JEAN JACQUES ROUSSEAU
JULIE,
OU LA NOUVELLE HELOISE.
LETTRES
DE DEUX AMANS, HABITANS
D’UNE PETITE VILLE AU PIED
DES ALPES.
TROISIEME PARTIE
LETTRE I.
DE MADAME D’ORBE
Que de maux vous causez à ceux qui vous aiment! Que de pleurs vous avez déjà fait couler dans une famille infortunée dont vous troublez le repos! Craignez d’ajouter le deuil à nos larmes: craignez que la mort d’une mere affligée ne soit le dernier effet du poison que vous versez dans le coeur de sa fille, & qu’un amour désordonné ne devienne enfin pour vous-même la source d’un remords éternel. L’amitié m’a fait supporter vos erreurs tant qu’une ombre d’espoir pouvoit les nourrir; mais comment tolérer une vaine constance que l’honneur & la raison condamnent, & qui ne pouvant plus causer que des malheurs & des peines ne mérite que le nom d’obstination?
Vous savez de quelle maniere le secret de vos feux, dérobé [406] si long-tems aux soupçons de ma tante, lui fut dévoilé par vos lettres. Quelque sensible que soit un tel coup à cette mere tendre, & vertueuse, moins irritée contre vous que contre elle-même, elle ne s’en prend qu’à son aveugle négligence; elle déplore sa fatale illusion; sa plus cruelle peine est d’avoir pu trop estimer sa fille, & sa douleur est pour Julie un châtiment cent fois pire que ses reproches.
L’accablement de cette pauvre cousine ne sauroit s’imaginer. Il faut le voir pour le comprendre. Son coeur semble étouffé par l’affliction, & l’exces des sentimens qui l’oppressent lui donne un air de stupidité plus effrayante que des cris aigus. Elle se tient jour & nuit à genoux au chevet de sa mere, l’air morne, l’oeil fixé à terre, gardant un profond silence, la servant avec plus d’attention & de vivacité que jamais; puis retombant à l’instant dans un état d’anéantissement qui la feroit prendre pour une autre personne. Il est tres-clair que c’est la maladie de la mere qui soutient les forces de la fille, & si l’ardeur de la servir n’animoit son zele, ses yeux éteints, sa pâleur, son extrême abattement me feroient craindre qu’elle n’eût grand besoin pour elle-même de tous les soins qu’elle lui rend. Ma tante s’en apperçoit aussi, & je vois à l’inquiétude avec laquelle elle me recommande en particulier la santé de sa fille combien le coeur combat de part & d’autre contre la gêne qu’elles s’imposent, & combien on doit vous hair de troubler une union si charmante.
Cette contrainte augmente encore par le soin de la dérober aux yeux d’un pere emporté auquel une mere tremblante pour les jours de sa fille veut cacher ce dangereux secret. On se [407] fait une loi de garder en sa présence l’ancienne familiarité; mais si la tendresse maternelle profite avec plaisir de ce prétexte, une fille confuse n’ose livrer son coeur à des caresses qu’elle croit feintes, & qui lui sont d’autant plus cruelles qu’elles lui seroient douces si elle osoit y compter. En recevant celles de son pere, elle regarde sa mere d’un air si tendre, & si humilié, qu’on voit son coeur lui dire par ses yeux: ah! que ne suis-je digne encore d’en recevoir autant de vous!
Madame d’Etange m’a prise plusieurs fois à part, & j’ai connu facilement à la douceur de ses réprimandes & au ton dont elle m’a parlé de vous, que Julie a fait de grands efforts pour calmer envers nous sa trop juste indignation, & qu’elle n’a rien épargné pour nous justifier l’un & l’autre à ses dépens. Vos lettres mêmes portent avec le caractere d’un amour excessif une sorte d’excuse qui ne lui a pas échappé; elle vous reproche moins l’abus de sa confiance qu’à elle-même sa simplicité à vous l’accorder. Elle vous estime assez pour croire qu’aucun autre homme à votre place n’eût mieux résisté que vous; elle s’en prend de vos fautes à la vertu même. Elle conçoit maintenant, dit-elle, ce que c’est qu’une probité trop vantée, qui n’empêche point un honnête homme amoureux de corrompre, s’il peut, une filles age, & de déshonorer sans scrupule toute une famille pour satisfaire un moment de fureur. Mais que sert de revenir sur le passé? Il s’agit de cacher sous un voile éternel cet odieux mystere, d’en effacer, s’il se peut, jusqu’au moindre vestige, & de seconder la bonté du Ciel qui n’en a point laissé de témoignage sensible. Le secret est concentré entre six personnes [408] sûres. Le repos de tout ce que vous avez aimé, les jours d’une mere au désespoir, l’honneur d’une maison respectable, votre propre vertu, tout dépend de vous encore; tout vous prescrit votre devoir: vous pouvez réparer le mal que vous avez fait; vous pouvez vous rendre digne de Julie, & justifier sa faute en renonçant à elle; & si votre coeur ne m’a point trompée, il n’y a plus que la grandeur d’un tel sacrifice qui puisse répondre à celle de l’amour qui l’exige. Fondée sur l’estime que j’eus toujours pour vos sentimens, & sur ce que la plus tendre union qui fût jamais lui doit ajouter de force, j’ai promis en votre nom tout ce que vous devez tenir; osez me démentir si j’ai trop présumé de vous, ou soyez aujourd’hui ce que vous devez être. Il faut immoler votre maîtresse ou votre amour l’un à l’autre, & vous montrer le plus lâche ou le plus vertueux des hommes.
Cette mere infortunée a voulu vous écrire; elle avoit même commencé. O Dieu! que de coups de poignard vous eussent portés ses plaintes ameres! Que ses touchans reproches vous eussent déchiré le coeur! Que ses humbles prieres vous eussent pénétré de honte! J’ai mis en pieces cette lettre accablante que vous n’eussiez jamais supportée: je n’ai pu souffrir ce comble d’horreur de voir une mere humiliée devant le séducteur de sa fille: vous êtes digne au moins qu’on n’emploie pas avec vous de pareils moyens, faits pour fléchir des monstres & pour faire mourir de douleur un homme sensible.
Si c’étoit ici le premier effort que l’amour vous eût demandé, je pourrois douter du succes & balancer sur l’estime qui [409] vous est due: mais le sacrifice que vous avez fait à l’honneur de Julie en quittant ce pays est garant de celui que vous allez faire à son repos en rompant un commerce inutile. Les premiers actes de vertu sont toujours les plus pénibles, & vous ne perdrez point le prix d’un effort qui vous a tant coûté, en vous obstinant à soutenir une vaine correspondance dont les risques sont terribles pour votre amante, les dédommagemens nuls pour tous les deux, & qui ne fait que prolonger sans fruit les tourmens de l’un & de l’autre. N’en doutez plus, cette Julie qui vous fut si chére ne doit rien être à celui qu’elle a tant aimé; vous vous dissimulez en vain vos malheurs; vous la perdites au moment que vous vous séparâtes d’elle. Ou plutôt le Ciel vous l’avoit ôtée même avant qu’elle se donnât à vous; car son pere la promit dès son retour, & vous savez trop que la parole de cet homme inflexible est irrévocable. De quelque maniere que vous vous comportiez, l’invincible sort s’oppose à vos voeux, & vous ne la posséderez jamais. L’unique choix qui vous reste à faire est de la précipiter dans un abyme de malheurs, & d’opprobres, ou d’honorer en elle ce que vous avez adoré, & de lui rendre, au lieu du bonheur perdu, la sagesse, la paix, la sûreté du moins, dont vos fatales liaisons la privent.
Que vous seriez attristé, que vous vous consumeriez en regrets, si vous pouviez contempler l’état actuel de cette malheureuse amie, & l’avilissement où la réduit le remords, & la honte! Que son lustre est terni! que ses grâces sont languissantes! que tous ses sentimens si charmans & si doux [410] se fondent tristement dans le seul qui les absorbe! L’amitié même en est attiédie; à peine partage-t-elle encore le plaisir que je goûte à la voir; et son coeur malade ne sait plus rien sentir que l’amour & la douleur. Hélas! qu’est devenu ce caractere aimant & sensible, ce goût si pur des choses honnêtes, cet intérêt si tendre aux peines & aux plaisirs d’autrui? Elle est encore, je l’avoue, douce, généreuse, compatissante; l’aimable habitude de bien faire ne sauroit s’effacer en elle; mais ce n’est plus qu’une habitude aveugle, un goût sans réflexion. Elle fait toutes les mêmes choses, mais elle ne les fait plus avec le même zele; ces sentimens sublimes se sont affoiblis, cette flamme divine s’est amortie, cet ange n’est plus qu’une femme ordinaire. Ah! quelle ame vous avez ôtée à la vertu!
LETTRE II.
DE L’AMANT DE JULIE A MDE. D’ETANGE
Pénétré d’une douleur qui doit durer autant que moi, je me jette à vos pieds, Madame, non pour vous marquer un repentir qui ne dépend pas de mon coeur, mais pour expier un crime involontaire en renonçant à tout ce qui pouvoit faire la douceur de ma vie. Comme jamais sentimens humains n’approcherent de ceux que m’inspira votre adorable fille, il n’y eut jamais de sacrifice égal à celui que je viens faire à la plus respectable des meres; mais Julie m’a trop [411] appris comment il faut immoler le bonheur au devoir; elle m’en a trop courageusement donné l’exemple, pour qu’au moins une fois je ne sache pas l’imiter. Si mon sang suffisoit pour guérir vos peines, je le verserois en silence & me plaindrois de ne vous donner qu’une si foible preuve de mon zele: mais briser le plus doux, le plus sacré lien qui jamais ait uni deux coeurs, ah! c’est un effort que l’univers entier ne m’eût pas fait faire, & qu’il n’appartenoit qu’à vous d’obtenir!
Oui, je promets de vivre loin d’elle aussi long-tems que vous l’exigerez; je m’abstiendrai de la voir & de lui écrire, j’en jure par vos jours précieux, si nécessaires à la conservation des siens. Je me soumets, non sans effroi, mais sans murmure à tout ce que vous daignerez ordonner d’elle & de moi. Je dirai beaucoup plus encore; son bonheur peut me consoler de ma misere, & je mourrai content si vous lui donnez un époux digne d’elle. Ah! qu’on le trouve, & qu’il m’ose dire, je saurai mieux l’aimer que toi! Madame, il aura vainement tout ce qui me manque; s’il n’a mon coeur, il n’aura rien pour Julie: mais je n’ai que ce coeur honnête & tendre. Hélas! je n’ai rien non plus. L’amour qui rapproche tout n’éleve point la personne; il n’éleve que les sentimens. Ah! si j’eusse osé n’écouter que les miens pour vous, combien de fois en vous parlant ma bouche eût prononcé le doux nom de mere!
Daignez vous confier à des sermens qui ne seront point vains, & à un homme qui n’est point trompeur. Si je pus un jour abuser de votre estime, je m’abusai le premier moi-même. [412] Mon coeur sans expérience ne connut le danger que quand il n’étoit plus tems de fuir, & je n’avois point encore appris de votre fille cet art cruel de vaincre l’amour par lui-même, qu’elle m’a depuis si bien enseigné. Banissez vos craintes, je vous en conjure. Y a-t-il quelqu’un au monde à qui son repos, sa félicité, son honneur soient plus chers qu’à moi? Non, ma parole & mon coeur vous sont garans de l’engagement que je prends au nom de mon illustre ami comme au mien. Nulle indiscrétion ne sera commise soyez-en sûre, & je rendrai le dernier soupir sans qu’on sache quelle douleur termina mes jours. Calmez donc celle qui vous consume, & dont la mienne s’aigrit encore: essuyez des pleurs qui m’arrachent l’ame; rétablissez votre santé; rendez à la plus tendre fille qui fut jamais le bonheur auquel elle a renoncé pour vous; soyez vous-même heureuse par elle; vivez, enfin, pour lui faire aimer la vie. Ah! malgré les erreurs de l’amour, être mere de Julie est encore un sort assez beau pour se féliciter de vivre!
LETTRE III.
DE L’AMANT DE JULIE A MDE. D’ORBE
En lui envoyant la Lettre précédente.
Tenez, cruelle, voilà ma réponse. En la lisant, fondez en larmes si vous connoissez mon coeur, & si le vôtre est sensible encore; mais sur-tout, ne m’accablez plus de cette estime impitoyable que vous me vendez si cher & dont vous faites le tourment de ma vie.
Votre main barbare a donc osé les rompre, ces doux noeuds formés sous vos yeux presque dès l’enfance, & que votre amitié sembloit partager avec tant de plaisir? Je suis donc aussi malheureux que vous le voulez & que je puis l’être! Ah! connoissez-vous tout le mal que vous faites? Sentez-vous bien que vous m’arrachez l’ame, que ce que vous m’ôtez est sans dédommagement, & qu’il vaut mieux cent fois mourir que ne plus vivre l’un pour l’autre? Que me parlez-vous du bonheur de Julie? En peut-il être sans le consentement du coeur? Que me parlez-vous du danger de sa mere? Ah! qu’est-ce que la vie d’une mere, la mienne, la vôtre, la sienne même, qu’est-ce que l’existence du monde entier auprès du sentiment délicieux qui nous unissoit? Insensée, & farouche vertu! j’obéis à ta voix sans mérite; je t’abhorre en faisant tout pour toi. Que sont tes vaines consolations contre les vives douleurs de l’ame? Va, triste idole des malheureux, tu [414] ne fais qu’augmenter leurs misere, en leur ôtant les ressources que la fortune leur laisse. J’obéirai pourtant, oui, cruelle, j’obéirai; je deviendrai, s’il se peut, insensible, & féroce comme vous. J’oublierai tout ce qui me fut cher au monde. Je ne veux plus entendre ni prononcer le nom de Julie ni le vôtre. Je ne veux plus m’en rappeler l’insupportable souvenir. Un dépit, une rage inflexible m’aigrit contre tant de revers. Une dure opiniâtreté me tiendra lieu de courage: il m’en a trop coûté d’être sensible; il vaut mieux renoncer à l’humanité.
LETTRE IV.
DE MDE. D’ORBE A L’AMANT DE JULIE
Vous m’avez écrit une lettre désolante; mais il y a tant d’amour, & de vertu dans votre conduite, qu’elle efface l’amertume de vos plaintes: vous êtes trop généreux pour qu’on ait le courage de vous quereller. Quelque emportement qu’on laisse paroître, quand on sait ainsi s’immoler à ce qu’on aime, on mérite plus de louanges que de reproches, & malgré vos injures, vous ne me futes jamais si cher que depuis que je connois si bien tout ce que vous valez.
Rendez grace à cette vertu que vous croyez hair, & qui fait plus pour vous que votre amour même. Il n’y a pas jusqu’à ma tante que vous n’ayez séduite par un sacrifice dont elle sent tout le prix. Elle n’a pu lire votre lettre sans attendrissement; [415] elle a même eu la foiblesse de la laisser voir à sa fille; & l’effort qu’a fait la pauvre Julie pour contenir à cette lecture ses soupirs & ses pleurs l’a fait tomber évanouie.
Cette tendre mere, que vos lettres avoient déjà puissamment émue, commence à connoître par tout ce qu’elle voit, combien vos deux coeurs sont hors de la regle commune, & combien votre amour porte un caractere naturel de sympathie, que le tems ni les efforts humains ne sauroient effacer. Elle qui a si grand besoin de consolation, consoleroit volontiers sa fille, si la bienséance ne la retenoit, & je la vois trop près d’en devenir la confidente pour qu’elle ne me pardonne pas de l’avoir été. Elle s’échappa hier jusqu’à dire en sa présence, un peu indiscretement* [*Claire, etes-vous ici moins indiscrete? Est-ce la derniere fois que vous le serez?] peut-être, ah! s’il ne dépendoit que de moi.... quoi qu’elle se retînt & n’achevât pas, je vis au baiser ardent que Julie imprimoit sur sa main qu’elle ne l’avoit que trop entendue. Je sais même qu’elle a voulu parler plusieurs fois à son inflexible époux; mais, soit danger d’exposer sa fille aux fureurs d’un pere irrité, soit crainte pour elle-même, sa timidité l’a toujours retenue, & son affoiblissement, ses maux, augmentent si sensiblement, que j’ai peur de la voir hors d’état d’exécuter sa résolution avant qu’elle l’ait bien formée.
Quoi qu’il en soit, malgré les fautes dont vous êtes cause, cette honnêteté de coeur qui se fait sentir dans votre amour mutuel lui a donné une telle opinion de vous qu’elle se fie à la parole de tous deux sur l’interruption de votre correspondance, [416], & qu’elle n’a pris aucune précaution pour veiller de plus près sur sa fille; effectivement, si Julie ne répondoit pas à sa confiance, elle ne seroit plus digne de ses soins, & il faudroit vous étouffer l’un & l’autre si vous étiez capables de tromper encore la meilleure des meres, & d’abuser de l’estime qu’elle a pour vous.
Je ne cherche point à rallumer dans votre coeur une espérance que je n’ai pas moi-même; mais je veux vous montrer, comme il est vrai, que le parti le plus honnête est aussi le plus sage, & que s’il peut rester quelque ressource à votre amour, elle est dans le sacrifice que l’honneur & la raison vous imposent. Mere, parents, amis, tout est maintenant pour vous, hors un pere qu’on gagnera par cette voie, ou que rien ne sauroit gagner. Quelque imprécation qu’ait pu vous dicter un moment de désespoir, vous nous avez prouvé cent fois qu’il n’est point de route plus sûre pour aller au bonheur que celle de la vertu. Si l’on y parvient, il est plus pur, plus solide & plus doux par elle; si on le manque, elle seule peut en dédommager. Reprenez donc courage, soyez homme, & soyez encore vous-même. Si j’ai bien connu votre coeur, la maniere la plus cruelle pour vous de perdre Julie seroit d’être indigne de l’obtenir.
LETTRE V.
DE JULIE A SON AMANT
Elle n’est plus. Mes yeux ont vu fermer les siens pour jamais; ma bouche a reçu son dernier soupir; mon nom fut le dernier mot qu’elle prononça; son dernier regard fut tourné vers moi. Non, ce n’étoit pas la vie qu’elle sembloit quitter, j’avois trop peu sçu la lui rendre chére. C’étoit à moi seule qu’elle s’arrachoit. Elle me voyoit sans guide & sans espérance, accablée de mes malheurs & de mes fautes; mourir ne fut rien pour elle, & son coeur n’a gémi que d’abandonner sa fille dans cet état. Elle n’eut que trop de raison. Qu’avoit-elle à regretter sur la terre? Qu’est-ce qui pouvoit ici-bas valoir à ses yeux le prix immortel de sa patience & de ses vertus qui l’attendoit dans le Ciel? Que lui restoit-il à faire au monde sinon d’y pleurer mon opprobre? Ame pure & chaste, digne épouse, & mere incomparable, tu vis maintenant au séjour de la gloire & de la félicité; tu vis; & moi, livré eau repentir & au désespoir, privée à jamais de tes soins, de tes conseils, de tes douces caresses, je suis morte au bonheur, à la paix, à l’innocence: je ne sens plus que ta perte; je ne vois plus que ma honte; ma vie n’est plus que peine & douleur. Ma mere, ma tendre mere, hélas! je suis bien plus morte que toi!
Mon Dieu! quel transport égare une infortunée, & lui fait oublier ses résolutions? Où viens-je verser mes pleurs & [418] pousser mes gémissemens? C’est le cruel qui les a causés que j’en rends le dépositaire! C’est avec celui qui fait les malheurs de ma vie que j’ose les déplorer! Oui, oui, barbare, partagez les tourmens que vous me faites souffrir. Vous par qui je plongeai le couteau dans le sein maternel, gémissez des maux qui me viennent de vous, & sentez avec moi l’horreur d’un parricide qui fut votre ouvrage. A quels yeux oserois-je paroître aussi méprisable que je le suis? Devant qui m’avilirois-je au gré de mes remords? Quel autre que le complice de mon crime pourroit assez les connoître? C’est mon plus insupportable supplice de n’être accusée que par mon coeur, & de voir attribuer au bon naturel les larmes impures qu’un cuisant repentir m’arrache. Je vis, je vis en frémissant la douleur empoisonner, hâter les derniers jours de ma triste mere. En vain sa pitié pour moi l’empêcha d’en convenir; en vain elle affectoit d’attribuer le progres de son mal à la cause qui l’avoit produit; en vain ma cousine gagnée a tenu le même langage. Rien n’a pu tromper mon coeur déchiré de regret, & pour mon tourment éternel, je garderai jusqu’au tombeau l’affreuse idée d’avoir abrégé la vie de celle à qui je la dois.
O vous que le Ciel suscita dans sa colere pour me rendre malheureuse & coupable, pour la derniere fois recevez dans votre sein des larmes dont vous êtes l’auteur. Je ne viens plus, comme autrefois, partager avec vous des peines qui devoient nous être communes. Ce sont les soupirs d’un dernier adieu qui s’échappent malgré moi. C’en est fait; l’empire de l’amour est éteint dans une ame livrée au seul désespoir. [419] Je consacre le reste de mes jours à pleurer la meilleure des meres; je saurai lui sacrifier des sentimens qui lui ont coûté la vie; je serois trop heureuse qu’il m’en coûtât assez de les vaincre, pour expier tout ce qu’ils lui ont fait souffrir. Ah! si son esprit immortel pénetre au fond de mon coeur, il sait bien que la victime que je lui sacrifie n’est pas tout-à-fait indigne d’elle. Partagez un effort que vous m’avez rendu nécessaire. S’il vous reste quelque respect pour la mémoire d’un noeud si cher, & si funeste, c’est par lui que je vous conjure de me fuir à jamais, de ne plus m’écrire, de ne plus aigrir mes remords, de me laisser oublier, s’il se peut, ce que nous fûmes l’un à l’autre. Que mes yeux ne vous voyent plus; que je n’entende plus prononcer votre nom; que votre souvenir ne vienne plus agiter mon coeur. J’ose parler encore au nom d’un amour qui ne doit plus être; à tant de sujets de douleur n’ajoutez pas celui de voir son dernier voeu méprisé. Adieu donc pour la derniere fois, unique, & cher... Ah! fille insensée!... adieu pour jamais.
LETTRE VI.
DE L’AMANT DE JULIE A MDE. D’ORBE
Enfin le voile est déchiré; cette longue illusion s’est évanouie; cet espoir si doux s’est éteint; il ne me reste pour aliment d’une flamme éternelle qu’un souvenir amer, & délicieux qui soutient ma vie, & nourrit mes tourmens du vain sentiment d’un bonheur qui n’est plus.
Est-il donc vrai que j’ai goûté la félicité suprême? Suis-je bien le même être qui fut heureux un jour? Qui peut sentir ce que je souffre n’est-il pas né pour toujours souffrir? Qui put jouir des biens que j’ai perdus peut-il les perdre, & vivre encore, & des sentimens si contraires peuvent-ils germer dans un même coeur? Jours de plaisir, & de gloire, non, vous n’étiez pas d’un mortel; vous étiez trop beaux pour devoir être périssables. Une douce extase absorboit toute votre durée, & la rassembloit en un point comme celle de l’éternité. Il n’y avoit pour moi ni passé ni avenir, & je goûtois à la fois les délices de mille siecles. Hélas! vous avez disparu comme un éclair. Cette éternité de bonheur ne fut qu’un instant de ma vie. Le tems a repris sa lenteur dans les momens de mon désespoir, & l’ennui mesure par longues années le reste infortuné de mes jours.
Pour achever de me les rendre insupportables, plus les afflictions m’accablent, plus tout ce qui m’étoit cher semble se détacher de moi. Madame, il se peut que vous m’aimiez [421] encore; mais d’autres soins vous appellent, d’autres devoirs vous occupent. Mes plaintes que vous écoutiez avec intérêt sont maintenant indiscretes. Julie! Julie elle-même se décourage & m’abandonne. Les tristes remords ont chassé l’amour. Tout est changé pour moi; mon coeur seul est toujours le même, & mon sort en est plus affreux.
Mais qu’importe ce que je suis & ce que je dois être? Julie souffre, est-il tems de songer à moi? Ah! ce sont ses peines qui rendent les miennes plus ameres. Oui, j’aimerois mieux qu’elle cessât de m’aimer & qu’elle fût heureuse... Cesser de m’aimer!...l’espere-t-elle?... Jamais, jamais. Elle a beau me défendre de la voir & de lui écrire. Ce n’est pas le tourment qu’elle s’ôte; hélas! c’est le consolateur. La perte d’une tendre mere la doit-elle priver d’un plus tendre ami? Croit-elle soulager ses maux en les multipliant? O amour! est-ce à tes dépens qu’on peut venger la nature?
Non, non; c’est en vain qu’elle prétend m’oublier. Son tendre coeur pourra-t-il se séparer du mien? Ne le retiens-je pas en dépit d’elle? Oublie-t-on des sentimens tels que nous les avons éprouvés, & peut-on s’en souvenir sans les éprouver encore? L’amour vainqueur fit le malheur de sa vie; l’amour vaincu ne la rendra que plus à plaindre. Elle passera ses jours dans la douleur, tourmentée à la fois de vains regrets & de vains désirs, sans pouvoir jamais contenter ni l’amour ni la vertu.
Ne croyez pas pourtant qu’en plaignant ses erreurs je me dispense de les respecter. Après tant de sacrifices, il est trop tard pour apprendre à désobéir. Puisqu’elle commande, il [422] suffit; elle n’entendra plus parler de moi. Jugez si mon sort est affreux. Mon plus grand désespoir n’est pas de renoncer à elle. Ah! c’est dans son coeur que sont mes douleurs les plus vives, & je suis plus malheureux de son infortune que de la mienne. Vous qu’elle aime plus que toute chose, & qui seule, apres moi, la savez dignement aimer, Claire, aimable Claire, vous êtes l’unique bien qui lui reste. Il est assez précieux pour lui rendre supportable la perte de tous les autres. Dédommagez-la des consolations qui lui sont ôtées, & de celles qu’elle refuse; qu’une sainte amitié supplée à la fois auprès d’elle à la tendresse d’une mere, à celle d’un amant, aux charmes de tous les sentimens qui devoient la rendre heureuse. Qu’elle le soit, s’il est possible, à quelque prix que ce puisse être. Qu’elle recouvre la paix, & le repos dont je l’ai privée; je sentirai moins les tourmens qu’elle m’a laissés. Puisque je ne suis plus rien à mes propres yeux, puisque c’est mon sort de passer ma vie à mourir pour elle, qu’elle me regarde comme n’étant plus; j’y consens si cette idée la rend plus tranquille. Puisse-t-elle retrouver près de vous ses premieres vertus, son premier bonheur! Puisse-t-elle être encore par vos soins tout ce qu’elle eût été sans moi!
Hélas! elle étoit fille, & n’a plus de mere! Voilà la perte qui ne se répare point, & dont on ne se console jamais quand on a pu se la reprocher. Sa conscience agitée lui redemande cette mere tendre, & chérie, & dans une douleur si cruelle l’horrible remords se joint à son affliction. O Julie! ce sentiment affreux devoit-il être connu de toi? Vous qui futes témoin de la maladie, & des derniers momens de cette mere [423] infortunée, je vous supplie, je vous conjure, dites-moi ce que j’en dois croire. Déchirez-moi le coeur si je suis coupable. Si la douleur de nos fautes l’a fait descendre au tombeau, nous sommes deux monstres indignes de vivre; c’est un crime de songer à des liens si funestes, c’en est un de voir le jour. Non, j’ose le croire, un feu si pur n’a point produit de si noirs effets. L’amour nous inspira des sentimens trop nobles pour en tirer les forfaits des âmes dénaturées. Le ciel, le Ciel seroit-il injuste, & celle qui sut immoler son bonheur aux auteurs de ses jours méritoit-elle de leur coûter la vie?
LETTRE VII.
REPONSE
Comment pourroit-on vous aimer moins en vous estimant chaque jour davantage? Comment perdrois-je mes anciens sentimens pour vous tandis que vous en méritez chaque jour de nouveaux? Non, mon cher, & digne ami, tout ce que nous fûmes les uns aux autres des notre premiere jeunesse, nous le serons le reste de nos jours; & si notre mutuel attachement n’augmente plus, c’est qu’il ne peut plus augmenter. Toute la différence est que je vous aimois comme mon frere, & qu’à présent je vous aime comme mon enfant; car quoique nous soyons toutes deux plus jeunes que vous, & même vos disciples, je vous regarde un peu comme le nôtre. En nous apprenant à penser, vous avez appris de nous à être sensible, & [424] quoiqu’en dise votre philosophe angloix, cette éducation vaut bien l’autre; si c’est la raison qui fait l’homme, c’est le sentiment qui le conduit.
Savez-vous pourquoi je parois avoir changé de conduite envers vous? Ce n’est pas, croyez-moi, que mon coeur ne soit toujours le même; c’est que votre état est changé. Je favorisai vos feux tant qu’il leur restoit un rayon d’espérance. Depuis qu’en vous obstinant d’aspirer à Julie vous ne pouvez plus que la rendre malheureuse, ce seroit vous nuire que de vous complaire. J’aime mieux vous savoir moins à plaindre, & vous rendre plus mécontent. Quand le bonheur commun devient impossible, chercher le sien dans celui de ce qu’on aime, n’est-ce pas tout ce qui reste à faire à l’amour sans espoir?
Vous faites plus que sentir cela, mon généreux ami, vous l’exécutez dans le plus douloureux sacrifice qu’ai jamais fait un amant fidele. En renonçant à Julie, vous achetez son repos aux dépens du vôtre, & c’est à vous que vous renoncez pour elle.
J’ose à peine vous dire les bizarres idées qui me viennent là-dessus; mais elles sont consolantes, & cela m’enhardit. Premierement, je crois que le véritable amour a cet avantage aussi bien que la vertu, qu’il dédommage de tout ce qu’on lui sacrifie, & qu’on jouit en quelque sorte des privations qu’on s’impose par le sentiment même de ce qu’il en coûte, & du motif qui nous y porte. Vous vous témoignerez que Julie a été aimée de vous comme elle méritoit de l’être, & vous l’en aimerez davantage, & vous en serez plus heureux. Cet amour-propre exquis qui sait payer toutes les vertus pénibles [425] mêlera son charme à celui de l’amour. Vous vous direz: "Je sais aimer", avec un plaisir plus durable, & plus délicat que vous n’en goûteriez à dire: "Je possede ce que j’aime", car celui-ci s’use à force d’en jouir; mais l’autre demeure toujours, & vous en jouiriez encore quand même vous n’aimeriez plus.
Outre cela, s’il est vrai, comme Julie, & vous me l’avez tant dit, que l’amour soit le plus délicieux sentiment qui puisse entrer dans le coeur humain, tout ce qui le prolonge, & le fixe, même au prix de mille douleurs, est encore un bien. Si l’amour est un désir qui s’irrite par les obstacles, comme vous le disiez encore, il n’est pas bon qu’il soit content; il vaut mieux qu’il dure, & soit malheureux, que de s’éteindre au sein des plaisirs. Vos feux, je l’avoue, ont soutenu l’épreuve de la possession, celle du temps, celle de l’absence, & des peines de toute espece; ils ont vaincu tous les obstacles, hors le plus puissant de tous, qui est de n’en avoir plus à vaincre, & de se nourrir uniquement d’eux-mêmes. L’univers n’a jamais vu de passion soutenir cette épreuve; quel droit avez-vous d’espérer que la vôtre l’eût soutenue! Le tems eût joint au dégoût d’une longue possession le progres de l’âge, & le déclin de la beauté: il semble se fixer en votre faveur par votre séparation; vous serez toujours l’un pour l’autre à la fleur des ans; vous vous verrez sans cesse tels que vous vous vîtes en vous quittant; & vos coeurs, unis jusqu’au tombeau, prolongeront dans une illusion charmante votre jeunesse avec vos amours.
Si vous n’eussiez point été heureux, une insurmontable inquiétude [426] pourroit vous tourmenter; votre coeur regretteroit, en soupirant, les biens dont il étoit digne; votre ardente imagination vous demanderoit sans cesse ceux que vous n’auriez pas obtenus. Mais l’amour n’a point de délices dont il ne vous ait comblé, & pour parler comme vous, vous avez épuisé durant une année les plaisirs d’une vie entiere. Souvenez-vous de cette lettre si passionnée, écrite le lendemain d’un rendez-vous téméraire. Je l’ai lue avec une émotion qui m’étoit inconnue: on n’y voit pas l’état permanent d’une ame attendrie, mais le dernier délire d’un coeur brûlant d’amour, & ivre de volupté. Vous jugeâtes vous-même qu’on n’éprouvoit point de pareils transports deux fois en la vie, & qu’il faloit mourir apres les avoir sentis. Mon ami, ce fut là le comble; & quoi que la fortune, & l’amour eussent fait pour vous, vos feux, & votre bonheur ne pouvoient plus que décliner. Cet instant fut aussi le commencement de vos disgrâces, & votre amante vous fut ôtée au moment que vous n’aviez plus de sentimens nouveaux à goûter auprès d’elle; comme si le sort eût voulu garantir votre coeur d’un épuisement inévitable, & vous laisser dans le souvenir de vos plaisirs passés un plaisir plus doux que tous ceux dont vous pourriez jouir encore.
Consolez-vous donc de la perte d’un bien qui vous eût toujours échappé, & vous eût ravi de plus celui qui vous reste. Le bonheur, & l’amour se seroient évanouis à la fois; vous avez au moins conservé le sentiment: on n’est point sans plaisirs quand on aime encore. L’image de l’amour éteint effraye plus un coeur tendre que celle de l’amour malheureux, [427], & le dégoût de ce qu’on possede est un état cent fois pire que le regret de ce qu’on a perdu.
Si les reproches que ma désolée cousine se fait sur la mort de sa mere étoient fondés, ce cruel souvenir empoisonneroit, je l’avoue, celui de vos amours, & une si funeste idée devroit à jamais les éteindre; mais n’en croyez pas à ses douleurs, elles la trompent, ou plutôt le chimérique motif dont elle aime à les aggraver n’est qu’un prétexte pour en justifier l’exces. Cette ame tendre craint toujours de ne pas s’affliger assez, & c’est une sorte de plaisir pour elle d’ajouter au sentiment de ses peines tout ce qui peut les aigrir. Elle s’en impose, soyez-en sûr; elle n’est pas sincere avec elle-même. Ah! si elle croyoit bien sincerement avoir abrégé les jours de sa mere, son coeur en pourroit-il supporter l’affreux remords? Non, non, mon ami, elle ne la pleureroit pas, elle l’auroit suivie. La maladie de Madame d’Etange est bien connue; c’étoit une hydropisie de poitrine dont elle ne pouvoit revenir, & l’on désespéroit de sa vie avant même qu’elle eût découvert votre correspondance. Ce fut un violent chagrin pour elle; mais que de plaisirs réparerent le mal qu’il pouvoit lui faire! Qu’il fut consolant pour cette tendre mere de voir, en gémissant des fautes de sa fille, par combien de vertus elles étoient rachetées, & d’être forcée d’admirer son ame en pleurant sa foiblesse! Qu’il lui fut doux de sentir combien elle en étoit chérie! Quel zele infatigable! Quels soins continuels! Quelle assiduité sans relâche! Quel désespoir de l’avoir affligée! Que de regrets, que de larmes, que de touchantes caresses, quelle inépuisable [428] sensibilité! C’étoit dans les yeux de la fille qu’on lisoit tout ce que souffroit la mere; c’étoit elle qui la servoit les jours, qui la veilloit les nuits; c’étoit de sa main qu’elle recevoit tous les secours. Vous eussiez cru voir une autre Julie; sa délicatesse naturelle avoit disparu, elle étoit forte, & robuste, les soins les plus pénibles ne lui coûtoient rien, & son ame sembloit lui donner un nouveau corps. Elle fasoit tout, & paroissoit ne rien faire; elle étoit partout, & ne bougeoit d’aupres d’elle; on la trouvoit sans cesse à genoux devant son lit, la bouche collée sur sa main, gémissant ou de sa faute ou du mal de sa mere, & confondant ces deux sentimens pour s’en affliger davantage. Je n’ai vu personne entrer les derniers jours dans la chambre de ma tante sans être ému jusqu’aux larmes du plus attendrissant de tous les spectacles. On voyoit l’effort que faisoient ces deux coeurs pour se réunir plus étroitement au moment d’une funeste séparation; on voyoit que le seul regret de se quitter occupoit la mere, & la fille, & que vivre ou mourir n’eût été rien pour elles si elles avoient pu rester ou partir ensemble.
Bien loin d’adopter les noires idées de Julie, soyez sûr que tout ce qu’on peut espérer des secours humains, & des consolations du coeur a concouru de sa part à retarder le progres de la maladie de sa mere, & qu’infailliblement sa tendresse, & ses soins nous l’ont conservée plus long-tems que nous n’eussions pu faire sans elle. Ma tante elle-même m’a dit cent fois que ses derniers jours étoient les plus doux momens de sa vie, & que le bonheur de sa fille étoit la seule chose qui manquoit au sien.
[429] S’il faut attribuer sa perte au chagrin, ce chagrin vient de plus loin, et c’est à son époux seul qu’il faut s’en prendre. Long-tems inconstant, & volage, il prodigua les feux de sa jeunesse à mille objets moins dignes de plaire que sa vertueuse compagne; & quand l’âge le lui eut ramené, il conserva près d’elle cette rudesse inflexible dont les maris infideles ont accoutumé d’aggraver leurs torts. Ma pauvre cousine s’en est ressentie; un vain entêtement de noblesse, & cette roideur de caractere que rien n’amollit ont fait vos malheurs, & les siens. Sa mere, qui eut toujours du penchant pour vous, & qui pénétra son amour quand il étoit trop tard pour l’éteindre, porta long-tems en secret la douleur de ne pouvoir vaincre le goût de sa fille ni l’obstination de son époux, & d’être la premiere cause d’un mal qu’elle ne pouvoit plus guérir. Quand vos lettres surprises lui eurent appris jusqu’où vous aviez abusé de sa confiance, elle craignit de tout perdre en voulant tout sauver, & d’exposer les jours de sa fille pour rétablir son honneur. Elle sonda plusieurs fois son mari sans succes; elle voulut plusieurs fois hasarder une confidence entiere, & lui montrer toute l’étendue de son devoir: la frayeur, & sa timidité la retinrent toujours. Elle hésita tant qu’elle put parler; lorsqu’elle le voulut il n’étoit plus temps; les forces lui manquerent; elle mourut avec le fatal secret: & moi qui connois l’humeur de cet homme sévere sans savoir jusqu’où les sentimens de la nature auroient pu la tempérer, je respire en voyant au moins les jours de Julie en sûreté.
Elle n’ignore rien de tout cela; mais vous dirai-je ce que je pense de ses remords apparents? L’amour est plus [430] ingénieux qu’elle. Pénétrée du regret de sa mere, elle voudroit vous oublier; & malgré qu’elle en ait, il trouble sa conscience pour la forcer de penser à vous. Il veut que ses pleurs aient du rapport à ce qu’elle aime. Elle n’oseroit plus s’en occuper directement, il la force de s’en occuper encore au moins par son repentir. Il l’abuse avec tant d’art, qu’elle aime mieux souffrir davantage, & que vous entriez dans le sujet de ses peines. Votre coeur n’entend pas peut-être ces détours du sien; mais ils n’en sont pas moins naturels: car votre amour à tous deux, quoique égal en force, n’est pas semblable en effets; le vôtre est bouillant, & vif, le sien est doux, & tendre; vos sentimens s’exhalent au dehors avec véhémence, les siens retournent sur elle-même, & pénétrant la substance de son ame, l’alterent, & la changent insensiblement. L’amour anime, & soutient votre coeur, il affoisse, & abat le sien; tous les ressorts en sont relâchés, sa force est nulle, son courage est éteint, sa vertu n’est plus rien. Tant d’héroiques facultés ne sont pas anéanties, mais suspendues; un moment de crise peut leur rendre toute leur vigueur, ou les effacer sans retour. Si elle fait encore un pas vers le découragement, elle est perdue; mais si cette ame excellente se releve un instant, elle sera plus grande, plus forte, plus vertueuse que jamais, & il ne sera plus question de rechute. Croyez-moi, mon aimable ami, dans cet état périlleux sachez respecter ce que vous aimâtes. Tout ce qui lui vient de vous, fût-ce contre vous-même, ne lui peut être que mortel. Si vous vous obstinez auprès d’elle, vous pourrez triompher aisément; mais vous [431] croirez en vain posséder la même Julie, vous ne la retrouverez plus.
LETTRE VIII.
DE MILORD EDOUARD A L’AMANT DE JULIE
J’avois acquis des droits sur ton coeur; tu m’étois nécessaire, j’étois prêt à t’aller joindre. Que t’importent mes droits, mes besoins, mon empressement? Je suis oublié de toi; tu ne daignes plus m’écrire. J’apprends ta vie solitaire, & farouche; je pénetre tes desseins secrets. Tu t’ennuies de vivre.
Meurs donc, jeune insensé; meurs, homme à la fois féroce & lâche: mais sache en mourant que tu laisses dans l’ame d’un honnête homme à qui tu fus cher la douleur de n’avoir servi qu’un ingrat.
LETTRE IX.
REPONSE
Venez, Milord; je croyois ne pouvoir plus goûter de plaisir sur la terre: mais nous nous reverrons. Il n’est pas vrai que vous puissiez me confondre avec les ingrats: votre coeur n’est pas fait pour en trouver, ni le mien pour l’être.
BILLET DE JULIE
Il est tems de renoncer aux erreurs de la jeunesse, & d’abandonner un trompeur espoir. Je ne serai jamais à vous. Rendez-moi donc la liberté que je vous ai engagée, & dont mon pere veut disposer, ou mettez le comble à mes malheurs par un refus qui nous perdra tous deux sans vous être d’aucun usage.
Julie d’Etange.
LETTRE X.
DU BARON D’ETANGE,
Dans laquelle étoit le précédent Billet.
S’il peut rester dans l’ame d’un suborneur quelque sentiment d’honneur, & d’humanité, répondez à ce billet d’une malheureuse dont vous avez corrompu le coeur, & qui ne seroit plus si j’osois soupçonner qu’elle eût porté plus loin l’oubli d’elle-même. Je m’étonnerai peu que la même philosophie qui lui apprit à se jetter à la tête du premier venu, lui apprenne encore à désobéir à son pere. Pensez-y cependant. J’aime à prendre en toute occasion les voies de la [433] douceur, & de l’honnêteté, quand j’espere qu’elles peuvent suffire; mais, si j’en veux bien user avec vous, ne croyez pas que j’ignore comment se venge l’honneur d’un gentilhomme offensé par un homme qui ne l’est pas.
LETTRE XI.
REPONSE
Epargnez-vous, Monsieur, des menaces vaines qui ne m’effroient point, & d’injustes reproches qui ne peuvent m’humilier. Sachez qu’entre deux personnes de même âge il n’y a d’autre suborneur que l’amour, & qu’il ne vous appartiendra jamais d’avilir un homme que votre fille honora de son estime.
Quel sacrifice osez-vous m’imposer, & à quel titre l’exigez-vous? Est-ce à l’auteur de tous mes maux qu’il faut immoler mon dernier espoir? Je veux respecter le pere de Julie; mais qu’il daigne être le mien s’il faut que j’apprenne à lui obéir. Non, non, Monsieur, quelque opinion que vous ayez de vos procédés, ils ne m’obligent point à renoncer pour vous à des droits si chers, & si bien mérités de mon coeur. Vous faites le malheur de ma vie. Je ne vous dois que la haine, & vous n’avez rien à prétendre de moi. Julie a parlé; voilà mon consentement. Ah qu’elle soit toujours obéie! Un autre la possédera: mais j’en serai plus digne d’elle.
Si votre fille eût daigné me consulter sur les bornes de [434] votre autorité, ne doutez pas que je ne lui eusse appris à résister à vos prétentions injustes. Quel que soit l’empire dont vous abusez, mes droits sont plus sacrés que les vôtres; la chaîne qui nous lie est la borne du pouvoir paternel, même devant les tribunaux humains; & quand vous osez réclamer la nature, c’est vous seul qui bravez ses lois.
N’alléguez pas non plus cet honneur si bizarre, & si délicat que vous parlez de venger; nul ne l’offense que vous-même. Respectez le choix de Julie, & votre honneur est en sûreté; car mon coeur vous honore malgré vos outrages; & malgré les maximes gothiques, l’alliance d’un honnête homme n’en déshonora jamais un autre. Si ma présomption vous offense, attaquez ma vie, je ne la défendrai jamais contre vous. Au surplus, je me soucie fort peu de savoir en quoi consiste l’honneur d’un gentilhomme; mais quant à celui d’un homme de bien, il m’appartient, je sais le défendre, & le conserverai pur, & sans tache jusqu’au dernier soupir.
Allez, pere barbare, & peu digne d’un nom si doux, méditez d’affreux parricides, tandis qu’une fille tendre, & soumise immole son bonheur à vos préjugés. Vos regrets me vengeront un jour des maux que vous me faites, & vous sentirez trop tard que votre haine aveugle, & dénaturée ne vous fut pas moins funeste qu’à moi. Je serai malheureux, sans doute; mais si jamais la voix du sangs’éleve au fond de votre coeur, combien vous le serez plus encore d’avoir sacrifié à des chimeres l’unique fruit de vos entrailles, unique au monde en beauté, en mérite, en vertus, & pour qui le Ciel prodigue de ses dons n’oublia rien qu’un meilleur pere!
BILLET.
Inclus dans la précédente Lettre
[435]Je rends à Julie d’Etange le droit de disposer d’elle-même, & de donner sa main sans consulter son coeur. S. G.
LETTRE XII.
DE JULIE
Je vouloix vous décrire la scene qui vient de se passer, & qui a produit le billet que vous avez dû recevoir; mais mon pere a pris ses mesures si justes qu’elle n’a fini qu’un moment avant le départ du courrier. Sa lettre est sans doute arrivée à tems à la poste; il n’en peut être de même de celle-ci: votre résolution sera prise, & votre réponse partie avant qu’elle vous parvienne; ainsi tout détail seroit désormais inutile. J’ai fait mon devoir; vous ferez le vôtre; mais le sort nous accable, l’honneur nous trahit; nous serons séparés à jamais, & pour comble d’horreur, je vais passer dans les... Hélas! j’ai pu vivre dans les tiens! O devoir! à quoi sers-tu? O Providence!...il faut gémir, & se taire.
La plume échappe de ma main. J’étois incommodée depuis [436] quelques jours; l’entretien de ce matin m’a prodigieusement agitée...La tête, & le coeur me font mal... je me sens défaillir... le Ciel auroit-il pitié de mes peines?... Je ne puis me soutenir... je suis forcée à me mettre au lit, & me console dans l’espoir de n’en point relever. Adieu, mes uniques amours. Adieu, pour la derniere fois, cher, & tendre ami de Julie. Ah! si je ne dois plus vivre pour toi, n’ai-je pas déjà cessé de vivre?
LETTRE XIII.
DE JULIE A MDE. D’ORBE
Il est donc vrai, chére, & cruelle amie, que tu me rappelles à la vie, & à mes douleurs? J’ai vu l’instant heureux où j’alloix rejoindre la plus tendre des meres; tes soins inhumains m’ont enchaînée pour la pleurer plus longtemps; & quand le désir de la suivre m’arrache à la terre, le regret de te quitter m’y retient. Si je me console de vivre, c’est par l’espoir de n’avoir pas échappé tout entiere à la mort. Ils ne sont plus ces agrémens de mon visage que mon coeur a payés si cher; la maladie dont je sors m’en a délivrée. Cette heureuse perte ralentira l’ardeur grossiere d’un homme assez dépourvu de délicatesse pour m’oser épouser sans mon aveu. Ne trouvant plus en moi ce qui lui plut, il se souciera peu du reste. Sans manquer de parole à mon pere, sans offenser l’ami dont il tient la vie, je saurai rebuter cet importun: ma bouche [437] gardera le silence; mais mon aspect parlera pour moi. Son dégoût me garantira de sa tyrannie, & il me trouvera trop laide pour daigner me rendre malheureuse.
Ah, chére cousine! Tu connus un coeur plus constant, & plus tendre qui ne se fût pas ainsi rebuté. Son goût ne se bornoit pas aux traits, & à la figure; c’étoit moi qu’il aimoit, & non pas mon visage; c’étoit par tout notre être que nous étions unis l’un à l’autre; & tant que Julie eût été la même, la beauté pouvoit fuir l’amour fût toujours demeuré. Cependant il a pu consentir... l’ingrat!... Il l’a dû puisque j’ai pu l’exiger. Qui est-ce qui retient par leur parole ceux qui veulent retirer leur coeur? Ai-je donc voulu retirer le mien?...l’ai-je fait? O Dieu! faut-il que tout me rappelle incessamment un tems qui n’est plus, & des feux qui ne doivent plus être! J’ai beau vouloir arracher de mon coeur cette image chérie; je l’y sens trop fortement attachée; je le déchire sans le dégager, & mes efforts pour en effacer un si doux souvenir ne font que l’y graver davantage.
Oserai-je te dire un délire de ma fievre, qui, loin des’éteindre avec elle, me tourmente encore plus depuis ma guérison? Oui, connois, & plains l’égarement d’esprit de ta malheureuse amie, & rends grâces au Ciel d’avoir préservé ton coeur de l’horrible passion qui le donne. Dans un des momens où j’étois le plus mal, je crus, durant l’ardeur du redoublement, voir à côté de mon lit cet infortuné, non tel qu’il charmoit jadis mes regards durant le court bonheur de ma vie, mais pâle, défait, mal en ordre, & le désespoir dans les yeux. Il étoit à genoux; il prit une de mes mains, & sans dégoûter [438] de l’état où elle étoit, sans craindre la communication d’un venin si terrible, il la couvroit de baisers, & de larmes. A son aspect j’éprouvai cette vive, & délicieuse émotion que me donnoit quelquefois sa présence inattendue. Je voulus m’élancer vers lui; on me retint; tu l’arrachas de ma présence; & ce qui me toucha le plus vivement, ce furent ses gémissemens que je crus entendre à mesure qu’il s’éloignoit.
Je ne puis te représenter l’effet étonnant que ce rêve a produit sur moi. Ma fievre a été longue, & violente; j’ai perdu la connoissance durant plusieurs jours; j’ai souvent rêvé à lui dans mes transports; mais aucun de ces rêves n’a laissé dans mon imagination des impressions aussi profondes que celle de ce dernier. Elle est telle qu’il m’est impossible de l’effacer de ma mémoire, & de mes sens. A chaque minute, à chaque instant, il me semble le voir dans la même attitude; son air, son habillement, son geste, son triste regard, frappent encore mes yeux: je crois sentir ses levres se presser sur ma main; je la sens mouiller de ses larmes; les sons de sa voix plaintive me font tressaillir; je le vois entraîner loin de moi; je fais effort pour le retenir encore: tout me retrace une scene imaginaire avec plus de force que les événemens qui me sont réellement arrivés.
J’ai long-tems hésité à te faire cette confidence; la honte m’empêche de te la faire de bouche; mais mon agitation, loin de se calmer, ne fait qu’augmenter de jour en jour, & je ne puis plus résister au besoin de t’avouer ma folie. Ah! qu’elle s’empare de moi tout entiere! Que ne puis-je [439] achever de perdre ainsi la raison, puisque le peu qui m’en reste ne sert plus qu’à me tourmenter!
Je reviens à mon rêve. Ma cousine, raille-moi, si tu veux, de ma simplicité; mais il y a dans cette vision je ne sais quoi de mystérieux qui la distingue du délire ordinaire. Est-ce un pressentiment de la mort du meilleur des hommes? Est-ce un avertissement qu’il n’est déjà plus? Le Ciel daigne-t-il me guider au moins un fois, & m’invite-t-il à suivre celui qu’il me fit aimer? Hélas! l’ordre de mourir sera pour moi le premier de ses bienfaits.
J’ai beau me rappeler tous ces vains discours dont la philosophie amuse les gens qui ne sentent rien; ils ne m’en imposent plus, & je sens que je les méprise. On ne voit point les esprits, je le veux croire; mais deux âmes si étroitement unies ne sauroient-elles avoir entre elles une communication immédiate, indépendante du corps, & des sens? L’impression directe que l’une reçoit de l’autre ne peut-elle pas la transmettre au cerveau, & recevoir de lui par contre-coup les sensations qu’elle lui a données?... Pauvre Julie, que d’extravagances! Que les passions nous rendent crédules!, & qu’un coeur vivement touché se détache avec peine des erreurs même qu’il aperçoit!
LETTRE XIV.
REPONSE
Ah! fille trop malheureuse, & trop sensible, n’es-tu donc née que pour souffrir? Je voudrois en vain t’épargner des douleurs; tu sembles les chercher sans cesse, & ton ascendant est plus fort que tous mes soins. A tant de vrais sujets de peine n’ajoute pas au moins des chimeres; et, puisque ma discrétion t’est plus nuisible qu’utile, sors d’une erreur qui te tourmente: peut-être la triste vérité te sera-t-elle encore moins cruelle. Apprends donc que ton rêve n’est point un rêve; que ce n’est point l’ombre de ton ami que tu as vue, mais sa personne, & que cette touchante scene, incessamment présente à ton imagination, s’est passée réellement dans ta chambre le surlendemain du jour où tu fus le plus mal.
La veille je t’avois quittée assez tard, & M. d’Orbe, qui voulut me relever auprès de toi cette nuit-là, étoit prêt à sortir, quand tout à coup nous vîmes entrer brusquement, & se précipiter à nos pieds ce pauvre malheureux dans un état à faire pitié. Il avoit pris la poste à la réception de ta derniere lettre. Courant jour, & nuit, il fit la route en trois jours, & ne s’arrêta qu’à la derniere poste en attendant la nuit pour entrer en ville. Je te l’avoue à ma honte, je fus moins prompte que M. d’Orbe à lui sauter au cou: sans savoir encore la raison de son voyage, j’en prévoyois la [441] conséquence. Tant de souvenirs amers, ton danger, le sien, le désordre où je le voyois, tout empoisonnoit une si douce surprise, & j’étois trop saisie pour lui faire beaucoup de caresses. Je l’embrassai pourtant avec un serrement de coeur qu’il partageoit, & qui se fit sentir réciproquement par de muettes étreintes, plus éloquentes que les cris & les pleurs. Son premier mot fut: Que fait-elle? Ah! que fait-elle? Donnez-moi la vie ou la mort. Je compris alors qu’il étoit instruit de ta maladie, & croyant qu’il n’en ignoroit pas non plus l’espece, j’en parlai sans autre précaution que d’exténuer le danger. Sitôt qu’il sçut que c’étoit la petite vérole il fit un cri & se trouva mal. La fatigue & l’insomnie jointes à l’inquiétude d’esprit, l’avoient jetté dans un tel abattement qu’on fut long-tems à le faire revenir. A peine pouvoit-il parler; on le fit coucher.
Vaincu par la nature, il dormit douze heures de suite, mais avec tant d’agitation, qu’un pareil sommeil devoit plus épuiser que réparer ses forces. Le lendemain, nouvel embarras; il vouloit te voir absolument. Je lui opposai le danger de te causer une révolution; il offrit d’attendre qu’il n’y eût plus de risque; mais son séjour même en étoit un terrible; j’essayai de le lui faire sentir. Il me coupa durement la parole. Gardez votre barbare éloquence, me dit-il, d’un ton d’indignation: c’est trop l’exercer à ma ruine. N’espérez pas me chasser encore comme vous fîtes à mon exil. Je viendrois cent fois du bout du monde pour la voir un seul instant: mais je jure par l’Auteur de mon être, ajouta-t-il impétueusement, que je ne partirai point d’ici sans [442] l’avoir vue. Eprouvons une fois si je vous rendrai pitoyable, ou si vous me rendrez parjure.
Son parti étoit pris. M. d’Orbe fut d’avis de chercher les moyens de le satisfaire pour le pouvoir renvoyer avant que son retour fût découvert: car il n’étoit connu dans la maison que du seul Hanz, dont j’étois sûre, & nous l’avions appelé devant nos gens d’un autre nom que le sien.* [*On voit dans la quatrieme partie que ce nom substitué étoit celui de S. Preux.] Je lui promis qu’il te verroit la nuit suivante, à condition qu’il ne resteroit qu’un instant, qu’il ne te parleroit point, & qu’il repartiroit le lendemain avant le jour: j’en exigeai sa parole. Alors, je fus tranquille; je laissai mon mari avec lui, & je retournai près de toi.
Je te trouvai sensiblement mieux, l’éruption étoit achevée; le médecin me rendit le courage, & l’espoir. Je me concertai d’avance avec Babi; & le redoublement, quoique moindre, t’ayant encore embarrassé la tête, je pris ce tems pour écarter tout le monde, & faire dire à mon mari d’amener son hôte, jugeant qu’avant la fin de l’acces tu serois moins en état de le reconnaître. Nous eûmes toutes les peines du monde à renvoyer ton désolé pere, qui chaque nuit s’obstinoit à vouloir rester. Enfin je lui dis en colere qu’il n’épargneroit la peine de personne, que j’étois également résolue à veiller, & qu’ils avoit bien, tout pere qu’il étoit, que sa tendresse n’étoit pas plus vigilante que la mienne. Il partit à regret; nous restâmes seules. M. d’Orbe arriva sur les onze heures, & me dit qu’il avoit laissé ton ami dans [Tableau-2-8] [443] la rue: je l’allai chercher. Je le pris par la main; il trembloit comme la feuille. En passant dans l’antichambre les forces lui manquerent; il respiroit avec peine, & fut contraint de s’asseoir.
Alors, démêlant quelques objets à la foible lueur d’une lumiere éloignée, oui, dit-il avec un profond soupir, je reconnois les mêmes lieux. Une fois en ma vie je les ai traversés... à la même heure... avec le même mystere... j’étois tremblant comme aujourd’hui... le coeur me palpitoit de même... O téméraire! j’étois mortel, & j’osois goûter... Que vais-je voir maintenant dans ce même objet qui faisoit, & partageoit mes transports? L’image du trépas, un appareil de douleur, la vertu malheureuse, & la beauté mourante!
Chere cousine, j’épargne à ton pauvre coeur le détail de cette attendrissante scene. Il te vit, & se tut; il l’avoit promis: mais quel silence! il se jeta à genoux; il baisoit tes rideaux en sanglotant; il élevoit les mains, & les yeux; il poussoit de sourds gémissemens; il avoit peine à contenir sa douleur, & ses cris. Sans le voir, tu sortis machinalement une de tes mains; il s’en saisit avec une espece de fureur; les baisers de feu qu’il appliquoit sur cette main malade t’éveillerent mieux que le bruit, & la voix de tout ce qui t’environnoit. Je vis que tu l’avois reconnu; & malgré sa résistance, & ses plaintes, je l’arrachai de la chambre à l’instant, espérant éluder l’idée d’une si courte apparition par le prétexte du délire. Mais voyant ensuite que tu m’en disois [444] rien, je crus que tu l’avois oubliée; je défendis à Babi de t’en parler, & je sais qu’elle m’a tenu parole. Vaine prudence quel’amour a déconcertée, & qui n’a fait que laisser fermenter un souvenir qu’il n’est plus tems d’effacer!
Il partit comme il l’avoit promis, & je lui fis jurer qu’il ne s’arrêteroit pas au voisinage. Mais, ma chére, ce n’est pas tout; il faut achever de te dire ce qu’aussi bien tu ne pourrois ignorer longtemps. Milord Edouard passa deux jours apres; il se pressa pour l’atteindre; il le joignit à Dijon, & le trouva malade. L’infortuné avoit gagné la petite vérole. Il m’avoit caché qu’il ne l’avoit point eue, & je te l’avois mené sans précaution. Ne pouvant guérir ton mal, il le voulut partager. En me rappelant la maniere dont il baisoit ta main, je ne puis douter qu’il ne se soit inoculé volontairement. On ne pouvoit être plus mal préparé; mais c’étoit l’inoculation de l’amour, elle fut heureuse. Ce pere de la vie l’a conservée au plus tendre amant qui fut jamais: il est guéri; & suivant la derniere lettre de Milord Edouard, ils doivent être actuellement repartis pour Paris.
Voilà, trop aimable cousine, de quoi bannir les terreurs funebres qui t’alarmoient sans sujet. Depuis long-tems tu as renoncé à la personne de ton ami, & sa vie est en sûreté. Ne songe donc qu’à conserver la tienne, & à t’acquitter de bonne grace du sacrifice que ton coeur a promis à l’amour paternel. Cesse enfin d’être le jouet d’un vain espoir, & de te repoître de chimeres. Tu te presses beaucoup d’être fiere de ta laideur; sois plus humble, crois-moi, tu n’as encore que trop sujet de l’être. Tu as essuyé une cruelle atteinte, [445] mais ton visage a été épargné. Ce que tu prends pour des cicatrices ne sont que des rougeurs qui seront bientôt effacées. Je fus plus maltraitée que cela, & cependant tu vois que je ne suis pas trop mal encore. Mon ange, tu resteras jolie en dépit de toi, & l’indifférent Wolmar, que trois ans d’absence n’ont pu guérir d’un amour conçu dans huit jours, s’en guérira-t-il en te voyant à toute heure? O si ta seule ressource est de déplaire, que ton sort est désespéré!
LETTRE XV.
DE JULIE
C’en est trop, c’en est trop. Ami, tu as vaincu. Je ne suis point à l’épreuve de tant d’amour; ma résistance est épuisée. J’ai fait usage de toutes mes forces; ma conscience m’en rend le consolant témoignage. Que le Ciel ne me demande point compte de plus qu’il ne m’a donné! Ce triste coeur que tu achetas tant de fois, & qui coûta si cher au tien, t’appartient sans réserve; il fut à toi du premier moment où mes yeux te virent, il te restera jusqu’à mon dernier soupir. Tu l’as trop bien mérité pour le perdre, & je suis lasse de servir aux dépens de la justice une chimérique vertu.
Oui, tendre, & généreux amant, ta Julie sera toujours tienne, elle t’aimera toujours; il le faut, je le veux, je le dois. [446] Je te rends l’empire que l’amour t’a donné; il ne te sera plus ôté. C’est en vain qu’une voix mensongere murmure au fond de mon ame, elle ne m’abusera plus. Que sont les vains devoirs qu’elle m’oppose contre ceux d’aimer à jamais ce que le Ciel m’a fait aimer? Le plus sacré de tous, n’est-il pas envers toi? N’est-ce pas à toi seul que j’ai tout promis? Le premier voeu de mon coeur ne fut-il pas de ne t’oublier jamais, & ton inviolable fidélité n’est-elle pas un nouveau lien pour la mienne? Ah! dans le transport d’amour qui me rend à toi, mon seul regret est d’avoir combattu des sentimens si chers, & si légitimes. Nature, ô douce nature! reprends tous tes droits; j’abjure les barbares vertus qui t’anéantissent. Les penchans que tu m’as donnés seront-ils plus trompeurs qu’une raison qui m’égara tant de fois?
Respecte ces tendres penchants, mon aimable ami; tu leur dois trop pour les air; mais souffres-en le cher, & doux partage; souffre que les droits du sang, & de l’amitié ne soient pas éteins par ceux de l’amour. Ne pense point que pour te suivre j’abandonne jamais la maison paternelle. N’espere point que je me refuse aux liens que m’impose une autorité sacrée. La cruelle perte de l’un des auteurs de mes jours m’a trop appris à craindre d’affliger l’autre. Non, celle dont il attend désormois toute sa consolation ne contristera pas son ame accablée d’ennuis; je n’aurai point donné la mort à tout ce qui me donna la vie. Non, non; je connois mon crime, & ne puis le air. Devoir, honneur, vertu, tout cela ne me dit plus rien; mais pourtant je ne suis point un monstre; je suis foible, & non dénaturée. Mon parti est pris, [447] je ne veux désoler aucun de ceux que j’aime. Qu’un pere esclave de sa parole, & jaloux d’un vain titre dispose de ma main qu’il a promise; que l’amour seul dispose de mon coeur; que mes pleurs ne cessent de couler dans le sein d’une tendre amie. Que je sois vile, & malheureuse; mais que tout ce qui m’est cher soit heureux, & content s’il est possible. Formez tous trois ma seule existence, & que votre bonheur me fasse oublier ma misere, & mon désespoir.
LETTRE XVI.
REPONSE
Nous renaissons, ma Julie; tous les vrais sentimens de nos âmes reprennent leurs cours. La nature nous a conservé l’être, & l’amour nous rend à la vie. En doutois-tu? L’osas-tu croire, de pouvoir m’ôter ton coeur? Va, je le connois mieux que toi, ce coeur que le Ciel a fait pour le mien. Je les sens joins par une existence commune qu’ils ne peuvent perdre qu’à la mort. Dépend-il de nous de les séparer, ni même de le vouloir? Tiennent-ils l’un à l’autre par des noeuds que les hommes aient formés, & qu’ils puissent rompre? Non, non, Julie; si le sort cruel nous refuse le doux nom d’époux, rien ne peut nous ôter celui d’amans fideles; il sera consolation de nos tristes jours, & nous l’emporterons au tombeau.
Ainsi nous recommençons de vivre pour recommencer de [448] souffrir, & le sentiment de notre existence n’est pour nous qu’un sentiment de douleur. Infortunés, que sommes-nous devenus? Comment avons-nous cessé d’être ce que nous fûmes? Où est cet enchantement de bonheur suprême? Où sont ces ravissemens exquis dont les vertus animoient nos feux? Il ne reste de nous que notre amour; l’amour seul reste, & ses charmes se sont éclipsés. Fille trop soumise, amante sans courage, tous nos maux nous viennent de tes erreurs. Hélas! un coeur moins pur t’auroit bien moins égarée! Oui, c’est l’honnêteté du tien qui nous perd; les sentimens droits qui le remplissent en ont chassé la sagesse. Tu as voulu concilier la tendresse filiale avec l’indomptable amour; en te livrant à la fois à tous tes penchants, tu les confonds au lieu de les accorder, & deviens coupable à force de vertu. O Julie, quel est ton inconcevable empire! Par quel étrange pouvoir tu fascines ma raison! Même en me faisant rougir de nos feux, tu te fais encore estimer par tes fautes; tu me forces de t’admirer en partageant tes remords... Des remords!... étoit-ce à toi d’en sentir?...toi que j’aimois... toi que je ne puis cesser d’adorer... Le crime pourroit-il approcher de ton coeur?... Cruelle! en me le rendant ce coeur qui m’appartient, rends-le-moi tel qu’il me fut donné.
Que m’as-tu dit?... qu’oses-tu me faire entendre?... Toi, passer dans les bras d’un autre!... un autre te posséder!... N’être plus à moi!... ou, pour comble d’horreur, n’être pas à moi seul? Moi, j’éprouverois cet affreux supplice!... je te verrois survivre à toi-même!... Non; j’aime mieux te perdre que te partager... Que le Ciel ne me donna-t-il un courage [449] digne des transports qui m’agitent!... avant que ta main se fût avilie dans ce noeud funeste abhorré par l’amour, & réprouvé par l’honneur, j’irois de la mienne te plonger un poignard dans le sein; j’épuiserois ton chaste coeur d’un sang que n’auroit point souillé l’infidélité. A ce pur-sang je mêlerois celui qui brûle dans mes veines d’un feu que rien ne peut éteindre, je tomberois dans tes bras; je rendrois sur tes levres mon dernier soupir... Je recevrois le tien... Julie expirante!...ces yeux si doux éteins par les horreurs de la mort!...ce sein, ce trône de l’amour déchiré par ma main, versant à gros bouillons le sang, & la vie!... Non, vis, & souffre! porte la peine de ma lâcheté. Non, je voudrois que tu ne fusses plus; mais je ne puis t’aimer assez pour te poignarder.
O si tu connoissois l’état de ce coeur serré de détresse! Jamais il ne brûla d’un feu si sacré; jamais ton innocence, & ta vertu ne lui fut si chére. Je suis amant, je suis aimé, je le sens; mais je ne suis qu’un homme, & il est au-dessus de la force humaine de renoncer à la suprême félicité. Une nuit, une seul nuit a changé pour jamais toute mon ame. O te-moi ce dangereux souvenir, & je suis vertueux. Mais cette nuit fatale regne au fond de mon coeur, & va couvrir de son ombre le reste de ma vie. Ah! Julie! objet adoré! s’il faut être à jamais misérables, encore une heure de bonheur, & des regrets éternels!
Ecoute celui qui t’aime. Pourquoi voudrions-nous être plus sages nous seuls que tout le reste des hommes, & suivre avec une simplicité d’enfans de chimériques vertus dont tout le monde parle, & que personne ne pratique? Quoi! serons-nous [450] meilleurs moralistes que ces foules de savans dont Londres, & Paris sont peuplés, qui tous se raillent de la fidélité conjugale, & regardent l’adultere comme un jeu? Les exemples n’en sont point scandaleux; il n’est pas même permis d’y trouver à redire; & tous les honnêtes gens se riroient ici de celui qui, par respect pour le mariage, résisteroit au penchant de son coeur. En effet, disent-ils, un tort qui n’est que dans l’opinion n’est-il pas nul quand il est secret? Quel mal reçoit un mari d’une infidélité qu’il ignore? De quelle complaisance une femme ne rachete-t-elle pas ses fautes?* [*Et où le bon Suisse avoit-il vu cela? Il y a long-tems que les femmes galantes l’ont pris sur un plus haut ton. Elles commencent par établir fierement leurs amans dans la maison, & si l’on daigne y souffrir le mari, c’est autant qu’il se comporte envers eux avec le respect qu’il leur doit. Une femme qui se cacheroit d’un mauvais commerce feroit croire qu’elle en a honte, & seroit deshonorée; pas une honnête femme ne voudroit la voit.] Quelle douceur n’emploie-t-elle pas à prévenir ou guérir ses soupçons? Privé d’un bien imaginaire, il vit réellement plus heureux; & ce prétendu crime dont on fait tant de bruit n’est qu’un lien de plus dans la société.
A Dieu ne plaise, ô chére amie de mon coeur, que je veuille rassurer le tien par ces honteuses maximes! Je les abhorre sans savoir les combattre; & ma conscience y répond mieux que ma raison. Non que je me fasse fort d’un courage que je hais, ni que je voulusse d’une vertu si coûteuse: mais je me crois moins coupable en me reprochant mes fautes qu’en m’efforçant de les justifier; & je regarde comme le comble du crime d’en vouloir ôter les remords.
[451] Je ne sais ce que j’écris; je me sens l’ame dans un état affreux, pire que celui même où j’étois avant d’avoir reçu ta lettre. L’espoir que tu me rends est triste & sombre; il éteint cette lueur si pure qui nous guida tant de fois; tes attraits s’en ternissent & ne deviennent que plus touchans; je te vois tendre & malheureuse; mon coeur est inondé des pleurs qui coulent de tes yeux, & je me reproche avec amertume un bonheur que je ne puis plus goûter qu’aux dépens du tien.
Je sens pourtant qu’une ardeur secrete m’anime encore & me rend le courage que veulent m’ôter les remords. Chére amie, ah! sais-tu de combien de pertes un amour pareil au mien peut te dédommager? Sais-tu jusqu’à quel point un amant qui ne respire que pour toi peut te faire aimer la vie? Conçois-tu bien que c’est pour toi seule que je veux vivre, agir, penser, sentir désormois? Non, source délicieuse de mon être, je n’aurai plus d’âme que ton ame, je ne serai plus rien qu’une partie de toi-même, & tu trouveras au fond de mon coeur une si douce existence que tu ne sentiras point ce que la tienne aura perdu de ses charmes. Hé bien! nous serons coupables, mais nous ne serons point méchans; nous serons coupables, mais nous aimerons toujours la vertu: loin d’oser excuser nos fautes, nous en gémirons; nous les pleurerons ensemble; nous les racheterons, s’il est possible, à force d’être bienfaisans & bons. Julie! ô Julie! que ferois-tu, que peux-tu faire? Tu ne peux échapper à mon coeur: n’a-t-il pas épousé le tien?
Ces vains projets de fortune qui m’ont si grossierement [452] abusé sont oubliés depuis longtemps. Je vais m’occuper uniquement des soins que je dois à Milord Edouard; il veut m’entraîner en Angleterre; il prétend que je puis l’y servir. Eh bien! je l’y suivrai. Mais je me déroberai tous les ans; je me rendrai secretement près de toi. Si je ne puis te parler, au moins je t’aurai vue; j’aurai du moins baisé tes pas; un regard de tes yeux m’aura donné dix mois de vie. Forcé de repartir, en m’éloignant de celle que j’aime, je compterai pour me consoler les pas qui doivent m’en rapprocher. Ces fréquens voyages donneront le change à ton malheureux amant; il croira déjà jouir de ta vue en partant pour t’aller voir; le souvenir de ses transports l’enchantera durant son retour; malgré le sort cruel, ses tristes ans ne seront pas tout à fait perdus; il n’y en aura point qui ne soient marqués par des plaisirs, & les courts momens qu’il passera près de toi se multiplieront sur sa vie entiere.
LETTRE XVII.
DE MDE. D’ORBE A L’AMANT DE JULIE
Votre amante n’est plus; mais j’ai retrouvé mon amie, & vous en avez acquis une dont le coeur peut vous rendre beaucoup plus que vous n’avez perdu. Julie est mariée, & digne de rendre heureux l’honnête homme qui vient d’unir son sort au sien. Apres tant d’imprudences, rendez grâces au Ciel qui vous a sauvés tous deux, elle de l’ignominie, & vous du regret de l’avoir déshonorée. Respectez son nouvel état; ne lui écrivez point; elle vous en prie. Attendez qu’elle vous écrive; c’est ce qu’elle fera dans peu. Voici le tems où je vais connoître si vous méritez l’estime que j’eus pour vous, & si votre coeur est sensible à une amitié pure, & sans intérêt.
LETTRE XVIII.
DE JULIE A SON AMI
Vous êtes depuis si long-tems le dépositaire de tous les secrets de mon coeur, qu’il ne sauroit plus perdre une si douce habitude. Dans la plus importante occasion de ma vie il veut s’épancher avec vous. Ouvrez-lui le vôtre, mon aimable ami; recueillez dans votre sein les longs discours de l’amitié: si quelquefois elle rend diffus l’ami qui parle, elle rend toujours patient l’ami qui écoute.
Liée au sort d’un époux, ou plutôt aux volontés d’un pere, par une chaîne indissoluble, j’entre dans une nouvelle carriere qui ne doit finir qu’à la mort. En la commençant, jetons un moment les yeux sur celle que je quitte: il ne nous sera pas pénible de rappeler un tems si cher. Peut-être y trouverai-je des leçons pour bien user de celui qui me reste; peut-être y trouverez-vous des lumieres pour expliquer ce que ma conduite eut toujours d’obscur à vos yeux. Au moins, en considérant ce que nous fûmes l’un à l’autre, nos coeurs n’en sentiront que mieux ce qu’ils se doivent jusqu’à la fin de nos jours.
Il y a six ans à peu près que je vous vis pour la premiere fois; vous étiez jeune, bien fait, aimable; d’autres jeunes gens m’ont paru plus beaux, & mieux faits que vous; aucun ne m’a donné la moindre émotion, & mon coeur fut à vous [455] des la premiere vue.* [*M. Richardson se moque beaucoup de ces attachemens nés de la premiere vue, & fondés sur des conformités indefinissables. C’est fort bien fait de s’en moquer, mais comme il n’en existe que trop de cette espece, au lieu de s’amuser à les nier, ne seroit pas mieux de nous apprendre à les vaincre?] Je crus voir sur votre visage les traits de l’ame qu’il faloit à la mienne. Il me sembla que mes sens ne servoient que d’organe à des sentimens plus nobles; & j’aimai dans vous moins ce que j’y voyois que ce que je croyois sentir en moi-même. Il n’y a pas deux mois que je pensois encore ne m’être pas trompée; l’aveugle amour, me disois-je, avoit raison; nous étions faits l’un pour l’autre; je serois à lui si l’ordre humain n’eût troublé les rapports de la nature; & s’il étoit permis à quelqu’’un d’être heureux, nous aurions dû l’être ensemble.
Mes sentimens nous furent communs; ils m’auraient abusée si je les eusse éprouvés seule. L’amour que j’ai connu ne peut noître que d’une convenance réciproque, & d’un accord des âmes. On n’aime point si l’on n’est aimé, du moins on n’aime pas longtemps. Ces passions sans retour qui font, dit-on, tant de malheureux, ne sons fondées que sur les sens: si quelques-unes pénetrent jusqu’à l’ame, c’est par des rapports faux dont on est bientôt détrompé. L’amour sensuel ne peut se passer de la possession, & s’éteint par elle. Le véritable amour ne peut se passer du coeur, & dure autant que les rapports qui l’ont fait naître.* [*Quand ces rapports sont chimériques, il dure autant que l’illusion qui nous les fait imaginer.] Tel fut le nôtre en commençant; tel il sera, j’espere, jusqu’à la fin de nos jours, quand nous l’aurons mieux ordonné. Je vis, je sentis que [456] j’étois aimée, & que je devois l’être: la bouche étoit muette, le regard étoit contraint, mais le coeur se faisoit entendre. Nous éprouvâmes bientôt entre nous ce je ne sais quoi qui rend le silence éloquent, qui fait parler des yeux baissés, qui donne une timidité téméraire, qui montre les désirs par la crainte, & dit tout ce qu’il n’ose exprimer.
Je sentis mon coeur, & me jugeai perdue à votre premier mot. J’aperçus la gêne de votre réserve; j’approuvai ce respect, je vous en aimai davantage: je cherchois à vous dédommager d’un silence pénible, & nécessaire sans qu’il en coutât à mon innocence; je forçai mon naturel; j’imitai ma cousine, je devins badine, & folâtre comme elle, pour prévenir des explications trop graves, & faire passer mille tendres caresses à la faveur de ce feint enjouement. Je vouloix vous rendre si doux votre état présent, que la crainte d’en changer augmentât votre retenue. Tout cela me réussit mal: on ne sort point de son naturel impunément. Insensée que j’étois! j’accélérai ma perte au lieu de la prévenir, j’employai du poison pour palliatif; et ce qui devoit vous faire taire fut précisément ce qui vous fit parler. J’eus beau, par une froideur affectée, vous tenir éloigné dans le tête-à-tête; cette contrainte même me trahit: vous écrivîtes. Au lieu de jetter au feu votre premiere lettre ou de la porter à ma mere, j’osai l’ouvrir: ce fut là mon crime, & tout le reste fut forcé. Je voulus m’empêcher de répondre à ces lettres funestes que je ne pouvois m’empêcher de lire. Cet affreux combat altéra ma santé: je vis l’abîme où j’alloix me précipiter. J’eus horreur de moi-même, & ne pus me résoudre à [457] vous laisser partir. Je tombai dans une sorte de désespoir; j’aurois mieux aimé que vous ne fussiez plus que de n’être point à moi: j’en vins jusqu’à souhaiter votre mort, jusqu’à vous la demander. Le Ciel a vu mon coeur; cet effort doit racheter quelques fautes.
Vous voyant prêt à m’obéir, il falut parler. J’avois reçu de la Chaillot des leçons qui ne me firent que mieux connoître les dangers de cet aveu. L’amour qui me l’arrachoit m’apprit à en éluder l’effet. Vous futes mon dernier refuge; j’eu sassez de confiance en vous pour vous armer contre ma foiblesse; je vous crus digne de me sauver de moi-même, & je vous rendis justice. En vous voyant respecter un dépôt si cher, je connus que ma passionne m’aveugloit point sur les vertus qu’elle me faisoit trouver en vous. Je m’y livrois avec d’autant plus de sécurité, qu’il me sembla que nos coeurs se suffisoient l’un à l’autre. Sûre de ne trouver au fond du mien que des sentimens honnêtes, je goûtois sans précaution les charmes d’une douce familiarité. Hélas! je ne voyois pas que le mal s’invétéroit par ma négligence, & que l’habitude étoit plus dangereuse que l’amour. Touchée de votre retenue, je crus pouvoir sans risque modérer la mienne; dans l’innocence de mes désirs, je pensois encourager en vous la vertu même par les tendres caresses de l’amitié. J’appris dans le bosquet de Clarens que j’avois trop compté sur moi, & qu’il ne faut rien accorder aux sens quand on veut leur refuser quelque chose. Un instant, un seul instant embrasa les miens d’un feu que rien ne put éteindre; et si ma volonté résistoit encore, des lors mon coeur fut corrompu.
[458] Vous partagiez mon égarement: votre lettre me fit trembler. Le péril étoit doublé: pour me garantir de vous, & de moi il falut vous éloigner. Ce fut le dernier effort d’une vertu mourante. En fuyant vous achevâtes de vaincre; & sitôt que je ne vous vis plus, ma langueur m’ôta le peu de force qui me restoit pour vous résister.
Mon pere, en quittant le service, avoit amené chez lui M. de Wolmar: la vie qu’il lui devoit, & une liaison de vingt ans, lui rendoient cet ami si cher, qu’il ne pouvoit se séparer de lui. M. de Wolmar avançoit en âge; & quoique riche, & de grande naissance, il ne trouvoit point de femme qui lui convînt. Mon pere lui avoit parlé de sa fille en homme qui souhaitoit se faire un gendre de son ami; il fut question de la voir, & c’est dans ce dessein qu’ils firent le voyage ensemble. Mon destin voulut que je plusse à M. de Wolmar, qu in’avoit jamais rien aimé. Ils se donnerent secretement leur parole; & M. de Wolmar, ayant beaucoup d’affaires à régler dans une cour du Nord où étoient sa famille, & sa fortune, il en demanda le temps, & partit sur cet engagement mutuel. Apres son départ, mon pere nous déclara à ma mere, & à moi qu’il me l’avoit destiné pour époux, & m’ordonna d’un ton qui ne laissoit point de réplique à ma timidité de me disposer à recevoir sa main. Ma mere, qui n’avoit que trop remarqué le penchant de mon coeur, & qui se sentoit pour vous une inclination naturelle, essaya plusieurs fois d’ébranler cette résolution; sans oser vous proposer, elle parloit de maniere à donner à mon pere de la considération pour vous, & le désir de vous connoître; mais la qualité qui vous manquoit [459] le rendit insensible à toutes celles que vous possédiez; & s’il convenoit que la naissance ne les pouvoit remplacer, il prétendoit qu’elle seule pouvoit les faire valoir.
L’impossibilité d’être heureuse irrita des feux qu’elle eût dû éteindre. Une flatteuse illusion me soutenoit dans mes peines; je perdis avec elle la force de les supporter. Tant qu’il me fût resté quelque espoir d’être à vous, peut-être aurois-je triomphé de moi; il m’en eût moins coûté de vous résister toute ma vie que de renoncer à vous pour jamais; & la seule idée d’un combat éternel m’ôta le courage de vaincre.
La tristesse, & l’amour consumoient mon coeur; je tombai dans un abattement dont mes lettres se sentirent. Celles que vous m’écrivîtes de Meillerie y mit le comble; à mes propres douleurs se joignit le sentiment de votre désespoir. Hélas! c’est toujours l’ame la plus foible qui porte les peines de toutes deux. Le parti que vous m’osiez proposer mit le comble à mes perplexités. L’infortune de mes jours étoit assurée, l’inévitable choix qui me restoit à faire étoit d’y joindre celle de mes parens ou la vôtre. Je ne pus supporter cette horrible alternative: les forces de la nature ont un terme; tant d’agitations épuiserent les miennes. Je souhaitai d’être délivrée de la vie. Le Ciel parut avoir pitié de moi; mais la cruelle mort m’épargna pour me perdre. Je vous vis, je fus guérie, & je péris.
Si je ne trouvai point le bonheur dans mes fautes, je n’avois jamais espéré l’y trouver. Je sentois que mon coeur étoit fait pour la vertu, & qu’il ne pouvoit être heureux sans elle; je succombai par foiblesse, & non par erreur; je n’eus pas même [460] l’excuse de l’aveuglement. Il ne me restoit aucun espoir; je ne pouvois plus qu’être infortunée. L’innocence, & l’amour m’étoient également nécessaires; ne pouvant les conserver ensemble, & voyant votre égarement, je ne consultai que vous dans mon choix, & me perdis pour vous sauver.
Mais il n’est pas si facile qu’on pense de renoncer à la vertu. Elle tourmente long-tems ceux qui l’abandonnent; & ses charmes, qui font les délices des âmes pures, font le premier supplice du méchant, qui les aime encore, & n’en sauroit plus jouir. Coupable, & non dépravée, je ne pus échapper aux remords qui m’attendoient; l’honnêteté me fut chére même apres l’avoir perdue; ma honte, pour être secrete, ne m’en fut pas moins amere; & quand tout l’univers en eût été témoin, je ne l’aurois pas mieux sentie. Je me consoloix dans ma douleur comme un blessé qui craint la gangrene, & en qui le sentiment de son mal soutient l’espoir d’en guérir.
Cependant cet état d’opprobre m’étoit odieux. A force de vouloir étouffer le reproche sans renoncer au crime, il m’arriva ce qu’il arrive à toute ame honnête qui s’égare, & qui se plaît dans son égarement. Une illusion nouvelle vint adoucir l’amertume du repentir; j’espérai tirer de ma faute un moyen de la réparer, & j’osai former le projet de contraindre mon pere à nous unir. Le premier fruit de notre amour devoit serrer ce doux lien. Je le demandois au Ciel comme le gage de mon retour à la vertu, & de notre bonheur commun; je le désirois comme un autre à ma place auroit pu le craindre; le tendre amour, tempérant par son prestige le murmure de la conscience, me consoloit de ma foiblesse par l’effet que [461] j’en attendois, & faisoit d’une si chére attente le charme & l’espoir de ma vie.
Sitôt que j’aurois porté des marques sensibles de mon état, j’avois résolu d’en faire en présence de toute ma famille une déclaration publique à M. Perret.* [*Pasteur du lieu.] Je suis timide, il est vrai; je sentois tout ce qu’il m’en devoit coûter, mais l’honneur même animoit mon courage, & j’aimois mieux supporter une fois la confusion que j’avois méritée, que de nourrir une honte éternelle au fond de mon coeur. Je savois que mon pere me donneroit la mort ou mon amant; cette alternative n’avoit rien d’effrayant pour moi; &, de maniere ou d’autre, j’envisageois dans cette démarche la fin de tous mes malheurs.
Tel étoit, mon bon ami, le mystere que je voulus vous dérober, & que vous cherchiez à pénétrer avec une si curieuse inquiétude. Mille raisons me forçoient à cette réserve avec un homme aussi emporté que vous; sans compter qu’il ne faloit pas armer d’un nouveau prétexte votre indiscrete importunité. Il étoit à propos sur-tout de vous éloigner durant une si périlleuse scene; & je savois bien que vous n’auriez jamais consenti à m’abandonner dans un danger pareil, s’il vous eût été connu.
Hélas! je fus encore abusée par une si douce espérance! Le Ciel rejetta des projets conçus dans le crime; je ne méritois pas l’honneur d’être mere; mon attente resta toujours vaine, & il me fut refusé d’expier ma faute aux dépens de ma réputation. Dans le désespoir que j’en conçus, l’imprudent [462] rendez-vous qui mettoit votre vie en danger fut une témérité que mon fol amour me voiloit d’une si douce excuse: je m’en prenois à moi du mauvais succes de mes voeux, & mon coeur abusé par ses désirs ne voyoit dans l’ardeur de les contenter que le soin de les rendre un jour légitimes.
Je les crus un instant accomplis; cette erreur fut la source du plus cuisant de mes regrets, & l’amour exaucé par la nature n’en fut que plus cruellement trahi par la destinée. Vous avez sçu* [*Ceci suppose d’autres lettres que nous n’avons pas.] quel accident détruisit, avec le germe que je portois dans mon sein, le dernier fondement de mes espérances. Ce malheur m’arriva précisément dans le tems de notre séparation: comme si le Ciel eût voulu m’accabler alors de tous les maux que j’avois mérités, & couper à la fois tous les liens qui pouvoient nous unir.
Votre départ fut la fin de mes erreurs ainsi que de mes plaisirs; je reconnus, mais trop tard, les chimeres qui m’avoient abusée. Je me vis aussi méprisable que je l’étois devenue, & aussi malheureuse que je devois toujours l’être avec un amour sans innocence, & des désirs sans espoir qu’il m’étoit impossible d’éteindre. Tourmentée de mille vains regrets, je renonçai à des réflexions aussi douloureuses qu’inutiles; je ne valais plus la peine que je songeasse à moi-même, je consacrai ma vie à m’occuper de vous. Je n’avois plus d’honneur que le vôtre, plus d’espérance qu’en votre bonheur, & les sentimens qui me venoient de vous étoient les seuls dont je crusse pouvoir être encore émue.
[463] L’amour ne m’aveugloit point sur vos défauts, mais il me les rendoit chers; & telle étoit son illusion, que je vous aurois moins aimé si vous aviez été plus parfait. Je connoissois votre coeur, vos emportements; je savois qu’avec plus de courage que moi vous aviez moins de patience, & que les maux dont mon ame étoit accablée mettroient la vôtre au désespoir. C’est par cette raison que je vous cachai toujours avec soin les engagemens de mon pere; & à notre séparation, voulant profiter du zele de Milord Edouard pour votre fortune, & vous en inspirer un pareil à vous-même, je vous flattois d’un espoir que je n’avois pas. Je fis plus; connoissant le danger qui nous menaçoit, je pris la seule précaution qui pouvoit nous en garantir; & vous engageant avec ma parole ma liberté autant qu’il m’étoit possible, je tâchai d’inspirer à vous de la confiance, à moi de la fermeté, par une promesse que je n’osasse enfreindre, & qui pût vous tranquilliser. C’étoit un devoir puéril, j’en conviens, & cependant je ne m’en serais jamois départie. La vertu est si nécessaire à nos coeurs que; quand on a une fois abandonné la véritable, on s’en fait ensuite une à sa mode, & l’on y tient plus fortement peut-être parce qu’elle est de notre choix.
Je ne vous dirai point combien j’éprouvai d’agitations depuis votre éloignement. La pire de toutes étoit la crainte d’être oubliée. Le séjour où vous étiez me faisoit trembler; votre maniere d’y vivre augmentoit mon effroi; je croyois déjà vous voir avilir jusqu’à n’être plus qu’un homme à bonnes fortunes. Cette ignominie m’étoit plus cruelle que tous mes maux; j’aurois mieux aimé vous savoir malheureux que méprisable; [464] apres tant de peines auxquelles j’étois accoutumée, votre déshonneur étoit la seule que je ne pouvois supporter.
Je fus rassurée sur des craintes que le ton de vos lettrescommençoit à confirmer; & je le fus par un moyen qui eût pu mettre le comble aux alarmes d’une autre. Je parle du désordre où vous vous laissâtes entraîner, & dont le prompt, & libre aveu fut de toutes les preuves de votre franchise celle qui m’a le plus touchée. Je vous connoissois trop pour ignorer ce qu’un pareil aveu devoit vous coûter, quand même j’aurois cessé de vous être chére; je vis que l’amour, vainqueur de la honte, avoit pu seul vous l’arracher. Je jugeai qu’un coeur si sincere étoit incapable d’une infidélité cachée; je trouvai moins de tort dans votre faute que de mérite à la confesser, & me rappelant vos anciens engagements, je me guéris pour jamais de la jalousie.
Mon ami, je n’en fus pas plus heureuse; pour un tourment de moins sans cesse il en renaissoit mille autres, & je ne connus jamais mieux combien il est insensé de chercher dans l’égarement de son coeur un repos qu’on ne trouve que dans la sagesse. Depuis long-tems je pleurois en secret la meilleure des meres, qu’une langueur mortelle consumait insensiblement. Babi, à qui le fatal effet de ma chute m’avoit forcée à me confier, me trahit, & lui découvrit nos amours, & mes fautes. A peine eus-je retiré vos lettres de chez ma cousine qu’elles furent surprises. Le témoignage étoit convaincant; la tristesse acheva d’ôter à ma mere le peu de forces que son mal lui avoit laissées. Je faillis expirer de regret à ses pieds. Loin de m’exposer à la mort que je méritois, elle voila ma [465] honte, & se contenta d’en gémir; vous-même, qui l’aviez si cruellement abusée, ne pûtes lui devenir odieux. Je fus témoin de l’effet que produisit votre lettre sur son coeur tendre, & compatissant. Hélas! elle désiroit votre bonheur, & le mien. Elle tenta plus d’une fois... Que sert de rappeler une espérance à jamais éteinte! Le Ciel en avoit autrement ordonné. Elle finit ses tristes jours dans la douleur de n’avoir pu fléchir un époux sévere, & de laisser une fille si peu digne d’elle.
Accablée d’une si cruelle perte, mon ame n’eut plus de force que pour la sentir; la voix de la nature gémissante étouffa les murmures de l’amour. Je pris dans une espece d’horreur la cause de tant de maux; je voulus étouffer enfin l’odieuse passion qui me les avoit attirés, & renoncer à vous pour jamais. Il le falloit, sans doute; n’avois-je assez de quoi pleurer le reste de ma vie sans chercher incessamment de nouveaux sujets de larmes? Tout sembloit favoriser ma résolution. Si la tristesse attendrit l’ame, une profonde affliction l’endurcit. Le souvenir de ma mere mourante effaçoit le vôtre; nous étions éloignés; l’espoir m’avoit abandonnée. Jamais mon incomparable amie ne fut si sublime ni si digne d’occuper seule tout mon coeur; sa vertu, sa raison, son amitié, ses tendres caresses, sembloient l’avoir purifié; je vous crus oublié, je me crus guérie. Il étoit trop tard; ce que j’avois pris pour la froideur d’un amour éteint n’étoit que l’abattement du désespoir.
Comme un malade qui cesse de souffrir en tombant en foiblesse se ranime à de plus vives douleurs, je sentis bientôt renoître toutes les miennes quand mon pere m’eut annoncé [466] le prochain retour de M. de Wolmar. Ce fut alors que l’invincible amour me rendit des forces que je croyois n’avoir plus. Pour la premiere fois de ma vie j’osai résister en face à mon pere; je lui protestai nettement que jamais M. de Wolmar ne me seroit rien, que j’étois déterminée à mourir fille, qu’il étoit maître de ma vie, mais non pas de mon coeur, & que rien ne me feroit changer de volonté. Je ne vous parlerai ni de sa colere ni des traitemens que j’eus à souffrir. Je fus inébranlable: ma timidité surmontée m’avoit portée à l’autre extrémité, & si j’avois le ton moins impérieux que mon pere, je l’avois tout aussi résolu.
Il vit que j’avois pris mon parti, & qu’il ne gagneroit rien sur moi par autorité. Un instant je me crus délivrée de ses persécutions. Mais que devins-je quand tout à coup je vis à mes pieds le plus sévere des peres attendri, & fondant en larmes? Sans me permettre de me lever, il me serroit les genoux, & fixant ses yeux mouillés sur les miens, il me dit d’une voix touchante que j’entends encore au dedans de moi: Ma fille, respecte les cheveux blancs de ton malheureux pere; ne le fais pas descendre avec douleur au tombeau, comme celle qui te porta dans son sein; ah! veux-tu donner la mort à toute ta famille?
Concevez mon saisissement. Cette attitude, ce ton, ce geste, ce discours, cette affreuse idée, me bouleverserent au point que je me laissai aller demi-morte entre ses bras, & ce ne fut qu’apres bien des sanglots dont j’étois oppressée que je pus lui répondre d’une voix altérée, & faible: O mon pere! j’avois des armes contre vos menaces, je n’en ai point [467] contre vos pleurs; c’est vous qui ferez mourir votre fille.
Nous étions tous deux tellement agités que nous ne pûmes de long-tems nous remettre. Cependant, en repassant en moi-même ses derniers mots, je conçus qu’il étoit plus instruit que je n’avois cru, & résolue de me prévaloir contre lui de ses propres connoissances, je me préparois à lui faire, au péril de ma vie, un aveu trop long-tems différé, quand, m’arrêtant avec vivacité comme s’il eût prévu, & craint ce que j’alloix lui dire, il me parla ainsi:
Je sais quelle fantaisie indigne d’une fille bien née vous nourrissez au fond de votre coeur. Il est tems de sacrifier au devoir, & à l’honnêteté une passion honteuse qui vous déshonore, & que vous ne satisferez jamais qu’aux dépens de ma vie. Ecoutez une fois ce que l’honneur d’un pere, & le vôtre exigent de vous, & jugez-vous vous-même.
M. de Wolmar est un homme d’une grande naissance, distingué par toutes les qualités qui peuvent la soutenir, qui jouit de la considération publique, & qui la mérite. Je lui dois la vie; vous savez les engagemens que j’ai pris avec lui. Ce qu’il faut vous apprendre encore, c’est qu’étant allé dans son pays pour mettre ordre à ses affaires, il s’est trouvé enveloppé dans la derniere révolution, qu’il y a perdu ses biens, qu’il n’a lui-même échappé à l’exil en Sibérie que par un bonheur singulier, & qu’il revient avec le triste débris de sa fortune, sur la parole de son ami, qui n’en manqua jamais à personne. Prescrivez-moi maintenant la réception qu’il faut lui faire à son retour. Lui dirai-je: Monsieur, je vous ai promis ma fille tandis que [468] vous étiez riche, mais à présent que vous n’avez plus rien, je me rétracte, & ma fille ne veut point de vous? Si ce n’est pas ainsi que j’énonce mon refus, c’est ainsi qu’on l’interprétera: vos amours allégués seront pris pour un prétexte, ou ne seront pour moi qu’un affront de plus; & nous passerons, vous pour une fille perdue, moi pour un malhonnête homme qui sacrifie son devoir, & sa foi à un vil intérêt, & joint l’ingratitude à l’infidélité. Ma fille, il est trop tard pour finir dans l’opprobre une vie sans tache, & soixante ans d’honneur ne s’abandonnent pas en un quart d’heure.
Voyez donc, continua-t-il, combien tout ce que vous pouvez me dire est à présent hors de propos; voyez si des préférences que la pudeur désavoue, & quelque feu passager de jeunesse peuvent jamais être mis en balance avec le devoir d’une fille, & l’honneur compromis d’un pere. S’il n’étoit question pour l’un des deux que d’immoler son bonheur à l’autre, ma tendresse vous disputeroit un si doux sacrifice; mais, mon enfant, l’honneur a parlé, & dans le sang dont tu sors, c’est toujours lui qui décide."
Je ne manquois pas de bonnes réponses à ce discours; mais les préjugés de mon pere lui donnent des principes si différens des miens, que des raisons qui me sembloient sans réplique ne l’auroient pas même ébranlé. D’ailleurs, ne sachant ni d’où lui venoient les lumieres qu’il paraissoit avoir acquises sur ma conduite, ni jusqu’où elles pouvoient aller; craignant, à son affectation de m’interrompre, qu’il n’eût déjà pris son parti sur ce que j’avois à lui dire; et,[469] plus que tout cela, retenue par une honte que je n’ai jamais pu vaincre, j’aimois mieux employer une excuse qui me parut plus sûre, parce qu’elle étoit plus selon sa maniere de penser. Je lui déclarai sans détour l’engagement que j’avois pris avec vous; je protestai que je ne vous manquerois point de parole, & que, quoi qu’il pût arriver, je ne me marierois jamais sans votre consentement.
En effet, je m’aperçus avec joie que mon scrupule ne lui déplaisoit pas; il me fit de vifs reproches sur ma promesse, mais il n’y objecta rien; tant un gentilhomme plein d’honneur a naturellement une haute idée de la foi des engagements, & regarde la parole comme une chose toujours sacrée! Au lieu donc de s’amuser à disputer sur la nullité de cette promesse, dont je ne serois jamais convenue, il m’obligea d’écrire un billet, auquel il joignit une lettre qu’il fit partir sur-le-champ. Avec quelle agitation n’attendis-je point votre réponse! Combien je fis de voeux pour vous trouver moins de délicatesse que vous deviez en avoir! Mais je vous connoissois trop pour douter de votre obéissance, & je savois que plus le sacrifice exigé vous seroit pénible, plus vous seriez prompt à vous l’imposer. La réponse vint; elle me fut cachée durant ma maladie; apres mon rétablissement mes craintes furent confirmées, & il ne me resta plus d’excuses. Au moins mon pere me déclara qu’il n’en recevroit plus; & avec l’ascendant que le terrible mot qu’il m’avoit dit lui donnoit sur mes volontés, il me fit jurer que je ne dirois rien à M. de Wolmar qui pût le détourner de m’épouser; car, ajouta-t-il, cela lui paraîtroit un jeu concerté [470] entre nous, & à quelque prix que ce soit, il faut que ce mariages’acheve ou que je meure de douleur.
Vous le savez, mon ami, ma santé, si robuste contre la fatigue, & les injures de l’air, ne peut résister aux intempéries des passions, & c’est dans mon trop sensible coeur qu’est la source de tous les maux, & de mon corps, & de mon ame. Soit que de longs chagrins eussent corrompu mon sang, soit que la nature eût pris ce tems pour l’épurer d’un levain funeste, je me sentis fort incommodée à la fin de cet entretien. En sortant de la chambre de mon pere je m’efforçai pour vous écrire un mot, & me trouvai si mal qu’en me mettant au lit j’espérai ne m’en plus relever. Tout le reste vous est trop connu; mon imprudence attira la vôtre. Vous vîntes; je vous vis, & je crus n’avoir fait qu’un de ces rêves qui vous offroient si souvent à moi durant mon délire. Mais quand j’appris que vous étiez venu, que je vous avois vu réellement, & que, voulant partager le mal dont vous ne pouviez me guérir, vous l’aviez pris à dessein, je ne pus supporter cette derniere épreuve; et voyant un si tendre amour survivre à l’espérance, le mien, que j’avois pris tant de peine à contenir, ne connut plus de frein, & se ranima bientôt avec plus d’ardeur que jamais. Je vis qu’il faloit aimer malgré moi, je sentis qu’il faloit être coupable; que je ne pouvois résister ni à mon pere ni à mon amant, & que je n’accorderois jamais les droits de l’amour, & du sang qu’aux dépens de l’honnêteté. Ainsi tous mes bons sentimens acheverent de s’éteindre, toutes mes facultés s’altérerent, le crime perdit son horreur à mes yeux, je me sentis tout [471] autre au-dedans de moi; enfin, les transports effrénés d’une passion rendue furieuse par les obstacles, me jetterent dans le plus affreux désespoir qui puisse accabler une ame; j’osai désespérer de la vertu. Votre lettre plus propre à réveiller les remords qu’à les prévenir, acheva de m’égarer. Mon coeur étoit si corrompu que ma raisonne put résister aux discours de vos philosophes. Des horreurs dont l’idée n’avoit jamais souillé mon esprit oserent s’y présenter. La volonté les combattoit encore, mais l’imagination s’accoutumoit à les voir, & si je ne portois pas d’avance le crime au fond de mon coeur, je n’y portois plus ces résolutions généreuses qui seules peuvent lui résister.
J’ai peine à poursuivre. Arrêtons un moment. Rappelez-vous ce tems de bonheur, & d’innocence où ce feu si vif & si doux dont nous étions animés épuroit tous nos sentimens, où sa sainte ardeur* [*Sainte ardeur! Julie, ah Julie! quel mot pour une femme aussi bien guérie que vous croyez l’être?] nous rendoit la pudeur plus chére & l’honnêteté plus aimable, où les désirs mêmes ne sembloient noître que pour nous donner l’honneur de les vaincre & d’en être plus dignes l’un de l’autre. Relisez nos premieres lettres; songez à ces momens si courts & trop peu goûtés où l’amour se paroit à nos yeux de tous les charmes de la vertu, & où nous nous aimions trop pour former entre nous des liens désavoués par elle.
Qu’étions-nous, & que sommes-nous devenus? Deux tendres amans passerent ensemble une année entiere dans le plus rigoureux silence, leurs soupirs n’osoient s’exhaler, mais [472] leurs coeurs s’entendoient; ils croyoient souffrir; & ils étoient heureux. A force de s’entendre, ils se parlerent; mais, contens de savoir triompher d’eux-mêmes, & de s’en rendre mutuellement l’honorable témoignage, ils passerent une autre année dans une réserve non moins sévere; ils se disoient leurs peines, & ils étoient heureux. Ces longs combats furent mal soutenus; un instant de foiblesse les égara; ils s’oublierent dans les plaisirs; mais s’ils cesserent d’être chastes, au moins ils étoient fideles; au moins le Ciel, & la nature autorisoient les noeuds qu’ils avoient formés; au moins la vertu leur étoit toujours chére; ils l’aimoient encore, & la savoient encore honorer; ils s’étoient moins corrompus qu’avilis. Moins dignes d’être heureux, ils l’étoient pourtant encore.
Que font maintenant ces amans si tendres, qui brûloient d’une flamme si pure, qui sentoient si bien le prix de l’honnêteté? Qui l’apprendra sans gémir sur eux? Les voilà livrés au crime. L’idée même de souiller le lit conjugal ne leur fait plus d’horreur... ils méditent des adulteres! Quoi! sont-ils bien les mêmes? Leurs âmes n’ont-elles point changé? Comment cette ravissante image que le méchant n’aperçut jamais peut-elles’effacer des coeurs où elle a brillé? Comment l’attroit de la vertu ne dégoûte-t-il pas pour toujours du vice ceux qu il’ont une fois connue? Combien de siecles ont pu produire ce changement étrange? Quelle longueur de tems put détruire un si charmant souvenir, & faire perdre le vrai sentiment du bonheur à qui l’a pu savourer une fois? Ah! si le premier désordre est pénible, & lent, que tous les autres sont prompts, & faciles! Prestige des passions, tu [473] fascines ainsi la raison, tu trompes la sagesse, & changes la nature avant qu’on s’en aperçoive! On s’égare un seul moment de la vie, on se détourne d’un seul pas de la droite route; aussitôt une pente inévitable nous entraîne, & nous perd; on tombe enfin dans le gouffre, & l’on se réveille épouvanté de se trouver couvert de crimes avec un coeur né pour la vertu. Mon bon ami, laissons retomber ce voile: avons-nous besoin de voir le précipice affreux qu’il nous cache pour éviter d’en approcher? Je reprends mon récit.
M. de Wolmar arriva, & ne se rebuta pas du changement de mon visage. Mon pere ne me laissa pas respirer. Le deuil de ma mere alloit finir, & ma douleur étoit à l’épreuve du temps. Je ne pouvois alléguer ni l’un ni l’autre pour éluder ma promesse; il falut l’accomplir. Le jour qui devoit m’ôter pour jamais à vous, & à moi me parut le dernier de ma vie. J’aurois vu les apprêts de ma sépulture avec moins d’effroi que ceux de mon mariage. Plus j’approchois du moment fatal, moins je pouvois déraciner de mon coeur mes premieres affections: elles s’irritoient par mes efforts pour les éteindre. Enfin, je me lassai de combattre inutilement. Dans l’instant même où j’étois prête à jurer à un autre un éternelle fidélité, mon coeur vous juroit encore un amour éternel, & je fus menée au temple comme une victime impure qui souille le sacrifice où l’on va l’immoler.
Arrivée à l’église, je sentis en entrant une sorte d’émotion que je n’avois jamais éprouvée. Je ne sais quelle terreur vint saisir mon ame dans ce lieu simple, & auguste, tout rempli de la majesté de celui qu’on y sert. Une frayeur soudaine [474] me fit frissonner; tremblante, & prête à tomber en défaillance, j’eus peine à me traîner jusqu’au pied de la chaire. Loin de me remettre, je sentis mon trouble augmenter durant la cérémonie, & s’il me laissoit apercevoir les objets, c’étoit pour en être épouvantée. Le jour sombre de l’édifice, le profond silence des spectateurs, leur maintien modeste, & recueilli, le cortege de tous mes parents, l’imposant aspect de mon vénéré pere, tout donnoit à ce qui s’alloit passer un air de solennité qui m’excitoit à l’attention, & au respect, & qui m’eût fait frémir à la seule idée d’un parjure. Je crus voir l’organe de la Providence, & entendre la voix de Dieu dans le ministre prononçant gravement la sainte liturgie. La pureté, la dignité, la sainteté du mariage, si vivement exposées dans les paroles de l’Ecriture, ses chastes, & sublimes devoirs si importans au bonheur, à l’ordre, à la paix, à la durée du genre humain, si doux à remplir pour eux-mêmes; tout cela me fit une telle impression, que je crus sentir intérieurement une révolution subite. Une puissance inconnue sembla corriger tout à coup le désordre de mes affections, & les rétablir selon la loi du devoir, & de la nature. L’oeil éternel qui voit tout, disois-je en moi-même, lit maintenant au fond de mon coeur; il compare ma volonté cachée à la réponse de ma bouche: le Ciel, & la terre sont témoins de l’engagement sacré que je prends; ils le seront encore de ma fidélité à l’observer. Quel droit peut respecter parmi les hommes quiconque ose violer le premier de tous?
Un coup d’oeil jetté par hasard sur M., & Mde d’Orbe, [475] que je vis à côté l’un de l’autre, & fixant sur moi des yeux attendris, m’émut plus puissamment encore que n’avoient fait tous les autres objets. Aimable, & vertueux couple, pour moins connoître l’amour, en êtes-vous moins unis? Le devoir, & l’honnêteté vous lient: tendres amis, époux fideles, sans brûler de ce feu dévorant qui consume l’ame, vous vous aimez d’un sentiment pur, & doux qui la nourrit, que la sagesse autorise, & que la raison dirige; vous n’en êtes que plus solidement heureux. Ah! puissé-je dans un lien pareil recouvrer la même innocence, & jouir du même bonheur! Si je ne l’ai pas mérité comme vous, je m’en rendrai digne à votre exemple. Ces sentimens réveillerent mon espérance, & mon courage. J’envisageai le saint noeud que j’alloix former comme un nouvel état qui devoit purifier mon ame, & la rendre à tous ses devoirs. Quand le pasteur me demanda si je promettois obéissance, & fidélité parfaite à celui que j’acceptois pour époux, ma bouche, & mon coeur le promirent. Je le tiendrai jusqu’à la mort.
De retour au logis, je soupirois apres une heure de solitude, & de recueillement. Je l’obtins, non sans peine; & quelque empressement que j’eusse d’en profiter, je ne m’examinai d’abord qu’avec répugnance, craignant de n’avoir éprouvé qu’une fermentation passagere en changeant de condition, & de me retrouver aussi peu digne épouse que j’avois été fille peu sage. L’épreuve étoit sûre, mais dangereuse. Je commençai par songer à vous. Je me rendois le témoignage que nul tendre souvenir n’avoit profané l’engagement solennel que je venois de prendre. Je ne pouvois concevoir par quel [476] prodige votre opiniâtre image m’avoit pu laisser si long-tems en paix avec tant de sujets de me la rappeler; je me serois défiée de l’indifférence, & de l’oubli, comme d’un état trompeur qui m’étoit trop peu naturel pour être durable. Cette illusion n’étoit guere à craindre; je sentis que je vous aimois autant, & plus peut-être que je n’avois jamais fait; mais je le sentis sans rougir. Je vis que je n’avois pas besoin pour penser à vous d’oublier que j’étois la femme d’un autre. En me disant combien vous m’étiez cher, mon coeur étoit ému, mais ma conscience, & mes sens étoient tranquilles; & je connus des ce moment que j’étois réellement changée. Quel torrent de pure joie vint alors inonder mon ame! Quel sentiment de paix, effacé depuis si longtemps, vint ranimer ce coeur flétri par l’ignominie, & répandre dans tout mon être une sérénité nouvelle! Je cru me sentir renaître; je crus recommencer une autre vie. Douce, & consolante vertu, je la recommence pour toi; c’est toi qui me la rendras chére; c’est à toi que je la veux consacrer. Ah! j’ai trop appris ce qu’il en coûte à te perdre, pour t’abandonner une seconde fois!
Dans le ravissement d’un changement si grand, si prompt, si inespéré, j’osai considérer l’état où j’étois la veille; je frémis de l’indigne abaissement où m’avoit réduit l’oubli de moi-même, & de tous les dangers que j’avois courus depuis mon premier égarement. Quelle heureuse révolution me venoit de montrer l’horreur du crime qui m’avoit tentée, & réveilloit en moi le goût de la sagesse! Par quel rare bonheur avois-je été plus fidele à l’amour qu’à l’honneur qui me fut [477] si cher? Par quelle faveur du sort votre inconstance ou la mienne ne m’avoit-elle point livrée de nouvelles inclinations? Comment eussé-je opposé à un autre amant une résistance que le premier avoit déjà vaincue, & une honte accoutumée à céder aux désirs? Aurois-je plus respecté les droits d’un amour éteint que je n’avois respecté ceux de la vertu, jouissant encore de tout leur empire? Quelle sûreté avois-je eue de n’aimer que vous seul au monde si ce n’est un sentiment intérieur que croient avoir tous les amants, qui se jurent une constance éternelle, & se parjurent innocemment toutes les fois qu’il plaît au Ciel de changer leur coeur? Chaque défaite eût ainsi préparé la suivante; l’habitude du vice en eût effacé l’horreur à mes yeux. Entraînée du déshonneur à l’infamie sans trouver de prise pour m’arrêter, d’une amante abusée je devenois une fille perdue, l’opprobre de mon sexe, & le désespoir de ma famille. Qui m’a garantie d’un effet si naturel de ma premiere faute? Qui m’a retenue apres le premier pas? Qui m’a conservé ma réputation, & l’estime de ceux qui me sont chers? Qui m’a mise sous la sauvegarde d’un époux vertueux, sage, aimable par son caractere, & même par sa personne, & rempli pour moi d’un respect, & d’un attachement si peu mérités? Qui me permet enfin d’aspirer encore au titre d’honnête femme, & me rend le courage d’en être digne? Je le vois, je le sens; la main secourable qui m’a conduite à travers les ténebres est celle qui leve à mes yeux le voile de l’erreur, & me rend à moi malgré moi-même. La voix secrete qui ne cessoit de murmurer au fond de mon coeurs’éleve, & tonne avec plus de force au moment où j’étois prête à périr. [478] L’auteur de toute vérité n’a point souffert que je sortisse de sa présence, coupable d’un vil parjure; & prévenant mon crime par mes remords, il m’a montré l’abîme où j’alloix me précipiter. Providence éternelle, qui fais ramper l’insecte, & rouler les cieux, tu veilles sur la moindre de tes oeuvres! Tu me rappelles au bien que tu m’as fait aimer! Daigne accepter d’un coeur épuré par tes soins l’hommage que toi seule rends digne de t’être offert.
A l’instant, pénétrée d’un vif sentiment du danger dont j’étois délivrée, & de l’état d’honneur, & de sûreté où je me sentois rétablie, je me prosternai contre terre, j’élevai vers le Ciel mes mains suppliantes, j’invoqua il’Etre dont il est le trône, & qui soutient ou détruit quand il lui plaît par nos propres forces la liberté qu’il nous donne."Je veux, lui dis-je, le bien que tu veux, & dont toi seul es la source. Je veux aimer l’époux que tu m’as donné. Je veux être fidele, parce que c’est le premier devoir qui lie la famille, & toute la société. Je veux être chaste, parce que c’est la premiere vertu qui nourrit toutes les autres. Je veux tout ce qui se rapporte à l’ordre de la nature que tu as établi, & aux regles de la raison que je tiens de toi. Je remets mon coeur sous ta garde, & mes désirs en ta main. Rends toutes mes actions conformes à ma volonté constante, qui est la tienne; & ne permets plus que l’erreur d’un moment l’emporte sur le choix de toute ma vie.
Apres cette courte priere, la premiere que j’eusse faite avec un vrai zele, je me sentis tellement affermie dans mes résolutions, il me parut si facile, & si doux de les suivre, que je vis clairement où je devois chercher désormais la force dont j’avois [479] besoin pour résister à mon propre coeur, & que Je ne pouvois trouver en moi-même. Je tirai de cette seule découverte une confiance nouvelle, & je déplorai le triste aveuglement qui me l’avoit fait manquer si longtemps. Je n’avois jamais été tout à fait sans religion; mais peut-être vaudroit-il mieux n’en point avoir du tout que d’en avoir une extérieure, & maniérée, qui sans toucher le coeur rassure la conscience; de se borner à des formules, & de croire exactement en Dieu à certaines heures pour n’y plus penser le reste du temps. Scrupuleusement attachée au culte public, je n’en savois rien tirer pour la pratique de ma vie. Je me sentois bien née, & me livrois à mes penchants; j’aimois à réfléchir, & me fiois à ma raison; ne pouvant accorder l’esprit de l’Evangile avec celui du monde, ni la foi avec les oeuvres, j’avois pris un milieu qui contentoit ma vaine sagesse; j’avois des maximes pour croire, & d’autres pour agir; j’oubliois dans un lieu ce que j’avois pensé dans l’autre; j’étois dévote à l’église, & philosophe au logis. Hélas! je n’étois rien nulle part; mes prieres n’étoient que des mots, mes raisonnemens des sophismes, & je suivois pour toute lumiere la fausse lueur des feux errans qui me guidoient pour me perdre.
Je ne puis vous dire combien ce principe intérieur qui m’avoit manqué jusqu’ici m’a donné de mépris pour ceux qui m’ont si mal conduite. Quelle étoit, je vous prie, leur raison premiere, & sur quelle base étoient-ils fondés? Un heureux instinct me porte au bien: une violente passion s’éleve; elle a sa racine dans le même instinct; que ferai-je pour la détruire? De la considération de l’ordre je tire la beauté de [480] la vertu, & sa bonté de l’utilité commune. Mais que fait tout cela contre mon intérêt particulier, & lequel au fond m’importe le plus, de mon bonheur aux dépens du reste des hommes, ou du bonheur des autres aux dépens du mien? Si la crainte de la honte ou du châtiment m’empêche de mal faire pour mon profit, je n’ai qu’à mal faire en secret, la vertu n’a plus rien à me dire, & si je suis surprise en faute, on punira, comme à Sparte, non le délit, mais la maladresse. Enfin, que le caractere, & l’amour du beau soit empreint par la nature au fond de mon ame, j’aurai ma regle aussi long-tems qu’il ne sera point défiguré. Mais comment m’assurer de conserver toujours dans sa pureté cette effigie intérieure qui n’a point, parmi les êtres sensibles, de modele auquel on puisse la comparer? Ne sait-on pas que les affections désordonnées corrompent le jugement ainsi que la volonté, & que la conscience s’altere, & se modifie insensiblement dans chaque siecle, dans chaque peuple, dans chaque individu, selon l’inconstance, & la variété des préjugés?
Adorez l’Etre éternel, mon digne, & sage ami; d’un souffle vous détruirez ces fantômes de raison qui n’ont qu’une vaine apparence, & fuient comme une ombre devant l’immuable vérité. Rien n’existe que par celui qui est. C’est lui qui donne un but à la justice, une base à la vertu, un prix à cette courte vie employée à lui plaire; c’est lui qui ne cesse de crier aux coupables que leurs crimes secrets ont été vus, & qui sait dire au juste oublié,Tes vertus ont un témoin; c’est lui, c’est sa substance inaltérable qui est le vrai modele des perfections dont nous portons tous une image en nous-mêmes. Nos [481] passions ont beau la défigurer; tous ses traits liés à l’essence infinie se représentent toujours à la raison & lui servent à rétablir ce que l’imposture & l’erreur en ont altéré. Ces distinctions me semblent faciles; le sens commun suffit pour les faire. Tout ce qu’on ne peut séparer de l’idée de cette essence est Dieu; tout le reste est l’ouvrage des hommes. C’est à la contemplation de ce divin modele que l’ame s’épure & s’éleve, qu’elle apprend à mépriser ses inclinations basses & à surmonter ses vils penchants. Un coeur pénétré de ces sublimes vérités se refuse aux petites passions des hommes; cette grandeur infinie le dégoûte de leur orgueil; le charme de la méditation l’arrache aux désirs terrestres; & quand l’Etre immense dont il s’occupe n’existeroit pas, il seroit encore bon qu’ils’en occupât sans cesse pour être plus maître de lui-même, plus fort, plus heureux, & plus sage.
Cherchez-vous un exemple sensible des vains sophismes d’une raison qui ne s’appuye que sur elle-même? Considérons de sang-froid les discours de vos philosophes, dignes apologistes du crime, qui ne séduisirent jamais que des coeurs déjà corrompus. Ne diroit-on pas qu’en s’attaquant directement au plus saint & au plus solennel des engagemens, ces dangereux raisonneurs ont résolu d’anéantir d’un seul coup toute la société humaine, qui n’est fondée que sur la foi des conventions? Mais voyez, je vous prie, comme ils disculpent un adultere secret! C’est, disent-ils, qu’il n’en résulte aucun mal, pas même pour l’époux qui l’ignore. Comme s’ils pouvoient être sûrs qu’il l’ignorera toujours? Comme s’il suffisoit, pour autoriser le parjure & l’infidélité qu’ils ne nuisissent [482] pas à autrui! comme si ce n’étoit pas assez, pour abhorrer le crime, du mal qu’il fait à ceux qui le commettent! Quoi donc! ce n’est pas un mal de manquer de foi, d’anéantir autant qu’il est en soi la force du serment, & des contrats les plus inviolables? Ce n’est pas un mal de se forcer soi-même à devenir fourbe, & menteur? Ce n’est pas un mal deformer des liens qui vous font désirer le mal, & la mort d’autrui, la mort de celui même qu’on doit le plus aimer, & avec qui l’on a juré de vivre? Ce n’est pas un mal qu’un état dont mille autre crimes sont toujours le fruit? Un bien qui produiroit tant de maux seroit par cela seul un mal lui-même.
L’un des deux penseroit-il être innocent, parce qu’il est libre peut-être de son côté, & ne manque de foi à personne? Il se trompe grossierement. Ce n’est pas seulement l’intérêt des époux, mais la cause commune de tous les hommes, que la pureté du mariage ne soit point altérée. Chaque fois que deux époux s’unissent par un noeud solennel, il intervient un engagement tacite de tout le genre humain de respecter ce lien sacré, d’honorer en eux l’union conjugale; & c’est, ce me semble, une raison tres forte contre les mariages clandestins, qui, n’offrant nul signe de cette union, exposent des coeurs innocens à brûler d’une flamme adultere. Le public est en quelque sorte garant d’une convention passée en sa présence, & l’on peut dire que l’honneur d’une femme pudique est sous la protection spéciale de tous les gens de bien. Ainsi, quiconque ose la corrompre peche, premierement parce qu’il la fait pécher, & qu’on partage toujours les crimes qu’on fait commettre; [Tableau-2-9] [483] il peche encore directement lui-même, parce qu’il viole la foi publique, & sacrée du mariage, sans lequel rien ne peut subsister dans l’ordre légitime des choses humaines.
Le crime est secret, disent-ils, & il n’en résulte aucun mal pour personne. Si ces philosophes croient l’existence de Dieu, & l’immortalité de l’ame, peuvent-ils appeler un crime secret celui qui a pour témoin le premier offensé, & le seul vrai juge? Etrange secret que celui qu’on dérobe à tous les yeux, hors ceux à qui l’on ale plus d’intérêt à le cacher! Quand même ils ne reconnaîtroient pas la présence de la Divinité, comment osent-ils soutenir qu’ils ne font de mal à personne? Comment prouvent-ils qu’il est indifférent à un pere d’avoir des héritiers qui ne soient pas de son sang; d’être chargé peut-être de plus d’enfans qu’il n’en auroit eu, & forcé de partager ses biens aux gages de son déshonneur sans sentir pour eux des entrailles de pere? Supposons ces raisonneurs matérialistes; on n’en est que mieux fondé à leur opposer la douce voix de la nature, qui réclame au fond de tous les coeurs contre une orgueilleuse philosophie, & qu’on n’attaqua jamais par de bonnes raisons. En effet, si le corps seul produit la pensée, & que le sentiment dépende uniquement des organes, deux êtres formés d’un même sang ne doivent-ils pas avoir entre eux une plus étroite analogie, un attachement plus fort l’un pour l’autre, & se ressembler d’âme comme de visage, ce qui est une grande raison de s’aimer?
N’est-ce donc faire aucun mal, à votre avis, que d’anéantir ou troubler par un sang étranger cette union naturelle, [484], & d’altérer dans son principe l’affection mutuelle qui doit lier entre eux tous les membres d’une famille? Y a-t-il au monde un honnête homme qui n’eût horreur de changer l’enfant d’un autre en nourrice, & le crime est-il moindre de le changer dans le sein de la mere?
Si je considere mon sexe en particulier, que de maux j’apperçois dans ce désordre qu’ils prétendent ne faire aucun mal! Ne fût-ce que l’avilissement d’une femme coupable à qui la perte de l’honneur ôte bientôt toutes les autres vertus. Que d’indices trop sûrs pour un tendre époux d’une intelligence qu’ils pensent justifier par le secret, ne fût-ce que de n’être plus aimé de sa femme! Que fera-t-elle avec ses soins artificieux, que mieux prouver son indifférence? Est-ce l’oeil de l’amour qu’on abuse par de feintes caresses?, & quel supplice, auprès d’un objet chéri, de sentir que la main nous embrasse, & que le coeur nous repousse! Je veux que la fortune seconde une prudence qu’elle a si souvent trompée; je compte un moment pour rien la témérité de confier sa prétendue innocence, & le repos d’autrui à des précautions que le Ciel se plaît à confondre: que de faussetés, que de mensonges, que de fourberies pour couvrir un mauvais commerce, pour tromper un mari, pour corrompre des domestiques, pour en imposer au public! Quel scandale pour des complices! Quel exemple pour des enfants! Que devient leur éducation parmi tant de soins pour satisfaire impunément de coupables feux? Que devient la paix de la maison, & l’union des chefs? Quoi! dans tout cela l’époux n’est point lésé? Mais qui le dédommagera d’un [485] coeur qui lui étoit dû? Qui lui pourra rendre une femme estimable? Qui lui donnera le repos, & la sûreté? Qui le guérira de ses justes soupçons? Qui fera confier un pere au sentiment de la nature en embrassant son propre enfant?
A l’égard des liaisons prétendues que l’adultere, & l’infidélité peuvent former entre les familles, c’est moins une raison sérieuse qu’une plaisanterie absurde, & brutale qui ne mérite pour toute réponse que le mépris, & l’indignation. Les trahisons, les querelles, les combats, les meurtres, les empoisonnements, dont ce désordre a couvert la terre dans tous les temps, montrent assez ce qu’on doit attendre pour le repos, & l’union des hommes d’un attachement formé par le crime. S’il résulte quelque sorte de société de ce vil, & méprisable commerce, elle est semblable à celle des brigands, qu’il faut détruire, & anéantir pour assurer les sociétés légitimes.
J’ai tâché de suspendre l’indignation que m’inspirent ces maximes pour les discuter paisiblement avec vous. Plus je les trouve insensées, moins je dois dédaigner de les réfuter, pour me faire honte à moi-même de les avoir peut-être écoutées avec trop peu d’éloignement. Vous voyez combien elles supportent mal l’examen de la saine raison. Mais où chercher la saine raison, sinon dans celui qui en est la source, & que penser de ceux qui consacrent à perdre les hommes ce flambeau divin qu’il leur donna pour les guider? Défions-nous d’une philosophie en paroles; défions-nous d’une fausse vertu qui sape toutes les vertus, & s’applique à justifier tous les vices pour s’autoriser à les avoir tous. Le meilleur moyen de trouver ce qui est bien est de le chercher [486] sincerement; & l’on ne peut long-tems le chercher ainsi sans remonter à l’auteur de tout bien. C’est ce qu’il me semble avoir fait depuis que je m’occupe à rectifier mes sentimens, & ma raison; c’est ce que vous ferez mieux que moi quand vous voudrez suivre la même route. Il m’est consolant de songer que vous avez souvent nourri mon esprit des grandes idées de la religion; & vous, dont le coeur n’a rien de caché pour moi, ne m’en eussiez pas ainsi parlé si vous aviez eu d’autres sentimens. Il me semble même que ces conversations avoient pour nous des charmes. La présence de l’Etre suprême ne nous fut jamais importune; elle nous donnoit plus d’espoir que d’épouvante; elle n’effraya jamais que l’ame du méchant: nous aimions à l’avoir pour témoin de nos entretiens, à nous révéler conjointement jusqu’à lui. Si quelquefois nous étions humiliés par la honte, nous nous disions en déplorant nos foiblesses: au moins il voit le fond de nos coeurs, & nous en étions plus tranquilles.
Si cette sécurité nous égara, c’est au principe sur lequel elle étoit fondée à nous ramener. N’est-il pas bien indigne d’un homme de ne pouvoir jamais s’accorder avec lui-même; d’avoir une regle pour ses actions, une autre pour ses sentimens; de penser comme s’il étoit sans corps, d’agir comme s’il étoit sans ame, & de ne jamais approprier à soi tout entier rien de ce qu’il fait en toute sa vie? Pour moi, je trouve qu’on est bien fort avec nos anciennes maximes, quand on ne les borne pas à de vaines spéculations. La foiblesse est de l’homme, & le Dieu clément qui le fit la lui pardonnera sans doute; mais le crime est du méchant, [487], & ne restera point impuni devant l’auteur de toute justice. Un incrédule, d’ailleurs heureusement né, se livre aux vertus qu’il aime; il fait le bien par goût, & non par choix. Si tous ses désirs sont droits, il les suit sans contrainte; il les suivroit de même s’ils ne l’étoient pas, car pourquoi se gêneroit-il? Mais celui qui reconnaît, & sert le pere commun des hommes se croit une plus haute destination; l’ardeur de la remplir anime son zele; & suivant une regle plus sûre que ses penchants, il sait faire le bien qui lui coûte, & sacrifier les désirs de son coeur à la loi du devoir. Tel est, mon ami, le sacrifice héroique auquel nous sommes tous deux appelés. L’amour qui nous unissoit eût fait le charme de notre vie. Il survéquit à l’espérance; il brava le tems, & l’éloignement; il supporta toutes les épreuves. Un sentiment si parfait ne devoit point périr de lui-même; il étoit digne de n’être immolé qu’à la vertu.
Je vous dirai plus. Tout est changé entre nous; il faut nécessairement que votre coeur change. Julie de Wolmar n’est plus votre ancienne Julie; la révolution de vos sentimens pour elle est inévitable, & il ne vous reste que le choix de faire honneur de ce changement au vice ou à la vertu. J’ai dans la mémoire un passage d’un auteur que vous ne récuserez pas: L’amour, dit-il, est privé de son plus grand charme quand l’honnêteté l’abandonne. Pour en sentir tout le prix, il faut que le coeur s’y complaise, & qu’il nous éleve en élevant l’objet aimé. Otez l’idée de la perfection, vous ôtez l’enthousiasme; ôtez l’estime, & l’amour n’est plus rien. Comment une femme honorera-t-elle un homme [488] qu’elle doit mépriser? Comment pourra-t-il honorer lui-même celle qui n’a pas craint de s’abandonner à un vil corrupteur? Ainsi bientôt ils se mépriseront mutuellement. L’amour, ce sentiment céleste, ne sera plus pour eux qu’un honteux commerce. Ils auront perdu l’honneur, & n’auront point trouvé la félicité."* [*Voyez la premiere partie. Lettre XXIV.] Voilà notre leçon, mon ami; c’est vous qui l’avez dictée. Jamais nos coeurs s’aimerent-ils plus délicieusement, & jamais l’honnêteté leur fut-elle aussi chére que dans le tems heureux où cette lettre fut écrite? Voyez donc à quoi nous meneroient aujourd’hui de coupables feux nourris aux dépens des plus doux transports qui ravissent l’ame! L’horreur du vice qui nous est si naturelle à tous deux s’étendroit bientôt sur le complice de nos fautes; nous nous hairions pour nous être trop aimés, & l’amour s’éteindroit dans les remords. Ne vaut-il pas mieux épurer un sentiment si cher pour le rendre durable? Ne vaut-il pas mieux en conserver au moins ce qui peut s’accorder avec l’innocence? N’est-ce pas conserver tout ce qu’il eut de plus charmant? Oui, mon bon, & digne ami, pour nous aimer toujours il faut renoncer l’un à l’autre. Oublions tout le reste, & soyez l’amant de mon ame. Cette idée est si douce qu’elle console de tout.
Voilà le fidele tableau de ma vie, & l’histoire naive de tout ce qui s’est passé dans mon coeur. Je vous aime toujours, n’en doutez pas. Le sentiment qui m’attache à vous est si tendre, & si vif encore, qu’une autre en seroit peut-être alarmée; pour moi, j’en connus un trop différent pour me défier de celui-ci. Je sens qu’il a changé de nature, & du [489] moins en cela mes fautes passées fondent ma sécurité présente. Je sais que l’exacte bienséance, & la vertu de parade exigeroient davantage encore, & ne seroient pas contentes que vous ne fussiez tout à fait oublié. Je crois avoir une regle plus sûre, & je m’y tiens. J’écoute en secret ma conscience; elle ne me reproche rien, & jamais elle ne trompe une ame qui la consulte sincerement. Si cela ne suffit pas pour me justifier dans le monde, cela suffit pour ma propre tranquillité. Comment s’est fait cet heureux changement? Je l’ignore. Ce que je sais, c’est que je l’ai vivement désiré. Dieu seul a fait le reste. Je penserois qu’une ame une fois corrompue l’est pour toujours, & ne revient plus au bien d’elle-même, à moins que quelque révolution subite, quelque brusque changement de fortune, & de situation ne change tout à coup ses rapports, & par un violent ébranlement ne l’aide à retrouver une bonne assiette. Toutes ses habitudes étant rompues, & toutes ses passions modifiées, dans ce bouleversement général, on reprend quelquefois son caractere primitif, & l’on devient comme un nouvel être sorti récemment des mains de la nature. Alors le souvenir de sa précédente bassesse peut servir de préservatif contre une rechute. Hier on étoit abject, & foible; aujourd’hui l’on est fort, & magnanime. En se contemplant de si près dans deux états si différents, on en sent mieux le prix de celui où l’on est remonté, & l’on en devient plus attentif à s’y soutenir. Mon mariage m’a fait éprouver quelque chose de semblable à ce que je tâche de vous expliquer. Ce lien si redouté me délivre d’une servitude beaucoup plus redoutable, & mon époux [490] m’en devient plus cher pour m’avoir rendue à moi-même.
Nous étions trop unis vous, & moi pour qu’en changeant d’espece notre union se détruise. Si vous perdrez une tendre amante, vous gagnez une fidele amie; & quoi que nous en ayons pu dire durant nos illusions, je doute que ce changement vous soit désavantageux. Tirez-en le même parti que moi, je vous en conjure, pour devenir meilleur, & plus sage, & pour épurer par des moeurs chrétiennes les leçons de la philosophie. Je ne serai jamais heureuse que vous ne soyez heureux aussi, & je sens plus que jamais qu’il n’y a point de bonheur sans la vertu. Si vous m’aimez véritablement, donnez-moi la douce consolation de voir que nos coeurs ne s’accordent pas moins dans leur retour au bien qu’ils s’accorderent dans leur égarement.
Je ne crois pas avoir besoin d’apologie pour cette longue lettre. Si vous m’étiez moins cher, elle seroit plus courte. Avant de la finir, il me reste une grace à vous demander. Un cruel fardeau me pese sur le coeur. Ma conduite passée est ignorée de M. de Wolmar; mais une sincérité sans réserve fait partie de la fidélité que je lui dois. J’aurois déjà cent fois tout avoué, vous seul m’avez retenue. Quoique je connoisse la sagesse, & la modération de M. de Wolmar, c’est toujours vous compromettre que de vous nommer, & je n’ai point voulu le faire sans votre consentement. Seroit-ce vous déplaire que de vous le demander, & aurois-je trop présumé de vous ou de moi en me flattant de l’obtenir? Songez, je vous supplie, que cette réserve ne sauroit être innocente, qu’elle m’est chaque jour plus cruelle, & que, jusqu’à la réception de votre réponse, je n’auroi pas un instant de tranquillité.
LETTRE XIX.
REPONSE
Et vous ne seriez plus ma Julie? Ah! ne dites pas cela, digne & respectable femme. Vous l’êtes plus que jamais. Vous êtes celle qui méritez les hommages de tout l’univers. Vous êtes celle que j’adoroi en commençant d’être sensible à la véritable beauté. Vous êtes celle que je ne cesseroi d’adorer, même apres ma mort, s’il reste encore en mon ame quelque souvenir des attraits vraiment célestes qui l’enchanterent durant ma vie. Cet effort de courage qui vous ramene à tout votre vertu ne vous rend que plus semblable à vous-même. Non, non, quelque supplice que j’éprouve à le sentir & le dire, jamais vous ne fûtes mieux ma Julie qu’au moment que vous renoncez à moi. Hélas! c’est en vous perdant que je vous ai retrouvée. Mais moi dont le coeur frémit au seul projet de vous imiter, moi tourmenté d’une passion criminelle que je ne puis ni supporter ni vaincre, suis-je celui que je pensois être? Etois-je digne de vous plaire? Quel droit avois-je de vous importuner de mes plaintes & de mon désespoir! C’étoit bien à moi d’oser soupirer pour vous! Eh! qu’étois-je pour vous aimer?
Insensé! comme si je n’éprouvois pas assez d’humiliations sans en rechercher de nouvelles! Pourquoi compter des différences que l’amour fit disparoître? Il m’élevoit, il m’égaloit à vous, sa flamme me soutenoit; nos coeurs s’étoient [492] confondus; tous leurs sentimens nous étoient communs, & les miens partageoient la grandeur des vôtres. Me voilà donc retombé dans toute ma bassesse! Doux espoir, qui nourrissois mon ame, & m’abusas si longtemps, te voilà donc éteint sans retour! Elle ne sera point à moi! Je la perds pour toujours! Elle fait le bonheur d’un autre!... O rage! ô tourment de l’enfer!...Infidele! ah! devois-tu jamais... Pardon, pardon, Madame; ayez pitié de mes fureurs. O Dieu! vous l’avez trop bien dit, elle n’est plus... elle n’est plus, cette tendre Julie à qui je pouvois montrer tous les mouvemens de mon coeur! Quoi! je me trouvois malheureux, & je pouvois me plaindre!... elle pouvoit m’écouter! J’étois malheureux?... que suis-je donc aujourd’hui?... Non, je ne vous ferai plus rougir de vous ni de moi. C’en est fait, il faut renoncer l’un à l’autre, il faut nous quitter; la vertu même en a dicté l’arrêt; votre main l’a pu tracer. Oublions-nous... oubliez-moi du moins. Je l’ai résolu, je le jure; je ne vous parlerai plus de moi.
Oserai-je vous parler de vous encore, & conserver le seul intérêt qui me reste au monde, celui de votre bonheur? En m’exposant l’état de votre ame, vous ne m’avez rien dit de votre sort. Ah! pour prix d’un sacrifice qui doit être senti de vous, daignez me tirer de ce doute insupportable. Julie, êtes-vous heureuse? Si vous l’êtes, donnez-moi dans mon désespoir la seule consolation dont je sois susceptible; si vous ne l’êtes pas, par pitié daignez me le dire, j’en serai moins long-tems malheureux.
Plus je réfléchis sur l’aveu que vous méditez, moins j’y [493] puis consentir; & le même motif qui m’ôta toujours le courage de vous faire un refus me doit rendre inexorable sur celui-ci. Le sujet est de la derniere importance, & je vous exhorte à bien peser mes raisons. Premierement, il me semble que votre extrême délicatesse vous jette à cet égard dans l’erreur, & je ne vois point sur quel fondement la plus austere vertu pourroit exiger une pareille confession. Nul engagement au monde ne peut avoir un effet rétroactif. On ne sauroit s’obliger pour le passé, ni promettre ce qu’on n’a plus le pouvoir de tenir: pourquoi devroit-on compte à celui à qui l’on s’engage de l’usage antérieur qu’on a fait de sa liberté, & d’une fidélité qu’on ne lui a point promise? Ne vous y trompez pas, Julie; ce n’est pas à votre époux, c’est à votre ami que vous avez manqué de foi. Avant la tyrannie de votre pere, le Ciel, & la nature nous avoient unis l’un à l’autre. Vous avez fait, en formant d’autres noeuds, un crime que l’amour ni l’honneur peut-être ne pardonne point, & c’est à moi seul de réclamer le bien que M. de Wolmar m’a ravi.
S’il est des cas où le devoir puisse exiger un pareil aveu, c’est quand le danger d’une rechute oblige une femme prudente à prendre des précautions pour s’en garantir. Mais votre lettre m’a plus éclairé que vous ne pensez sur vos vrais sentimens. En la lisant, j’ai senti dans mon propre coeur combien le vôtre eût abhorré de près, même au sein de l’amour, un engagement criminel dont l’éloignement nous ôtoit l’horreur.
Des là que le devoir, & l’honnêteté n’exigent pas cette [494] confidence, la sagesse, & la raison la défendent; car c’est risquer sans nécessité ce qu’il y a de plus précieux dans le mariage, l’attachement d’un époux, la mutuelle confiance, la paix de la maison. Avez-vous assez réfléchi sur une pareille démarche? Connoissez-vous assez votre mari pour être sûre de l’effet qu’elle produira sur lui? Savez-vous combien il y a d’hommes au monde auxquels il n’en faudroit pas davantage pour concevoir une jalousie effrénée, un mépris invincible, & peut-être attenter aux jours d’une femme? Il faut pour ce délicat examen avoir égard au temps, aux lieux, aux caracteres. Dans le pays où je suis, de pareilles confidences sont sans aucun danger, & ceux qui traitent si légerement la foi conjugale ne sont pas gens à faire une si grande affaire des fautes qui précéderent l’engagement. Sans parler des raisons qui rendent quelquefois ces aveux indispensables, & qui n’ont pas eu lieu pour vous, je connois des femmes assez médiocrement estimables qui se sont fait à peu de risques un mérite de cette sincérité, peut-être pour obtenir à ce prix une confiance dont elles puissent abuser au besoin. Mais dans des lieux où la sainteté du mariage est plus respectée, dans des lieux où ce lien sacré forme une union solide, & où les maris ont un véritable attachement pour leurs femmes, ils leur demandent un compte plus sévere d’elles-mêmes; ils veulent que leurs coeurs n’aient connu que pour eux un sentiment tendre; usurpant un droit qu’ils n’ont pas, ils exigent qu’elles soient à eux seuls avant de leur appartenir, & ne pardonnent pas plus l’abus de la liberté qu’une infidélité réelle.
Croyez-moi, vertueuse Julie, défiez-vous d’un zele sans fruit [495], & sans nécessité. Gardez un secret dangereux que rien ne vous oblige à révéler, dont la communication peut vous perdre, & n’est d’aucun usage à votre époux. S’il est digne de cet aveu, son ame en sera contristée, & vous l’aurez affligé sans raison. S’il n’en est pas digne, pourquoi voulez-vous donner un prétexte à ses torts envers vous? Que savez-vous si votre vertu, qui vous a soutenue contre les attaques de votre coeur, vous soutiendroit encore contre des chagrins domestiques toujours renaissants? N’empirez point volontairement vos maux, de peur qu’ils ne deviennent plus forts que votre courage, & que vous ne retombiez à force de scrupules dans un état pire que celui dont vous avez eu peine à sortir. La sagesse est la base de toute vertu: consultez-la, je vous en conjure, dans la plus importante occasion de votre vie; & si ce fatal secret vous pese si cruellement, attendez du moins pour vous en décharger que le temps, les années, vous donnent une connoissance plus parfaite de votre époux, & ajoutent dans son coeur, à l’effet de votre beauté, l’effet plus sûr encore des charmes de votre caractere, & la douce habitude de les sentir. Enfin quand ces raisons, toutes solides qu’elles sont, ne vous persuaderoient pas, ne fermez point l’oreille à la voix qui vous les expose. O Julie, écoutez un homme capable de quelque vertu, & qui mérite au moins de vous quelque sacrifice par celui qu’il vous fait aujourd’hui!
Il faut finir cette lettre. Je ne pourrois, je le sens, m’empêcher d’y reprendre un ton que vous ne devez plus entendre. Julie, il faut vous quitter! Si jeune encore, il faut déjà renoncer au bonheur! O tems! qui ne dois plus revenir! tems [496] passé pour toujours, source de regrets éternels! plaisirs, transports, douces extases, momens délicieux, ravissemens célestes! mes amours, mes uniques amours, honneur, & charme de ma vie! adieu pour jamais.
LETTRE XX.
DE JULIE
Vous me demandez si je suis heureuse. Cette question me touche, & en la faisant vous m’aidez à y répondre; car, bien loin de chercher l’oubli dont vous parlez, j’avoue que je ne saurois être heureuse si vous cessiez de m’aimer; mais je le suis à tous égards, & rien ne manque à mon bonheur que le vôtre. Si j’ai évité dans ma lettre précédente de parler de M. de Wolmar, je l’ai fait par ménagement pour vous. Je connoissois trop votre sensibilité pour ne pas craindre d’aigrir vos peines; mais votre inquiétude sur mon sort m’obligeant à vous parler de celui dont il dépend, je ne puis vous en parler que d’une maniere digne de lui, comme il convient à son épouse, & à une amie de la vérité.
M. de Wolmar a près de cinquante ans; sa vie unie, réglée, & le calme des passions, lui ont conservé une constitution si saine, & un air si frais, qu’il paraît à peine en avoir quarante; et il n’a rien d’un âge avancé que l’expérience, & la sagesse. Sa physionomie est noble, & prévenante, son abord simple, & ouvert; ses manieres sont plus honnêtes qu’empressées; il parle peu, & [497] d’un grand sens, mais sans affecter ni précision ni sentences. Il est le même pour tout le monde, ne cherche, & ne fuit personne, & n’a jamais d’autres préférences que celles de la raison.
Malgré sa froideur naturelle, son coeur, secondant les intentions de mon pere, crut sentir que je lui convenois, & pour la premiere fois de sa vie il prit un attachement. Ce goût modéré, mais durable, s’est si bien réglé sur les bienséances, & s’est maintenu dans une telle égalité, qu’il n’a pas eu besoin de changer de ton en changeant d’état, & que, sans blesser la gravité conjugale, il conserve avec moi depuis son mariage les mêmes manieres qu’il avoit auparavant. Je ne l’ai jamais vu ni gai ni triste, mais toujours content; jamais il ne me parle de lui, rarement de moi; il ne me cherche pas, mais il n’est pas fâché que je le cherche, & me quitte peu volontiers. Il ne rit point; il est sérieux sans donner envie de l’être; au contraire, son abord serein semble m’inviter à l’enjouement; & comme les plaisirs que je goûte sont les seuls auxquels il paraît sensible, une des attentions que je lui dois est de chercher à m’amuser. En un mot, il veut que je sois heureuse: il ne me le dit pas, mais je le vois, & vouloir le bonheur de sa femme, n’est-ce pas l’avoir obtenu?
Avec quelque soin que j’aie pu l’observer, je n’ai sçu lui trouver de passion d’aucune espece que celle qu’il a pour moi. Encore cette passion est-elle si égale, & si tempérée, qu’on diroit qu’il n’aime qu’autant qu’il veut aimer, & qu’il ne le veut qu’autant que la raison le permet. Il est réellement ce que Milord Edouard croit être; en quoi je le [498] trouve bien supérieur à tous nous autres gens à sentiment, qui nous admirons tant nous-mêmes; car le coeur nous trompe en mille manieres, & n’agit que par un principe toujours suspect; mais la raison n’a d’autre fin que ce qui est bien; ses regles sont sûres, claires, faciles dans la conduite de la vie; & jamais elle ne s’égare que dans d’inutiles spéculations qui ne sont pas faites pour elle.
Le plus grand goût de M. de Wolmar est d’observer. Il aime à juger des caracteres des hommes, & des actions qu’il voit faire. Il en juge avec une profonde sagesse, & la plus parfaite impartialité. Si un ennemi lui faisoit du mal, il en discuteroit les motifs, & les moyens aussi paisiblement que s’il s’agissoit d’une chose indifférente. Je ne sais comment il a entendu parler de vous; mais il m’en a parlé plusieurs fois lui-même avec beaucoup d’estime, & je le connois incapable de déguisement. J’ai cru remarquer quelquefois qu’il m’observoit durant ces entretiens; mais il y a grande apparence que cette prétendue remarque n’est que le secret reproche d’une conscience alarmée. Quoi qu’Il en soit, j’ai fait en cela mon devoir; la crainte ni la honte ne m’ont point inspiré de réserve injuste, & je vous ai rendu justice auprès de lui, comme je la lui rends auprès de vous.
J’oubliois de vous parler de nos revenus, & de leur administration. Le débris des biens de M. de Wolmar, joint à celui de mon pere, qui ne s’est réservé qu’une pension, lui fait une fortune honnête, & modérée, dont il use noblement, & sagement, en maintenant chez lui non l’incommode, & vain appareil du luxe, mais l’abondance, les véritables commodités [499] de la vie, * [*Il n’y a pas d’association plus commune que celle du faite, & de la lézine. On prend sur la nature, sur les vrais plaisirs, sur le besoin même, tout ce qu’on donne à l’opinion. Tel homme orne son palais aux dépens de sa cuisine; tel autre aime mieux une belle vaisselle qu’un bon diné; tel autre fait un repas d’appareil, & meurt de faim tout le reste de l’année. Quand je vois un buffet de vermeil, je m’attends à du vin qui m’empoisonne. Combien de fois dans des maisons de campagne en respirant le frais au matin l’aspect d’un beau jardin vous tente? On se leve de bonne heure, on se promene, en gagne de l’appétit; on veut dejeuner. L’Officier est sorti, ou les provisions manquent, ou Madame n’a pas donné ses ordres, ou l’on vous fait ennuyer d’attendre. Quelquefois on vous prévient, on vient magnifiquement vous offrir de tout, à condition que vous n’accepterez rien. Il faut rester à jeun jusqu’à trois heures, ou déjeuner avec des tulipes. Je me sou viens de m’être promené dans un tres-beau parc dont on disoit que la Maitresse aimoit beaucoup le café, & n’en prenoit jamais, attendu qu’il coûtoit fois la tasse; mais elle donnoit de grand coeur mille écus a son jardinier. Je crois que j’aimerois mieux avoir des charmilles moins bien taillées, & prendre du café plus souvent.]& le nécessaire chez ses voisins indigents. L’ordre qu’il a mis dans sa maison est l’image de celui qui regne au fond de son ame, & semble imiter dans un petit ménage l’ordre établi dans le gouvernement du monde. On n’y voit ni cette inflexible régularité qui donne plus de gêne que d’avantage, & n’est supportable qu’à celui qui l’impose, ni cette confusion mal entendue qui pour trop avoir ô tel’usage de tout. On y reconnaît toujours la main du maître, & l’on ne la sent jamais; il a si bien ordonné le premier arrangement qu’à présent tout va tout seul, & qu’on jouit à la fois de la regle, & de la liberté.
Voilà, mon bon ami, une idée abrégée, mais fidele, du caractere de M. de Wolmar, autant que je l’ai pu connoître [500] depuis que je vis avec lui. Tel il m’a paru le premier jour, tel il me paraît le dernier sans aucune altération; ce qui me fait espérer que je l’ai bien vu, & qu’il ne me reste plus rien à découvrir; car je n’imagine pas qu’il pût se montrer autrement sans y perdre.
Sur ce tableau, vous pouvez d’avance vous répondre à vous-même; & il faudroit me mépriser beaucoup pour ne pas me croire heureuse avec tant de sujet de l’être.* [*Apparemment qu’elle n’avoit pas découvert encore le fatal secret qui la tourmenta si sort la suite, ou qu’elle ne vouloit pas alors le confier à son ami.] Ce qui m’a long-tems abusée, & qui peut-être vous abuse encore, c’est la pensée que l’amour est nécessaire pour former un heureux mariage. Mon ami, c’est une erreur; l’honnêteté, la vertu, de certaines convenances, moins de conditions, & d’âges que de caracteres, & d’humeurs, suffisent entre deux époux; ce qui n’empêche point qu’il ne résulte de cette union un attachement tres tendre qui, pour n’être pas précisément de l’amour, n’en est pas moins doux, & n’en est que plus durable. L’amour est accompagné d’une inquiétude continuelle de jalousie ou de privation, peu convenable au mariage, qui est un état de jouissance, & de paix. On ne s’épouse point pour penser uniquement l’un à l’autre, mais pour remplir conjointement les devoirs de la vie civile, gouverner prudemment la maison, bien élever ses enfants. Les amans ne voyent jamais qu’eux, ne s’occupent incessamment que d’eux, & la seule chose qu’ils sachent faire est de s’aimer. Ce n’est pas assez pour des époux, qui ont tant d’autres soins à remplir. [501] Il n’y a point de passion qui nous fasse une si forte illusion que l’amour; on prend sa violence pour un signe de sa durée; le coeur surchargé d’un sentiment si doux l’étend pour ainsi dire sur l’avenir, & tant que cet amour dure on croit qu’il ne finira point. Mais au contraire, c’est son ardeur même qui le consume; il s’use avec la jeunesse, il s’efface avec la beauté, il s’éteint sous les glaces de l’âge, & depuis que le monde existe on n’a jamais vu deux amans en cheveux blancs soupirer l’un pour l’autre. On doit donc compter qu’on cessera de s’adorer tôt ou tard; alors l’idole qu’on servoit détruite, on se voit réciproquement tels qu’on est. On cherche avec étonnement l’objet qu’on aima; ne le trouvant plus on se dépite contre celui qui reste, & souvent l’imagination le défigure autant qu’elle l’avoit paré; il y a peu de gens, dit la Rochefoucault, qui ne soient honteux de s’être aimés, quand ils ne s’aiment plus.* [*Je serois bien surpris que Julie eût lu cité la Rochefoucault en toute autre occasion. Jamais son triste livre ne goûté des bonnes gens.] Combien alors il est à craindre que l’ennui ne succede à des sentimens trop vifs, que leur déclin, sans s’arrêter à l’indifférence, ne passe jusqu’au dégoût, qu’on ne se trouve enfin tout-à-fait rassasiés l’un de l’autre, & que pour s’être trop aimés amans, on n’en vienne à se hair époux! Mon cher ami, vous m’avez toujours paru bien aimable, beaucoup trop pour mon innocence & pour mon repos; mais je ne vous ai jamais vu qu’amoureux, que sais-je ce que vous seriez devenu cessant de l’être? L’amour éteint vous eût toujours [502] laissé la vertu, je l’avoue; mais en est-ce assez pour être heureux dans un lien que le coeur doit serrer, & combien d’hommes vertueux ne laissent pas d’être des maris insupportables! Sur tout cela vous en pouvez dire autant de moi.
Pour M. de Wolmar, nulle illusion ne nous prévient l’un pour l’autre: nous nous voyons tels que nous sommes; le sentiment qui nous joint n’est point l’aveugle transport des coeurs passionnés, mais l’immuable, & constant attachement de deux personnes honnêtes, & raisonnables, qui, destinées à passer ensemble le reste de leurs jours, sont contentes de leur sort, & tâchent de se le rendre doux l’une à l’autre. Il semble que, quand on nous eût formés expres pour nous unir, on n’auroit pu réussir mieux. S’il avoit le coeur aussi tendre que moi, il seroit impossible que tant de sensibilité de part, & d’autre ne se heurtât quelquefois, & qu’il n’en résultât des querelles. Si j’étois aussi tranquille que lui, trop de froideur régneroit entre nous, & rendroit la société moins agréable, & moins douce. S’il ne m’aimoit point, nous vivrions mal ensemble; s’il m’eût trop aimée, il m’eût été importun. Chacun des deux est précisément ce qu’il faut à l’autre; il m’éclaire, & je l’anime; nous en valons mieux réunis, & il semble que nous soyons destinés à ne faire entre nous qu’une seule ame, dont il est l’entendement, & moi la volonté. Il n’y a pas jusqu’à son âge un peu avancé qui ne tourne au commun avantage: car, avec la passion dont j’étois tourmentée, il est certain que s’il eût été plus jeune je l’aurois épousé avec plus de peine encore, & cet exces de répugnance eût peut-être empêché l’heureuse révolution qui s’est faite en moi.
[503] Mon ami, le Ciel éclaire la bonne intention des peres, & récompense la docilité des enfants. A Dieu ne plaise que je veuille insulter à vos déplaisirs. Le seul désir de vous rassurer pleinement sur mon sort me fait ajouter ce que je vais vous dire. Quand avec les sentimens que j’eus ci-devant pour vous, & les connoissances que j’ai maintenant, je serois libre encore, & maîtresse de me choisir un mari, je prends à témoin de ma sincérité ce Dieu qui daigne m’éclairer, & qui lit au fond de mon coeur, ce n’est pas vous que je choisirois, c’est M. de Wolmar.
Il importe peut-être à votre entiere guérison que j’acheve de vous dire ce qui me reste sur le coeur. M. de Wolmar est plus âgé que moi. Si pour me punir de mes fautes, le Ciel m’ôtoit le digne époux que j’ai si peu mérité, ma ferme résolution est de n’en prendre jamais un autre. S’il n’a pas eu le bonheur de trouver une fille chaste, il laissera du moins une chaste veuve. Vous me connoissez trop bien pour croire qu’apres vous avoir fait cette déclaration je sois femme, à m’en rétracter jamais.* [*Nos situations diverses déterminent, & changent malgré nous les affections de nos coeurs: nous serons vicieux, & méchans tant que nous aurons intérêt à l’être, & malheureusement les chaines dont nous sommes chargés multiplient cet intérêt autour de nous. L’effort de corriger le désordre de nos desirs est presque toujours vain, & rarement il est vrai: ce qu’il faut changer c’est moins nos desirs que les situations qui les produisent. Si nous voulons devenir bons, ôtons les rapports qui nous empêchent de l’être, il n’y a point d’autre moyen. Je ne voudrois pas pour tout au monde avoir droit à la succession d’autrui, sur-tout de personnes qui devroient m’être chéres; car que fais je quel horrible voeu l’indigence pourroit m’arracher? Sur ce principe, examinez bien la résolution de Julie, & la déclaration qu’elle en fait à son ami. Pesez cette résolution dans toutes ses circonstances, & vous verrez comment un coeur droit en doute de lui-même fait s’ôter au besoin tout intérêt contraire au devoir. Dés ce moment Julie, malgré l’amour qui lui reste, met ses sens de parti de sa vertu; elle se force, pour ainsi dire, d’aimer Wolmar comme son unique époux, comme le seul homme avec lequel elle habitera de sa vie; elle change l’intérêt secret qu’elle avoit à sa perte en intérêt à le conserver. Ou je ne connois rien au coeur humain, ou c’est à cette seule resolution si critiquée que tient le triomphe de la vertu dans tout le reste de la vie de Julie, & l’attachement sincere, & constant qu’elle a jusqu’à la fin pour son mari.]
Ce que j’ai dit pour lever vos doutes peut servir encore [504] à résoudre en partie vos objections contre l’aveu que je crois devoir faire à mon mari. Il est trop sage pour me punir d’une démarche humiliante que le repentir seul peut m’arracher, & je ne suis pas plus incapable d’user de la ruse des dames dont vous parlez, qu’il l’est de m’en soupçonner. Quant à la raison sur laquelle vous prétendez que cet ave un’est pas nécessaire, elle est certainement un sophisme: car quoiqu’on ne soit tenue à rien envers un époux qu’on n’a pas encore, cela n’autorise point à se donner à lui pour autre chose que ce qu’on est. Je l’avois senti, même avant de me marier, & si le serment extorqué par mon pere m’empêcha de faire à cet égard mon devoir, je n’en fus que plus coupable, puisque c’est un crime de faire un serment injuste, & un second de le tenir. Mais j’avois une autre raison que mon coeur n’osoit s’avouer, & qui me rendoit beaucoup plus coupable encore. grace au ciel, elle ne subsiste plus.
Une considération plus légitime, & d’un plus grand poids est le danger de troubler inutilement le repos d’un honnête homme, qui tire son bonheur de l’estime qu’il a pour sa femme. [505] Il est sûr qu’il ne dépend plus de lui de rompre le noeud qui nous unit, ni de moi d’en avoir été plus digne. Ainsi je risque par une confidence indiscrete de l’affliger à pure perte, sans tirer d’autre avantage de ma sincérité que de décharger mon coeur d’un secret funeste qui me pese cruellement. J’en serai plus tranquille, je le sens, apres le lui avoir déclaré; mais lui, peut-être le sera-t-il moins, & ce seroit bien mal réparer mes torts que de préférer mon repos au sien.
Que ferois-je donc dans le doute où je suis? En attendant que le Ciel m’éclaire mieux sur mes devoirs, je suivrai le conseil de votre amitié; je garderai le silence, je tairai mes fautes à mon époux, & je tâcherai de les effacer par une conduite qui puisse un jour en mériter le pardon.
Pour commencer une réforme aussi nécessaire, trouvez bon, mon ami, que nous cessions désormais tout commerce entre nous. Si M. de Wolmar avoit reçu ma confession, il décideroit jusqu’à quel point nous pouvons nourrir les sentimens de l’amitié qui nous lie, & nous en donner les innocens témoignages; mais, puisque je n’ose le consulter là-dessus, j’ai trop appris à mes dépens combien nous peuvent égarer les habitudes les plus légitimes en apparence. Il est tems de devenir sage. Malgré la sécurité de mon coeur, je ne veux plus être juge en ma propre cause, ni me livrer, étant femme, à la même présomption qui me perdit étant fille. Voici la derniere lettre que vous recevrez de moi. Je vous supplie aussi de ne plus m’écrire. Cependant comme Je ne cesserai jamais de prendre à vous le plus tendre intérêt, & que ce sentiment est aussi pur que le jour qui m’éclaire, je serai bien aise de [506] savoir quelquefois de vos nouvelles, & de vous voir parvenir au bonheur que vous méritez. Vous pourrez de tems à autre écrire à Madame d’Orbe dans les occasions où vous aurez quelque événement intéressant à nous apprendre. J’espere que l’honnêteté de votre ame se peindra toujours dans vos lettres. D’ailleurs ma cousine est vertueuse, & sage, pour ne me communiquer que ce qu’il me conviendra de voir, & pour supprimer cette correspondance si vous étiez capable d’en abuser.
Adieu, mon cher, & bon ami; si je croyois que la fortune pût vous rendre heureux, je vous dirois: "Courez à la fortune"; mais peut-être avez-vous raison de la dédaigner avec tant de trésors pour vous passer d’elle; j’aime mieux vous dire: "Courez à la félicité", c’est la fortune du sage. Nous avons toujours senti qu’il n’y en avoit point sans la vertu; mais prenez garde que ce mot de vertu trop abstrait n’ait plus d’éclat que de solidité, & ne soit un nom de parade qui sert plus à éblouir les autres qu’à nous contenter nous-mêmes. Je frémis quand je songe que des gens qui portoient l’adultere au fond de leur coeur osoient parler de vertu. Savez-vous bien ce que signifioit pour nous un terme si respectable, & si profané, tandis que nous étions engagés dans un commerce criminel? C’était cet amour forcené dont nous étions embrasés l’un, & l’autre qui déguisoit ses transports sous ce saint enthousiasme, pour nous les rendre encore plus chers, & nous abuser plus longtemps. Nous étions faits, j’ose le croire, pour suivre, & chérir la véritable vertu; mais nous nous trompions en la cherchant, & ne suivions qu’un vain fantôme. Il est [507] tems que l’illusion cesse; il est tems de revenir d’un trop long égarement. Mon ami, ce retour ne vous sera pas difficile. Vous avez votre guide en vous-même; vous l’avez pu négliger, mais vous ne l’avez jamais rebuté. Votre ame est saine, elle s’attache à tout ce qui est bien; et si quelquefois il lui échappe, c’est qu’elle n’a pas usé de toute sa force pour s’y tenir. Rentrez au fond de votre conscience, & cherchez si vous n’y retrouveriez point quelque principe oublié qui serviroit à mieux ordonner toutes vos actions, à les lier plus solidement entre elles, & avec un objet commun. Ce n’est pas assez, croyez-moi, que la vertu soit la base de votre conduite, si vous n’établissez cette base même sur un fondement inébranlable. Souvenez-vous de ces Indiens qui font porter le monde sur un grand éléphant, & puis l’éléphant sur une tortue; & quand on leur demande sur quoi porte la tortue, ils ne savent plus que dire.
Je vous conjure de faire quelque attention aux discours de votre amie, & de choisir pour aller au bonheur une route plus sûre que celle qui nous a si long-tems égarés. Je ne cesserai de demander au ciel, pour vous, & pour moi, cette félicité pure, & ne serai contente qu’apres l’avoir obtenue pour tous les deux. Ah! si jamais nos coeurs se rappellent malgré nous les erreurs de notre jeunesse, faisons au moins que le retour qu’elles auront produit en autorise le souvenir, & que nous puissions dire avec cet ancien: "Hélas! nous périssions si nous n’eussions péri!"
Ici finissent les sermons de la prêcheuse. Elle aura désormais assez à faire à se prêcher elle-même. Adieu, mon aimable [508] ami, adieu pour toujours; ainsi l’ordonne l’inflexible devoir. Mais croyez que le coeur de Julie ne sait point oublier ce qui lui fut cher...Mon Dieu! que fais-je?... Vous le verrez trop à l’état de ce papier. Ah! n’est-il pas permis de s’attendrir en disant à son a mile dernier adieu?
LETTRE XXI.
DE L’AMANT DE JULIE A MILORD EDOUARD
Oui, milord, il est vrai, mon ame est oppressée du poids de la vie. Depuis long-tems elle m’est à charge: j’ai perdu tout ce qui pouvoit me la rendre chére, il ne m’en reste que les ennuis. Maison dit qu’il ne m’est pas permis d’en disposer sans l’ordre de celui qui me l’a donnée. Je sais aussi qu’elle vous appartient à plus d’un titre. Vos soins me l’ont sauvée deux fois, & vos bienfaits me la conservent sans cesse. Je n’en disposerai jamais que je ne sois sûr de le pouvoir faire sans crime, ni tant qu’il me restera la moindre espérance de la pouvoir employer pour vous.
Vous disiez que je vous étois nécessaire: pourquoi me trompiez-vous? Depuis que nous sommes à Londres, loin que vous songiez à m’occuper de vous, vous ne vous occupez que de moi. Que vous prenez de soins superflus! Milord, vous le savez, je hais le crime encore plus que la vie; j’adore l’Etre éternel. Je vous dois tout, je vous aime, Je ne tiens qu’à vous sur la terre: l’amitié, le devoir, y peuvent enchaîner [509] un infortuné; des prétextes, & des sophismes ne l’y retiendront point. Eclairez ma raison, parlez à mon coeur, je suis prêt à vous entendre; mais souvenez-vous que ce n’est point le désespoir qu’on abuse.
Vous voulez qu’on raisonne: eh bien! raisonnons. Vous voulez qu’on proportionne la délibération à l’importance de la question qu’on agite; j’y consens. Cherchons la vérité paisiblement, tranquillement; discutons la proposition générale comme s’ils’agissoit d’un autre. Robeck fit l’apologie de la mort volontaire avant de se la donner. Je ne veux pas faire un livre à son exemple, & Je ne suis pas fort content du sien; mais j’espere imiter son sang-froid dans cette discussion.
J’ai long-tems médité sur ce grave sujet. Vous devez le savoir, car vous connoissez mon sort, & je vis encore. Plus j’y réfléchis, plus je trouve que la question se réduit à cette proposition fondamentale: chercher son bien, & fuir son mal en ce qui n’offense point autrui, c’est le droit de la nature. Quand notre vie est un mal pour nous, & n’est un bien pour personne, il est donc permis de s’en délivrer. S’il y a dans le monde une maxime évidente, & certaine, je pense que c’est celle-là; & si l’on venoit à bout de la renverser, il n’y a point d’action humaine dont on ne pût faire un crime.
Que disent là-dessus nos sophistes? Premierement ils regardent la vie comme une chose qui n’est pas à nous, parce qu’elle nous a été donnée; mais c’est précisément parce qu’elle nous a été donnée qu’elle est à nous. Dieu ne leur a-t-il pas donné deux bras? Cependant quand ils craignent [510] la gangrene ils s’en font couper un, & tous les deux, s’il le faut. La parité est exacte pour qui croit l’immortalité de l’ame; car si je sacrifie mon bras à la conservation d’une chose plus précieuse, qui est mon corps, je sacrifie mon corps à la conservation d’une chose plus précieuse, qui est mon bien-être. Si tous les dons que le Ciel nous a faits sont naturellement des biens pour nous, ils ne sont que trop sujets à changer de nature; & il y ajouta la raison pour nous apprendre à les discerner. Si cette regle ne nous autorisoit pas à choisir les uns, & rejeter les autres, quel seroit son usage parmi les hommes?
Cette objection si peu solide, ils la retournent de mille manieres. Ils regardent l’homme vivant sur la terre comme un soldat mis en faction."Dieu, disent-ils, t’a placé dans ce monde, pourquoi en sors-tu sans son congé?" Mais toi-même, il t’a placé dans ta ville, pourquoi en sors-tu sans son congé? Le congé n’est-il pas dans le mal-être? En quelque lieu qu’il me place, soit dans un corps, soit sur la terre, c’est pour rester autant que j’y suis bien, & pour en sortir des que j’y suis mal. Voilà la voix de la nature, & la voix de Dieu. Il faut attendre l’ordre, j’en conviens; mais quand je meurs naturellement, Dieu ne m’ordonne pas de quitter la vie, il me l’ôte: c’est en me la rendant insupportable qu’il m’ordonne de la quitter. Dans le premier cas, je résiste de toute ma force: dans le second, j’aile mérite d’obéir.
Concevez-vous qu’il y ait des gens assez injustes pour taxer la mort volontaire de rébellion contre la Providence, comme [511] si l’on vouloit se soustraire à ses loix? Ce n’est point pour s’y soustraire qu’on cesse de vivre, c’est pour les exécuter. Quoi! Dieu n’a-t-il de pouvoir que sur mon corps? Est-il quelque lieu dans l’univers, où quelque être existant ne soit pas sous sa main, & agira-t-il moins immédiatement sur moi, quand ma substance épurée sera plus une, & plus semblable à la sienne? Non, sa justice & sa bonté font mon espoir, & si je croyois que la mort pût me soustraire à sa puissance, je ne voudrois plus mourir.
C’est un des sophismes du Phédon, rempli d’ailleurs de vérités sublimes. Si ton esclave se tuoit, dit Socrate à Cebes, ne le punirois-tu pas, s’il t’étoit possible, pour t’avoir injustement privé de ton bien? Bon Socrate, que nous dites-vous? N’appartient-on plus à Dieu quand on est mort? Ce n’est point cela du tout, mais il faloit dire; si tu charges ton esclave d’un vêtement qui le gêne dans le service qu’il te doit, le puniras-tu d’avoir quitté cet habit pour mieux faire son service? La grande erreur est de donner trop d’importance à la vie; comme si notre être en dépendoit, & qu’apres la mort on ne fût plus rien. Notre vie n’est rien aux yeux de Dieu; elle n’est rien aux yeux de la raison, elle ne doit rien être aux nôtres, & quand nous laissons notre corps, nous ne faisons que poser un vêtement incommode. Est-ce la peine d’en faire un si grand bruit? Milord, ces déclamateurs ne sont point de bonne foi. Absurdes & cruels dans leurs raisonnemens, ils aggravent le prétendu crime, comme si l’on s’ôtoit l’existence, & le punissent, comme si l’on existoit toujours.
[512] Quant au Phédon, qui leur a fourni le seul argument précieux qu’ils aient jamais employé, cette question n’y est traitée que tres légerement, & comme en passant. Socrate, condamné par un jugement inique à perdre la vie dans quelques heures, n’avoit pas besoin d’examiner bien attentivement s’il lui étoit permis d’en disposer. En supposant qu’il ait tenu réellement les discours que Platon lui fait tenir, croyez-moi, milord, il les eût médités avec plus de soin dans l’occasion de les mettre en pratique; & la preuve qu’on ne peut tirer de cet immortel ouvrage aucune bonne objection contre le droit de disposer de sa propre vie, c’est que Caton le lut par deux fois tout entier la nuit même qu’il quitta la terre.
Ces mêmes sophistes demandent si jamais la vie peut être un mal. En considérant cette foule d’erreurs, de tourments, & de vices dont elle est remplie, on seroit bien plus tenté de demander si jamais elle fut un bien. Le crime assiege sans cesse l’homme le plus vertueux; chaque instant qu’il vit, il est prêt à devenir la proie du méchant ou méchant lui-même. Combattre, & souffrir, voilà son sort dans ce monde; mal faire, & souffrir, voilà celui du malhonnête homme. Dans tout le reste ils different entre eux, ils n’ont rien en commun que les miseres de la vie. S’il vous faloit des autorités, & des faits, je vous citerois des oracles, des réponses de sages, des actes de vertu récompensés par la mort. Laissons tout cela, milord; c’est à vous que je parle, & je vous demande quelle est ici-bas la principale occupation du sage, si ce n’est de se concentrer, pour ainsi dire, [513] au fond de son ame, & de s’efforcer d’être mort durant sa vie. Le seul moyen qu’ait trouvé la raison pour nous soustraire aux maux de l’humanité n’est-il pas de nous détacher des objets terrestres, & de tout ce qu’il y a de mortel en nous, de nous recueillir au dedans de nous-mêmes, de nous élever aux sublimes contemplations, & si nos passions, & nos erreurs font nos infortunes, avec quelle ardeur devons-nous soupirer apres un état qui nous délivre des unes, & des autres? Que font ces hommes sensuels qui multiplient si indiscretement leurs douleurs parleurs voluptés? Ils anéantissent, pour ainsi dire, leur existence à force de l’étendre sur la terre; ils aggravent le poids de leurs chaînes par le nombre de leurs attachements; ils n’ont point de jouissances qui ne leur préparent mille ameres privations: plus ils sentent, & plus ils souffrent; plus ils s’enfoncent dans la vie, & plus ils sont malheureux.
Mais qu’en général ce soit, si l’on veut, un bien pour l’homme de ramper tristement sur la terre, j’y consens: je ne prétends pas que tout le genre humain doive s’immoler d’un commun accord, ni faire un vaste tombeau du monde. Il est, il est des infortunés trop privilégiés pour suivre la route commune, & pour qui le désespoir, & les ameres douleurs sont le passe-port de la nature: c’est à ceux-là qu’il seroit aussi insensé de croire que leur vie est un bien, qu’il l’étoit au sophiste Possidonius tourmenté de la goutte de nier qu’elle fût un mal. Tant qu’il nous est bon de vivre, nous le désirons fortement, & il n’y a que le sentiment des maux extrêmes qui puisse vaincre en nous [514] ce désir; car nous avons tous reçu de la nature une tres grande horreur de la mort, & cette horreur déguise à nos yeux les miseres de la condition humaine. On supporte long-tems une vie pénible, & douloureuse avant de se résoudre à la quitter; mais quand une fois l’ennui de vivre l’emporte sur l’horreur de mourir, alors la vie est évidemment un grand mal, & l’on ne peut s’en délivrer trop tôt. Ainsi, quoiqu’on ne puisse exactement assigner le point où elle cesse d’être un bien, on sait tres certainement au moins qu’elle est un mal long-tems avant de nous le paroître; & chez tout homme sensé le droit d’y renoncer en précede toujours de beaucoup la tentation.
Ce n’est pas tout; apres avoir nié que la vie puisse être un mal, pour nous ôter le droit de nous en défaire, ils disent ensuite qu’elle est un mal, pour nous reprocher de ne la pouvoir endurer. Selon eux, c’est une lâcheté de se soustraire à ses douleurs, & ses peines, & il n’y a jamais que des poltrons qui se donnent la mort. O Rome, conquérante du monde, quelle troupe de poltrons t’en donna l’empire! Qu’Arrie, Eponine, Lucrece, soient dans le nombre, elles étoient femmes; mais Brutus, mais Cassius, & toi qui partageois avec les Dieux les respects de la terre étonnée, grand, & divin Caton, toi dont l’image auguste, & sacrée animoit les Romains d’un saint zele, & faisoit frémir les tyrans, tes fiers admirateurs ne pensoient pas qu’un jour, dans le coin poudreux d’un college, dev ils rhéteurs prouveroient que tu ne fus qu’un lâche pour avoir refusé au crime heureux l’hommage de la vertu dans les fers. Force [515], & grandeur des écrivains modernes, que vous êtes sublimes, & qu’ils sont intrépides la plume à la main. Mais dites-moi, brave, & vaillant héros, qui vous sauvez si courageusement d’un combat pour supporter plus long-tems la peine de vivre, quand un tison brûlant vient à tomber sur cette éloquente main, pourquoi la retirez-vous si vite? Quoi! vous avez la lâcheté de n’oser soutenir l’ardeur du feu! Rien, dites-vous, ne m’oblige à supporter le tison; & moi, qui m’oblige à supporter la vie? La génération d’un homme a-t-elle coûté plus à la Providence que celle d’un fétu, & l’une, & l’autre n’est-elle pas également son ouvrage?
Sans doute il y a du courage à souffrir avec constance les maux qu’on ne peut éviter; mais il n’y a qu’un insensé qui souffre volontairement ceux dont il peut s’exempter sans mal faire, & c’est souvent un tres grand mal d’endurer un mal sans nécessité. Celui qui ne sait pas se délivrer d’une vie douloureuse par une prompte mort, ressemble à celui qui aime mieux laisser envenimer une plaie que de la livrer au fer salutaire d’un chirurgien. Viens, respectable Parisot,* [*Chirurgien de Lyon, homme d’honneur, bon citoyen, ami tendre, & généreux, négligé, mais non pas oublié de tel qui fut honoré de ses bienfaits.] coupe-moi cette jambe qui me feroit périr: je te verrai faire sans sourciller, & me laisserai traiter de lâche par le brave qui voit tomber la sienne en pourriture faute d’oser soutenir la même opération.
J’avoue qu’il est des devoirs envers autrui qui ne permettent pas à tout homme de disposer de lui-même; mais en [516] revanche combien en est-il qui l’ordonnent! Qu’un magistrat à qui tient le salut de la patrie, qu’un pere de famille qui doit la subsistance à ses enfants, qu’un débiteur insolvable qui ruineroit ses créanciers, se dévouent à leur devoir, quoi qu’il arrive; que mille autres relations civiles, & domestiques forcent un honnête homme infortuné de supporter le malheur de vivre pour éviter le malheur plus grand d’être injuste; est-il permis pour cela, dans des cas tout différents, de conserver aux dépens d’une foule de misérables une vie qui n’est utile qu’à celui qui n’ose mourir? "Tue-moi, mon enfant, dit le sauvage décrépit à son fils qui le porte, & fléchit sous le poids; les ennemis sont là; va combattre avec tes freres, va sauver tes enfants, & n’expose pas ton pere à tomber vif entre les mains de ceux dont il mangea les parents."Quand la faim, les maux, la misere, ennemis domestiques pires que les sauvages, permettroient à un malheureux estropié de consommer dans son lit le pain d’une famille qui peut à peine en gagner pour elle; celui qui ne tient à rien, celui que le Ciel réduit à vivre seul sur la terre, celui dont la malheureuse existence ne peut produire aucun bien, pourquoi n’auroit-il pas au moins le droit de quitter un séjour où ses plaintes sont importunes, & ses maux sans utilité?
Pesez ces considérations, milord, rassemblez toutes ces raisons, & vous trouverez qu’elles se réduisent au plus simple des droits de la nature qu’un homme sensé ne mit jamais en question. En effet, pourquoi seroit-il permis de se guérir de la goutte, & non de la vie? L’une, & l’autre ne nous viennent-elles pas de la même main? S’il est pénible de mourir, qu’est-ce [517] à dire? Les drogues font-elles plaisir à prendre? Combien de gens préferent la mort à la médecine! Preuve que la nature répugne à l’une, & à l’autre. Qu’on me montre donc comment il est plus permis de se délivrer d’un mal passager en faisant des remedes, que d’un mal incurable en s’ôtant la vie, & comment on est moins coupable d’user de quinquina pour la fievre que d’opium pour la pierre. Si nous regardons à l’objet, l’un, & l’autre est de nous délivrer du mal-être; si nous regardons au moyen, l’un, & l’autre est également naturel; si nous regardons à la répugnance, il y en a également des deux côtés; si nous regardons à la volonté du maître, quel mal veut-on combattre qu’il ne nous ait pas envoyé? A quelle douleur veut-on se soustraire quine nous vienne pas de sa main? Quelle est la borne où finit sa puissance, & où l’on peut légitimement résister? Ne nous est-il donc permis de changer l’état d’aucune chose parce que tout ce qui est, est comme il l’a voulu? Faut-il ne rien faire en ce monde de peur d’enfreindre ses loix, & quoi que nous fassions, pouvons-nous jamais les enfreindre? Non, milord, la vocation de l’homme est plus grande, & plus noble. Dieu ne l’a point animé pour rester immobile dans un quiétisme éternel; mais il lui a donné la liberté pour faire le bien, la conscience pour le vouloir, & la raison pour le choisir. Il l’a constitué seul juge de ses propres actions, il a écrit dans son coeur: "Fais ce qui t’est salutaire, & n’est nuisible à personne."Si je sens qu’il m’est bon de mourir, je résiste à son ordre en m’opiniâtrant à vivre; car, en me rendant la mort désirable, il me prescrit de la chercher.
[518] Bomston, j’en appelle à votre sagesse, & à votre candeur, quelles maximes plus certaines la raison peut-elle déduire de la religion sur la mort volontaire? Si les chrétiens en ont établi d’opposées, ils ne les ont tirées ni des principes de leur religion, ni de sa regle unique, qui est l’Ecriture, mais seulement des philosophes paiens. Lactance, & Augustin, qui les premiers avancerent cette nouvelle doctrine, dont Jésus-Crist ni les apôtres n’avoient pas dit un mot, ne s’appuyerent que sur le raisonnement du Phédon, que j’ai déjà combattu; de sorte que les fideles; qui croient suivre en cela l’autorité de l’Evangile, ne suivent que celle de Platon. En effet, où verra-t-on dans la Bible entiere une loi contre le suicide, ou même une simple improbation?, & n’est-il pas bien étrange que dans les exemples de gens qui se sont donné la mort, on n’y trouve pas un seul mot de blâme contre aucun de ces exemples! Il y a plus; celui de Samson est autorisé par un prodige qui le venge de ses ennemis. Ce miracle se seroit-il fait pour justifier un crime; & cet homme qui perdit sa force pour s’être laissé séduire par une femme l’eût-il recouvrée pour commettre un forfait authentique, comme si Dieu lui-même eût voulu tromper les hommes?
Tu ne tueras point, dit le Décalogue. Que s’ensuit-il de là? Si ce commandement doit être pris à la lettre, il ne faut tuer ni les malfaiteurs, ni les ennemis; & Moise, qui fit tant mourir de gens, entendoit fort mal son propre précepte. S’il y a quelques exceptions, la premiere est certainement en faveur de la mort volontaire, parce qu’elle est exempte de violence, & d’injustice, les deux seules considérations qui puissent [519] rendre l’homicide criminel, & que la nature y a mis d’ailleurs un suffisant obstacle.
Mais, disent-ils encore, souffrez patiemment les maux que Dieu vous envoie; faites-vous un mérite de vos peines. Appliquer ainsi les maximes du christianisme, que c’est mal en saisir l’esprit! L’homme est sujet à mille maux, sa vie est un tissu de miseres, & il ne semble noître que pour souffrir. De ces maux, ceux qu’il peut éviter, la raison veut qu’il les évite; & la religion, qui n’est jamais contraire à la raison, l’approuve. Mais que leur somme est petite auprès de ceux qu’il est forcé de souffrir malgré lui! C’est de ceux-ci qu’un Dieu clément permet aux hommes de se faire un mérite; il accepte en hommage volontaire le tribut forcé qu’il nous impose, & marque au profit de l’autre vie la résignation dans celle-ci. La véritable pénitence de l’homme lui est imposée par la nature: s’il endure patiemment tout ce qu’il est contraint d’endurer, il a fait à cet égard tout ce que Dieu lui demande; & si quelqu’’’un montre assez d’orgueil pour vouloir faire davantage, c’est un fou qu’il faut enfermer, ou un fourbe qu’il faut punir. Fuyons donc sans scrupule tous les maux que nous pouvons fuir, il ne nous en restera que trop à souffrir encore. Délivrons-nous sans remords de la vie même, aussitôt qu’elle est un mal pour nous, puisqu’il dépend de nous de le faire, & qu’en cela nous n’offensons ni Dieu, ni les hommes. S’il faut un sacrifice à l’Etre suprême, n’est-ce rien que de mourir? Offrons à Dieu la mort qu’il nous impose par la voix de la raison, & versons paisiblement dans son sein notre ame qu’il redemande.
[520] Tels sont les préceptes généraux que le bon sens dicte à tous les hommes, & que la religion autorise.* [*L’étrange lettre pour la délibération dont il s’agit! Raisonne-t-on si paisiblement sur une question pareille, quand on l’examine pour soi? La lettre est-elle fabriquée, ou l’Auteur ne veut-il qu’être réfuté? Ce qui peut tenir en doute, c’est l’exemple de Robeck qu’il cite, & qui semble autoriser le sien. Robeck délibéra si posément qu’il eut la patience de faire un livre, un gros livre, bien long, bien pesant, bien froid, & quand il eût établi, selon lui, qu’il étoit permis de se donner la mort, il se la donna avec la même tranquillité. Défions-nous des préjugés de siecle, & de nation. Quand ce n’est pas la mode de se teur, on n’imagine que des enragés qui se tuent; tous les actes de courage sont autant de chimeres pour les ames foibles; chacun ne juge des autres que par soi. Cependant combien n’avons-nous pas d’exemples attestés d’hommes sages en tout autre point, qui sans remords, sans fureur, sans désespoir, renoncent à la vie uniquement par-ce qu’elle leur est à charge, & meurent plus tranquillement qu’ils n’ont vécu?] Revenons à nous. Vous avez daigné m’ouvrir votre coeur; je connois vos peines, vous ne souffrez pas moins que moi; vos maux sont sans remede ainsi que les miens, & d’autant plus sans remede, que les loix de l’honneur sont plus immuables que celles de la fortune. Vous les supportez, je l’avoue, avec fermeté. La vertu vous soutient; un pas de plus, elle vous dégage. Vous me pressez de souffrir; milord, j’ose vous presser determiner vos souffrances, & je vous laisse à juger qui de nous est le plus cher à l’autre.
Que tardons-nous à faire un pas qu’il faut toujours faire? Attendrons-nous que la vieillesse, & les ans nous attachent bassement à la vie apres nous en avoir ôté les charmes, & que nous traînions avec effort, ignominie, & douleur, un corps infirme, & cassé? Nous sommes dans l’âge où la vigueur de [521] l’ame la dégage aisément de ses entraves, & où l’homme sait encore mourir; plus tard il se laisse en gémissant arracher à la vie. Profitons d’un tems où l’ennui de vivre nous rend la mort désirable; craignons qu’elle ne vienne avec ses horreurs au moment où nous n’en voudrons plus. Je m’en souviens, il fut un instant où je ne demandois qu’une heure au Ciel, & où je serois mort désespéré si je ne l’eusse obtenue. Ah! qu’on a de peine à briser les noeuds qui lient nos coeurs à la terre, & qu’il est sage de la quitter aussi-tôt qu’ils sont rompus! Je le sens, Milord, nous sommes dignes tous deux d’une habitation plus pure; la vertu nous la montre, & le sort nous invite à la chercher. Que l’amitié qui nous joint nous unisse encore à notre derniere heure! O quelle volupté pour deux vrais amis de finir leurs jours volontairement dans les bras l’un de l’autre, de confondre leurs derniers soupirs; d’exhaler à la fois les deux moitiés de leur ame! Quelle douleur, quel regret peut empoisonner leurs derniers instans? Que quittent-ils en sortant du monde? Ils s’en vont ensemble; ils ne quittent rien.
LETTRE XXII.
REPONSE
Jeune homme, un aveugle transport t’égare; sois plus discret, ne conseille point en demandant conseil. J’ai connu d’autres maux que les tiens. J’ai l’ame ferme; je suis Angloix, je sais mourir, car je sais vivre, souffrir en homme. J’ai vu la mort de près, & la regarde avec trop d’indifférence pour l’aller chercher. Parlons de toi.
Il est vrai, tu m’étois nécessaire: mon ame avoit besoin de la tienne; tes soins pouvoient m’être utiles; ta raison pouvoit m’éclairer dans la plus importante affaire de ma vie; si je ne m’en sers point, à qui t’en prends-tu? Où est-elle? Qu’est-elle devenue? Que peux-tu faire? A quoi es-tu bon dans l’état où te voilà? quels services puis-je espérer de toi? Une douleur insensée te rend stupide, & impitoyable. Tu n’es pas un homme, tu n’es rien, & si je ne regardois à ce que tu peux être, tel que tu es, je ne vois rien dans le monde au-dessous de toi.
Je n’en veux pour preuve que ta lettre même. Autrefois je trouvois en toi du sens, de la vérité. Tes sentimens étoient droits, tu pensois juste, & je ne t’aimois pas seulement par goût, mais par choix, comme un moyen de plus pour moi de cultiver la sagesse. Qu’ai-je trouvé maintenant dans les raisonnemens de cette lettre dont tu parois si content? Un misérable, & perpétuel sophisme, qui, dans l’égarement [523] de ta raison, marque celui de ton coeur, & que je ne daignerois pas même relever si je n’avois pitié de ton délire.
Pour renverser tout cela d’un mot, je ne veux te demander qu’une seule chose. Toi qui crois Dieu existant, l’ame immortelle, & la liberté de l’homme, tu ne penses pas, sans doute, qu’un être intelligent reçoive un corps, & soit placé sur la terre au hasard seulement pour vivre, souffrir, & mourir? Il y a bien peut-être à la vie humaine un but, une fin, un objet moral? Je te prie de me répondre clairement sur ce point; apres quoi nous reprendrons pied à pied ta lettre, & tu rougiras de l’avoir écrite.
Mais laissons les maximes générales, dont on fait souvent beaucoup de bruit sans jamais en suivre aucune; car il se trouve toujours dans l’application quelque condition particuliere qui change tellement l’état des choses, que chacun se croit dispensé d’obéir à la regle qu’il prescrit aux autres; & l’on sait bien que tout homme qui pose des maximes générales entend qu’elles obligent tout le monde, excepté lui. Encore un coup, parlons de toi.
Il t’est donc permis, selon toi, de cesser de vivre? La preuve en est singuliere, c’est que tu as envie de mourir. Voilà certes un argument fort commode pour les scélérats: ils doivent t’être bien obligés des armes que tu leur fournis; il n’y aura plus de forfaits qu’ils ne justifient par la tentation de les commettre; & des que la violence de la passion l’emportera sur l’horreur du crime, dans le désir de mal faire ils en trouveront aussi le droit.
Il t’est donc permis de cesser de vivre? Je voudrois bien [524] savoir si tu as commencé. Quoi! fus-tu placé sur la terre pour n’y rien faire? Le Ciel ne t’imposa-t-il point avec la vie une tâche pour la remplir? Si tu as fait ta journée avant le soir, repose-toi le reste du jour, tu le peux; mais voyons ton ouvrage. Quelle réponse tiens-tu prête au juge suprême qui te demandera compte de ton temps? Parle, que lui diras-tu? "J’ai séduit une fille honnête; j’abandonne un ami dans ses chagrins." Malheureux! trouve-moi ce juste qui se vante d’avoir assez vécu; que j’apprenne de lui comment il faut avoir porté la vie, pour être en droit de la quitter.
Tu comptes les maux de l’humanité; tu ne rougis pas d’épuiser des lieux communs cent fois rebattus, & tu dis, la vie est un mal. Mais, regarde, cherche dans l’ordre des choses si tu y trouves quelques biens qui ne soient point mêlés de maux. Est-ce donc à dire qu’il n’y ait aucun bien dans l’univers, & peux-tu confondre ce qui est mal par sa nature avec ce qui ne souffre le mal que par accident? Tu l’as dit toi-même, la vie passive de l’homme n’est rien, & ne regarde qu’un corps dont il sera bientôt délivré; mais sa vie active, & morale, qui doit influer sur tout son être, consiste dans l’exercice de sa volonté. La vie est un mal pour le méchant qui prospere, & un bien pour l’honnête homme infortuné; car ce n’est pas une modification passagere, mais son rapport avec son objet, qui la rend bonne ou mauvaise. Quelles sont enfin ces douleurs si cruelles qui te forcent de la quitter? Penses-tu que je n’aie pas démêlé sous ta feinte impartialité dans le dénombrement de cette vie la honte de parler des tiens? Crois-moi, n’abandonne pas à la [525] fois toutes tes vertus; garde au moins ton ancienne franchise, & dis ouvertement à ton ami; j’ai perdu l’espoir de corrompre une honnête femme, me voilà forcé d’être homme de bien; j’aime mieux mourir.
Tu t’ennuies de vivre, & tu dis: la vie est un mal. Tôt ou tard tu seras consolé, & tu diras: la vie est un bien. Tu diras plus vrai sans mieux raisonner; car rien n’aura changé que toi. Change donc des aujourd’hui; & puisque c’est dans la mauvaise disposition de ton ame qu’est tout le mal, corrige tes affections déréglées, & ne brûle pas ta maison pour n’avoir pas la peine de la ranger.
Je souffre, me dis-tu; dépend-il de moi de ne pas souffrir? D’abord, c’est changer l’état de la question; car il ne s’agit pas de savoir si tu souffres; mais si c’est un mal pour toi de vivre. Passons. Tu souffres, tu dois chercher à ne plus souffrir. Voyons s’il est besoin de mourir pour cela.
Considere un moment le progres naturel des maux de l’ame directement opposé au progres des maux du corps, comme les deux substances sont opposées par leur nature. Ceux-ci s’invéterent, s’empirent en vieillissant, & détruisent enfin cette machine mortelle. Les autres, au contraire, altérations externes, & passageres d’un être immortel, & simple, s’effacent insensiblement, & le laissent dans sa forme originelle que rien ne sauroit changer. La tristesse, l’ennui, les regrets, le désespoir, sont des douleurs peu durables qui ne s’enracinent jamais dans l’ame; & l’expérience dément toujours ce sentiment d’amertume qui nous fait regarder nos peines comme éternelles. Je dirai plus: je ne puis croire [526] que les vices qui nous corrompent nous soient plus inhérens que nos chagrins; non seulement je pense qu’ils périssent avec le corps qui les occasionne, mais je ne doute pas qu’une plus longue vie ne pût suffire pour corriger les hommes, & que plusieurs siecles de jeunesse ne nous apprissent qu’il n’y a rien de meilleur que la vertu.
Quoi qu’il en soit, puisque la plupart de nos maux physiques ne font qu’augmenter sans cesse, de violentes douleurs du corps, quand elles sont incurables, peuvent autoriser un homme à disposer de lui; car toutes ses facultés étant aliénés par la douleur, & le mal étant sans remede, il n’a plus l’usage ni de sa volonté ni de sa raison: il cesse d’être homme avant de mourir, & ne fait en s’ôtant la vie, qu’achever de quitter un corps qui l’embarrasse, & où son ame n’est déjà plus.
Mais il n’en est pas ainsi des douleurs de l’ame, qui, pour vives qu’elles soient, portent toujours leur remede avec elles. En effet, qu’est-ce qui rend un mal quelconque intolérable? c’est sa durée. Les opérations de la chirurgie sont communément beaucoup plus cruelles que les souffrances qu’elles guérissent; mais la douleur du mal est permanente, celle de l’opération passagere, & l’on préfere celle-ci. Qu’est-il donc besoin d’opération pour des douleurs qu’éteint leur propre durée, qui seule les rendroit insupportables? Est-il raisonnable d’appliquer d’aussi violens remedes aux maux qui s’effacent d’eux-mêmes? Pour qui fait cas de la constance, & n’estime les ans que le peu qu’ils valent; de deux moyens de se délivrer des mêmes souffrances, lequel doit être préféré [527] de la mort ou du temps? Attends, & tu seras guéri. Que demandes-tu davantage?"
Ah! c’est ce qui redouble mes peines de songer qu’elles finiront!" Vain sophisme de la douleur! Bon mot sans raison, sans justesse, & peut-être sans bonne foi. Quel absurde motif de désespoir que l’espoir de terminer sa misere!* [*Non, Milord, on ne termine pas ainsi sa misere, on y met le comble; on rompt les derniers noeuds qui nous attachoient au bonheur. En regrettant ce qui nous fut cher, on tient encore à l’objet de sa douleur par sa douleur même, & cet état est moins affreux que de ne tenir plus à rien.] Même en supposant ce bizarre sentiment, qui n’aimeroit mieux aigrir un moment la douleur présente par l’assurance de la voir finir, comme on scarifie une plaie pour la faire cicatriser?, & quand la douleur auroit un charme qui nous feroit aimer à souffrir, s’en priver en s’ôtant la vie, n’est-ce pas faire à l’instant même tout ce qu’on craint de l’avenir?
Penses-y bien, jeune homme; que sont dix, vingt, trente ans pour un être immortel? La peine, & le plaisir passent comme une ombre; la vie s’écoule en un instant; elle n’est rien par elle-même, son prix dépend de son emploi. Le bien seul qu’on a fait demeure, & c’est par lui qu’elle est quelque chose.
Ne dis donc plus que c’est un mal pour toi de vivre, puisqu’il dépend de toi seul que ce soit un bien, & que si c’est un mal d’avoir vécu, c’est une raison de plus pour vivre encore. Ne dis pas non plus qu’il t’est permis de [528] mourir; car autant vaudroit dire qu’il t’est permis de n’être pas homme, qu’il t’est permis de te révolter contre l’auteur de ton être, & de tromper ta destination. Mais en ajoutant que ta mort ne fait de mal à personne, songes-tu que c’est à ton ami que tu l’oses dire?
Ta mort ne fait de mal à personne! J’entends; mourir à nos dépens ne t’importe guere, tu comptes pour rien nos regrets. Je ne te parle plus des droits de l’amitié que tu méprises: n’en est-il point de plus chers encore* [*Des droits plus chers que ceux de l’amitié! Et c’est un sage qui le dit! Mais ce prétendu sage étoit amoureux lui-même.] qui t’obligent à te conserver? S’il est une personne au monde qui t’ait assez aimé pour ne vouloir pas te survivre, & à qui ton bonheur manque pour être heureuse, penses-tu ne lui rien devoir? Tes funestes projets exécutés ne troubleront-ils point la paix d’une ame rendue avec tant de peine à sa premiere innocence? Ne crains-tu point de rouvrir dans ce coeur trop tendre des blessures mal refermées? Ne crains-tu point que ta perte n’en entraîne une autre encore plus cruelle, en ôtant au monde, & à la vertu leur plus digne ornement?, & si elle te survit ne crains-tu point d’exciter dans son sein le remords, plus pesant à supporter que la vie? Ingrat ami, amant sans délicatesse, seras-tu toujours occupé de toi-même? Ne songeras-tu jamais qu’à tes peines? N’es-tu point sensible au bonheur de ce qui te fut cher?, & ne saurois-tu vivre pour celle qui voulut mourir avec toi?
Tu parles des devoirs du magistrat, & du pere de famille; & parce qu’ils ne te sont pas imposés, tu te crois affranchi [529] de tout., & la société à qui tu dois ta conservation, tes talents, tes lumieres; la patrie à qui tu appartiens; les malheureux qui ont besoin de toi, leur dois-tu rien? Oh! l’exact dénombrement que tu fais! parmi les devoirs que tu comptes, tu n’oublies que ceux d’homme, & de citoyen. Où est ce vertueux patriote qui refuse de vendre son sang à un prince étranger parce qu’il ne doit le verser que pour son pays, & qui veut maintenant le répandre en désespéré contre l’expresse défense des loix? Les loix, les loix, jeune homme! le sage les méprise-t-il? Socrate innocent, par respect pour elles, ne voulut pas sortir de prison: tu ne balances point à les violer pour sortir injustement de la vie, & tu demandes: "Quel mal fais-je?"
Tu veux t’autoriser par des exemples; tu m’oses nommer des Romains! Toi, des Romains! il t’appartient bien d’oser prononcer ces noms illustres! Dis-moi, Brutus mourut-il en amant désespéré, & Caton déchira-t-il ses entrailles pour sa maîtresse? Homme petit, & foible, qu’y a-t-il entre Caton, & toi? Montre-moi la mesure commune de cette ame sublime, & de la tienne. Téméraire, ah! tais-toi. Je crains de profaner son nom par son apologie. A ce nom saint, & auguste, tout ami de la vertu doit mettre le front dans la poussiere, & honorer en silence la mémoire du plus grand des hommes.
Que tes exemples sont mal choisis!, & que tu juges bassement des Romains, si tu penses qu’ils se crussent en droit de s’ôter la vie aussitôt qu’elle leur étoit à charge! Regarde les beaux tems de la République, & cherche si tu y verras [530] un seul citoyen vertueux se délivrer ainsi du poids de ses devoirs, même apres les plus cruelles infortunes. Régulus retournant à Carthage prévint-il par sa mort les tourmens qui l’attendoient? Que n’eût point donné Posthumius pour que cette ressource lui fût permise aux Fourches Caudines? Quel effort de courage le sénat même n’admira-t-il pas dans le consul Varron pour avoir pu survivre à sa défaite! Par quelle raison tant de généraux se laisserent-ils volontairement livrer aux ennemis, eux à qu il’ignominie étoit si cruelle, & à qui il en coûtoit si peu de mourir? C’est qu’ils devoient à la patrie leur sang, leur vie, & leurs derniers soupirs, & que la honte ni les revers ne les pouvoient détourner de ce devoir sacré. Mais quand les loix furent anéanties, & que l’Etat fut en proie à des tyrans, les citoyens reprirent leur liberté naturelle, & leurs droits sur eux-mêmes. Quand Rome ne fut plus, il fut permis à des Romains de cesser d’être: ils avoient rempli leurs fonctions sur la terre; ils n’avoient plus de patrie; ils étoient en droit de disposer d’eux, & de se rendre à eux-mêmes la liberté qu’ils ne pouvoient plus rendre à leur pays. Apres avoir employé leur vie à servir Rome expirante, & à combattre pour les loix, ils moururent vertueux, & grands comme ils avoient vécu; & leur mort fut encore un tribut à la gloire du nom romain, afin qu’on ne vît dans aucun d’eux le spectacle indigne de vrais citoyens servant un usurpateur.
Mais toi, qui es-tu? Qu’as-tu fait? Crois-tu t’excuser sur ton obscurité? Ta foiblesse t’exempte-t-elle de tes devoirs, & pour n’avoir ni nom ni rang dans ta patrie, en es-tu [531] moins soumis à ses loix? Il te sied bien d’oser parler de mourir, tandis que tu dois l’usage de ta vie à tes semblables! Apprends qu’une mort telle que tu la médites est honteuse & furtive. C’est un vol fait au genre humain. Avant de le quitter, rends-lui ce qu’il a fait pour toi. Mais je ne tiens à rien... Je suis inutile au monde... Philosophe d’un jour! ignores-tu que tu ne saurois faire un pas sur la terre sans y trouver quelque devoir à remplir, & que tout homme est utile à l’humanité par cela seul qu’il existe?
Ecoute-moi, jeune insensé; tu m’es cher; j’ai pitié de tes erreurs. S’il te reste au fond du coeur le moindre sentiment de vertu, viens, que je t’apprenne à aimer la vie. Chaque fois que tu seras tenté d’en sortir, dis en toi-même: "Que je fasse encore une bonne action avant que de mourir." Puis va chercher quelque indigent à secourir, quelque infortuné à consoler, quelque opprimé à défendre. Rapproche de moi les malheureux que mon abord intimide; ne crains d’abuser ni de ma bourse ni de mon crédit: prends, épuise mes biens, fais-moi riche. Si cette considération te retient aujourd’hui, elle te retiendra encore demain, après-demain, toute ta vie. Si elle ne te retient pas, meurs: tu n’es qu’un méchant.
LETTRE XXIII.
DE MILORD EDOUARD A L’AMANT DE JULIE
Je ne pourrai, mon cher, vous embrasser aujourd’hui comme je l’avois espéré, & l’on me retient encore pour deux jours à Kinsington. Le train de la cour est qu’on y travaille beaucoup sans rien faire, & que toutes les affaires s’y succedent sans s’achever. Celle qui m’arrête ci depuis huit jours ne demandoit pas deux heures; mais comme la plus importante affaire des ministres est d’avoir toujours l’air affairé, ils perdent plus de tems à me remettre qu’ils n’en auroient mis à m’expédier. Mon impatience, un peu trop visible, n’abrege pas ces délais. Vous savez que la cour ne me convient guere; elle m’est encore plus insupportable depuis que nous vivons ensemble, & j’aime cent fois mieux partager votre mélancolie quel’ennui des valets qui peuplent ce pays.
Cependant, en causant avec ces empressés fainéans il m’est venu une idée qui vous regarde, & sur laquelle je n’attends que votre aveu pour disposer de vous. Je vois qu’en combattant vos peines vous souffrez à la fois du mal, & de la résistance. Si vous voulez vivre, & guérir, c’est moins parce que l’honneur, & la raison l’exigent, que pour complaire à vos amis. Mon cher, ce n’est pas assez: il faut reprendre le goût de la vie pour en bien remplir les devoirs; & avec [533] tant d’indifférence pour toute chose, on ne réussit jamais à rien. Nous avons beau faire l’un, & l’autre; la raison seule ne vous rendra pas la raison. Il faut qu’une multitude d’objets nouveaux, & frappans vous arrachent une partie de l’attention que votre coeur ne donne qu’à celui qui l’occupe. Il faut, pour vous rendre à vous-même, que vous sortiez d’au-dedans de vous, & ce n’est que dans l’agitation d’une vie active que vous pouvez retrouver le repos.
Il se présente pour cette épreuve une occasion qui n’est pas à dédaigner; il est question d’une entreprise grande, belle, & telle que bien des âges n’en voyent pas de semblables. Il dépend de vous d’en être témoin, & d’y concourir. Vous verrez le plus grand spectacle qui puisse frapper les yeux des hommes; votre goût pour l’observation trouvera de quoi se contenter. Vos fonctions seront honorables; elles n’exigeront, avec les talens que vous possédez, que du courage, & de la santé. Vous y trouverez plus de péril que de gêne; elles ne vous en conviendront que mieux. Enfin votre engagement ne sera pas fort long. Je ne puis vous en dire aujourd’hui davantage, parce que ce projet sur le point d’éclore est pourtant encore un secret dont je ne suis pas le maître. J’ajouterai seulement que si vous négligez cette heureuse, & rare occasion, vous ne la retrouverez probablement jamais, & la regretterez peut-être toute votre vie.
J’ai donné ordre à mon coureur, qui vous porte cette lettre, de vous chercher où que vous soyez, & de ne point revenir sans votre réponse; car elle presse, & je dois donner la mienne avant de partir d’ici.
LETTRE XXIV.
REPONSE
Faites, milord; ordonnez de moi; vous ne serez désavoué sur rien. En attendant que je mérite de vous servir, au moins que je vous obéisse.
LETTRE XXV.
DE MILORD EDOUARD A L’AMANT DE JULIE
Puisque vous approuvez l’idée qui m’est venue, je ne veux pas tarder un moment à vous marquer que tout vient d’être conclu, & à vous expliquer de quoi il s’agit, selon la permission que j’en ai reçue en répondant de vous.
Vous savez qu’on vient d’armer à Plimouth une escadre de cinq vaisseaux de guerre, & qu’elle est prête à mettre à la voile. Celui qui doit la commander est M. George Anson, habile, & vaillant officier, mon ancien ami. Elle est destinée pour la mer du Sud, où elle doit se rendre par le détroit de Le Maire, & en revenir par les Indes orientales. Ainsi vous voyez qu’il n’est pas question de moins que du tour du monde; expédition qu’on estime devoir durer environ trois ans. J’aurois pu vous faire inscrire comme volontaire, mais, pour vous donner plus de considération dans l’équipage, j’y ai fait ajouter un titre, & vous êtes couché sur l’état en qualité d’ingénieur des troupes de débarquement; ce qui vous [535] convient d’autant mieux que le génie étant votre premiere destination, je sais que vous l’avez appris des votre enfance.
Je compte retourner demain à Londres, * [*Je n’entends pas trop bien ceci. Kinsington n’étant qu’à un quart de lieue de Londres, les Seigneurs qui vont à la Cour n’y couchent pas; cependant voilà Milord Edouard forcé d’y passer je ne sais combien de jours.], & vous présenter à M. Anson dans deux jours. En attendant, songez à votre équipage, & à vous pourvoir d’instruments, & de livres; car l’embarquement est prêt, & l’on n’attend plus que l’ordre du départ. Mon cher ami, j’espere que Dieu vous ramenera sain de corps, & de coeur de ce long voyage, & qu’à votre retour nous nous rejoindrons pour ne nous séparer jamais.
LETTRE XXVI.
DE L’AMANT DE JULIE A MDE. D’ORBE
Je pars, chére, & charmante cousine, pour faire le tour du globe; je vais chercher dans un autre hémisphere la paix dont je n’ai pu jouir dans celui-ci. Insensé que je suis! Je vais errer dans l’univers sans trouver un lieu pour y reposer mon coeur; je vais chercher un asile au monde où je puisse être loin de vous! Mais il faut respecter les volontés d’un ami, d’un bienfaiteur, d’un pere. Sans espérer de guérir, il faut au moins le vouloir, puisque Julie, & la vertu l’ordonnent. Dans trois heures je vais être à la merci des flots; dans trois jours je ne verrai plus l’Europe; dans trois mois je serai dans des mers inconnues où regnent d’éternels orages; dans trois ans peut-être... Qu’il seroit affreux de ne vous plus [536] voir! Hélas! le plus grand péril est au fond de mon coeur; car, quoi qu’il en soit de mon sort, je l’ai résolu, je le jure, vous me verrez digne de paroître à vos yeux, ou vous ne me reverrez jamais.
Milord Edouard, qui retourne à Rome, vous remettra cette lettre en passant, & vous fera le détail de ce qui me regarde. Vous connoissez mon ame, & vous devinerez aisément ce qu’il ne vous dira pas. Vous connûtes la mienne, jugez aussi de ce que je ne vous dis pas moi-même. Ah! milord, vos yeux les reverront!
Votre amie a donc ainsi que vous le bonheur d’être mere! Elle devoit donc l’être?... Ciel inexorable!... O ma mere, pourquoi vous donna-t-il un fils dans sa colere?
Il faut finir, je le sens. Adieu, charmantes cousines. Adieu, beautés incomparables. Adieu, pures, & célestes âmes. Adieu, tendres, & inséparables amies, femmes uniques sur la terre. Chacune de vous est le seul objet digne du coeur de l’autre. Faites mutuellement votre bonheur. Daignez vous rappeler quelquefois la mémoire d’un infortuné qui n’existoit que pour partager entre vous tous les sentimens de son ame, & qui cessa de vivre au moment qu’il s’éloigna de vous. Si jamais...J’entends le signal, & les cris des matelots; je vois fraîchir le vent, & déployer les voiles. Il faut monter à bord, il faut partir. Mer vaste, mer immense, qui dois peut-être m’engloutir dans ton sein, puissé-je retrouver sur tes flots le calme qui fuit mon coeur agité.
Fin de la troisieme Partie, & du Tome premier.
FIN.