JEAN JACQUES ROUSSEAU
JUSTIFICATION DE J. J. ROUSSEAU
Dans sa contestation qui lui est survenue avec M. HUME.
[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XIV, pp. 362-371 (1782).]
JUSTIFICATION DE J. J. ROUSSEAU,
Dans sa contestation qui lui est survenue avec M. HUME.
Rien ne m’a plus surpris que l’abattement singulier des amis de Rousseau, & le triomphe étonnant de ses ennemis, occasionné par l’exposé de sa contestation avec M. Hume qui vient de paroître. Les premiers gardent le silence & n’osent prendre le parti d’un homme que les derniers accusent, gratuitement & sur de fausses apparences, de toutes les noirceurs les plus révoltantes; pour moi, après avoir lu avec toute l’attention possible cet exposé, je n’y ai trouvé que les traits d’une belle ame, généreuse, délicate & trop sensible, telle que Rousseau nous l’a si bien fait connoître dans ses écrits, & encore plus par sa conduite. J’espere que le public pensera comme moi, après avoir lu les observations que je remets sous ses yeux. Avant d’aller plus loin, je dois dire que J. J. Rousseau ne me connaît pas, qu’il ne m’a jamais vu, & que je ne le connois que par ses écrits dignes de l’estime de tous les honnêtes gens. Mes observations ne seront point embellies, par les charmes de l’éloquence mais j’ose me flatter qu’elles auront ceux de la vérité.
Pour apprécier ce qui s’est passé de la part de J. J. Rousseau, [363] il faut examiner quelle étoit sa situation lors de son différend avec M. Hume. Il arrive en Angleterre avec lui, ce dernier l’annonce & le présente par-tout comme son ami intime; Rousseau qui aime la vie champêtre, quitte bientôt Londres, pour aller demeurer à la campagne, il s’ôte par-là tous moyens de faire des connoissances, de se faire un parti, des amis & des protecteurs. M. Hume reste à Londres, il est l’ami de Rousseau & devient par-là le seul homme qui puisse le servir, & de qui Rousseau puisse recevoir des services. Voilà, je crois, le véritable état où se trouvoit J. J. Rousseau lors de son différend avec M. Hume: ne falloit pas des raisons bien fortes pour obliger Rousseau de rompre avec lui dans ces circonstances?
Après quelque séjour à la campagne, Rousseau apprend que l’on a fait imprimer dans les papiers publics une lettre sous le nom du roi de Prusse, pleine de malignité contre lui; bientôt on voit paroître dans les mêmes feuilles d’autres écrits plus méchans encore que le premier; Rousseau sait que les auteurs de ces violentes satires sont des hommes, non-seulement de la connoissance de M. Hume, mais encore ses amis. Il fait que M. Hume ne leur a fait aucune représentation l’à-dessus, & qu’il n’a pas même daigné détromper personne sur des écrits si méchans, contre un homme dont il se dit l’ami. Rousseau connoissoit peu M. Hume; leur amitié avoit été précipitée, & souvent l’on est trompé par les gens qui nous marquent le plus d’empressement; Rousseau pendant le tans qu’il avoit vécu avec M. Hume, avoit vu bien des choses qui lui donnoient de l’inquiétude, Quel Ange, je le demande, auroit pu se défendre [364] dans cette position, de soupçonner M. Hume d’avoir part à toutes ces méchancetés! J. J. Rousseau devient donc la proie des plus violens soupçons, il cherche une explication qui est éludée par M. Hume; une nouvelle satire paroît dans les écrits publics, elle contient des particularités qu’il croit ne pouvoir être connues que de M. Hume. Alors les soupçons se changent en certitude & en conviction. Que doit faire Rousseau dans cette circonstance? attendra-t-il & laissera-t-il M. Hume continuer de le servir auprès des Ministres pour la pension qu’il sollicite Mais de deux choses l’une, ou M. Hume dédaignant Rousseau, le sert par pitié en voulant lui procurer de quoi subsister: ah! quelle bassesse ne faudroit-il pas pour recevoir de pareils bienfaits! ou M. Hume sert publiquement Rousseau, même avec succès, pour couvrir plus surement ses manœuvres contre lui: eh! quel est l’homme qui ne repoussera pas avec horreur de pareils services! Que reste-t-il donc à faire à Rousseau? de refuser ce qui lui est accordé par la médiation de M. Hume, & de rompre avec lui comme il a fait dans sa lettre du 10 juillet 1766.
Cette lettre qui fait la consternation de ses amis & le triomphe de ses ennemis, cette lettre qui attire à Rousseau le reproche du plus lâche de tous les vices celui de l’ingratitude, est précisément ce qui doit l’en justifier sans replique; J. J. Rousseau ingrat est un problème qui restera toujours sans solution: si Rousseau eut été capable d’ingratitude, il eut dissimulé, il eut accepté sans délai une grace qui lui étoit accordée par les sollicitations de M. Hume, après quoi il eut éclaté. Telle est la marche de l’ingratitude, elle commence par remplir [365] sa bourse, ensuite elle persécute celui qui la lui a remplie.
Jusqu’au moment de la pension, qu’avoit fait M. Hume pour Rousseau? étoit-ce par sa protection qu’il avoit obtenu un asyle en Angleterre? étoit-ce à ses frais qu’il en avoit fait le voyage & qu’il y subsistoit? Non; Rousseau étoit connu, estimé, je puis même dire en vénération chez les Anglois autant par ses ouvrages que par sa maniere de vivre; Rousseau arrivant seul en Angleterre, eut donc été bien venu de tous les honnêtes gens de cette nation, & on se seroit également empressé à lui offrir la retraite qu’il desiroit quand il n’auroit pas été accompagné de M. Hume. La preuve de ce que je dis, est que M. Davenport en accordant sa maison de campagne à Rousseau, l’a sait autant par considération pour lui que par égard pour M. Hume, qu’il ne connoissoit presque pas.
Cependant M. Hume prend le titre de bienfaiteur de Rousseau dans une lettre qu’il lui écrit, en date du 16 juin 1766: Rousseau ayant refusé la pension qu’il sollicitoit pour lui, je ne vois rien qui puisse autoriser M. Hume à prendre un titre si haut & si supérieur vis-à-vis de Rousseau, que le petit manege qu’il a employé pour lui procurer des secours clandestins. Rousseau étoit trop clair-voyant, pour ne pas s’en appercevoir bientôt, & s’il ne s’en fût pas indigné, n’auroit-il pas été le plus chétif & le plus méprisable de tous les hommes! Quoi de plus honteux que de vouloir paroître aux yeux du public un homme désintéressé, un homme méprisant la fortune, tandis que l’on accepte tout ce qui nous est offert, pourvu seulement qu’on veuille nous permettre de paroître ne [366] pas nous en appercevoir. M. Hume pouvoit-il soupçonner J. J Rousseau d’une pareille hypocrisie!
Je le répété, qu’on lise sans partialité la lettre de Rousseau à M. Hume; & on y reconnoîtra un honnête homme, déchiré par les inquiétudes les plus cruelles, faisant continuellement l’éloge d’un homme qu’il a cru digne de son estime & de son amitié, dans le tans même qu’il l’accable des reproches les plus amers, parce qu’il s’en croit trahi: quoi de plus touchant quoi de plus attendrissant que la fin de cette lettre! «Je suis, dit-il; le plus malheureux des hommes si vous en êtes le plus coupable, je suis le plus vil, si vous êtes innocent; vous me faites desirer d’être cet objet méprisable; oui l’état où je me verrois prosterné, soulé sous vos pieds criant miséricorde, & faisant tout pour l’obtenir, publiant à haute voix mon indignité, & rendant à vos vertus le plus éclatant hommage, seroit pour mon coeur un état d’épanouissement & de joie, après l’état d’étoussement & de mort où vous l’avez réduit..... si vous êtes innocent, daignez-vous justifier, je connois mon devoir, je l’aime, & je l’aimerai toujours quelque rude qu’il puisse être; il n’y a pas d’abjection dont un coeur qui n’est pas né pour elle, ne puisse revenir: encore un coup, si vous êtes innocent daignez-vous justifier.» Peut-on faire un plus bel éloge de l’amitié de M. Hume! J. J. Rousseau malgré la violence de ses soupçons, malgré même ses convictions, craint cependant d’être dans l’erreur, il desire d’y être, il desire qu’on la lui fasse connoître, & alors rien ne lui coûte; l’état le plus vil devient pour son cœur un état d’épanouissement & de joie, il se trouve [367] heureux de pouvoir publier à haute voix son indignité, & de rendre l’hommage le plus éclatant aux vertus de M. Hume. Est-il possible d’annoncer une plus belle ame! & quel homme généreux peut n’en être pas touché jusqu’aux larmes? M. Hume devoit-il, après avoir lu cette lettre, s’abandonner à son ressentiment, & publier sa contestation avec Rousseau en y joignant les notes satiriques & indécentes de ceux qu’il avoit consultés dans cette affaire?
M. Hume, en réfléchissant sur sa conduite, ne pouvoit se déguiser se qu’il avoit donné lieu aux soupçons de Rousseau. La douceur de son caractere lui avoit fait écouter & voir patiemment ses anciens amis déchirer cruellement son nouvel ami. Il étoit tout naturel à un homme d’un caractere aussi honnête que Rousseau, de soupçonner M. Hume d’être leur complice. Pouvoir-il imaginer qu’on pût être l’ami de ses ennemis qui le traitoient avec tant de noirceur & d’indignité, sans qu’on fût capable de penser comme eux? Rousseau pouvoit-il se persuader que M. Hume pût souffrir patiemment d’être couvert de ridicule par ses anciens amis, qui tâchoient d’avilir un homme qu’il avoit annoncé avec tant d’empressement comme son ami intime, & digne de la plus grande considération? Cependant j’ai peine à croire M. Hume coupable de trahison, & il paroît qu’il restoit encore des doutes à Rousseau là-dessus, malgré ses certitudes & ses convictions; la fin de sa lettre en est une preuve. Mais M. Hume auroit au moins à se reprocher trop de foiblesse, il sentoit bien que son refroidissement avoir autorisé les soupçons de Rousseau, & l’avoir obligé à une rupture ouverte. Il sentoit bien aussi qu’on pouvoit [368] lui en faire un reproche sensible. Sans quoi, pourquoi eût il différé si long-tems à mettre au jour son différend avec Rousseau? Pourquoi eût il attendu d’en être pressé aussi vivement qu’il l’a été par ce dernier? Tant de modération n’est pas naturelle! Mais il est humiliant de passer pour un homme qui est indifféremment l’ami de tout le monde.
Si j’avois été à la place de M. Hume, & que j’eusse été réellement innocent de toute trahison, je lui aurois écrit: «quoique je sois innocent, & que par conséquent je doive ressentir plus vivement la dureté de votre lettre, cependant je ne puis m’empêcher d’estimer les principes qui vous l’ont dictée; vous auriez pu me soupçonner d’un peu de foiblesse, mais jamais de trahison. N’attendez pas que je me justifie; un homme qui est parvenu mon âge sans qu’on puisse lui reprocher la moindre perfidie, doit trouver sa justification dans sa vie passée. Je cesserai de vous servir, de peur de vous paroître encore plus suspect, & je ne me chargerai de vos intérêts, que quand vous serez convaincu que je mérite toute votre confiance.»
Si le public étonné de mon différend avec Rousseau, m’eût mis dans la nécessité d’en mettre au jour les motifs, je me serois contenté de lui donner les lettres de Rousseau & la mienne: une conduite aussi remplie de modération, m’eût attiré l’éloge d’une nation aussi généreuse que la nation Angloise, & l’estime de tous les gens qui pensent avec noblesse.
Examinons à présent la conduite de M. Hume: M. Hume savoit qu’il ne pouvoir se dire le bienfaiteur de Rousseau, si-tôt que ce dernier refusoit la pension qu’il sollicitoit pour lui; M. [369] Hume ne pouvoit se déguiser qu’il avoit donné lieu aux soupçons de Rousseau, par la complaisance pour ses anciens amis qui déchiroient sous ses yeux impitoyablement son nouvel ami, sans qu’il parût y prendre la moindre part; M. Hume sentoit que sans y penser, & par bonté de coeur il auroit offensé & auroit avili Rousseau en lui procurant des secours clandestins, si ce dernier s’appercevant bientôt de ce petit manege, ne les eût rejettes avec indignation; M. Hume avoit entre ses mains la lettre de Rousseau, qui, malgré sa violence, devoit attendrir l’ame la moins sensible, sur-tout en réfléchissant qu’on y avoit donné lieu quoiqu’innocemment: malgré tant de raisons qui devoient modérer son emportement, M. Hume écrit à Rousseau la lettre la plus dure, il la rend publique ainsi que lettres de J. J. Rousseau, il les fait précéder par un exorde trop préparé pour un homme qui n’a rien à se reprocher, & il accompagne de l’avis de ceux qu’il a consultés. Ces braves gens, ces têtes sages, solides & sensées, décident, les uns que Rousseau est ingrat & orgueilleux, les autres qu’il a la tête baissée, qu’il flotte entre la folie & la raison.
Rousseau ingrat! Il est prouvé qu’il ne l’est pas. Rousseau a de l’orgueil, cela peut être. Mais un orgueil qui nous met au-dessus de la fortune, qui nous porte à vivre du fruit de nos travaux, qui nous préserve de toutes lâches complaisances, est orgueil bien estimable, & malheureusement trop rare parmi les gens de Lettres!
Rousseau a une tête baissée, il flotte entre la folie & la raison! La belle & l’heureuse folie, que celle qui nous porte à sacrifier nos jours pour le bonheur du genre-humain, & à [370] découvrir constamment aux hommes les moyens de se rendre généreux, estimables, & heureux! Qu’il est triste pour notre siecle, qu’il y ait des têtes à qui une tête si respectable paroisse affectée de folie! Et qu’il est digne d’un grand Roi d’empêcher que l’âge & les infirmités ne réduisent à une misere extrême un homme qui a si bien mérité de l’humanité! Ses bienfaits seront entre les mains d’un pareil homme un dépôt sacré, dont il est bien sûr qu’il ne privera pas les malheureux tant que ses forces lui permettront de travailler à sa propre subsistance.
En un mot, J. J. Rousseau arrivant en Angleterre, y étoit étranger; il n’y étoit connu que par la beauté de ses ouvrages; mais il n’arrive que trop souvent que les Auteurs les plus sublimes dans leurs écrits, se conduisent d’une maniere très-méprisable. Il lui importoit donc infiniment de faire connoître à cette fiere nation, que sa conduite étoit d’accord avec les sentimens qu’il annonce dans ses ouvrages, & qu’il n’y a aucune vue d’intérêt qui puisse l’engager à compromettre son honneur & sa réputation. Après cela, qui peut ne pas convenir que Rousseau a été obligé de se conduire comme il l’a fait à l’égard de M. Hume, & qu’il a montré dans cette occasion une belle ame, une ame délicate & sensible, une ame intrépide & élevée au-dessus de l’adversité? Eh! quel est l’honnête homme que cet événement pourroit éloigner de la société de Rousseau? Quel est celui au contraire qui ne desireroit pas de devenir l’ami d’un homme si plein de candeur, & si digne d’estime?
Quant aux faussetés qu’on impute à Rousseau, je ne prétends pas l’en justifier, parce que je ne suis pas assez instruit; & je [371] sens qu’il ne suffiroit pas dans cette occasion de dire qu’on ne l’en a jamais accusé, & que son caractere plein de franchise & de candeur, ne lui a jamais permis de recourir au mensonge. Tout ce qu’il y a de certain, c’est que les remarques trop recherchées de M. Hume sur la lettre de Rousseau, ne sont pas capables de le convaincre d’imposture, & que la scene attendrissante qu’il rapporte dans sa réponse à Rousseau, doit avoir été précédée d’une scene beaucoup plus vive que celle dont parle M. Hume. Ainsi le récit de Rousseau paroît bien plus naturel & bien plus vraisemblable; d’ailleurs ce récit semble très-confirmé par la premiere lettre que Rousseau écrivit à M. Hume en arrivant à Wootton, & qu’il termine par ces mots; «je vous aime d’un coeur tel que j’espere & que je desire de trouver en vous.» L’on n’écrit pas ainsi à quelqu’un dont on ne soupçonneroit pas les sentimens.
N. B. Je me suis dispensé de faire précéder le nom de J. J. Rousseau du titre de Monsieur, par deux raisons: la premiere, c’est qu’il m’a paru le dédaigner: la seconde, c’est que je vois faire mention des grands hommes anciens & même de plusieurs modernes, sans user de ce cérémonial avec eux, parce qu’ils sont trop au-dessus; & je vois peu d’hommes dans ce siecle, plus dignes du nom de grand homme, que J. J. Rousseau.
FIN.