JEAN JACQUES ROUSSEAU
LE PERSIFLEUR
[1747, septembre?; Bibliothèque de Neuchâtel, ms. R.41; (Du Peyrou) Oeuvres posthumes, Geneve, 1781; le Pléiade édition, t. I, pp. 1103-1112. = Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VII, pp. 221-231.]
LE PERSIFLEUR*
[* Ce morceau devoit être la premiere feuille d’un écrit périodique projette, dit l’Auteur, pour être fait alternativement entre M.D... & lui: l’Auteur en esquissa la premiere feuille, & pur des événemens imprévus le projet en demeura-là.]
Des qu’on m’a appris que les Ecrivains qui s’étoient chargés d’examiner les ouvrages nouveaux, avoient, par divers accidens, successivement résigné leurs emplois, je me suis mis en tête que je pourrois fort bien les remplacer; &, comme je n’ai pas la mauvaise vanité de vouloir être modeste avec le Public, j’avoue franchement que je m’en suis trouvé très-capable; je soutiens même qu’on ne doit jamais parler autrement de foi que quand on est bien sur de n’en pas être la dupe. Si j’étois un Auteur contra, j’affecterois peut-être de débiter des contre-vérités à mon désavantage pour tacher à leur faveur, d’amener adroitement dans la même classe les défauts que je serois contraint d’avouer: mais actuellement le stratagême seroit trop dangereux, le Lecteur; par provision, me joueroit infailliblement le tour de tout prendre au pied de la lettre: or, je le demande à mes chers confreres, est-ce là le compte d’un Auteur qui parle mal de soi?
Je sens bien qu’il ne suffit pas tout-à-fait que je sois convaincu de ma grande capacité, & qu’il seroit assez nécessaire que le Public fût de moitié dans cette conviction: mais il maoïste aisé de montrer que cette réflexion, même prise comme il faut, tourne presque toute à mon profit. Car remarquez, [224] je vous prie, que si le Public n’a point de preuves que fois pourvu des talens convenables pour réussir dans l’ouvrage que j’entreprends, on ne peut pas dire non plus, qu’il en ait du contraire. Voilà donc déjà pour moi un avantage considérable sur la plupart de mes concurrens; j’ai réellement vis-à-vis d’eux une avance relative de tout le chemin qu’ils ont fait en arriere.
Je pars ainsi d’un préjugé favorable & je le confirme par les raisons suivantes, très-capables, à mon avis, de dissiper pour jamais toute espece de doute désavantageux sur mon compte.
1. On publié depuis un grand nombre d’années une infinité de journaux, feuilles & autres ouvrages périodiques en tout pays & en toute langue, & j’ai apporté la plus scrupuleuse attention ne jamais rien lire de tout cela. D’où je conclus que n’ayant point la tête farcie de ce jargon, je suis en état d’en tirer des productions beaucoup meilleures en elles-mêmes quoique peut-être en moindre quantité. Cette raison est bon pour le Public, mais j’ai été contraint de la retourner pour mon Libraire, en lui disant que le jugement engendre plus choses à mesure que la mémoire en est moins chargée, & qu’ainsi les matériaux ne nous manqueroient pas.
2. Je n’ai pas non plus trouvé à propos, & à-peu-près la même raison, de perdre beaucoup de tems à l’étude des sciences ni à celle des Auteurs anciens. La Physique systématique est depuis long-tems reléguée dans le pays des Romans, la Physique expérimentale ne me paroît plus que l’art d’arranger agréablement de jolis brimborions, & la Géométrie celui de se passer du raisonnement à l’aide de quelques formules.
[225] Quant aux anciens, il m’a semblé que dans les jugemens que j’aurois à porter, la probité ne vouloit pas que je donnasse les change à mes lecteurs ainsi que faisoient jadis nos savans, en substituant frauduleusement, à mon avis qu’ils attendroient, celui d’Aristote ou de Cicéron dont ils n’ont que faire; grace à l’esprit de nos modernes, il y a long-tems que ce scandale a cessé & je me garderai bien d’en ramener la pénible mode. Je me suis seulement appliqué à la lecture des Dictionnaires & j’y ai fait un tel profit qu’en moins de trois mois, je me suis vu en état de décider de tout avec autant d’assurance & d’autorité que si j’avois eu deux ans d’étude. J’ai de plus acquis un petit recueil de passages latins tirés de divers Poetes, ou je trouverai de quoi broder & enjoliver mes feuilles, en les ménageant avec économie afin qu’ils durent long-tems; je sais combien les vers latins cités à propos donnent de relief à un philosophe, & par la même raison je me suis fourni de quantité d’axiomes & de sentences philosophiques pour orner mes dissertations quand il question de Poésie. Car je n’ignore pas que c’est un devoir indispensable pour quiconque aspire à la réputation d’Auteur célebre, de parler pertinemment de toutes les sciences, hors celle dont il se mêle. D’ailleurs je ne sens point du tout la nécessité d’être sort savant pour juger les ouvrages qu’on nous-donne aujour-d’hui. Ne diroit-on pas qu’il faut avoir lu le P.Pétau, Montfaucon, & être profond dans les Mathématiques, &c. pour juge: Tanzai, Grigri, Angola, Misapouf, & autres sublimes productions de ce siecle.
Ma derniere raison, & dans le fond la seule dont j’avois [226] besoin, est tirée de mon objet même. Le but que je propose dans le travail médité, est de faire l’analyse des ouvrages nouveaux qui paroîtront, d’y joindre mon sentiment & de communiquer l’un & l’autre au public; or dans tout cela je ne vois pas la moindre nécessité d’être savant; juger sainement & impartialement, bien écrire, savoir sa langue; ce sont-là, ce me semble, toutes les connoissances nécessaires en pareil cas: mais ces connoissances, qui. est-ce qui se vante de les posséder mieux que moi & à un plus haut degré; à la vérité, je ne saurois pas bien démontrer que cela soit réellement tout-à-fait comme je le dis, mais c’est justement à cause de cela que je le crois encore plus fort: on ne peut trop sentir soi-même ce qu’on veut persuader aux autres: serois-je donc le premier qui à force de se croire un sort habile homme l’auroit aussi fait croire au public, & si je parviens à lui donner de moi une semblable opinion, qu’elle soit bien ou mal fondée n’est-ce pas pour ce qui me regarde à-peu-près même chose dans le cas dont il s’agit?
On ne peut donc nier que je ne fois très-fondé à m’eriger en Aristarque, en juge souverain des ouvrages nouveaux, louant blâmant, critiquant à ma fantaisie sans que personne soit en droit de me taxer de témérité, sauf à tous & un chacun de se prévaloir contre moi du droit de représailles que je leur accorde de très-grand cœur, desirant, seulement qu’il leur prenne en gré de dire du mal de moi de la même maniere & dans le même sens que je m’avise d’en dire du bien.
C’est par une suite de ce principe d’équité que, n’etant point connu de ceux qui pourroient devenir mes adversaires, je [227] déclare que toute critique ou observation personnelle sera pour toujours bannie de mon journal: ce ne sont que des livres que je vais examiner, le mot d’Auteur ne sera pour moi que l’esprit du livre même, il ne s’étendra point au-delà, & j’avertis positivement que je ne m’en servirai jamais dans un autre sens; de sorte que si, dans mes jours de mauvaise humeur, il m’arrive quelquefois de dire: voilà un sot, un impertinent écrivain, c’est l’ouvrage seul qui sera taxé d’impertinence & de sottise, & je n’entends nullement que l’Auteur ne soit moins un génie du premiere ordre, & peut-être même un digne Académicien. Que sais-je, par exemple, si l’on ne s’avisera point de regaler mes feuilles des épichetes dont je viens de parler: or on voit bien d’abord que je ne cesserai pas, pour d’être un homme de beaucoup mérite.
Comme tout ce que j’ai dit jusqu’à présent paroîtroit un peu vague si je n’ajoutois rien pour exposer plus nettement mon projet & la maniere dont je me propose de l’exécuter, je vais prévenir mon lecteur sur certaines particularités de mon caractere qui le mettront au fait de ce qu’il peut s’attendre à trouver dans mes écrits.
Quand Boileau a dit de l’homme en général qu’il changeoit du blanc au noir, il a croque mon portrait en deux mots, en qualité d’individu. II l’eût rendu plus précis s’il y eût ajouté toutes les autres couleurs avec les nuances intermédiaires. Bien n’est si dissemblable à moi que moi-même; c’est pourquoi il seroit inutile de tenter de me définir autrement que par cette variété singuliere; elle est telle dans mon esprit qu’elle influe de tems à autre jusques sur mes sentimens. Quelquefois je suis [228] un dur & féroce misanthrope; en d’autres momens, j’entre en extase au milieu des charmes de la société & des délices de l’amour. Tantôt je suis austere & dévot, & pour le bien de mon ame je fais tous mes efforts pour rendre durables ces saintes dispositions: mais je deviens bientôt un franc libertin, & comme je m’occupe alors beaucoup plus de mes sens que de ma raison, je m’abstiens constamment d’écrire dans ces momens-là: c’est sur quoi il est bon que mes lecteurs soient suffisamment prévenus, de peur qu’ils ne s’attendent à trouver dans mes feuilles des choses que certainement ils n’y verront jamais. En un mot, un Protée, un Caméléon, une femme sont des êtres moins changeans que moi. Ce qui doit dés l’abord ôter aux curieux toute espérance de me reconnoître quelque jour à mon caractere: car ils me trouveront toujours sous quelque forme particuliere qui ne sera la mienne que pendant ce moment-là, & ils ne peuvent pas même espérer de me reconnoître à ces changemens; car comme ils n’ont point de période fixe, ils se seront quelquefois d’un instant à l’autre, & d’autres fois je demeurerai des mois entiers dans le même état. C’est cette irrégularité même qui fait le fond de ma constitution. Bien plus; le retour des mêmes objets renouvelle ordinairement en moi des dispositions semblables à celles où je me suis trouvé la premiere fois que je les ai vus, c’est pourquoi je suis assez constamment de la même humeur avec les mêmes personnes. De sorte qu’à entendre séparément tous ceux qui me connoissent rien ne paroîtroit moins varié que mon caractere: mais, allez aux derniers éclaircissemens, l’un vous dira que je suis badin, [229] l’autre grave, celui-ci me prendra pour un ignorant, l’autre pour un homme fort docte; en un mot, autant de têtes, autant d’avis. Je me trouve si bizarrement disposé à cet égard qu’étant un jour aborde par deux personnes à la fois, avec l’une desquelles j’avois accoutume d’être gai jusqu’à la folie, & plus ténébreux qu’Héraclite avec l’autre, je me sentis si puissamment agité que je fus contraint de les quitter brusquement de peur que le contraste des passions opposées ne me fît tomber en syncope.
Avec tout cela, à force de m’examiner, je n’ai pas laissé que de démêler en moi certaines dispositions dominantes & certains retours presque périodiques qui seroient difficiles à remarquer à tout autre qu’à l’observateur le plus attentif, en un mot, qu’a moi-même: c’est à-peu-prés ainsi que toutes les vicissitudes & les irrégularités de l’air, n’empêchent pas que les marins & les habitans de la campagne n’y aient remarqué quelques circonstances annuelles & quelques phénomenes qu’ils ont réduits en regle pour prédire à-peu-prés le tems qu’il sera dans certaines saisons. Je suis sujet, par exemple, à deux dispositions principales qui changent assez constamment de huit en huit jours, & que j’appelle mes ames hebdomadaires; par l’une je me trouve sagement fou, par l’autre follement sage, mais de telle maniere pourtant que la folie l’emportant sur la sagesse dans l’un & dans l’autre cas, elle a sur-tout manifestement le dessus dans la semaine où je m’appelle sage; car alors, le fond de toutes les matieres que je traite, quelque raisonnable qu’il puisse être en foi, se trouve presque entièrement absorbé par les futilites & les extravagances dont j’ai toujours soin de l’habiller. Pour mon ame folle elle est bien plus sage que cela, [230] car bien qu’elle tire toujours de son propre fond le texte sur lequel elle argumente, elle met tant d’art, tant d’ordre, & tant de force dans ses raisonnemens & dans ses preuves, qu’une folie ainsi déguisée ne differe presque en rien de la sagesse. Sur ces idées que je garantis justes ou à-peu-près, je trouve un petit problême à proposer à mes lecteurs, & je les prie de vouloir bien décider laquelle c’est de mes deux ames qui a dicte cette feuille?
Qu’on ne s’attende donc point à ne voir ici que de sages & graves dissertations, on y en verra sans doute, & où seroit la variété: mais je ne garantis point du tout qu’au milieu de la plus profonde métaphysique, il ne me prenne tout d’un coup une saillie extravagante, & qu’emboîtant mon lecteur dans l’Icosaedre de Bergerac, je ne le transporte tout d’un coup dans la lune; tout comme à propos de l’Arioste & de l’Hypogriphe, je pourrois fort bien lui citer Platon, Locke ou Mallebranche.
Au reste, toutes matieres seront de ma compétence, j’étends ma jurisdiction indistinctement sur tout ce qui sortira de la presse, je m’arrogerai même, quand le cas y écherra, la droit de révision sur les jugemens de mes confreres; & non content de me soumettre toutes les Imprimeries de France, je me propose aussi de faire de tems en tems de bonnes excursions hors du Royaume, & de me rendre tributaires l’Italie, la Hollande, & même l’Angleterre chacune à son tour, promettant foi de voyageur, la. véracité la plus exacte dans les actes que j’en rapporterai.
Quoique le lecteur se soucie sans doute, assez peu des [231] détails que je lui fais ici de moi & de mon caractere, j’ai résolu de le lui pas lui en faire grace d’une seule ligne; c’est autant pour son profit que pour ma commodité que j’en agis ainsi. Après avoir commencé par me persifler moi-même, j’aurai tout le tems de persifler les autres, j’ouvrirai les yeux, j’écrirai ce que je vois, & l’on trouvera que je me serai assez bien acquitte de ma tâche.
Il me reste à faire excuse d’avance aux Auteurs que je pourrois maltraiter à tort, & au public de tous les éloges injustes que je pourrois donner aux ouvrages qu’on lui présente. Ce ne sera jamais volontairement que je commettrai de pareilles erreurs; je sais que l’impartialite dans un journaliste ne sert qu’à lui faire des ennemis de tous les Auteurs, pour n’avoir pas dit au gré de chacun d’eux assez de bien du lui ni assez de mal de ses confreres: c’est pour cela que je veux toujours rester inconnu, ma grande folie est de vouloir ne consulter que la raison & ne dire que la vérité: de sorte que suivant l’étendue de mes lumieres la disposition de mon esprit on pourra trouver en moi tantôt un critique plaisant & badin, tantôt un censeur sévere & bourru, non pas un satirique amer ni un puérile adulateur. Les jugemens peuvent être faux, mais le juge ne sera jamais inique.
FIN.