vain des attachemens solides; je n’en ai pu former dans les conditions auxquelles je pouvois atteindre: est-ce dans la vôtre que j’en dois chercher? L’ambition ni l’intérêt ne me tentent pas; je suis peu vain, peu craintif; je puis résister à tout, hors aux caresses. Pourquoi m’attaquez-vous tous deux par un foible qu’il faut vaincre, puisque, dans la distance qui nous sépare, les épanchemens des coeurs sensibles ne doivent pas rapprocher le mien de vous? La reconnoissance suffira-t-elle pour un coeur qui ne connaît pas deux manières de se donner, & ne se sent capable que d’amitié? D’amitié Mde. la maréchale? Ah! voilà mon malheur! Il est beau à vous, à M. le maréchal, d’employer ce terme; mais je suis insensé de vous prendre au mot. Vous vous jouez, moi je m’attache; [373] & la fin du jeu me prépare de nouveaux regrets. Que je hais tous vos titres, & que je vous plains de les porter! Vous me semblez si dignes de goûter les charmes de la vie privée! Que n’habitez-vous Clarens! J’irois y chercher le bonheur de ma vie: Mais le château de Montmorenci, mais l’hôtel de Luxembourg! Est-ce là qu’on doit voir Jean-Jacques? Est-ce là qu’un ami de l’égalité doit porter les affections d’un coeur sensible qui, payant ainsi l’estime qu’on lui témoigne, croit rendre autant qu’il reçoit? Vous êtes bonne & sensible aussi; je le sais, je l’ai vu; j’ai regret de n’avoir pu plus tôt le croire; mais dans le rang où vous êtes, dans votre manière de vivre, rien ne peut faire une impression durable, & tant d’objets nouveaux s’effacent si bien mutuellement qu’aucun ne demeure. Vous m’oublierez, Madame, après m’avoir mis hors d’état de vous imiter. Vous aurez beaucoup fait pour me rendre malheureux, & pour être inexcusable.»

Je lui joignois-là M. de Luxembourg, afin de rendre le compliment moins dur pour elle; car, au reste, je me sentois si sûr de lui, qu’il ne m’étoit pas même venu dans l’esprit une seule crainte sur la durée de son amitié. Rien de ce qui m’intimidoit de la part de Mde. la Maréchale ne s’est un moment étendu jusqu’à lui. Je n’ai jamais eu la moindre défiance sur son caractère, que je savois être foible, mais sûr. Je ne craignois pas plus de sa part un refroidissement, que je n’en attendois un attachement héroïque. La simplicité, la familiarité de nos manières l’un avec l’autre, marquoient combien nous comptions réciproquement sur nous. [374] Nous avions raison tous deux: j’honorerai, je chérirai tant que je vivrai la mémoire de ce digne seigneur, & quoi-qu’on oit pu faire pour le détacher de moi, je suis aussi certain qu’il est mort mon ami, que si j’avois reçu son dernier soupir.

Au second voyage de Montmorenci de l’année 1760, la lecture de la Julie étant finie, j’eus recours à celle de l’Émile pour me soutenir auprès de Mde. de Luxembourg; mais cela ne réussit pas si bien, soit que la matière fût moins de son goût, soit que tant de lecture l’ennuyât à la fin. Cependant, comme elle me reprochoit de me laisser duper par mes libraires, elle voulut que je lui laissasse le soin de faire imprimer cet ouvrage, afin d’en tirer un meilleur parti. J’y consentis, sous l’expresse condition qu’il ne s’imprimeroit point en France; & c’est sur quoi nous eûmes une longue dispute; moi prétendant que la permission tacite étoit impossible à obtenir, imprudente même à demander, & ne voulant point permettre autrement l’impression dans le royaume; elle soutenant que cela ne feroit pas même une difficulté à la censure, dans le système que le gouvernement avoit adopté. Elle trouva le moyen de faire entrer dans ses vues M. de M[alesherbe]s, qui m’écrivit à ce sujet une longue lettre toute de sa main, pour me prouver que la Profession de foi du vicaire savoyard étoit précisément une pièce faite pour avoir partout l’approbation du genre humain, & celle de la Cour dans la circonstance. Je fus surpris de voir ce magistrat, toujours si craintif, devenir si coulant dans cette affaire. Comme l’impression d’un livre qu’il approuvoit étoit [375] par cela seul légitime, je n’avois plus d’objection à faire contre celle de cet ouvrage. Cependant, par un scrupule extraordinaire, j’exigeai toujours que l’ouvrage s’imprimeroit en Hollande, & même par le libraire Néaulme, que je ne me contentai pas d’indiquer, mais que j’en prévins, consentant au reste que l’édition se fît au profit d’un libraire François, & que, quand elle seroit faite, on la débitât, soit à Paris, soit où l’on voudroit, attendu que ce débit ne me regardoit pas. Voilà exactement ce qui fut convenu entre Mde. de Luxembourg & moi, après quoi je lui remis mon manuscrit.

Elle avoit amené à ce voyage sa petite-fille, mademoiselle de Boufflers, aujourd’hui Mde. la duchesse de Lauzun. Elle s’appeloit Amélie. C’étoit une charmante personne. Elle avoit vraiment une figure, une douceur, une timidité virginale. Rien de plus aimable & de plus intéressant que sa figure, rien de plus tendre & de plus chaste que les sentimens qu’elle inspiroit. D’ailleurs, c’étoit une enfant; elle n’avoit pas onze ans. Mde. la maréchale, qui la trouvoit trop timide, faisoit ses efforts pour l’animer. Elle me permit plusieurs fois de lui donner un baiser, ce que je fis avec ma maussaderie ordinaire. Au lieu des gentillesses qu’un autre eût dites à ma place, je restois là muet, interdit, & je ne sais lequel étoit le plus honteux de la pauvre petite ou de moi. Un jour je la rencontrai seule dans l’escalier du petit château: elle venoit de voir Thérèse, avec laquelle sa gouvernante étoit encore. Faute de savoir quoi lui dire, je lui proposai un baiser, que, dans l’innocence de son coeur, elle [376] ne refusa pas, en ayant reçu un le matin même par l’ordre de sa grand-maman, & en sa présence. Le lendemain, lisant l’Émile au chevet de Mde. la Maréchale, je tombai précisément sur un passage où je censure, avec raison, ce que j’avois fait la veille. Elle trouva la réflexion très juste, & dit là-dessus quelque chose de fort sensé, qui me fit rougir. Que je maudis mon incroyable bêtise, qui m’a si souvent donné l’air vil & coupable, quand je n’étois que sot & embarrassé! Bêtise qu’on prend même pour une fausse excuse dans un homme qu’on soit n’être pas sans esprit. Je puis jurer que dans ce baiser si répréhensible, ainsi que dans les autres, le coeur & les sens de Mlle. Amélie n’étoient pas plus purs que les miens; & je puis jurer même que si dans ce moment j’avois pu éviter sa rencontre, je l’aurois fait; non qu’elle ne me fît grand plaisir à voir, mais par l’embarras de trouver en passant quelque mot agréable à lui dire. Comment se peut-il qu’un enfant même intimide un homme que le pouvoir des rois n’a pas effrayé? Quel parti prendre? Comment se conduire, dénué de tout impromptu dans l’esprit? Si je me force à parler aux gens que je rencontre, je dis une balourdise infailliblement: si je ne dis rien, je suis un misanthrope, un animal farouche, un ours. Une totale imbécillité m’eût été bien plus favorable; mais les talens dont j’ai manqué dans le monde ont fait les instrumens de ma perte, des talens que j’eus à part moi.

A la fin de ce même voyage, Mde. de Luxembourg fit une bonne oeuvre, à laquelle j’eus quelque part. Diderot [377] ayant très-imprudemment offensé Mde. la princesse de Robeck, fille de M. de Luxembourg; Palissot, qu’elle protégeoit, la vengea par la comédie des Philosophes, dans laquelle je fus tourné en ridicule, & Diderot extrêmement maltraité. L’auteur m’y ménagea davantage, moins, je pense, à cause de l’obligation qu’il m’avoit, que de peur de déplaire au pere de sa protectrice, dont il savoit que j’étois aimé. Le libraire Duchesne, qu’alors je ne connoissois point, m’envoya cette pièce quand elle fut imprimée, & je soupçonne que ce fut par l’ordre de Palissot, qui crut peut-être que je verrois avec plaisir déchirer un homme avec lequel j’avois rompu. Il se trompa fort. En rompant avec Diderot, que je croyois moins méchant qu’indiscret & foible, j’ai toujours conservé dans l’âme de l’attachement pour lui, même de l’estime, & du respect pour notre ancienne amitié, que je sais avoir été long-temps aussi sincère de sa part que de la mienne. C’est tout autre chose avec G[rimm], homme faux par caractère, qui ne m’aima jamais, qui n’est pas même capable d’aimer, & qui, de gaieté de coeur, sans aucun sujet de plainte, & seulement pour contenter sa noire jalousie, s’est fait, sous le masque, mon plus cruel calomniateur. Celui-ci n’est plus rien pour moi: l’autre sera toujours mon ancien ami. Mes entrailles s’émurent à la vue de cette odieuse pièce: je n’en pus supporter la lecture, & sans l’achever, je la renvoyai à Duchesne avec la lettre suivante.

A Montmorenci, le 21 Mai 1760.

«En parcourant, Monsieur, la pièce que vous m’avez [378] envoyée, j’ai frémi de m’y voir loué. Je n’accepte point cet horrible présent. Je suis persuadé qu’en me l’envoyant, vous n’avez point voulu me faire une injure; mais vous ignorez ou vous avez oublié que j’ai eu l’honneur d’être l’ami d’un homme respectable, indignement noirci & calomnié dans ce libelle.»

Duchesne montra cette lettre. Diderot, qu’elle auroit dû toucher, s’en dépita. Son amour-propre ne put me pardonner la supériorité d’un procédé généreux, & je sus que sa femme se déchaînoit partout contre moi avec une aigreur qui m’affecta peu, sachant qu’elle étoit connue de tout le monde pour une harengère.

Diderot à son tour, trouva un vengeur dans l’abbé Morellet, qui fit contre Palissot un petit écrit imité du Petit Prophète, & intitulé la Vision. Il offensa très imprudemment dans cet écrit Mde. de Robeck, dont les amis le firent mettre à la Bastille: car pour elle, naturellement peu vindicative, & pour lors mourante, je suis persuadé qu’elle ne s’en mêla pas.

D’Alembert, qui étoit fort lié avec l’abbé Morellet, m’écrivit pour m’engager à prier Mde. de Luxembourg de solliciter sa liberté, lui promettant, en reconnoissance, des louanges dans l’Encyclopédie. Voici ma réponse.

«Je n’ai pas attendu votre lettre, monsieur, pour témoigner à Mde. la maréchale de Luxembourg la peine que me faisoit la détention de l’abbé Morellet. Elle soit l’intérêt que j’y prends, elle saura celui que vous y prenez; & il lui suffiroit pour y prendre intérêt elle-même, de [379] savoir que c’est un homme de mérite. Au surplus, quoiqu’elle & M. le Maréchal m’honorent d’une bienveillance qui fait la consolation de ma vie, & que le nom de votre ami soit près d’eux une recommandation pour l’abbé Morellet, j’ignore jusqu’à quel point il leur convient d’employer en cette occasion le crédit attaché à leur rang, & à la considération due à leurs personnes. Je ne suis pas même persuadé que la vengeance en question regarde Mde. la princesse de Robeck, autant que vous paroissez le croire, & quand cela seroit, on ne doit pas s’attendre que le plaisir de la vengeance appartienne aux philosophes exclusivement, & que quand ils voudront être femmes, les femmes seront philosophes.»

«Je vous rendrai compte de ce que m’aura dit Mde. de Luxembourg, quand je lui aurai montré votre lettre. En attendant, je crois la connoître assez pour pouvoir vous assurer d’avance, que quand elle auroit le plaisir de contribuer à l’élargissement de l’abbé Morellet, elle n’accepteroit point le tribut de reconnoissance que vous lui promettez dans l’Encyclopédie, quoiqu’elle s’en tînt honorée; parce qu’elle ne fait pas le bien pour la louange, mais pour contenter son bon coeur.»

Je n’épargnai rien pour exciter le zèle & la commisération de Mde. de Luxembourg en faveur du pauvre captif, & je réussis. Elle fit un voyage à Versailles exprès pour voir M. le comte de St. Florentin, & ce voyage abrégea celui de Montmorenci, que M. le Maréchal fut obligé de quitter en même temps pour se rendre à Rouen, où le roi l’envoyoit [380] comme gouverneur de Normandie, au sujet de quelques mouvemens du parlement qu’on vouloit contenir. Voici la lettre que m’écrivit Mde. de Luxembourg, le surlendemain de son départ.

A Versailles, ce mercredi.

«M. de Luxembourg est parti hier à six heures du matin. Je ne sais pas encore si j’irai. J’attends de ses nouvelles, parce qu’il ne soit pas lui-même combien de tems il y sera. J’ai vu M. de St. Florentin, qui est le mieux disposé pour l’abbé Morellet; mais il y trouve des obstacles, dont il espere cependant triompher à son premier travail avec le roi, qui sera la semaine prochaine. J’ai demandé aussi en grace qu’on ne l’exilât point, parce qu’il en étoit question; on vouloit l’envoyer à Nanci. Voilà, monsieur, ce que j’ai pu obtenir; mais je vous promets que je ne laisserai pas M. de St. Florentin en repos, que l’affaire ne soit finie comme vous le désirez. Que je vous dise donc à présent le chagrin que j’ai eu de vous quitter si tôt; mais je me flatte que vous n’en doutez pas. Je vous aime de tout mon coeur, & pour toute ma vie.»

Quelques jours après, je reçus ce billet de d’Alembert, qui me donna une véritable joie.

Ce 1er Août.

«Grâce à vos soins, mon cher philosophe, l’abbé est sorti de la Bastille, & sa détention n’aura point d’autres suites. Il part pour la campagne, & vous fait ainsi que [381] moi, mille remerciemens & complimens. Vale, & me ama.»

L’abbé m’écrivit aussi quelques jours après une lettre de remerciement, qui ne me parut pas respirer une certaine effusion de coeur, & dans laquelle il sembloit atténuer en quelque sorte le service que je lui avois rendu; & à quelque temps de-là, je trouvai que d’Alembert & lui m’avoient en quelque sorte, je ne dirai pas supplanté, mais succédé auprès de Mde. de Luxembourg, & que j’avois perdu près d’elle autant qu’ils avoient gagné. Cependant, je suis bien éloigné de soupçonner l’abbé Morellet d’avoir contribué à ma disgrâce; je l’estime trop pour cela. Quant à M. d’Alembert je n’en dis rien ici; j’en reparlerai dans la suite.

J’eus dans le même tems une autre affaire qui occasionna la dernière lettre que j’ai écrite à M. de Voltaire, lettre dont il a jetté les hauts cris, comme d’une insulte abominable, mais qu’il n’a jamais montrée à personne. Je suppléerai ici à ce qu’il n’a pas voulu faire.

L’abbé T[ruble]t que je connoissois un peu, mais que j’avois très-peu vu, m’écrivit le 13 juin 1760, pour m’avertir que M. F[orme] y son ami & correspondant, avoit imprimé dans son Journal ma lettre, à M. de Voltaire, sur le désastre de Lisbonne, l’abbé T[ruble]t vouloit savoir comment cette impression s’étoit pu faire, & dans son tour finet & jésuitique, me demandoit mon avis sur la réimpression de cette lettre, sans vouloir me dire le sien. Comme je hais souverainement les ruseurs de cette espèce, je lui fis les remerciemens que je lui devois, mais j’y mis un ton dur qu’il [382] sentit, & qui ne l’empêcha pas de me pateliner encore en deux ou trois lettres, jusqu’à ce qu’il sût tout ce qu’il avoit voulu savoir.

Je compris bien, quoi qu’en pût dire T[ruble]t, que F[orme] y n’avoit point trouvé cette lettre imprimée & que la premiere impression en venoit de lui. Je le connoissois pour un effronté pillard, qui, sans façon, se faisoit un revenu des ouvrages des autres, quoiqu’il n’y eût pas mis encore l’impudence incroyable d’ôter d’un livre déjà public le nom de l’auteur, d’y mettre le sien, & de le vendre à son profit. Mais comment ce manuscrit lui était-il parvenu? C’étoit là la question, qui n’étoit pas difficile à résoudre, mais dont j’eus la simplicité d’être embarrassé. Quoique Voltaire fût honoré par excès dans cette lettre, comme enfin, malgré ses procédés malhonnêtes, il eût été fondé à se plaindre si je l’avois fait imprimer sans son aveu, je pris le parti de lui écrire à ce sujet. Voici cette seconde lettre, à laquelle il ne fit aucune réponse, & dont, pour mettre sa brutalité plus à l’aise, il fit semblant d’être irrité jusqu’à la fureur.

A Montmorenci le 17 Juin 1760.

«Je ne pensois pas, monsieur, me retrouver jamais en correspondance avec vous. Mais apprenant que la lettre que je vous écrivis en 1756 a été imprimée à Berlin, je dois vous rendre compte de ma conduite à cet égard, & je remplirai ce devoir avec vérité & simplicité.»

«Cette lettre vous ayant été réellement adressée, n’étoit [383] point destinée à l’impression. Je la communiquai sous condition, à trois personnes à qui les droits de l’amitié ne me permettoient pas de rien refuser de semblable, & à qui les mêmes droits permettoient encore moins d’abuser de leur dépôt, en violant leur promesse. Ces trois personnes sont, Mde. de C[henonceau]x, belle-fille de Mde. D[upi]n, Mde. la comtesse d’H[oudetot], & un allemand nommé M. G[rimm], Mde. de C[henonceau]x souhaitoit que cette lettre fût imprimée, & me demanda mon consentement pour cela. Je lui dis qu’il dépendoit du vôtre. Il vous fut demandé; vous le refusâtes, & il n’en fut plus question.»

«Cependant M. l’abbé T[ruble]t avec qui je n’ai nulle espèce de liaison, vient de m’écrire, par une attention pleine d’honnêteté, qu’ayant reçu les feuilles d’un journal de M. F[orme]y il y avoit lu cette même lettre, avec un avis dans lequel l’Editeur dit, sous la date du 23 Octobre 1759, qu’il l’a trouvée il y a quelques semaines chez les libraires de Berlin, & que, comme c’est une de ces feuilles volantes qui disparoissent bientôt sans retour, il a cru lui devoir donner place dans son Journal.»

«Voilà, Monsieur, tout ce que j’en sais. Il est très-sûr que jusqu’ici l’on n’avoit pas même oui parler à Paris de cette lettre. Il est très-sûr que l’exemplaire, soit manuscrit, soit imprimé, tombé dans les mains de M. F[orme]y, n’a pu lui venir que de vous, ce qui n’est pas vraisemblable, ou d’une des trois personnes que je viens de nommer. Enfin, il est très-sûr que les deux Dames sont incapables d’une pareille infidélité. Je n’en puis savoir [384] davantage de ma retraite. Vous avez des correspondances au moyen desquelles il vous seroit aisé, si la chose en valoit la peine, de remonter à la source & de vérifier le fait.»

«Dans la même lettre, M. l’abbé T[ruble]t me marque qu’il tient la feuille en réserve, & ne la prêtera point sans mon consentement, qu’assurément je ne donnerai pas. Mais cet exemplaire peut n’être pas le seul à Paris. Je souhaite, monsieur, que cette lettre n’y soit pas imprimée, & je ferai de mon mieux pour cela; mais si je ne pouvois éviter qu’elle le fût, & qu’instruit à tems je pusse avoir la préférence, alors je n’hésiterois pas à la faire imprimer moi-même. Cela me paraît juste & naturel.»

«Quant à votre réponse à la même lettre, elle n’a été communiquée à personne, & vous pouvez compter qu’elle ne sera point imprimée sans votre aveu, qu’assurément je n’aurai point l’indiscrétion de vous demander, sachant bien que ce qu’un homme écrit à un autre il ne l’écrit pas au public. Mais si vous en vouliez faire une pour être publiée, & me l’adresser, je vous promets de la joindre fidèlement à ma lettre, & de n’y pas répliquer un seul mot.»

«Je ne vous aime point, monsieur; vous m’avez fait les maux qui pouvoient m’être les plus sensibles, à moi votre disciple & votre enthousiaste. Vous avez perdu Genève pour le prix de l’asyle que vous y avez reçu; vous avez aliéné de moi mes concitoyens, pour le prix des applaudissemens [385] que je vous ai prodigués parmi eux: c’est vous qui me rendez le séjour de mon pays insupportable; c’est vous qui me ferez mourir en terre étrangère, privé de toutes les consolations des mourans, & jeté pour tout honneur dans une voirie, tandis que tous les honneurs qu’un homme peut attendre, vous accompagneront dans mon pays. Je vous hais, enfin, puisque vous l’avez voulu; mais je vous hais en homme encore plus digne de vous aimer, si vous l’aviez voulu. De tous les sentimens dont mon coeur étoit pénétré pour vous, il n’y reste que l’admiration qu’on ne peut refuser à votre beau génie, & l’amour de vos écrits. Si je ne puis honorer en vous que vos talens, ce n’est pas ma faute. Je ne manquerai jamais au respect qui leur est dû, ni aux procédés que ce respect exige.»

Au milieu de toutes ces petites tracasseries littéraires, qui me confirmoient de plus en plus dans ma résolution, je reçus le plus grand honneur que les lettres m’oient attiré, & auquel j’ai été le plus sensible, dans la visite que M. le prince de Conti daigna me faire par deux fois, l’une au petit château, & l’autre à Mont-Louis. Il choisit même toutes les deux fois le tems que Mde. de Luxembourg n’étoit pas à Montmorenci, afin de rendre plus manifeste qu’il n’y venoit que pour moi. Je n’ai jamais douté que je ne dusse les premières bontés de ce prince à Mde. de Luxembourg & à Mde. de Boufflers; mais je ne doute pas, non plus, que je ne doive à ses propres sentimens & à [386] moi-même, celles dont il n’a cessé de m’honorer depuis lors.* [*Remarquez la persévérance de cette aveugle, & stupide confiance au milieu de tous les traitemens qui devoient les plus m’en désabuser. Elle n’a cessé que depuis mon retour à Paris en 1770.]

Comme mon appartement de Mont-Louis étoit très-petit, & que la situation du donjon étoit charmante, j’y conduisis le prince, qui, pour comble de grâces, voulut que j’eusse l’honneur de faire sa partie aux échecs. Je savois qu’il gagnoit le chevalier de Lorenzy, qui étoit plus fort que moi. Cependant, malgré les signes & les grimaces du chevalier & des assistants, que je ne fis pas semblant de voir, je gagnai les deux parties que nous jouâmes. En finissant je lui dis d’un ton respectueux, mais grave: Monseigneur, j’honore trop Votre Altesse sérénissime pour ne la pas gagner toujours aux échecs. Ce grand prince, plein d’esprit & de lumières, & si digne de n’être pas adulé, sentit en effet, du moins je le pense, qu’il n’y avoit là que moi qui le traitasse en homme, & j’ai tout lieu de croire qu’il m’en a vraiment sçu bon gré.

Quand il m’en auroit su mauvais gré, je ne me reprocherois pas de n’avoir voulu le tromper en rien, & je n’ai pas assurément à me reprocher non plus d’avoir mal répondu dans mon coeur à ses bontés, mais bien d’y avoir répondu quelquefois de mauvaise grâce, tandis qu’il mettoit lui-même une grace infinie dans la manière de me les marquer. Peu de jours après il me fit envoyer un panier de gibier, que je reçus comme je devois. A quelque tems de-là il m’en [387] fit envoyer un autre, & l’un de ses officiers des chasses écrivit par ses ordres, que c’étoit de la chasse de son Altesse, & du gibier tiré de sa propre main. Je le reçus encore, mais j’écrivis à Mde. de Boufflers que je n’en recevrois plus. Cette lettre fut généralement blâmée, & méritoit de l’être. Refuser des présens en gibier d’un prince du sang, qui de plus met tant d’honnêteté dans l’envoi, est moins la délicatesse d’un homme fier qui veut conserver son indépendance, que la rusticité d’un mal-appris qui se méconnaît. Je n’ai jamais relu cette lettre dans mon recueil, sans en rougir, & sans me reprocher de l’avoir écrite. Mais enfin, je n’ai pas entrepris mes confessions pour taire mes sottises, & celle-là me révolte trop moi-même, pour qu’il me soit permis de la dissimuler.

Si je ne fis pas celle de devenir son rival, il s’en fallut peu: car alors Mde. de B[ouffler]s étoit encore sa maîtresse, & je n’en savois rien. Elle me venoit voir assez souvent avec le chevalier de Lorenzy. Elle étoit belle & jeune encore, elle affectoit l’esprit romain, & moi je l’eus toujours romanesque; cela se tenoit d’assez près. Je faillis me prendre; je crois qu’elle le vit: le chevalier le vit aussi; du moins il m’en parla, & de manière à ne pas me décourager. Mais pour le coup, je fus sage, & il en étoit tems à cinquante ans. Plein de la leçon que je venois de donner aux barbons dans ma lettre à d’Alembert, j’eus honte d’en profiter si mal moi-même; d’ailleurs, apprenant ce que j’avois ignoré, il auroit fallu que la tête m’eût tourné pour porter si haut mes concurrences. Enfin, mal guéri peut-être encore de ma passion [388] pour Mde. d’H[oudetot], je sentis que plus rien ne la pouvoit remplacer dans mon coeur, & je fis mes adieux à l’amour pour le reste de ma vie. Au moment où j’écris ceci, je viens d’avoir d’une jeune femme, qui avoit ses vues, des agaceries bien dangereuses, & avec des yeux bien inquiétants; mais si elle a fait semblant d’oublier mes douze lustres, pour moi je m’en suis souvenu. Après m’être tiré de ce pas, je ne crains plus de chutes, & je réponds de moi pour le reste de mes jours.

Mde. de B[ouffler]s s’étant apperçue de l’émotion qu’elle m’avoit donnée, put s’appercevoir aussi que j’en avois triomphé. Je ne suis ni assez fou, ni assez vain pour croire avoir pu lui inspirer du t à mon âge; mais, sur certains propos qu’elle tint à Thérèse, j’ai cru lui avoir inspiré de la curiosité; si cela est, & qu’elle ne m’oit pas pardonné cette curiosité frustrée, il faut avouer que j’étois bien né pour être victime de mes foiblesses, puisque l’amour vainqueur me fut si funeste, & que l’amour vaincu me le fut encore plus.

Ici finit le recueil des lettres qui m’a servi de guide dans ces deux livres. Je ne vais plus marcher que sur la trace de mes souvenirs: mais ils sont tels dans cette cruelle époque, & la forte impression m’en est si bien restée, que, perdu dans la mer immense de mes malheurs, je ne puis oublier les détails de mon premier naufrage, quoique ses suites ne m’offrent plus que des souvenirs confus. Ainsi, je puis marcher dans le livre suivant avec encore assez d’assurance. Si je vais plus loin, ce ne sera plus qu’en tâtonnant.

Fin du dixième Livre.

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