JEAN JACQUES ROUSSEAU
LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE,
TRAGÉDIE.
[1740?, Bibliothèque de Genève, MS. fr. 204. Publication, Boubers édition, Oeuvres mêlées de Rousseau, Londres 1776, t. VIII, pp. 267-296; Pléiade édition, t. II, pp. 811-841. == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, pp. 347-379.]
LA DÉCOUVERTE
DU NOUVEAU
MONDE,
TRAGÉDIE.*
[*Cette piece & les suivantes [Iphis] en vers font tirées du Recueil des Oeuvres de M. Rousseau imprimé à Bruxelles. Les Editeurs de cette Édition avertissent dans un avis préliminaire, qu’elles n’avoient jamais été imprimées & qu’ils les publient d’après les originaux, la plupart écrits de la main même de l’Auteur.]
ACTEURS
LE CACIQUE, de l’Isle de Guanahan, conquérant d’une partie des Antilles.
DIGIZE, épouse du Cacique.
CARIME, Princesse Américaine.
COLOMB, chef de la flotte Espagnole.
ALVAR, officier Castillan.
LE GRAND-PRÊTRE des Américains.
NOZIME, Américain.
TROUPE de Sacrificateurs Américains.
TROUPE d’Espagnols & d’Espagnoles de la flotte.
TROUPE d’Américains & d’Américaines.
La Scene est dans l’Isle de Guanahan.
[349] LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE, Tragédie.
[Non Prologue]
ACTE PREMIER
Le Théâtre représente la forêt sacrée, où les peuples de Guanahan venoient adorer leurs Dieux.
SCENE PREMIERE
LE CACIQUE, CARIME.
LE CACIQUE. Seule en ces bois sacrés! eh! qu’y faisoit Carime?
CARIME. Eh! quel autre que vous devroit le savoir mieux?
De mes tourmens secrets j’importunois les Dieux;
J’y pleurois mes malheurs; m’en faites-vous un crime?
[350] LE CACIQUE. Loin de vous condamner, j’honore la vertu,
Qui vous fait, prés des Dieux, chercher la confiance,
Que l’effroi vient d’ôter à mon peuple abattu.
Cent présages affreux, troublant notre assurance,
Semblent du Ciel annoncer le courroux:
Si nos crimes ont pu mériter sa vengeance,
Vos voeux l’éloigneront de nous,
En saveur de votre innocence.
CARIME. Quel fruit espérez-vous de ces détours honteux?
Cruel! vous insultez à mon sort déplorable.
Ah! si l’amour me rend coupable,
Est-ce à vous à blâmer mes feux?
LE CACIQUE.
Quoi! vous parlez d’amour en ces momens funestes!
L’amour échauffe-t-il des coeurs glacés d’effroi?
CARIME. Quand l’amour est extrême,
Craint-on d’autre malheur.
Que la froideur
De ce qu’on aime?
Si Digizé vous vantoit son ardeur,
Lui répondriez-vous de même?
LE CACIQUE. Digizé m’appartient par des noeuds éternels,
[351] En partageant mes feux, elle a rempli mon trône;
Et quand nous confirmons nos sermens mutuels,
L’amour le justifie, & le devoir l’ordonne.
CARIME. L’amour & le devoir s’accordent rarement:
Tour-à-tour, seulement, ils regnent dans une ame.
L’amour forme l’engagement;
Mais le devoir éteint la flâme.
Si l’hymen a pour vous des attraits si charmans,
Redoublez, avec moi, ses doux engagemens;
Mon coeur consent à ce partage:
C’est un usage établi parmi nous.
LE CACIQUE. Que me proposez-vous, Carime? quel langage!
CARIME. Tu t’offenses, cruel, d’un langage si doux;
Mon amour & mes pleurs excitent ton courroux.
Tu vas triompher en ce jour!
Ah! si tes yeux ont plus de charmes,
Ton coeur a-t-il autant d’amour?
LE CACIQUE. Cessez de vains regrets, votre plainte est injuste:
Ici vos pleurs blessent mes yeux.
Carime, ainsi que vous, en cet asyle auguste,
Mon coeur a ses secrets à révéler aux Dieux.
[352] CARIME. Quoi, barbare! au mépris tu joins enfin l’outrage!
Va, tu n’entendras plus d’inutiles soupirs;
A mon amour trahi tu préfères ma rage;
Il faudra te servir au gré de tes desirs.
LE CACIQUE. Que son sort est à plaindre!
Mais les fureurs n’obtiendront rien.
Pour un coeur fait comme le mien,
Ses pleurs étoient bien plus à craindre.
SCENE II
LE CACIQUE seul.
Lieu terrible, lieu révéré,
Séjour des Dieux de cet empire.
Déployez, dans les coeurs, votre pouvoir sacré:
Dieux, calmez un peuple égaré;
De ses sens effrayés dissipez ce délire.
Ou, si votre puissance enfin n’y peut suffire,
N’usurpez plus un nom vainement adoré.
Je me le cache en vain, moi-même je frissonne;
Une sombre terreur m’agite malgré moi.
Cacique malheureux, ta vertu t’abandonne;
Pour la premiere fois ton courage s’étonne;
[353] La crainte & la frayeur se sont sentir à toi.
Lieu terrible, lieu révéré,
Séjour des Dieux de cet empire,
Déployez, dans les coeurs, votre pouvoir sacré:
Rassurez un peuple égaré;
De ses sens effrayés, dissipez ce délire.
Ou si votre puissance, &c.
N’usurpez plus, &c.
Mais quel est le sujet de ces craintes frivoles?
Les vains pressentimens d’un peuple épouvanté,
Les mugissemens des idoles,
Ou l’aspect effrayant d’un astre ensanglanté?
Ah! n’ai-je tant de fois enchaîné la victoire,
Tant vaincu de rivaux, tant obtenu de gloire;
Que pour la perdre enfin par de si foibles coups!
Gloire frivole, eh! sur quoi comptons-nous!
Mais je vois Digizé, cher objet de ma flâme;
Tendre épouse, ah! mieux que les Dieux.
L’éclat de tes beaux yeux
Ranimera mon ame.
SCENE III
DIGIZE, LE CACIQUE.
DIGIZE. Seigneur, vos sujets éperdus,
Saisis d’effroi, d’horreur, cèdent à leurs alarmes;
Et parmi tant de cris, de soupirs & de larmes,
C’est pour vous qu’ils craignent le plus.
Quel que soit le sujet de leur terreur mortelle,
Ah! fuyons, cher époux, fuyons; sauvons vos jours.
Par une crainte hélas! qui menace leur coeurs,
Mon coeur sont une mort réelle.
LE CACIQUE. Moi, fuir! leur cacique, leur roi!
Leur pere! enfin l’esperes-tu de moi,
Sur la vaine terreur dont ton esprit se blesse.
Moi, fuir! ah Digizé, que me proposes-tu?
Un coeur chargé d’une foiblesse
Conserveroit-il ta tendresse,
En abandonnant la vertu?
Digizé, je chéris le noeud qui nous assemble,
J’adore tes appas, ils peuvent tout sur moi;
Mais j’aime encor mon peuple autant que toi;
Et la vertu plus que tous deux ensemble.
SCENE IV
NOZIME, LE CACIQUE, DIGIZE.
NOZIME. Par votre ordre, Seigneur, les prêtres rassemblés
Vont bientôt, en ces lieux, commencer le mystere.
LE CACIQUE. Et les peuples?
NOZIME. Toujours également troublés
Tous frémissent au récit d’un mal imaginaire.
Ils disent qu’en ces lieux des enfans du soleil
Doivent bientôt descendre, en superbe appareil.
Tout tremble à leur nom seul; & ces hommes terribles,
Affranchis de la mort, aux coups inaccessibles,
Doivent tout asservir à leur pouvoir fatal:
Trop fiers d’être immortels, leur orgueil sans égal
Des rois fait leurs sujets; des peuples leurs esclaves;
Leurs récits effrayans étonnent les plus braves.
J’ai vainement cherché les auteurs insensés
De ces bruits.....
LE CACIQUE. Laissez-nous Nozime: c’est assez.
[356] DIGIZE. Grands Dieux! Que produira cette terreur publique!
Quel sera ton destin, infortuné Cacique?
Hélas! Ce doute affreux ne trouble-t-il que moi?
LE CACIQUE. Mon sort est décidé; je suis aimé de toi.
Dieux puissans, Dieux jaloux de mon bonheur suprême,
Des fiers, enfans du ciel secondez les projets:
Armez à votre gré la terre, l’enfer même;
Je puis braver & la foudre & vos traits.
Déployez contre moi votre injuste vengeance;
J’en redoute peu les effets:
Digizé seule, en sa puissance,
Tient mon bonheur & mes succès.
Dieux puissans, Dieux jaloux de mon bonheur suprême,
Des fiers enfans du ciel secondez les projets:
Armez à votre gré la terre, l’enfer même;
Je puis braver & la foudre & vos traits.
DIGIZE. Où vous emporte un excès de tendresse?
Ah! n’irritons point les Dieux:
Plus on prétend braver les Cieux,
Plus on sent sa propre foiblesse.
Ciel, protecteur de l’innocence,
Eloigné nos dangers, dissipe notre effroi.
Eh! des foibles humains qui prendra la défense,
[357] S’ils n’osent espérer en toi!
Du plus parfait amour la flâme légitime
Auroit-elle offensé tes yeux?
Ah! si des feux si purs devant toi sont un crime,
Détruis la race humaine, & ne fais que des Dieux.
Ciel, protecteur de l’innocence,
Eloigné nos dangers, dissipe notre effroi.
Eh! des foibles humains qui prendra la défense,
S’ils n’osent espérer en toi!
LE CACIQUE. Chere épouse, suspends d’inutiles alarmes:
Plus que de vains malheurs, tes pleurs me vont coûter.
Ai-je, quand tu verses des larmes,
De plus grands maux à redouter?
Mais j’entends retentir les instrumens sacrés,
Les prêtres vont paroître:
Gardez-vous de laisser connoître
Le trouble auquel vous vous livrez.
SCENE V
LE CACIQUE, LE GRAND-PRÊTRE, DIGIZE, TROUPE DE PRÊTRES.
LE GRAND-PRÊTRE. C’Est ici le séjour de nos Dieux formidables;
Ils rendent, en ces lieux, leurs arrêts redoutables:
Que leur présence en nous imprime un saint respect:
Tout doit frémir à leur aspect.
LE CACIQUE. Prêtres sacrés des Dieux, qui protégez ces isles,
Implorez leur secours sur mon peuple & sur moi,
Obtenez d’eux qu’ils bannissent l’effroi,
Qui vient troubler ces lieux tranquilles.
Des présages affreux
Répandent l’épouvante;
Tout gémit dans l’attente
De cent maux rigoureux.
Par vos accens terribles,
Evoquez les destins:
Si nos maux sont certains,
Ils seront moins sensibles.
LE GRAND-PRÊTRE, Alternativement avec le Choeur.
Ancien du monde, Etre des jours,
Sois attentif à nos prieres,
[359] Soleil, suspends ton cours,
Pour éclairer nos mysteres.
LE GRAND-PRÊTRE. Dieux, qui veillez sur cet empire,
Manifestez vos soins, soyez nos protecteurs.
Bannissez de vaines terreurs,
Un signe seul vous peut suffire:
Le vil effroi peut-il frapper des coeurs
Que votre confiance inspire
CHOEUR. Ancien du monde, Etre des jours,
Sois attentif à nos prieres.
Soleil, suspends ton cours,
Pour éclairer nos mysteres.
LE GRAND-PRÊTRE. Conservez à son peuple un prince généreux,
Que de votre pouvoir digne dépositaire,
Il soit heureux comme les Dieux;
Puisqu’il remplit leur ministere,
Et qu’il est bienfaisant comme eux,
CHOEUR. Ancien du monde, &c.
LE GRAND-PRÊTRE. C’en est assez. Que l’on fasse silence.
De nos rites sacrés déployons la puissance.
[360] Que vos sublimes sons, vos pas mystérieux,
De l’avenir, soustrait aux mortels curieux,
Dans mon coeur inspiré portent la connoissance.
Mais la fureur divine agite mes esprits,
Mes sens sont étonnés, mes regards éblouis;
La nature succombe aux efforts réunis
De ces ébranlemens terribles.......
Non, des transports nouveaux affermissent mes sens;
Mes yeux, avec effort, percent la nuit des tems.....
Ecoutez du destin les décrets inflexibles.
Cacique infortuné,
Tes exploits sont flétris, ton regne est terminé.
Ce jour en d’autres mains fait passer ta puissance.
Tes peuples asservis sous un joug odieux
Vont perdre, pour jamais, les plus chers dons des cieux,
Leur liberté, leur innocence.
Fiers enfans du soleil, vous triomphez de nous;
Vos arts sur nos vertus vous donnent la victoire.
Mais, quand nous tombons sous vos coups,
Craignez de payer cher nos maux & votre gloire.
Des nuages confus naissant de toutes parts....
Les siecles sont voilés à mes foibles regards.
LE CACIQUE. De vos arts mensongers cessez les vains prestiges.
Les prêtres se retirent, après quoi son entend le choeur suivant, derriere le théâtre.
CHOEUR derriere le théâtre.
O ciel! ô ciel! quels prodiges nouveaux!
[361] Et quels monstres ailés paroissent sur les eaux!
DIGIZE. Dieux! quels sont ces nouveaux prodiges?
CHOEUR derriere le théâtre.
O ciel! ô ciel, &c.
LE CACIQUE. L’effroi trouble les yeux de ce peuple timide;
Allons appaiser ses transports.
DIGIZE. Seigneur, où courez.-vous, quel vain espoir vous guide?
Contre l’arrêt des Dieux que servent vos efforts!
Mais il ne m’entend plus, il suit, destin sévere,
Ah! ne puis je du moins, dans ma douleur amere,
Sauver un de ses jours, au prix de mille morts.
Fin du premier Acte.
ACTE II
Le théâtre représente un rivage entrecoupé d’arbres & de rochers. On voit, dans l’enfoncement, débarquer la flotte Espagnole, au son des trompettes & des timbales.
SCENE PREMIERE
COLOMB, ALVAR, TROUPE D’ESPAGNOLS ET D’ESPAGNOLES.
CHOEUR. Triomphons, triomphons sur la terre & sur l’onde,
Donnons des loix à l’univers,
Notre audace, en ce jour, découvre un nouveau monde,
Il est fait pour porter nos fers.
COLOMB, tenant d’une main une épée nue, & de l’autre l’étendard de Castille.
Climats, dont à nos yeux s’enrichit la nature,
Inconnus aux humains, trop négligés des cieux,
Perdez la liberté:
(Il plante l’étendard en terre)
Mais portez, sans murmure,
Un joug encor plus précieux.
[363] Chers compagnons, jadis l’Argonaute timide
Eternisa son nom dans les champs de Colchos.
Aux rives de Gadès, l’impétueux Alcide
Borna sa course & ses travaux.
Un art audacieux, en nous servant de guide,
De l’immense Océan nous a soumis les flots.
Mais qui célébrera notre troupe intrépide,
A l’égal de tous ces héros!
Célébrez ce grand jour d’éternelle mémoire;
Entrez, par les plaisirs, au chemin de la gloire:
Que vos yeux enchanteurs brillent de toutes parts;
De ce peuple sauvage étonnez les regards.
CHOEUR. Célébrons ce grand jour d’éternelle mémoire;
Que nos yeux enchanteurs brillent de toutes parts.
On danse.
ALVAR. Fiere Castille, étends par-tout tes loix,
Sur toute la nature exerce ton empire;
Pour combler tes brillans exploits,
Un monde entier n’a pu suffire.
Maîtres des élémens, héros dans les combats,
Répandons en ces lieux la terreur, le ravage:
Le ciel en fit notre partage,
Quand il rendit l’abord de ces climats
Accessible à notre courage.
Fiere Castille, &c.
Danses guerrieres.
[364] UNE CASTILLANE Volez, conquérans redoutables,
Allez remplir de grands destins:
Avec des armes plus aimables,
Nos triomphes sont plus certains
Qu’ici d’une gloire immortelle
Chacun se couronne à son tour:
Guerriers, vous y portez l’empire d’Isabelle,
Nous y portons l’empire de l’amour,
Volez, conquérans, &c.
Danses.
ALVAR ET LA CASTILLANE.Jeunes beautés, guerriers terribles,
Unissez-vous, soumettez l’univers.
Si quelqu’un se dérobe à des coups invincibles,
Par de beaux yeux qu’il soit chargé de fers.
COLOMB. C’est assez exprimer notre allégresse extrême,
Nous devons nos momens à de plus doux transports.
Allons aux habitans, qui vivent sur ces bords,
De leur nouveau destin porter l’arrêt suprême.
Alvar, de nos vaisseaux ne vous éloignez pas;
Dans ces détours cachés dispersez vos soldats.
La gloire d’un guerrier est assez satisfaite,
S’il peut favoriser une heureuse retraite:
[365] Allez; si nous avons à livrer des combats,
II sera bientôt tems d’illustrer votre bras.
CHOEUR. Triomphons, triomphons sur la terre & sur l’onde;
Portons nos loix au bout de l’univers:
Notre audace, en ce jour, découvre un nouveau monde:
Nous sommes faits pour lui donner des fers.
SCENE II
CARIME seule.
Transports de ma fureur, amour, rage funeste;
Tyrans de la raison, où guidez-vous mes pas?
C’est assez déchirer mon coeur par vos combats;
Ha! du moins éteignez un feu que je déteste,
Par mes pleurs ou par mon trépas.
Mais je l’espere en vain, l’ingrat y regne encore,
Ses outrages cruels n’ont pu me dégager.
Je reconnois toujours, hélas! que je l’adore,
Par mon ardeur à m’en venger.
Transports de ma fureur, &c.
Mais que servent ces pleurs?....
Qu’elle pleure elle-même.
C’est ici le séjour des enfans du soleil,
Voilà de leur abord le superbe appareil,
Qu’y viens-je faire hélas! dans ma fureur extrême?
Je viens leur livrer ce que j’aime,
[366] Pour leur livrer ce crue je hais!
Oses-tu l’espérer, infidelle Carime?
Les fils du ciel sont-ils faits pour le crime?
Ils détesteront tes forfaits.
Mais s’ils avoient aimé.....s’ils ont des coeurs sensibles;
Ah! sans doute ils le sont, s’ils ont reçu le jour.
Le ciel peut-il former des coeurs inaccessibles
Aux tourmens de l’amour!
SCENE III
ALVAR, CARIME.
ALVAR. Que vois-je! Quel éclat! Ciel! Comment tant de charmes
Se trouvent-ils en ces déserts!
Que serviront ici la valeur & les armes?
C’est à nous d’y porter les fers.
CARIME, en action de se prosterner,
Je suis encor, seigneur, dans l’ignorance
Des hommages qu’on doit....
ALVAR, la retenant.
J’en puis avoir reçus:
Mais où brille votre présence,
C’est à vous seule qu’ils sont dus.
[367] CARIME. Quoi donc! refusez-vous, Seigneur, qu’on vous adore?
N’êtes-vous pas des Dieux!
ALVAR. On ne doit adorer que seule en ces lieux,
Au titre de héros nous aspirons encore:
Mais daignez m’instruire à mon tour,
Si mon coeur en ce lieu sauvage
Doit en vous admirer l’ouvrage
De la nature ou de l’amour?
CARIME, Vous séduisez le mien par un si doux langage,
Je n’en attendois pas de tels en ce séjour.
ALVAR, L’amour veut par mes soins réparer en ce jour
Ce qu’ici vos appas ont de désavantage:
Ces lieux grossiers ne sont pas faits pour vous:
Daignez nous suivre en un climat plus doux.
Avec tant d’appas en partage,
L’indifférence est un outrage
Que vous ne craindrez pas de nous.
CARIME. Je serai plus encor; & je veux que cette isle,
Avant la fin du jour, reconnoisse vos loix.
Les peuples effrayés vont d’asyle en asyle
Chercher leur sureté dans le fond de nos bois:
[368] Le Cacique lui-même en d’obscures retraites
A déposé ses biens les plus chéris.
Je connois les détours de ces routes secretes.
Des ôtages si chers....
ALVAR. Croyez-vous qu’à ce prix
Nos coeurs soient satisfaits d’emporter la victoire?
Notre valeur suffit pour nous la procurer.
Vos soins ne serviroient qu’à ternir notre gloire,
Sans la mieux assurer.
CARIME. Ainsi, tout se refuse à ma juste colere!
ALVAR. Juste ciel, vous pleurez! ai-je pu vous déplaire?
Parlez, que falloit-il?....
CARIME. Il falloit me venger.
ALVAR. Quel indigne mortel a pu vous outrager?
Quel monstre a pu former ce dessein téméraire?
CARIME. Le Cacique.
ALVAR.Il mourra: c’est fait de son destin.
Tous moyens sont permis pour punir une offense,
[369] Pour courir à la gloire il n’est qu’un seul chemin;
Il en est cent pour la vengeance.
Il faut venger vos pleurs & vos appas;
Mais mon zele empressé n’est pas ici le maître:
Notre chef, en ces lieux, va bientôt reparoître
Je vais tout préparer pour marcher sur vos pas.
ENSEMBLE. Vengeance, amour, unissez-vous;
Portez par-tout le ravage.
Quand vous animez le courage,
Rien ne résiste à vos coups.
ALVAR. La colere en est plus ardente,
Quand ce qu’on aime est outragé.
CARIME. Quand l’amour en haine est changé,
La rage est cent fois plus puissante.
ENSEMBLE. Vengeance, amour, unissez-vous, &c.
Fin du second Acte.
ACTE III
Le théâtre change & représente les appartemens du Cacique,
SCENE PREMIERE
DIGIZE seule.
Tourmens des tendres coeurs, terreurs, craintes fatales,
Tristes pressentimens, vous voilà donc remplis.
Funeste trahison d’une indigne rivale,
Noirs crimes de l’amour, restez-vous impunis?
Hélas! dans mon effroi timide,
Je ne soupçonnois pas, cher & fidele époux,
De quelle main perfide
Te viendroient de si rudes coups.
Je connois trop ton coeur, le sort qui nous sépare
Terminera tes jours:
Et je n’attendrai pas qu’une main moins barbare
Des miens vienne trancher le cours.
Tourmens des tendres coeurs, terreurs, craintes fatales, &c.
Cacique redouté, quand cette heureuse rive
Retentissoit par-tout de tes faits glorieux,
Qui t’eût dit qu’on verroit ton épouse captive
Dans le palais de tes aieux!
SCENE II
DIGIZE, CARIME.
DIGIZE. Venez-vous insulter à mon sort déplorable?
CARIME. Je viens partager vos ennuis.
DIGIZE. Votre fausse pitié m’accable
Plus que l’état même où je suis.
CARIME. Je ne connois point l’art de feindre:
Avec regret je vois couler vos pleurs.
Mon désespoir a causé vos malheurs;
Mais mon coeur commence à vous plaindre;
Sans pouvoir guérir vos douleurs.
Renonçons à la violence,
Quand le coeur se croit outragé:
A peine a-t-on puni l’offense,
Qu’on sent moins le plaisir que donne la vengeance
Que le regret d’être vengé.
DIGIZE. Quand le remede est impossible,
Vous regrettez les maux où vous me réduisez;
[372] C’est quand vous les avez causés.
Qu’il y falloit être sensible.
ENSEMBLE. Amour, amour, tes cruelles fureurs,
Tes injustes caprices,
Ne cesseront-ils point de tourmenter les coeurs?
Fais-tu de nos supplices
Tes plus cheres douceurs?
Nos tourmens sont-ils tes délices?
Te nourris-tu de nos pleurs?
Amour, amour, tes cruelles fureurs,
Tes injustes caprices
Ne cesseront-ils point de tourmenter les coeurs?
CARIME. Quel bruit ici se fait entendre!
Quels cris! Quels sons étincelans
DIGIZE. Du Cacique en fureur les transports violens....
Si c’étoit lui.... Grands dieux! qu’ose-t-il entreprendre?
Le bruit redouble, hélas! peut-être il va périr;
Ciel! juste ciel, daigne le secourir.
(On entend des décharges de mousqueterie qui se mêlent au bruit de l’orchestre.)
ENSEMBLE. Dieux! quel fracas, quel bruit, quels éclats de tonnerre!
Le soleil irrité renverse-t-il la terre!
SCENE III
COLOMB suivi de quelques guerriers,
DIGIZE, CARIME.
COLOMB. C’est assez. Epargnons de foibles ennemis.
Qu’ils sentent leur foiblesse avec leur esclavage;
Avec tant de fierté, d’audace & de courage,
Ils n’en seront que plus punis.
DIGIZE. Cruels! qu’avez-vous fait?... Mais ô ciel! c’est lui-même.
SCENE IV
ALVAR, LE CACIQUE désarmé, & les acteurs précédens.
ALVAR. Je l’ai surpris, qui seul, ardent & furieux,
Cherchoit à pénétrer jusqu’en ces mêmes lieux.
COLOMB. Parle, que voulois-tu dans ton audace extrême?
LA CACIQUE. Voir Digizé, t’immoler, & mourir.
[374] COLOMB. Ta barbare fierté ne peut se démentir:
Mais, réponds, qu’attends-tu de ma juste colere?
LE CACIQUE. Je n’attends rien de toi; va, remplis tes projets.
Fils du soleil, de tes heureux succès
Rends grace aux foudres de ton pere,
Dont il t’a fait dépositaire.
Sans ces foudres brûlans, ta troupe en ces climats
N’auroit trouvé que le trépas.
COLOMB. Ainsi donc ton arrêt est dicté par toi-même.
CARIME. Calmez votre colere extrême;
Accordez aux remords, prêts à me déchirer,
De deux tendres époux la vie & la couronne.
J’ai fait leurs maux, je veux les réparer:
Ou si votre rigueur l’ordonne,
Avec eux je veux expirer.
COLOMB. Daignent-ils recourir à la moindre priere?
LE CACIQUE.Vainement ton orgueil l’espere,
Et jamais mes pareils n’ont prié que les Dieux.
[375] CARIME à Alvar.
Obtenez ce bienfait si je plais à vos yeux.
CARIME, ALVAR, DIGIZE.
Excusez deux époux, deux amans trop sensibles,
Tout leur crime est dans leur amour.
Ah! si vous aimiez un jour,
Voudriez-vous, à votre tour,
Ne rencontrer que des coeurs inflexibles?
CARIME. Ne vous rendrez-vous point?
COLOMB. Allez, je suis vaincu.
Cacique malheureux, remonte sur ton trône.
(On lui rend sort épée.)
Reçois mon amitié, c’est un bien qui t’est dû.
Je songe, quand je te pardonne,
Moins à leurs pleurs qu’à ta vertu.
(A Carime.)
Pour ces tristes climats la vôtre n’est pas née.
Sensible aux feux d’Alvar, daignez les couronner.
Venez montrer l’exemple à l’Espagne étonnée,
Quand on pourroit punir, de savoir pardonner.
LE CACIQUE. C’est toi qui viens de le donner;
Tu me rends Digizé, tu m’as vaincu par elle.
[376] Tes armes n’avoient pu dompter mon coeur rebelle,
Tu l’as soumis par tes bienfaits.
Sois sur, dès cet instant, que tu n’auras jamais
D’ami plus empressé, de sujet plus fidele.
COLOMB. Je te veux pour ami, sois sujet d’Isabelle.
Vante-nous désormais ton éclat prétendu,
Europe, en ce climat sauvage,
On éprouve autant de courage,
On y trouvé plus de vertu.
O vous, que des deux bouts du monde,
Le destin rassemblé en ces lieux,
Venez, peuples divers, former d’aimables jeux!
Qu’a vos concerts l’écho réponde:
Enchantez les coeurs & les jeux.
Jamais une plus digne fête
N’attira vos regards.
Nos jeux sont les enfans des arts,
Et le monde en est la conquête.
Hâtez-vous, accourez, venez de toutes parts,
O vous, que des deux bouts du monde,
Le destin rassemblé en ces lieux,
Venez former d’aimables jeux.
SCENE V
Les Acteurs précédens, peuples Espagnols & Américains.
CHOEUR. Accourons, accourons, formons d’aimables jeux.
Qu’à nos concerts l’écho réponde,
Enchantons les coeurs & les yeux.
UN AMÉRICAIN. Il n’est point de coeur sauvage
Pour l’amour:
Et dès qu’un s’engage.
En ce séjour,
C’est sans partage.
Point d’autres plaisirs
Que de doutes chaînes;
Nos uniques peines
Sont nos vains desirs,
Quand des inhumaines
Causent nos soupirs.
Il n’est point, &c.
UNE ESPAGNOLE. Voguons,
Parcourons
Les ondes,
Nos plaisirs auront leur tour.
[378] Découvrir
De nouveaux mondes,
C’est offrir
De nouveaux mirthes à l’amour.
Plus loin que Phoebus n’étend
Sa carriere,
Plus loin qu’il ne répand
Sa lumiere,
L’amour fait sentir ses feux.
Soleil! tu fais nos jours, l’amour les rend heureux.
Voguons, &c.
CHOEUR. Répandons dans tout l’univers
Et nos trésors & l’abondance,
Unissons par notre alliance
Deux mondes séparés par l’abyme des mers;
Fin du troisieme & dernier Acte.
[379] AIR
Ajouté à la fête du troisieme Acte.
DIGIZE. Triomphe, amour, regne en ces lieux,
Retour de mon bonheur, doux transports de ma flâme,
Plaisirs charmans, plaisirs des Dieux,
Enchantez, enivrez mon ame;
Coulez, torrens délicieux.
Fille de la vertu, tranquillité charmante;
Tu n’exclus point des coeurs l’aimable volupté.
Les doux plaisirs sont la félicité,
Mais c’est toi qui la rend constante.
FIN.