JEAN JACQUES ROUSSEAU
LE DOCTEUR PANSOPHE
OU LETTRES DE MONSIEUR DE VOLTAIRE
[24 Octobre 1766== Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XIV, pp. 553-575.]
LE DOCTEUR PANSOPHE
OU LETTRES
DE MONSIEUR
DE VOLTAIRE
LETTRE
DE MONSIEUR
DE VOLTAIRE
A M. HUME
J’ai lu, Monsieur, les piéces du procès que vous avez eu à soutenir par devant le public contre votre ancien protégé. J’avoue que la grande ame de Jean-Jaques a mis au jour la noirceur avec laquelle vous l’avez comblé de bienfaits: & c’est en vain qu’on a dit que c’est le procès de l’ingratitude contre la bienfaisance.
Je me trouve impliqué dans cette affaire. Le Sr. Rousseau m’accuse de lui avoir écrit en Angleterre* [*On trouvera à la suite de ce morceau cette lettre que M. Rousseau attribue à M. de Voltaire, & qui a été en effet imprimée à Londres sous le nom de ce grand Ecrivain.] une lettre dans laquelle je me moque de lui. Il a accusé M. d’Alembert du même crime.
Quand nous serions coupables au fond de notre coeur, M. d’Alembert & moi, de cette énormité, je vous jure que je ne le suis point de lui avoir écrit. Il y a sept ans que je n’ai eu cet honneur. Je ne connois point la lettre dont il parle, & je vous jure que si j’avois fait quelque mauvaise plaisanterie sur M. Jean-Jaques Rousseau, je ne la désavouerois pas.
[556] Il ma fait l’honneur de me mettre au nombre de ses ennemis & de ses persécuteurs. Intimement persuadé qu’on doit lui élever une statue, comme il le dit dans la lettre polie & décente de Jean-Jaques Rousseau Citoyen de Geneve, à Christophe de Beaumont Archevéque de Paris; il pense que la moitié de l’univers est occupée à dresser cette statue sur son piédestal, & l’autre moitié à la renverser.
Non-seulement il m’a cru iconoclaste; mais il s’est imaginé que j’avois conspiré contre lui avec le Conseil de Geneve pour faire décréter sa propre personne de prise de corps, & ensuite avec le Conseil de Berne pour le faire chasser de la Suisse.
Il a persuadé ces belles choses aux protecteurs qu’il avoit alors à Paris, & il m’a fait passer dans leur esprit pour un homme qui persécutoit en lui la sagesse & la modestie. Voici, Monsieur, comment je l’ai persécuté.
Quand je sus qu’il avoit beaucoup d’ennemis à Paris, qu’il aimoit comme moi la retraite, & que je présumai qu’il pouvoit rendre quelques services à la philosophie, je lui fis proposer par M. Marc Chapuis, citoyen de Geneve, dès l’an 1759, une maison de campagne appellée l’Hermitage que je venois d’acheter.
Il sur si touché de mes offres, qu’il m’écrivit ces propres mots:
MONSIEUR,
«Je ne vous aime point; vous corrompez ma République en donnant des Spectacles dans votre château de Tournay, &c.» Cette lettre, de la part d’un homme qui venoit de donner à [557] Paris un grave opéra & une comédie, n’étoit cependant datée des petites maisons. Je n’y fis point de réponse, comme vous le croyez bien, & je priai M. Tronchin le médecin, de vouloir bien lui envoyer une ordonnance pour cette maladie. M. Tronchin me répondit, que puisqu’il ne pouvoit pas me guérir de la manie de faire encore des pieces de théâtre à mon âge, il désespéroit de guérir Jean-Jaques. Nous restâmes & l’un & l’autre fort malades, chacun de notre côté.
En 1762 le Conseil de Geneve entreprit sa cure, & donna une espece d’ordre de s’assurer de lui pour le mettre dans les remedes. Jean-Jaques décrété à Paris & à Geneve, convaincu qu’un corps ne peut être en deux lieux à la fois, s’ensuit dans un troisieme. Il conclut avec sa prudence ordinaire que j’étois son ennemi mortel, puisque je n’avois pas répondu à sa lettre obligeante. Il supposa qu’une partie du Conseil Genevois étoit venu dîner chez moi pour conjurer sa perte, & que la minute de son arrêt avoit été écrite sur ma table à la fin du repas. Il persuada une chose si vraisemblable à quelques-uns de ses concitoyens. Cette accusation devint si sérieuse, que je fus obligé enfin d’écrire au Conseil de Geneve une lettre très-forte, dans laquelle je lui dis que s’il y avoit un seul homme dans ce Corps qui m’eût jamais parlé du moindre dessein contre le sieur Rousseau, je consentois qu’on le regardât comme un scélérat & moi aussi; & que je détestois trop les persécuteurs pour l’être.
Le Conseil me répondit par un secrétaire d’Etat que je n’avois jamais eu, ni dû avoir, ni pu avoir la moindre part, ni directement ni indirectement, à la condamnation du sieur Jean-Jaques.
[558] Les deux lettres sont dans les archives du Conseil de Geneve.
Cependant, M. Rousseau retiré dans les délicieuses vallées de Moutiers-Travers, ou Motiers-Travers, au comté de Neufchâtel, n’ayant pas eu depuis tin grand nombre d’années le plaisir de communier sous les deux especes, demanda instamment au Prédicant de Moutiers-Travers, homme d’un esprit fin & délicat, la consolation d’être admis à la sainte Table; il lui dit que son intention étoit, 1° de combattre l’Eglise Romaine; 2° de s’élever contre l’Ouvrage infernal de I’Esprit, qui établit évidemment le matérialisme; 3° de foudroyer les nouveaux philosophes vains & présomptueux. Il écrivit & signa cette déclaration, & elle est encore entre les mains de M. de Montmollin Prédicant de Moutiers-Travers & de Boveresse.
Dès qu’il eut communié, il se sentit le coeur dilaté; il s’attendrit jusqu’aux larmes. Il le dit au moins dans sa lettre du 8 août 1765.
Il se brouilla bientôt avec le Prédicant & les prêchés de Moutiers-Travers & de Boveresse. Les petits garçons & les petites filles lui jetterent des pierres; il s’ensuit sur les terres de Berne; & ne voulant plus être lapidé, il supplia Messieurs de Berne de vouloir bien avoir la bonté de le faire enfermer le reste de ses jours dans quelqu’un de leurs châteaux, ou tel autre lieu de leur Etat qu’il leur sembleroit bon de choisir. Sa lettre est du 20 octobre 1765.
Depuis Madame la comtesse de Pimbèche, à qui l’on conseilloit de se faire lier; je ne crois pas qu’il soit venu dans l’esprit de personne de faire une pareille requête. Messieurs de Berne aimerent mieux le chasser que de se charger de son logement.
[559] Le judicieux Jean-Jaques ne manqua pas de conclure que c’étoit moi qui le privoit de la douce consolation d’être dans une prison perpétuelle, & que même j’avois tant de crédit chez les prêtres, que je le faisois excommunier par les chrétiens de Moutiers-Travers & de Boveresse.
Ne pensez pas que je plaisante, Monsieur; il écrit dans une lettre du 24 juin 1765: Être excommunié de la façon de M. de V. m’amusera fort aussi. Et dans sa lettre du 23 mars, il dit: M. de V. doit avoir écrit à Paris qu’il se fait fort de faire chasser Rousseau de sa nouvelle patrie.
Le bon de l’affaire est qu’il a réussi à faire croire pendant quelque tans cette folie à quelques personnes; & la vérité est que, si au lieu de la prison qu’il demandoit a Messieurs de Berne, il avoit voulu se réfugier dans la maison de campagne que je lui avois offerte, je lui aurois donne alors cet asyle, où j’aurois eu soin qu’il eût de bons bouillons avec des potions rafraîchissantes; bien persuadé qu’un homme, dans son état, mérite beaucoup plus de compassion que de colere.
Il est vrai qu’à la sagesse toujours conséquente de sa conduite & de ses écrits, il a joint des traits qui ne sont pas d’une bonne ame. J’ignore si vous savez qu’il a écrit des Lettres de la Montagne. Il se rend dans la cinquieme lettre formellement délateur contre moi; cela n’est pas bien. Un homme qui a communié sous les deux especes, un sage à qui on doit élever des statues, semble degrader un peu son caractere par une telle manœuvre; il hasarde son salut & sa réputation.
Aussi la premiere chose qu’ont faire Messieurs les Médiateurs de France, de Zurich & de Berne, a été de déclarer solemnellement [560] les Lettres de la Montagne un libelle calomnieux. Il n’y a plus moyen que j’offre une maison à Jean-Jaques, depuis qu’il a été affiché calomniateur au coin des rues.
Mais en faisant le métier de délateur & d’homme un peu brouillé avec la vérité, il faut avouer qu’il a toujours conservé son caractere de modestie.
Il me fit l’honneur de m’écrire, avant que la Médiation arrivât à Geneve, ces propres mots:
MONSIEUR,
«Si vous avez dit que je n’ai pas été secrétaire d’Ambassade à Venise, vous avez menti; & si je n’ai pas été secrétaire d’Ambassade, & si je n’en ai pas eu les honneurs, c’est moi qui ai menti.»
J’ignorois que M. Jean-Jaques eût été secrétaire d’Ambassade; je n’en avois jamais dit un seul mot, parce que je n’en avois jamais entendu parler.
Je montrai cette agréable lettre a un homme véridique, fort au fait des affaires étrangeres, curieux & exact. Ces gens-là sont dangereux pour ceux qui citent au hasard. Il déterra les lettres originales écrites de la main de Jean-Jaques, du 9 & du 13 août 1743 à M. du Theil, premier commis des affaires étrangeres, alors son protecteur. On y voit ces propres paroles.
«J’ai été deux ans le domestique de M. de Montaigu (Ambassadeur à Venise)... J’ai mangé son pain... Il m’a chassé honteusement de sa maison... Il m’a menacé de me faire jetter par la fenêtre... & de pis, si je restois plus long-tans dans Venise... &c. &c.»
[561] Voilà un secrétaire d’Ambassade assez peu respecté, & la fierté d’une grande ame peu ménagée. Je lui conseille de faire graver au bas de sa statue les paroles de l’Ambassadeur au secrétaire d’Ambassade.
Vous voyez, Monsieur, que ce pauvre homme n’a jamais pu ni se maintenir sous aucun maître, ni se conserver aucun ami, attendu qu’il est contre la dignité de son être d’avoir un maître, & que l’amitié est une foiblesse dont un sage repousser les atteintes.
Vous dites qu’il fait l’histoire de sa vie. Elle a été trop utile au monde, & remplie de trop grands événemens, pour qu’il ne rende pas à la postérité le service de la publier. Son goût pour la vérité ne lui permettra pas de déguiser la moindre ces anecdotes, pour servir à l’éducation des Princes qui voudront être menuisiers comme Emile.
A dire vrai, Monsieur, routes ces petites miseres ne méritent pas qu’on s’en occupe deux minutes; tout cela tombe bientôt dans un éternel oubli. On ne s’en soucie pas plus que les baisers âcres de la nouvelle Héloise, & de son faux germe, & de son doux ami, & des lettres de Vernet à un Lord qu’il n’a jamais vu. Les folies de Jean-Jaques & son ridicule orgueil ne seront nul tort à la véritable philosophie; & les hommes respectables qui la cultivent en France, en Angleterre & en Allemagne, n’en seront pas moins estimés.
J y a des sottises & des querelles dans toutes les conditions de la vie. Cela s’oublie au bout de quinze jours. Tout pene rapidement comme les figures grotesques de la lanterne magique.
[562] L’Archevêque de Novogorod à la tête d’un synode, a condamné l’Evêque de Rostou à être dégradé & enfermé le reste de sa vie dans un couvent, pour avoir soutenu qu’il y a deux puissances, la sacerdotale & la royale. L’Impératrice a fait grace du couvent a l’Evêque de Rostou. A peine cet événement a-t-il été connu en Allemagne & dans le reste de l’Europe.
Les détails des guerres les plus sanglantes périssent avec les soldats qui en ont été les victimes. Les critiques même des pieces de théâtre nouvelles, & sur-tout leurs éloges, sont ensevelis le lendemain dans le néant avec elles, & avec les feuilles périodiques qui en parlent. Il n’y a que les dragées du sieur Keyser qui se soient un peu soutenues.
Dans ce torrent immense qui nous emporte, & qui nous engloutit tous, qu’y a-t-il a faire? Tenons-nous-en au conseil que M. Horace Walpole donne à Jean-Jaques, d’être sage & heureux. Vous êtes l’un, Monsieur, & vous méritez d’être l’autre, &c. &c.
A Ferney, ce 24 Octobre 1766.
[563] LETTRE DE M. DE VOLTAIRE. Au Docteur Jean-Jaques Pansophe.
Quoique vous en disiez, docteur Pansophe, je ne suis certainement pas la cause de vos malheurs; j’en suis affligé, & vos livres ne méritent pas de faire tant de scandale & tant de bruit: mais cependant ne devenez pas calomniateur; ce serait-là le plus grand mal. J’ai lu dans le dernier ouvrage que vous avez mis en lumiere, une belle prosopopée, où vous faites entendre, en plaisantant mal à propos, que je ne crois pas en Dieu. Le reproche est aussi étonnant que votre génie. Le jésuite Garasse, le jésuite Hardouin & d’autres menteurs publics trouvoient par-tout des athées; mais le jésuite Garasse, le jésuite Hardouin, ne sont pas bons à imiter. Docteur Pansophe, je ne suis athée ni dans mon coeur, ni dans mes livres; les honnêtes gens qui nous connoissent l’un & l’autre disent en voyant votre article; Hélas! le docteur Pansophe est méchant comme les autres hommes; c’est bien dommage.
Judicieux admirateur de la bêtise & de la brutalité des Sauvages, vous avez crié contre les Sciences, & cultivé les Sciences. Vous avez traité les auteurs & les philosophes de charlatans; & pour prouver d’exemple, vous avez été auteur. [564] Vous avez écrit contre la comédie, avec la dévotion d’un Capucin, & vous avez fait de méchantes comédies. Vous avez regardé comme une chose abominable qu’un Satrape ou un Duc eût du superflu, & vous avez copié de la Musique, pour des Satrapes ou des Ducs qui vous payoient avec ce superflu. Vous avez barbouillé un Roman ennuyeux, où un Pédagogue suborne honnêtement sa pupille en lui enseignant la vertu; & la fille modeste couche honnêtement avec le Pédagogue; & elle souhaite de tout son coeur qu’il lui fasse un enfant; & elle parle toujours de sagesse avec son doux ami; & elle devient femme, mere & la plus tendre amie d’un époux qu’elle n’aime pourtant pas; & elle vit & meurt en raisonnant, mais sans vouloir prier Dieu. Docteur Pansophe, vous êtes fait le précepteur d’un certain Emile, que vous formez insensiblement par des moyens impraticables; & pour faire un bon chrétien, vous détruisez la religion chrétienne. Vous professez par-tout un sincere attachement à la révélation, en prêchant le déisme, ce qui n’empêche pas que chez vous les déistes & les philosophes conséquens ne soient des athées. J’admire, comme je le dois, tant de candeur & de justesse d’esprit;, mais permettez-moi de grace de croire en Dieu. Vous pouvez être un sophiste, un mauvais raisonneur, & par conséquent un écrivain pour le moins inutile, sans que je sois un athée. L’Être Souverain nous jugera tous deux; attendons humblement son arrêt. Il me semble que j’ai fait de mon mieux pour soutenir la cause de Dieu & de la vertu, mais avec moins de bile & d’emportement que vous. Ne craignez-vous pas que, vos inutiles calomnies contre les Philosophes & contre moi, [565] ne vous rendent désagréable aux yeux de l’Être Suprême, comme vous l’êtes déjà aux yeux des hommes?
Vos Lettres de la Montagne sont pleines de fiel; cela n’est pas bien, Jean-Jaques. Si votre Patrie vous a proscrit injustement, il ne faut pas la maudire ni la troubler. Vous avez certes raison de dire que vous n’êtes point philosophe. Le sage philosophe Socrate but la ciguë en silence: il ne fit pas de libelles contre l’aréopage ni même contre le prêtre Anitus, son ennemi déclaré; sa bouche vertueuse ne se souilla pas par des imprécations: il mourut avec toute sa gloire & sa patience; mais vous n’êtes pas un Socrate ni un philosophe.
Docteur Pansophe, permettez qu’on vous donne ici trois leçons, que la Philosophie vous auroit apprises: une leçon de bonne foi, une leçon de bon sens, & une leçon de modestie.
Pourquoi dites-vous que le bon homme si mal nomme Grégoire le Grand, quoiqu’il soit un saint, étoit un Pape, illustre, parce qu’il étoit bête & intrigant? J’ai vu constamment dans l’histoire, que la bêtise & l’ignorance n’ont jamais fait de bien, mais au contraire toujours beaucoup de mal. Grégoire même bénit & loua les crimes de Phocas, qui avoit assassiné & détrôné son maître, l’infortuné Maurice. Il bénit & loua les crimes de Brunehaut, qui est la honte de l’histoire de France. Si les arts & les sciences n’ont pas absolument rendu les hommes meilleurs; du moins ils sont méchans avec plus de discrétion; & quand ils sont le mal, ils cherchent des prétextes, ils temporisent, ils se contiennent; on peut les prévenir, & les grands crimes sont rares. Il y a dix siecles [566] que vous auriez été non-seulement excommunié avec les chenilles, les sauterelles & les sorciers, mais brûlé ou pendu, ainsi que quantité d’honnêtes gens qui cultivent aujourd’hui les Lettres en paix, & avouez que le tans présent vaut mieux. C’est à la Philosophie que vous devez votre salut, & vous l’assassinez: mettez-vous à genoux, ingrat, & pleurez sur votre folie. Nous ne sommes plus esclaves de ces tyrans spirituels & temporels qui désoloient toute l’Europe; la vie est plus douce, les moeurs plus humaines, & les Etats plus tranquilles.
Vous parlez, docteur Pansophe, de la vertu des Sauvages: il me semble pourtant qu’ils sont magis extrà vicia quàm cum virtutibus. Leur vertu est négative, elle consiste a n’avoir ni bons cuisiniers, ni bons musiciens, ni beaux meubles, ni luxe, &c. La vertu, voyez-vous suppose des lumieres, des réflexions, de la Philosophie, quoique, selon vous, tout homme qui réfléchit soit un animal dépravé; d’où il s’ensuivroit en bonne logique que la vertu est impossible. Un ignorant, un sot complet, n’est pas plus susceptible de vertu qu’un cheval ou qu’un singe; vous n’avez certes jamais vu cheval vertueux, ni singe vertueux. Quoique maître Aliboron tienne que votre prose est une prose brûlante, le public se plaint que vous n’avez jamais fait un bon syllogisme. Ecoutez, docteur Pansophe; la bonne Xantippe grondoit sans cesse, & vigoureusement contre la philosophie & la raison de Socrate; mais la bonne Xantippe étoit une folle, comme tout le monde fait. Corrigez-vous.
Illustre Pansophe! La rage de blâmer vos contemporains vous fait louer à leurs dépens des Sauvages anciens & modernes [567] sur des choses qui ne sont point du tout louables.
Pourquoi, s’il vous plaît, faites-vous dire à Fabricius, que le seul talent digne de Rome est de conquérir la terre, puisque les conquêtes des Romains, & les conquêtes en général sont des crimes, & que vous blâmez si fortement ces crimes dans votre plan ridicule d’une paix perpétuelle. Il n’y a certainement pas de vertu a conquérir la terre. Pourquoi, s’il vous plaît, faites-vous dire à Curius, comme une maxime respectable, qu’il aimoit mieux commander à ceux qui avoient de l’or, que d’avoir de l’or? C’est une chose en elle-même indifférent d’avoir de l’or; mais c’est un crime de vouloir, comme Curius, commander injustement à ceux qui en ont. Vous n’avez pas senti tout cela, docteur Pansophe, parce que vous aimez mieux faire de bonne prose que de bons raisonnemens. Repentez-vous de cette mauvaise morale, & apprenez la logique.
Mon ami Jean-Jaques, ayez de la bonne foi. Vous qui attaquez ma religion, dites-moi, je vous prie, quelle est la votre? Vous vous donnez avec votre modestie ordinaire, pour le restaurateur du christianisme en Europe; vous dites que la religion décréditée en tout lieu avoit perdu son ascendant jusques sur le peuple, &c. Vous avez en effet décrié les miracles de Jésus, comme l’abbé de Prades, pour relever le crédit de la religion. Vous avez dit que l’on ne pouvoit s’empêcher de croire l’Evangile de Jésus, parce qu’il étoit incroyable: ainsi Tertullien disoit hardiment, qu’il étoit sûr que le Fils de Dieu étoit mort, parce que cela étoit impossible: Mortuus est Dei Filius; hoc certum est quia impossibile. Ainsi par un raisonnement similaire, un géometre pourroit dire, qu’il est [568] évident que les trois angles d’un triangle ne sont pas égaux à deux droits, parce qu’il est évident qu’ils le sont. Mon ami
Jean-Jaques apprenez la logique, & ne prenez pas, comme Alcibiade, les hommes pour autant de têtes de choux.
C’est sans contredit un sort grand malheur de ne pas croire à la religion chrétienne, qui est la seule vraie entre mille autres qui prétendent aussi l’être: toutefois celui qui a ce malheur peut & doit croire en Dieu. Les fanatiques, les bonnes femmes, les enfans & le docteur Pansophe ne mettent point de distinction entre l’athée & le déiste. O Jean-Jaques! vous avez tant promis à Dieu & à la vérité de ne pas mentir; pourquoi mentez-vous contre votre conscience? Vous êtes, à ce que vous dites, le seul auteur de votre siecle & de plusieurs autres, qui ait écrit de bonne foi. Vous avez écrit sans doute de bonne foi que la loi chrétienne est, au fond, plus nuisible qu’utile à la forte constitution d’un Etat; que les vrais chrétiens sont faits pour être esclaves & sont lâches; qu’il ne faut pas apprendre le catéchisme aux enfans, parce qu’ils n’ont pas l’esprit de croire en Dieu, &c. Demandez à tout le monde si ce n’est pas le déisme tout pur; donc vous étes athée ou chrétien comme les déistes, ainsi qu’il vous plaira; car vous étes un homme inexplicable. Mais encore une fois apprenez la logique, & ne vous faites plus bruler mal-à-propos. Respectez, comme vous le devez, des honnêtes gens, qui n’ont pas du tout envie d’être athées ni mauvais raisonneurs ni calomniateurs. Si tout citoyen oisif est un fripon, voyez quel titre mérite un citoyen faussaire, qui est arrogant avec tout le monde, & qui vent être possesseur exclusif [569] de toute la religion, la vertu & la raison qu’il y a en Europe. Voe misero! lilia nigra videntur, pallentesque rosoe. Soyez chrétien, Jean-Jaques, puisque vous vous vantez de l’être à toute force; mais, au nom du bon sens & vérité, ne vous croyez pas le seul maître en Israël.
Docteur Pansophe, soyez modeste, s’il vous plaît; autre leçon importante. Pourquoi dire à l’Archevéque de Paris que vous étes né avec quelques talens? Vous n’êtes surement pas né avec le talent de l’humilité ni de la justesse d’esprit. Pourquoi dire au public que vous avez refusé l’éducation d’un Prince, & avertir fiérement qui il appartiendra, de ne pas vous faire dorénavant de pareilles propositions? Je crois que cet avis au public est plus vain qu’utile: quand même Diogene, une fois connu, diroit aux passans; achetez votre maître, on le laisseroit dans son tonneau avec tout son orgueil & toute sa folie. Pourquoi dire que la mauvaise profession de foi du Vicaire Allobroge est le meilleur écrit qui ait paru dans ce siecle? Vous mentez fiérement, Jean-Jaques: un bon écrit est celui qui éclaire les hommes & les confirme dans le bien; & un mauvais écrit est celui qui épaissit le nuage qui leur cache la vérité, qui les plonge dans de nouveaux doutes, & les laisse sans principes. Pourquoi répéter continuellement avec une arrogance sans exemple, que vous bravez vos sots lecteurs & le sot public? Le public n’est pas sot: il brave à son tour la démence qui vit & médit à ses dépens. Pourquoi, ô docteur Pansophe! dites-vous bonnement? Qu’un Etat sensé auroit élevé des statues à l’Auteur d’Emile? C’est que l’Auteur d’Emile est comme un enfant, qui, après avoir soufflé des boules de [570] savon, ou fait des ronds en crachant dans un puits, se regarde comme un Etre très-important. Au reste, Docteur, si on ne vous a pas élevé des statues on vous a gravé; tout le monde peut contempler votre visage & votre gloire au coin des rues. Il me semble que c’en est bien assez pour un homme qui ne veut pas être philosophe, & qui en effet ne l’est pas. Quàm pulchrum est digito monstrari, & dicier, hic est! Pourquoi mon ami Jean-Jaques vante-t-il à tout propos sa vertu, son mérite & ses talens? C’est que l’orgueil de l’homme peut devenir aussi fort que la bosse des chameaux de l’Idumée, ou que la peau des Onagres du désert. Jésus disoit qu’il étoit doux & humble de coeur: Jean-Jaques, qui prétend être son écolier, mais un écolier mutin qui chicane souvent avec son maître, n’est ni doux ni humble de coeur. Mais ce ne sont pas-là mes affaires. Il pourroit cependant apprendre que le vrai mérite ne consiste pas à être singulier, mais à être raisonnable. L’allemand Corneille Agrippa a abboyé long-tans avant lui contre les sciences & les savans; malgré cela il n’étoit point du tout un grand homme.
Docteur Pansophe, on m’a dit que vous vouliez aller en Angleterre. C’est le pays des belles femmes & des bons philosophes. Ces belles femmes & ces bons philosophes seront peut-être curieux de vous voir, & vous vous serez voir. Les gazetiers tiendront un registre exact de tous vos faits & gestes, & parleront du grand Jean-Jaques comme de l’éléphant du Roi & du zébre de la Reine; car les Anglois s’amusent des productions rares de toutes especes, quoiqu’il soit rare qu’ils estiment. On vous montrera au doigt à la comédie, si vous y [571] allez; & on dira: le voilà cet éminent génie qui nous reproche de n’avoir pas un bon naturel, & qui dit que les sujets Sa Majesté ne sont pas libres! C’est-là ce prophete du lac de Geneve, qui a prédit au verset 45e. de son apocalypse nos malheurs & notre ruine, parce que nous sommes riches. On vous examinera avec surprise depuis les pieds jusqu’à la tête, en réfléchissant sur la folie humaine. Les Angloises qui sont, vous dis-je, très-belles, riront lorsqu’on leur dira que vous voulez que les femmes ne soient que des femmes, des femelles d’animaux, qu’elles s’occupent uniquement du soin de faire la cuisine pour leurs maris, de raccommoder leurs chemises & de leur donner, dans le sein d’une vertueuse ignorance, du plaisir & des enfans. La belle & spirituelle Duchesse d’A...., Myladis de... de... leveront les épaules, & les hommes vous oublieront en admirant leur visage & leur esprit. L’ingénieux Lord W... e, le savant Lord L.... n, les philosophes Mylord C... d, le Duc de G... n, Sir F-x, Sir C... d, & tant d’autres, jetteront peut-être un coup d’oeil sur vous, & iront de-là travailler au bien public ou cultiver les belles-lettres, loin du bruit & du peuple, sans être pour cela des animaux dépravés. Voilà, mon ami Jean-Jaques, ce que j’ai lu dans le grand livre du destin; mais vous en serez quitte pour mépriser souverainement les Anglois, comme vous avez méprisé les François, & votre mauvaise humeur les sera rire. Il y auroit cependant un parti à prendre pour soutenir votre crédit & vous faire, peut-être à la longue élever des statues: ce seroit de fonder une église de votre religion que personne ne comprend; mais ce n’est pas là une affaire. Au lieu de prouver [572] votre million par des miracles qui vous déplaisent, ou par la raison que vous ne connoissez pas, vous en appellerez au sentiment intérieur, à cette voix divine qui parle si haut dans le coeur des illuminés, & que personne n’entend. Vous deviendrez puissant en œuvres & en paroles, comme George Fox, le Révérend Whitfield, &c. sans avoir à craindre l’animadversion de la police, car les Anglois ne punissent point ces folies-là. Après avoir prêché & exhorté vos disciples, dans vôtre style apocalyptique, vous les menerez brouter l’herbe dans Hyde Park, ou manger du gland dans la forêt de Windsor, en leur recommandant toutefois de ne pas se battre comme les autres Sauvages, pour une pomme bu une racine, parce que la police corrompue des Européens ne vous permet pas de suivre votre systême dans toute son étendue. Enfin lorsque vous aurez consommé ce grand ouvrage, & que vous sentirez les approches de la mort, vous vous traînerez à quatre pattes dans l’asssemblée des bêtes, & vous leur tiendrez, ô Jean-Jaques! le langage suivant:
«Au nom de la sainte vertu. Amen. Comme ainsi soit, mes Freres, que j’ai travaillé sans relâche à vous rendre sots & ignorans, je meurs avec la consolation d’avoir réussi, & de n’avoir point jetté mes paroles en l’air. Vous savez que j’ai établi des cabarets pour y noyer votre raison, mais point d’académies pour la cultiver; car encore une fois, un ivrogne vaut mieux que tous les philosophes de l’Europe. N’oubliez jamais mon histoire du régiment de St. Gervais dont tous les officiers & les soldats ivres dansoient avec édification dans la place publique de Geneve, comme un [573] saint Roi juif dansa autrefois devant l’arche. Voilà les honnêtes gens. Le vin & l’ignorance sont le sommaire de toute la sagesse. Les hommes sobres sont sous: les ivrognes sont francs & vertueux. Mais je crains ce qui peut arrive; c’est-à-dire, que la science, cette mere de tous les crimes & de tous les vices, ne se glisse parmi vous. L’ennemi rôde autour de vous; il a la subtilité du serpent & la force du lion; il vous menace. Peut-être, hélas! bientôt le luxe, les arts, la philosophie, la bonne chere, les auteurs, les perruquiers, les prêtres & les marchandes de mode vous empoisonneront & ruineront mon ouvrage. O saint vertu! détourne tous ces maux! Mes petits enfans obstinez-vous dans votre ignorance & votre simplicité; c’est-à-dire, soyez toujours vertueux, car c’est la même chose. Soyez attentifs à mes paroles: que ceux qui ont des oreilles entendent. Les mondains vous ont dit: Nos institutions sont bonnes; elles nous rendent heureux: & moi je vous dis que leurs institutions sont abominables & les rendent mal heureux. Le vrai bonheur de l’homme est de vivre seul, de manger des fruits sauvages, de dormir sur la terre nue ou dans le creux d’un arbre, & de ne jamais penser. Les mondains vous ont dit: Nous ne sommes pas des bêtes féroces, nous faisons du bien à nos semblables; nous punissons les vices, & nous nous aimons les uns & les autres: & moi je vous dis que tous les Européens sont des bêtes féroces ou des fripons; que toute l’Europe ne sera bientôt qu’un affreux désert; que les mondains ne sont du bien que pour faire du mal; qu’ils se haïssent tous & qu’ils récompensent [574] le vice. O sainte vertu! Les mondains vous ont dit: Vous êtes des fous; l’homme est fait pour vivre en société & non pour manger du gland dans les bois: & moi je vous dis que vous êtes les seuls sages, & qu’ils sont sous & méchans: l’homme n’est pas plus fait pour la société, qui est nécessairement l’école du crime, que pour aller voler sur les grands chemins. O mes petits enfans, restez dans les bois, c’est la place de l’homme: ô sainte vertu! Emile, mon premier disciple, est selon mon coeur; il me succédera. Je lui ai appris à lire, & à écrire, & à parler beaucoup; c’en, est assez pour vous gouverner. Il vous lira quelquefois la Bible, l’excellente histoire de Robinson Crusoé & mes ouvrages; il n’y a que cela de bon. La religion ce je vous ai donnée est sort simple: adorez un Dieu; mais ne parlez pas de lui à vos enfans; attendez qu’ils devinent d’eux-mêmes qu’il y en a un. Fuyez les médecins des ames comme ceux des corps; ce sont des charlatans: quand l’ame est malade, il n’y a point de guérison à espérer, parce que j’ai dit clairement que le retour à la vertu est impossîble: cependant les Homélies éloquentes ne sont pas inutiles; il est bon de désespérer les médians & de les faire sécher de honte ou de douleur, en leur montrant la beauté de la vertu qu’ils ne peuvent plus aimer. J’ai cependant dit le contraire dans d’autres endroits; mais cela n’est rien. Mes petits enfans, je vous répete encore ma grande leçon, bannissez d’entre vous la raison & la philosophie, comme elles sont bannies de mes livres. Soyez machinalement vertueux; ne pensez jamais, ou que très-rarement; rapprochez-vous sans [575] cesse de l’état des bêtes qui est votre état naturel. A ces causes, je vous recommande la sainte vertu. Adieu, mes petits enfans; je meurs. Que Dieu vous soit en aide! Amen."
Docteur Pansophe, écoutez à présent ma profession de foi; vous l’avez rendue nécessaire: la voici telle que je l’offrirois hardiment au public, qui est mon juge & le vôtre.
J’adore un Dieu créateur, intelligent, vengeur & rémunérateur; je l’aime & le sers le mieux que je puis dans les hommes mes semblables: O Dieu! qui vois mon coeur & ma raison, pardonne-moi mes offenses, comme je pardonne celles de Jean-Jaques Pansophe, & fais que je t’honore toujours mes semblables.
Pour le reste, je crois qu’il fait jour en plein midi, & que les aveugles ne s’en apperçoivent point. Sur ce, grand docteur Pansophe, je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte garde, & suis philosophiquement votre ami & serviteur.
V***
FIN.