[JEAN JACQUES ROUSSEAU]
LA VERTU VENGÉE PAR L’AMITIÉ,
ou RECUEIL DE LETTRES
Sur J. J. Rousseau, Par Madame De....
[9 Mai, 1781. ==Vertu Vengée par l’Amitié, 1782; Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XV, pp. 309-331.]
LA VERTU VENGÉE
PAR L’AMITIÉ,
ou RECUEIL DE LETTRES Sur J. J. Rousseau, Par Madame De....
INTRODUCTION
Je me crois dispensée de dire par quel motif j’ai écrit les lettres qui composent ce recueil: si, après les avoir lues, on pouvoit l’ignorer encore, j’aurois eu grand tort de les publier. Mais je dois compte des circonstance qui y ont donné lieu; des considérations qui m’ont portée à en faire paroître quelques-unes sous différens noms; enfin des raisons qui m’engagent à les remettre aujourd’hui sous les yeux du Public. Je lui demande grace pour les longueurs où vont m’entraîner ces détails, que je voudrois pouvoir lui rendre aussi agréables qu’ils seront sinceres. Ah! sans doute, personne ne desira jamais plus vivement que moi de lui plaire; puisque jamais personne n’eut à lui persuader des mensonges, autant d’intérêt que j’en ai à le convaincre de la vérité.
La premiere de ces lettres fût adressée sur la fin de 1766 à l’Auteur anonyme d’une petite brochure intitulée, Justification de J. J. Rousseau, dans la contestation qui lui est survenue avec M. Hume.
J. J. Rousseau étoit alors en Angleterre. L’anonyme dit qu’il ne l’a jamais connu; & cela est prouvé par le peu de chaleur qu’il met dans son ouvrage.
La deuxieme lettre, (si l’on peut appeller ainsi un écrit adressé en partie au Public, & en partie à un particulier) a pour titre, Réflexions sur ce qui s’est passe au sujet de la rupture de J. J. Rousseau & de M. Hume; fut faite dans les premiers jours de 1767, & n’a jamais paru.* [*Non: mais en 1772 Jean-Jaques la lut & l’honora de son approbation. Circonstance que je crois ne pas devoir passer sous silence; parce que selon moi, & tous ceux qui ont connu le caractere de cet homme véridique, elle décide la question si souvent agitée, la nouvelle Héloise est-elle une histoire ou un roman?] La personne qui [312] s’etoit chargée de la donner à l’impression ayant fait une absence forcée de la durée de six mois, je redemandai mon manuscrit, parce qu’il me sembla que ce petit ouvrage avoit perdu son principal mérite, celui de l’à-propos. Aujourd’hui qu’il me paroît utile à la gloire de J. J. Rousseau, de rassembler sous un seul point de vue, les différentes apologies, qu’en différens tems l’acharnement de ses persécuteurs a arrachées à mon zele, je crois ne pas devoir négliger celle-là. De plus, on verra par les ménagemens que j’ai eus pour M M. d’Alembert & Montmollin, dans ces deux premiers morceaux faits durant la vie de Jean-Jaques, combien la crainte de lui déplaire & de choquer ses principes, en a imposé à mon ressentiment contre ceux de ses ennemis, qui avoient encore quelque réputation d’honnêteté à perdre.
Les troisieme & quatrieme lettres adressées à M. Fréron furent écrites en novembre & en décembre 1778, & insérées dans l’Année littéraire Nos. 35, & 39 de la même année. La premiere roule sur un article de M. de la Harpe, qui se trouve dans le Mercure du 5 octobre 1778. En écrivant cette lettre, j’eus moins pour but de combattre un adversaire de J. J. Rousseau, que de prouver aux rigoristes, en fait de procédés, qui critiquoient le ton dont M. de Corancez avoit combattu M. de la Harpe, que loin d’avoir passé les bornes que prescrit l’honnêteté, M. de Corancez lui avoit fait des sacrifices qui avoient dû coûter beaucoup à son attachement pour J. J. [313] Rousseau. Je rapporterai le préambule dont M. Fréron daigna orner ma lettre; & j’en userai de même pour tout ce qu’il a écrit de relatif à celles qui ont obtenu place dans son Journal. Peut-être devrois-je m’excuser vis-à-vis de mes lecteurs, de contribuer ainsi moi-même à propager les choses obligeantes que cet estimable Journaliste a bien voulu dire de moi, (sur la foi d’autrui, car il est bien vrai qu’il ne m’a jamais vue.) Mais son goût est si délicat, son jugement si sain, & son coeur si droit, que J. J. Rousseau même peut s’honorer de ses éloges: dès-là je ne dois pas l’en priver. D’ailleurs, je l’avoue, j’ai tant de besoin de la bienveillance de mes juges, que je ne puis me résoudre à supprimer ce que je crois propre à me la concilier.
La seconde de ces deux lettres a pour objet le ridicule avis (sans nom d’Auteur) qui se trouve si bien placé dans le Mercure, volume du 25 novembre 1778. Je ne rapporterai point cet avis, parce qu’il ne faut pas multiplier les sottises.
Les deux lettres suivantes, l’une du 7 février, l’autre du 15 mars 1779, furent encore successivement adressées & envoyées à M. Fréron, avec priere de les admettre dans l’Année Littéraire: sur son refus, qui ne pouvoit m’être suspect, je pris le parti de les faire imprimer à part, & débiter, non comme je l’aurois voulu; mais comme il plut à M M. les Encyclopédistes de le permettre.* [*On sentira que je veux parler des obstacles que leurs manœuvres opposent à tout ce qui entreprend de les démasquer.] La premiere contient l’examen d’un article du N°. 361 du Journal de Paris (même année), dans lequel je trouvai que M M. les Rédacteurs de ce Journal, [314] qui s’étoient précédemment annoncés comme amis de J. J. Rousseau, dérogeoient cruellement à ce titre. La seconde est consacrée à venger l’infortuné Genevois des atrocités dont fourmille l’exécrable note que M. Diderot a souffert qu’on insérât dans son misérable Essai sur la vie de Séneque. Cet ouvrage destiné à se perdre dans le gouffre de l’oubli, y entraînera-t-il la note qui lui a valu les regards du Public; ou bien cette note partageant la célébrité des grands crimes, dont elle a les affreux caracteres, le préservera-t-elle d’y tomber? Je suis fâchée qu’il n’appartienne qu’au tems de résoudre cette intéressante question.
La septieme lettre du 20 mai 1779 intitulée, Lettre d’un anonyme à un anonyme, ou procès de l’esprit & du cœur de M. d’Alembert, a pour sujet, l’Eloge de Georges Keith grand Maréchal d’Ecosse. Ouvrage trop connu, sans doute, pour que j’aye rien à en dire ici. La même raison m’empêchera de donner l’extrait d’aucun des écrits de M. d’Alembert, auxquels j’ai répondu.
La huitieme lettre du mois de juillet 1779 adressée à M. Fréron, & insérée dans l’Année Littéraire N°.21 de la même année, répond à une analyse qu’il avoit donnée du nouveau Dictionnaire historique dans le N°.18. Comme je suppose l’Année Littéraire aussi répandue qu’elle doit l’être, je ne rapporterai point cette analyse. Mais je ne puis m’empêcher de dire qu’elle me procura un plaisir bien rare, & bien sensible, pour quelqu’un qui aima Jean-Jaques, moins en raison de ses talens, que de son extrême bonté; le plaisir de pouvoir le défendre sans accuser personne. Je le goûtai d’autant mieux, que [315] je craignois de n’en être plus susceptible: il me sembloit que perpétuellement irritée par les noirceurs que chaque jour voit éclore contre mon vertueux ami, je devois avoir perdu cette bienveillance universelle, dont il nous a peint les effets d’une maniere si touchante.
La neuvieme lettre adressée à M. d’Alembert répond à celle qu’il avoit lui-même adressée le 18 septembre 1779 à MM. les Rédacteurs du Mercure de France, & qu’ils insérerent dans celui du 25 du même mois.
La dixieme lettre intitulée, Réponse anonyme à l’Auteur anonyme de la réponse à la réponse faite aussi par un anonyme, à la lettre que M. d’Alembert a adressée par la voie du Mercure, aux amis de J. J. Rousseau, qui méritent qu’on leur réponde, réfute un article du Mercure du 27 novembre 1779, qui porte pour titre Réponse à la lettre que M. d’Alembert à insérée dans le Mercure, pour justifier l’article qui regarde J. J. Rousseau dans l’éloge de Mylord Maréchal. Ce titre qui n’a pas le sens commun, comme on le verra dans ma réponse, m’a donné l’idée du titre dont je l’ai affublée: son ridicule entortillage m’a séduite; il m’a paru piquant de faire assaut d’extravagance avec le secourable anonyme: j’ai pensé que si je pouvois le surpasser en cette partie, qui est incontestablement la seule où il excelle, à plus forte raison pourrois-je l’emporter sur lui dans celles où il n’excelle pas. Puissent mes lecteurs juger que cette espérance ne m’a point trompée!
L’onzieme lettre du 10 septembre 1780 est intitulée, Errata de l’Essai sur la Musique ancienne & moderne, ou lettre à l’Auteur de cet Essai, par Madame ***. Ce titre est justifié par la [316] maniere dont elle est faite; puisque des assertions calomnieuses sont les fautes les plus graves qu’un ouvrage puisse contenir; & que je me suis attachée à détruire celles dont l’Essai sur la Musique est rempli. Je n’ai daigné tenir compte d’aucun de ses autres défauts; mon objet n’étant pas de travailler à la perfection de cet ouvrage. Au reste, en prouvant combien l’Auteur a l’esprit faux, ou le coeur gâté, j’ai suffisamment mis ses lecteurs en garde contre ses jugemens de tous genres.
La douzieme lettre parvint manuscrite par la poste à M. d’Alembert, le 9 décembre 1780. Elle ne devoit être imprimée ni par mes soins ni par ceux de M. Fréron: car il n’étoit pas vraisemblable que M. d’Alembert que je priois de la publier, l’adressât à cet intéressant Journaliste. D’ailleurs pour ne pas mettre la complaisance de l’Académicien à une trop forte épreuve, je l’engageois à confier ma lettre au Mercure son messager favori. Au lieu d’avoir cette condescendance, ou de s’y refuser formellement, ce qui auroit encore compromis sa dignité, il abandonna la paperasse à MM. les Rédacteurs du Mercure, pour en faire ce que bon leur sembleroit. Cette tournure étoit excellente pour empêcher qu’elle ne parût,* [*Il étoit naturel de croire que cette dédaigneuse indifférence me rebuteroit.] & se réserver la faculté de dire qu’il ne s’opposoit nullement à ce qu’elle fût publiée. Or, il leur sembla bon de mettre dans leur volume du 23 décembre, une lettre amphigourique qui porte en substance que M. d’Alembert s’en étoit rapporté à eux pour y insérer, ou non, une lettre dans laquelle une femme qui signe D.R.G. & qui leur est inconnu, ainsi qu’à lui, essaye (le mot [317] est précieux) de répondre à une lettre qu’il leur a adressée dans le Mercure du 14 octobre. Nous nous permettrons, ajoutent-ils, une seule observation sur un fait qui paroît avoir induit Madame G***. en erreur. Elle n’a pas fait attention, (on le verra) à ce que M. d’Alembert dit expressément, & qu’il est facile de vérifier, que depuis la seconde édition de ses Elémens de Musique donnée en 1762, six ans avant le Dictionnaire de M. Rousseau, il n’a pas changé un mot à ses Elémens. Eh bien! Quand cela seroit vrai, est-ce que cela l’auroit autorité à tronquer indignement le texte, à changer avec la plus révoltante perfidie les expressions de la note dont il se plaint, pour faire croire que J. J. Rousseau dit que la seconde édition des Elémens à paru en 1768? Est-ce qu’en disant une chose vraie, on acquiert le droit de dire cent faussetés? M. Rousseau a dû dire ce qu’il a dit, puisqu’il parle d’une nouvelle édition avec des augmentations qui a paru quelque tems après son Dictionnaire, & qu’en effet, il en parut une en 1772. M. d’Alembert n’avoit qu’un moyen de se réhabiliter, c’étoit de faire imprimer ma lettre: il a préféré d’avoir aux yeux de toute la France, outre les torts que je lui reproche, celui de s’être refusé à leur réparation: ce qui levera les doutes qu’une excessive indulgence pourroit encore former sur la mauvaise foi qui à été jusqu’à présent le principe de sa conduite. J’avoue qu’exiger qu’un personnage aussi important que le chef d’une secte importante; le plus grand géometre de l’univers; ale secrétaire perpétuel de l’Académie Françoise; l’ornement de toutes les autres; le représentant de l’Europe; M. d’ALEMBERT enfin, rétracte à la réquisition d’une femme, les calomnies qu’il s’est [318] permis d’avancer contre un fou,* [*Voyez la lettre de M, d’Alembert à MM. les Rédacteurs du Mercure] c’est avoir aussi des prétentions trop outrées. Je me suis donc rabattue à supplier humblement M. Fréron de se charger de mon iniquité, c’est-à-dire, de ma lettre; & il a eu la bonté de lui donner place dans le N°.37 de l’Année littéraire 1780, ainsi qu’à celle que j’eus l’honneur de lui écrire pour lui demander ce bon office, & qui se trouve la treizieme de ce recueil. Je sens tout le prix de l’égard que M. Fréron eut pour moi dans cette délicate circonstance; & je le prie de permettre que je lui en faite ici les plus sinceres remercîmens.
La quatorzieme & derniere lettre a moins de rapport à J. J Rousseau que les précédentes; mais elle en a encore assez pour n’être pas déplacée à leur suite, Voici quelle en fut l’occasion. M. l’Abbé Roussier, savant du premier ordre, ayant lu l’errata de l’Essai sur la Musique, fut affecté de l’article de cette brochure qui le regarde au point de prendre la peine de faire sur ce sujet une note, qu’il remit à un de ses amis, à qui il ne connoissoit, & qui n’avoit en effet aucune relation avec moi. De mains en mains, cette note tomba dans les miennes: le caractere de modération qui la distingue me détermina à écrire sur le champ à M. l’Abbé Roussier une lettre d’excuses, qu’il reçut par la poste le 15 février 1781. Je la terminois en le priant de la faire mettre dans quelque papier public: il ne l’a pas fait, que je sache, mais la maniere flatteuse dont il a bien voulu l’accueillir me donne lieu de croire que sa seule modestie l’en a empêché. Comme je n’ai pas encore assez de lumiéres [319] pour n’avoir plus de conscience, je pense que ce seroit imiter fort mal-à-propos M. l’Abbé Roussier, que de laisser subsister mon injustice, sous prétexte qu’elle ne peut tirer à conséquence; & que, puisqu’elle a été publique, je dois la répare publiquement.
Cette lettre n’étoit point signée, parce que la posté n’est pas difficile que M M. les Journalistes, qui, assure-t-on, sont assujettis à ne publier aucune lettre qui ne soit revêtue d’une signature, ou dont ils ne connoissent l’Auteur. Cette condition est dure pour quelqu’un qui ne veut ni se taire, ni faire parler de soi. Pour m’y soustraire, on me conseilla de mettre à ma premiere lettre un nom qui ne me fît pas perdre les avantages de l’incognito: cette petite ruse n’étoit gueres de mon goût cependant, il fallut l’employer; & comme en tout il n’y a que le premier pas qui coûte, me trouvant dans le cas de récrire, je crus devoir, pour mieux dérouter les curieux, signer mes lettres de différens noms, & y dire des choses qui induisissent à penser qu’elles croient de différentes personnes; ne me flattant pas d’avoir un style assez à moi, pour rendre cette précaution inutile. Mais je n’ai pas pris un seul nom qui ne m’appartînt: celui que je porte sera connu, quand je ne pourrai plus ni m’en applaudir, ni m’en plaindre.
Il ne me reste plus qu’à déduire les raisons qui m’engagent former ce recueil. La plus forte de toutes est la douce obligation de déférer au sentiment de deux hommes recommandables, que je révére profondément, & à l’un desquels je dois toutes les consolations que la mort de Jean-Jaques m’a permis de goûter; tous deux doués d’un genre de mérite qui les [320] rend plus capables que personne d’apprécier celui de ce vrai philosophe; animés pour lui d’une amitié ardente, & d’un zele infatigable; dépositaires de ses dernieres volontés; Editeurs de la seule collection de ses oeuvres, qu’on doive tenir pour authentique; enfin, dignes de lui succéder dans le coeur des gens sensibles, qui l’ont tous aimé, & même dans l’opinion publique, puisqu’ainsi que lui, ils honorent les talens en en faisant le plus noble usage. J’aurois certainement pour ces deux respectables amis de mon ami, des déférences plus coûteuses: car il faut l’avouer, celle-ci s’accorde avec mon inclination comme avec mon devoir. Je sens qu’autant auroit-il valu ne pas faire ces lettres, que de m’en tenir à la maniere dont elles ont été publiées. Les brochures isolées, qui n’ont qu’un objet, ne peuvent satisfaire que sur cet objet, & ne sont gueres lues que de ceux qui y prennent intérêt: mais un corps de défenses embrase tout, & est lu de tout le monde.
Je sais bien qu’un partisan de Jean-Jaques a dit, tout en écrivant en sa faveur, à Dieu ne plaise que je veuille me donner les airs d’être le défenseur de Jean-Jaques; il n’en a pas besoin; ses ouvres existent. Ou je me trompe beaucoup, ou il y a dans cette phrase plus de sentiment que de réflexion. Elle a beau faire honneur à M. de Marignan, en invitant à croire qu’il voit dans les œuvres de Jean-Jaques, la réfutation complete de toutes les calomnies qu’on a débitées contre lui, il n’en seroit pas moins dangereux que la façon de penser qu’elle annonce fût adoptée par tous les amis de Jean-Jaques. Si on n’attaquoit que ses oeuvres, à la rigueur ils pourroient se taire & les laisser parler: mais ce sont ses moeurs, son caractere, [321] ses intentions, ses principes, sa mémoire enfin, qu’on attaque avec une fureur sans frein, & sans exemple. Or comme ses ennemis prouvent journellement qu’on peut écrire les plus belles choses, & faire les plus infâmes, il est indispensable d’établir l’admirable conformité, qui a toujours subsisté entre ses principes & sa conduite: ce qui ne se peut qu’en démontrant jusqu’à l’évidence, la fausseté des accusations dont on a pris tâche de le charger. D’ailleurs j’ai toujours cru, & je croirai toujours que défendre la vertu contre le vice, est un air qui sied à tout le monde. Mais n’est-ce pas servir la société, peut-être plus utilement que Jean-Jaques même, que de préserver des impressions funestes aux moeurs, que quelques littérateurs, & la plupart des journalistes cherchent à donner sur son compte, les jeunes gens, les femmes, les gens du grande monde, trop dissipés pour méditer les ouvrages de ce philosophe, & trop répandus pour ne pas trouver sous leurs mains, & au moins parcourir les petits libelles qui s’impriment ouvertement contre lui; & qui ont pour but de rendre sa personne méprisable, & sa morale suspecte? Si nous négligeons de présenter le préservatif, nous qui connoissons tous les dangers du mal, qui tentera d’appliquer le remede? Il faut défendre Jean-Jaques, pour l’intérêt de la vérité, pour celui de sa mémoire, pour le bien général, & pour son propre soulagement, pour peu qu’on sente avec vivacité. Eh! comment ne pas employer toutes ses forces à repousser les efforts de prétendus philosophes, qui se liguent pour diffamer dans l’esprit de la multitude sur qui leur charlatanisme a acquis quelque pouvoir, un homme qu’ils devroient prendre & lui proposer pour modele? Comment [322] retenir son indignation quand on voit deux hommes* [*Messieurs Geoffroy & Royou, ci-devant coopérateurs de M. Fréron; actuellement Auteurs du Journal de Monsieur, frere du Roi.] qui s’étoient concilié l’estime générale par leur attachement à la bonne cause, & le noble zele qui les portoit à seconder dans ses travaux un jeune littérateur, également intéressant par son âge, ses talens, son caractere, à l’abri d’un nom respecté abandonner lâchement l’une & l’autre; parler avec la dernière indécence du plus profond des moralistes, du plus exact des logiciens, du plus simple des philosophes, du plus éloquent des écrivains, du plus grand des hommes, puisqu’il en fut le plus vertueux: & cela, après s’être élevés avec autant de vigueur que de courage, contre le lâche mais dangereux agresseur qui, après quinze ans de silence, n’ouvre la bouche qu’après la mort de l’accusé, & quand il n’a plus pour se défendre que le souvenir de ses vertus civiles, & l’estime du petit nombre de personnes qui l’ont connu. Après avoir avoué que cet accusé est un témoin irréprochable dont la candeur & la simplicité sont déjà reconnues:* [*Voyez la lettre de M, l’Abbé Royou à M. Fréron, au sujet de l’éloge de Mylord Maréchal, No. 17 de l’Année littéraire 1779] & par cette absurde palinodie, s’exposer au soupçon flétrissant, dont aucune protection ne peut les garantir, de s’être laissé corrompre par les Encyclopédistes. A quel prix? C’est ce que je n’aurai pas la témérité de vouloir approfondir. Ah! sans doute, ce ne peut être que par un déplorable effet de cette corruption qu’ils ont oublié ce qu’ils se devoient à eux-mêmes, jusqu’à se permettre de dire en rendant compte du supplément à l’Emile de J. J. Rousseau. [323] Ce fragment me paroît la meilleure critique qu’on ait jamais faite de l’Emile.* [*M. Geoffroy parle au singulier; mais M. Royou étant son associé, ils répondent l’un pour l’autre; & le produit de leur Journal, tant en approbation & en blâme qu’en argent, doit être commun entr’eux.] On diroit que le Citoyen de Geneve a voulu nous prouver lui-même l’inutilité de son systême d’éducation. Après avoir uni son éléve à la charmante Sophie, le mentor s’éloigne, quoique plus nécessaire que jamais.
Sans compter qu’il n’est pas d’usage qu’un homme marié garde son gouverneur, du moins à ce titre, si le Mentor d’Emile étoit resté auprès des nouveaux époux, ou il n’y auroit servi à rien, ce qui donneroit vraiment prise à la critique, ou il n’y auroit pas eu matiere à un suplément: car rien ne seroit plus simple, plus uniforme, moins fertile en événemens, que la vie privée de deux époux, qui, sous les yeux d’un bon instituteur ne s’écarteroient point de la route qu’il leur traceroit; & resteroient constamment attachés l’un à l’autre.
Cet Emile si bien affermi dans ses principes devient galant, & presque petit-maître: la tendre & vertueuse Sophie n’est plus qu’une femme à la mode sans respect pour la philosophie, elle fait à sou époux l’outrage le plus sensible.
Voilà la pernicieuse influence des moeurs des grandes villes, sur les caracteres honnêtes, mais foibles: la crainte de paroître ridicules les jette dans le précipice: mais les principes d’une bonne éducation reprenant le dessus, les en retirent; ils deviennent plus forts par l’épreuve de leur foiblesse, & plus estimables peut-être de savoir réparer, & se pardonner réciproquement leurs fautes, qu’ils ne l’auroient été de savoir s’en [324] garantir. Nous aurions vu Emile & Sophie dans cette heureuse situation, si la mort avoit laissé à J. J: Rousseau, le tems de les y conduire. Cela est vraisemblable du moins; car ayant cru ce supplément utile, il n’a pu que le suspendre & non pas l’abandonner. Ce sans respect pour la philosophie est une plaisanterie d’un bien mauvais ton! Mais que M. Geoffroy plaisante tant & si lourdement qu’il voudra, cela ne sera pas qu’un homme galant & presque petit-maître soit un scélerat; ni qu’une femme à la mode soit un monstre, tels que nous n’en voyons que trop, sortir des colleges & des couvens, où l’éducation est si opposée à l’inutile systême de J. J. Rousseau.
Emile ignore sa disgrace;
Cela prouve qu’au moins Sophie ne fouloir pas aux pieds les bienséances.
Sophie la lui apprend par un rafinement héroïque de délicatesse.
Très-héroïque assurément. Elle s’est en ce point fort éloignée de la mode; & son exemple ne sera pas contagieux.
Incertain du parti qu’il doit prendre, il forme une espece de monologue tragique par le style, & comique par le sujet.
Comique par le sujet! Quoi! aux yeux de M. Geoffroy l’adultere est un sujet comique!....Thalie se montre plus scrupuleuse.
Si Sophie avoit été trompée par un breuvage comme le prétendent les Editeurs, pour l’honneur de son éducation.
Les Editeurs ne prétendent rien: ils ne disent que ce qu’ils savent; & ressemblent trop à leur ami, pour chercher à le faire valoir aux dépens de la vérité.
[325] Elle devoit se justifier aux yeux de son époux.
Elle devoit avouer son malheur au Mentor d’Emile, ai-je entendu dire à une personne d’esprit: moi je dirai, elle devoit.....Ce qu’il y a de vraiment comique, c’est que nous cherchions les moyens qu’elle auroit dû prendre, comme si la plus féconde imagination qui fut jamais avoit pu en manquer. Tout ce que Sophie n’a pas fait étoit incompatible avec le plan de l’Auteur. Si elle avoit tenu une autre conduite, Emile n’auroit pas été «aux prises avec la fortune, placé dans une suite de situations effrayantes, que le mortel le plus intrépide n’envisageroit pas sans frémir; & son maître n’auroit pas pu, comme il le vouloit, «montrer que les principes dont Emile fut nourri depuis sa naissance, pouvoient seuls l’élever au-dessus de ces situations.* [*Voyez l’avis des Editeurs.] Il falloit pour qu’Emile fut complétement malheureux que Sophie parût coupable; & il suffisoit pour l’honneur de son éducation, que son innocence se découvrit un jour. Si cette infortunée s’étoit justifiée aux yeux, de son époux, si elle s’étoit confiée à la prudence de son Mentor, l’une ou l’autre de ces démarches auroit rétabli le calme dans le coeur d’Emile; & alors que devenoient les affreuses situations où J. J. Rousseau vouloit le jetter? La plus cruelle de toutes est son erreur sur la cause de l’infidélité de Sophie; c’est elle qui donne lieu à la suite d’Emile, & au mot sublime qui fait tressaillir toutes les meres, dans le coeur desquelles le goût des frivoles amusemens n’a pas éteint le feu sacré qu’y allume la nature: «Non jamais il ne voudra t’ôter ta mere; viens, nous n’avons rien à faire ici.» Car il ne suffisoit pas pour qu’Emile [326] quittât Sophie, que ses charmes fussent profanes, il falloit qu’il crût fin ame dégradéé.
Si elle étoit vraiment coupable, elle ne devoit pas le chercher.
Je crois qu’il auroit mieux valu dire, il n’étoit pas nature qu’elle le cherchât. Ce que dit M Geoffroy semble interdire aux épouses coupables la ressource; & par conséquent les dispenser de l’obligation de rentrer dans leur devoir. Cette phrase, elle ne devoit pas le chercher est par son amphibologie, aussi dangereuse que ces vers de Boileau:
L’homme est comme une isle escarpeé & sans bords,
Où l’on ne rentre plus quand on en est dehors.
L’auteur en nous offrant son Emile tour-à-tour menuisier matelot, esclave, a le dessein de faire voir que son éducation lui tient lieu de fortune, & lui fournit des ressources dans les situations les plus cruelles de la vie; mais pour l’honneur de l’élevé de l’instituteur, n’eût-il pas mieux valu nous montrer Emile dans des emplois plus importans, consacrant au service de la patrie les talens qu’il a cultivés dans sa jeunesse?
Il est sûr que cela auroit été plus imposant. Il n’y avoit pour cela qu’une petite difficulté à vaincre; il auroit fallu seulement que l’Auteur eût fait élever par l’instituteur d’Emile, le Monarque, les Ministres, & les premiers commis du pays où il auroit voulu faire parvenir Emile aux emplois importans. Car on ne s’aviseroit pas de les confier à un bon menuisier dans nos gouvernemens paisibles; & en supposant qu’Emile eût joint les qualités de l’esprit à la vigueur du corps, les [327] hommes à grand mérite ne consacrent pas toujours leurs talens à la patrie. On sait cela en France; &, on s’en applaudit.
Ici M. Geoffroy abandonne le supplément à l’Emile; crache en passant sur le supplément à la nouvelle Héloïse; & arrive à des réflexions sur l’illustre Citoyen de Geneve, qu’il nous assure être plus, utiles que tout ce qu’il a dit sur ces fragmens; & on le croit aisément jusqu’à ce qu’on les ait lues. Ces réflexions débutent par un parallele entre Voltaire & Rousseau. Ce sont incontestablement deux hommes; & en voilà assez pour autoriser la comparaison: aussi n’y a-t-il que cela: car on ne peut regarder Rousseau comme un bel-esprit, ni Voltaire comme un grand génie. Quant à leur caractere moral, l’opposition est trop frappante pour qu’il faille en parler. Ce parallele est suivi d’un autre entre Rousseau, & le sincere, le désintéressé, le bon, le vertueux Séneque: on y trouve ces sentences remarquables.
Tous deux ont étonné leur siecle par des paradoxes; mais les paradoxes de Séneque sont sublimes; ceux de Rousseau sont bisarres. Les paradoxes de Séneque sont les chimeres de la vertu; ceux de Rousseau ne sont que les boutades de la misanthropie. Séneque élevé l’homme jusqu’à Dieu; Rousseau le ravale jusqu’à la bête.
On sont que moi, femme, je n’ai rien à répondre à cela; & que c’est au public qui connoît les moeurs, & les ouvrages des deux Auteurs comparés, à qui il appartient de juger le juge.
Son caractere est encore un problême: les-uns le respectent comme un philosophe assez courageux pour dire à son siecle des vérités hardies, & nouvelles:
[328] Graces au ciel! C’est le plus grand nombre, malgré les Voltaire, les Hume, les Diderot, les d’Alembert, les Geoffroy, les Royou, & une poignée d’anonymes.
Les autres le représentent comme un sophiste ambitieux, qui pour faire du bruit* [* En tout cas cette manie s’est emparée de lui bien tard, & l’a lâché de bonne heure; puisqu’il ne s’est montré que treize ans en soixante-six ans de sa via.] a soutenu des opinions révoltantes dont il n’étoit pas lui-même persuadé. (Notez que M. Geoffroy se déclare du nombre de ceux-ci, puisqu’il ajoute); quel étoit son objet en publiant ses opinions? l’intérêt de l’humanité; mais ne voyoit-il pas qu’elles n’étoient propres qu’à faire briller la subtilité de sa dialectique?
Je gagerois que ce pauvre Jean-Jaques n’a point vu cela; que M. Geoffroy ne le voit pas non plus; & qu’il seroit, non pas embarrassé, mais bien fâché, si une force majeure l’obligeoit à dire sans détour quel est son objet, en publiant si dogmatiquement son opinion sur la personne & les ouvrages de l’illustre Citoyen de Geneve.
Le seul de ses ouvrages, continue M. Geoffroy, où l’éloquence soit d’accord avec la raison, c’est sa lettre sur les spectacles.
Voilà ce qu’aucun de ses ennemis, n’avoit osé dire. Aussi les preuves qu’en apporte celui-ci sont-elles pour la plupart risibles: comme par exemple,
Avions-nous besoin du Contrat-Social? Pourquoi fatiguez de maximes républicaines les peuples heureux d’une monarchie? Est-il question d’accord & de traité, entre le pere les enfans?
En effet, n’est-il pas clair comme le jour que puisque les [329] François n’avoient pas besoin du Contrat-Social, Jean-Jaques a eu le plus grand tort de le faire? Cela me rappelle le propos d’un officier François, qui dînant un jour (à Stutgard) à la table du Duc de Wirtemberg, qui avoit eu l’égard de n’y admettre que des François, dit finement, il n’y a ici d’étranger Monseigneur.
Rousseau ne peut donc prétendre au titre de philosophe (que M. Geoffroy lui donne pourtant); s’il ressemble à Socrate, c’est parce qu’il a été comme lui joué sur le théâtre.
Triomphez M. Palissot: si le pardon que vous obtint Rousseau, vous en laisse le courage.
Quintilien lui refuseroit peut-être une place parmi les orateurs; l’art de colorer des mensonges paroîtroit méprisable à ce grave législateur.
Et c’est de J. J. Rousseau qu’on ose parler avec une si scandaleuse licence! De J. J. Rousseau le moins présomptueux des philosophes, & le moins tranchant des auteurs; qui ne cesse de prémunir ses lecteurs contre la séduction de son style; qui insiste toujours sur la droiture de ses intentions, & jamais sur la sureté de ses lumieres; qui dit expressément: «quand mes idées seroient mauvaises, si j’en fais naître de bonnes à d’autres je n’aurai pas tout-à-fait perdu mon tems. Mon sujet étoit tout neuf après le livre de Locke, & je crains fort qu’il ne le soit après le mien......Je ne vois point comme les autres hommes; il y a long-tems qu’on me l’a reproché. Mais dépend-il de moi, de me donner d’autres yeux, & de m’affecter d’autres idées? Non. Il dépend de moi de ne point abonder dans mon sens, & de ne point croire être tout [330] seul plus sage que tout le monde; il dépend de moi, non de changer de sentiment, mais de me défier du mien: voilà tout ce que je puis faire & ce que je fais. Que si je prends quelquefois le ton affirmatif, ce n’est point pour imposer au lecteur, c’est pour lui parler comme je pense. Pour-quoi proposerois-je par forme de doute, ce dont, quant à moi, je ne doute point? Je dis exactement ce qui se passe dans mon esprit.
En exposant avec liberté mon sentiment, j’entends si peu qu’il fasse autorité, que j’y joins toujours mes raisons, afin qu’on les pese, & qu’on me juge: mais quoique je ne veuille point m’obstiner à défendre mes idées, je ne m’en crois pas moins obligé de les proposer; car les maximes sur lesquelles je suis d’un avis contraire à celui des autres, ne sont point indifférentes. Ce sont de celles dont la vérité, ou la fausseté importe à connoître, & qui sont le bonheur ou le malheur du genre-humain.»* [*Voyez la Préface d’Emile.]
Est-il possible qu’il existe des propositions dont on soit en droit de faire un crime à l’Auteur qui s’est expliqué ainsi? C’est pourtant à lui qu’on attribue l’art si familier à ses adversaires de colorer des mensonges! C’est à J. J. Rousseau dont la conduite prouve la conviction; dont la morale excessivement sévere, ne l’est cependant pas plus que ses moeurs! Enfin à J. J. Rousseau, qui a porté si loin l’exercice de toutes les vertus, que ses détracteurs dans le désespoir de ne pouvoir lui reprocher un vice* [*Des inculpations dénuées de fondement ne sont pas des reproches] se rabattent à l’accuser d’hypocrisie, le plus [331] odieux de tous, sans doute, mais qui suppose cependant l’apparente exemption de tous les autres. Accusation d’autant plus commode à hasarder contre un homme qui ne s’est jamais démenti, que l’impossibilité de le prouver en dispense; & que le mortel le plus constamment vertueux, peut passer pour le profondément hypocrite.
L’art de colorer des mensonges! Et ce sont des homme obligés par état à guider la jeunesse dans ses études,* [*A titre de professeurs, l’un de philosophie, l’autre d’éloquence aux colléges de Louis-le Grand, & Mazarin.] & le public dans ses jugemens,* [*A titre de journalistes] qui confondent insidieusement l’erreur dont tout homme est capable, avec le mensonge dont J. J. Rousseau ne le fut jamais!.... En voyant un tel excès de perversité, qui ne seroit entraîné à s’écrier d’après l’Evangile, si le sel perd sa force, avec quoi le salera-t-on?
Le 9 mai 1781.
FIN.