JEAN JACQUES ROUSSEAU

LA REINE FANTASQUE,
CONTE

[ca. 1754; Bibliothèque Publique de Neuchâtel ms. R. 37; 15 juin, 1758 Journal encyclopédique (extraits); Oeuvres de Jean Jaques Rousseau, Amsterdam, 1769; le Pléiade édition, t. II, pp. 1177-1192. == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto Édition, t. VII, pp.199-220.]

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LA REINE FANTASQUE, CONTE.

Il y avoit autrefois un Roi qui aimoit son peuple...... Cela commence comme un conte de Fée, interrompit le Druide? C’en est un aussi, répondit Jalamir. Il y avoit donc un Roi qui aimoit son peuple, & qui, par conséquent, en étoit adoré. Il avoit fait tous ses efforts pour trouver des Ministres aussi bien intentionnés que lui; mais ayant enfin reconnu la folie d’une pareille recherche, il avoit pris le parti de faire par lui-même toutes les choses qu’il pouvoit dérober à leur mal-faisante activité. Comme il étoit fort entêté du bizarre projet de rendre ses sujets heureux, il agissoit en conséquence, & une conduite si singuliere lui donnoit parmi les Grands un ridicule ineffaçable. Le peuple le bénissoit, mais à la Cour il passoit pour un fou. A cela près, il ne manquoit pas de mérite; aussi s’appelloit-il Phénix.

Si ce Prince étoit extraordinaire, il avoit une femme qui l’étoit moins. Vive, étourdie, capricieuse, folle par la tête, sage par le cœur, bonne par tempérament, méchante par caprice; voilà en quatre mots le portroit de la Reine. Fantasque étoit son nom: nom célèbre qu’elle avoit reçu de ses ancêtres en ligne féminine, & dont elle soutenoit dignement l’honneur. Cette personne si illustre & si raisonnable, étoit le charme & le [202] supplice de son cher époux, car elle l’aimoit aussi fort sincérement, peut-être à cause de la facilité qu’elle avoit à le tourmenter. Malgré l’amour réciproque qui régnoit entre eux, ils passerent plusieurs années sans pouvoir obtenir aucun fruit de leur union. Le Roi en étoit pénétré de chagrin, & la Reine s’en mettoit dans des impatiences dont ce bon Prince ne se ressentoit pas tout seul: elle s’en prenoit à tout le monde, de ce qu’elle n’avoit point d’enfans; il n’y avoit pas un courtisan à qui elle ne demandât étourdiment quelque secret pour en avoir, & qu’elle ne rendît responsable du mauvais succès.

Les médecins ne furent point oubliés; car la Reine avoit pour eux une docilité peu commune, & ils n’ordonnoient pas une drogue qu’elle ne fît préparer très-soigneusement, pour avoir le plaisir de la leur jetter au nez, à l’instant qu’il faloit prendre. Les Derviches eurent leur tour; il falut recourir aux neuvaines, aux vœux, sur-tout aux offrandes; & malheur aux desservans des Temples où Sa Majesté alloit en pélerinage: elle fourrageoit tout, & sous prétexte d’aller respirer un air prolifique, elle ne manquoit jamais de mettre sens dessus-dessous toutes les cellules des Moines. Elle portoit aussi leurs reliques, & s’affubloit alternativement de tous leurs différens équipages: tantôt c’étoit un cordon blanc, tantôt une ceinture de cuir, tantôt un capuchon, tantôt un scapulaire; il n’y avoit sorte de mascarade monastique dont sa dévotion ne s’avisât; & comme elle avoit un petit air éveillé qui la rendoit charmante sous tous ses déguisemens, elle n’en quittoit aucun sans avoir eu soin de s’y faire peindre.

Enfin à force de dévotions si bien faites, à force de [203] médecines si sagement employées, le ciel & la terre exaucèrent les vœux de la Reine; elle devint grosse au moment qu’on commençoit à en désespérer. Je laisse à deviner la joie du Roi & celle du peuple. Pour la sienne, elle alla, comme toutes ses passions jusqu’à l’extravagance: dans ses transports, elle cassoit & brisoit tout; elle embrassoit indifféremment tout ce qu’elle rencontroit, hommes, femmes, courtisans, valets; c’étoit risquer de se faire étouffer que se trouver sur son passage. Elle ne connoissoit point, disoit-elle, de ravissement pareil à celui d’avoir un enfant à qui elle pût donner le fouet tout à son aise, dans ses momens de mauvaise humeur.

Comme la grossesse de la Reine avoit été long-tems inutilement attendue, elle passoit pour un de ces événemens extraordinaires, dont tout le monde veut avoir l’honneur. Les médecins l’attribuoient à leurs drogues, les moines à leurs reliques, le peuple à ses prières, & le Roi à son amour. Chacun s’intéressoit à l’enfant qui devoit naître comme si c’eût été le sien, & tous faisoient des vœux sinceres pour l’heureuse naissance du Prince, car on en vouloit un; & le peuple, les Grands & le Roi réunissoient leurs desirs sur ce point. La Reine trouva fort mauvais qu’on s’avisât de lui prescrire de qui elle devoit accoucher, & déclara qu’elle prétendoit avoir une fille; ajoutant qu’il lui paroissoit assez singulier que quelqu’un osât lui disputer le droit de disposer d’un bien qui n’appartenoit incontestablement qu’à elle seule.

Phénix voulut en vain lui faire entendre raison; elle lui dit nettement que ce n’étoient point-là ses affaires, & s’enferma dans son cabinet pour bouder; occupation chérie à laquelle [204] elle employoit régulièrement au moins six mais de l’année. Je dis six mais, non de suite; c’eût été autant de repos pour son mari, mais pris dans des intervalles propres à le chagriner.

Le Roi comprenoit fort bien que les caprices de la mère ne détermineroient pas le sexe de l’enfant; mais il étoit au désespoir qu’elle donnât ainsi ses travers en spectacle à toute la Cour. Il eût sacrifié tout au monde pour que l’estime universelle eût justifié l’amour qu’il avoit pour elle, & le bruit qu’il fit mal-à-propos en cette occasion ne fut pas la seule folie que lui eût fait faire le ridicule espoir de rendre sa femme raisonnable.

Ne sachant plus à quel Saint se vouer, il eut recours à la Fée Discrète son amie, & la protectrice de son royaume. La Fée lui conseilla de prendre les voies de la douceur, c’est-à-dire de demander excuse à la Reine. Le seul but, lui dit-elle, de toutes les fantaisies des femmes est de désorienter un peu la morgue masculine, & d’accoutumer les hommes à l’obéissance qui leur convient. Le meilleur moyen que vous ayez de guérir les extravagances de votre femme, est d’extravaguer avec elle. Dès le moment que vous cesserez de contrarier ses caprices, assurez-vous qu’elle cessera d’en avoir, & qu’elle n’attend pour devenir sage, que de vous avoir rendu bien complétement fou. Faites donc les choses de bonne grâce, & tâchez de céder en cette occasion, pour obtenir tout ce que vous voudrez dans une autre. Le Roi crut la Fée, & pour se conformer à son avis, s’étant rendu au cercle de la Reine, il la prit à part, lui dit tout bas qu’il étoit fâché d’avoir contesté contre elle mal-à-propos, & qu’il tâcheroit de la dédommager à l’avenir par [205] sa complaisance de l’humeur qu’il pouvoit avoir mise dans ses discours, en disputant impoliment contre elle.

Fantasque qui craignit que la douceur de Phénix ne la couvrît seule de tout le ridicule de cette affaire, se hâta de lui répondre que sous cette excuse ironique elle voyoit encore plus d’orgueil que dans les disputes précédentes, mais que puisque les torts d’un mari n’autorisoient point ceux d’une femme elle se hâtoit de céder en cette occasion comme elle avoit toujours fait: Mon prince & mon époux, ajouta-t-elle tout haut, m’ordonne d’accoucher d’un garçon & je sois trop bien mon devoir pour manquer d’obéir. Je n’ignore pas que quand sa Majesté m’honore des marques de sa tendresse, c’est moins pour l’amour de moi que pour celui de son Peuple, dont l’intérêt ne l’occupe guère moins la nuit que le jour; je dois imiter un si noble désintéressement, & je vois demander au Divan un mémoire instructif du nombre & du sexe des enfans qui conviennent à la famille Royale; mémoire important au bonheur de l’Etat & sur lequel toute Reine doit apprendre à régler sa conduite pendant la nuit.

Ce beau soliloque fut écouté de tout le cercle avec beaucoup d’attention & je vous laisse à penser combien d’éclats de rire furent assez maladroitement étouffés. Ah! dit tristement le Roi en sortant & haussant les épaules; je vois bien que quand on a une femme folle on ne peut éviter d’être un sot.

La Fée Discrète dont le sexe & le nom contrastoient quelques fois plaisamment dans son caractère, trouva cette querelle si réjouissante qu’elle résolut de s’en amuser jusqu’au bout. [206] Elle dit publiquement au Roi qu’elle avoit consulté les Comètes qui prédisent à la naissance des Princes, & qu’elle pouvoit lui répondre que l’Enfant qui naîtroit de lui seroit un garçon; mais en secret elle assura la Reine qu’elle auroit une fille.

Cet avis rendit tout-à-coup Fantasque aussi raisonnable qu’elle avoit été capricieuse jusqu’àlors. Ce fut avec une douceur & une complaisance infinies qu’elle prit toutes les mesures possibles pour désoler le Roi & toute la Cour. Elle se hâta de faire faire une layette des plus superbes, affectant de la rendre si propre à un garçon qu’elle devînt ridicule à une fille; il falut dans ce dessein changer plusieurs modes; mais tout cela ne lui coûtoit rien. Elle fit préparer un beau collier de l’ordre tout brillant de pierreries, & voulut absolument que le Roi nommât d’avance le Gouverneur & le Précepteur du jeune Prince.

Si-tôt qu’elle fut sûre d’avoir une fille elle ne parla que de son fils, & n’omit aucune des précautions inutiles qui pouvoient faire oublier celles qu’on auroit dû prendre. Elle rioit aux éclats en se peignant la contenance étonnée & bête qu’auroient les Grands & les Magistrats qui devoient orner ses couches de leur présence. Il me semble, disoit-elle à la Fée, voir d’un c ôté notre vénérable Chancelier arborer de grandes lunettes pour vérifier le sexe de l’enfant, & de l’autre sa sacrée Majesté baisser les yeux, & dire en balbutiant: je croyois...... la Fée m’avoit pourtant dit...... Messieurs, ce n’est pas ma faute; & d’autres apophtegmes aussi spirituels recueillis par les savans de la Cour & bien tôt portés jusqu’aux extrémités des Indes.

[207] Elle se représentoit avec un plaisir malin le désordre & la confusion que ce merveilleux événement alloit jetter dans toute l’assemblée. Elle se figuroit d’avance les disputes, l’agitation de toutes les Dames du Palois pour réclamer, ajuster, concilier en ce moment imprévu les droits de leurs importantes charges, & toute la Cour en mouvement pour un béguin.

Ce fut aussi dans cette occasion qu’elle inventa le décent & spirituel usage de faire haranguer par les Magistrats en robe, le Prince nouveau-né. Phénix voulut lui représenter que c’étoit avilir la Magistrature à pure perte & jetter un comique extravagant sur tout le cérémonial de la Cour, que d’aller en grand appareil étaler du phébus à un petit Marmot avant qu’il le pût entendre, ou du moins y répondre.

Eh tant mieux! reprit vivement la Reine, tant mieux pour votre fils! Ne seroit-il pas trop heureux que toutes les bêtises qu’ils ont à lui dire fussent épuisées avant qu’il les entendît, & voudriez-vous qu’on lui gardât pour l’âge de raison des discours propres à le rendre fou? Pour Dieu laissez-les haranguer tout leur bien-aise, tandis qu’on est sûr qu’il n’y comprend rien & qu’il en a l’ennui de moins: vous devez savoir de reste qu’on n’en est pas toujours quitte à si bon marché. Il en falut passer par-là, & de l’ordre exprès de sa Majesté les Présidens du Sénat & des Académies commencèrent à composer, étudier, raturer, & feuilleter leur Vaumorière & leur Démosthène pour apprendre à parler à un Embryon.

Enfin le moment critique arriva. La Reine sentit les [208] premières douleurs avec des transports de joie dont on ne s’avise gueres en pareille occasion. Elle se plaignoit de si bonne grâce & pleuroit d’un air si riant qu’on eût cru que le plus grand de ses plaisirs étoit celui d’accoucher.

Aussi-tôt ce fut dans tout le Palois une rumeur épouvantable. Les uns couroient chercher le Roi, d’autres les Princes, d’autres les Ministres, d’autres le Sénat, le plus grand nombre & les plus pressés alloient pour aller & roulant leur tonneau comme Diogène avoient pour toute affaire de se donner un air affairé. Dans l’empressement de rassembler tant de gens nécessaires, la dernière personne à qui l’on songea fut l’accoucheur, & le Roi que son trouble mettoit hors de lui ayant demandé par mégarde une sage-femme, cette inadvertance excita parmi les Dames du Palois des ris immodérés qui joints à la bonne humeur de la Reine, firent l’accouchement le plus gai dont on eut jamais entendu parler.

Quoique Fantasque eût gardé de son mieux le secret de la Fée, il n’avoit pas laissé de transpirer parmi les femmes de sa maison, & celles-ci le gardèrent si soigneusement elles-mêmes, que le bruit fut plus de trois jours à s’en répandre par toute la Ville, de sorte qu’il n’y avoit depuis long-tems que le Roi seul qui n’en sût rien. Chacun étoit donc attentif à la scène qui se préparoit; l’intérêt public fournissant un prétexte à tous les curieux de s’amuser aux dépens de la Famille Royale, ils se faisoient une fête d’épier la contenance de leurs Majestés, & de voir comment avec deux promesses contradictoires, la Fée pourroit se tirer d’affaire & conserver son crédit.

Oh çà, Monseigneur, dit Jalamir au Druide en [209] s’interrompant; convenez qu’il ne tient qu’à moi de vous impatienter dans les règles: car vous sentez bien que voici le moment des digressions, des portraits, & de cette multitude de belles choses que tout auteur homme d’esprit ne manque jamais d’employer à propos dans l’endroit le plus intéressant pour amuser ses lecteurs! Comment, par Dieu, dit le Druide, t’imagines-tu qu’il y en ait d’assez sots pour lire tout cet esprit-là? Apprends qu’on a toujours celui de le passer, & qu’en dépit de Monsieur l’Auteur, on a bien-tôt couvert son étalage des feuillets de son livre. Et toi qui fois ici le raisonneur, penses-tu que tes propos vaillent mieux que l’esprit des autres, & que pour éviter l’imputation d’une sottise, il suffise de dire qu’il ne tiendroit qu’à toi de la faire? Vraiment, il ne faloit que le dire pour le prouver. Et malheureusement je n’ai pas, moi, la ressource de tourner les feuillets. Consolez-vous, lui dit doucement Jalamir; d’autres les tourneront pour vous si jamais on écrit ceci. Cependant, considérez que voilà toute la Cour rassemblée dans la chambre de la Reine; que c’est la plus belle occasion que j’aurai jamais de vous peindre tant d’illustres originaux, & la seule, peut-être, que vous aurez de les connoître. Que Dieu t’entendre, repartit plaisamment le Druide; je ne les connoîtrai que trop par leurs actions: fais-les donc agir si ton histoire a besoin d’eux, & n’en dis mot s’ils sont inutiles: je ne veux point d’autres portraits que les faits. Puisqu’il n’y a pas moyen, dit Jalamir, d’égayer mon récit par un peu de métaphysique, j’en vois tout bêtement reprendre le fil; mais conter pour conter est d’un ennui: vous ne savez pas combien de belles choses vous allez perdre! Aidez-moi, je vous prie, à me retrouver; car [210] l’essentiel m’a tellement emporté, que je ne sois plus à quoi j’en étois du conte.

A cette Reine, dit le Druide impatienté, que tu as tant de peine à faire accoucher & avec laquelle tu me tiens depuis une heure en travail. Oh, oh! reprit Jalamir; croyez-vous que les enfans des Rois se pondent comme des œufs de grive? Vous allez voir si ce n’étoit pas bien la peine de pérorer. La Reine donc, après bien des cris & des ris, tira enfin les curieux de peine & la Fée d’intrigue, en mettant au jour une fille & un garçon plus beaux que la lune & le soleil, & qui se ressembloient si fort, qu’on avoit peine à les distinguer, ce qui fit que dans leur enfance on se plaisoit à les habiller de même. Dans ce moment si désiré, le Roi sortant de la Majesté pour se rendre à la nature, fit des extravagances qu’en d’autres tems il n’eût pas laissé faire à la Reine, & le plaisir d’avoir des Enfans le rendoit si enfant lui même, qu’il courut sur son balcon crier à pleine tête. Mes amis, réjouissez-vous tous; il vient de me naître un Fils, & à vous un Père, & une Fille à ma Femme. La Reine, qui se trouvoit pour la première fois de sa vie à pareille fête, ne s’apperçut pas de tout l’ouvrage qu’elle avoit fait, & la Fée qui connoissoit son esprit fantasque se contenta, conformément à ce qu’elle avoit désiré, de lui annoncer d’abord une Fille. La Reine se la fit apporter, & ce qui surprit fort les spectateurs, elle l’embrassa tendrement, à la vérité, mais les larmes aux yeux & avec un air de tristesse qui cadroit mal avec celui qu’elle avoit eu jusqu’àlors. J’ai déjà dit qu’elle aimoit sincèrement son Epoux: elle avoit été touchée de l’inquiétude & de l’attendrissement qu’elle avoit lu dans ses regards durant ses [211] souffrances. Elle avoit fait dans un tems, à la vérité, singulièrement choisi, des réflexions sur la cruauté qu’il y avoit à désoler un mari si bon, & quand on lui présenta sa Fille, elle ne songea qu’au regret qu’auroit le Roi de n’avoir pas un Fils. Discrète à qui l’esprit de son sexe & le don de féerie apprenoient à lire facilement dans les cœurs, pénétra sur-le-champ ce qui se passoit dans celui de la Reine, & n’ayant plus de raison pour lui déguiser la vérité, elle fit apporter le jeune Prince. La Reine revenue de sa surprise, trouva l’expédient si plaisant, qu’elle en fit des éclats de rire dangereux dans l’état où elle étoit. Elle se trouva mal. On eut beaucoup de peine à la faire revenir, & si la Fée n’eût répondu de sa vie, la douleur la plus vive alloit succéder aux transports de joie dans le cœur du Roi & sur les visages des Courtisans.

Mais voici ce qu’il y eut de plus singulier dans toute cette aventure: le regret sincère qu’avoit la Reine d’avoir tourmenté son mari, lui fit prendre une affection plus vive pour le jeune Prince que pour sa sœur, & le Roi de son c ôté qui adoroit la Reine, marqua la même préférence à la Fille qu’elle avoit souhaitée. Les caresses indirectes que ces deux uniques Epoux se faisoient ainsi l’un à l’autre devinrent bientôt un goût très-décidé, & la Reine ne pouvoit non plus se passer de son Fils que le Roi de sa Fille.

Ce double événement fit un grand plaisir à tout le Peuple, & le rassura du moins pour un tems sur la frayeur de manquer de maîtres. Les esprits-forts qui s’étoient moqués des promesses de la Fée furent moqués à leur tour. mais ils ne se tinrent pas pour battus, disant qu’ils n’accordoient pas même à la Fée [212] l’infaillibilité du mensonge ni à ses prédictions la vertu de rendre impossibles les choses qu’elle annonçoit. D’autres, fondés sur la prédilection qui commençoit à se déclarer, poussèrent l’impudence jusqu’à soutenir qu’en donnant un Fils à la Reine & une Fille au Roi, l’événement avoit de tout point démenti la prophétie.

Tandis que tout se disposoit pour la pompe du baptême des deux nouveaux nés, & que l’orgueil humain se préparoit à briller humblement aux autels des Dieux...... Un moment, interrompit le Druide; tu me brouilles d’une terrible façon. Apprends-moi je te prie, en quel lieu nous sommes. D’abord, pour rendre la Reine enceinte, tu la promenois parmi des reliques & des capuchons. Après cela tu nous as tout-à-coup fait passer aux Indes. A présent tu viens me parler du baptême, & puis des autels des Dieux. Par le grand Tharamis, je ne sois plus si dans la cérémonie que tu prépares nous allons adorer Jupiter, la bonne Vierge, ou Mahomet. Ce n’est pas qu’à moi Druide, il m’importe beaucoup que tes deux bambins soient baptisés ou circoncis, mais encore faut-il observer le costume, & ne pas m’exposer à prendre un Evêque pour le Moufti, & le Missel pour l’Alcoran. Le grand malheur! lui dit Jalamir, d’aussi fins que vous s’y tromperoient bien. Dieu garde de mal tous les Prélats qui ont des sérails & prennent pour de l’arabe le latin du bréviaire: Dieu fasse paix à tous les honnêtes Cafards qui suivent l’intolérance du Prophète de la Mecque, toujours prêts à massacrer saintement le genre-humain pour la plus grande gloire du Créateur: mais vous devez vous ressouvenir que nous sommes dans un pays de Fées, où l’on n’envoie [213] personne en enfer pour le bien de son âme, où l’on ne s’avise point de regarder au prépuce des gens pour les damner ou les absoudre, & où la Mitre & le Turban verd couvrent également les têtes sacrées pour servir de signalement aux yeux des sages, & de parure à ceux des sots.

Je sois bien que les loix de la Géographie qui règlent toutes les Religions du monde, veulent que les deux nouveau-nés soient Musulmans, mais on ne circoncit que les mâles, & j’ai besoin que mes jumeaux soient administrés tous deux; ainsi trouvez bon que je les baptise. Fois, fois, dis le Druide; voilà, foi de Prêtre, un choix le mieux motivé dont j’aye entendu parler de ma vie.

La Reine qui se plaisoit à bouleverser toute l’étiquette, voulut se lever au bout de six jours, & sortir le septième, sous prétexte qu’elle se portoit bien; en effet, elle nourrissoit ses enfans. Exemple odieux dont toutes les femmes lui représentèrent très-fortement les conséquences. mais Fantasque qui craignoit les ravages du lait répandu, soutint qu’il n’y a point de tems plus perdu pour le plaisir de la vie, que celui qui vient après la mort; que le sein d’une femme morte se flétrit pas moins que celui d’une nourrice, ajoutant d’un ton de Duègne, qu’il n’y a point de si belle gorge aux yeux d’un mari, que celle d’une mère qui nourrit ses enfans. Cette intervention des maris, dans les soins qui les regardent si peu, fit beaucoup rire les dames, & la Reine, trop jolie pour l’être impunément, leur parut dès-lors, malgré ses caprices, presque aussi ridicule que son Epoux, qu’elles appeloient par dérision, le Bourgeois de Vaugirard.

Je te vois venir, dit aussi-tôt le Druide, tu voudrois me [214] donner insensiblement le rôle de Schah-bahan, & me faire demander s’il y a aussi un Vaugirard aux Indes, comme un Madrid au Bois de Boulogne, un Opéra dans Paris, & un Philosophe à la Cour. mais poursuis ta rapsodie, & ne me tends plus ces pièges; car n’étant ni marié, ni Sultan, ce n’est pas la peine d’être un sot.

Enfin, dit Jalamir sans répondre au Druide, tout étant prêt, le jour fut pris pour ouvrir les portes du Ciel aux deux nouveau-nés. La Fée se rendit de bon matin au Palois, & déclara aux augustes Epoux qu’elle alloit faire à chacun de leurs enfans un présent digne de leur naissance & de son pouvoir. Je veux, dit-elle, avant que l’eau magique les dérobe à ma protection, les enrichir de mes dons, & leur donner des noms plus efficaces que ceux de tous les pieds-plats du Calendrier, puisqu’ils exprimeront des perfections dont j’aurai soin de le douer en même tems: mais comme vous devez connoître mieux que moi les qualités qui conviennent au bonheur de votre famille & de vos peuples, choisissez vous-mêmes & faites ainsi d’un seul acte de volonté sur chacun de vos deux enfans, ce que vingt ans d’éducation font rarement dans la jeunesse, & que la raison ne fait plus dans un âge avancé.

Aussi-tôt grande altercation entre les deux Epoux. La Reine prétendoit seule régler à sa fantaisie le caractère de toute sa famille; & le bon Prince qui sentoit toute l’importance d’un pareil choix, n’avoit garde de l’abandonner au caprice d’une femme dont il adoroit les folies sans les partager. Phénix vouloit des enfans qui devinssent un jour des gens raisonnables; Fantasque aimoit mieux avoir de jolis enfans, & pourvu qu’ils [215] brillassent à six ans, elle s’embarrassoit fort peu qu’ils fussent des sots à trente. La Fée eut beau s’efforcer de mettre leurs Majestés d’accord; bientôt le caractère des nouveau-nés ne fut plus que le prétexte de la dispute, & il n’étoit pas question d’avoir raison, mais de se mettre l’un l’autre à la raison.

Enfin Discrète imagina un moyen de tout ajuster, sans donner le tort à personne, ce fut que chacun disposât à son gré de l’enfant de son sexe. Le Roi approuva un expédient qui pourvoyoit à l’essentiel, en mettant à couvert des bizarres souhaits de la Reine, l’héritier présomptif de la couronne, & voyant les deux enfans sur les genoux de leur gouvernante, il se hâta de s’emparer du Prince, non sans regarder sa sœur d’un œil de commisération. mais Fantasque, d’autant plus mutinée qu’elle avoit moins raison de l’être, courut comme une emportée à la jeune Princesse, & la prenant aussi dans ses bras: vous vous unissez tous, dit-elle, pour m’excéder, mais afin que les caprices du Roi tournent malgré lui-même au profit d’un de ses enfans, je déclare que je demande pour celui que je tiens, tout le contraire de ce qu’il demandera pour l’autre. Choisissez maintenant, dit-elle au Roi d’un air de triomphe, & puisque vous trouvez tant de charmes à tout diriger, décidez d’un seul mot le sort de votre famille entière. La Fée & le Roi tâchèrent en vain de la dissuader d’une résolution qui mettoit ce Prince dans un étrange embarras; elle n’en voulut jamais démordre, & dit qu’elle se félicitoit beaucoup d’un expédient qui feroit rejaillir sur sa fille tout le mérite que le Roi ne sauroit pas donner à son fils. Ah! dit ce Prince [216] outré de dépit, vous n’avez jamais eu pour votre fille que de l’aversion, & vous le prouvez dans l’occasion la plus importante de sa vie; mais, ajouta-t-il dans un transport de colère dont il ne fut pas le maître, pour la rendre parfaite en dépit de vous, je demande que cet enfant-ci vous ressemble. Tant mieux pour vous & pour lui, reprit vivement la Reine, mais je serai vengée, & votre fille vous ressemblera. A peine ces mots furent-ils lâchés de part & d’autre avec une impétuosité sans égale, que le Roi, désespéré de son étourderie les eût bien voulu retenir; mais c’en étoit fait, & les deux enfans étoient doués sans retour des caractères demandés. Le garçon reçut le nom de Prince Caprice, & la fille s’appella la Princesse Raison, nom bizarre qu’elle illustra si bien qu’aucune femme n’osa le porter depuis.

Voilà donc le futur successeur au trône orné de toutes les perfections d’une jolie femme, & la Princesse sa sœur destinée à posséder un jour toutes les vertus d’un honnête homme, & les qualités d’un bon Roi; partage qui ne paraissoit pas des mieux entendus, mais sur lequel on ne pouvoit plus revenir. Le plaisant fut que l’amour mutuel des deux Epoux agissant en cet instant avec toute la force que lui rendoient toujours, mais souvent trop tard, les occasions essentielles, & la prédilection ne cessant d’agir, chacun trouva celui de ses enfans qui devoit lui ressembler, le plus mal partagé des deux, & songea moins à le féliciter qu’à le plaindre. Le Roi prit sa fille dans ses bras, & la serrant tendrement: hélas, lui dit-il, que te serviroit la beauté même de ta mère, sans son talent pour la faire valoir? Tu seras trop raisonnable pour faire tourner la [217] tête à personne! Fantasque plus circonspecte sur ses propres vérités, ne dit pas tout ce qu’elle pensoit de la sagesse du Roi futur, mais il étoit aisé de douter, à l’air triste dont elle le caressoit, qu’elle eût au fond du cœur une grande opinion de son partage. Cependant le Roi la regardant avec une sorte de confusion, lui fit quelques reproches sur ce qui s’étoit passé. Je sens mes torts, lui dit-il, mais ils sont votre ouvrage; nos enfans auroient valu beaucoup mieux que nous, vous êtes cause qu’ils ne feront que nous ressembler. Au moins, dit-elle aussi-tôt, en sautant au cou de son mari, je suis sûre qu’ils s’aimeront autant qu’il est possible. Phénix touché de ce qu’il y avoit de tendre dans cette saillie, se consola par cette réflexion qu’il avoit si souvent occasion de faire qu’en effet la bonté naturelle, & un cœur sensible suffisent pour tout réparer.

Je devine si bien tout le reste, dit le Druide à Jalamir en l’interrompant, que j’achèverois le conte pour toi. Ton Prince Caprice fera tourner la tête à tout le monde, & sera trop bien l’imitateur de sa mère pour n’en pas être le tourment. Il bouleversera le Royaume en le voulant réformer. Pour rendre ses sujets heureux, il les mettra au désespoir, s’en prenant toujours aux autres de ses propres torts; injuste pour avoir été imprudent, le regret de ses fautes lui en fera commettre de nouvelles. Comme la sagesse ne le conduira jamais, le bien qu’il voudra faire augmentera le mal qu’il aura fait. En un mot, quoiqu’au fond il soit bon, sensible & généreux, ses vertus mêmes lui tourneront à préjudice, & sa seule étourderie unie à tout son pouvoir, le fera plus haïr que n’auroit fait une méchanceté raisonnée. D’un autre c ôté ta Princesse Raison, [218] nouvelle héroïne du pays des Fées, deviendra un prodige de sagesse & de prudence, & sans avoir d’adorateurs se fera tellement adorer du Peuple, que chacun fera des vœux pour être gouverné par elle: sa bonne conduite avantageuse à tout le monde & à elle-même, ne fera du tort qu’à son frère, dont on opposera sans cesse les travers à ses vertus, & à qui la prévention publique donnera tous les défauts qu’elle n’aura pas, quand même il ne les auroit pas lui-même. Il sera question d’intervertir l’ordre de la succession au trône, d’asservir la marotte à la quenouille, & la fortune à la raison. Les Docteurs exposeront avec emphase les conséquences d’un tel exemple & prouveront qu’il vaut mieux que le peuple obéisse aveuglément aux enragés que le hasard peut lui donner pour maîtres, que de se choisir lui-même des chefs raisonnables; que quoiqu’on interdise à un fou le gouvernement de son propre bien, il est bon de lui laisser la suprême disposition de nos biens & de nos vies; que le plus insensé des hommes est encore préférable à la plus sage des femmes, & que le mâle ou le premier né, fût-il un singe ou un loup, il faudroit en bonne politique qu’une Héroïne ou un Ange, naissant après lui, obéît à ses volontés. Objections & répliques de la part des séditieux, dans lesquelles Dieu soit comme on verra briller ta sophistique éloquence; car je te connois; c’est sur-tout à médire de ce qui se fait, que ta bile s’exhale avec volupté, & ton amere franchise semble se réjouir de la méchanceté des hommes, par le plaisir qu’elle prend à la leur reprocher.

Tubleu, Père Druide, comme vous y allez, dit Jalamir tout surpris; quel flux de paroles! Où diable avez vous pris [219] de si belles tirades? Vous ne prêchâtes de votre vie aussi bien dans le bois sacré, quoique vous n’y parliez pas plus vrai. Si je vous laissois faire, vous changeriez bientôt un conte de Fées en un traité de politique, & l’on trouveroit quelque jour dans les cabinets des Princes Barbe-bleue ou Peau-d’âne au lieu de Machiavel. mais ne vous mettez point tant en frais pour deviner la fin de mon Conte.

Pour vous montrer que les dénouemens ne manquent pas au besoin, j’en vois dans quatre mots expédier un non pas aussi savant que le vôtre, mais peut-être aussi naturel, & à coup sûr plus imprévu.

Vous saurez donc que les deux enfans jumeaux étant, comme je l’ai remarqué, fort semblables de figure & de plus habillés de même, le Roi croyant avoir pris son fils tenoit sa fille entre ses bras au moment de l’influence, & que la Reine trompée par le choix de son mari ayant aussi pris son fils pour sa fille, la Fée profita de cette erreur pour douer les deux enfans de la manière qui leur convenoit le mieux. Caprice fut donc le nom de la Princesse, Raison celui du Prince son frère, & en dépit des bizarreries de la Reine, tout se trouva dans l’ordre naturel. Parvenu au Trône après la mort du Roi, Raison fit beaucoup de bien & fort peu de bruit; cherchant plutôt à remplir ses devoirs qu’à s’acquérir de la réputation, il ne fit ni guerre aux étrangers ni violence à ses sujets & reçut plus de bénédictions que d’éloges. Tous les projets formés sous le précédent règne furent exécutés sous celui-ci, & en passant de la domination du Père sous celle du fils, les Peuples deux fois heureux crurent n’avoir pas changé de [220] Maître. La Princesse Caprice, après avoir fait perdre la vie ou la raison à des multitudes d’amans tendres & aimables, fut enfin mariée à un Roi voisin qu’elle préféra, parce qu’il portoit la plus longue moustache & sautoit le mieux à cloche-pied. Pour Fantasque elle mourut d’une indigestion de pieds de Perdrix en ragoût qu’elle voulut manger avant de se mettre au lit où le Roi se morfondoit à l’attendre, un soir qu’à force d’agaceries elle l’avoit engagé à venir coucher avec elle.

FIN.

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