JEAN JACQUES ROUSSEAU
LETTRES DE DEUX AMANS,
HABITANS D’UNE PETITE VILLE AU PIED DES ALPES
PREMIERE PARTIE
LETTRE I. A JULIE
Il faut vous fuir, Mademoiselle, je le sens bien: j’aurois dû beaucoup moins attendre, ou plutôt il faloit ne vous voir jamais. Mais que faire aujourd’hui? Comment m’y prendre? Vous m’avez promis de l’amitié; voyez mes perplexités, & conseillez-moi.
Vous savez que je ne suis entré dans votre maison que sur l’invitation de Madame votre mere. Sachant que j’avois cultivé quelques talens agréables, elle a cru qu’ils ne seroient pas inutiles, dans un lieu dépourvu de maîtres, à l’éducation d’une fille qu’elle adore. Fier, à mon tour, d’orner de quelques fleurs un si beau naturel, j’osai me charger de ce dangereux soin sans en prévoir le péril, ou du moins sans le redouter. Je ne vous dirai point que je commence à payer [2] le prix de ma témérité: j’espere que je ne m’oublierai jamais jusqu’à vous tenir des discours qu’il ne vous convient pas d’entendre, & manquer au respect que je dois à vos moeurs, encore plus qu’à votre naissance & à vos charmes. Si je souffre, j’ai du moins la consolation de souffrir seul, & je ne voudrois pas d’un bonheur qui pût coûter au vôtre.
Cependant je vous vois tous les jours, & je m’apperçois que sans y songer vous aggravez innocemment des maux que vous ne pouvez plaindre, & que vous devez ignorer. Je sais, il est vrai, le parti que dicte en pareil cas la prudence au défaut de l’espoir; & je me serois efforcé de le prendre, si je pouvois accorder en cette occasion la prudence avec l’honnêteté; mais comment me retirer décemment d’une maison dont la maîtresse elle-même m’a offert l’entrée, où elle m’accable de bontés, où elle me croit de quelque utilité à ce qu’elle a de plus cher au monde? Comment frustrer cette tendre mere du plaisir de surprendre un jour son époux par vos progrès dans des études qu’elle lui cache à ce dessein? Faut-il quitter impoliment sans lui rien dire? Faut-il lui déclarer le sujet de ma retraite? Et cet aveu même ne l’offensera-t-il pas de la part d’un homme dont la naissance & la fortune ne peuvent lui permettre d’aspirer à vous?
Je ne vois, Mademoiselle, qu’un moyen de sortir de l’embarras où je suis; c’est que la main qui m’y plonge m’en retire, que ma peine, ainsi que ma faute, me vienne de vous, & qu’au mains par pitié pour moi, vous daigniez m’interdire votre présence. Montrez ma lettre à vos parents; [3] faites-moi refuser votre porte; chassez-moi comme il vous plaira; je puis tout endurer de vous; je ne puis vous fuir de moi-même.
Vous, me chasser! moi, vous fuir! & pourquoi? Pourquoi donc est-ce un crime d’être sensible au mérite, & d’aimer ce qu’il faut qu’on honore? Non, belle Julie; vos attraits avoient ébloui mes yeux; jamais ils n’eussent égaré mon coeur, sans l’attrait plus puissant qui les anime. C’est cette union touchante d’une sensibilité si vive & d’une inaltérable douceur; c’est cette pitié si tendre à tous les maux d’autrui; c’est cet esprit juste & ce goût exquis qui tirent leur pureté de celle de l’âme; ce sont, en un mot, les charmes des sentimens bien plus que ceux de la personne, que j’adore en vous. Je consens qu’on vous puisse imaginer plus belle encore; mais plus aimable & plus digne du coeur d’un honnête homme; non, Julie, il n’est pas possible.
J’ose me flatter quelquefois que le Ciel a mis une conformité secrete entre nos affections, ainsi qu’entre nos goûts & nos âges. Si jeunes encore, rien n’altere en nous les penchans de la nature, & toutes nos inclinations semblent se rapporter. Avant que d’avoir pris les uniformes préjugés du monde, nous avons des manieres uniformes de sentir & de voir, & pourquoi n’oserois-je imaginer dans nos coeurs ce même concert que j’apperçois dans nos jugemens? Quelquefois nos yeux se rencontrent; quelques soupirs nous échappent en même-tems; quelques larmes furtives... ô Julie! si cet accord venoit de plus loin... si le Ciel nous avoit destinés... toute la force humaine... ah! pardon! je m’égare: j’ose [4] prendre mes voeux pour de l’espoir; l’ardeur de mes desirs prête à leur objet la possibilité qui lui manque.
Je vois avec effroi quel tourment mon coeur se prépare. Je ne cherche point à flatter mon mal; je voudrois le hair s’il étoit possible. Jugez si mes sentimens sont purs, par la sorte de grâce que je viens vous demander. Tarissez, s’il se peut, la source du poison qui me nourrit & me tue. Je ne veux que guérir ou mourir, & j’implore vos rigueurs comme un amant imploreroit vos bontés.
Oui, je promets, je jure de faire de mon côté tous mes efforts pour recouvrer ma raison, ou concentrer au fond de mon ame le trouble que j’y sens naître: mais, par pitié, détournez de moi ces yeux si doux qui me donnent la mort; dérobez aux miens vos traits, votre air, vos bras, vos mains, vos blonds cheveux, vos gestes; trompez l’avide imprudence de mes regards; retenez cette voix touchante qu’on n’entend point sans émotion; soyez, hélas! une autre que vous-même, pour que mon coeur puisse revenir à lui.
Vous le dirai-je sans détour? Dans ces jeux que l’oisiveté de la soirée engendre, vous vous livrez devant tout le monde à des familiarités cruelles; vous n’avez pas plus de réserve avec moi qu’avec un autre. Hier même, il s’en falut peu que par pénitence vous ne me laissassiez prendre un baiser: vous résistâtes foiblement. Heureusement que je n’eus garde de m’obstiner. Je sentis à mon trouble croissante que j’allois me perdre, & je m’arrêtai. Ah! si du mains je l’eusse pu savourer à mon gré, ce baiser eût été mon dernier soupir, & je serois mort le plus heureux des hommes!
[5] De grâce, quittons ces jeux qui peuvent avoir des suites funestes. Non, il n’y en a pas un qui n’ait son danger, jusqu’au plus puéril de tous. Je tremble toujours d’y rencontrer votre main, & je ne sais comment il arrive que je la rencontre toujours. A peine se pose-t-elle sur la mienne, qu’un tressaillement me saisit; le jeu me donne la fievre ou plutôt le délire: je ne vois, je ne sens plus rien; & dans ce moment d’aliénation, que dire, que faire, où me cacher, comment répondre de moi?
Durant nos lectures, c’est un autre inconvénient. Si je vous vois un instant sans votre mere ou sans votre cousine, vous changez tout à coup de maintien; vous prenez un air si sérieux, si froid, si glacé, que le respect & la crainte de vous déplaire m’ôtent la présence d’esprit & le jugement, & j’ai peine à bégayer en tremblant quelques mots d’une leçon que toute votre sagacité vous fait suivre à peine. Ainsi, l’inégalité que vous affectez tourne à la fois au préjudice de tous deux: vous me désolez & ne vous instruisez point, sans que je puisse concevoir quel motif fait ainsi changer d’humeur une personne si raisonnable. J’ose vous le demander, comment pouvez-vous être si folâtre en public, & si grave dans le tête-à-tête? Je pensois que ce devoit être tout le contraire, & qu’il faloit composer son maintien à proportion du nombre des spectateurs. Au lieu de cela, je vous vois, toujours avec une égale perplexité de ma part, le ton de cérémonie en particulier, & le ton familier devant tout le monde. Daignez être plus égale, peut-être seroi-je moins tourmenté.
[6] Si la commisération naturelle aux ames bien nées, peut vous attendrir sur les peines d’un infortuné auquel vous avez témoigné quelque estime, de légers changmens dans votre conduite rendront sa situation moins violente, & lui feront supporter plus paisiblement & son silence & ses maux: si sa retenue & son état ne vous touchent pas, & que vous vouliez user du droit de le perdre, vous le pouvez sans qu’il murmure: il aime mieux encore périr par votre ordre que par un transport indiscret qui le rendît coupable à vos yeux. Enfin, quoi que vous ordonniez de mon sort, au moins n’aurai-je point à me reprocher d’avoir pu former un espoir téméraire, & si vous avez lu cette lettre, vous avez fait tout ce que j’oserois vous demander, quand même je n’aurois point de refus à craindre.
LETTRE II. A JULIE
Que je me suis abusé, Mademoiselle, dans ma premiere lettre! Au lieu de soulager mes maux, je n’ai fait que les augmenter en m’exposant à votre disgrâce, & je sens que le pire de tous est de vous déplaire. Votre silence, votre air froid & réservé ne m’annoncent que trop mon malheur. Si vous avez exaucé ma priere en partie, ce n’est que pour mieux m’en punir,
E poi ch’amor di me vi fece accorta,
Fur i biondi capelli allor velati,
E l’amoroso sguardo in se raccolto. *
[* Et l’amour vous ayant rendue attentive, vous voilates vos blonds cheveux & recueillites en vous même vos doux regards.]
vous retranchez en public l’innocente familiarité dont j’eus la folie de me plaindre; mais vous n’en êtes que plus sévere dans le particulier, & votre ingénieuse rigueur s’exerce également par votre complaisance & par vos refus.
Que ne pouvez-vous connoître combien cette froideur m’est cruelle! vous me trouveriez trop puni. Avec quelle ardeur ne voudrois-je pas revenir sur le passé, & faire que vous n’eussiez point vu cette fatale lettre! Non, dans la crainte de vous offenser encore, je n’écrirois point celle-ci, si je n’eusse écrit la premiere, & je ne veux pas redoubler ma faute, mais la réparer. Faut-il pour vous appaiser dire que je m’abusois moi-même? Faut-il protester que ce n’étoit pas de l’amour que j’avois pour vous?... Moi je prononcerois cet odieux parjure! Le vil mensonge est-il digne d’un coeur où vous régnez? Ah! que je sois malheureux, s’il faut l’être; pour avoir été téméraire, je ne serai ni menteur ni lâche, & le crime que mon coeur a commis, ma plume ne peut le désavouer.
Je sens d’avance le poids de votre indignation, & j’en attends les derniers effets, comme un grâce que vous me devez au défaut de toute autre; car le feu qui me consume mérite d’être puni, mais non méprisé. Par pitié ne m’abandonnez pas à moi-même; daignez au moins disposer de mon [8] sort; dites quelle est votre volonté. Quoi que vous puissiez me prescrire, je ne saurai qu’obéir. M’imposez-vous un silence éternel? Je saurai me contraindre à le garder. Me bannissez-vous de votre présence? Je jure que vous ne me verrez plus. M’ordonnez-vous de mourir? Ah! ce ne sera pas le plus difficile.Il n’y a point d’ordre auquel je ne souscrive, hors celui de ne vous plus aimer: encore obéirois-je en cela même, s’il m’étoit possible.
Cent fois le jour je suis tenté de me jetter à vos pieds, de les arroser de mes pleurs, d’y obtenir la mort ou mon pardon. Toujours un effroi mortel glace mon courage; mes genoux tremblent & n’osent fléchir; la parole expire sur mes levres, & mon ame ne trouve aucune assurance contre la frayeur de vous irriter.
Est-il au monde un état plus affreux que le mien? Mon coeur sent trop combien il est coupable & ne sauroit cesser de l’être; le crime & le remords l’agitent de concert, & sans savoir quel sera mon destin, je flotte dans un doute insupportable entre l’espoir de la clémence & la crainte du châtiment.
Mais non, je n’espere rien, je n’ai droit de rien espérer. La seule grâce que j’attends de vous est de hâter mon supplice. Contentez une juste vengeance. Est-ce être assez malheureux que de me voir réduit à la solliciter moi-même? Punissez-moi, vous le devez; mais si vous n’êtes impitoyable, quittez cet air froid & mécontent qui me met au désespoir: quand on envoye un coupable à la mort, on ne lui montre plus de colere.
LETTRE III. A JULIE
Ne vous impatientez pas, Mademoiselle; voici la derniere importunité que vous recevrez de moi.
Quand je commençai de vous aimer, que j’étois loin de voir tous les maux que je m’apprêtois! Je ne sentis d’abord que celui d’un amour sans espoir, que la raison peut vaincre à force de tems; j’en connus ensuite un plus grand dans la douleur de vous déplaire; & maintenant j’éprouve le plus cruel de tous dans le sentiment de vos propres peines. O Julie! je le vois avec amertume, mes plaintes troublent votre repos. Vous gardez un silence invincible: mais tout décele à mon coeur attentif vos agitations secretes. Vos yeux deviennent sombres, rêveurs, fixés en terre; quelques regards égarés s’échappent sur moi; vos vives couleurs se fanent; une pâleur étrangere couvre vos joues; la gaieté vous abandonne; une tristesse mortelle vous accable; & il n’y a que l’inaltérable douceur de votre ame qui vous préserve d’un peu d’humeur.
Soit sensibilité, soit dédain, soit pitié pour mes souffrances, vous en êtes affectée, je le vois; je crains de contribuer aux vôtres, & cette crainte m’afflige beaucoup plus que l’espoir qui devroit en naître ne peut me flatter; car ou je me trompe moi-même, ou votre bonheur m’est plus cher que le mien.
[10] Cependant en revenant à mon tour sur moi, je commence à connoître combien j’avois mal jugé de mon propre coeur, & je vois trop tard que ce que j’avois d’abord pris pour un délire passager fera le destin de ma vie. C’est le progrès de votre tristesse qui m’a fait sentir celui de mon mal. Jamais, non, jamais le feu de vos yeux, l’éclat de votre teint, les charmes de votre esprit, toutes les grâces de votre ancienne gaieté, n’eussent produit un effet semblable à celui de votre abattement. N’en doutez pas, divine Julie, si vous pouviez voir quel embrasement ces huit jours de langueur ont allumé dans mon ame, vous gémiriez vous-même des maux que vous me causez. Ils sont désormais sans remede, & je sens avec désespoir que le feu qui me consume ne s’éteindra qu’au tombeau.
N’importe; qui ne peut se rendre heureux peut au moins mériter de l’être, & je saurai vous forcer d’estimer un homme à qui vous n’avez pas daigné faire la moindre réponse. Je suis jeune &peux mériter un jour la considération dont je ne suis pas maintenant digne. En attendant, il faut vous rendre le repos que j’ai perdu pour toujours, & que je vous ôte ici malgré moi. Il est juste que je porte seul la peine du crime dont je suis seul coupable. Adieu, trop belle Julie, vivez tranquille & reprenez votre enjouement; des demain vous ne me verrez plus. Mais soyez sûre que l’amour ardent & pur dont j’ai brûlé pour vous ne s’éteindra de ma vie, que mon coeur plein d’un si digne objet ne sauroit plus s’avilir, qu’il partagera désormais ses uniques hommages entre vous & la vertu, & qu’on ne verra jamais profaner par d’autres feux l’autel où Julie fut adorée.
BILLET DE JULIE
N’emportez pas l’opinion d’avoir rendu votre éloignement nécessaire. Un coeur vertueux sauroit se vaincre ou se taire, & deviendroit peut-être à craindre. Mais vous... vous pouvez rester.
RÉPONSE
Je me suis tu long-tems, votre froideurs m’a fait parler à la fin. Si l’on peut se vaincre pour la vertu, l’on ne supporte point le mépris de ce qu’on aime. Il faut partir.
II.
BILLET DE JULIE
Non, Monsieur; après ce que vous avez paru sentir: après ce que vous m’avez osé dire, un homme tel que vous avez feint d’être ne part point; il fait plus.
RÉPONSE
Je n’ai rien feint, qu’une passion modérée, dans un coeur au désespoir. Demain vous serez contente, & quoi que vous en puissiez dire, j’aurai moins fait que de partir.
III.
BILLET DE JULIE
Insensé! si mes jours te sont chers, crains d’attenter aux tiens. Je suis obsédée, & ne puis ni vous parler ni vous écrire jusqu’à demain. Attendez.
LETTRE IV.
DE JULIE.
Il faut donc l’avouer enfin, ce fatal secret trop mal déguisé!Combien de fois j’ai juré qu’il ne sortiroit de mon coeur qu’avec la vie! La tienne en danger me l’arrache; il m’échappe, & l’honneur est perdu. Hélas! j’ai trop tenu parole: est-il une mort plus cruelle que de survivre à l’honneur?
Que dire, comment rompre un si pénible silence? Ou plutôt n’ai-je pas déjà tout dit, & ne m’as-tu pas trop entendue? Ah! tu en as trop vu pour ne pas deviner le reste! Entraînée par degrés dans les pieges d’un vil séducteur, je vois, sans pouvoir m’arrêter, l’horrible précipice où je cours. Homme artificieux! c’est bien plus mon amour que le tien qui fait ton audace. Tu vois l’égarement de mon coeur, tu t’en prévaux pour me perdre, & quand tu me rends méprisable, le pire de mes maux est d’être forcée à [13] te mépriser. Ah! malheureux! je t’estimois, & tu me déshonores! crois-moi, si ton coeur étoit fait pour jouir en paix de ce triomphe, il ne l’eût jamais obtenu.
Tu le sais, tes remords en augmenteront; je n’avois point dans l’amedes inclinations vicieuses. La modestie & l’honnêteté m’étoient chéres; j’aimois à les nourrir dans une vie simple & laborieuse. Que m’ont servi des soins que le Ciel a rejetés? Des le premier jour que j’eus le malheur de te voir, je sentis le poison qui corrompt mes sens & ma raison; je le sentis du premier instant, & tes yeux, tes sentimens, tes discours, ta plume criminelle le rendent chaque jour plus mortel.
Je n’ai rien négligé pour arrêter le progrès de cette passion funeste. Dans l’impuissance de résister, j’ai voulu me garantir d’être attaquée; tes poursuites ont trompé ma vaine prudence. Cent fois j’ai voulu me jetter aux pieds des auteurs de mes jours; cent fois j’ai voulu leur ouvrir mon coeur coupable: ils ne peuvent connoître ce qui s’y passe: ils voudront appliquer des remedes ordinaires à un mal désespéré; ma mere est foible & sans autorité; je connois l’inflexible sévérité de mon pere, & je ne ferai que perdre & déshonorer moi, ma famille & toi-même. Mon amie est absente, mon frere n’est plus; je ne trouve aucun protecteur au monde contre l’ennemi qui me poursuit; j’implore en vain le Ciel, le Ciel est sourd aux prieres des foibles. Tout fomente l’ardeur qui me dévore; tout m’abandonne à moi-même, ou plutôt tout me livre à toi; la nature entiere semble être ta complice; tous mes efforts sont vains, je [14] t’adore en dépit de moi-même. Comment mon coeur, qui n’a pu résister dans toute sa force, céderoit-il maintenant à demi? Comment ce coeur, qui ne soit rien dissimuler, te cacheroit-il le reste de sa foiblesse? Ah! le premier pas, qui coûte le plus, étoit celui qu’il ne faloit pas faire; comment m’arrêterois-je aux autres? Non, de ce premier pas je me sens entraîner dans l’abyme, & tu peux me rendre aussi malheureuse qu’il te plaira.
Tel est l’état affreux où je me vois, que je ne puis plus avoir recours qu’à celui qui m’y a réduite, & que pour me garantir de ma perte, tu dois être mon unique défenseur contre toi. Je pouvois, je le sais, différer cet aveu de mon désespoir; je pouvois quelque tems déguiser ma honte, & céder par degrés pour m’en imposer à moi-même. Vaine adresse qui pouvoit flatter mon amour-propre, & non pas sauver ma vertu! Va, je vois trop, je sens trop où mene la premiere faute, & je ne cherchois pas à préparer ma ruine, mais à l’éviter.
Toutefois si tu n’es pas le dernier des hommes; si quelque étincelle de vertu brilla dans ton ame; s’il y reste encore quelque trace des sentimens d’honneur dont tu m’as paru pénétré, puis-je te croire assez vil pour abuser de l’aveu fatal que mon délire m’arrache? Non, je te connois bien; tu soutiendras ma foiblesse, tu deviendras ma sauve-garde, tu protégeras ma personne contre mon propre coeur. Tes vertus sont le dernier refuge de mon innocence; mon honneur s’ose confier au tien, tu ne peux conserver l’un sans l’autre; ame généreuse, ah! conserve-les tous deux, & du [15] moins pour l’amour de toi-même, daigne prendre pitié de moi.
O Dieu! suis-je assez humiliée! Je t’écris à genoux; je baigne mon papier de mes pleurs; j’éleve à toi mes timides supplications. Et ne pense pas, cependant, que j’ignore que c’étoit à moi d’en recevoir, & que pour me faire obéir je n’avois qu’à me rendre avec art méprisable. Ami, prends ce vain empire, & laisse-moi l’honnêteté: j’aime mieux être ton esclave & vivre innocente, que d’acheter ta dépendance au prix de mon déshonneur. Si tu daignes m’écouter, que d’amour, que de respects ne dois-tu pas attendre de celle qui te devra son retour à la vie? Quels charmes dans la douce union de deux ames pures! Tes désirs vaincus seront la source de ton bonheur, & les plaisirs dont tu jouiras seront dignes du Ciel même.
Je crois, j’espere, qu’un coeur qui m’a paru mériter tout l’attachement du mien ne démentira pas la générosité que j’attends de lui. J’espere encore que s’il étoit assez lâche pour abuser de mon égarement & des aveux qu’il m’arrache, le mépris, l’indignation me rendroient la raison que j’ai perdue, & que je ne serois pas assez lâche moi-même pour craindre un amant dont j’aurois à rougir. Tu seras vertueux ou méprisé; je serai respectée ou guérie; voilà l’unique espoir qui me reste avant celui de mourir
LETTRE V.
A JULIE
Puissances du Ciel! j’avois une ame pour la douleur, donnez-m’en une pour la félicité. Amour, vie de l’ame, viens soutenir la mienne prête à défaillir. Charme inexprimable de la vertu, force invincible de la voix de ce qu’on aime, bonheur, plaisirs, transports, que vos traits sont poignans! qui peut en soutenir l’atteinte? Oh! comment suffire au torrent de délices qui vient inonder mon coeur? comment expier les alarmes d’une craintive amante? Julie... non? ma Julie à genoux! ma Julie verser des pleurs!... celle à qui l’univers devroit des hommages, supplier un homme qui l’adore de ne pas l’outrager, de ne pas se déshonorer lui-même! Si je pouvois m’indigner contre-toi, je le ferois, pour tes frayeurs qui nous avilissent. Juge mieux, beauté pure & céleste, de la nature de ton empire. Eh! si j’adore les charmes de ta personne, n’est-ce pas sur-tout pour l’empreintede cette ame sans tache qui l’anime, & dont tous tes traits portent la divine enseigne? Tu crains de céder à mes poursuites? mais quelles poursuites peut redouter celle qui couvre de respect &d’honnêteté tous les sentimens qu’elle inspire? Est-il un homme assez vil sur terre pour oser être téméraire avec toi?
Permets, permets que je savoure le bonheur inattendu d’être aimé...aimé de celle... Trône du monde, combien [17] je te vois au-dessous de moi! Que je la relise mille fois, cette lettre adorable où ton amour & tes sentimens sont écrits en caracteres de feu; où malgré tout l’emportement d’un coeur agité, je vois avec transport combien, dans une ame honnête, les passions les plus vives gardent encore le saint caractere de la vertu! Quel monstre, après avoir lu cette touchante lettre, pourroit abuser de ton état, & témoigner par l’acte le plus marqué son profond mépris pour lui-même? Non, chére amante, prends confiance en un ami fidele qui n’est point fait pour te tromper. Bien que ma raison soit à jamais perdue, bien que le trouble de mes sens s’accroisse à chaque instant, ta personne est désormais pour moi le plus charmant, mais le plus sacré dépôt dont jamais mortel fut honoré. Ma flamme & son objet conserveront ensemble une inaltérable pureté. Je frémirois de porter la main sur tes chastes attraits plus que du plus vil inceste; & tu n’est pas dans une sûreté plus inviolable avec ton pere qu’avec ton amant. Oh! si jamais cet amant heureux s’oublie un moment devant toi!... L’amant de Julie auroit une ame abjecte! Non, quand je cesserai d’aimer la vertu, je ne t’aimerai plus; à ma premiere lâcheté, je ne veux plus que tu m’aimes.
Rassure-toi donc, je t’en conjure au nom du tendre & pur amour qui nous unit; c’est à lui de t’être garant de ma retenue & de mon respect; c’est à lui de te répondre de lui-même. Et pourquoi tes craintes iroient-elles plus loin que mes désirs? à quel autre bonheur voudrois-je aspirer, si tout mon coeur suffit à peine à celui qu’il goûte? Nous [18] sommes jeunes tous deux, il est vrai; nous aimons pour la premiere & l’unique fois de la vie, & n’avons nulle expérience des passions: mais l’honneur qui nous conduit est-il un guide trompeur? a-t-il besoin d’une expérience suspecte qu’on n’acquiert qu’à force de vices? J’ignore si je m’abuse, mais il me semble que les sentimens droits sont tous au fond de mon coeur. Je ne suis point un vil séducteur comme tu m’appelles dans ton désespoir, mais un homme simple & sensible, qui montre aisément ce qu’il sent, & ne sent rien dont il doive rougir. Pour dire tout en un seul mot, j’abhorre encore plus le crime que je n’aime Julie. Je ne sais, non, je ne sais pas même si l’amour que tu fais naître est compatible avec l’oubli de la vertu; & si tout autre qu’une ame honnête peut sentir assez tous tes charmes. Pour moi, plus j’en suis pénétré, plus mes sentimens s’élevent. Quel bien, que je n’aurois pas fait pour lui-même, ne ferois-je pas maintenant pour me rendre digne de toi? Ah! daigne te confier aux feux que tu m’inspires, & que tu saissi bien purifier; crois qu’il suffit que je t’adore pour respecter à jamais le précieux dépôt dont tu m’as chargé. Oh! quel coeur je vais posséder! Vrai bonheur, gloire de ce qu’on aime, triomphe d’un amour qui s’honore, combien tu vaux mieux que tous ses plaisirs!
LETTRE VI.
DE JULIE A CLAIRE
Veux-tu, ma cousine, passer ta vie à pleurer cette pauvre Chaillot, & faut-il que les morts te fassent oublier les vivants? Tes regrets sont justes; & je les partage; mais doivent-ils être éternels? Depuis la perte de ta mere, elle t’avoit élevée avec le plus grand soin: elle étoit plutôt ton amie ta gouvernante; elle t’aimoit tendrement, & m’aimoit parce que tu m’aimes; elle ne nous inspira jamais que des principes de sagesse & d’honneur. Je sais tout cela, ma chére, & j’en conviens avec plaisir. Mais conviens aussi que la bonne femme étoit peu prudente avec nous; qu’elle nous faisoit sans nécessité les confidences les plus indiscretes; qu’elle nous entretenoit sans cesse des maximes de la galanterie, des aventures de sa jeunesse, du manége des amants; & que, pour nous garantir des piéges des hommes, si elle ne nous apprenoit pas à leur entendre, elle nous instruisoit au moins de mille choses que des jeunes filles se passeroient bien de savoir. Console-toi donc de sa perte comme d’un mal qui n’est pas sans quelque dédommagement: à l’âge où nous sommes, ses leçons commençoient à devenir dangereuses, & le Ciel nous l’a peut-être ôtée au moment où il n’étoit pas bon qu’elle nous restât plus longtemps. Souviens-toi de tout ce que tu me disois quand je perdis le [20] meilleur des freres. La Choillot t’est-elle plus chére? As-tu plus de raison de la regretter?
Reviens, ma chére, elle n’a plus besoin de toi. Hélas! tandis que tu perds ton tems en regrets superflus, comment ne crains-tu point de t’en attirer d’autres? comment ne crains-tu point, toi qui connois l’état de mon coeur, d’abandonner ton amie à des périls que ta présence auroit prévenus? Oh! qu’il s’est passé de choses depuis ton départ! Tu frémiras en apprenant quels dangers j’ai courus par mon imprudence. J’espere en être délivrée: mais je me vois, pour ainsi dire, à la discrétion d’autrui: c’est à toi de me rendre à moi-même. Hâte-toi donc de revenir. Je n’ai rien dit tant que tes soins étoient utiles à ta pauvre Bonne; j’eusse été la premiere à t’exhorter à les lui rendre. Depuis qu’elle n’est plus, c’est à sa famille que tu les dois: nous les remplirons mieux ici de concert que tu ne ferois seule à la campagne, & tu t’acquitteras des devoirs de la reconnoissance sans rien ôter à ceux de l’amitié.
Depuis le départ de mon Pere nous avons repris notre ancienne maniere de vivre, & ma mere me quitte moins; mais c’est par habitude plus que par défiance. Ses sociétés lui prennent encore bien des momens qu’elle ne veut pas dérober à mes petites études, & Babi remplit alors sa place assez négligemment. Quoique je trouve à cette bonne mere beaucoup trop de sécurité, je ne puis me résoudre à l’en avertir; je voudrois bien pourvoir à ma sûreté sans perdre son estime, & c’est toi seule qui peux concilier tout cela. Reviens, ma Claire, reviens sans tarder. J’ai regret aux [21] leçons que je prends sans toi, & j’ai peur de devenir trop savante. Notre maître n’est pas seulement un homme de mérite; il est vertueux, & n’en est que plus à craindre. Je suis trop contente de lui pour l’être de moi. A son âge & au nôtre, avec l’homme le plus vertueux, quand il est aimable, il vaut mieux être deux filles qu’une.
LETTRE VII.
REPONSE
Je t’entends, & tu me fais trembler; non que je croie le danger aussi pressant que tu l’imagines. Ta crainte modere la mienne sur le présent, mais l’avenir m’épouvante; & si tu ne peux te vaincre, je ne vois plus que des malheurs. Hélas! combien de fois la pauvre Chaillot m’a-t-elle prédit que le premier soupir de ton coeur feroit le destin de ta vie! Ah! cousine! si jeune encore, faut-il voir déjà ton sort s’accomplir! Qu’elle va nous manquer, cette femme habile que tu nous crois avantageux de perdre! Il l’eût été, peut-être, de tomber d’abord en de plus sûres mains; mais nous sommes trop instruites en sortant des siennes pour nous laisser gouverner par d’autres, & pas assez pour nous gouverner nous-mêmes: elle seule pouvoit nous garantir des dangers auxquels elle nous avoit exposées. Elle nous a beaucoup appris; & nous avons, ce me semble, beaucoup pensé pour notre âge. La vive & tendre amitié qui nous unit presque des le berceau, [22] nous a, pour ainsi dire, éclairé le coeur de bonne heure sur toutes les passions: nous connoissons assez bien leurs signes & leurs effets; il n’y a que l’art de les réprimer qui nous manque. Dieu veuille que ton jeune philosophe connoisse mieux que nous cet art-là!
Quand je dis nous, tu m’entends; c’est sur-tout de toi que je parle: car, pour moi, la Bonne m’a toujours dit que mon étourderie me tiendroit lieu de raison, que je n’aurois jamais l’esprit de savoir aimer, & que j’étois trop folle pour faire un jour des folies. Ma Julie, prendsgar de à toi; mieux elle auguroit de ta raison, plus elle craignoit pour ton coeur. Ais bon courage cependant; tout ce que la sagesse & l’honneur pourront faire, je sais que ton ame le fera; & la mienne fera, n’endoute pas, tout ce que l’amitié peut faire à son tour. Si nous en savons trop pour notre âge, au moins cette étude n’a rien coûté à nos moeurs. Crois, ma chére, qu’il y a bien des filles plus simples qui sont moins honnêtes que nous nous le sommes parce que nous voulons l’être; &, quoi qu’on en puisse dire, c’est le moyen de l’être plus sûrement.
Cependant, sur ce que tu me marques, je n’auroi pas un moment de repos que je ne sois auprès de toi; car, si tu crains le danger, il n’est pas tout à fait chimérique. Il est vrai que le préservatif est facile: deux mots à ta mere, & tout est fini; mais je te comprends, tu ne veux point d’un expédient qui finit tout: tu veux bien t’ôter le pouvoir de succomber, mais non pas l’honneur de combattre. O pauvre cousine!... encore si la moindre lueur... Le baron d’Etange consentir [23] à donner sa fille, son enfant unique, à un petit bourgeois sans fortune! L’esperes-tu?... Qu’esperes-tu donc? que veux-tu?...Pauvre, pauvre cousine!... Ne crains rien toutefois de ma part; ton secret sera gardé par ton amie. Bien des gens trouveroient plus honnête de le révéler: peut-être auroient-ils raison. Pour moi, qui ne suis pas une grande raisonneuse, je ne veux point d’une honnêteté qui trahit l’amitié, la foi, la confiance; j’imagine que chaque relation, chaque âge a ses maximes, ses devoirs, ses vertus; que ce qui seroit prudence à d’autres, à moi seroit perfidie, & qu’au lieu de nous rendre sages, on nous rend méchans en confondant tout cela. Si ton amour est foible, nous le vaincrons; s’il est extrême, c’est l’exposer à des tragédies que de l’attaquer par des moyens violents; & il ne convient à l’amitié de tenter que ceux dont elle peut répondre. Mais, en revanche, tu n’as qu’à marcher droit quand tu seras sous ma garde: tu verras, tu verras ce que c’est qu’une Duégne de dix-huit ans.
Je ne suis pas, comme tu sais, loin de toi pour mon plaisir; & le printemps n’est pas si agréable en campagne que tu penses; on y souffre à la fois le froid & le chaud; on n’a point d’ombre à la promenade, & il faut se chauffer dans la maison. Mon pere, de son côté, ne laisse pas, au milieu de ses bâtiments, de s’appercevoir qu’on a la gazette ici plus tard qu’à la ville. Ainsi tout le monde ne demande pas mieux que d’y retourner, & tu m’embrasseras, j’espere, dans quatre ou cinq jours. Mais ce qui m’inquiete est que quatre ou cinq jours font je ne sais combien d’heures, dont [24] plusieurs sont destinées au philosophe. Au philosophe, entends-tu, cousine? Pense que toutes ces heures-là ne doivent sonner que pour lui.
Ne va pas ici rougir & baisser les yeux: prendre un air grave, il t’est impossible; cela ne peut aller à tes traits. Tu sais bien que je ne saurois pleurer sans rire, & que je n’en suis pas pour cela moins sensible; je n’en ai pas moins de chagrin d’être loin de toi; je n’en regrette pas moins la bonne Chaillot. Je te sais un gré infini de vouloir partager avec moi le soin de sa famille, je ne l’abandonnerai de mes jours; mais tune serois plus toi-même si tu perdois quelque occasion de faire du bien. Je conviens que la pauvre mie étoit babillarde, assez libre dans ses propos familiers, peu discrete avec de jeunes filles, & qu’elle aimoit à parler de son vieux tems. Aussi ne sont-ce pas tant les qualités de son esprit que je regrette, bien qu’elle en eût d’excellentes parmi de mauvaises; la perte que je pleure en elle, c’est son bon coeur, son parfait attachement, qui lui donnoit à la fois pour moi la tendresse d’une mere & la confiance d’une soeur. Elle me tenait lieu de toute ma famille. A peine ai-je connu ma mere! mon pere m’aime autant qu’il peut aimer; nous avons perdu ton aimable fr frere, re, je ne vois presque jamais les miens: me voilà comme une orpheline délaissée. Mon enfant, tu me restes seule; car ta bonne mere, c’est toi: tu as raison pourtant; tu me restes. Je pleurois! j’étois donc folle; qu’avois-je à pleurer?
P.S. De peur d’accident, j’adresse cette lettre à notre maître, afin qu’elle te parvienne plus sûrement.
LETTRE VIII.
A JULIE *
[* On sent qu’il y a ici une lacune, & l’on en trouvera souvent dans la suite de cette correspondance. Plusieurs lettres se sont perdues, d’autres ont été supprimées, d’autres ont souffert des retranchemens; mais il ne manque rien d’essentiel qu’on ne puisse aisément suppléer a l’aide de ce qui reste.]Quels sont, belle Julie, les bizarres caprices de l’amour! Mon coeur a plus qu’il n’espéroit, & n’est pas content! Vous m’aimez, vous me le dites, & je soupire! Ce coeur injuste ose désirer encore, quand il n’a plus rien à désirer; il me punit de ses fantaisies, & me rend inquiet au sein du bonheur. Ne croyez pas que j’aie oublié les loix qui me sont imposées, ni perdu la volonté de les observer; non: mais un secret dépit m’agite en voyant que ces loix ne coûtent qu’à moi, que vous qui vous prétendiez si foible êtes si forte à présent, & que j’ai si peu de combats à rendre contre moi-même, tant je vous trouve attentive à les prévenir.
Que vous êtes changée depuis deux mois, sans que rien ait changé que vous! Vos langueurs ont disparu: il n’est plus question de dégoût ni d’abattement; toutes les grâces sont venues reprendre leurs postes; tous vos charmes se sont ranimés; la rose qui vient d’éclorre n’est pas plus fraîche que vous; les saillies ont recommencé; vous avez de l’esprit avec tout le monde; vous folâtrez, même avec moi, comme auparavant; &, ce qui m’irrite plus que tout le reste; vous [26] me jurez un amour éternel d’un air aussi gai que si vous disiez la chose du monde la plus plaisante.
Dites, dites, volage, est-ce là le caractere d’une passion violente réduite à se combattre elle-même? & si vous aviez le moindre désir à vaincre, la contrainte n’étoufferoit-elle pas au moins l’enjouement? Oh! que vous étiez bien plus aimable quand vous étiez moins belle! que je regrette cette pâleur touchante, précieux gage du bonheur d’un amant!, & que je hais l’indiscrete santé que vous avez recouvrée aux dépens de mon repos! Oui, j’aimerois mieux vous voir malade encore que cet air content, ces yeux brillants, ce teint fleuri, qui m’outragent. Avez-vous oublié sitôt que vous n’étiez pas ainsi quand vous imploriez ma clémence? Julie, Julie, que cet amour si vif est devenu tranquille en peu de temps!
Mais ce qui m’offense plus encore, c’est qu’apres vous être remise à ma discrétion, vous paroissez vous en défier, & que vous fuyez les dangers comme s’il vous en restoit à craindre. Est-ce ainsi que vous honorez ma retenue, & mon inviolable respect méritoit-il cet affront de votre part? Bien loin que le départ de votre pere nous ait laissé plus de liberté, à peine peut-on vous voir seule. Votre inséparable cousine ne vous quitte plus. Insensiblement nous allons reprendre nos premieres manieres de vivre & notre ancienne circonspection, avec cette unique différence qu’alors elle vous étoit à charge, & qu’elle vous plaît maintenant.
Quel sera donc le prix d’un si pur hommage, si votre estime ne l’est pas; & de quoi me sert l’abstinence éternelle & [27] volontaire de ce qu’il y a de plus doux au monde, si celle qui l’exige ne m’en sait aucun gré? Certes, je suis las de souffrir inutilement, & de me condamner aux plus dures privations sans en avoir même le mérite. Quoi! faut-il que vous embellissiez impunément, tandis que vous me méprisez? Faut-il qu’incessamment mes yeux dévorent des charmes dont jamais ma bouche n’ose approcher? Faut-il enfin que je m’ôte à moi-même toute espérance, sans pouvoir au moins m’honorer d’un sacrifice aussi rigoureux? Non; puisque vous ne vous fiez pas à ma foi, je ne veux plus la laisser vainement engagée: c’est une sûreté injuste que celle que vous tirez à la fois de ma parole & de vos précautions; vous êtes trop ingrate, ou je suis trop scrupuleux, & je ne veux plus refuser de la fortune les occasions que vous n’aurez pu lui ôter. Enfin, quoi qu’il en soit de mon sort, je sens que j’ai pris une charge au-dessus de mes forces. Julie, reprenez la garde de vous-même; je vous rends un dépôt trop dangereux pour la fidélité du dépositaire, & dont la défense coûtera moins à votre coeur que vous n’avez feint de la craindre.
Je vous le dis sérieusement: comptez sur vous, ou chassez-moi, c’est-à-dire, ôtez-moi la vie. J’ai pris un engagement téméraire. J’admire comment je l’ai pu tenir si longtemps; je sais que je le dois toujours; mais je sens qu’il m’est impossible. On mérite de succomber quand on s’impose de si périlleux devoirs. Croyez-moi, chére & tendre Julie, croyez-en ce coeur sensible quine vit que pour vous; vous serez toujours respectée: mais je puis un [28] instant manquer de raison, & l’ivresse des sens peut dicter un crime dont on auroit horreur de sang-froid. Heureux de n’avoir point trompé votre espoir, j’ai vaincu deux mais, & vous me devez le prix de deux siecles de souffrances.
LETTRE IX.
DE JULIE
J’entends: les plaisirs du vice & l’honneur de la vertu vous feroient un sort agréable. Est-ce là votre morale?... Eh! mon bon ami, vous vous lassez bien vite d’être généreux! Ne l’étiez-vous donc que par artifice? La singuliere marque d’attachement que de vous plaindre de ma santé! Seroit-ce que vous espériez voir mon fol amour achever de la détruire, & que vous m’attendiez au moment de vous demander la vie? ou bien, comptiez-vous de me respecter aussi long-tems que je ferois peur, & de vous rétracter quand je deviendrois supportable? Je ne vois pas dans de pareils sacrifices un mérite à tant faire valoir.
Vous me reprochez avec la même équité le soin que je prends de vous sauver des combats pénibles avec vous-même, comme si vous ne deviez pas plutôt m’en remercier. Puis vous vous rétractez de l’engagement que vous avez pris comme d’un devoir trop à charge; en sorte que, dans la même lettre, vous vous plaignez de ce que vous avez trop de peine, & de ce que vous n’en avez pas assez. Pensez-y [29] mieux, & tâchez d’être d’accord avec vous pour donner à vos prétendus griefs une couleur moins frivole; ou plutôt, quittez toute cette dissimulation qui n’est pas dans votre caractere. Quoique vous puissiez dire, votre coeur est plus content du mien qu’il ne feint de l’être: ingrat, vous savez trop qu’il n’aura jamais tort avec vous! Votre lettre même vous dément par son style enjoué, & vous n’auriez pas tant d’esprit si vous étiez moins tranquille. En voilà trop sur les vains reproches qui vous regardent; passons à ceux qui me regardent moi-même, & qui semblent d’abord mieux fondés.
Je le sens bien, la vie égale & douce que nous menons depuis deux mais ne s’accorde pas avec ma déclaration précédente, & j’avoue que ce n’est pas sans raison que vous êtes surpris de ce contraste. Vous m’avez d’abord vue au désespoir, vous me trouvez à présent trop paisible; de là vous accusez mes sentimens d’inconstance, & mon coeur de caprice. Ah! mon ami, ne le jugez-vous point trop séverement? Il faut plus d’un jour pour le connaître: attendez, & vous trouverez peut-être que ce coeur qui vous aime n’est pas indigne du vôtre.
Si vous pouviez comprendre avec quel effroi j’éprouvai les premieres atteintes du sentiment qui m’unit à vous, vous jugeriez du trouble qu’il dut me causer: j’ai été élevée dans des maximes si séveres, que l’amour le plus pur me paroissoit le comble du déshonneur. Tout m’apprenoit ou me faisoit croire qu’une fille sensible étoit perdue au premier mot tendre échappé de sa bouche; mon imagination troublée [30] confondoit le crime avec l’aveu de la passion; & j’avois une si affreuse idée de ce premier pas, qu’à peine voyois-je au delà nul intervalle jusqu’au dernier. L’excessive défiance de moi-même augmenta mes alarmes; les combats de la modestie me parurent ceux de la chasteté; je pris le tourment du silence pour l’emportement des désirs. Je me crus perdue aussitôt que j’aurois parlé, & cependant il faloit parler où vous perdre. Ainsi, ne pouvant plus déguiser mes sentimens, je tâchai d’exciter la générosité des vôtres, & me fiant plus à vous qu’à moi, je voulus, en intéressant votre honneur à ma défense, me ménager des ressources dont je me croyois dépourvue.
J’ai reconnu que je me trompois; je n’eus pas parlé, que je me trouvai soulagée; vous n’eût es pas répondu, que je me sentis tout à fait calme; & deux mais d’expérience m’ont ppris que mon coeur trop tendre a besoin d’amour, mais que mes sens n’ont aucun besoin d’amant. Jugez, vous qui aimez la vertu, avec quelle joie je fis cette heureuse découverte. Sortie de cette profonde ignominie où mes terreurs m’avoient plongée, je goûte le plaisir délicieux d’aimer purement. Cet état fait le bonheur de ma vie; mon humeur & ma santé s’en ressentent; à peine puis-je en concevoir un plus doux, & l’accord de l’amour & de l’innocence me semble être le paradis sur la terre.
Dès-lors je ne vous craignis plus; &, quand je pris soin d’éviter la solitude avec vous, ce fut autant pour vous que pour moi: car vos yeux & vos soupirs annonçoient plus de transports que de sagesse; & si vous eussiez oublié l’arrêt que [31] vous avez prononcé vous-même, je ne l’aurois pas oublié.
Ah! mon ami! que ne puis-je faire passer dans votre ame le sentiment de bonheur & de paix qui regne au fond de la mienne! Que ne puis-je vous apprendre à jouir tranquillement du plus délicieux état de la vie! Les charmes de l’union des coeurs se joignent pour nous à ceux de l’innocence: nulle crainte, nulle honte ne trouble notre félicité; au sein des vrais plaisirs de l’amour, nous pouvons parler de la vertu sans rougir.
E v’e il piacer con l’onestade accanto.*[* Et le plaisir s’unit à l’honnéteté. Metast.]
Je ne sais quel triste pressentiment s’éleve dans mon sein, & me crie que nous jouissons du seul tems heureux que le Ciel nous ait destiné. Je n’entrevois dans l’avenir qu’absence, orages, troubles, contradictions. La moindre altération à notre situation présente me paroit une pouvoir être qu’un mal. Non, quand un lien plus doux nous uniroit à jamais, je ne sais si l’exces du bonheur n’en deviendroit pas bientôt la ruine. Le moment de la possession est une crise de l’amour, & tout changement est dangereux au nôtre; nous ne pouvons plus qu’y perdre.
Je t’en conjure, mon tendre & unique ami, tâche de calmer l’ivresse des vains désirs que suivent toujours les regrets, le repentir, la tristesse. Goûtons en paix notre situation présente. Tu te plais à m’instruire, & tu sais trop si je me plais à recevoir tes leçons. Rendons-les encore plus fréquentes; ne nous quittons qu’autant qu’il faut pour la bienséance; [32] employons à nous écrire les momens que nous ne pouvons passer à nous voir, & profitons d’un tems précieux, après lequel peut-être nous soupirerons un jour. Ah! puisse notre sort, tel qu’il est, durer autant que notre vie! L’esprit s’orne, la raison s’éclaire, l’ame se fortifie, le coeur jouit: que manque-t-il à notre bonheur?
LETTRE X.
A JULIE
Que vous avez raison, ma Julie, de dire que je ne vous connois pas encore! Toujours je crois connoître tous les trésors de votre belle ame, & toujours j’en découvre de nouveaux. Quelle femme jamais associa comme vous la tendresse à la vertu, & tempérant l’une par l’autre, les rendit toutes deux plus charmantes? Je trouve je ne sais quoi d’aimable & d’attrayant dans cette sagesse qui me désole; &vous ornez avec tant de grâce les privations que vous m’imposez, qu’ils en faut peu que vous ne me les rendiez chéres.
Je le sens chaque jour davantage, le plus grand des biens est d’être aimé de vous; il n’y en a point, il n’y en peut avoir qui l’égale, & s’il faloit choisir entre votre coeur & votre possession même, non, charmante Julie, je ne balancerois pas un instant. Mais d’où viendroit cette amere alternative, & pourquoi rendre incompatible ce que la nature a voulu réunir? Le tems est précieux, dites-vous; sachons [33] en jouir tel qu’il est, & gardons-nous par notre impatience d’entroubler le paisible cours. Eh! qu’il passe & qu’il soit heureux! Pour profiter d’un état aimable, faut-il en négliger un meilleur, & préférer le repos à la félicité suprême? Ne perd-on pas tout le tems qu’on peut mieux employer? Ah! si l’on peut vivre mille ans en un quart d’heure, à quoi bon compter tristement les jours qu’on aura vécu?
Tout ce que vous dites du bonheur de notre situation présente est incontestable; je sens que nous devons être heureux, & pourtant je ne le suis pas. La sagesse a beau parler par votre bouche, la voix de la nature est la plus forte. Le moyen de lui résister quand elle s’accorde à la voix du coeur? Hors vous seule, je ne vois rien dans ce séjour terrestre qui soit digne d’occuper mon ame & mes sens: non, sans vous la nature n’est plus rien pour moi; mais son empire est dans vos yeux, & c’est là qu’elle est invincible.
Il n’en est pas ainsi de vous, céleste Julie; vous vous contentez de charmer nos sens, & n’êtes point en guerre avec les vôtres. Il semble que des passions humaines soient au-dessous d’une ame si sublime, & comme vous avez la beauté des anges, vous en avez la pureté. O pureté que je respecte en murmurant, que ne puis-je ou vous rabaisser ou m’élever jusqu’à vous! mais non, je ramperai toujours sur la terre, & vous verrai toujours briller dans les cieux. Ah! soyez heureuse aux dépens de mon repos; jouissez de toutes vos vertus; périsse le vil mortel qui tentera jamais d’en souiller une! Soyez heureuse; je tâcherai d’oublier [34] combien je suis à plaindre, & je tirerai de votre bonheur même la consolation de mes maux. Oui, chére amante, il me semble que mon amour est aussi parfait que son adorable objet; tous les désirs enflammés par vos charmes s’éteignent dans les perfections de votre ame; je la vois si paisible, que je n’ose en troubler la tranquillité. Chaque fois que je suis tenté de vous dérober la moindre caresse, si le danger de vous offenser me retient, mon coeur me retient encore plus par la crainte d’altérer une félicité si pure; dans le prix des biens où j’aspire, je ne vois plus que ce qu’ils vous peuvent coûter; & ne pouvant accorder mon bonheur avec le vôtre, jugez comment j’aime, c’est au mien que j’ai renoncé.
Que d’inexplicables contradictions dans les sentimens que vous m’inspirez! Je suis à la fois soumis & téméraire, impétueux & retenu; je ne saurois lever les yeux sur vous sans éprouver des combats en moi-même. Vos regards, votre voix, portent au coeur, avec l’amour, l’attroit touchant de l’innocence; c’est un charme divin qu’on auroit regret d’effacer. Si j’ose former des voeux extrêmes, ce n’est plus qu’en votre absence; mes désirs, n’osant aller jusqu’à vous, s’adressent à votre image, & c’est sur elle que je me venge du respect que je suis contraint de vous porter.
Cependant je languis & me consume; le feu coule dans mes veines; rien ne sauroit l’éteindre ni le calmer, & je l’irrite en voulant le contraindre. Je dois être heureux, je le suis, j’en conviens; je ne me plains point de mon sort; tel qu’il est je n’en changerois pas avec les Rois de la terre.[35] Cependant un mal réel me tourmente, je cherche vainement à le fuir; je ne voudrois point mourir, & toutefois je me meurs; je voudrois vivre pour vous, & c’est vous qui m’ôtez la vie.
LETTRE XI.
DE JULIE
Mon ami, je sens que je m’attache à vous chaque jour davantage; je ne puis plus me séparer de vous; la moindre absence m’est insupportable, & il faut que je vous voye ou que je vous écrive, afin de m’occuper de vous sans cesse.
Ainsi mon amour s’augmente avec le vôtre; car je connois à présent combien vous m’aimez, par la crainte réelle que vous avez de me déplaire, au lieu que vous n’en aviez d’abord qu’une apparence pour mieux venir à vos fins. Je sais fort bien distinguer en vous l’empire que le coeur a sçu prendre, du délire d’une imagination échauffée; & je vois cent fois plus de passion dans la contrainte où vous êtes que dans vos premiers emportements. Je sais bien aussi que votre état, tout gênant qu’il est, n’est pas sans plaisirs. Il est doux pour un véritable amant de faire des sacrifices qui lui sont tous comptés, & dont aucun n’est perdu dans le coeur de ce qu’il aime. Qui soit même si, connoissant ma sensibilité, vous n’employez pas, pour me séduire, une adresse mieux entendue? mais non, je suis injuste, & vous [36] n’êtes pas capable d’user d’artifice avec moi. Cependant, si je suis sage, je me défierai plus encore de la pitié que de l’amour. Je me sens mille fois plus attendrie par vos respects que par vos transports, & je crains bien qu’en prenant le parti le plus honnête, vous n’ayez pris enfin le plus dangereux.
Il faut que je vous dise, dans l’épanchement de mon coeur, une vérité qu’il sent fortement, & dont le vôtre doit vous convaincre: c’est qu’en dépit de la fortune, des parens & de nous-mêmes, nos destinées sont à jamais unies, & que nous ne pouvons plus être heureux ou malheureux qu’ensemble. Nos â mes se sont pour ainsi dire touchées par tous les points, & nous avons partout senti la même cohérence. (Corrigez-moi, mon ami, si j’applique mal vos leçons de physique.) Le sort pourra bien nous séparer, mais non pas nous désunir. Nous n’aurons plus que les mêmes plaisirs & les mêmes peines; & comme ces aimans dont vous me parliez, qui ont, dit-on, les mêmes mouvemens en différens lieux, nous sentirions les mêmes choses aux deux extrémités du monde.
Défaites-vous donc de l’espoir, si vous l’eût es jamais de vous faire un bonheur exclusif, & de l’acheter aux dépens du mien. N’espérez pas pouvoir être heureux si j’étois déshonorée, ni pouvoir, d’un oeil satisfait, contempler mon ignominie & mes larmes. Croyez-moi, mon ami, je connois votre coeur bien mieux que vous ne le connoissez. Un amour si tendre & si vrai doit savoir commander aux désirs; vous en avez trop fait pour achever sans vous perdre, & [37] ne pouvez plus combler mon malheur sans faire le vôtre.
Je voudrois que vous pussiez sentir combien il est important pour tous deux que vous vous en remettiez à moi du soin de notre destin commun. Doutez-vous que vous ne me soyez aussi cher que moi-même; & pensez-vous qu’il pût exister pour moi quelque félicité que vous ne partageriez pas? Non, mon ami; j’ai les mêmes intérêts que vous, & un peu plus de raison pour les conduire. J’avoue que je suis la plus jeune; mais n’avez-vous jamais remarqué que si la raison d’ordinaire est plus foible & s’éteint plustôt chez les femmes, elle est aussi plustôt formée, comme un frêle tournesol croît & meurt avant un chêne? Nous nous trouvons des le premier âge chargées d’un si dangereux dépôt, que le soin de le conserver nous éveille bientôt le jugement; & c’est un excellent moyen de bien voir les conséquences des choses, que de sentir vivement tous les risques qu’elles nous font courir. Pour moi, plus je m’occupe de notre situation, plus je troue que la raison vous demande ce que je vous demande au nom de l’amour. Soyez donc docile à sa douce voix, & laissez-vous conduire, hélas! par un autre aveugle, mais qui tient au moins un appui.
Je ne sais, mon ami, si nos coeurs auront le bonheur de s’entendre, & si vous partagerez, en lisant cette lettre, la tendre émotion qui l’adictée; je ne sais si nous pourrons jamais nous accorder sur la maniere de voir comme sur celle de sentir; mais je sais bien que l’avis de celui des deux qui sépare le moins son bonheur du bonheur de l’autre est l’avis qu’il faut préférer.
LETTRE XII.
A JULIE
Ma Julie, que la simplicité de votre lettre est touchante! Que j’y vois bien la sérénité d’une ame innocente, & la tendre sollicitude de l’amour! Vos pensées s’exhalent sans art & sans peine; elles portent au coeur une impression délicieuse que ne produit point un style apprêté. Vous donnez des raisons invincibles d’un air si simple, qu’il y faut réfléchir pour en sentir la force; & les sentimens élevés vous coûtent si peu, qu’on est tenté de les prendre pour des manieres de penser communes. Ah! oui, sans doute, c’est à vous de régler nos destins; ce n’est pas un droit que je vous laisse, c’est un devoir que j’exige de vous, c’est une justice que je vous demande, & votre raison me doit dédommager du mal que vous avez fait à la mienne. Dès cet instant je vous remets pour ma vie l’empire de mes volontés; disposez de moi comme d’un homme qui n’est plus rien pour lui-même, & dont tout l’être n’a de rapport qu’à vous. Je tiendrai, n’en doutez pas, l’engagement que je prends, quoi que vous puissiez me prescrire. Ou j’en vaudrai mieux, ou vous en serez plus heureuse, & je vois partout le prix assuré de mon obéissance. Je vous remets donc sans réserve le soin de notre bonheur commun; faites le vôtre, & tout est fait. Pour moi; qui ne puis ni vous oublier un instant, ni penser à vous sans des transports qu’il faut vaincre, je vais [39] m’occuper uniquement des soins que vous m’avez imposés.
Depuis un an que nous étudions ensemble, nous n’avons guere fait que des lectures sans ordre & presque au hasard, plus pour consulter votre goût que pour l’éclairer: d’ailleurs tant de trouble dans l’ame ne nous laissoit guere de liberté d’esprit. Les yeux étoient mal fixés sur le livre; la bouche en prononçoit les mots; l’attention manquoit toujours. Votre petite cousine, qui n’étoit pas si préoccupée, nous reprochait notre peu de conception, & se faisoit un honneur facile de nous devancer. Insensiblement elle est devenue le maître du maître; & quoique nous ayons quelquefois ri de ses prétentions, elle est au fond la seule des trois qui sait quelque chose de tout ce que nous avons appris.
Pour regagner donc le tems perdu (ah! Julie, en fut-il jamais de mieux employé?), j’ai imaginé une espece de plan qui puisse réparer par la méthode le tort que les distractions ont fait au savoir. Je vous l’envoie; nous le lirons tantôt ensemble, & je me contente d’y faire ici quelques légeres observations.
Si nous voulions, ma charmante amie, nous charger d’un étalage d’érudition, & savoir pour les autres plus que pour nous, mon systême ne vaudroit rien; car il tend toujours à tirer peu de beaucoup de choses, & à faire un petit recueil d’une grande bibliothéque. La science est dans la plupart de ceux qui la cultivent une monnoie dont on fait grand cas, qui cependant n’ajoute au bien-être qu’autant qu’on la communique, & n’est bonne que dans le commerce. Otez à nos savans le plaisir de se faire écouter, le savoir ne sera rien [40] pour eux. Ils n’amassent dans le cabinet que pour répandre dans le public; ils ne veulent être sages qu’aux yeux d’autrui; & ils ne se soucieroient plus de l’étude s’ils n’avoient plus d’admirateurs.* [*C’est ainsi que pensoit Sénéque lui-même. Si l’on donnoit, dit-il, la science, à condition de ne la pas montrer, je n’en voudrois point. Sublime philosophie, voilà donc ton usage!] Pour nous qui voulons profiter de nos connoissances, nous ne les amassons point pour les revendre, mais pour les convertir à notre usage; ni pour nous en charger, mais pour nous en nourrir. Peu lire, & penser beaucoup à nos lectures, ou, ce qui est la même chose, en causer beaucoup entre nous, est le moyen de les bien digérer; je pense que quand on a une fois l’entendement ouvert par l’habitude de réfléchir, il vaut toujours mieux trouver de soi-même les choses qu’on trouverait dans les livres; c’est le vrai secret de les bien mouler à sa tête, & de se les approprier: au lieu qu’en les recevant telles qu’on nous les donne, c’est presque toujours sous une forme qui n’est pas la nôtre. Nous sommes plus riches que nous pensons, mais, dit Montaigne, on nous dresse à l’emprunt & à la quête; on nous apprend à nous servir du bien d’autrui plutôt que du nôtre; ou plutôt, accumulant sans cesse, nous n’osons toucher à rien: nous sommes comme ces avares qui ne songent qu’à remplir leurs greniers, & dans le sein de l’abondance se laissent mourir de faim.
Il y a, je l’avoue, bien des gens qui cette méthode seroit fort nuisible & qui ont besoin de beaucoup lire & peu méditer, parce qu’ayant la tête mal faite ils ne rassemblent [41] rien de si mauvais que ce qu’ils produisent d’eux-mêmes. Je vous recommande tout le contraire, à vous qui mettez dans vos lectures mieux que ce que vous y trouvez, & dont l’esprit actif fait sur le livre un autre livre, quelquefois meilleur que le premier. Nous nous communiquerons donc nos idées; je vous dirai ce que les autres auront pensé, vous me direz sur le même sujet ce que vous pensez vous-même, & souvent après la leçon j’en sortirai plus instruit que vous.
Moins vous aurez de lecture à faire, mieux il faudra la choisir, & voici les raisons de mon choix. La grande erreur de ceux qui étudient est, comme je viens de vous dire, de se fier trop à leurs livres & de ne pas tirer assez de leur fonds, sans songer que de tous les Sophistes, notre propre raison est presque toujours celui qui nous abuse le moins. Sitôt qu’on veut rentrer en soi-même, chacun sent ce qui est bien, chacun discerne ce qui est beau; nous n’avons pas besoin qu’on nous apprenne à connoître ni l’un ni l’autre, & l’on ne s’en impose là-dessus qu’autant qu’on s’en veut imposer. Mais les exemples du très-bon & du très-beau sont plus rares & moins connus, il les faut aller chercher loin de nous. La vanité, mesurant les forces de la nature sur notre foiblesse, nous fait regarder comme chimériques les qualités que nous ne sentons pas en nous-mêmes; la paresse & le vice s’appuyent sur cette prétendue impossibilité, & ce qu’on ne voit pas tous les jours, l’homme foible prétend qu’on ne le voit jamais. C’est cette erreur qu’il faut détruire. Ce sont ces grands objets qu’il faut s’accoutumer à sentir & à voir, afin de s’ôter tout prétexte de ne les pas imiter. [42] L’ame s’éleve, le coeur s’enflamme à la contemplation de ces divins modeles; à force de les considérer, on cherche à leur devenir semblable, & l’on ne souffre plus rien de médiocre sans un dégoût mortel.
N’allons donc pas chercher dans les livres des principes & des regles que nous trouvons plus surement au dedans de nous. Laissons à toutes ces vaines disputes des philosophes sur le bonheur & sur la vertu; employons à nous rendre bons & heureux le tels qu’ils perdent à chercher comment on doit l’être, & proposons-nous de grands exemples à imiter, plutôt que de vains systêmes à suivre.
J’ai toujours cru que le bon n’étoit que le beau mis en action, quel’un tenoit intimement à l’autre, & qu’ils avoient tous deux une source communes dans la nature bien ordonnée. Il suit de cette idée que le goût se perfectionne par les mêmes moyens que la sagesse, & qu’une ame bien touchée des charmes de la vertu doit à proportion être aussi sensible à tous les autres genres de beautés. On s’exerce à voir comme à sentir, ou plutôt une vue exquise n’est qu’un sentiment délicat & fin. C’est ainsi qu’un peintre, à l’aspect d’un beau paysage ou devant un beau tableau, s’extasie à des objets qui ne sont pas même remarqués d’un spectateur vulgaire. Combien de choses qu’on n’aperçait que par sentiment & dont il est impossible de rendre raison! Combien de ces je ne sais quoi qui reviennent si fréquemment & dont le goût seul décide! Le goût est en quelque maniere le microscope du jugement; c’est lui qui m & les petits objets à sa portée, & ses opérations commencent où s’arrêtent celles du dernier. Que faut-il [43] donc pour le cultiver? s’exercer à voir ainsi qu’à sentir, & à juger du beau par inspection comme du bon par sentiment. Non, je soutiens qu’il n’appartient pas même à tous les coeurs d’être émus au premier regard de Julie.
Voilà, ma charmante écoliere, pourquoi je borne toutes vos études à des livres de goût & de moeurs; voilà pourquoi, tournant toute ma méthode en exemples, je ne vous donne point d’autre définition des vertus qu’un tableau des gens vertueux, ni d’autres regles pour bien écrire que les livres qui sont bien écrits.
Ne soyez donc pas surprise des retranchemens que je fais à vosprécédentes lectures; je suis convaincu qu’il faut les resserrerpour les rendre utiles, & je vois tous les jours mieux que tout ce qui ne dit rien à l’ame n’est pas digne de vous occuper. Nous allons supprimer les langues, hors l’italienne que vous savez & que vous aimez; nous laisserons là nos élémens d’algébre &de géométrie; nous quitterions même la physique, si les termes qu’elle vous fournit m’en laissoient le courage; nous renoncerons pour jamais à l’histoire moderne, excepté celle de notre pays, encore n’est-ce que parce que c’est un pays libre & simple, où l’on trouve des hommes antiques dans les tels modernes; car ne vous laissez pas éblouir par ceux qui disent que l’histoire la plus intéressante pour chacun est celle de son pays. Cela n’est pas vrai. Il y a des pays dont l’histoire ne peut pas même être lue, à moins qu’on ne soit imbécile ou négociateur. L’histoire la plus intéressante est celle où l’on trouve le plus d’exemples de moeurs, de caracteres de toute espece, en un mot le [44] plus d’instruction. Ils vous diront qu’il y a autant de tout cela parmi nous que parmi les anciens. Cela n’est pas vrai. Ouvrez leur histoire & faites-les taire. Il y a des peuples sans physionomie auxquels il ne faut point de peintres; il y a des gouvernemens sans caractere auxquels il ne faut point d’historiens, & où, sitôt qu’on sait quelle place un homme occupe, on sait d’avance tout ce qu’il y fera. Ils diront que ce sont les bons historiens qui nous manquent; mais demandez-leur pourquoi. Cela n’est pas vrai. Donnez matiere à de bonnes histoires, & les bons historiens se trouveront. Enfin ils diront que les hommes de tous les tels se ressemblent, qu’ils ont les mêmes vertus & les mêmes vices; qu’on n’admire les anciens que parce qu’ils sont anciens. Cela n’est pas vrai non plus; car on faisoit autrefois de grandes choses avec de petits moyens, & l’on fait aujourd’hui tout le contraire. Les anciens étoient contemporains de leurs historiens, & nous ont pourtant appris à les admirer: assurément, si la postérité jamais admire les nôtres, elle ne l’aura pas appris de nous.
J’ai laissé, par égard pour votre inséparable cousine, quelques livres de petite littérature que je n’aurois pas laissés pour vous; hors de Pétrarque, le Tasse, le Métastase, & les maîtres du théâtre françois, je n’y mêle ni poete, ni livres d’amour, contre l’ordinaire des lectures consacrées à votre sexe. Qu’appendrions-nous de l’amour dans ces livres? Ah! Julie, notre coeur nous en dit plus qu’eux, & le langage imité des livres est bien froid pour quiconque est passionné lui-même! D’ailleurs ces études énervent l’âme, la jettent dans la [45] mollesse, & lui ôtent tout son ressort. Au contraire, l’amour véritable est un feu dévorant qui porte son ardeur dans les autres sentimens, & les anime d’une vigueur nouvelle. C’est pour cela qu’on a dit que l’amour faisoit des héros. Heureux celui que le sort eût placé pour le devenir, & qui auroit Julie pour amante!
LETTRE XIII.
DE JULIE
Je vous le disois bien que nous étions heureux; rien ne me l’apprendmieux que l’ennui que j’éprouve au moindre changement d’état. Si nous avions des peines bien vives, une absence de deux jours nous en feroit-elle tant? Je dis, nous, car je sais que mon ami partage mon impatience; il la partage parce que je la sens, & il la sent encore pour lui-même: je n’ai plus besoin qu’il me dise ces choses-là.
Nous ne sommes à la campagne que d’hier au soir: il n’est pas encore l’heure où je vous verrois à la ville, & cependant mon déplacement me fait déjà trouver votre absence plus insupportable. Si vous ne m’aviez pas défendu la géométrie, je vous dirois que mon inquiétude est en raison composée des intervalles du tems & du lieu; tant je trouve que l’éloignement ajoute au chagrin de l’absence!
J’ai apporté votre lettre & votre plan d’études pour méditer l’une & l’autre, & j’ai déjà relu deux fois la premiere: la [46] fin m’en touche extrêmement. Je vois, mon ami, que vous sentez le véritable amour, puisqu’il ne vous a point ôté le goût des choses honnêtes, & que vous savez encore dans la partie la plus sensible de votre coeur faire des sacrifices à la vertu. En effet, employer la voie de l’instruction pour corrompre une femme est de toutes les séductions la plus condamnable; & vouloir attendrir sa maîtresse à l’aide des Romans est avoir bien peu de ressources en soi-même. Si vous eussiez plié dans vos leçons la philosophie à vos vues, si vous eussiez tâché d’établir des maximes favorables à votre intérêt, en voulant me tromper vous m’eussiez bientôt détrompée; mais la plus dangereuse de vos séductions est de n’en point employer. Du moment que la soif d’aimer s’empara de mon coeur & que j’y sentis naître le besoin d’un éternel attachement, je ne demandai point au Ciel de m’unir à un homme aimable, mais à un homme qui eût l’ame belle; car je sentois bien que c’est, de tous les agrémens qu’on peut avoir, le moins sujet au dégoût, & que la droiture & l’honneur ornent tous les sentimens qu’ils accompagnent. Pour avoir bien placé ma préférence, j’ai eu, comme Salomon, avec ce que j’avois demandé, encore ce que je ne demandois pas. Je tire un bon augure pour mes autres voeux de l’accomplissement de celui-là, & je ne désespere pas, mon ami, de pouvoir vous rendre aussi heureux un jour que vous méritez de l’être. Les moyens en sont lents, difficiles, douteux; les obstacles terribles: je n’ose rien me promettre; mais croyez que tout ce que la patience & l’amour pourront faire ne sera pas oublié. Continuez cependant à complaire en tout à ma [47] mere, & préparez-vous, au retour de mon pere, qui se retire enfin tout à fait après trente ans de service, à supporter les hauteurs d’un vieux gentilhomme brusque, mais plein d’honneur, qui vous aimera sans vous caresser & vous estimera sans le dire.
J’ai interrompu ma lettre pour m’aller promener dans des bocages qui sont près de notre maison. O mon doux ami! je t’y conduisois avec moi, ou plutôt je t’y portois dans mon sein. Je choisissois les lieux que nous devions parcourir ensemble; j’y marquois des asiles dignes de nous retenir; nos coeurs s’épanchoient d’avance dans ces retraites délicieuses; elles ajoutoient au plaisir que nous goûtions d’être ensemble; elles recevoient à leur tour un nouveaux prix du séjour de deux vrais amans, & je m’étonnois de n’y avoir point remarqué seule les beautés que j’y trouvois avec toi.
Parmi les bosquets naturels que forme ce lieu charmant, il en est un plus charmant que les autres, dans lequel je me plais davantage, & où, par cette raison, je destine une petite surprise à mon ami. Il ne sera pas dit qu’il aura toujours de la déférence & moi jamais de générosité: c’est là que je veux lui faire sentir, malgré les préjugés vulgaires, combien ce que le coeur donne vaut mieux que ce qu’arrache l’importunité. Au reste, de peur que votre imagination vive ne se mette un peu trop en frais, je dois vous prévenir que nous n’irons point ensemble dans le bosquet sans l’inséparable cousine.
A propos d’elle, il est décidé, si cela ne vous fâche pas trop, que vous viendrez nous voir lundi. Ma mere enverra [48] sa caleche à ma cousine; vous vous rendrez chez elle à dix heures; elle vous amenera; vous passerez la journée avec nous, & nous nous en retournerons tous ensemble le lendemain après le dîne.
J’en étois ici de ma lettre quand j’ai réfléchi que je n’avois pas pour vous la remettre les mêmes commodités qu’à la ville. J’avois d’abord pensé de vous renvoyer un de vos livres par Guston, le fils du jardinier, & de mettre à ce livre une couverture de papier, dans laquelle j’aurois inséré ma lettre. Mais, outre qu’il n’est pas sûr que vous vous avisassiez de la chercher, ce seroit une imprudence impardonnable d’exposer à des pareils hasards le destin de notre vie. Je vais donc me contenter de vous marquer simplement par un billet le rendez-vous de lundi, & je garderai la lettre pour vous la donner à vous-même. Aussi bien J’aurois un peu de souci qu’il n’y eût trop de commentaires sur le mystere du bosquet.
LETTRE XIV.
A JULIE
Qu’as-tu foit, ah! qu’as-tu foit, ma Julie? tu voulois me récompenser & tu m’as perdu. Je suis ivre, ou plutôt insensé. Mes sens sont altérés, toutes mes facultés sont troublées par ce baiser mortel. Tu voulois soulager mes maux! Cruelle! tu les aigris. C’est du poison que j’ai cueilli sur tes levres; il fermente, il embrase mon sang, il me tue, & ta pitié me fait mourir.
[49] O souvenir immortel de cet instant d’illusion, de délire &d’enchantement, jamais, jamais tu ne t’effaceras de mon ame; & tant que les charmes de Julie y seront gravés, tant que ce coeur agité me fournira des sentimens & des soupirs, tu feras le supplice & le bonheur de ma vie!
Hélas! je jouissois d’une apparente tranquillité; soumis à tes volontés suprêmes, je ne murmurois plus d’un sort auquel tu daignois présider. J’avois dompté les fougueuses saillies d’une imagination téméroire; j’avois couvert mes regards d’un voile & mis une entrave à mon coeur; mes désirs n’osoient plus s’échapper qu’à demi; j’étois aussi content que je pouvois l’être. Je reçois ton billet, je vole chez ta cousine; nous nous rendons à Clarens, je t’aperçois, & mon sein palpite; le doux son de ta voix y porte une agitation nouvelle; je t’aborde comme transporté, & j’avois grand besoin de la diversion de ta cousine pour cacher mon trouble à ta mere. On parcourt le jardin, l’on dîne tranquillement, tu me rends en secret ta lettre que je n’ose lire devant ce redoutable témoin; le soleil commence à baisser, nous fuyons tous trois dans le bois: le reste de ses rayons, & ma paisible simplicité n’imaginoit pas même un état plus doux que le mien.
En approchant du bosquet, j’aperçus, non sans une émotion secrete, vos signes d’intelligence, vos sourires mutuels, & le coloris de tes joues prendre un nouvel éclat. En y entrant, je vis avec surpriset a cousine s’approcher de moi &, d’un air plaisamment suppliant, me demander un baiser. Sans rien comprendre à ce mystere, j’embrassai cette charmante amie; &, tout aimable, toute piquante qu’elle est, je ne connus [50] jamais mieux que les sensations ne sont rien que ce que le coeur les fait être. Mais que devins-je un moment après quand je sentis...la main me tremble... un doux frémissement... ta bouche de roses...la bouche de Julie... se poser, se presser sur la mienne, & mon corps serré dans tes bras! Non, le feu du Ciel n’est pas plus vif ni plus prompt que celui qui vint à l’instant m’embraser. Toutes les parties de moi-même se rassemblerent sous ce toucher délicieux. Le feu s’exhaloit avec nos soupirs de nos levres brûlantes, & mon coeur se mouroit sous le poids de la volupté, quand tout à coup je te vis pâlir, fermer tes beaux yeux, t’appuyer sur ta cousine, & tomber en défaillance. Ainsi la frayeur éteignit le plaisir, & mon bonheur ne fut qu’un éclair.
A peine sois-je ce qui m’est arrivé depuis ce fatal moment. L’impression profonde que j’ai reçue ne peut plus s’effacer. Une faveur?... c’est un tourment horrible... Non, garde tes baisers, je ne les saurois supporter...ils sont trop âcres, trop pénétrants; ils percent, ils brûlent jusqu’à la moelle... ils me rendroient furieux. Un seul, un seul m’a jetté dans un égarement dont je ne puis plus revenir. Je ne suis plus le même, & ne te vois plus la même. Je ne te vois plus comme autrefois réprimante & sévere; mais je te sens & te touche sans cesse unie à mon sein comme tu fus un instant. O Julie! quelque sort que m’annonce un transport dont je ne suis plus maître, quelque traitement que ta rigueur me destine, je ne puis plus vivre dans l’état où je suis, & je sens qu’il faut enfin que j’expire à tes pieds... ou dans tes bras.
LETTRE XV.
DE JULIE
Il est important, mon ami, que nous nous séparions pour quelque tems, & c’est ici la premiere épreuve de l’obéissance que vous m’avez promise. Si je l’exige en cette occasion, croyez que j’en aides raisons très-fortes: il faut bien, & vous le savez trop, que j’en aye pour m’y résoudre; quant à vous, vous n’en avez pas besoin d’autre que ma volonté.
Il y a long-tems que vous avez un voyage à faire en Valais. Je voudrois que vous pussiez l’entreprendre à présent qu’il ne fait pas encore froid. Quoique l’automne soit encore agréable ici, vous voyez déjà blanchir la pointe de la Dent-de-Jamant,* [*Haute montagne du pays de Vaud.] & dans six semaines je ne vous laisserois pas faire ce voyage dans un pays si rude. Tâchez donc de partir des demain: vous m’écrirez à l’adresse que je vous envoye, & vous m’enverrez la vôtre quand vous serez arrivé à Sion.
Vous n’avez jamais voulu me parler de l’état de vos affaires; mais vous n’êtes pas dans votre patrie; je sais que vous y avez peu de fortune & que vous ne faites que la déranger ici, où vous ne resteriez pas sans moi. Je puis donc supposer qu’une partie de votre bourse est dans la mienne, & je vous envoye un léger à-compte dans celle que renferme cette boËte, qu’il ne faut pas ouvrir devant le porteur. Je n’ai garde d’aller [52] au-devant des difficultés, je vous estime trop pour vous croire capable d’en faire.
Je vous défends, non-seulement de retourner sans mon ordre, mais devenir nous dire adieu. Vous pouvez écrire à ma mere ou à moi, simplement pour nous avertir que vous êtes forcé de partir sur le champ pour une affaire imprévue, & me donner, si vous voulez, quelques avis sur mes lectures jusqu’à votre retour. Tout cela doit être fait naturellement & sans aucune apparence de mystere. Adieu, mon ami, n’oubliez pas que vous emportez le coeur & le repos de Julie.
LETTRE XVI.
REPONSE
Je relis votre terrible lettre, & frisonne à chaque ligne. J’obéirai, pourtant, je l’ai promis, je le dois; j’obéirai. Mais vous ne savez pas, non barbare, vous ne saurez jamais ce qu’un tel sacrifice coûte à mon coeur. Ah! vous n’aviez pas besoin de l’épreuve du bosquet pour me le rendre sensible! C’est un rafinement de cruauté perdu pour votre ame impitoyable, & je puis au moins vous défier de me rendre plus malheureux.
Vous recevrez votre boete dans le même état où vous l’avez envoyée. C’est trop d’ajouter l’opprobre à la cruauté; si je vous ai laissée maîtresse de mon sort, je ne vous ai [53] point laissée l’arbitre de mon honneur. C’est un dépôt sacré (l’unique, hélas! qui me reste!) dont jusqu’la fin de ma vie nul ne sera chargé que moi seul.
LETTRE XVII.
REPLIQUE
Votre lettre me fait pitié; c’est la seule chose sans esprit que vous ayez jamais écrite.
J’offense donc votre honneur, pour lequel je donnerois mille fois ma vie? J’offense donc ton honneur, ingrat! qui m’as vue prête à t’abandonner le mien? Où est-il donc cet honneur que j’offense? Dis-le moi, coeur rampant, ame sans délicatesse. Ah! que tues méprisable, si tu n’as qu’un honneur que Julie ne connoisse pas! Quoi! ceux qui veulent partager leur sort n’oseroient partager leurs biens, & celui qui fait profession d’être à moi se tient outragé de mes dons! Et depuis quand est-il vil de recevoir de ce qu’on aime? Depuis quand ce que le coeur donne déshonore-t-il le coeur qui l’accepte? Mais on méprise un homme qui reçoit d’un autre: on méprise celui dont les besoins passent la fortune. Et qui le méprise? Des ames abjectes qui mettent l’honneur dans la richesse, & pesent les vertus au poids de l’or. Est-ce dans ces basses maximes qu’un homme de bien met son honneur, & le préjugé même de la raison n’est-il pas en faveur du plus pauvre?
[54] Sans doute, il est des dons vils qu’un honnête homme ne peut accepter; mais apprenez qu’ils ne déshonorent pas moins la main qui les offre, & qu’un don honnête à faire est toujours honnête à recevoir; or, surement mon coeur ne me reproche pas celui-ci, il s’en glorifie.* [*Elle a raison. Sur le motif secret de ce voyage, on voit que jamais argent ne fut plus honnêtement employé. C’est grand dommage que cet emploi n’ai pas fait un meilleur profit.] Je ne sache rien de plus méprisable qu’un homme dont on achete le coeur & les soins, si ce n’est la femme qui les paye; mais entre deux coeurs unis la communauté des biens est une justice & un devoir, & si je me trouve encore en arriere de ce qui me reste de plus qu’à vous, j’accepte sans scrupule ce que je réserve, & je vous dois ce que je ne vous ai pas donné. Ah! si les dons de l’amour sont à charge, quel coeur jamais peut être reconnoissant?
Supposeriez-vous que je refuse à mes besoins ce que je destine à pourvoir aux vôtres? Je vais vous donner du contraire une preuve sans réplique. C’est que la bourse que je vous renvoye contient le double de ce qu’elle contenoit la premiere fois, & qu’il ne tiendroit qu’àmai de la doubler encore. Mon pere me donne pour mon entretien une pension, modique à la vérité, mais à laquelle je n’ai jamais besoin de toucher, tant ma mere est attentive à pourvoir à tout, sans compter que ma broderie & ma dentelle suffisent pour m’entretenir de l’une & de l’autre. Il est vrai que je n’étois pas toujours aussi riche; les soucis d’une passion fatale m’ont fait depuis long-tems négliger certains soins [55] auxquels j’employois mon superflu; c’est une raison de plus d’en disposer comme je fais; il faut vous humilier pour le mal dont vous êtes cause, & que l’amour expie les fautes qu’il fait commettre.
Venons à l’essentiel. Vous dites que l’honneur vous défend d’accepter mes dons. Si cela est, je n’ai plus rien à dire, & je conviens avec vous qu’il ne vous est pas permis d’aliéner un pareil soin. Si donc vous pouvez me prouver cela, faites-le clairement, incontestablement, & sans vaine subtilité; car vous savez que je hais les sophismes. Alors vous pouvez me rendre la bourse, je la reprends sans me plaindre, & il n’en sera plus parlé.
Mais comme je n’aime ni les gens pointilleux ni le faux point d’honneur; si vous me renvoyez encore une fois la boete sans justification, ou que votre justification soit mauvaise, il faudra ne nous plus voir. Adieu; pensez-y.
LETTRE XVIII.
A JULIE
J’ai reçu vos dons, je suis parti sans vous voir, me voici bien loin de vous. Etes-vous contente de vos tyrannies, & vous ai-je assez obéi?
Je ne puis vous parler de mon voyage; à peine sais-je comment il s’est fait. J’ai mis trois jours à faire vingt lieues; chaque pas qui m’éloignoit de vous séparait mon corps de [56] mon ame, & me donnoit un sentiment anticipé de la mort. Je voulois vous décrire ce que je verrois. Vain projet! Je n’ai rien vu que vous, & ne puis vous peindre que Julie. Les puissantes émotions que je viens dépraver coup sur coup m’ont jetté dans des distractions continuelles; je me sentois toujours où je n’étois point: à peine avois-je assez de présence d’esprit pour suivre & demander mon chemin, & je suis arrivé à Sion sans être parti de Vevai.
C’est ainsi que j’ai trouvé le secret d’éluder votre rigueur & de vous voir sans vous désobéir. Oui, cruelle, quoi que vous ayez sçu faire, vous n’avez pu me séparer de vous tout entier. Je n’ai traîné dans mon exil que la moindre partie de moi-même: tout ce qu’il y a de vivant en moi demeure auprès de vous sans cesse. Il erre impunément sur vos yeux, sur vos levres, sur votre sein, sur tous vos charmes; il pénetre partout comme une vapeur subtile, & je suis plus heureux en dépit de vous que je ne fus jamais de votre gré.
J’ai ici quelques personnes à voir, quelques affaires à traiter; voilà ce qui me désole. Je ne suis point à plaindre dans la solitude, où je puis m’occuper de vous & me transporter aux lieux où vous êtes. La vie active qui me rappelle à moi tout entier m’est seule insupportable. Je vois faire mal & vite pour être promptement libre, & pouvoir m’égarer à mon aise dans les lieux sauvages qui forment à mes yeux les charmes de ce pays. Il faut tout fuir & vivre seul au monde, quand on n’y peut vivre avec vous.
LETTRE XIX.
A JULIE
Rien ne m’arrête plus ici que vos ordres; cinq jours que j’y ai passés ont suffi & au delà pour mes affaires; si toute faison peut appeler des affaires celles où le coeur n’a point de part. Enfin vous n’avez plus de prétexte, & ne pouvez me retenir loin de vous qu’a fin de me tourmenter.
Je commence à être fort inquiet du sort de ma premiere lettre; elle fut écrite & mise à la poste en arrivant; l’adresse en est fidelement copiée sur celle que vous m’envoyâtes; je vous ai envoyé la mienne avec le même soin, & si vous aviez fait exactement réponse, elle auroit déjà dû me parvenir. Cette réponse pourtant ne vient point, & il n’y a nulle cause possible & funeste de son retard que mon esprit troublé ne se figure. O ma Julie! que d’imprévues catastrophes peuvent en huit jours rompre à jamais les plus doux liens du monde! Je frémis de songer qu’il n’y a pour moi qu’un seul moyen d’être heureux, & des millions d’être misérable.* [*On me dira que c’est le devoir d’un Editeur de corriger les fautes de langue. Oui bien pour les Editeurs qui font cas de cette correction; oui bien pour les livres dont on peut corriger le style sans le resondre & le gater; oui bien quand on est assez sur de sa plume pour ne pas substituer ses propres fautes à celles de l’Auteur. Et avec tout cela: qu’aura-t-on gagné à faire parler un Suisse comme un Académicien?] Julie! m’auriez-vous oublié? Ah! c’est la plus affreuse de mes craintes! Je puis préparer ma constance aux autres malheurs, [58] mais toutes les forces de mon ame défaillent au seul soupçon de celui-là.
Je vois le peu de fondement de mes alarmes & ne saurois les calmer. Le sentiment de mes maux s’aigrit sans cesse loin de vous, & comme si je n’en avois pas assez pour m’abattre, je m’en forge encore d’incertains pour irriter tous les autres. D’abord mes inquiétudes étoient moins vives. Le trouble d’un départ subit, l’agitation du voyage, donnoient le change à mes ennuis; ils se raniment dans la tranquille solitude. Hélas! je combattois; un fer mortel a percé mon sein, & la douleur ne s’est fait sentir que long-tems après la blessure.
Cent fois, en lisant des Romans, j’ai ri des froides plaintes des Amans sur l’absence. Ah! je ne savois pas alors à quel point la vôtre un jour me seroit insupportable! Je sens aujourd’hui combien une ame paisible est peu propre à juger des passions, & combien il est insensé de rire des sentimens qu’on n’a point éprouvés. Vous le dirai-je pourtant; je ne sais quelle idée consolante & douce tempere en moi l’amertume de votre éloignement, en songeant qu’il s’est fait par votre ordre. Les maux qui me viennent de vous me sont moins cruels que s’ils m’étoient envoyés par la fortune; s’ils servent à vous contenter, je ne voudrois pas ne les point sentir; ils sont les garans de leur dédommagement, & je connois trop bien votre ame pour vous croire barbare à pure perte.
Si vous voulez m’éprouver je n’en murmure plus; il est juste que vous sachiez si je suis constant, patient, docile, digne en un mot des biens que vous me réservez. Dieux! [59] si c’étoit là votre idée, je me plaindrois de trop peu souffrir. Ah! non, pour nourrir dans mon coeur une si douce attente, inventez, s’il se peut, des maux mieux proportionnés à leur prix.
LETTRE XX.
DE JULIE
Je reçois à la fois vos deux lettres, & je vois par l’inquiétude que vous marquez dans la seconde sur le sort de l’autre, que quand l’imagination prend les devans, la raison ne se hâte pas comme elle, & souvent la laisse aller seule. Pensâtes-vous en arrivant à Sion qu’un Courrier tout prêt n’attendoit pour partir que votre lettre, que cette lettre me seroit remise en arrivant ici, & que les occasions ne favoriseroient pas moins ma réponse? Il n’en va pas ainsi, mon bel ami. Vos deux lettres me sont parvenues à la fois, parce que le Courrier, qui ne passe qu’une fois la semaine,* [*Il passe à présente deux fois.] n’est parti qu’avec la seconde. Il faut un certain tems pour distribuer les lettres; il en faut à mon commissionnoire pour me rendre la mienne en secret, & le Courrier ne retourne pas d’ici le lendemain du jour qu’il est arrivé. Ainsi, tout bien calculé, il nous faut huit jours, quand celui du Courrier est bien choisi, pour recevoir réponse l’un de l’autre; ce que je vous explique, afin de calmer une fois pour toutes votre impatiente vivacité. Tandis que vous déclamez contre [60] la fortune & ma négligence, vous voyez que je m’informe adroitement de tout ce qui peut assurer notre correspondance, & prévenir vos perplexités. Je vous laisse à décider de quel côté sont les plus tendres soins.
Ne parlons plus de peines, mon bon ami; Ah! respectez & partagez plutôt le plaisir que j’éprouve, après huit mois d’absence, de revoir le meilleur des peres! Il arriva jeudi au soir; & je n’ai songé qu’à lui* [*L’article qui précéde prouve qu’elle ment.] depuis c’est heureux moment. O toi! que j’aime le mieux au monde, après les auteurs de mes jours, pourquoi tes lettres, tes querelles viennent-elles contrister mon ame, & troubler les premiers plaisirs d’une famille réunie? Tu voudrois que mon coeur s’occupât de toi sans cesse; mais dis-moi, le tien pourroit-il aimer une fille dénaturée à qui les feux de l’amour feroient oublier les droits du sang, & que les plaintes d’un amant rendroient insensibles aux caresses d’un pere? Non, mon digne ami, n’empoisonne point par d’injustes reproches l’innocente joie que m’inspire un si doux sentiment. Toi dont l’ame est si tendre & si sensible, ne conçois-tu point quel charme c’est de sentir dans ces purs & sacrés embrassemens le sein d’un pere palpiter d’aise contre celui de sa fille? Ah! crois-tu qu’alors le coeur puisse un moment se partager, & rien dérober à la nature?
Sol che son figlia io mi rammento adesso.
Ne pensez pas pourtant que je vous oublie. Oublia-t-on jamais ce qu’on aune fois aimé? Non, les impressions plus vives, qu’on suit quelques instans, n’effacent pas pour cela [61] les autres. Ce n’est point sans chagrin que je vous ai vu partir, ce n’est point sans plaisir que je vous verrois de retour. Mais... Prenez patience ainsi que moi puisqu’il le faut, sans en demander davantage. Soyez sûr que je vous rappellerai le plustôt qu’il me sera possible; & pensez que souvent tel qui se plaint bien haut de l’absence, n’est pas celui qui en souffre le plus.
LETTRE XXI.
A JULIE
Que j’ai souffert en la recevant, cette lettre souhaitée avec tant d’ardeur! J’attendois le Courrier à la poste. A peine le paquet étoit-il ouvert que je me nomme, je me rends importun; on me dit qu’il y a une lettre, je tressaille; je la demande agité d’une mortelle impatience: je la reçois enfin. Julie, j’apperçois les traits de ta moin adorée! La mienne tremble en s’avançant pour recevoir ce précieux dépôt. Je voudrois baiser mille fois ces sacrés caracteres. O circonspection d’un amour craintif! Je n’ose porter la lettre à ma bouche, ni l’ouvrir devant tant de témoins. Je me dérobe à la hâte. Mes genoux trembloient sous moi; mon émotion croissante me laisse à peine appercevoir mon chemin; j’ouvre la lettre au premier détour; je la parcours, je la dévore; & à peine suis-je à ces lignes où tu peins si bien les plaisirs de ton coeur en embrassant ce respectable pere, [62] que je fonds en larmes; on me regarde, j’entre dans une allée pour échapper aux spectateurs; là je partage ton attendrissement; j’embrasse avec transport cet heureux pere que je connois à peine, & la voix de la nature me rappelant au mien, je donne de nouvelles pleurs à sa mémoire honorée.
Et que vouliez-vous apprendre, incomparable fille, dans mon vain & triste savoir? Ah! c’est de vous qu’il faut apprendre tout ce qui peut entrer de bon, d’honnête, dans une ame humaine, & sur-tout ce divin accord de la vertu, de l’amour & de la nature, qui ne se trouve jamais qu’en vous! Non, il n’y a point d’affection saine qui n’ait sa place dans votre coeur, qui ne s’y distingue par la sensibilité qui vous est propre; &, pour savoir moi-même régler le mien, comme j’ai soumis toutes mes actions à vos volontés, je vois bien qu’il faut soumettre encore tous mes sentimens aux vôtres.
Quelle différence pourtant de votre état au mien, daignez le remarquer! Je ne parle point du rang & de la fortune, l’honneur & l’amour doivent en cela suppléer à tout. Mais vous êtes environnée de gens que vous chérissez & qui vous adorent; les soins d’une tendre mere, d’un pere dont vous êtes l’unique espoir; l’amitié d’une cousine qui semble ne respirer que par vous; toute une famille dont vous faites l’ornement; une ville entiere fiere de vous avoir vue naître, tout occupe & partage votre sensibilité, & ce qu’il en reste à l’amour n’est que la moindre partie de ce que lui ravissent les droits du sang & de l’amitié. Mais moi, Julie, hélas! errant, sans famille, & presque sans patrie, je n’ai que vous [63] sur la terre, & l’amour seul me tient lieu de tout. Ne soyez donc pas surprise si, bien que votre ame soit la plus sensible, la mienne soit le mieux aimer; & si, vous cédant en tant de choses, j’emporte au moins le prix de l’amour.
Ne craignez pourtant pas que je vous importune encore de mes indiscretes plaintes. Non, je respecterai vos plaisirs, & pour eux-mêmes qui sont si purs, & pour vous qui les ressentez. Je m’en formerai dans l’esprit le touchant spectacle, je les partagerai de loin, & ne pouvant être heureux de ma propre félicité, je le serai de la vôtre. Quelles que soient les raisons qui me tiennent éloigné de vous, je les respecte; & que me serviroit de les connoître, si quand je devrois les désapprouver, il n’en faudroit pas moins obéir à la volonté qu’elles vous inspirent? M’en coûtera-t-il plus de garder le silence qu’il m’en coûta de vous quitter? Souvenez-vous toujours, ô Julie! que votre ame a deux corps à gouverner, & que celui qu’elle anime par son choix lui sera toujours le plus fidele.
nodo più forte:
Fabricato da noi, non dalla sorte.
Je me tais donc, &, jusqu’à ce qu’il vous plaise de terminer mon exil, je vais tâcher d’en tempérer l’ennui en parcourant les montagnes du Valais, tandis qu’elles sont encore praticables. Je m’apperçois que ce pays ignoré mérite les regards des hommes, & qu’il ne lui manque, pour être admiré que des spectateurs qui le sachent voir. Je tâcherai d’en tirer quelques observations dignes de vous plaire. Pour amuser une jolie femme, il faudroit peindre un peuple aimable & [64] galant. Mais toi, ma Julie, ah! je le sais bien, le tableau d’un peuple heureux & simple est celui qu’il faut à ton coeur.
LETTRE XXII.
DE JULIE
Enfin le premier pas est franchi, & il a été question de vous. Malgré le mépris que vous témoignez pour ma doctrine, mon pere en a été surpris: il n’a pas moins admiré mes progrès dans la musique & dans le dessin;* [*Voilà, ce me semble, un Sage de vingt ans qui fait prodigieusement de choses! Il est vrai que Julie le félicite à trente de n’être plus si savant], & au grand étonnement de ma mere, prévenue par vos calomnies,* [*Cela se rapporte à une lettre à la mere, écrite sur un équivoque, & qui a été supprimée.] au blason près qui lui a paru négligé: il a été fort content de tous mes talens. Mais ces talens ne s’acquierent pas sans maître; il a falu nommer le mien, & je l’ai fait avec une énumération pompeuse de toutes les sciences qu’il vouloit bien m’enseigner, hors une. Il s’est rappellé de vous avoir vu plusieurs fois à son précédent voyage, & il n’a pas paru qu’il eût conservé de vous une impression désavantageuse.
Ensuite il s’est informé de votre fortune; on lui a dit qu’elle étoit médiocre; de votre naissance; on lui a dit qu’elle [65] étoit honnête. Ce mot honnête est fort équivoque à l’oreille d’un gentilhomme, & a excité des soupçons que l’éclaircissement a confirmés. Dès qu’il a sçu que vous n’étiez pas noble, il a demandé ce qu’on vous donnoit par mois. Ma mere prenant la parole a dit qu’un pareil arrangement n’étoit pas même proposable, & qu’au contraire, vous aviez rejetté constamment tous les moindres présens qu’elle avoit tâché de vous faire en choses qui ne se refusent pas; mais cet air de fierté n’a fait qu’exciter la sienne, & le moyen de supporter l’idée d’être redevable à un roturier? Il a donc été décidé qu’on vous offrirait un payement, au défaut duquel, malgré tout votre mérite, dont on convient, vous seriez remercié de vos soins. Voilà, mon ami, le résumé d’une conversation, qui a été tenue sur le compte de mon tres-honoré maître, & durant laquelle son humble écoliere n’étoit pas fort tranquille. J’ai cru ne pouvoir trop me hâter de vous en donner avis, afin de vous laisser le tems d’y réfléchir. Aussi-tôt que vous aurez pris votre résolution, ne manquez pas de m’en instruire; car cet article est de votre compétence, & mes droits ne vont pas jusque-là.
J’apprends avec peine vos courses dans les montagnes; non que vous n’y trouviez, à mon avis, une agréable diversion, & que le détail de ce que vous aurez vu ne me soit fort agréable à moi-même: mais je crains pour vous des fatigues que vous n’êtes guere en état de supporter. D’ailleurs, la saison est fort avancée; d’un jour à l’autre tout peut se couvrir de neige, & je prévois que vous aurez encore plus à souffrir du froid que de la fatigue. Si vous tombiez malade [66] dans le pays où vous êtes je ne m’en consolerois jamais. Revenez donc, mon bon ami, dans mon voisinage. Il n’est pas tems encore de rentrer à Vevai, mais je veux que vous habitiez un séjour moins rude, & que nous soyons plus à portée d’avoir aisément des nouvelles l’un de l’autre. Je vous laisse le maître du choix de votre station. Tâchez seulement qu’on ne sache point ici où vous êtes, & soyez discret sans être mystérieux. Je ne vous dis rien sur ce chapitre; je me fie à l’intérêt que vous avez d’être prudent, & plus encore à celui que j’ai que vous le soyez.
Adieu, mon ami; je ne puis m’entretenir plus long-tems avec vous. Vous savez de quelles précautions j’ai besoin pour vous écrire. Ce n’est pas tout: mon pere a amené un étranger respectable, son ancien ami, & qui lui a sauvé autrefois la vie à la guerre. Jugez si nous nous sommes efforcés de le bien recevoir. Il repart demain, & nous nous hâtons de lui procurer pour le jour qui nous reste, tous les amusemens qui peuvent marquer notre zele à un tel bienfaiteur. On m’appelle: il faut finir. Adieu, derechef.
LETTRE XXIII.
A JULIE
A peine, ai-je employé huit jours à parcourir un pays qui demanderoit des années d’observation: mais outre que la neige me chasse, j’ai voulu revenir au-devant du Courrier qui m’apporte, j’espere, une de vos lettres. En attendant qu’elle arrive, je commence par vous écrire celle-ci, après laquelle j’en écrirai, s’il est nécessaire, une seconde pour répondre à la vôtre.
Je ne vous ferai point ici un détail de mon voyage & de mes remarques; j’en ai fait une relation que je compte vous porter. Il faut réserver notre correspondance pour les choses qui nous touchent de plus près l’un & l’autre. Je me contenterai de vous parler de la situation de mon ame: il est juste de vous rendre compte de l’usage qu’on fait de votre bien.
J’étois parti, triste de mes peines, & consolé de votre joie; ce qui me tenoit dans un certain état de langueur, qui n’est pas sans charme pour un coeur sensible. Je gravissois lentement & à pied des sentiers assez rudes, conduit par un homme que j’avois pris pour être mon guide, & dans lequel, durant toute la route, j’ai trouvé plutôt un ami qu’un mercenaire. Je voulois rêver, & j’en étois toujours détourné par quelque spectacle inattendu. Tantôt d’immenses roches pendoient en ruines au-dessus de ma tête. Tantôt de hautes [68] & bruyantes cascades m’inondaient de leur épais brouillard. Tantôt un torrent éternel ouvroit à mes côtés un abyme dont les yeux n’osoient sonder la profondeur. Quelquefois je me perdois dans l’obscurité d’un bois touffu. Quelquefois en sortant d’un gouffre une agréable prairie réjouissoit tout à coup mes regards. Un mélange étonnant de la nature sauvage & de la nature cultivée, montroit par-tout la main des hommes, où l’on eût cru qu’ils n’avoient jamais pénétré: à côté d’une caverne on trouvoit des maisons; on voyoit des pampres secs où l’on n’eût cherché que des ronces, des vignes dans des terres éboulées, d’excellens fruits sur des rochers, & des champs dans des précipices.
Ce n’étoit pas seulement le travail des hommes qui rendoit ces pays étranges si bizarrement contrastés: la nature sembloit encore prendre plaisir à s’y mettre en opposition avec elle-même, tant on la trouvoit différente en un même lieu sous divers aspects. Au levant les fleurs du printems, au midi les fruits de l’automne, au nord les glaces de l’hiver: elle réunissoit toutes les saisons dans le même instant, tous les climats dans le même lieu, des terrains contraires sur le même sol, & formoit l’accord inconnu partout ailleurs des productions des plaines & de celles des Alpes. Ajoutez à tout cela les illusions de l’optique, les pointes des mons différemment éclairées, le clair-obscur du soleil & des ombres, & tous les accidens de lumiere qui en résultoient le matin & le soir; vous aurez quelque idée des scenes continuelles qui ne cesserent d’attirer mon admiration, & qui sembloient m’être offertes en un vrai théâtre; car la perspective des [69] monts, étant verticale frappe les yeux tout à la fois & bien plus puissamment que celle des plaines, qui ne se voit qu’obliquement, en fuyant, & dont chaque objet vous en cache un autre.
J’attribuai durant la premiere journée, aux agrémens de cette variété, le calme que je sentois renaître en moi. J’admirois l’empire qu’ont sur nos passions les plus vives les êtres les plus insensibles, & je méprisois la philosophie de ne pouvoir pas même autant sur l’ame qu’une suite d’objets inanimés. Mais cet état paisible ayant duré la nuit & augmenté le lendemain, je ne tardai pas de juger qu’il avoit encore quelque autre cause qui ne m’étoit pas connue. J’arrivai ce jour là sur des montagnes les moins élevées, & parcourant ensuite leurs inégalités, sur celles des plus hautes qui étoient à ma portée. Après m’être promené dans les nuages, j’atteignois un séjour plus serein, d’où l’on voit dans la saison le tonnerre & l’orage se former au-dessous de soi; image trop vaine de l’ame du sage, dont l’exemple n’exist a jamais, ou n’existe qu’aux mêmes lieux d’où l’on en a tiré l’embleme.
Ce fut là que je démêlai sensiblement dans la pureté de l’air où je me trouvois, la véritable cause du changement de mon humeur, & du retour de cette paix intérieure que j’avois perdue depuis si long-temps. En effet, c’est une impression générale qu’éprouvent tous les hommes, quoiqu’ils ne l’observent pas tous, que sur les hautes montagnes, où l’air est pur & subtil, on se sent plus de facilité dans la respiration, plus de légereté dans le corps, plus de sérénité dans l’esprit, les plaisirs y sont moins ardens, les passions [70] plus modérées. Les méditations y prennent je ne sais quel caractere grand & sublime, proportionné aux objets qui nous frappent, je ne sais quelle volupté tranquille qui n’a rien d’âcre & de sensuel. Il semble qu’en s’élevant au-dessus du séjour des hommes, on y laisse tous les sentimens bas & terrestres, & qu’à mesure qu’on approche des régions éthérées, l’ame contracte quelque chose de leur inaltérable pureté. On y est grave sans mélancolie, paisible sans indolence, content d’être & de penser: tous les désirs trop vifs s’émoussent; ils perdent cette pointe aigue qui les rend douloureux, ils ne laissent au fond du coeur qu’une émotion légere & douce, & c’est ainsi qu’un heureux climat fait servir à la félicité de l’homme les passions qui font ailleurs son tourment. Je doute qu’aucune agitation violente, aucune maladie de vapeurs pût tenir contre un pareil séjour prolongé, & je suis surpris que des bains de l’air salutaire & bienfaisant des montagnes ne soient pas un des grands remedes de la médecine & de la morale.
Qui non palazzi, non teatro o loggia,
Ma’n lor vece un’abete, un faggio, un pino
Trà l’erba verde e’l bel monte vicino
Levan di terra al Ciel nostr’intelletto.*
[*Au lieu des palais, des pavillons, des théâtres, les chênes, les noirs sapins, les hêtres s’élancent de l’herbe verte au sommet des monts, & semblent élever au Ciel avec leurs têtes, les yeux & l’esprit des mortels.]
Supposez les impressions réunies de ce que je viens de vous décrire, & vous aurez quelque idée de la situation délicieuse où je me trouvois. Imaginez la variété, la grandeur, la [71] beauté de mille étonnans spectacles; le plaisir de ne voir autour de soi que des objets tout nouveaux, des aiseaux étranges, des plantes bizarres & inconnues, d’observer en quelque sorte une autre nature, & de se trouver dans un nouveau monde. Tout cela fait aux yeux un mélange inexprimable, dont le charme augmente encore par la subtilité de l’air qui rend les couleurs plus vives, les traits plus marqués, rapproche tous les poins de vue; les distances paroissant moindres que dans les plaines, où l’épaisseur de l’air couvre la terre d’un voile, l’horizon présente aux yeux plus d’objets qu’il semble n’en pouvoir contenir: enfin, le spectacle a je ne sais quoi de magique, de surnaturel, qui ravit l’esprit & les sens; on oublie tout, on s’oublie soi-même, on ne sait plus où l’on est.
J’aurois passé tout le tems de mon voyage dans le seul enchantement du paysage, si je n’en eusse éprouvé un plus doux encore dans le commerce des habitans. Vous trouverez dans ma description un léger crayon de leurs moeurs, de leur simplicité, de leur égalité d’ame, & de cette paisible tranquillité qui les rend heureux par l’exemption des peines plutôt que par le goût des plaisirs. Mais ce que je n’ai pu vous peindre & qu’on ne peut gueres imaginer, c’est leur humanité désintéressée, & leur zele hospitalier pour tous les étrangers que le hasard ou la curiosité conduisent parmi eux. J’en fis une épreuve surprenante, moi qui n’étois connu de personne & qui ne marchois qu’à l’aide d’un conducteur. Quand j’arrivois le soir dans un hameau, chacun venoit avec tant d’empressement m’offrir sa maison, que j’étois [72] embarrassé du choix, & celui qui obtenoit la préférence en paroissoit si content que la premiere fois je pris cette ardeur pour de l’avidité. Mais je fus bien étonné quand, après en avoir usé chez mon hôte à peu près comme au cabaret, il refusa le lendemain mon argent, s’offensant même de ma proposition, & il en a par-tout été de même. Ainsi c’étoit le pur amour de l’hospitalité, communément assez tiede, qu’à sa vivacité j’avois pris pour l’âpreté du gain. Leur désintéressement fut si complet, que dans tout le voyage je n’ai pu trouver à placer un patagon.* [*Ecu du pays.] En effet, à quoi dépenser de l’argent dans un pays où les maîtres ne reçoivent point le prix de leurs fraix, ni les domestiques celui de leurs soins, & où l’on ne trouve aucun mendiant? Cependant l’argent est fort rare dans le haut-Valais, mais c’est pour cela que les habitans sont à leur aise: car les denrées y sont abondantes sans aucun débouché au-dehors, sans consommation de luxe au-dedans, & sans que le cultivateur montagnard, dont les travaux sont les plaisirs, devienne moins laborieux. Si jamais ils ont plus d’argent, ils seront infailliblement plus pauvres. Ils ont la sagesse de le sentir, & il y a dans le pays des mines d’or qu’il n’est pas permis d’exploiter.
J’étois d’abord fort surpris de l’opposition de ces usages avec ceux du bas-Valais, où, sur la route d’Italie, on rançonne assez durement les passagers, & j’avois peine à concilier dans un même peuple des manieres si différentes. Un Valaisan m’en expliqua la raison. Dans la vallée, me dit-il, [73] les étrangers qui passent sont des marchands, & d’autres gens uniquement occupés de leur négoce & de leur gain. Il est juste qu’ils nous laissent une partie de leur profit, & nous les traitons comme ils traitent les autres. Mais ici, où nulle affaire n’appelle les étrangers, nous sommes sûrs que leur voyage est désintéressé; l’accueil qu’on leur fait l’est aussi. Ce sont des hôtes qui nous viennent voir parce qu’ils nous aiment, & nous les recevons avec amitié.
Au reste, ajouta-t-il en souriant, cette hospitalité n’est pas coûteuse, & peu de gens s’avisent d’en profiter. Ah! je le crois, lui répondis-je. Que feroit-on chez un peuple qui vit pour vivre, non pour gagner ni pour briller? Hommes heureux & dignes de l’être, j’aime à croire qu’il faut vous ressembler en quelque chose pour se plaire au milieu de vous.
Ce qui me paroissoit le plus agréable dans leur accueil, c’étoit de n’y pas trouver le moindre vestige de gêne ni pour eux ni pour moi. Ils vivoient dans leur maison comme si je n’y eusse pas été, & il ne tenoit qu’à moi d’y être comme si j’y eusse été seul. Ils ne connoissent point l’incommode vanité d’en faire les honneurs aux étrangers, comme pour les avertir de la présence d’un maître, dont on dépend au moins en cela. Si je ne disois rien, ils supposoient que je voulois vivre à leur maniere; je n’avois qu’à dire un mot pour vivre à la mienne, sans éprouver jamais de leur part la moindre marque de répugnance ou d’étonnement. Le seul compliment qu’ils me firent, après avoir sçu que j’étois Suisse, fut de me dire que nous étions freres, & que je n’avois qu’à me regarder chez eux comme étant chez moi. Puis ils ne [74] s’embarrasserent plus de ce que je faisois, n’imaginant pas même que je pusse avoir le moindre doute sur la sincérité de leurs offres, ni le moindre scrupule à m’en prévaloir. Ils en usent entre eux avec la même simplicité; les enfans en âge de raison sont les égaux de leurs peres; les domestiques s’asseyent à table avec leurs maîtres; la même liberté regne dans les maisons & dans la République, & la famille est l’image de l’Etat.
La seule chose sur laquelle je ne jouissois pas de la liberté étoit la durée excessive des repas. J’étois bien le maître de ne pas mettre à table; mais quand j’y étois une fois, il y faloit rester une partie de la journée, & boire d’autant. Le moyen d’imaginer qu’un homme, & un Suisse, n’aimât pas à boire? En effet, j’avoue que le bon vin me paroit une excellente chose, & que je ne hais point à m’en égayer, pourvu qu’on ne m’y force pas. J’ai toujours remarqué que les gens faux sont sobres, & la grande réserve de la table annonce assez souvent des moeurs feintes & des ames doubles. Un homme franc craint moins ce babil affectueux & ces tendres épanchemens qui précedent l’ivresse; mais il faut savoir s’arrêter & prévenir l’exces. Voilà ce qu’il ne m’étoit guere possible de faire avec d’aussi déterminés buveurs que les Valaisans, des vins aussi violens que ceux du pays, & sur des tables où l’on ne vit jamais d’eau. Comment se résoudre à jouer si sottement le sage & à fâcher de si bonnes gens? Je m’enivrois donc par reconnoissance, & ne pouvant payer mon écot de ma bourse, je le payois de ma raison.
Un autre usage qui ne me gênoit guere moins, c’étoit de [75] voir, même chez des Magistrats, la femme, & les filles de la maison, debout derriere ma chaise, servir à table comme des domestiques. La galanterie françoise se seroit d’autant plus tourmentée à réparer cette incongruité, qu’avec la figure des Valaisanes, des servantes mêmes rendroient leurs services embarrassans.Vous pouvez m’en croire, elles sont jolies puisqu’elles m’ont paru l’être. Des yeux accoutumés à vous voir sont difficiles en beauté.
Pour moi, qui respecte encore plus les usages des pays où je vis que ceux de la galanterie, je recevois leur service en silence, avec autant de gravité que Don Quichotte chez la Duchesse. J’opposois quelquefois en souriant les grandes barbes & l’air grossier des convives au teint éblouissant de ces jeunes beautés timides, qu’un mot faisoit rougir, & ne rendoit que plus agréables. Mais je fus un peu choqué de l’énorme ampleur de leur gorge qui n’a, dans sa blancheur éblouissante qu’un des avantages du modele que j’osois lui comparer; modele unique & voilé, dont les contours furtivement observés me peignent ceux de cette coupe célebre à qui le plus beau sein du monde servit de moule.
Ne soyez pas surprise de me trouver si savant sur des mysteres que vous cachez si bien: je le suis en dépit de vous; un sens en peut quelquefois instruire un autre: malgré la plus jalouse vigilance, il échappe à l’ajustement le mieux concerté quelques légers interstices, par lesquels la vue opere l’effet du toucher. L’oeil avide & téméraire s’insinue impunément sous les fleurs d’un bouquet; il erre sous la chenille & la [76] gaze, & fait sentir à la main la résistance élastique qu’elle n’oseroit éprouver.
Parte appar delle mamme acerbe e crude,
Parte altrui ne ricopre invida vesta.
Invida, ma s’agli occhi il varco chiude,
L’amoroso pensier già non arresta.*
[*Son acerbe & dûre mamelle se laisse entrevoir; un vêtement jaloux en cache en vain la plus grande partie: l’amoureux desir, plus perçant que l’oeif, pénetre à travers tous les obstacles.]
Je remarquoi aussi un grand défaut dans l’habillement des Valaisanes; c’est d’avoir des corps-de-robe si élevés par derriere qu’elles en paroissent bossues; cela fait un effet singulier avec leurs petites coeffures noires & le reste de leur ajustement, qui ne manque au surplus ni de simplicité ni d’élégance. Je vous porte un habit compet à la Valaisane, & j’espere qu’il vous ira bien; il a été pris sur la plus jolie taille du pays.
Tandis que je parcourois avec extase ces lieux si peu connus & si dignes d’être admirés, que faisiez-vous cependant, ma Julie? Etiez-vous oubliée de votre ami? Julie oubliée! Ne m’oublierois-je pas plutôt moi-même, & que pourrois-je un moment seul, moi qui ne suis plus rien que par vous? Je n’ai jamais mieux remarqué avec quel instinct je place en divers lieux notre existence commune selon l’état de mon ame. Quand je suis triste, elle se réfugie auprès de la vôtre, & cherche des consolations aux lieux où vous êtes; c’est ce que j’éprouvois en vous quittant. Quand j’ai du plaisir, je n’en saurois jouir seul, & pour le partager avec vous, je [77] vous appelle alors où je suis. Voilà ce qui m’est arrivé durant toute cette course où la diversité des objets me rappelant sans cesse en moi-même, je vous conduisois par-tout avec moi. Je ne faisois pas un pas que nous ne le fissions ensemble. Je n’admirois pas une vue sans me hâter de vous la montrer. Tous les arbres que je rencontrois vous prêtoient leur ombre, tous les gazons vous servoient de siege. Tantôt, assis à vos côtés, je vous aidois à parcourir des yeux les objets; tantôt, à vos genoux, j’en contemplois un plus digne des regards d’un homme sensible. Rencontrois-je un pas difficile; je vous le voyois franchir avec la légereté d’un faon qui bondit après sa mere. Faloit-il traverser un torrent; j’osois presser dans mes bras une si douce charge; je passois le torrent lentement, avec délices, & voyois à regret le chemin que j’allois atteindre. Tout me rappeloit à vous dans ce séjour paisible; & les touchans attraits de la nature, & l’inaltérable pureté de l’air, & les moeurs simples des habitans, & leur sagesse égale & sûre, & l’aimable pudeur du sexe, & ses innocens grâces, & tout ce qui frappoit agréablement mes yeux & mon coeur leur peignoit celle qu’ils cherchent.
O ma Julie! disois-je avec attendrissement, que ne puis-je couler mes jours avec toi dans ces lieux ignorés, heureux de notre bonheur & non du regard des hommes! Que ne puis-je ici rassembler toute mon ame en toi seule, & devenir à mon tour l’univers pour toi! Charmes adorés, vous jouiriez alors des hommages qui vous sont dûs! Délices de l’amour, c’est alors que nos coeurs vous savoureroient sans cesse! Une longue & douce ivresse nous laisseroit ignorer le cours des [78] ans: & quand enfin l’âge auroit calmé nos premiers feux, l’habitude de penser & sentir ensemble feroit succéder à leurs transports une amitié non moins tendre. Tous les sentimens honnêtes, nourris dans la jeunesse avec ceux de l’amour, en rempliroient un jour le vide immense; nous pratiquerions au sein de cet heureux peuple, & à son exemple, tous les devoirs de l’humanité: sans cesse nous nous unirions pour bien faire, & nous ne mourrions point sans avoir vécu.
La poste arrive, il faut finir ma lettre, & courir recevoir la vôtre. Que le coeur me bat jusqu’à ce moment! Hélas! j’étois heureux dans mes chimeres: mon bonheur fuit avec elles; que vais-je être en réalité?
LETTRE XXIV.
A JULIE
Je réponds sur le champ à l’article de votre lettre qui regarde le payement, & n’ai, Dieu merci, nul besoin d’y réfléchir. Voici, ma Julie, quel est mon sentiment sur ce point.
Je distingue dans ce qu’on appelle honneur celui qui se tire de l’opinion publique, & celui qui dérive de l’estime de soi-même. Le premier consiste en vains préjugés plus mobiles qu’une onde agitée; le second a sa base dans les vérités éternelles de la morale. L’honneur du monde peut être avantageux à la fortune; mais il ne pénetre point dans [79] l’ame & n’influe en rien sur le vrai bonheur. L’honneur véritable, au contraire, en forme l’essence, parce qu’on ne trouve qu’en lui ce sentiment permanent de satisfaction intérieure, qui seul, peut rendre heureux un être pensant. Appliquons, ma Julie, ces principes à votre question; elle sera bientôt résolue.
Que je m’érige en maître de philosophie, & prenne, comme ce fou de la Fable, de l’argent pour enseigner la sagesse; cet emploi paroîtra bas aux yeux du monde, & j’avoue qu’il a quelque chose de ridicule en soi: cependant comme aucun homme ne peut tirer sa subsistance absolument de lui-même, & qu’on ne sauroit l’en tirer de plus près que parson travail, nous mettrons ce mépris au rang des plus dangereux préjugés; nous n’aurons point la sottise de sacrifier la félicité à cette opinion insensée; vous ne m’enestimerez pas moins, & je n’en serai pas plus à plaindre, quand je vivrai des talens que j’ai cultivés.
Mais ici, ma Julie, nous avons d’autres considérations à faire. Laissons la multitude, & regardons en nous-mêmes. Que serai-je réellement à votre pere, en recevant de lui le salaire des leçons que je vous aurai données, & lui vendant une partie de mon tems, c’est-à-dire de ma personne? Un mercenaire, un homme à ses gages, une espece de valet, & il aura de ma part, pour garant de sa confiance, & pour sûreté de ce qui lui appartient, ma foi tacite, comme celle du dernier de ses gens.
Or quel bien plus précieux peut avoir un pere que sa fille unique, fût-ce même une autre que Julie? Que fera donc [80] celui qui lui vend ses services? Fera-t-il taire ses sentimens pour elle? Ah! tu sais si cela se peut! ou bien, se livrant sans scrupule au penchant de son coeur, offensera-t-il dans la partie la plus sensible celui à qui il doit fidélité? Alors je ne vois plus dans un tel maître qu’un perfide qui foule aux pieds les droits les plus sacrés,* [*Malheureux jeune homme! qui ne voit pas qu’en se laissant payer en reconnoissance ce qu’il refuse de recevoir en agent, il viole des droits plus sacrés encore. Au lieu d’instruire il corrompt; au lieu de nourrir il empoisonne; il se fait remercier par une mere abusée d’avoir perdu son enfant. On sent pourtant qu’il aime sincerement la vertu, mais sa passion l’egare; & si sa grande jeunesse ne l’excusoit pas, avec ses beaux discours il ne se roi scélérat. Les deux amans sont à plaindre; la mere seule est inexusable.] un traître, un séducteur domestique que les loix condamnent très-justement à la mort. J’espere que celle à qui je parle sait m’entendre; ce n’est pas la mort que je crains, mais la honte d’en être digne, & le mépris de moi-même.
Quand les lettres d’Héloise & d’Abélard tomberent entre vos mains, vous savez ce que je vous dis de cette lecture & de la conduite du Théologien. J’ai toujours plaint Héloise; elle avoit un coeur fait pour aimer: mais Abélard ne m’a jamais paru qu’un misérable digne de son sort, & connoissant aussi peu l’amour que la vertu. Après l’avoir jugé faudra-t-il que je l’imite? Malheur à quiconque prêche une morale qu’il ne veut pas pratiquer! Celui qu’aveugle sa passion jusqu’à ce point en est bientôt puni par elle, & perd le goût des sentimens auxquels il a sacrifié son honneur. L’amour est privé de son plus grand charme quand l’honnêteté [81] l’abandonne; pour en sentir tout le prix, il faut que le coeur s’y complaise, & qu’il nous éleve en élevant l’objet aimé. Otez l’idée de la perfection, vous ôtez l’enthousiasme; ôtez l’estime, & l’amour n’est plus rien. Comment une femme pourroit-elle honorer un homme qui se déshonore? Comment pourra-t-il adorer lui-même celle qui n’a pas craint de s’abandonner à un vil corrupteur? Ainsi, bientôt ils se mépriseront mutuellement, l’amour ne sera plus pour eux qu’un honteux commerce, ils auront perdu l’honneur, & n’auront point trouvé la félicité.
Il n’en est pas ainsi, ma Julie, entre deux amans de même âge, tous deux épris du même feu, qu’un mutuel attachement unit, qu’aucun lien particulier ne gêne, qui jouissent tous deux de leur premiere liberté, & dont aucun droit ne proscrit l’engagement réciproque. Les loix les plus séveres ne peuvent leur imposer d’autre peine que le prix même de leur amour; la seule punition de s’être aimés est l’obligation de s’aimer à jamais; & s’il est quelques malheureux climats au monde où l’homme barbare brise ces innocentes chaînes, il en est puni, sans doute, par les crimes que cette contrainte engendre.
Voilà mes raisons, sage & vertueuse Julie, elles ne sont qu’un froid commentaire de celles que vous m’exposâtes avec tant d’énergie & de vivacité dans une de vos lettres; mais c’en est assez pour vous montrer combien je m’en suis pénétré. Vous vous souvenez que je n’insistai point sur mon refus, & que malgré la répugnance que le préjugé m’a laissée, j’acceptai vos dons en silence, ne trouvant point [82] en effet, dans le véritable honneur de solide raison pour les refuser. Mais ici le devoir, la raison, l’amour même, tout parle d’un ton que je ne peux méconnoître. S’il faut choisir entre l’honneur & vous, mon coeur est prêt à vous perdre. Il vous aime trop, ô Julie! pour vous conserver à ce prix.
LETTRE XXV.
DE JULIE
La relation de votre voyage est charmante, mon bon ami; elle me feroit aimer celui qui l’a écrite, quand même je ne le connoitrois pas. J’ai pourtant à vous tancer sur un passage dont vous vous doutez bien; quoique je n’aye pu m’empêcher de rire de la ruse avec laquelle vous vous êtes mis à l’abri du Tasse, comme derriere un rempart. Eh! comment ne sentiez-vous point qu’il y a bien de la différence entre écrire au public ou à sa maîtresse? L’amour, si craintif, si scrupuleux, n’exige-t-il pas plus d’égards que la bienséance? Pouviez-vous ignorer que ce style n’est pas de mon goût, & cherchiez-vous à me déplaire? Mais en voilà déjà trop, peut-être, sur un sujet qu’il ne faloit point relever. Je suis d’ailleurs, trop occupée de votre seconde lettre pour répondre en détail à la premiere. Ainsi, mon ami, laissons le Valais pour une autre fois, & bornons-nous maintenant à nos affaires; nous serons assez occupés.
[83] Je savois le parti que vous prendriez. Nous nous connoissons trop bien pour en être encore à ces élémens. Si jamais la vertu nous abandonne, ce ne sera pas, croyez-moi, dans les occasions qui demandent du courage & des sacrifices.* [*On verra bientôt que la prédiction ne sauroit plus mal quadrer avec l’événement.] Le premier mouvement aux attaques vives est de résister; & nous vaincrons, je l’espere, tant que l’ennemi nous avertira de prendre les armes. C’est au milieu du sommeil, c’est dans le sein d’un doux repos, qu’il faut se défier des surprises; mais c’est sur-tout la continuité des maux qui rend leur poids insupportable, & l’ame résiste bien plus aisément aux vives douleurs qu’à la tristesse prolongée. Voilà, mon ami, la dure espece de combat que nous aurons désormois à soutenir: ce ne sont point des actions héroiques que le devoir nous demande, mais une résistance plus héroique encore à des peines sans relâche.
Je l’avois trop prévu; le tems du bonheur est passé comme un éclair; celui des disgrâces commence, sans que rien m’aide à juger quand il finira. Tout m’alarme & me décourage; une langueur mortelle s’empare de mon ame; sans sujet bien précis de pleurer, des pleurs involontaires s’échappent de mes yeux; je ne lis pas dans l’avenir des maux inévitables; mais je cultivois l’espérance & la vois flétrir tous les jours. Que sert, hélas! d’arroser le feuillage quand l’arbre est coupé par le pied?
Je le sens, mon ami, le poids de l’absence m’accable. Je ne puis vivre sans toi, je le sens; c’est ce qui m’effraye le [84] plus. Je parcours cent fois le jour les lieux que nous habitions ensemble, & ne t’y trouve jamais. Je t’attends à ton heure ordinaire; l’heure passe, & tu ne viens point. Tous les objets que j’apperçois me portent quelque idée de ta présence pour m’avertir que je t’ai perdu. Tu n’as point ce supplice affreux. Ton coeur seul peut te dire que je te manque. Ah! si tu savois quel pire tourment c’est de rester quand on se sépare, combien tu préférerois ton état au mien!
Encore si j’osois gémir! si j’osois parler de mes peines, je me sentirois soulagée des maux dont je pourrois me plaindre. Mais, hors quelques soupirs exhalés en secret dans le sein de ma cousine, il faut étouffer tous les autres; il faut contenir mes larmes; il faut sourire quand je me meurs.
Sentirsi, oh Dei, morir;
E non poter mai dir:
Morir mi sento!*
[*O Dieux! Se sentir mourir, & n’oser dire: Je me sens mourir!]
Le pis est que tous ces maux aggravent sans cesse mon plus grand mal, & que plus ton souvenir me désole, plus j’aime à me le rappeler. Dis-moi, mon ami, mon doux ami! sens-tu combien un coeur languissant est tendre, & combien la tristesse fait fermenter l’amour?
Je voulois vous parler de mille choses; mais outre qu’il faut mieux attendre de savoir positivement où vous êtes, il ne m’est pas possible de continuer cette lettre dans l’état où je me trouve en l’écrivant. Adieu, mon ami; je quitte la plume, mais croyez que je ne vous quitte pas.
BILLET
J’écris, par un batelier que je ne connois point, ce billet à l’adresse ordinaire, pour donner avis que j’ai choisi mon asyle à Meillerie sur la rive opposée; afin de jouir au moins de la vue du lieu dont je n’ose approcher.
LETTRE XXVI.
A JULIE
Que mon état est changé dans peu de jours! Que d’amertumes se mêlent à la douceur de me rapprocher de vous! Que de tristes réflexions m’assiégent! Que de traverses mes craintes me font prévoir! O Julie! que c’est un fatal présent du Ciel qu’une ame sensible! Celui qui l’a reçu doit s’attendre à n’avoir que peine & douleur sur la terre. Vil jouet de l’air & des saisons, le soleil ou les brouillards, l’air couvert ou serein régleront sa destinée, & il sera content ou triste, au gré des vents. Victime des préjugés, il trouvera dans d’absurdes maximes un obstacle invincible aux justes voeux de son coeur. Les hommes le puniront d’avoir des sentimens droits de chaque chose, & d’en juger par ce qui est véritable plutôt que par ce qui est de convention. Seul il suffiroit pour faire sa propre misere, en se livrant indiscretement aux attraits divins de l’honnête & du beau, tandis que les [86] pesantes chaînes de la nécessité l’attachent à l’ignominie. Il cherchera la félicité suprême sans se souvenir qu’il est homme: son coeur & sa raison seront incessamment en guerre, & des désirs sans bornes lui prépareront d’éternelles privations.
Telle est la situation cruelle où me plongent le sort qui m’accable, & mes sentimens qui m’élevent, & ton pere qui me méprise, & toi qui fais le charme & le tourment de ma vie. Sans toi, beauté fatale! je n’aurois jamais senti ce contraste insupportable de grandeur au fond de mon ame & de bassesse dans ma fortune; j’aurois vécu tranquille & serois mort content, sans daigner remarquer quel rang j’avois occupé sur la terre. Mais t’avoir vue & ne pouvoir te posséder, t’adorer & n’être qu’un homme, être aimé & ne pouvoir être heureux, habiter les mêmes lieux & ne pouvoir vivre ensemble! O Julie à qui je ne puis renoncer! O destinée que je ne puis vaincre! Quels combats affreux vous excitez en moi, sans pouvoir jamais surmonter mes désirs ni mon impuissance!
Quel effet bizarre & inconcevable! Depuis que je suis rapproché de vous, je ne roule dans mon esprit que des pensers funestes. Peut-être le séjour où je suis contribue-t-il à cette mélancolie; il est triste & horrible; il en est plus conforme à l’état de mon ame, & je n’en habiterois pas si patiemment un plus agréable. Une file de rochers stériles borde la côte, & environne mon habitation que l’hiver rend encore plus affreuse. Ah! je le sens, ma Julie, s’il faloit renoncer à vous, il n’y auroit plus pour moi d’autre séjour ni d’autre saison.
Dans les violens transports qui m’agitent je ne saurois [87] demeurer en place; je cours, je monte avec ardeur, je m’élance sur les rochers; je parcours à grands pas tous les environs, & trouve par-tout dans les objets la même horreur qui regne au dedans de moi. On n’aperçoit plus de verdure, l’herbe est jaune & flétrie, les arbres sont dépouillés, le séchard* [*Vent du Nord-Est.] & la froide bise entassent la neige & les glaces, & toute la nature est morte à mes yeux, comme l’espérance au fond de mon coeur.
Parmi les rochers de cette côte, j’ai trouvé dans un abri solitaire, une petite esplanade d’où l’on découvre à plein la ville heureuse où vous habitez. Jugez avec quelle avidité mes yeux se porterent vers ce séjour chéri. Le premier jour, je fis mille efforts pour y discerner votre demeure; mais l’extrême éloignement les rendit vains, & je m’aperçus que mon imagination donnoit le change à mes yeux fatigués. Je courus chez le Curé emprunter un télescope avec lequel je vis ou crus voir votre maison, & depuis ce tems je passe les jours entiers dans cet asyle à contempler ces murs fortunés qui renferment la source de ma vie. Malgré la saison je m’y rends dès le matin & n’en reviens qu’à la nuit. Des feuilles & quelques bois secs que j’allume servent, avec mes courses, à me garantir du froid excessif. J’ai pris tant de goût pour ce lieu sauvage que j’y porte même de l’encre & du papier, & j’y écris maintenant cette lettre sur un quartier que les glaces ont détaché du rocher voisin.
C’est là, ma Julie, que ton malheureux amant acheve de jouir des derniers plaisirs qu’il goûtera peut-être en ce [88] monde. C’est de-là qu’à travers les airs & les murs, il ose en secret pénétrer jusque dans ta chambre. Tes traits charmans le frappent encore; tes regards tendres raniment son coeur mourant; il entend le son de ta douce voix; il ose chercher encore en tes bras ce délire qu’il éprouva dans le bosquet. Vain fantôme d’une ame agitée qui s’égare dans ses désirs! Bientôt forcé de rentrer en moi-même, je te contemple au moins dans le détail de ton innocente vie: je suis de loin les diverses occupations de ta journée, & je me les représente dans les tems & les lieux où j’en fus quelquefois l’heureux témoin. Toujours je te vois vaquer à des soins qui te rendent plus estimable, & mon coeur s’attendrit avec délices sur l’inépuisable bonté du tien. Maintenant, me dis-je au matin, elle sort d’un paisible sommeil, son teint a la fraîcheur de la rose, son ame jouit d’une douce paix; elle offre à celui dont elle tient l’être un jour qui ne sera point perdu pour la vertu. Elle passe à présent chez sa mere: les tendres affections de son coeur s’épanchent avec les auteurs de ses jours, elle les soulage dans le détail des soins de la maison; elle fait peut-être la paix d’un domestique imprudent, elle lui fait peut-être une exhortation secrete; elle demande peut-être une grâce pour un autre. Dans un autre tems, elle s’occupe sans ennui des travaux de son sexe, elle orne son ame de connoissances utiles, elle ajoute à son goût exquis les agrémens des beaux-arts, & ceux de la danse à sa légereté naturelle. Tantôt je vois une élégante & simple parure orner des charmes qui n’en ont pas besoin; ici je [89] la vois consulter un Pasteur vénérable sur la peine ignorée d’une famille indigente; là, secourir ou consoler la triste veuve & l’orphelin délaissé. Tantôt elle charme une honnête société par ses discours sensés & modestes; tantôt, en riant avec ses compagnes, elle ramene une jeunesse folâtre au ton de la sagesse & des bonnes moeurs. Quelques moments, ah! pardonne! j’ose te voir même t’occuper de moi, je vois tes yeux attendris parcourir une de mes lettres; je lis dans leur douce langueur que c’est à ton amant fortuné que s’adressent les lignes que tu traces, je vois que c’est de lui que tu parles à ta cousine avec une si tendre émotion. O Julie! ô julie! Et nous ne serions pas unis? Et nos jours ne couleroient pas ensemble? Et nous pourrions être séparés pour toujours? Non, que jamais cette affreuse idée ne se présente à mon esprit! En un instant elle change tout mon attendrissement en fureur; la rage me fait courir de caverne en caverne; des gémissemens & des cris m’échappent malgré moi; je rugis comme une lionne irritée; je suis capable de tout, hors de renoncer à toi, & il n’y a rien, non, rien que je ne fasse pour te posséder ou mourir.
J’en étois ici de ma lettre, & je n’attendois qu’une occasion sûre pour vous l’envoyer, quand j’ai reçu de Sion la derniere que vous m’y avez écrite. Que la tristesse qu’elle respire a charmé la mienne! Que j’y ai vu un frappant exemple de ce que vous me disiez de l’accord de nos ames dans les lieux éloignés! Votre affliction, je l’avoue, est plus patiente; la mienne est plus emportée; mais il faut bien que le même sentiment prenne la teinture des caracteres qui l’éprouvent, & [90] il est bien naturel que les plus grandes pertes causent les plus grandes douleurs. Que dis-je, des pertes? Eh! qui les pourroit supporter? Non, connoissez-le enfin, ma Julie, un éternel arrêt du Ciel nous destina l’un pour l’autre; c’est la premiere loi qu’il faut écouter; c’est le premier soin de la vie de s’unir à qui doit nous la rendre douce. Je le vois, j’engémis, tu t’égares dans tes vains projets, tu veux forcer des barrieres insurmontables, & négliges les seuls moyens possibles; l’enthousiasme de l’honnêteté t’ôte la raison, & ta vertu n’est plus qu’un délire.
Ah! si tu pouvois rester toujours jeune & brillante comme à présent, je ne demanderois au Ciel que de te savoir éternellement heureuse, te voir tous les ans de ma vie une fois, une seule fois, & passer le reste de mes jours à contempler de loin ton asyle, à t’adorer parmi ces rochers. Mais hélas! vois la rapidité de cet astre qui jamais n’arrête; il vole & le tems fuit, l’occasion s’échappe, ta beauté, ta beauté même aura son terme; elle doit décliner & périr un jour comme une fleur qui tombe sans avoir été cueillie; & moi cependant je gémis, je souffre, ma jeunesse s’use dans les larmes, & se flétrit dans la douleur. Pense, pense, Julie, que nous comptons déjà des années perdues pour le plaisir. Pense qu’elles ne reviendront jamais; qu’il en sera de même de celles qui nous restent si nous les laissons échapper encore. O amante aveuglée! tu cherches un chimérique bonheur pour un tems où nous ne serons plus; tu regardes un avenir éloigné, & tu ne vois pas que nous nous consumons sans cesse, & que nos ames, épuisées d’amour & de peines, se fondent & coulent comme [91] l’eau. Reviens, il en est tems encore, reviens, ma Julie, de cette erreur funeste. Laisse-là tes projets & sois heureuse. Viens, ô mon ame! dans les bras de ton ami, réunir les deux moitiés de notre être; viens à la face du Ciel, guide de notre fuite & témoin de nos sermens, jurer de vivre & mourir l’un à l’autre. Ce n’est pas toi, je le sais, qu’il faut rassurer contre la crainte de l’indigence. Soyons heureux & pauvres, ah! quel trésor nous aurons acquis! Mais ne faisons point cet affront à l’humanité, de croire qu’il ne restera pas sur la terre entiere un asyle à deux amans infortunés. J’ai des bras, je suis robuste; le pain gagné par mon travail te paroîtra plus délicieux que les mets des festins. Un repas apprêté par l’amour peut-il jamais être insipide? Ah! tendre & chére amante, dussions-nous n’être heureux qu’un seul jour, veux-tu quitter cette courte vie sans avoir goûté le bonheur?
Je n’ai plus qu’un mot à vous dire, ô Julie! vous connoissez l’antique usage du rocher de Leucate, dernier refuge de tant d’amans malheureux. Ce lieu-ci lui ressemble à bien des égards. La roche est escarpée, l’eau est profonde, & je suis au désespoir.
LETTRE XXVII.
DE CLAIRE
Ma douleur me laisse à peine la force de vous écrire. Vos malheurs & les miens sont au comble. L’aimable Julie est à l’extrémité & n’a peut-être pas deux jours à vivre. L’effort qu’elle fit pour vous éloigner d’elle commença d’altérer sa santé. La premiere conversation qu’elle eut sur votre compte avec son pere y porta de nouvelles attaques: d’autres chagrins plus récens ont accru ses agitations, & votre derniere lettre à fait le reste. Elle en fut si vivementé émue qu’apres avoir passé une nuit dans d’affreux combats, elle tomba hier dans l’acces d’une fievre ardente qui n’a fait qu’augmenter sans cesse, & lui a enfin donné le transport. Dans cet état elle vous nomme à chaque instant, & parle de vous avec une véhémence qui montre combien elle en est occupée. On éloigne son pere autant qu’il est possible; cela prouve assez que ma tante a conçu des soupçons: elle m’a même demandé avec inquiétude si vous n’étiez pas de retour, & je vois que le danger de sa fille, effaçant pour le moment toute autre considération, elle ne seroit pas fâchée de vous voir ici.
Venez donc, sans différer. J’ai pris ce bateau exprès pour vous porter cette lettre; il est à vos ordres, servez-vous en pour votre retour, & sur-tout ne perdez pas un moment si vous voulez revoir la plus tendre amante qui fut jamais.
LETTRE XXVIII.
DE JULIE A CLAIRE
Que ton absence me rend amere la vie que tu m’as rendue! Quelle convalescence! Une passion plus terrible que la fievre & le transport m’entraîne à ma perte. Cruelle! tu me quittes quand j’ai plus besoin de toi; tu m’a quittée pour huit jours, peut-être ne me reverras-tu jamais. O si tu savois ce que l’insensé m’ose proposer!... & de quel ton!... m’enfuir! le suivre! m’enlever!... le malheureux!... de qui me plains-je? mon coeur, mon indigne coeur m’en dit cent fois plus que lui... grand Dieu! que seroit-ce, s’il savoit tout?...il en deviendroit furieux, je serois entraînée, il faudroit partir... je frémis...
Enfin mon pere m’a donc vendue! il fait de sa fille une marchandise, une esclave, il s’acquitte à mes dépens! il paye sa vie de la mienne!... car, je le sens bien, je n’y survivrai jamais..... pere barbare & dénaturé, mérite-t-il... quoi! mériter? c’est le meilleur des peres; il veut unir sa fille à son ami, voilà son crime. Mais ma mere, ma tendre mere! quel mal m’a-t-elle fait?... Ah beaucoup! elle m’a trop aimée, elle m’a perdue.
Claire, que ferai-je? que deviendrai-je? Hanz ne vient point. Je ne sais comment t’envoyer cette lettre. Avant que tu la reçoives... avant que tu sois de retour... qui sait.... fugitive, errante, déshonorée...c’en est fait, c’en est [94] fait, la crise est venue. Un jour, une heure, un moment, peut-être... qui est-ce qui sait éviter son sort?...O dans quelque lieu que je vive & que je meure; en quelque asyle obscur que je traîne ma honte & mon désespoir, Claire, souviens-toi de ton amie... Hélas! la misere & l’opprobre changent les coeurs...Ah! si jamais le mien t’oublie, il aura beaucoup changé!
LETTRE XXIX.
DE JULIE A CLAIRE
Reste ah! reste, ne reviens jamais: tu viendrois trop tard. Je ne dois plus te voir; comment soutiendrois-je ta vue?
Où étois-tu, ma douce amie, ma sauvegarde, mon ange tutélaire? Tu m’as abandonnée, & j’ai péri. Quoi! ce fatal voyage étoit-il si nécessaire ou si pressé? Pouvois-tu me laisser à moi-même dans l’instant le plus dangereux de ma vie? Que de regrets tu t’es préparés par cette coupable négligence! Ils seront éternels ainsi que mes pleurs. Ta perte n’est pas moins irréparable que la mienne, & une autre amie digne de toi n’est pas plus facile à recouvrer que mon innocence.
Qu’ai-je dit, misérable? Je ne puis ni parler ni me taire. Que sert le silence quand le remords crie? L’univers entier ne me reproche-t-il pas ma faute? Ma honte n’est-elle [95] pas écrite sur tous les objets? Si je ne verse mon coeur dans le tien il faudra que j’étouffe. Et toi, ne te reproches-tu rien, facile & trop confiante amie? Ah! que ne me trahissois-tu? C’est ta fidélité, ton aveugle amitié, c’est ta malheureuse indulgence qui m’a perdue.
Quel démon t’inspira de le rappeler, ce cruel qui fait mon opprobre? Ses perfides soins devoient-ils me redonner la vie pour me la rendre odieuse? Qu’il fuie à jamais, le barbare! qu’un reste de pitié le touche; qu’il ne vienne plus redoubler mes tourmens par sa présence; qu’il renonce au plaisir féroce de contempler me larmes. Que dis-je, hélas! il n’est point coupable; c’est moi seule qui le suis; tous mes malheurs sont mon ouvrage, & je n’ai rien à reprocher qu’à moi. Mais le vice a déjà corrompu mon ame; c’est le premier de ses effets de nous faire accuser autrui de nos crimes.
Non, non, jamais il ne fut capable d’enfreindre ses sermens. Son coeur vertueux ignore l’art abject d’outrager ce qu’il aime. Ah! sans doute il sait mieux aimer que moi, puisqu’il sait mieux se vaincre. Cent fois mes yeux furent témoins de ses combats & de sa victoire; les siens étincelloient du feu de ses désirs, il s’élançoit vers moi dans l’impétuosité d’un transport aveugle, il s’arrêtoit tout-à-coup; une barriere insurmontable sembloit m’avoir entourée, & jamais son amour impétueux, mais honnête, ne l’eût franchie. J’osai trop contempler ce dangereux spectacle. Je me sentois troubler de ses transports, ses soupirs oppressoient mon coeur; je partageois ses tourmens en ne pensant que les plaindre. [96] Je le vis dans des agitations convulsives, prêt à s’évanouir à mes pieds. Peut-être l’amour seul m’auroit épargnée; ô ma cousine! c’est la pitié qui me perdit.
Il sembloit que ma passion funeste voulût se couvrir, pour me séduire, du masque de toutes les vertus. Ce jour même il m’avoit pressée avec plus d’ardeur de le suivre. C’étoit désoler le meilleur des peres; c’étoit plonger le poignard dans le sein maternel; je résistai, je rejetai ce projet avec horreur. L’impossibilité de voir jamais nos voeux accomplis, le mystere qu’il faloit lui faire de cette impossibilité, le regret d’abuser un amant si soumis & si tendre, après avoir flatté son espoir, tout abattoit mon courage, tout augmentoit ma foiblesse, tout aliénoit ma raison, il faloit donner la mort aux auteurs de mes jours, à mon amant, ou à moi-même. Sans savoir ce que je faisois, je choisis ma propre infortune. J’oublai tout & ne me souvins que de l’amour; C’est ainsi qu’un instant d’égarement m’a perdue à jamais. Je suis tombée dans l’abîme d’ignominie dont une fille ne revient point; & si je vis, c’est pour être plus malheureuse.
Je cherche en gémissant quelque reste de consolation sur la terre. Je n’y vois que toi, mon aimable amie; ne me prive pas d’une si charmante ressource, je t’en conjure; ne m’ôte pas les douceurs de ton amitié. J’ai perdu le droit d’y prétendre, mais jamais je n’en eus si grand besoin. Que la pitié supplée à l’estime. Viens, ma chere, ouvrir ton ame à mes plaintes; viens recueillir les larmes de ton amie, garantis-moi, s’il se peut, du mépris de moi-même, & [97] fais-moi croire que je n’ai pas tout perdu puisque ton coeur me reste encore.
LETTRE XXX.
REPONSE
Fille infortunée! Hélas! qu’as-tu fait? Mon Dieu! tu étois si digne d’être sage! Que te dirai-je dans l’horreur de ta situation, & dans l’abattement où elle te plonge? Acheverai-je d’accabler ton pauvre coeur, ou t’offrirai-je des consolations qui se refusent au mien? Te montrerai-je les objets tels qu’ils sont, ou tels qu’il te convient de les voir? Sainte & pure amitié! porte à mon esprit tes douces illusions, & dans la tendre pitié que tu m’inspires, abuse-moi la premiere sur des maux que tu ne peux plus guérir.
J’ai craint, tu le sais, le malheur dont tu gémis. Combien de fois je te l’ai prédit sans être écoutée!... il est l’effet d’une téméraire confiance... Ah! ce n’est plus de tout cela qu’il s’agit. J’aurois trahi ton secret, sans doute, si j’avois pu te sauver ainsi: mais j’ai lu mieux que toi dans ton coeur trop sensible; je le vis se consumer d’un feu dévorant que rien ne pouvoit éteindre. Je sentis dans ce coeur palpitant d’amour qu’il faloit être heureuse ou mourir, &, quand la peur de succomber te fit bannir ton amant avec tant de larmes, je jugeai que bientôt tu ne serois plus, ou qu’il seroit bientôt rappellé. Mais quel fut mon effroi, quand je [98] te vis dégoûtée de vivre, & si près de la mort! N’accuse ni ton amant ni toi d’une faute dont je suis la plus coupable, puisque je l’ai prévue sans la prévenir.
Il est vrai que je partis malgré moi; tu le vis, il falut obéir; si je t’avois crue si près de ta perte, on m’auroit plutôt mise en pieces que de m’arracher à toi. Je m’abusai sur le moment du péril. Foible & languissante encore, tu me parus en sûreté contre une si courte absence: je ne prévis pas la dangereuse alternative où tu t’allois trouver; j’oubliai que ta propre faiblesse laissoit ce coeur abattu moins en état de se défendre contre lui-même. J’en demande pardon au mien, j’ai peine à me repentir d’une erreur qui t’a sauvé la vie; je n’ai pas ce dur courage qui te faisoit renoncer à moi; je n’aurois pu te perdre sans un mortel désespoir, & j’aime encore mieux que tu vives & que tu pleures.
Mais pourquoi tant de pleurs, chére & douce amie? Pourquoi ces regrets plus grands que ta faute, & ce mépris de toi-même que tu n’as pas mérité? Une foiblesse effacera-t-elle tant de sacrifices, & le danger même dont tu sors n’est-il pas une preuve de ta vertu? Tu ne penses qu’à ta défaite & oublies tous les triomphes pénibles qui l’ont précédée. Si tu as plus combattu que celles qui résistent, n’as-tu pas plus fait pour l’honneur qu’elles? Si rien ne peut te justifier, songe au moins à ce qui t’excuse. Je connois à peu près ce qu’on appelle amour; je saurai toujours résister aux transports qu’il inspire; mais j’aurois fait moins de résistance à un amour pareil au tien, & sans avoir été vaincue, je suis moins chaste que toi.
[99] Ce langage te choquera; mais ton plus grand malheur est de l’avoir rendu nécessaire, je donnerois ma vie pour qu’il ne te fût pas propre; car je hais les mauvaises maximes encore plus que les mauvaises actions.* [*Ce sentiment est juste & sain. Les passions déréglées inspirent les mauvaises actions; mais les mauvaises maximes corrompent la raison même, & ne laissent plus de ressource pour revenir au bien.] Si la faute étoit à commettre, que j’eusse la bassesse de te parler ainsi, & toi celle de m’écouter, nous serions toutes deux les dernieres des créatures. A présent, ma chere, je dois te parler ainsi, & tu dois m’écouter, ou tu es perdue; car il reste en toi mille adorables qualités que l’estime de toi-même peut seule conserver, qu’un exces de honte & l’abjection qui le suit détruiroit infailliblement, & c’est sur ce que tu croiras valoir encore que tu vaudras en effet.
Garde-toi donc de tomber dans un abattement dangereux qui t’aviliroit plus que ta foiblesse. Le véritable amour est-il fait pour dégrader l’âme? Qu’une faute que l’amour a commise ne t’ôte point ce noble enthousiasme de l’honnête & du beau, qui t’éleva toujours au-dessus de toi-même. Une tache paroît-elle au soleil? Combien de vertus te restent pour une qui s’est altérée! En seras-tu moins douce, moins sincere, moins modeste, moins bienfaisante? En seras-tu moins digne, en un mot, de tous nos hommages? L’honneur, l’humanité, l’amitié, le pur amour en seront-ils moins chers à ton coeur? En aimeras-tu moins les vertus mêmes que tu n’auras plus? Non, chére & bonne Julie, ta Claire en te plaignant t’adore; elle sait, elle sent qu’il n’y a rien [100] de bien qui ne puisse encore sortir de ton ame. Ah! crois-moi, tu pourrois beaucoup perdre avant qu’aucune autre plus sage que toi te valût jamais.
Enfin tu me restes; je puis me consoler de tout, hors de te perdre. Ta premiere lettre m’a fait frémir. Elle m’eût presque fait désirer la seconde, si je ne l’avois reçue en même tems. Vouloir délaisser son amie! projeter de s’enfuir sans moi! Tu ne parles point de ta plus grande faute. C’étoit de celle-là qu’il faloit cent fois plus rougir. Mais l’ingrate ne songe qu’à son amour... Tiens, je t’aurois été tuer au bout du monde.
Je compte avec une mortelle impatience les momens que je suis forcée à passer loin de toi. Ils se prolongent cruellement. Nous sommes encore pour six jours à Lausanne, après quoi je volerai vers mon unique amie. J’irai la consoler ou m’affliger avec elle, essuyer ou partager ses pleurs. Je ferai parler dans ta douleur moins l’inflexible raison que la tendre amitié. Chere cousine, il faut gémir, nous aimer, nous taire, &, s’il se peut, effacer à force de vertus une faute qu’on ne répare point avec des larmes! Ah! ma pauvre Chaillot!
LETTRE XXXI.
A JULIE
Quel prodige du Ciel es-tu donc, inconcevable Julie! & par quel art, connu de toi seule, peux-tu rassembler dans un coeur tant de mouvemens incompatibles? Ivre d’amour & de volupté, le mien nage dans la tristesse; je souffre & languis de douleur au sein de la félicité suprême, & je me reproche comme un crime l’exces de mon bonheur. Dieu! quel tourment affreux de n’oser se livrer tout entier à nul sentiment, de les combattre incessamment l’un par l’autre, & d’allier toujours l’amertume au plaisir! Il vaudroit mieux cent fois n’être que misérable.
Que me sert, hélas! d’être heureux? Ce ne sont plus mes maux, mais les tiens que j’éprouve, & ils ne m’en sont que plus sensibles. Tu veux en vain me cacher tes peines; je les lis malgré toi dans la langueur & l’abattement de tes yeux. Ces yeux touchans peuvent-ils dérober quelque secret à l’amour? Je vois, je vois sous une apparente sérénité les déplaisirs cachés qui t’assiegent, & ta tristesse, voilée d’un doux sourire, n’en est que plus amere à mon coeur.
Il n’est plus tems de me rien dissimuler. J’étois hier dans la chambre de ta mere; elle me quitte un moment; j’entends des gémissemens qui me percent l’ame, pouvois-je à cet effet méconnoître leur source? Je m’approche du lieu d’où ils semblent partir; j’entre dans ta chambre, je pénetre jusqu’à [102] ton cabinet. Que devins-je en entrouvrant la porte, quand j’apperçus celle qui devroit être sur le trône de l’Univers assise à terre, la tête appuyée sur un fauteuil inondé de ses larmes? Ah! j’aurois moins souffert s’il l’eût été de mon sang! De quels remords je fus à l’instant déchiré? Mon bonheur devint mon supplice; je ne sentis plus que tes peines, & j’aurois racheté de ma vie tes pleurs & tous mes plaisirs. Je voulois me précipiter à tes pieds, je voulois essuyer de mes levres ces précieuses larmes, les recueillir au fond de mon coeur, mourir ou les tarir pour jamais, j’entends revenir ta mere, il faut retourner brusquement à ma place, j’emporte en moi toutes tes douleurs, & des regrets qui ne finiront qu’avec elles.
Que je suis humilié, que je suis avili de ton repentir! Je suis donc bien méprisable, si notre union te soit mépriser de toi-même, & si le charme de mes jours est le supplice des tiens? Sois plus juste envers toi, ma Julie; vois d’un oeil moins prévenu les sacrés liens que ton coeur a formés. N’as-tu pas suivi les plus pures loix de la nature? N’as-tu pas librement contracté le plus saint des engagemens? Qu’as-tu fait que les loix divines & humaines ne puissent & ne doivent autoriser? Que manque-t-il au noeud qui nous joint qu’une déclaration publique? Veuille être à moi, tu n’es plus coupable. O mon épouse! O ma digne & chaste compagne! O charme & bonheur de ma vie! non, ce n’est point ce qu’a fait ton amour qui peut être un crime, mais ce que tu lui voudrois ôter: ce n’est qu’en acceptant un autre époux que tu peux offenser l’honneur. Sois sans cesse à l’ami de [103] ton coeur pour être innocente. La chaîne qui nous lie est légitime, l’infidélité seule qui la romproit seroit blâmable, & c’est désormois à l’amour d’être garant de la vertu.
Mais quand ta douleur seroit raisonnable, quand tes regrets seroient fondés, pourquoi m’en dérobes-tu ce qui m’appartient? Pourquoi mes yeux ne versent-ils pas la moitié de tes pleurs? Tu n’as pas une peine que je ne doive sentir, pas un sentiment que je ne doive partager, & mon coeur justement jaloux te reproche toutes les larmes que tu ne répands pas dans mon sein. Dis, froide & mystérieuse amante; tout ce que ton ame ne communique point à la mienne, n’est-il pas un vol que tu fais à l’amour? Tout ne doit-il pas être commun entre nous, ne te souvient-il plus de l’avoir dit? Ah! si tu savois aimer comme moi, mon bonheur te consoleroit comme ta peine m’afflige, & tu sentirois mes plaisirs comme je sens ta tristesse.
Mais je le vois, tu me méprises comme un insensé, parce que ma raison s’égare au sein des délices. Mes emportemens t’effrayent, mon délire te fait pitié, & tu ne sens pas que toute la force humaine ne peut suffire à des félicités sans bornes. Comment veux-tu qu’une ame sensible goûte modérément des biens infinis? Comment veux-tu qu’elle supporte à la fois tant d’especes de transports sans sortir de son assiette? Ne sais-tu pas qu’il est un terme où nulle raison ne résiste plus, & qu’il n’est point d’homme au monde dont le bon sens soit à toute épreuve? Prends donc pitié de l’égarement où tu m’as jetté, & ne méprise pas des erreurs qui sont ton ouvrage. Je ne suis plus à moi, je [104] l’avoue, mon ame aliénée est toute en toi. J’en suis plus propre à sentir tes peines & plus digne de les partager. O Julie! ne te dérobe pas à toi-même.
LETTRE XXXII.
REPONSE
Il fut un tems, mon aimable ami, où nos lettres étoient faciles & charmantes; le sentiment qui les dictoit couloit avec une élégante simplicité; il n’avoit besoin ni d’art ni de coloris, & sa pureté faisoit toute sa parure. Cet heureux tems n’est plus: hélas! il ne peut revenir; & pour premier effet d’un changement si cruel, nos coeur sont déjà cessé de s’entendre.
Tes yeux ont vu mes douleurs. Tu crois en avoir pénétré la source; tu veux me consoler par de vains discours; & quand tu penses m’abuser, c’est toi, mon ami, qui t’abuses. Crois-moi, crois-en le coeur tendre de ta Julie; mon regret est bien moins d’avoir donné trop à l’amour que de l’avoir privé de son plus grand charme. Ce doux enchantement de vertu cessait évanoui comme un songe: nos feux ont perdu cette ardeur divine qui les animoit en les épurant; nous avons recherché le plaisir, & le bonheur a fui loin de nous. Ressouviens-toi de ces momens délicieux où nos coeurs s’unissoient d’autant mieux que nous nous respections davantage, où la passion tiroit de son propre exces la force de se [105] vaincre elle-même, où l’innocence nous consoloit de la contrainte, où les hommages rendus à l’honneur tournoient tous au profit de l’amour. Compare un état si charmant à notre situation présente: que d’agitations! que d’effroi! que de mortelles allarmes! que de sentimens immodéré sont perdu leur premiere douceur! Qu’est devenu ce zele de sagesse & d’honnêteté dont l’amour animoit toutes les actions de notre vie, & qui rendoit à son tour l’amour plus délicieux? Notre jouissance étoit paisible & durable, nous n’avons plus que des transports: ce bonheur insensé ressemble à des acces de fureur plus qu’à de tendres caresses. Un feu pur & sacré brûloit nos coeurs; livrés aux erreurs des sens, nous ne sommes plus que des amans vul gaires; trop heureux si l’amour jaloux doigne présider encore à des plaisirs que le plus vil mortel peut goûter.
Voilà, mon ami, les pertes qui nous sont communes, & que je ne pleure pas moins pour toi que pour moi. Je n’ajoute rien sur les miennes, ton coeur est fait pour les sentir. Vois ma honte, & gémis si tu sois aimer. Ma faute est irréparable, mes pleurs ne tariront point. O toi qui les fais couler, crains d’attenter à de si justes douleurs; tout mon espoir est de les rendre éternelles: le pire de mes maux seroit d’en être consolée; & c’est le dernier degré de l’opprobre de perdre avec l’innocence le sentiment qui nous la fait aimer.
Je connois mon sort, j’en sens l’horreur, & cependant il me reste une consolation dans mon désespoir; elle est unique, mais elle est douce. C’est de toi que je l’attends, mon aimable [106] ami. Depuis que je n’ose plus porter mes regards sur moi-même, je les porte avec plus de plaisir sur celui que j’aime. Je te rends tout ce que tu m’ôtes de ma propre estime, & tu ne m’en deviens que plus cher en me forçant à me hair. L’amour, cet amour fatal qui me perd te donne un nouveau prix: tu t’éleves quand je me dégrade; ton ame semble avoir profité de tout l’avilissement de la mienne. Sois donc désormais mon unique espoir, c’est à toi de justifier, s’il se peut, ma faute; couvre-la de l’honnêteté de tes sentimens; que ton mérite efface ma honte; rends excusable à force de vertus la perte de celles que tu me coûtes. Sois tout mon être, à présent que je ne suis plus rien. Le seul honneur qui me reste est tout en toi, & tant que tu seras digne de respect, je ne serai pas tout-à-fait méprisable.
Quelque reget que j’aie au retour de ma santé, je ne saurois le dissimuler plus long-tems. Mon visage démentiroit mes discours, & ma feinte convalescence ne peut plus tromper personne. Hâte-toi donc avant que je sois forcée de reprendre mes occupations ordinaires, de faire la démarche dont nous sommes convenus. Je vois clairement que ma mere a conçu des soupçons & qu’elle nous observe. Mon pere n’en est pas là, je l’avoue; ce fier gentilhomme n’imagine pas même qu’un roturier puisse être amoureux de sa fille; mais enfin, tu sais ses résolutions; il te préviendra si tu ne le préviens, & pour avoir voulu te conserver le même acces dans notre maison, tu t’en banniras tout-à-fait. Crois-moi, parle à ma mere tandis qu’il en est encore tems. Feins des affaires qui t’empêchent de continuer à m’instruire, & [107] renonçons à nous voir si souvent, pour nous voir au moins quelquefois: car sil’on te ferme la porte tu ne peux plus t’y présenter; mais si tu te la fermes toi-même, tes visites seront en quelque sorte à ta discrétion, & avec un peu d’adresse & de complaisance, tu pourras les rendre plus fréquentes dans la suite, sans qu’on l’apperçoive ou qu’on le trouve mauvois. Je te dirai ce soir les moyens que j’imagine d’avoir d’autres occasions de nous voir, & tu conviendras que l’inséparable cousine, qui causoit autrefois tant de murmures, ne sera pas maintenant inutile à deux amans qu’elle n’eût point dû quitter.
LETTRE XXXIII.
DE JULIE
Ah! mon ami, le mauvais refuge pour deux amans qu’une assemblée! Quel tourment de se voir & de se contraindre! Il vaudroit mieux cent fois ne se point voir. Comment avoir l’air tranquille avec tant d’émotion? Comment être si différent de soi-même? Comment songer à tant d’objets quand on n’est occupé que d’un seul? Comment contenir le geste & les yeux quand le coeur vole? Je ne sentis de ma vie un trouble égal à celui que j’éprouvai hier quand ont annonça chez Madame d’Hervart. Je pris ton nom prononcé pour un reproche qu’on m’adressoit; je m’imaginoit que tout le monde m’observoit de concert; je ne savois plus ce que je faisois, [108] & à ton arrivée je rougis si prodigieusement, que ma cousine, qui veilloit sur moi, fut contrainte d’avancer son visage & son éventail, comme pour me parler à l’oreille. Je tremblai que cela même ne fît un mauvois effet, & qu’on cherchât du mystere à cette chuchoterie. En un mot, je trouvois par-tout de nouveaux sujets d’alarmes, & je ne sentis jamais mieux combien une conscience coupable arme contre nous de témoins qui n’y songent pas.
Claire prétendit remarquer que tu ne faisois pas une meilleure figure: tu lui paroissois embarrassé de ta contenance, inquiet de ce que tu devois faire, n’osant aller ni venir, ni m’aborder, ni t’éloigner, & promenant tes regards à la ronde pour avoir, disoit-elle, occasion de les tourner sur nous. Un peu remise de mon agitation, je crus m’appercevoir moi-même de la tienne, jusqu’à ce que la jeune Madame Belon t’ayant adressé la parole, tu t’assis en causant avec elle, & devins plus calme à ses côtés.
Je sens, mon ami, que cette maniere de vivre, qui donne tant de contrainte & si peu de plaisir, n’est pas bonne pour nous; nous aimons trop pour pouvoir nous gêner ainsi. Ces rendez-vous publics ne conviennent qu’à des gens qui, sans connoître l’amour, ne laissent pas d’être bien ensemble, ou qui peuvent se passer du mystere: les inquiétudes sont trop vives de ma part, les indiscrétions trop dangereuses de la tienne: , & je ne puis pas tenir une Madame Belon toujours à mes côtés, pour faire diversion au besoin.
Reprenons, reprenons cette vie solitaire & paisible, dont je toi tiré si mal à propos. C’est elle qui a fait naître & nourri [109] nos feux; peut-être s’affoibliroient-ils par une maniere de vivre plus dissipée. Toutes les grandes passions se forment dans la solitude; on n’en a point de semblables dans le monde, où nul objet n’a le tems de faire une profonde impression, & où la multitude des goûts énerve la force des sentimens. Cet état aussi plus convenable à ma mélancolie; elle s’entretient du même aliment que mon amour; c’est ta chére image qui soutient l’une & l’autre, & j’aime mieux te voir tendre & sensible au fond de mon coeur, que contrainte distrait dans une assemblée.
Il peut d’ailleurs venir un tems où je serai forcée à une plus grande retraite; fût-il déjà venu, ce tems désiré! La prudence & mon inclination veulent également que je prenne d’avance des habitudes conformes à ce que peut exiger la nécessité. Ah! si de mes fautes pouvoit naître le moyen de les réparer! Le doux espoir d’être un jour... Mais insensiblement j’en dirois plus que je n’en veux dire sur le projet qui m’occupe. Pardonne-moi ce mystere, mon unique ami, mon coeur n’aura jamais de secret qui ne te fût doux à savoir. Tu dois pourtant ignorer celui-ci; & tout ce que je t’en puis dire à présent, c’est que l’amour qui fit nos maux, doit nous en donner le remede. Raisonne, commente si tu veux dans ta tête; mais je te défends de m’interroger là-dessus.
LETTRE XXXIV.
REPONSE
No, non vedrete mai
Cambiar gl’affetti miei,
Bei lumi onde imparai
A sospirar d’amor.*
[*Non, non, beaux yeux qui m’apprites à soupirer, jamais vous ne venez changer mes affections.]
Que je dois l’aimer, cette jolie Madame Belon, pour le plaisir qu’elle m’aprocuré! Pardonne-le moi, divine Julie, j’osai jouir un moment de tes tendres allarmes, & ce moment fut un des plus doux de ma vie. Qu’ils étoient charmans, ces regards inquiets & curieux qui se portoient sur nous à la dérobée, & se baissoient aussi-tôt pour éviter les miens! Que faisoit alors ton heureux amant? S’entretenoit-il avec Madame Belon? Ah ma Julie, peux-tu le croire? Non, non, fille incomparable; il étoit plus dignement occupé. Avec quel charme son coeur suivoit les mouvemens du tien! Avec quelle avide impatience ses yeux dévoroient tes attraits! Ton amour, ta beauté, remplissoient, ravissoient son ame; elle pouvoit suffire à peine à tant de sentimens délicieux. Mon seul regret étoit de goûter aux dépens de celle que j’aime des plaisirs qu’elle ne partageoit pas. Sais-je ce que [111] durant tout ce tems me dit Madame Belon? Sais-je ce que je lui répondis? Le savois-je au moment de notre entretien? A-t-elle pu le savoir elle-même? & pouvoit-elle comprendre la moindre chose aux discours d’un homme qui parloit sans penser & répondoit sans entendre?
Com’huom, che par ch’ascolti, e nulla intende.*
[*Comme celui qui semble écouter & qui n’entend rien.]
Aussi m’a-t-elle pris dans le plus parfait dédain. Elle a dit à tout le monde, à toi peut-être, que je n’ai pas le sens commun, qui pis est pas le moindre esprit, & que je suis tout aussi sot que mes livres. Que m’importe ce qu’elle en dit & ce qu’elle en pense? Ma Julie ne décide-t-elle pas seule de mon être & du rang que je veux avoir? Que le reste de la terre pense de moi comme il voudra, tout mon prix est dans ton estime.
Ah! crois qu’il n’appartient ni à Madame Belon, ni à toutes les beautés supérieures à la sienne, de faire la diversion dont tu parles, & d’éloigner un moment de toi mon coeur & mes yeux! Si tu pouvois douter de ma sincérité, si tu pouvois faire cette mortelle injure à mon amour & à tes charmes, dis-moi, qui pourroit avoir tenu registre de tout ce qui se fit autour de toi? Ne te vis-je pas briller entre ces jeunes beautés comme le soleil entre les astres qu’il éclipse? N’apperçus-je pas les Cavaliers* [*Cavaliers; vieux mot qui ne se dit plus. On dit hommes. J’ai cru devoir aux provinciaux cette importante remarque, afin d’être au moins une fois utile public.] se rassembler autour de ta chaise? Ne vis-je pas au dépit de tes [112] compagnes l’admiration qu’ils marquoient pour toi? Ne vis-je pas leurs respects empressés, & leurs hommages, & leurs galanteries? Ne te vis-je pas recevoir tout cela avec cet air de modestie & d’indifférence qui en impose plus que la fierté? Ne vis-je pas quand tu te dégantois pour la collation l’effet que ce bras découvert produisit sur les spectateurs? Ne vis-je pas le jeune étranger qui releva ton gant vouloir baiser la main charmante qui le recevoit? N’en vis-je pas un plus téméraire, dont l’oeil ardent suçoit mon sang & ma vie, t’obliger quand tu t’en fus apperçue d’ajouter une épingle à ton fichu? Je n’étois pas si distrait que tu penses; je vis tout cela, Julie, & n’en fus point jaloux; car je connois ton coeur. Il n’est pas, je le sais bien, de ceux qui peuvent aimer deux fois. Accuseras-tu le mien d’en être?
Reprenons-la donc, cette vie solitaire que je ne qui toi qu’à regret. Non, le coeur ne se nourrit point dans le tumulte du monde. Les faux plaisirs lui rendent la privation des vrais plus amere, & il préfere sa souffrance à de vains dédommagements. Mais, ma Julie, il en est, il en peut être de plus solides à la contrainte où nous vivons, & tu sembles les oublier! Quoi! passer quinze jours entiers si près l’un de l’autre sans se voir, ou sans se rien dire! Ah! que veux-tu qu’un coeur brûlé d’amour fasse durant tant de siecles? L’absence même seroit moins cruelle. Que sert un exces de prudence qui nous fait plus de maux qu’il n’en prévient? Que sert de prolonger sa vie avec son supplice? Ne vaudroit-il pas mieux cent fois se voir un seul instant & puis mourir?
[113] Je ne le cache point, ma douce amie, j’aimerois à pénétrer l’aimable secret que tu me dérobes, il n’en fut jamais de plus intéressant pour nous; mais j’y fais d’inutiles efforts. Je saurai pourtant garder le silence que tu m’imposes, & contenir une indiscrete curiosité; mais en respectant un si doux mystere, que n’en puis-je au moins assurer l’éclaircissement! Qui sait, qui sait encore si tes projets ne portent point sur des chimeres? Chére ame de ma vie, ah! commençons du moins par les bien réaliser.
P.S. J’oubliois de te dire que M. Roguin m’a offert une compagnie dans le Régiment qu’il leve pour le Roi de Sardaigne. J’ai été sensiblement touché de l’estime de ce brave officier; je lui ai dit en le remerciant, que j’avois la vue trop courte pour le service, & que ma passion pour l’étude s’accordoit mal avec une vie aussi active. En cela je n’ai point fait un sacrifice à l’amour. Je pense que chacun doit sa vie & son sang à la patrie, qu’il n’est pas permis de s’aliéner à des Princes aux-quels on ne doit rien, moins encore de se vendre & de faire du plus noble métier du monde celui d’un vil mercenaire. Ces maximes étoient celles de mon pere que je serois bienheureux d’imiter dans son amour pour ses devoirs & pour son pays. Il ne voulut jamais entrer au service d’aucun Prince étranger: Mais dans la guerre de I7I2, il porta les armes avec honneur pour la patrie; il se trouva dans plusieurs combats à l’un desquels il fut blessé; & à la bataille de Wilmerghen, il eut [114] le bonheur d’enlever un drapeau ennemi sous les yeux du Général de Sacconex.
LETTRE XXXV.
DE JULIE
Je ne trouve pas, mon ami, que les deux mots que j’avois dits en riant sur Madame Belon, valussent une explication si sérieuse. Tant de soins à se justifier produisent quelquefois un préjugé contraire; & c’est l’attention qu’on donne aux bagatelles, qui seule en fait des objets importans. Voilà ce qui surement n’arrivera pas entre nous; car les coeurs bien occupés ne sont guere pointilleux, & les tracasseries des amans sur des riens ont presque toujours un fondement beaucoup plus réel qu’il ne semble.
Je ne suis pas fâchée pourtant que cette bagatelle nous fournisse une occasion de traiter entre nous de la jalousie; sujet, malheureusement trop important pour moi.
Je vois, mon ami, par la trempe de nos ames & par le tour commun de nos goûts, que l’amour sera la grande affaire de notre vie. Quand une fois il a fait les impressions profondes que nous avons reçues, il faut qu’il éteigne ou absorbe toutes les autres passions; le moindre refroidissement seroit bientôt pour nous la langueur de la mort; un dégoût invincible, un éternel ennui, succéderoient à l’amour éteint, & nous ne saurions long-tems vivre après avoir cessé d’aimer. [115] En mon particulier, tu sens bien qu’il n’y a que le délire de la passion qui puisse me voiler l’horreur de ma situation présente, & qu’il faut que j’aime avec transport, ou que je meure de douleur. Vois donc si je suis fondée à discuter sérieusement un point d’où doit dépendre le bonheur ou le malheur de mes jours.
Autant que je puis juger de moi-même, il me semble que souvent affectée avec trop de vivacité, je suis pourtant peu sujette à l’emportement. Il faudroit que mes peines eussent fermenté long-tems en dedans, pour que j’osasse en découvrir la source à leur auteur; & comme je suis persuadée qu’on ne peut faire une offense sans le vouloir, je supporterois plutôt cent sujets de plainte qu’une explication. Un pareil caractere doit mener loin pour peu qu’on ait de penchant à la jalousie, & j’ai bien peur de sentir en moi ce dangereux penchant. Ce n’est pas que je ne sache que ton coeur est fait pour le mien & non pour un autre. Mais on peut s’abuser soi-même, prendre un goût passager pour une passion, & faire autant de choses par fantaisie qu’on en eût peut-être fait par amour. Or si tu peux te croire inconstant sans l’être, à plus forte raison puis-je t’accuser à tort d’infidélité. Ce doute affreux empoisonneroit pourtant ma vie; je gémirais sans me plaindre & mourrois inconsolable sans avoir cessé d’être aimée.
Prévenons, je t’en conjure, un malheur dont la seule idée me fait frissonner. Jure-moi donc, mon doux ami, non par l’amour, serment qu’on ne tient que quand il est superflu, mais par ce nom sacré de l’honneur, si respecté de toi, [116] que je ne cesserai jamais d’être la confidente de ton coeur, & qu’il n’y surviendra point de changement dont je ne sois la premiere instruite. Ne m’allegue pas que tu n’auras jamais rien à m’apprendre; je le crois, je l’espere; mais préviens mes folles alarmes, & donne-moi dans tes engagemens, pour un avenir qui ne doit point être, l’éternelle sécurité du présent. Je serois moins à plaindre d’apprendre de toi mes malheurs réels, que d’en souffrir sans cesse d’imaginaires; je jouirois, au moins, de tes remords; si tu ne partageois plus mes feux, tu partagerois encore mes peines, & je trouverois moins ameres les larmes que je verserois dans ton sein.
C’est ici, mon ami, que je me félicite doublement de mon choix, & par le doux lien qui nous unit & par la probité qui l’assure; voilà l’usage de cette regle de sagesse dans les choses de pur sentiment; voilà comment la vertu sévere soit écarter les peines du tendre amour. Si j’avois un amant sans principes, dût-il m’aimer éternellement, où seroient pour moi les garans de cette constance? Quels moyens aurois-je de me délivrer de mes défiances continuelles, & comment m’assurer de n’être point abusée, ou par sa feinte, ou par ma crédulité? Mais toi, mon digne & respectable ami, toi qui n’es capable ni d’artifice ni de déguisement, tu me garderas, je le sais, la sincérité que tu m’auras promise. La honte d’avouer une infidélité ne l’emportera point dans ton ame droite sur le devoir de tenir ta parole; & si tu pouvois ne plus aimer ta Julie, tu lui dirois... oui, tu pourrois lui dire, ô Julie! je ne... Mon ami, jamais je n’écrirai ce mot-là.
[117] Que penses-tu de mon expédient? C’est le seul, j’en suis sûre, qui pouvoit déraciner en moi tout sentiment de jalousie. Il y a je ne sais quelle délicatesse qui m’enchante à me fier de ton amour à ta bonne foi, & à m’ôter le pouvoir de croire une infidélité que tu ne m’apprendrois pas toi-même. Voilà, mon cher, l’effet assuré de l’engagement que je t’impose; car je pourrois te croire amant volage, mais non pas ami trompeur, & quand je douterois de ton coeur, je ne puis jamais douter de ta foi. Quel plaisir je goûte à prendre en ceci des précautions inutiles, à prévenir les apparences d’un changement dont je sens si bien l’impossibilité! Quel charme de parler de jalousie avec un amant si fidele! Ah! si tu pouvois cesser de l’être, ne crois pas que je t’en parlasse ainsi. Mon pauvre coeur ne seroit pas si sage au besoin, & la moindre défiance m’ôteroit bientôt la volonté de m’en garantir.
Voilà, mon tres-honoré maître, matiere à discussion pour ce soir; car je sais que vos deux humbles disciples auront l’honneur de souper avec vous chez le pere de l’inséparable. Vos doctes commentaires sur la gazette vous ont tellement fait trouver grâce devant lui, qu’il n’a pas falu beaucoup de manége pour vous faire inviter. La fille a fait accorder son clavecin; le pere a feuilleté Lamberti; moi, je recorderai peut-être la leçon du bosquet de Clarens. O Docteur en toutes facultés, vous avez par-tout quelque science de mise! Monsieur d’Orbe, qui n’est pas oublié, comme vous pouvez penser, a le mot pour entamer une savante dissertation sur le futur hommage du Roi de Naples, durant laquelle nous passerons [118] tous trois dans la chambre de la cousine. C’est là, mon féal, qu’à genoux devant votre Dame & maîtresse, vos deux mains dans les siennes, & en présence de son Chancelier, vous lui jurerez foi & loyauté à toute épreuve, non pas à dire amour éternel, engagement qu’on n’est maître ni de tenir ni de rompre; mais vérité, sincérité, franchise inviolable. Vous ne jurerez point d’être toujours soumis, mais de ne point commettre acte de félonie, & de déclarer au moins, la guerre avant de secouer le joug. Ce faisant, aurez l’accolade, & serez reconnu vassal unique & loyal Chevalier.
Adieu, mon bon ami, l’idée du souper de ce soir m’inspire de la gaieté. Ah! qu’elle me sera douce quand je te la verrai partager!
LETTRE XXXVI.
DE JULIE
Baise cette lettre & saute de joie pour la nouvelle que je vais t’apprendre; mais pense que pour ne point sauter & n’avoir rien à baiser, j’en y suis pas la moins sensible. Mon pere obligé d’aller à Berne pour son proces, & de-là à Soleure pour sa pension, a proposé à ma mere d’être du voyage; & elle l’a accepté espérant pour sa santé quelque effet salutaire du changement d’air. On vouloit me faire la grâce de m’emmener aussi, & je ne jugeai pas à propos de dire ce que j’en [119] pensois; mais la difficulté des arrangemens de voiture a fait abandonner ce projet, & l’on travaille à me consoler de n’être pas de la partie. Il faloit feindre de la tristesse, & le faux rôle que je me vois contrainte à jouer m’en donne une si véritable, que le remords m’a presque dispensée de la feinte.
Pendant l’absence de mes parens, je ne resterai pas maîtresse de maison; mais on me dépose chez le pere de la cousine, en sorte que je serai tout de bon, durant ce tems inséparable de l’inséparable. De plus ma mere a mieux aimé se passer de femme-de-chambre & me laisser Babi pour gouvernante: sorte d’Argus peu dangereux, dont on ne doit ni corrompre la fidélité ni se faire des confidens, mais qu’on écarte aisément au besoin, sur la moindre lueur de plaisir ou de gain qu’on leur offre.
Tu comprends quelle facilité nous aurons à nous voir durant une quinzaine de jours; mais c’est ici que la discrétion doit suppléer à la contrainte, & qu’il faut nous imposer volontairement la même réserve à laquelle nous sommes forcés dans d’autres tems. Non-seulement tu ne dois pas, quand je serai chez ma cousine, y venir plus souvent qu’auparavant, de peur de la compromettre; j’espere même qu’il ne faudra te parler ni des égards qu’exige son sexe, ni des droits sacrés de l’hospitalité, & qu’un honnête homme n’aura pas besoin qu’on l’instruise du respect dû par l’amour à l’amitié qui lui donne asyle. Je connois tes vivacités, mais j’en connois les bornes inviolables. Si tu n’avois jamais fait de sacrifice à ce qui est honnête, tu n’en aurois point à faire aujourd’hui.
[120] D’où vient cet air mécontent & cet oeil attristé? Pourquoi murmurer des loix que le devoir t’impose? Laisse à ta Julie le soin de les adoucir; t’es-tu jamais repenti d’avoir été docile à sa voix? Près des coteaux fleuris d’où part la source de la Vevaise, il est un hameau solitaire qui sert quelquefois de repaire aux chasseurs & ne devroit servir que d’asyle aux amans. Autour de l’habitation principale, dont M. d’Orbe dispose, sont épars assez loin quelques chalets,* [*Sorte de maisons de bois où se sont les fromages & diverses especes de laitages dans la montagne.] qui de leurs toits de chaume peuvent couvrir l’amour & le plaisir, amis de la simplicité rustique. Les fraîches & discretes laitieres savent garder pour autrui le secret dont elles ont besoin pour elles-mêmes. Les ruisseaux qui traversent les prairies sont bordés d’arbrisseaux & de bocages délicieux. Des bois épais offrent au-delà des asyles plus déserts & plus sombres.
Al bel seggio riposto, ombroso e fosco,
Ne mai pastori appressan, ne bifolci.*
[*Jamais pâtre ni laboureur n’approcha des épais ombrages qui couvrent ces charmans asyles.]
L’art ni la main des hommes n’y montrent nulle part leurs soins inquiétans, on n’y voit par-tout que les tendres soins de la mere commune. C’est là, mon ami, qu’on n’est que sous ses auspices & qu’on peut n’écouter que ses loix. Sur l’invitation de M. d’Orbe, Claire a déjà persuadé à son papa qu’il avoit envie d’aller faire avec quelques amis une chasse de deux ou trois jours dans ce canton, & d’y mener les inséparables. Ces inséparables en ont d’autres, comme [121] tu ne sais que trop bien. L’un représentant le maître de la maison en fera naturellement les honneurs; l’autre avec moins d’éclat pourra faire à sa Julie ceux d’un humble chalet, & ce chalet consacré par l’amour sera pour eux le Temple de Gnide. Pour exécuter heureusement & surement ce charmant projet, il n’est question que de quelques arrangemens qui se concerteront facilement entre nous, & qui feront partie eux-mêmes des plaisirs qu’ils doivent produire. Adieu, mon ami, je te quitte brusquement, de peur de surprise. Aussi bien, je sens que le coeur de ta Julie vole un peu trop tôt habiter le chalet.
P. S. Tout bien considéré, je pense que nous pourrons sans indiscrétion nous voir presque tous les jours; savoir chez ma cousine de deux jours l’un, & l’autre à la promenade.
LETTRE XXXVII.
DE JULIE
Ils sont partis ce matin, ce tendre pere & cette mere incomparable, en accablant des plus tendres caresses une fille chérie, & trop indigne de leurs bontés. Pour moi, je les embrassois avec un léger serrement de coeur, tandis qu’au dedans de lui-même, ce coeur ingrat & dénaturé pétilloit d’une odieuse joie. Hélas! qu’est devenu ce tems [122] heureux où je menois incessamment sous leurs yeux une vie innocente & sage, où je n’étois bien que contre leur sein, & ne pouvois les quitter d’un seul pas sans déplaisir? Maintenant, coupable & craintive, je tremble en pensant à eux; je rougis en pensant à moi; tous mes bons sentimens se dépravent, & je me consume en vains & stériles regrets que n’anime pas même un vrai repentir. Ces ameres réflexions m’ont rendu toute la tristesse que leurs adieux ne m’avoient pas d’abord donnée. Une secrete angoisse étouffoit mon ame après le départ de ces chers parents. Tandis que Babi faisoit les paquets, je suis entrée machinalement dans la chambre de ma mere, & voyant quelques-unes de ses hardes encore éparses, je les ai toutes baisées l’une après l’autre en fondant en larmes. Cet état d’attendrissement m’a un peu soulagée, & j’ai trouvé quelque sorte de consolation à sentir que les doux mouvemens de la nature ne sont pas tout à fait éteints dans mon coeur. Ah! tyran! tu veux en vain l’asservir tout entier, ce tendre &trop foible coeur; malgré toi, malgré tes prestiges, il lui reste au moins des sentimens légitimes, il respecte & chérit encore des droits plus sacrés que les tiens.
Pardonne, ô mon doux ami! ces mouvemens involontaires, & ne crains pas que j’étende ces réflexion aussi loin que je le devrois. Le moment de nos jours, peut-être, où notre amour est le plus en liberté, n’est pas, je le sais bien, celui des regrets: je ne veux ni te cacher mes peines ni t’en accabler; il faut que tu les connoisses, non pour les porter, mais pour les adoucir. Dans le sein, de qui les épancherois-je, [123] si je n’osois les verser dans le tien? N’es-tu pas mon tendre consolateur? N’est-ce pas toi qui soutiens mon courage ébranlé? N’est-ce pas toi qui nourris dans mon ame le goût de la vertu, même après que je l’ai perdue? Sans toi, sans cette adorable amie dont la main compatissante essuya si souvent mes pleurs, combien de fois n’eussé-je pas déjà succombé sous le plus mortel abattement! Mais vos tendres soins me soutiennent; je n’ose m’avilir tant que vous m’estimez encore, & je me dis avec complaisance que vous ne m’aimeriez pas tant l’un & l’autre, si je n’étois digne que de mépris. Je vole dans les bras de cette chére cousine, ou plutôt de cette tendre soeur, déposer au fond de son coeur une importune tristesse. Toi, viens ce soir achever de rendre au mien la joie & la sérénité qu’il a perdues.
LETTRE XXXVIII.
A JULIE
Non, Julie, il ne m’est pas possible de ne te voir chaque jour que comme je t’ai vue la veille; il faut que mon amour s’augmente & croisse incessamment avec tes charmes, & tu m’es une source inépuisable de sentimens nouveaux que je n’aurois pas même imaginés. Quelle soirée inconcevable! Que de délices inconnues tu fis éprouver à mon coeur! O tristesse enchanteresse! O langueur d’une ame attendrie! [124] combien vous surpassez les turbulens plaisirs, & la gaieté folâtre, & la joie emportée, & tous les transports qu’une ardeur sans mesure offre aux désirs effrénés des amans! paisible & pure jouissance qui n’a rien d’égal dans la volupté des sens, jamais, jamais ton pénétrant souvenir ne s’effacera de mon coeur! Dieux! quel ravissant spectacle ou plutôt quelle extase, de voir deux beautés si touchantes s’embrasser tendrement, le visage de l’une se pencher sur le sein de l’autre, leurs douces larmes se confondre, & baigner ce sein charmant comme la rosée du Ciel humecte un lis fraîchement éclos! J’étois jaloux d’une amitié si tendre; je lui trouvois je ne sais quoi de plus intéressant que l’amour même, & je me voulois une sorte de mal de ne pouvoir t’offrir des consolations aussi chéres, sans les troubler par l’agitation de mes transports. Non, rien, rien sur la terre n’est capable d’exciter un si voluptueux attendrissement que vos mutuelles caresses, & le spectacle de deux amans eût offert à mes yeux une sensation moins délicieuse.
Ah! qu’en ce moment j’eusse été amoureux de cette aimable cousine, si Julie n’eût pas existé. Mais non, c’étoit Julie elle-même qui répandoit son charme invincible sur tout ce qui l’environnoit. Ta robe, ton ajustement, tes gants, ton éventail, ton ouvrage, tout ce qui frappoit autour de toi mes regards enchantoit mon coeur, & toi seule faisois tout l’enchantement. Arrête, ô ma douce amie! à force d’augmenter mon ivresse tu m’ôterois le plaisir de la sentir. Ce que tu me fois éprouver approche d’un vrai délire, & je crains d’en perdre enfin la raison. Laisse-moi du moins [125] connoître un égarement qui fait mon bonheur; laisse-moi goûter ce nouvel enthousiasme, plus sublime, plus vif que toutes les idées que j’avois de l’amour. Quoi! tu peux te croire avilie! quoi la passion t’ôte-t-elle aussi le sens? Moi, je te trouve trop parfaite pour une mortelle. Je t’imaginerois d’une espece plus pure, si ce feu dévorant qui pénetre ma substance ne m’unissoit à la tienne & ne me faisoit sentir qu’elles sont la même. Non, personne au monde ne te connoît; tu ne te connois pas toi-même; mon coeur seul te connoît, te sent, & soit te mettre à ta place. Ma Julie! Ah! quels hommages te seroient ravis, si tu n’étois qu’adorée! Ah! si tu n’étois qu’un ange, combien tu perdrois de ton prix!
Dis-moi comment il se peut qu’une passion telle que la mienne puisse augmenter? Je l’ignore, mais je l’éprouve. Quoique tu me sois présente dans tous les tems, il y a quelques jours sur-tout que ton image plus belle que jamais me poursuit & me tourmente avec une activité à laquelle ni lieu ni tems ne me dérobe, & je crois que tu me laissas avec elle dans ce chalet que tu quittas en finissant ta derniere lettre. Depuis qu’il est question de ce rendez-vous champêtre, je suis trois fois sorti de la ville; chaque fois mes pieds m’ont porté des mêmes côtés, & chaque fois la perspective d’un séjour si désiré m’a paru plus agréable.
Non vide il mondo si leggiadri rami;
Ne mosse’l vento mai si verdi frondi.*
[*Jamais oeil d’homme ne vit des bocages aussi charmans, jamais zéphir n’agita de plus verds seuillages.]
Je trouve la campagne plus riante, la verdure plus fraîche [126] & plus vive, l’air plus pur, le Ciel plus serein; le chant des oiseaux semble avoir plus de tendresse & de volupté; le murmure des eaux inspire une langueur plus amoureuse, la vigne en fleurs exhale au loin de plus doux parfums; un charme secret embellit tous les objets ou fascine mes sens; on diroit que la terre se pare pour former à ton heureux amant un lit nuptial digne de la beauté qu’il adore & du feu qui le consume. O Julie! ô chére & précieuse moitié de mon âme, hâtons-nous d’ajouter à ces ornemens du printems la présence de deux amant fideles: Portons le sentiment du plaisir dans des lieux qui n’en offrent qu’une vaine image; allons animer toute la nature, elle est morte sans les feux de l’amour. Quoi! trois jours d’attente? trois jours encore? Ivre d’amour, affamé de transports, j’attends ce moment tardif avec une douloureuse impatience. Ah! qu’on seroit heureux si le Ciel ôtoit de la vie tous les ennuyeux intervalles qui séparent de pareils instans!
LETTRE XXIX.
DE JULIE
Tu n’as pas un sentiment, mon bon ami, que mon coeur ne partage; mais ne me parle plus de plaisir tandis que des gens qui valent mieux que nous souffrent, gémissent, & que j’ai leur peine à me reprocher. Lis la lettre ci-jointe, & sois tranquille si tu le peux. Pour moi qui connois l’aimable & bonne fille qui l’a écrite, je n’ai pu la lire sans des larmes [127] de remords & de pitié. Le regret de ma coupable négligence m’a pénétré l’ame, & je vois avec une amere confusion jusqu’où l’oubli du premier de mes devoirs m’a fait porter celui de tous les autres. J’avois promis de prendre soin de cette pauvre enfant; je la protégeois auprès de ma mere; je la tenois en quelque maniere sous ma garde, & pour n’avoir sçu me garder moi-même, je l’abandonne sans me souvenir d’elle, & l’expose à des dangers pires que ceux où j’ai succombé. Je frémis en songeant que deux jours plus tard c’en étoit fait peut-être de mon dépôt, & que l’indigence & la séduction perdoiet une fille modeste & sage qui peut faire un jour une excellente mere de famille. O mon ami! comment y a-t-il dans le monde des hommes assez vils pour acheter de la misere un prix que le coeur seul doit payer, & recevoir d’une bouche affamée les tendres baisers de l’amour!
Dis-moi, pourras-tu n’être pas touché de la piété filiale de ma Fanchon, de ses sentimens honnêtes, de son innocente naiveté? Ne l’es-tu pas de la rare tendresse de cet amant qui se vend lui-même pour soulager sa maîtresse? Ne seras-tu pas trop heureux de contribuer à former un noeud si bien assorti? Ah! si nous étions sans pitié pour les coeurs unis qu’on devise, de qui pourroient-ils jamais en attendre? Pour moi, j’ai résolu de réparer envers ceux-ci ma faute à quelque prix que ce soit, & de faire ensorte que ces deux jeunes gens soient unis par le mariage. J’espere que le Ciel bénira cette entreprise, & qu’elle sera pour nous d’un bon augure. Je te propose & te conjure au nom de notre amitié [128] de partir dès aujourd’hui, si tu le peux, ou tout au moins demain matin pour Neuchâtel. Va négocier avec M. de Merveilleux le congé de cet honnête garçon; n’épargne ni les supplications ni l’argent: Porte avec toi la lettre de ma Fanchon, il n’y a point de coeur sensible qu’elle ne doive attendrir. Enfin, quoiqu’il nous en coûte & de plaisir & d’argent, ne reviens qu’avec le congé absolu de Claude Anet, ou crois que l’amour ne me donnera de mes jours un moment de pure joie.
Je sens combien d’objections ton coeur doit avoir à me faire; doutes-tu que le mien ne les ait faites avant toi? Et je persiste; car il faut que ce mot de vertu ne soit qu’un vain nom, ou qu’elle exige des sacrifices. Mon ami, mon digne ami, un rendez-vous manqué peut revenir mille fois; quelques heures agréables s’éclipsent comme un éclair & ne sont plus; mais si le bonheur d’un couple honnête est dans tes mains, songe à l’avenir que tu vas te préparer. Crois-moi, l’occasion de faire des heureux est plus rare qu’on ne pense; la punition de l’avoir manquée est de ne plus la retrouver, & l’usage que nous ferons de celle-ci nous va laisser un sentiment éternel de contentement ou de repentir. Pardonne à mon zele ces discours superflus; j’en dis trop à un honnête homme, & cent fois trop à mon ami. Je sais combien tu hais cette volupté cruelle qui nous endurcit aux maux d’autrui. Tu l’as dit mille fois toi-même, malheur à qui ne soit pas sacrifier un jour de plaisir aux devoirs de l’humanité!
LETTRE XL.
DE FANCHON REGARD A JULIE
Mademoiselle,
Pardonnez une pauvre fille au désespoir, qui ne sachant plus que devenir ose encore avoir recours à vos bontés. Car vous ne vous lassez point de consoler les affligés, & je suis si malheureuse qu’il n’y a que vous & le bon Dieu que mes plaintes n’importunent pas. J’ai eu bien du chagrin de quitter l’apprentissage où vous m’aviez mise; mais ayant eu le malheur de perdre ma mere cet hiver, il a falu revenir auprès de mon pauvre pere que sa paralysie retient toujours dans son lit.
Je n’ai pas oublié le conseil que vous aviez donné à ma mere de tâcher de m’établir avec un honnête homme qui prît soin de la famille. Claude Anet, que Monsieur votre pere avoit ramené du service est un brave garçon, rangé, qui sait un bon métier, & qui me veut du bien. Après tant de charité que vous avez eue pour nous, je n’osois plus vous être incommode, & c’est lui qui nous a fait vivre pendant tout l’hiver. Il devoit m’épouser ce printems; il avoit mis son coeur à ce mariage. Mais on m’a tellement tourmentée pour payer trois ans de loyer échu à Pâques que ne sachant où prendretant d’argent comptant, le pauvre jeune homme s’est engagé derechef sans m’en rien dire [130] dans la Compagnie de M. de Merveilleux, & m’a apporté l’argent de son engagement. M. de Merveilleux n’est plus à Neufchâtel que pour sept ou huit jours, & Claude Anet doit partir dans trois ou quatre pour suivre la recrue: ainsi nous n’avons pas le tems ni le moyen de nous marier, & il me laisse sans aucune ressource. Si par votre crédit ou celui de Monsieur le Baron, vous pouviez nous obtenir au moins un délai de cinq ou six semaines, on tâcheroit, pendant ce tems là, de prendre quelque arrangement pour nous marier ou pour rembourser ce pauvre garçon; mais je le connois bien; il ne voudra jamais reprendre l’argent qu’il m’a donné.
Il est venu ce matin un Monsieur bien riche m’en offrir beaucoup davantage; mais Dieu m’a fait la grace de le refuser. Il a dit qu’il reviendroit demain matin savoir ma derniere résolution. Je lui ai dit de n’en pas prendre la peine & qu’il la savoit déjà. Que Dieu le conduise, il sera reçu demain comme aujourd’hui. Je pourrois bien aussi recourir à la bourse des pauvres, mais on est si méprisé qu’il vaut mieux pâtir: & puis, Claude An & a trop de coeur pour vouloir d’une fille assistée.
Excusez la liberté que je prends, ma bonne Demoiselle; je n’ai trouvé que vous seule à qui j’ose avouer ma peine, & j’ai le coeur si serré qu’il faut finir cette lettre. Votre bien humble & affectionnée servante à vous servir.
Fanchon Regard.
LETTRE XLI.
REPONSE
J’ai manqué de mémoire & toi de confiance, ma chere enfant; nous avons eu grand tort toutes deux, mais le mien est impardonnable. Je tâcherai du moins de le réparer. Babi, qui te porte cette lettre est chargée de pourvoir au plus pressé. Elle retournera demain matin pour t’aider à congédier ce Monsieur, s’il revient; & l’après dînée nous irons te voir, ma cousine & moi; car je sais que tu ne peux pas quitter ton pauvre pere, & je veux connoître par moi-même l’état de ton petit ménage.
Quant à Claude Anet, n’en sois point en peine; mon pere est absent; mais en attendant son retour on fera ce qu’on pourra, & tu peux compter que je n’oublierai ni toi ni ce brave garçon. Adieu, mon enfant, que le bon Dieu te console. Tu as bien fait de n’avoir pas recours à la bourse publique; c’est ce qu’il ne faut jamais faire tant qu’il reste quelque chose dans celle des bonnes gens.
LETTRE XLII.
A JULIE
Je reçois votre lettre & je pars à l’instant: ce sera toute ma réponse. Ah! cruelle! que mon coeur en est loin, de cette odieuse vertu que vous me supposez, & que je déteste! Mais vous ordonnez, il faut obéir. Dussé-je en mourir cent fois, il faut être estimé de Julie.
LETTRE XLIII.
A JULIE
J’arrivai hier matin à Neuchâtel; j’appris que M. de Merveilleux étoit à la campagne, je courus l’y chercher; il étoit à la chasse, & je l’attendis jusqu’au soir. Quand je lui eus expliqué le sujet de mon voyage, & que je l’eus prié de mettre un prix au congé de Claude Anet, il me fit beaucoup de difficultés. Je crus les lever, en offrant de moi-même une somme assez considérable, & l’augmentant à mesure qu’il résistoit; mais n’ayant pu rien obtenir, je fus obligé de me retirer, après m’être assuré de le retrouver ce matin, bien résolu de ne plus le quitter jusqu’à ce qu’à force d’argent ou d’importunités, ou de quelque maniere que ce pût être, j’eusse obtenu ce que j’étois venu lui demander. [133] M’étant levé pour cela de très-bonne heure, j’étois prêt à monter à cheval, quand je reçus par un Exprès ce billet de M. de Merveilleux, avec le congé du jeune homme en bonne forme.
Voilà, Monsieur, le congé que vous êtes venu solliciter; je l’ai refusé à vos offres, je le donne à vos intentions charitables, & vous prie de croire que je ne mets point à prix une bonne action.
Jugez à la joie que vous donnera cet heureux succes, de celle que j’ai sentie en l’apprenant. Pourquoi faut-il qu’elle ne soit pas aussi parfaite qu’elle devroit l’être? Je ne puis me dispenser d’aller remercier & rembourser M. de Merveilleux, & si cette visite retarde mon départ d’un jour comme il est à craindre, n’ai-je pas droit de dire qu’il s’est montré généreux à mes dépens? N’importe, j’ai fait ce qui vous est agréable, je puis tout supporter à ce prix. Qu’on est heureux de pouvoir bien faire en servant ce qu’on aime, & réunir ainsi dans le même soin les charmes de l’amour & de la vertu! Je l’avoue, ô Julie! je partis le coeur plein d’impatience & de chagrin. Je vous reprochois d’être si sensible aux peines d’autrui, & de compter pour rien les miennes, comme si j’étois le seul au monde qui n’eût rien mérité de vous. Je trouvois de la barbarie, après m’avoir leurré d’un si doux espoir, à me priver sans nécessité d’un bien dont vous mauvais flatté vous-même. Tous ces murmures se sont évanouis; je sens renaître à leur place au fond de mon ame un contentement inconnu: j’éprouve déjà le dédommagement que vous m’avez promis, vous que l’habitude [134] de bien faire a tant instruite du goût qu’on y trouve. Quel étrange empire est le vôtre, de pouvoir rendre les privations aussi douces que les plaisirs, & donner à ce qu’on fait pour vous le même charme qu’on trouveroit à se contenter soi-même! Ah! je l’ai dit cent fois, tu es un ange du Ciel, ma Julie! sans doute avec tant d’autorité sur mon ame la tienne est plus divine qu’humaine. Comment n’être pas éternellement à toi puisque ton regne est céleste, & que serviroit de cesser de t’aimer s’il faut toujours qu’on t’adore.
P.S. Suivant mon calcul, nous avons encore au moins cinq ou six jours jusqu’au retour de la Maman. Seroit-il impossible durant cet intervalle de faire un pélerinage au Chalet?
LETTRE XLIV.
DE JULIE
Ne murmure pas tant, mon ami, de ce retour précipité. Il nous est plus avantageux qu’il ne semble, & quand nous aurions fait par adresse ce que nous avons fait par bienfaisance, nous n’aurions pas mieux réussi. Regarde ce qui seroit arrivé si nous n’eussions suivi que nos fantaisies. Je serois allée à la campagne précisément la veille du retour de ma mere à la ville; j’aurois eu un exprès avant d’avoir pu ménager notre entrevue; il auroit falu partir sur-le-champ, [135] peut-être sans pouvoir t’avertir, te laisser dans des perplexités mortelles, & notre séparation se seroit faite au moment qui la rendoit le plus douloureuse. De plus, on auroit sçu que nous étions tous deux à la campagne; malgré nos précautions, peut-être eût-on sçu que nous y étions ensemble; du moins on l’auroit soupçonné, c’en étoit assez. L’indiscrete avidité du présent nous ôtoit toute ressource pour l’avenir, & le remords d’une bonne œuvre dédaignée nous eût tourmentés toute la vie.
Compare à présent cet état à notre situation réelle. Premierement ton absence a produit un excellent effet. Mon argus n’aura pas manqué de dire à ma mere qu’on t’avoit peu vu chez ma cousine: elle sait ton voyage & le sujet; c’est une raison de plus pour t’estimer; & le moyen d’imaginer que des gens qui vivent en bonne intelligence prennent volontairement pour s’éloigner le seul moment de liberté qu’ils ont pour se voir! Quelle ruse avons-nous employée pour écarter une trop juste défiance? La seule, à mon avis, qui soit permise à d’honnêtes gens, c’est de l’être à un point qu’on ne puisse croire, en sorte qu’on prenne un effort de vertu pour un acte d’indifférence. Mon ami, qu’un amour caché par de tels moyens doit être doux aux coeurs qui le goûtent! Ajoute à cela le plaisir de réunir des amans désolés, & de rendre heureux deux jeunes gens si dignes de l’être. Tu l’as vue, ma Fanchon; dis, n’est-elle pas charmante? & ne mérite-t-elle pas bien tout ce que tu as fait pour elle? N’est-elle pas trop jolie & trop malheureuse pour rester fille impunément? Claude Anet de son côté, dont le bon naturel a [136] résisté par miracle à trois ans de service, en eût-il pu supporter encore autant sans devenir un vaurien comme tous les autres? Au lieu de cela, ils s’aiment & seront unis, ils sont pauvres & seront aidés; ils sont honnêtes gens & pourront continuer de l’être; car mon pere a promis de prendre soin de leur établissement. Que de biens tu as procurés à eux & à nous par ta complaisance, sans parler du compte que je t’en dois tenir! Tel est, mon ami, l’effet assuré des sacrifices qu’on fait à la vertu; s’ils coûtent souvent à faire, il est toujours doux de les avoir faits, & l’on n’a jamais vu personne se repentir d’une bonne action.
Je me doute bien qu’à l’exemple de l’Inséparable, tu m’appelleras aussi la prêcheuse, & il est vrai que je ne fais pas mieux ce que je dis que les gens du métier. Si mes sermons ne valent pas les leurs, au moins je vois avec plaisir qu’ils ne sont pas comme eux jettés au vent. Je ne m’en défends point, mon aimable ami, je voudrois ajouter autant de vertus aux tiennes qu’un fol amour m’en a fait perdre, & ne pouvant plus m’estimer moi-même j’aime à m’estimer encore en toi. De ta part il ne s’agit que d’aimer parfaitement, & tout viendra comme de lui-même. Avec quel plaisir tu dois voir augmenter sans cesse les dettes que l’amour s’oblige à payer!
Ma cousine a sçu les entretiens que tu as eus avec son pere au sujet de M. d’Orbe; elle y est aussi sensible que si nous pouvions, en offices de l’amitié n’être pas toujours en reste avec elle. Mon Dieu, mon ami, que je suis une heureuse fille! que je suis aimée & que je trouve charmant de l’être! Pere, [137] mere, amie, amant, j’ai beau chérir tout ce qui m’environne, je me trouve toujours ou prévenue ou surpassée. Il semble que tous les plus doux sentimens du monde viennent sans cesse chercher mon ame, & j’ai le regret de n’en avoir qu’une pour jouir de tout mon bonheur.
J’oubliois de t’annoncer une visite pour demain matin. C’est Milord Bromston qui vient de Geneve où il a passé sept ou huit mois. Il dit t’avoir vu à Sion à son retour d’Italie. Il te trouva fort triste, & parle au surplus de toi comme j’en pense. Il fit hier ton éloge si bien & si à propos devant mon pere, qu’il m’a tout-à-fait disposée à faire le sien. En effet j’ai trouvé du sens, du sel, du feu dans sa conversation. Sa voix s’éleve & son oeil s’anime au récit des grandes actions, comme il arrive aux hommes capables d’en faire. Il parle aussi avec intérêt des choses de goût, entre autres de la musique italienne qu’il porte jusqu’au sublime; je croyois entendre encore mon pauvre frere. Au surplus il met plus d’énergie que de grâce dans ses discours, & je lui trouve même l’esprit un peu rêche.* [*Terme du pays, pris ici métaphoriquement. Il signifie au propre une surface rude au toucher & qui cause un frissonnement désagréable en y passant la main, comme celle d’une brosse sort serrée ou du velours d’Utrecht.] Adieu, mon ami.
LETTRE XLV.
A JULIE
Je n’en étois encore qu’à la seconde lecture de ta lettre, quand Milord Edouard Bomton est entré. Ayant tant d’autres choses à te dire, comment aurois-je pensé, ma Julie, à te parler de lui? Quand on se suffit l’un à l’autre, s’avise-t-on de songer à un tiers? Je vais te rendre compte de ce que j’en sais, maintenant que tu parois le désirer.
Ayant passé le Semplon, il étoit venu jusqu’à Sion au-devant d’une chaise qu’on devoit lui amener de Geneve à Brigue, & le désoeuvrement rendant les hommes assez lians, il me rechercha. Nous fîmes une connoissance aussi intime qu’un Anglois naturellement peu prévenant peut la faire avec un homme fort préoccupé qui cherche la solitude. Cependant nous sentîmes que nous nous convenions; il y a un certain unisson d’ames qui s’apperçoit au premier instant, & nous fûmes familiers au bout de huit jours, mais pour toute la vie, comme deux François l’auroient été au bout de huit heures pour tout le tems qu’ils ne se seroient pas quittés. Il m’entretint de ses voyages, & le sachant Anglois, je crus qu’il m’alloit parler d’édifices & de peintures. Bientôt je vis avec plaisir que les tableaux & les monumens ne lui avoient point fait négliger l’étude des moeurs & des hommes. Il me parla cependant des beaux-arts avec beaucoup de discernement, mais modérément & sans prétention. J’estimai [139] qu’il en jugeoit avec plus de sentiment que de science, & par les effets plus que par les regles, ce qui me confirma qu’il avoit l’ame sensible. Pour la musique italienne, il m’en parut enthousiaste comme à toi; il m’en fit même entendre, car il mene un virtuose avec lui, son valet-de-chambre joue fort bien du violon, & lui-même passablement du violoncelle. Il me choisit plusieurs morceaux très-pathétiques à ce qu’il prétendoit; mais soit qu’un accent si nouveau pour moi demandât une oreille plus exercée; soit que le charme de la musique, si doux dans la mélancolie, s’efface dans une profonde tristesse, ces morceaux me firent peu de plaisir, & j’en trouvai le chant agréable, à la vérité, mais bizarre & sans expression.
Il fut aussi question de moi, & Milord s’informa avec intérêt de ma situation. Je lui en dis tout ce qu’il en devoit savoir. Il me proposa un voyage en Angleterre avec des projets de fortune impossibles, dans un pays où Julie n’étoit pas. Il me dit qu’il alloit passer l’hiver à Geneve, l’été suivant à Lausanne, & qu’il viendroit à Vevai avant de retourner en Italie: il m’a tenu parole, & nous nous sommes revus avec un nouveau plaisir.
Quant à son caractere, je le crois vif & emporté, mais vertueux & ferme. Il se pique de philosophie, & de ces principes dont nous avons autrefois parlé. Mais au fond, je le crois par tempérament ce qu’il pense être par méthode, & le vernis stoique qu’il met à ses actions ne consiste qu’à parer de beaux raisonnemens le parti que son coeur lui a fait prendre. J’ai cependant appris avec un peu de peine [140] qu’il avoit eu quelques affaires en Italie, & qu’il s’y étoit battu plusieurs fois.
Je ne sais ce que tu trouves de rêche dans ses manieres; véritablement elles ne sont pas prévenantes, mais je n’y sens rien de repoussant. Quoique son abord ne soit pas aussi ouvert que son ame, & qu’il dédaigne les petites bienséances, il ne laisse pas, ce me semble, d’être d’un commerce agréable. S’il n’a pas cette politesse réservée & circonspecte qui se regle uniquement sur l’extérieur, & que nos jeunes officiers nous apportent de France, il a celle de l’humanité qui se pique moins de distinguer au premier coup d’oeil les états & les rangs, & respecte en général tous les hommes. Te l’avouer ai-je naivement? La privation des grâces est un défaut que les femmes ne pardonnent point, même au mérite, & j’ai peur que Julie n’ait été femme une fois en sa vie.
Puisque je suis en train de sincérité, je te dirai encore, ma jolie prêcheuse, qu’il est inutile de vouloir donner le change à mes droits, & qu’un amour affamé ne se nourrit point de sermons. Songe, songe aux dédommagemens promis & dûs; car toute la morale que tu m’as débitée est fort bonne; mais, quoique tu puisses dire, le chalet valoit encore mieux.
LETTRE XLVI.
DE JULIE
He bien donc, mon ami, toujours le chalet? l’histoire de ce chalet te pese furieusement sur le coeur, & je vois bien qu’à la mort ou à la vie il faut te faire raison du chalet! Mais des lieux où tu ne fus jamais te sont-ils si chers qu’on ne puisse t’en dédommager ailleurs, & l’amour qui fit le palais d’Armide au fond d’un désert ne sauroit-il nous faire un chalet à la ville? Ecoute, on va marier ma Fanchon. Mon pere, qui ne hair pas les fêtes & l’appareil, veut lui faire une noce où nous serons tous: cette noce ne manquera pas d’être tumultueuse. Quelquefois le mystere a sçu tendre son voile au sein de la turbulente joie & du fracas des festins. Tu m’entends, mon ami, ne seroit-il pas doux de retrouver dans l’effet de nos soins les plaisirs qu’ils nous ont coûtés?
Tu t’animes ce me semble, d’un zele assez superflu sur l’apologie de Milord Edouard dont je suis fort éloignée de mal penser. D’ailleurs comment jugerois-je un homme que je n’ai vu qu’un après-midi, & comment en pourrois-tu juger toi-même sur une connoissance de quelques jours. Je n’en parle que par conjecture, & tu ne peux gueres être plus avancé; car les propositions qu’il t’a faites sont de ces offres vagues dont un air de puissance & la facilité de les éluder rendent souvent les étrangers prodigues. Mais je reconnois [142] tes vivacités ordinaires & combien tu as de penchant à te prévenir pour ou contre les gens, presque à la premiere vue. Cependant nous examinerons à loisir les arrangemens qu’il t’aproposés. Si l’amour favorise le projet qui m’occupe, il s’enprésentera peut-être de meilleurs pour nous. O mon bon ami, la patience est amere, mais son fruit est doux!
Pour revenir à ton Anglois, je t’ai dit qu’il me paroissoit avoir l’ame grande & forte, & plus de lumieres que d’agrémens dans l’esprit. Tu dis à peu près la même chose; & puis, avec cet air de supériorité masculine qui n’abandonne point nos humbles adorateurs, tu me reproches d’avoir été de mon sexe une fois en ma vie, comme si jamais une femme devoit cesser d’en être! Te souvient-il qu’en lisant ta République de Platon nous avons autrefois disputé sur ce point de la différence morale des sexes? Je persiste dans l’avis dont j’étois alors, & ne saurois imaginer un modele commun de perfection pour deux êtres si différents. L’attaque & la défense, l’audace des hommes, la pudeur des femmes ne sont point des conventions comme le pensent tes Philosophes, mais des institutions naturelles dont il est facile de rendre raison, & dont se déduisent aisément toutes les autres distinctions morales. D’ailleurs, la destination de la nature n’étant pas la même, les inclinations, les manieres de voir & de sentir doivent être dirigées de chaque côté selon ses vues, il ne faut point les mêmes goûts ni la même constitution pour labourer la terre & pour allaiter les enfans. Une taille plus haute, une voix plus forte & des traits plus marqués semblent n’avoir aucun rapport nécessaire au sexe; [143] mais les modifications extérieures annoncent l’intention de l’ouvrier dans les modifications de l’esprit. Une femme parfaite & un homme parfait ne doivent pas plus se ressembler d’ame que de visage; ces vaines imitations de sexe sont le comble de la déraison; elles font rire le sage & fuir les amours. Enfin, je trouve qu’à moins d’avoir cinq pieds & demi de haut, une voix de basse & de la barbeau menton, l’on ne doit point se mêler d’être homme.
Vois combien les amans sont mal-adroits en injures! Tu me reproches une faute que je n’ai pas commise ou que tu commets aussi bien que moi, & l’attribues à un défaut dont je m’honore. Veux-tu que te rendant sincérité pour sincérité je te dise naïvement ce que je pense de la tienne? Je n’y trouve qu’un raffinement de flatterie, pour te justifier à toi-même par cette franchise apparente les éloges enthousiastes dont tu m’accables à tout propos. Mes prétendues perfections t’aveuglent au point, que pour démentir les reproches que tu te fais en secret de ta prévention, tu n’as pas l’esprit d’en trouver un solide à me faire.
Crois-moi, ne te charge point de me dire mes vérités, tu t’en acquitterois trop mal; les yeux de l’amour, tout perçans qu’ils sont, savent-ils voir des défauts? C’est à l’integre amitié que ces soins appartiennent, & là-dessus ta disciple Claire est cent fois plus savante que toi. Oui, mon ami, loue-moi, admire-moi, trouve-moi belle, charmante, parfaite. Tes éloges me plaisant sans me séduire, parce que je vois qu’ils sont le langage de l’erreur & non de la fausseté, & que tu te trompes toi-même; mais que tu ne veux pas [144] me tromper. O que les illusions de l’amour sont aimables! ses flatteries sont en un sens des vérités; le jugement se tait, mais le coeur parle. L’amant qui loue en nous des perfections que nous n’avons pas, les voit en effet telles qu’il les représente; il ne ment point en disant des mensonges; il flatte sans s’avilir, & l’on peut au moins l’estimer sans le croire.
J’ai entendu, non sans quelque battement de coeur proposer d’avoir demain deux philosophes à souper. L’un est Milord Edouard, l’autre est un sage dont la gravité s’est quelquefois un peu dérangé eaux pieds d’une jeune écoliere; ne le connoîtriez-vous point? Exhortez-le, je vous prie, à tâcher de garder demain le décorum philosophique un peu mieux qu’à son ordinaire. J’aurai soin d’avertir aussi la petite personne de baisser les yeux, & d’être aux siens le moins jolie qu’il se pourra.
LETTRE XLVII.
A JULIE
Ah! mauvaise! Est-ce là la circonspection que tu m’avois promise? Est-ce ainsi que tu ménages mon coeur & voiles tes attraits? Que de contraventions à tes engagemens! Premierement ta parure, car tu n’en avois point, & tu sais bien que jamais tu n’es si dangereuse. Secondement ton maintien si doux, si modeste, si propre à laisser remarquer à loisir toutes tes graces. Ton parler plus rare, plus réfléchi, plus spirituel encore qu’à l’ordinaire, qui nous [145] rendoit tous plus attentifs, & faisoit voler l’oreille & le coeur au-devant de chaque mot. Cet air que tu chantas à demi-voix, pour donner encore plus de douceur à ton chant, & qui, bien que françois, plut à Milord Edouard même. Ton regard timide, & tes yeux baissés, dont les éclairs inattendus me jetaient dans un trouble inévitable. Enfin, ce je ne sais quoi d’inexprimable, d’enchanteur, que tu semblois avoir répandu sur toute ta personne pour faire tourner la tête à tout le monde, sans paroître même y songer. Je ne sais, pour moi, comment tu t’y prends; mais si telle est ta maniere d’être jolie le moins qu’il est possible, je t’avertis que c’est l’être beaucoup plus qu’il ne faut pour avoir des sages autour de toi.
Je crains fort que le pauvre philosophe Anglois n’ait un peu ressenti la même influence. Après avoir reconduit ta cousine, comme nous étions tous encore fort éveillés, il nous proposa d’aller chez lui faire de la musique & boire du punch. Tandis qu’on rassembloit ses gens, il ne cessa de nous parler de toi avec un feu qui me déplut, & je n’entendis pas ton éloge dans sa bouche avec autant de plaisir que tu avois entendu le mien. En général, j’avoue que je n’aime point que personne, excepté ta cousine, me parle de toi; il me semble que chaque mot m’ôte une partie de mon secret ou de mes plaisirs; & quoique l’on puisse dire, on y m & un intérêt si suspect, ou l’on est si loin de ce que je sens, que je n’aime écouter là-dessus que moi-même.
Ce n’est pas que j’aye comme toi du penchant à la jalousie. [146] Je connois mieux ton ame; j’ai des garans qui ne me permettent pas même d’imaginer ton changement possible. Après tes assurances, je ne te dis plus rien des autres prétendans. Mais celui-ci, Julie!... des conditions sortables... les préjugés de ton pere...Tu sais bien qu’il s’agit de ma vie; daigne donc me dire un mot là-dessus. Un mot de Julie, & je suis tranquille à jamais.
J’ai passé la nuit à entendre ou exécuter de la musique italienne, car il s’est trouvé des duo & il a fallu hasarder d’y faire ma partie. Je n’ose te parler encore de l’effet qu’elle a produit sur moi; j’ai peur, j’ai peur que l’impression du souper d’hier ne se soit prolongée sur ce que j’entendois, & que je n’aye pris l’effet de tes séductions pour le charme de la musique. Pourquoi la même cause qui me la rendoit ennuyeuse à Sion, ne pourroit-elle pas ici me la rendre agréable dans une situation contraire? N’es-tu pas la premiere source de toutes les affections de mon ame, & suis-je à l’épreuve des prestiges de ta magie? Si la musique eût réellement produit cet enchantement, il eût agi sur tous ceux qui l’entendoient. Mais tandis que ces chants me tenoient en extase, M. d’Orbe dormoit tranquillement dans un fauteuil, & au milieu de mes transports, il s’est contenté pour tout éloge de demander si ta cousines avoit l’Italien.
Tout ceci sera mieux éclair ci demain; car nous avons pour ce soir un nouveau rendez-vous de musique. Milord veut la rendre complette & il a mandé de Lausanne un second violon qu’il dit être assez entendu. Je porterai de [147] mon côté des scenes, des cantates françoises, & nous verrons!
En arrivant chez moi j’étois d’un accablement que m’a donné le peu d’habitude de veiller & qui se perd en t’écrivant. Il faut pourtant tâcher de dormir quelques heures. Viens avec moi, ma douce amie; ne me quitte point durant mon sommeil; mais soit que ton image le trouble ou le favorise, soit qu’il m’offre ou non les noces de la Fanchon, un instant délicieux qui ne peut m’échapper & qu’il me prépare, c’est le sentiment de mon bonheur au réveil.
LETTRE XLVIII.
A JULIE
Ah! ma Julie, qu’ai-je entendu? Quels sons touchans? Quelle musique? Quelle source délicieuse de sentimens & de plaisirs? Ne perds pas un moment; rassemble avec soin tes opéras, tes cantates, ta musique françoise, fais un grand feu bien ardent, jettes-y tout ce fatras, & l’attise avec soin, afin que tant de glace puisse y brûler & donner de la chaleur au moins une fois. Fais ce sacrifice propitiatoire au Dieu du goût, pour expier ton crime & le mien d’avoir profané ta voix à cette lourde psalmodie, & d’avoir pris si long-tems pour le langage du coeur un bruit qui ne fait qu’étourdir l’oreille. O que ton digne frere avoit raison! Dans quelle étrange erreur j’ai vécu jusqu’ici sur les productions [148] de cet art charmant! Je sentois leur peu d’effet, & l’attribuois à sa foiblesse. Je disois, la musique n’est qu’un vain son qui peut flatter l’oreille & n’agit qu’indirectement & légerement sur l’ame. L’impression des accords est purement mécanique & physique; qu’a-t-elle à faire au sentiment, & pourquoi devrois-je espérer d’être plus vivement touché d’une belle harmonie que d’un bel accord de couleurs? Je n’appercevois pas dans les accens de la mélodie appliqués à ceux de la langue, le lien puissant & secret des passions avec les sons: je ne voyois pas que l’imitation des tons divers dont les sentimens animent la voix parlante donne à son tour à la voix chantante le pouvoir d’agiter les coeurs, & que l’énergique tableau des mouvemens de l’ame de celui qui se fait entendre, est ce qui fait le vrai charme de ceux qui l’écoutent.
C’est ce que me fit remarquer le chanteur de Milord, qui, pour un Musicien, ne laisse pas de parler assez bien de son art. L’harmonie, me disoit-il, n’est qu’un accessoire éloigné dans la musique imitative; il n’y a dans l’harmonie proprement dite aucun principe d’imitation. Elle assure, il est vrai, les intonations; elle porte témoignage de leur justesse & rendant les modulations plus sensibles, elle ajoute de l’énergie à l’expression & de la grace au chant: Mais c’est de la seule mélodie que sort cette puissance invincible des accens passionnés; c’est d’elle que dérive tout le pouvoir de la musique sur l’ame; formez les plus savantes successions d’accords sans mélange de mélodie, vous serez ennuyés au bout d’un quart-d’heure. De beaux chants sans [149] aucune harmonie sont long-tems à l’épreuve de l’ennui. Que l’accent du sentiment anime les chants les plus simples, ils seront intéressans. Au contraire, une mélodie qui ne parle point chante toujours mal, & la seule harmonie n’a jamais rien sçu dire au coeur.
C’est en ceci, continuoit-il, que consiste l’erreur des François sur les forces de la musique. N’ayant & ne pouvant avoir une mélodie à eux dans une langue qui n’a point d’accent, sur une poésie maniérée qui ne connut jamais la nature, ils n’imaginent d’effets que ceux de l’harmonie & des éclats de voix qui ne rendent pas les sons plus mélodieux mais plus bruyans & ils sont si malheureux dans leurs prétentions, que cette harmonie même qu’ils cherchent leur échappe; à force de la vouloir charger ils n’y mettent plus de choix, ils ne connoissent plus les choses d’effet, ils ne font plus que du remplissage, ils se gâtent l’oreille, & ne sont plus sensibles qu’au bruit; en sorte que la plus belle voix pour eux n’est que celle qui chante le plus fort. Aussi faute d’un genre propre n’ont-ils jamais fait que suivre pesamment & de loin nos modeles, & depuis leur célebre Lulli ou plutôt le nôtre, qui ne fit qu’imiter les Opéra dont l’Italie étoit déjà pleine de son tems, on les a toujours vus, à la piste de trente ou quarante ans copier, gâter nos vieux Auteurs, & faire à peu près de notre musique comme les autres peuples font de leurs modes. Quand ils se vantent de leurs chansons, c’est leur propre condamnation qu’ils prononcent; s’ils savoient chanter des sentimens ils ne chanteroient pas de l’esprit, mais parce que leur musique [150] n’exprime rien, elle est plus propre aux chansons qu’aux Opéra, & parce que la nôtre est toute passionnée, elle est plus propre aux Opéra qu’aux chansons.
Ensuite m’ayant récité sans chant quelques scenes italiennes, il me fit sentir les rapports de la musique à la parole dans le récitatif, de la musique au sentiment dans les airs, & par-tout l’énergie que la mesure exacte & le choix des accords ajoutent à l’expression. Enfin après avoir joint à la connoissance que j’ai de la langue la meilleure idée qu’il me fût possible de l’accent oratoire & pathétique, c’est-à-dire de l’art de parler à l’oreille & au coeur dans une langue sans articuler des mots, je me mis à écouter cette musique enchanteresse, & je sentis bientôt aux émotions qu’elle me causoit que cet art avoit un pouvoir supérieur à celui que j’avois imaginé. Je ne sais quelle sensation voluptueuse me gagnoit insensiblement. Ce n’étoit plus une vaine suite de sons, comme dans nos récits. A chaque phrase quelque image entroit dans mon cerveau ou quelque sentiment dans mon coeur; le plaisir ne s’arrêtoit point à l’oreille, il pénétroit jusqu’à l’ame; l’exécution couloit sans effort avec une facilité charmante; tous les concertans semblaient animés du même esprit; le chanteur maître de sa voix en tiroit sans gêne tout ce que le chant & les paroles demandoient de lui, & je trouvai sur-tout un grand soulagement à ne sentir ni ces lourdes cadences, ni ces pénibles efforts de voix, ni cette contrainte que donne chez nous au musicien le perpétuel combat du chant & de la mesure, qui, ne pouvant jamais s’accorder, ne lassent guere moins l’auditeur que l’exécutant.
[151] Mais quand après une suite d’airs agréables, on vint à ces grands morceaux d’expression, qui savent exciter & peindre le désordre des passions violentes, je perdois à chaque instant l’idée de musique, de chant, d’imitation; je croyois entendre la voix de la douleur, de l’emportement, du désespoir; je croyois voir des meres éplorées, des amans trahis, des tyrans furieux; & dans les agitations que j’étois forcé d’éprouver j’avois peine à rester en place. Je connus alors pourquoi cette même musique qui m’avoit autrefois ennuyé, m’échauffoit maintenant jusqu’au transport; c’est que j’avois commencé de la concevoir, & que sitôt qu’elle pouvoit agir elle agissoit avec toute sa force. Non, Julie, on ne supporte point à demi de pareilles impressions; elles sont excessives ou nulles, jamais foibles ou médiocres; il faut rester insensible ou se laisser émouvoir outre mesure; ou c’est le vain bruit d’une langue qu’on n’entend point, ou c’est une impétuosité de sentiment qui vous entraîne, & à laquelle il est impossible à l’ame de résister.
Je n’avois qu’un regret; mais il ne me quittoit point; c’étoit qu’un autre que toi formât des sons dont j’étois si touché, & de voir sortir de la bouche d’un vil castrato les plus tendres expressions de l’amour. O ma Julie! n’est-ce pas à nous de revendiquer tout ce qui appartient au sentiment? Qui sentira, qui dira mieux que nous ce que doit dire & sentir une ame attendrie? Qui saura prononcer d’un ton plus touchant le cor mio, l’idolo amato? Ah! que le coeur prêtera d’énergie à l’art, si jamais nous chantons ensemble un de ces duo charmans qui font couler des larmes [152] si délicieuses! Je te conjure premierement d’entendre un essai de cette musique, soit chez toi, soit chez l’inséparable. Milord y conduira quand tu voudras tout son monde, & je suis sûr qu’avec un organe aussi sensible que le tien, & plus de connoissance que je n’en avois de la déclamation italienne, une seule séance suffira pour t’amener au point où je suis, & te faire partager mon enthousiasme. Je te propose & te prie encore de profiter du séjour du virtuose pour rendre leçon de lui, comme j’ai commencé de faire des ce matin. Sa maniere d’enseigner est simple, nette, & consiste en pratique plus qu’en discours; il ne dit pas ce qu’il fut faire, il le fait; & en ceci, comme en bien d’autres choses l’exemple vaut mieux que la regle. Je vois déjà qu’il n’est question que de s’asservir à la mesure, de la bien sentir, de phraser & ponctuer avec soin, de soutenir également des sons & non de les renfler, enfin d’ôter de la voix les éclats & toute la pretintaille françoise, pour la rendre juste, expressive, & flexible; la tienne naturellement si légere & si douce prendra facilement ce nouveau pli; tu trouveras bientôt dans ta sensibilité l’énergie & la vivacité de l’accent qui anime la musique italienne.
E’l cantar che nell’anima si sente.*
[*Et le chant qui se sent dans l’ame.]
Laisse donc pour jamais cet ennuyeux & lamentable chant françois qui ressemble au cri de la colique mieux qu’aux transports des passions. Apprends à former ces sons divins que le sentiment inspire, seuls dignes de ta voix, seuls dignes [153] de ton coeur, & qui portent toujours avec eux le charme & le feu des caracteres sensibles.
LETTRE XLIX.
DE JULIE
Tu sais bien, mon ami, que je ne puis t’écrire qu’à la dérobée, & toujours en danger d’être surprise. Ainsi, dans l’impossibilité de faire de longues lettres, je me borne à répondre à ce qu’il y a de plus essentiel dans les tiennes, ou à suppléer à ce que je n’ai pu te dire dans des conversations non moins furtives de bouche que par écrit. C’est ce que je ferai, sur-tout aujourd’hui que deux mots au sujet de Milord Edouard me font oublier le reste de ta lettre.
Mon ami, tu crains de me perdre & me parles de chansons! belle matiere à tracasserie entre amans qui s’entendroient moins. Vraiment, tu n’es pas jaloux, on le voit bien; mais pour le coup je ne serois pas jalouse moi-même, car j’ai pénétré dans ton ame & ne sens que ta confiance où d’autres croiroient sentir ta froideur. O la douce & charmante sécurité que celle qui vient du sentiment d’une union parfaite! C’est par elle, je le sais, que tu tires de ton propre coeur le bon témoignage du mien, c’est par elle aussi que le mien te justifie, & je te croirois bien moins amoureux si je te voyois plus alarmé.
Je ne sais, ni ne veux savoir, si Milord Edouard a d’autres [154] attentions pour moi que celles qu’ont tous les hommes pour les personnes de mon âge; ce n’est point de ses sentimens qu’il s’agit, mais de ceux de mon pere & des miens; ils sont aussi d’accord sur son compte que sur celui des prétendus prétendans, dont tu dis que tu ne dis rien. Si son exclusion & la leur suffisent à ton repos, sois tranquille. Quelque honneur que nous fît la recherche d’un homme de ce rang, jamais du consentement du pere ni de la fille, Julie d’Etange ne sera Ladi Bomston. Voilà sur quoi tu peux compter.
Ne va pas croire qu’il ait été pour cela question de Milord Edouard, je suis sûre que de nous quatre tu es le seul qui puisse même lui supposer du goût pour moi. Quoi qu’il en soit, je sais à cet égard la volonté de mon pere sans qu’il en ait parlé ni à moi ni à personne, & je n’en serois pas mieux instruite quand il me l’auroit positivement déclarée. En voilà assez pour calmer tes craintes, c’est-à-dire autant que tu en dois savoir. Le reste seroit pour toi de pure curiosité, & tu sais que j’ai résolu de ne la pas satisfaire. Tu as beau me reprocher cette réserve & la prétendre hors de propos dans nos intérêts communs. Si je l’avois toujours eue, elle me seroit moins importante aujourd’hui. Sans le compte indiscret que je te rendis d’un discours de mon pere, tu n’aurois point été te désoler à Meillerie; tu ne m’eusses point écrit la lettre qui m’a perdue; je vivrois innocente & pourrois encore aspirer au bonheur. Juge par ce que me coûte une seule indiscrétion, de la crainte que je dois avoir d’en commettre d’autres! Tu as trop d’emportement pour [155] avoir de la prudence; tu pourrois plutôt vaincre tes passions que les déguiser. La moindre alarme te mettroit en fureur; à la moindre lueur favorable tu ne douterois plus de rien; on liroit tous nos secrets dans ton ame, & tu détruirois à force de zele tout le succes de mes soins. Laisse-moi donc les soucis de l’amour, & n’en garde que les plaisirs; ce partage est-il si pénible, & ne sens-tu pas que tu ne peux rien à notre bonheur que de n’y point mettre obstacle?
Hélas! que me serviront désormais ces précautions tardives? Est-il tems d’affermir ses pas au fond du précipice, & de prévenir les maux dont on se sent accablé? Ah! misérable fille, c’est bien à toi de parler de bonheur! En peut-il jamais être où regnent la honte & le remords? Dieu! quel état cruel de ne pouvoir ni supporter son crime, ni s’en repentir; d’être assiégé par mille frayeurs, abusé par mille espérances vaines, & de ne jouir pas même de l’horrible tranquillité du désespoir! Je suis désormais à la seule merci du sort. Ce n’est plus ni de force ni de vertu qu’il est question, mais de fortune & de prudence, & il ne s’agit pas d’éteindre un amour qui doit durer autant que ma vie; mais de le rendre innocent ou de mourir coupable. Considere cette situation, mon ami, & vois si tu peux te fier à mon zele!
LETTRE L.
DE JULIE
Je n’ai point voulu vous expliquer hier en vous quittant la cause de la tristesse que vous m’avez reprochée, parce que vous n’étiez pas en état de m’entendre. Malgré mon aversion pour les éclaircissemens, je vous dois celui-ci, puisque je l’ai promis, & je m’en acquitte.
Je ne sais si vous vous souvenez des étranges discours que vous me tîntes hier au soir, & des manieres dont vous les accompagnâtes; quant à moi, je ne les oublier ai jamais assez tôt pour votre honneur & pour mon repos, & malheureusement j’en suis trop indignée pour pouvoir les oublier aisément. De pareilles expressions avoient quelquefois frappé mon oreille en passant auprès du port; mais je ne croyois pas qu’elles pussent jamais sortir de la bouche d’un honnête homme; je suis très-sûre au moins qu’elles n’entrerent jamais dans le Dictionnaire des amans, & j’étois bien éloignée de penser qu’elles pussent être d’usage entre vous & moi. Eh Dieux! quel amour est le vôtre, s’il assaisonné ainsi ses plaisirs! Vous sortiez, il est vrai, d’un long repas, & je vois ce qu’il faut pardonner en ce pays aux excès qu’on y peut faire; c’est aussi pour cela que je vous en parle. Soyez certain qu’un tête-à-tête où vous m’auriez traitée ainsi de sang-froid eût été le dernier de notre vie.
Mais ce qui m’alarme sur votre compte, c’est que souvent [157] la conduite d’un homme échauffé de vin n’est que l’effet de ce qui se passe au fond de son coeur dans les autres tems. Croirai-je que dans un état où l’on ne déguise rien vous vous montrâtes tel que vous êtes. Que deviendrois-je si vous pensiez à jeun comme vous parliez hier au soir? Plutôt que de supporter un pareil mépris j’aimerois mieux éteindre un feu si grossier, & perdre un amant qui sachant si mal honorer sa maîtresse mériteroit si peu d’en être estimé. Dites-moi, vous qui chérissez les sentimens honnêtes, seriez-vous tombé dans cette erreur cruelle que l’amour heureux n’a plus de ménagement à garder avec la pudeur, & qu’on ne doit plus de respect à celle dont on n’a plus de rigueur à craindre? Ah! si vous aviez toujours pensé ainsi, vous auriez été moins à redouter & je ne serois pas si malheureuse! Ne vous y trompez pas, mon ami, rien n’est si dangereux pour les vrais amans que les préjugés du monde; tant de gens parlent d’amour, & si peu savent aimer, que la plupart prennent pour ses pures & douces loix les viles maximes d’un commerce abject, qui, bientôt assouvi de lui-même, a recours aux monstres de l’imagination & se déprave pour se soutenir.
Je ne sais si je m’abuse; mais il me semble que le véritable amour est le plus chaste de tous les liens. C’est lui, c’est son feu divin qui sait épurer nos penchans naturels, en les concentrant dans un seul objet; c’est lui qui nous dérobe aux tentations, & qui fait qu’excepté cet objet unique, un sexe n’est plus rien pour l’autre. Pour une femme ordinaire, tout homme est toujours un homme; mais pour celle dont le coeur aime, il n’y a point d’homme que son amant. [158] Que dis-je? Un amant n’est-il qu’un homme? Ah! qu’il est un être bien plus sublime! Il n’y a point d’homme pour celle qui aime: son amant est plus; tous les autres sont moins; elle & lui sont les seuls de leur espece. Ils ne désirent pas, ils aiment. Le coeur ne suit point les sens, il les guide; il couvre leurs égaremens d’un voile délicieux. Non, il n’y a rien d’obscene que la débauche & son grossier langage. Le véritable amour toujours modeste n’arrache point ses faveurs avec audace; il les dérobe avec timidité. Le mystere, le silence, la honte craintive aiguisent & cachent ses doux transports; sa flamme honore & purifie toutes ses caresses; la décence & l’honnêteté l’accompagnent au sein de la volupté même, & lui seul sait tout accorder aux désirs sans rien ôter à la pudeur. Ah dites! vous qui connûtes les vrais plaisirs; comment une cynique effronterie pourroit-elle s’allier avec eux? Comment ne banniroit-elle pas leur délire & tout leur charme? Comment ne souilleroit-elle pas cette image de perfection sous laquelle on se plaît à contempler l’objet aimé? Croyez-moi, mon ami, la débauche & l’amour ne sauroient loger ensemble, & ne peuvent pas même se compenser. Le coeur fait le vrai bonheur quand on s’aime, & rien n’y peut suppléer sitôt qu’on ne s’aime plus.
Mais quand vous seriez assez malheureux pour vous plaire à ce déshonnête langage, comment avez-vous pu vous résoudre à l’employer si mal à propos, & à prendre avec celle qui vous est chére un ton & des manieres qu’un homme d’honneur doit même ignorer? Depuis quand est-il doux d’affliger ce qu’on aime, & quelle est cette volupté barbare qui se [159] plaît à jouir du tourment d’autrui? Je n’ai pas oublié que j’ai perdu le droit d’être respectée; mais si je l’oubliois jamais, est-ce à vous de me le rappeler? Est-ce à l’auteur de ma faute d’en aggraver la punition? Ce seroit à lui plutôt à m’en consoler. Tout le monde a droit de me mépriser hors vous. Vous me devez le prix de l’humiliation où vous m’avez réduite, & tant de pleurs versés sur ma foiblesse méritoient que vous me la fissiez moins cruellement sentir. Je ne suis ni prude ni précieuse. Hélas! que j’en suis loin, moi qui n’ai pas sçu même être sage! Vous le savez trop, ingrat, si ce tendre coeur sait rien refuser à l’amour! Mais au moins ce qu’il lui cede, il ne veut le céder qu’à lui, & vous m’avez trop bien appris son langage, pour lui en pouvoir substituer un si différent. Des injures, des coups, m’outrageroient moins que de semblables caresses. Ou renoncez à Julie, ou sachez être estimé d’elle. Je vous l’ai déjà dit, je ne connois point d’amour sans pudeur, & s’il m’en coûtoit de perdre le vôtre, il m’en coûteroit encore plus de le conserver à ce prix.
Il me reste beaucoup de choses à dire sur le même sujet; mais il faut finir cette lettre, & je les renvaie à un autre tems. En attendant, remarquez un effet de vos fausses maximes sur l’usage immodéré du vin. Votre coeur n’est point coupable, j’en suis très-sûre. Cependant vous avez navré le mien, & sans savoir ce que vous faisiez, vous désoliez comme à plaisir ce coeur trop facile à s’allarmer, & pour qui rien n’est indifférent de ce qui lui vient de vous.
LETTRE LI.
REPONSE
Il n’y pas une ligne dans votre lettre qui ne me fasse glacer le sang, & j’ai peine à croire, après l’avoir relue vingt fois que ce soit à moi qu’elle est adressée. Qui moi, moi? J’aurois offensé Julie? J’aurois profané ses attraits? Celle à qui chaque instant de ma vie j’offre des adorations, eût été en butte à mes outrages? Non, je me serois percé le coeur mille fois avant qu’un projet si barbare en eût approché. Ah! que tu le connois mal, ce coeur qui t’idolâtre, ce coeur qui vole & se prosterne sous chacun de tes pas! ce coeur qui voudroit inventer pour toi de nouveaux hommages inconnus aux mortels! Que tu le connois mal, ô Julie! si tu l’accuses de manquer envers toi à ce respect ordinaire & commun qu’un amant vulgaire auroit même pour sa maîtresse! Je ne crois être ni impudent ni brutal, je hair les discours déshonnêtes & n’entrai de mes jours dans les lieux où l’on apprend à les tenir. Mais, que je le redise après toi, que je renchérisse sur ta juste indignation; quand je serois le plus vil des mortels, quand J’aurois passé mes premiers ans dans la crapule, quand le goût des honteux plaisirs pourroit trouver place en un coeur où tu regnes, oh! dis-moi, Julie, Ange du Ciel! dis-moi comment je pourrois apporter devant toi l’effronterie qu’on ne peut avoir que devant celles qui l’aiment. Ah! non, il n’est pas possible! Un seul de tes [161] regards eût contenu ma bouche & purifié mon coeur. L’amour eût couvert mes désirs emportés des charmes de ta modestie; il l’eût vaincu sans l’outrager, & dans la douce union de nos ames, leur seul délire eût produit les erreurs des sens. J’en appelle à ton propre témoignage. Dis, si dans toutes les fureurs d’une passion sans mesure, je cessai jamais d’en respecter le charmant objet? Si je reçus le prix que ma flamme avoit mérité: dis si j’abusai de mon bonheur pour outrager ta douce honte? Si d’une moin timide l’amour ardent & craintif attenta quelquefois à tes charmes: dis si jamais une témérité brutale osa les profaner? Quand un transport indiscret écarte un instant le voile qui les couvre, l’aimable pudeur n’substitue-t-elle pas aussit-tôt le sien? Ce vêtement sacré t’abandonneroit-il un moment quand tu n’en aurois point d’autre? Incorruptible comme ton ame honnête, tous les feux de la mienne l’ont-ils jamais altéré? Cette union si touchante & si tendre ne suffit-elle pas à notre félicité? Ne fait-elle pas seule tout le bonheur de nos jours? Connoissons-nous au monde quelques plaisirs hors ceux que l’amour donne? En voudrions-nous connoître d’autres? Conçois-tu comment cet enchantement eût pu se détruire? Comment j’aurois oublié dans un moment l’honnêteté, notre amour, mon honneur, & l’invincible respect que j’aurois toujours eu pour toi, quand même je ne t’aurois point adorée! Non, ne le crois pas; ce n’est point moi qui plus t’offenser. Je n’en ai nul souvenir; & si j’eusse été coupable un instant, le remords me quitteroit-il jamais? Non, Julie, un démon jaloux d’un sort trop heureux pour [162] un mortel a pris ma figure pour le troubler, & m’a laissé mon coeur pour me rendre plus misérable.
J’abjure, je déteste un forfait que j’ai commis, puisque tu m’en accuses, mais auquel ma volonté n’a point de part. Que je vais l’abhorrer, cette fatale intempérance qui me paroissoit favorable aux épanchemens du coeur, & qui put démentir si cruellement le mien! J’en fais par toi l’irrévocable serment, dès aujourd’hui je renonce pour ma vie au vin comme au plus mortel poison; jamais cette liqueur funeste ne troublera mes sens; jamais elle ne souillera mes levres, & son délire insensé ne me rendra plus coupable à mon insçu. Si j’enfreins ce voeu solennel; Amour, accable-moi du châtiment dont je serai digne: puisse à l’instant l’image de ma Julie sortir pour jamais de mon coeur, & l’abandonner à l’indifférence & au désespoir.
Ne pense pas que je veuille expier mon crime par une peine si légere. C’est une précaution & non pas un châtiment. J’attends de toi celui que j’ai mérité. Je l’implore pour soulager mes regrets. Que l’amour offensé se venge & s’appaise; punis-moi sans me hair, je souffrirai sans murmure. Sois juste & sévere; il le faut, j’y consens; mais si tu veux me laisser la vie, ôte-moi tout, hormis ton coeur.
LETTRE LII.
DE JULIE
Comment, mon ami, renoncer au vin pour sa maîtresse! Voilà ce qu’on appelle un sacrifice! Oh! je défie qu’on trouve dans les quatre Cantons un homme plus amoureux que toi! Ce n’est pas qu’il n’ait parmi nos jeunes gens de petits Messieurs francisés qui boivent de l’eau par air, mais tu seras le premier à qui l’amour en aura fait boire; c’est un exemple à citer dans les fastes galans de la Suisse. Je me suis même informée de tes déportemens, & j’ai appris avec une extrême édification que soupant hier chez M. de Vueillerans, tu laissas faire la ronde à six bouteilles après le repas, sans y toucher, & ne marchandois non plus les verres d’eau, que les convives ceux de vin de la Côte. Cependant cette pénitence dure depuis trois jours que ma lettre est écrite, & trois jours font au moins six repas. Or à six repas observés par fidélité, l’on en peut ajouter six autres par crainte, & six par honte, & six par habitude, & six par obstination. Que de motifs peuvent prolonger des privations pénibles dont l’amour seul auroit la gloire! Daigneroit-il se faire honneur de ce qui peut n’être pas à lui?
Voilà plus de mauvaises plaisanteries que tu ne m’as tenu de mauvais propos, il est tems d’enrayer. Tu es grave naturellement; je me suis apperçue qu’un long badinage t’échauffe, comme une longue promenade échauffe un homme [164] replet; mais je tire à peu près de toi la vengeance que Henri IV tira du duc de Mayenne, & ta Souveraine veut imiter la clémence du meilleur des Rois. Aussi bien je craindrois qu’à force de regrets & d’excuses tu ne te fisses à la fin un mérite d’une faute si bien réparée, & je veux me hâter de l’oublier, de peur que si’attendois trop long-tems ce ne fût plus générosité, mais ingratitude.
A l’égard de ta résolution de renoncer au vin pour toujours, elle n’a pas autant d’éclat à mes yeux que tu pourrois croire; les passions vives ne songent guere à ces petits sacrifices, & l’amour ne se repaît point de galanterie. D’ailleurs, il y a quelquefois plus d’adresse que de courage à tirer avantage pour le moment présent d’un avenir incertain, & à se payer d’avance d’une abstinence éternelle à laquelle on renonce quand on veut. Eh! mon ami! dans tout ce qui flatte les sens l’abus est-il donc inséparable de la jouissance? L’ivresse est-elle nécessairement attachée au goût du vin, & la philosophie seroit-elle assez vaine ou assez cruelle pour n’offrir d’autre moyen d’user modérément des choses qui plaisent, que de s’en priver tout-à-fait?
Si tu tiens ton engagement, tu t’ôtes un plaisir innocent, & risques ta santé en changeant de maniere de vivre: si tu l’enfreins, l’amour est doublement offensé & ton honneur même en souffre. J’use donc en cette occasion de mes droits, & non-seulement je te releve d’un voeu nul, comme fait sans mon congé, mais je te défends même de l’observer au-delà du terme que je vais te prescrire. Mardi nous aurons ici la musique de Milord Edouard. A la collation je t’enverrai une [165] coupe à demi pleine d’un nectar pur & bienfaisant. Je veux qu’elle soit bue en ma présence, & à mon intention, après avoir fait de quelques gouttes une libation expiatoire aux Grâces. Ensuite mon pénitent reprendra dans ses repas l’usage sobre du vin tempéré par le crystal des fontaines, & comme dit ton bon Plutarque, en calmant les ardeurs de Bacchus par le commerce des Nymphes.
A propos du concert de mardi, cet étourdi de Regianino ne s’est-il pas mis dans la tête que j’y pourrois déjà chanter un air italien & même un duo avec lui? Il vouloit que je le chantasse avec toi pour mettre ensemble ses deux écoliers; mais il y a dans ce duo de certains ben mio dangereux à dire sous les yeux d’une mere quand le coeur est de la partie; il vaut mieux renvoyer cet essai au premier concert qui se fera chez l’inséparable. J’attribue la facilité avec laquelle j’ai pris le goût de cette musique à celui que mon frere m’avoit donné pour la poésie italienne, & que j’ai si bien entretenu avec toi que je sens aisément la cadence des vers, & qu’au dire de Regianino, j’en prends assez bien l’accent. Je commence chaque leçon par lire quelques octaves du Tasse, ou quelques scenes du Métastase; ensuite il me fait dire & accompagner du récitatif, & je crois continuer de parler ou de lire, ce qui surement ne m’arrivoit pas dans le récitatif françois. Après cela il faut soutenir en mesure des sons égaux & justes; exercice que les éclats auxquels j’étois accoutumée me rendent assez difficile. Enfin nous passons aux airs, & il se trouve que la justesse & la flexibilité de la voix, l’expression pathétique, les sons renforcés [166] & tous les passages, sont un effet naturel de la douceur du chant & de la précision de la mesure, de sorte que ce qui me paroissoit le plus difficile à apprendre, n’a pas même besoin d’être enseigné. Le caractere de la mélodie a tant de rapport au ton de la langue, & une si grande pureté de modulation, qu’il ne faut qu’écouter la basse & savoir parler pour déchiffrer aisément le chant. Toutes les passions y ont des expressions aigues & fortes; tout au contraire de l’accent traînant & pénible du chant françois, le sien, toujours doux & facile, mais vif & touchant dit beaucoup avec peu d’effort. Enfin, je sens que cette musique agite l’ame & repose la poitrine; c’est précisément celle qu’il faut à mon coeur & à mes poumons. A mardi donc, mon aimable ami, mon maître, mon pénitent, mon apôtre, hélas! que ne m’es-tu point? Pourquoi faut-il qu’un seul titre manque à tant de droits?
P.S. Sais-tu qu’il est question d’une jolie promenade sur l’eau, pareille à celle que nous fîmes il y a deux ans avec la pauvre Chaillot? Que mon rusé maître étoit timide alors! Qu’il trembloit en me donnant la main pour sortir du bateau! Ah! l’hypocrite!... il a beaucoup changé.
LETTRE LIII.
DE JULIE
Ainsi tout déconcerte nos projets, tout trompe notre attente, tout trahit des feux que le Ciel eût dû couronner! Vils jouets d’une aveugle fortune, tristes victimes d’un moquer espoir, toucherons-nous sans cesse au plaisir qui fuit, sans jamais l’atteindre? Cette noce trop vainement désirée devoit se faire à Clarens; le mauvais temps nous contrarie, il faut la faire à la ville. Nous devions nous y ménager une entrevue; tous deux obsédés d’importuns, nous ne pouvons leur échapper en même tems, & le moment où l’un des deux se dérobe est celui où il est impossible à l’autre de le joindre! Enfin, un favorable instant se présente, la plus cruelle des meres vient nous l’arracher, & peu s’en faut que cet instant ne soit celui de la perte de deux infortunés qu’il devoit rendre heureux! Loin de rebuter mon courage, tant d’obstacles l’ont irrité. Je ne sais quelle nouvelle force m’anime, mais je me sens une hardiesse que je n’eus jamais; & si tu l’oses partager, ce soir, ce soir même peut acquitter mes promesses & payer d’une seule fois toutes les dettes de l’amour.
Consulte-toi bien, mon ami, & vois jusqu’à quel point il t’est doux de vivre; car l’expédient que je te propose peut nous mener tous deux à la mort. Si tu la crains, n’acheve point cette lettre, mais si la pointe d’une épée n’effraye pas plus [168] aujourd’hui ton coeur, que ne l’effrayoient jadis les gouffres de Meillerie, le mien court le même risque & n’a pas balancé. Ecoute.
Babi, qui couche ordinairement dans ma chambre est malade depuis trois jours, & quoique je voulusse absolument la soigner, on l’a transporté ailleurs malgré moi: mais comme elle est mieux, peut-être elle reviendra des demain. Le lieu où l’on mange est loin de l’escalier qui conduit à l’appartement de ma mere & au mien: à l’heure du souper toute la maison est déserte hors la cuisine & la salle à manger. Enfin la nuit dans cette saison est déjà obscure à la même heure, son voile peut dérober aisément dans la rue les passans aux spectateurs, & tu sais parfaitement les êtres de la maison.
Ceci suffit pour me faire entendre. Viens cette apres midi chez ma Fanchon; je t’expliquerai le reste, & te donnerai les instructions nécessaires: que si je ne le puis je les laisserai par écrit à l’ancien entrepôt de nos lettres, où, comme je t’en ai prévenu, tu trouveras déjà celle-ci: car le sujet en est trop important pour l’oser confier à personne.
O comme je vois à présent palpiter ton coeur! Comme j’y listes transports, & comme je les partage! Non, mon doux ami, non, nous ne quitterons point cette courte vie sans avoir un instant goûté le bonheur. Mais songe pourtant que cet instant est environné des horreurs de la mort; que l’abord est sujet à mille hazards, le séjour dangereux, la retraite d’un péril extrême; que nous sommes perdus si nous sommes découverts, & qu’il faut que tout nous favorise pour pouvoir éviter de l’être. Ne nous abusons point; je connois trop mon [169] pere pour douter que je ne te visse àl’instant percer le coeur de sa main, si même il ne commençoit par moi; car surement je ne serois pas plus épargnée: & crois-tu que je t’exposerois à ce risque si je n’étois sûre de le partager?
Pense encore qu’il n’est point question de te fier à ton courage; il n’faut pas songer; & je te défends même tres-expressément d’apporter aucune arme pour ta défense, pas même ton épée: aussi bien te seroit-elle parfaitement inutile; car si nous sommes surpris, mon dessein est de me précipiter dans tes bras, de t’enlacer fortement dans les miens, & de recevoir ainsi le coup mortel pour n’avoir plus à me séparer de toi; plus heureuse à ma mort que je ne le fus de ma vie.
J’espere qu’un sort plus doux nous est réservé; je sens au moins, qu’il nous est dû, & la fortune se lassera de nous être injuste. Viens donc, ame de mon coeur, vie de ma vie, viens te réunir à toi-même. Viens sous les auspices du tendre amour, recevoir le prix de ton obéissance & de tes sacrifices. Viens avouer, même au sein des plaisirs, que c’est de l’union des coeurs qu’ils tirent leur plus grand charme.
LETTRE LIV.
A JULIE
J’arrive plein d’une émotion qui s’accroît en entrant dans cet asyle. Julie! me voici dans ton cabinet, me voici dans le sanctuaire de tout ce que mon coeur adore. Le flambeau de l’amour guidoit mes pas, & j’ai passé sans être apperçu. Lieu charmant, lieu fortuné, qui jadis vis tant réprimer de regards tendres, tant étouffer de soupirs brûlans; toi qui vis naître & nourrir mes premiers feux, pour la seconde fois tu les verras couronner; témoin de ma constance immortelle, sois le témoin de mon bonheur, & voile à jamais les plaisirs du plus fidele & du plus heureux des hommes.
Que ce mystérieux séjour est charmant! Tout y flatte & nourrit l’ardeur qui me dévore. O Julie! il est plein de toi, & la flamme de mes désirs s’y répand sur tous tes vestiges. Oui, tous mes sens y sont enivrés à la fois. Je ne sais quel parfum presque insensible, plus doux que la rose, & plus léger que l’iris, s’exhale ici de toutes parts. J’y crois entendre le son flatteur de ta voix. Toutes les parties de ton habillement éparses présentent à mon ardente imagination celles de toi-même qu’elles recelent. Cette coeffure légere que parent de grands cheveux blonds qu’elle feint de couvrir; cet heureux fichu contre lequel une fois au moins je n’aurai point à murmurer; ce déshabillé élégant & simple [171] qui marque si bien le goût de celle qui le porte; ces mules si mignonnes qu’un pied souple remplit sans peine; ce corps si délié qui touche & embrasse... quelle taille enchanteresse!... au-devant deux légers contours... ô spectacle de volupté!...la baleine a cédé à la force de l’impression... empreintes délicieuses, que je vous baise mille fois!....Dieux! Dieux! que sera-ce quand... Ah! je crois déjà sentir ce tendre coeur battre sous une heureuse main! Julie! ma charmante Julie! je te vois, je te sens par-tout, je te respire avec l’air que tu as respiré; tu pénetres toute ma substance; que ton séjour est brûlant & douloureux pour moi! Il est terrible à mon impatience. O viens! vole, ou je suis perdu.
Quel bonheur d’avoir trouvé de l’encre & du papier! J’exprime ce que je sens pour en tempérer l’exces, je donne le change à mes transports en les décrivant.
Il me semble entendre du bruit. Seroit-ce ton barbare pere? Je ne crois pas être lâche... mais qu’en ce moment, la mort me seroit horrible! Mon désespoir seroit égal à l’ardeur qui me consume. Ciel! Je te demande encore une heure de vie, & j’abandonne le reste de mon être à ta rigueur. O désirs! ô craintes! ô palpitations cruelles!... on ouvre!... on entre!... c’est elle! c’est elle! je l’entrevois, je l’ai vue, j’entends refermer la porte. Mon coeur, mon foible coeur, tu succombes à tant d’agitations. Ah! cherche des forces pour supporter la félicité qui t’accable!
LETTRE LV.
A JULIE
O mourons, ma douce amie! mourons, la bien aimée de mon coeur! Que faire désormais d’une jeunesse insipide dont nous avons épuisé toutes les délices? Explique-moi, si tu le peux, ce que j’ai senti dans cette nuit inconcevable; donne-moi l’idée d’une vie ainsi passée, ou laisse-m’en quitter une qui n’a plus rien de ce que je viens d’éprouver avec toi. J’avois goûté le plaisir, & croyois concevoir le bonheur. Ah! je n’avois senti qu’un vain songe & n’imaginois que le bonheur d’un enfant! Mes sens abusoient mon ame grossiere; je ne cherchois qu’en eux le bien suprême, & j’ai trouvé que leurs plaisirs épuisés n’étoient que le commencement des miens. O chef-d’oeuvre unique de la nature! Divine Julie! possession délicieuse à laquelle tous les transports du plus ardent amour suffisent à peine! Non, ce ne sont point ces transports que je regrette le plus: ah! non, retire, s’il le faut, ces faveurs enivrantes pour lesquelles je donnerois mille vies; mais rends-moi tout ce qui n’étoit point elles, & les effaçoit mille fois. Rends-moi cette étroite union des ames, que tu m’avois annoncée & que tu m’as si bienfait goûter. Rends-moi cet abattement si doux rempli par les effusions de nos coeurs; rends-moi ce sommeil enchanteur trouvé sur ton sein; rends-moi ce réveil plus délicieux encore, & ces soupirs entrecoupés, & ces douces larmes, & ces baisers qu’une [173] voluptueuse langueur nous faisoit lentement savourer, & ces gémissemens si tendres, durant lesquels tu pressois sur ton coeur ce coeur fait pour s’unir à lui.
Dis-moi, Julie, toi qui d’après ta propre sensibilité sais si bien juger de celle d’autrui, crois-tu que ce que je sentois auparavant fût véritablement de l’amour? Mes sentimens, n’en doute pas, ont depuis hier changé de nature; ils ont pris je ne sais quoi de moins impétueux, mais de plus doux, de plus tendre & de plus charmant. Te souvient-il de cette heure entiere que nous passâmes à parler paisiblement de notre amour & de cet avenir obscur & redoutable, par qui le présent nous étoit encore plus sensible; de cette heure, hélas! trop courte, dont une légere empreinte de tristesse rendit les entretiens si touchans? J’étois tranquille, & pourtant j’étois près de toi; je t’adorois & ne désirois rien. Je n’imaginois pas même une autre félicité, que de sentir ainsi ton visage auprès du mien, ta respiration sur ma joue, & ton bras autour de mon cou. Quel calme dans tous mes sens! Quelle volupté pure, continue, universelle! Le charme de la jouissance étoit dans l’ame; il n’en sortoit plus; il duroit toujours. Quelle différence des fureurs de l’amour à une situation si paisible! C’est la premiere fois de mes jours que je l’ai éprouvée auprès de toi; & cependant, juge du changement étrange que j’éprouve; c’est de toutes les heures de ma vie, celle qui m’est la plus chére, & la seule que j’aurois voulu prolonger éternellement.* [*Femme trop facile, voulez-vous savoir si vous êtes aimée? examinez votre amant sortant de vos bras. O amour! Si je regrette l’âge où l’on te goûte, ce n’est pas pour l’heure de la jouissance; c’est pour l’heure qui la fuit.] Julie, dis-moi [174] donc si je ne t’aimois point auparavant, ou si maintenant je ne t’aime plus?
Si je ne t’aime plus? Quel doute! Ai-je donc cessé d’exister? & ma vie n’est-elle pas plus dans ton coeur que dans le mien? Je sens, je sens que tu m’es mille fois plus chére que jamais, & j’ai trouvé dans mon abattement de nouvelles forces pour te chérir plus tendrement encore. J’ai pris pour toi des sentimens plus paisibles, il est vrai, mais plus affectueux & de plus de différentes especes; sans s’affoiblir, ils se sont multipliés; les douceurs de l’amitié tempérerent les emportemens de l’amour, & j’imagine à peine quelque sorte d’attachement qui ne m’unisse pas à toi. O ma charmante maîtresse! ô mon épouse, ma soeur, ma douce amie! que j’aurai peu dit pour ce que je sens, après avoir épuisé tous les noms les plus chers au coeur de l’homme!
Il faut que je t’avoue un soupçon que j’ai conçu dans la honte & l’humiliation de moi-même; c’est que tu sais mieux aimer que moi. Oui, ma Julie, c’est bien toi qui fais ma vie & mon être; je t’adore bien de toutes les facultés de mon ame; mais la tienne est plus aimante, l’amour l’a plus profondément pénétrée; on le voit, on le sent; c’est lui qui anime tes grâces, qui regne dans tes discours, qui donne à tes yeux cette douceur pénétrante, à ta voix ces accens si touchants; c’est lui qui, par ta seule présence communique aux autres coeurs sans qu’ils s’en apperçoivent la tendre émotion du tien. Que je suis loin de cet état charmant [175] qui se suffit à lui-même! je veux jouir, & tu veux aimer; j’ai des transports & toi de la passion; tous mes emportemens ne valent pas ta délicieuse langueur, & le sentiment dont ton coeur se nourrit est la seule félicité suprême. Ce n’est que d’hier seulement que j’ai goûté cette volupté si pure. Tu m’as laissé quelque chose de ce charme inconcevable qui est en toi, & je crois qu’avec ta douce haleine tu m’inspirois une ame nouvelle. Hâte-toi, je t’en conjure, d’achever ton ouvrage. Prends de la mienne tout ce qui m’en reste, & mets tout-à-fait la tienne à la place. Non, beauté d’ange, ame céleste; il n’y a que des sentimens comme les tiens qui puissent honorer tes attraits. Toi seule es digne d’inspirer un parfait amour, toi seul es propre à le sentir. Ah! donne-moi ton coeur, ma Julie, pour t’aimer comme tu le mérites.
LETTRE LVI.
DE CLAIRE A JULIE
J’ai, ma chere cousine, à te donner un avis qui t’importe. Hier au soir ton ami eut avec Milord Edouard un démêlé qui peut devenir sérieux. Voici ce que m’en a dit M. d’Orbe, qui étoit présent, & qui, inquiet des suites de cette affaire est venu ce matin m’en rendre compte.
Ils avoient tous deux soupé chez Milord, & après une heure ou deux de musique ils se mirent à causer & boire du [176] punch. Ton ami n’en but qu’un seul verre mêlé d’eau; les deux autres ne furent pas si sobres, & quoique M. d’Orbe ne convienne pas de s’être enivré, je me réserve à lui en dire mon avis dans un autre tems. La conversation tomba naturellement sur ton compte; car tu n’ignores pas que Milord n’aime à parler que de toi. Ton ami, à qui ces confidences déplaisent, les reçut avec si peu d’aménité, qu’enfin Edouard échauffé de punch & piqué de cette sécheresse, osa dire en se plaignant de ta froideur, qu’elle n’étoit pas si générale qu’on pourroit croire, & que tel qui n’en disoit mot n’étoit pas si mal traité que lui. A l’instant ton ami dont tu connois la vivacité releva ce discours avec un emportement insultant qui lui attira un démenti, & ils sauterent à leurs épées. Bomston à demi ivre se donna en courant une entorse qui le força de s’asseoir. Sa jambe enfla sur le champ, & cela calma la querelle mieux que tous les soins que M. d’Orbe s’étoit donnés. Mais comme il étoit attentif à ce qui se passoit, il vit ton ami s’approcher, en sortant, de l’oreille de Milord Edouard, & il entendit qu’il lui disoit à demi-voix; sitôt que vous serez en état de sortir, faites-moi donner de vos nouvelles, ou j’aurai soin de m’en informer. N’en prenez pas la peine, lui dit Edouard avec un sourire moqueur, vous en saurez assez-tôt. Nous verrons, reprit froidement ton ami, & il sortit. M. d’Orbe en te remettant cette lettre t’expliquera le tout plus en détail. C’est à ta prudence à te suggérer des moyens d’étouffer cette fâcheuse affaire, ou à me prescrire de mon côté ce que je dois faire pour y contribuer. En [177] attendant le porteur est à tes ordres; il fera tout ce que tu lui commanderas, & tu peux compter sur le secret.
Tu te perds, ma chére, il faut que mon amitié te le dise. L’engagement où tu vis ne peut rester long-tems caché dans une petite ville comme celle-ci, & c’est un miracle de bonheur que, depuis plus de deux ans qu’il a commencé tu ne sois pas encore le sujet des discours publics. Tu le vas devenir si tu n’y prends garde; tu le serois déjà, si tu étois moins aimée; mais il y a une répugnance si générale à mal parler de toi, que c’est un mauvais moyen de se faire fête, & un très-sûr de se faire hair. Cependant tout a son terme; je tremble que celui du mystere ne soit venu pour ton amour, & il y a grande apparence que les soupçons de Milord Edouard lui viennent de quelques mauvais propos qu’il peut avoir entendus. Songes-y bien, ma chére enfant. Le Guet dit il y a quelque tems avoir vu sortir de chez toi ton ami à cinq heures du matin. Heureusement celui-ci sçut des premiers ce discours, il courut chez cet homme & trouva le secret de le faire taire; mais qu’est-ce qu’un pareil silence, sinon le moyen d’accréditer des bruits sourdement répandus? La défiance de ta mere augmente aussi de jour en jour; tu sais combien de fois elle te l’a fait entendre. Elle m’en a parlé à mon tour d’une maniere assez dure, & si elle ne craignait la violence de ton pere, il ne faut pas douter qu’elle ne lui en eût déjà parlé à lui-même; mais elle l’ose d’autant moins qu’il lui donnera toujours le principal tort d’une connoissance qui te vient d’elle.
Je ne puis trop le répéter; songe à toi, tandis qu’il [178] en est tems encore. Ecarte ton ami avant qu’on en parle; préviens des soupçons naissans que son absence fera surement tomber: car enfin, que peut-on croire qu’il fait ici? Peut-être dans six semaines, dans un mois, sera-t-il trop tard. Si le moindre mot venoit aux oreilles de ton pere, tremble de ce qui résulteroit de l’indignation d’un vieux militaire entêté de l’honneur de sa maison, & de la pétulance d’un jeune homme emporté qui ne sait rien endurer: mais il faut commencer par vider de maniere ou d’autre l’affaire de Milord Edouard; car tu ne ferois qu’irriter ton ami, & t’attirer un juste refus, si tu lui parlois d’éloignement avant qu’elle fût terminée.
LETTRE LVII.
DE JULIE
Mon ami, je me suis instruite avec soin de ce qui s’est passé entre vous & Milord Edouard. C’est sur l’exacte connoissance des faits que votre amie veut examiner avec vous comment vous devez vous conduire en cette occasion d’après les sentimens que vous professez, & dont je suppose que vous ne faites pas une vaine & fausse parade.
Je ne m’informe point si vous êtes versé dans l’art de l’escrime, ni si vous vous sentez en état de tenir tête à un homme qui a dans l’Europe la réputation de manier supérieurement les armes, & qui s’étant battu cinq ou six fois en [179] sa vie a toujours tué, blessé, ou désarmé son homme. Je comprends que dans le cas où vous êtes, on ne consulte pas son habileté mais son courage, & que la bonne maniere de se venger d’un brave qui vous insulte est de faire qu’il vous tue. Passons sur une maxime si judicieuse; vous me direz que votre honneur & le mien vous sont plus chers que la vie. Voilà donc le principe sur lequel il faut raisonner.
Commençons par ce qui vous regarde. Pourriez-vous jamais me dire en quoi vous êtes personnellement offensé dans un discours où c’est de moi seule qu’il s’agissoit? Si vous deviez en cette occasion prendre fait & cause pour moi, c’est ce que nous verrons tout à l’heure: en attendant, vous ne sauriez disconvenir que la querelle ne soit parfaitement étrangere à votre honneur particulier, à moins que vous ne preniez pour un affront le soupçon d’être aimé de moi. Vous avez été insulté, je l’avoue; mais après avoir commencé vous-même par une insulte atroce, & moi dont la famille est pleine de militaires, & qui ai tant oui débattre ces horribles questions, je n’ignore pas qu’un outrage en réponse à un autre ne l’efface point, & que le premier qu’on insulte demeure le seul offensé: c’est le même cas d’un combat imprévu, où l’agresseur est le seul criminel, & où celui qui tue ou blesse en se défendant n’est point coupable de meurtre.
Venons maintenant à moi; accordons que j’étois outragée par le discours de Milord Edouard, quoiqu’il ne fît que me rendre justice. Savez-vous ce que vous faites en me défendant avec tant de chaleur & d’indiscrétion? Vous aggravez son [180] outrage; vous prouvez qu’il avoit raison; vous sacrifiez mon honneur à un faux point-d’honneur; vous diffamez votre maîtresse pour gagner tout au plus la réputation d’un bon spadassin. Montrez-moi, de grâce, quel rapport il y a entre votre maniere de me justifier & ma justification réelle? Pensez-vous que prendre ma cause avec tant d’ardeur soit une grande preuve qu’il n’y a point de liaison entre nous, & qu’il suffise de faire voir que vous êtes brave, pour montrer que vous n’êtes pas mon amant? Soyez sûr que tous les propos de Milord Edouard me font moins de tort que votre conduite; c’est vous seul qui vous chargez par cet éclat de les publier & de les confirmer. Il pourra bien, quant à lui, éviter votre épée dans le combat; mais jamais ma réputation ni mes jours, peut-être, n’éviteront le coup mortel que vous leur portez.
Voilà des raisons trop solides pour que vous ayez rien, qui le puisse être, à y répliquer; mais vous combattrez, je le prévois, la raison par l’usage; vous me direz qu’il est des fatalités qui nous entraînent malgré nous; que dans quelque cas que ce soit, un démenti ne se souffre jamais; & que quand une affaire a pris un certain tour, on ne peut plus éviter de se battre ou de se déshonorer. Voyons encore.
Vous souvient-il d’une distinction que vous me fîtes autrefois dans une occasion importante, entre l’honneur réel & l’honneur apparent? Dans laquelle des deux classes mettrons-nous celui dont il s’agit aujourd’hui? Pour moi, je ne vois pas comment cela peut même faire une question. Qu’y a-t-il de commun entre la gloire d’égorger un homme [181] & le témoignage d’une ame droite, & quelle prise peut avoir la vaine opinion d’autrui sur l’honneur véritable dont toutes les racines sont au fond du coeur? Quoi! les vertus qu’on a réellement périssent-elles sous les mensonges d’un calomniateur? Les injures d’un homme ivre prouvent-elles qu’on les mérite, & l’honneur du sage seroit-il à la merci du premier brutal qu’il peut rencontrer? Me direz-vous qu’un duel témoigne qu’on a du coeur, & que cela suffit pour effacer la honte ou le reproche de tous les autres vices? Je vous demanderai quel honneur peut dicter une pareille décision, & quelle raison peut la justifier? A ce compte un fripon n’a qu’à se battre pour cesser d’être un fripon; les discours d’un menteur deviennent des vérités, sitôt qu’ils sont soutenus à la pointe de l’épée, & si l’on vous accusoit d’avoir tué un homme, vous en iriez tuer un second pour prouver que cela n’est pas vrai? Ainsi, vertu, vice, honneur, infamie, vérité, mensonge, tout peut tirer son être de l’événement d’un combat; une salle d’armes est le siege de toute justice; il n’y a d’autre droit que la force, d’autre raison que le meurtre; toute la réparation due à ceux qu’on outrage est de les tuer, & toute offense est également bien lavée dans le sang de l’offenseur ou de l’offensé? Dites, si les loups savoient raisonner, auroient-ils d’autres maximes? Jugez vous-mêmes par le cas où vous êtes si j’exagere leur absurdité. De quoi s’agit-il ici pour vous? D’un démenti reçu dans une occasion où vous mentiez en effet. Pensez-vous donc tuer la vérité avec celui que vous voulez punir de l’avoir dite? Songez-vous qu’en vous soumettant [182] au sort d’un duel vous appellez le Ciel en témoignage d’une fausseté, & que vous osez dire à l’arbitre des combats; viens soutenir la cause injuste, & faire triompher le mensonge? Ce blaspheme n’a-t-il rien qui vous épouvante? Cette absurdité n’a-t-elle rien qui vous révolte? Eh Dieu! quel est ce misérable honneur qui ne craint pas le vice mais le reproche, & qui ne vous permet pas d’endurer d’un autre un démenti reçu d’avance de votre propre coeur?
Vous qui voulez qu’on profite pour soi de ses lectures, profitez donc des vôtres, & cherchez si l’on vit un seul appel sur la terre quand elle étoit couverte de héros? Les plus vaillans hommes de l’antiquité songerent-ils jamais à venger leurs injures personnelles par des combats particuliers? César envoya-t-il un cartel à Caton, ou Pompée à César, pour tant d’affrons réciproques, & le plus grand Capitaine de la Grece fut-il déshonoré pour s’être laissé menacer du bâton? D’autres tems, d’autres moeurs, je le sais; mais n’y en a-t-il que de bonnes, & n’oseroit-on enquérir si les moeurs d’un tems sont celles qu’exige le solide honneur? Non, cet honneur n’est point variable, il ne dépend ni des tems ni des lieux ni des préjugés, il ne peut ni passer ni renaître, il a sa source éternelle dans le coeur de l’homme juste & dans la regle inaltérable de ses devoirs. Si les peuples les plus éclairés, les plus braves, les plus vertueux de la terre n’ont point connu le duel, je dis qu’il n’est pas une institution de l’honneur, mais une mode affreuse & barbare digne de sa féroce origine. Reste à savoir si, quand il s’agit de sa vie ou de celle d’autrui, l’honnête homme se regle sur la mode, & s’il n’y a pas alors [183] plus de vrai courage à la braver qu’à la suivre? Que feroit à votre avis, celui qui s’y veut asservir, dans les lieux où regne un usage contraire? A Messine ou à Naples, il iroit attendre son homme au coin d’une rue & le poignarder par derriere. Cela s’appelle être brave en ce pays-là, & l’honneur n’y consiste pas à se faire tuer par son ennemi, mais à le tuer lui-même.
Gardez-vous donc de confondre le nom sacré de l’honneur avec ce préjugé féroce qui m & toutes les vertus à la pointe d’une épée, & n’est propre qu’à faire de braves scélérats. Que cette méthode puisse fournir, si l’on veut un supplément à la probité, par-tout où la probité regne son supplément n’est-il pas inutile, & que penser de celui qui s’expose à la mort pour s’exempter d’être honnête homme? Ne voyez-vous pas que les crimes que la honte & l’honneur n’ont point empêchés, sont couverts & multipliés par la fausse honte & la crainte du blâme? C’est elle qui rend l’homme hypocrite & menteur; c’est elle qui lui fait verser le sang d’un ami pour un mot indiscret qu’il devroit oublier, pour un reproche mérité qu’il ne peut souffrir. C’est elle qui transforme en furie infernale une fille abusée & craintive. C’est elle, ô Dieu puissant! qui peut armer la main maternelle contre le tendre fruit... Je sens défaillir mon ame à cette idée horrible, & je rends grace au moins à celui qui sonde les coeurs d’avoir éloigné du mien cet honneur affreux qui n’inspire que des forfaits & fait frémir la nature.
Rentrez donc en vous-même & considérez s’il vous est permis d’attaquer de propos délibéré la vie d’un homme [184] & d’exposer la vôtre pour satisfaire une barbare & dangereuse fantaisie qui n’a nul fondement raisonnable, & si le triste souvenir du sang versé dans une pareille occasion peut cesser de crier vengeance au fond du coeur de celui qui l’a fait couler? Connoissez-vous aucun crime égal à l’homicide volontaire, & si la base de toutes les vertus est l’humanité, que penserons-nous de l’homme sanguinaire & dépravé qui l’ose attaquer dans la vie de son semblable? Souvenez-vous de ce que vous m’avez dit vous-même contre le service étranger; avez-vous oublié que le citoyen doit sa vie à la patrie & n’a pas le droit d’en disposer sans le congé des loix, à plus forte raison contre leur défense? O mon ami! si vous aimez sincérement la vertu, apprenez à la servir à sa mode, & non à la mode des hommes. Je veux qu’il en puisse résulter quelque inconvénient: Ce mot de vertu n’est-il donc pour vous qu’un vain nom, & ne serez-vous vertueux que quand il n’en coûtera rien de l’être?
Mais quels sont au fond ces inconvéniens? Les murmures des gens oisifs, des méchans, qui cherchent à s’amuser des malheurs d’autrui & voudroient avoir toujours quelque histoire nouvelle à raconter. Voilà vraiment un grand motif pour s’entr’égorger! si le philosophe & le sage se reglent dans les plus grandes affaires de la vie sur les discours insensés de la multitude, que sert tout cet appareil d’études, pour n’être au fond qu’un homme vulgaire? Vous n’osez donc sacrifier le ressentiment au devoir, à l’estime, à l’amitié, de peur qu’on ne vous accuse de craindre la mort? Pesez les choses, mon bon ami, & vous trouverez bien plus de [185] lâcheté dans la crainte de ce reproche, que dans celle de la mort même. Le fanfaron, le poltron veut à toute force passer pour brave.
Ma verace valor, ben che negletto,
è di se stesso a se freggio assai chiaro.*
[*Mais la véritable valeur n’a pas besoin du témoignage d’autrui & tire sa gloire d’elle-même]
Celui qui feint d’envisager la mort sans effroi, ment. Tout homme craint de mourir, c’est la grande loi des êtres sensibles, sans laquelle toute espece mortelle seroit bientôt détruite. Cette crainte est un simple mouvement de la nature, non-seulement indifférent, mais bon en lui-même & conforme à l’ordre. Tout ce qui la rend honteuse & blâmable, c’est qu’elle peut nous empêcher de bien faire & de remplir nos devoirs. Si la lâcheté n’étoit jamais un obstacle à la vertu, elle cesseroit d’être un vice. Quiconque est plus attaché à sa vie qu’à son devoir ne sauroit être solidement vertueux, j’en conviens. Mais expliquez-moi, vous qui vous piquez de raison, quelle espece de mérite on peut trouver à braver la mort pour commettre un crime?
Quand il seroit vrai qu’on se fait mépriser en refusant de se battre, quel mépris est le plus à craindre, celui des autres en faisant bien, ou le sien propre en faisant mal? Croyez-moi, celui qui s’estime véritablement lui-même est peu sensible à l’injustemé pris d’autrui, & ne craint que d’en être digne; car le bon & l’honnête ne dépendent point du jugement des hommes, mais de la nature des choses, & quand toute la terre approuveroit l’action que vous allez faire, [186] elle n’en seroit pas moins honteuse. Mais il est faux qu’à s’en abstenir par vertu l’on se fasse mépriser. L’homme droit dont toute la vie est sans tache & qui ne donna jamais aucun signe de lâcheté, refusera de souiller sa main d’un homicide & n’en sera que plus honoré. Toujours prêt à servir la patrie, à protéger le foible, à remplir les devoirs les plus dangereux, & à défendre en toute rencontre juste & honnête, ce qui lui est cher au prix de son sang, il m & dans ses démarches cette inébranlable fermeté qu’on n’a point sans le vrai courage. Dans la sécurité de sa conscience, il marche la tête levée, il ne fuit ni ne cherche son ennemi. On voit aisément qu’il craint moins de mourir que de mal faire, & qu’il redoute le crime & non le péril. Si les vils préjugés s’élevent un instant contre lui, tous les jours de son honorable vie sont autant de témoins qui les récusent, & dans une conduite si bien liée on juge d’une action sur toutes les autres.
Mais savez-vous ce qui rend cette modération si pénible à un homme ordinaire? C’est la difficulté de la soutenir dignement. C’est la nécessité de ne commettre ensuite aucune action blâmable. Car si la crainte de mal faire ne le retient pas dans ce dernier cas, pourquoi l’auroit-elle retenu dans l’autre où l’on peut supposer un motif plus naturel? On voit bien alors que ce refus ne vient pas de vertu, mais de lâcheté, & l’on se moque avec raison d’un scrupule qui ne vient que dans le péril. N’avez-vous point remarqué que les homme si ombrageux & si prompts à provoquer les autres sont, pour la plupart, de très-malhonnêtes gens qui, de peur qu’on n’ose leur montrer ouvertement le mépris qu’on a pour eux, s’efforcent [187] de couvrir de quelques affaires d’honneur l’infamie de leur vie entiere? Est-ce à vous d’imiter de tels hommes? Mettons encore à part les militaires de profession qui vendent leur sang à prix d’argent; qui, voulant conserver leur place, calculent par leur intérêt ce qu’ils doivent à leur honneur, & savent à un écu près ce que vaut leur vie. Mon ami, laissez battre tous ces gens là. Rien n’est moins honorable que cet honneur dont ils font si grand bruit; ce n’est qu’une mode insensée, une fausse imitation de vertu qui se pare des plus grands crimes. L’honneur d’un homme comme vous n’est point au pouvoir d’un autre, il est en lui-même & non dans l’opinion du peuple; il ne se défend ni par l’épée ni par le bouclier, mais par une vie integre & irréprochable, & ce combat vaut bien l’autre en fait de courage.
C’est par ces principes que vous devez concilier les éloges que j’ai donnés dans tous les tems à la véritable valeur avec le mépris que j’eus toujours pour les faux braves. J’aime les gens de coeur & ne puis souffrir les lâches; je romprois avec un amant poltron que la crainte feroit fuir le danger, & je pense comme toutes les femmes que le feu du courage anime celui de l’amour. Mais je veux que la valeur se montre dans les occasions légitimes, & qu’on ne se hâte pas d’en faire hors de propos une vaine parade, comme si l’on avoit peur de ne la pas retrouver au besoin. Tel fait un effort & se présente une fois pour avoir droit de se cacher le reste de sa vie. Le vrai courage a plus de constance & moins d’empressement; il est toujours ce qu’il doit être; il ne faut ni l’exciter ni le retenir; l’homme de bien le porte par-tout avec lui; au [188] combat contre l’ennemi; dans un cercle en faveur des absens & de la vérité; dans son lit contre les attaques de la douleur & de la mort. La force de l’ame qui l’inspire est d’usage dans tous les tems; elle met toujours la vertu au-dessus des événemens, & ne consiste pas à se battre, mais à ne rien craindre. Telle est, mon ami, la sorte de courage que j’ai souvent louée, & que j’aime à trouver en vous. Tout le reste n’est qu’étourderie, extravagance, férocité, c’est une lâcheté de s’y soumettre, & je ne méprise pas moins celui qui cherche un péril inutile, que celui qui fuit un péril qu’il doit affronter.
Je vous ai fait voir, si je ne me trompe, que dans votre démêlé avec Milord Edouard, votre honneur n’est point intéressé; que vous compromettez le mien en recourant à la voie des armes; que cette voie n’est ni juste, ni raisonnable, ni permise; qu’elle ne peut s’accorder avec les sentimens dont vous faites profession; qu’elle ne convient qu’à de malhonnêtes gens qui font servir la bravoure de supplément aux vertus qu’ils n’ont pas, ou aux Officiers qui ne se battent point par honneur mais par intérêt; qu’il y a plus de vrai courage à la dédaigner qu’à la prendre; que les inconvéniens auxquels on s’expose en la rejetant sont inséparables de la pratique des vrais devoirs & plus apparens que réels; qu’enfin les hommes les plus prompts à y recourir sont toujours ceux dont la probité est la plus suspecte. D’où je conclus que vous ne sauriez en cette occasion ni faire ni accepter un appel, sans renoncer en même tems à la raison, à la vertu, à l’honneur, & à moi. Retournez mes raisonnemens comme [189] il vous plaire, entassez de votre part sophisme sur sophisme; il se trouvera toujours qu’un homme de courage n’est point un lâche, & qu’un homme de bien ne peut être un homme sans honneur. Or je vous ai démontré, ce me semble, que l’homme de courage dédaigne le duel, & que l’homme de bien l’abhorre.
J’ai cru, mon ami, dans une matiere aussi grave, devoir faire parler la raison seule, & vous présenter les choses exactement telles qu’elles sont. Si j’avois voulu les peindre telles que je les vois, & faire parler le sentiment & l’humanité, J’aurois pris un langage fort différent. Vous savez que mon pere dans sa jeunesse eut le malheur de tuer un homme en duel; cet homme étoit son ami; ils se battirent à regret, l’insensé point-d’honneur les y contraignit. Le coup mortel qui priva l’un de la vie ôta pour jamais le repos à l’autre. Le triste remords n’a pu depuis ce tems sortir de son coeur; souvent dans la solitude on l’entend pleurer & gémir; il croit sentir encore le fer poussé par sa main cruelle entrer dans le coeur de son ami; il voit dans l’ombre de la nuit son corps pâle & sanglant; il contemple en frémissant la plaie mortelle; il voudroit étancher le sang qui coule; l’effroi le saisit, il s’écrie, ce cadavre affreux ne cesse de le poursuivre. Depuis cinq ans qu’il a perdu le cher soutien de son nom & l’espoir de sa famille, il s’en reproche la mort comme un juste châtiment du Ciel, qui vengea sur son fils unique le pere infortuné qu’il priva du sien.
Je vous l’avoue; tout cela joint à mon aversion naturelle pour la cruauté m’inspire une telle horreur des duels, que je [190] les regarde comme le dernier degré de brutalité où les hommes puissent parvenir. Celui qui va se battre de gaieté de coeur n’est àmes yeux qu’une bête féroce qui s’efforce d’en déchirer une autre, & s’il reste le moindre sentiment naturel dans leur ame, je trouve celui qui périt moins à plaindre que le vainqueur. Voyez ces hommes accoutumés au sang: ils ne bravent les remords qu’en étouffant la voix de la nature; ils deviennent par degrés cruels, insensibles; ils se jouent de la vie des autres, & la punition d’avoir pu manquer d’humanité est de la perdre enfin tout-à-fait. Que sont-ils dans cet état? Réponds, veux-tu leur devenir semblable? Non, tu n’es point fait pour cet odieux abrutissement; redoute le premier pas qui peut t’y conduire: ton ame est encore innocente & saine, ne commence pas à la dépraver au péril de ta vie par un effort sans vertu, un crime sans plaisir, une pointe-d’honneur sans raison.
Je ne t’ai rien dit de ta Julie; elle gagnera sans doute, à laisser parler ton coeur. Un mot, un seul mot, & je te livre à lui. Tu m’as honorée quelquefois du tendre nom d’épouse: peut-être en ce moment dois-je porter celui de mere. Veux-tu me laisser veuve avant qu’un noeud sacré nous unisse!
P.S. J’emploie dans cette lettre une autorité à laquelle jamais homme sage n’a résisté. Si vous refusez de vous y rendre, je n’ai plus rien à vous dire; mais pensez-y bien auparavant. Prenez huit jours de réflexion pour méditer sur cet important sujet. Ce n’est pas au nom de la raison que je vous demande ce délai, c’est au mien. [191] Souvenez-vous que j’use en cette occasion du droit que vous m’avez donné vous-même & qu’il s’étend au moins jusque-là.
LETTRE LVIII.
DE JULIE A Milord EDOUARD
Ce n’est point pour me plaindre de vous, Milord, que je vous écris: puisque vous m’outragez, il faut bien que j’aie avec vous des torts que j’ignore. Comment concevoir qu’un honnête homme voulût déshonorer sans sujet une famille estimable? Contentez donc votre vengeance, si vous la croyez légitime. Cette lettre vous donne un moyen facile de perdre une malheureuse fille qui ne se consolera jamais de vous avoir offensé, & qui met à votre discrétion l’honneur que vous voulez lui ôter. Oui, Milord, vos imputations étoient justes, j’ai un amant aimé; il est maître de mon coeur & de ma personne; la mort seule pourra briser un noeud si doux. Cet amant est celui même que vous honoriez de votre amitié; il en est digne, puisqu’il vous aime & qu’il est vertueux. Cependant il va périr de votre main; je sais qu’il faut du sang à l’honneur outragé; je sais que sa valeur même le perdra; je sais que dans un combat si peu redoutable pour vous, son intrépide coeur ira sans crainte chercher le coup mortel. J’ai voulu retenir ce zele inconsidéré; j’ai fait parler la raison. Hélas! en écrivant ma lettre j’en sentois [192] l’inutilité, & quelque respect que je porte à ses vertus, je n’en attends point de lui d’assez sublimes pour le détacher d’un faux point-d’honneur. Jouissez d’avance du plaisir que vous aurez de percer le sein de votre ami: mais sachez, homme barbare, qu’au moins vous n’aurez pas celui de jouir de mes larmes & de contempler mon désespoir. Non, j’en jure par l’amour qui gémit au fond de mon coeur; soyez témoin d’un serment qui ne sera point vain; je ne survivrai pas d’un jour à celui pour qui je respire, & vous aurez la gloire de mettre au tombeau d’un seul coup deux amans infortunés, qui n’eurent point envers vous de tort volontaire, & qui se plaisoient à vous honorer.
On dit, Milord, que vous avez l’ame belle & le coeur sensible. S’ils vous laissent goûter en paix une vengeance que je ne puis comprendre & la douceur de faire des malheureux, puissent-ils quand je ne serai plus, vous inspirer quelques soins pour un pere & une mere inconsolables, que la perte du seul enfant qui leur reste va livrer à d’éternel les douleurs.
LETTRE LIX.
DE M. D’ORBE A JULIE
Je me hâte, Mademoiselle, selon vos ordres, de vous rendre compte de la commission dont vous m’avez chargé. Je viens de chez Milord Edouard que j’ai trouvé souffrant encore de son entorse, & ne pouvant marcher dans sa chambre qu’à l’aide d’un bâton. Je lui ai remis votre lettre qu’il a ouverte avec empressement; il m’a paru ému en la lisant: il a rêvé quelque tems, puis il l’a relue une seconde fois avec une agitation plus sensible. Voici ce qu’il m’a dit en la finissant. Vous savez, Monsieur, que les affaires d’honneur ont leurs regles dont on ne peut se départir: vous avez vu ce qui s’est passé dans celle-ci; il faut qu’elle soit vuidée régulierement. Prenez deux amis, & donnez-vous la peine de revenir ici demain matin avec eux; vous saurez alors ma résolution. Je lui ai représenté que l’affaire s’étant passée entre nous, il seroit mieux qu’elle se terminât de même. Je sais ce qui convient, m’a-t-il dit brusquement, & ferai ce qu’il faut. Amenez vos deux amis, ou je n’ai plus rien à vous dire. Je suis sorti là-dessus, cherchant inutilement dans ma tête quel peut être son bizarre dessein; quoi qu’il en soit j’aurai l’honneur de vous voir ce soir, & j’exécuterai demain ce que vous me prescrirez. Si vous trouvez à propos que j’aille au rendez-vous avec mon cortége, je le composerai de gens dont je sois sûr à tout événement.
LETTRE LX.
A JULIE
Calme tes larmes, tendre & chére Julie, & sur le récit de ce qui vient de se passer, connois, & partage les sentimens que j’éprouve.
J’étois si rempli d’indignation quand je reçus ta lettre, qu’à peine pus-je la lire avec l’attention qu’elle méritoit. J’avois beau ne la pouvoir réfuter; l’aveugle colere étoit la plus forte. Tu peux avoir raison, disois-je en moi-même, mais ne me parle jamais de te laisser avilir. Dussé-je te perdre & mourir coupable, je ne souffrirai point qu’on manque au respect qui t’est dû, & tant qu’il me restera un souffle de vie, tu seras honorée de tout ce qui t’approche comme tu l’es de mon coeur. Je ne balançai pas pourtant sur les huit jours que tu me demandois; l’accident de Milord Edouard & mon voeu d’obéissance concouroient à rendre ce délai nécessaire. Résolu, selon tes ordres, d’employer cet intervalle à méditer sur le sujet de ta lettre, je m’occupois sans cesse à la relire & à y réfléchir, non pour changer de sentiment, mais pour justifier le mien.
J’avois repris ce matin cette lettre trop sage & trop judicieuse à mon gré, & je la relisois avec inquiétude, quand on a frappé à la porte de ma chambre. Un moment après j’ai vu entrer Milord Edouard sans épée, appuyé sur une canne; trois personnes le suivoient, parmi lesquelles j’ai [195] reconnu M. d’Orbe. Surpris de cette visite imprévue, j’attendois en silence ce qu’elle devoit produire, quand Edouard m’a prié de lui donner un moment d’audience, & de le laisser agir & parler sans l’interrompre. Je vous en demande, a-t-il dit, votre parole; la présence de ces Messieurs, qui sont de vos amis, doit vous répondre que vous ne l’engagez pas indiscretement. Je l’ai promis sans balancer; à peine avois-je achevé que j’ai vu avec l’étonnement que tu peux concevoir, Milord Edouard à genoux devant moi. Surpris d’une si étrange attitude, j’ai voulu sur le champ le relever; mais après m’avoir rappellé ma promesse, il m’a parlé dans ces termes. "Je viens, Monsieur, rétracter hautement les discours injurieux que l’ivresse m’a fait tenir en votre présence: leur injustice les rend plus offensans pour moi que pour vous & je m’en dois l’authentique désaveu. Je me soumets à toute la punition que vous voudrez m’imposer, & je ne croirai mon honneur rétabli que quand ma faute sera réparée. A quelque prix que ce soit, accordez-moi le pardon que je vous demande, & me rendez votre amitié." Milord, lui ai-je dit aussitôt, je reconnois maintenant votre ame grande & généreuse; & je sais bien distinguer en vous les discours que le coeur dicte de ceux que vous tenez quand vous n’êtes pas à vous-même; qu’ils soient à jamais oubliés. A l’instant, je l’ai soutenu en se relevant, & nous nous sommes embrassés. Après cela Milord se tournant vers les spectateurs, leur a dit;Messieurs, je vous remercie de votre complaisance. De braves gens comme vous, a-t-il ajouté d’un air fier & d’un ton animé,sentent, que celui qui répare ainsi ses torts, n’en [196]sait endurer de personne. Vous pouvez publier ce que vous avez vu. Ensuite il nous a tous quatre invités à souper pour ce soir, & ces Messieurs sont sortis.
A peine avons-nous été seuls qu’il est venu m’embrasser d’une maniere plus tendre & plus amicale; puis me prenant la main & s’asseyant à côté de moi; heureux mortel, s’est-il écrié, jouissez d’un bonheur dont vous êtes digne. Le coeur de Julie est à vous; puissiez-vous tous deux... Que dites-vous, Milord? ai-je interrompu; perdez-vous le sens? Non, m’a-t-il dit en souriant, mais peu s’en est falu que je ne le perdisse, & c’en étoit fait de moi peut-être si celle qui m’ôtoit la raison ne me l’eût rendue. Alors il m’a remis une lettre que j’ai été surpris de voir écrite d’une main qui n’en écrivit jamais à d’autre homme* [*Il en faut, je pense, excepter son pere.] qu’à moi. Quels mouvemens j’ai sentis à sa lecture! Je voyois une amante incomparable vouloir se perdre pour me sauver, & je reconnoissois Julie. Mais quand je suis parvenu à cet endroit où elle jure de ne pas survivre au plus fortuné des hommes, j’ai frémi des dangers que j’avois courus, j’ai murmuré d’être trop aimé, & mes terreurs m’ont fait sentir que tu n’es qu’une mortelle. Ah! rends-moi le courage dont tu me prives; j’en avois pour braver la mort qui ne menaçoit que moi seul, je n’en ai point pour mourir tout entier.
Tandis que mon ame se livroit à ces réflexions ameres, Edouard me tenoit des discours auxquels j’ai donné d’abord peu d’attention; cependant il me l’a rendue à force de me parler de toi; car ce qu’il m’en disoit plaisoit à mon coeur & [197] n’excitoit plus ma jalousie. Il m’a paru pénétré de regret d’avoir troublé nos feux & ton repos; tu es ce qu’il honore le plus au monde, & n’osant te porter les excuses qu’il m’a faites, il m’a prié de les recevoir en ton nom & de te les faire agréer. Je vous ai regardé, m’a-t-il dit, comme son représentant, & n’ai pu trop m’humilier devant ce qu’elle aime, ne pouvant sans la compromettre m’adresser à sa personne ni même la nommer. Il avoue avoir conçu pour toi les sentimens dont on ne peut se défendre en te voyant avec trop de soin; mais c’étoit une tendre admiration plutôt que de l’amour. Ils ne lui ont jamais inspiré ni prétention ni espoir; il les a tous sacrifiés aux nôtres à l’instant qu’ils lui ont été connus, & le mauvais propos qui lui est échappé étoit l’effet du punch & non de la jalousie. Il traite l’amour en Philosophe qui croit son ame au-dessus des passions: pour moi, je suis trompé s’il n’en a déjà ressenti quelqu’une qui ne permet plus à d’autres de germer profondément. Il prend l’épuisement du coeur pour l’effort de la raison, & je sais bien qu’aimer Julie & renoncer à elle n’est pas une vertu d’homme.
Il a désiré de savoir en détail l’histoire de nos amours, & les causes qui s’opposent au bonheur de ton ami; j’ai cru qu’a près ta lettre une demi-confidence étoit dangereuse & hors de propos; je l’ai faite entiere, & il m’a écouté avec une attention qui m’attestait sa sincérité. J’ai vu plus d’une fois ses yeux humides & son ame attendrie; je remarquois sur-tout l’impression puissante que tous les triomphes de la vertu faisoient sur son ame, & je crois avoir acquis à Claude Anet un nouveau protecteur qui ne sera pas moins zelé que ton [198] pere. Il n’y a, m’a-t-il dit, ni incidens ni aventures dans ce que vous m’avez raconté, & les catastrophes d’un Roman m’attacheroient beaucoup moins; tant les sentimens suppléent aux situations, & les procédés honnêtes aux actions éclatantes. Vos deux ames sont si extra ordinaires qu’on n’en peut juger sur les regles communes; le bonheur n’est pour vous ni sur la même route ni de la même espece que celui des autres hommes: ils ne cherchent que la puissance & les regards d’autrui; il ne vous faut que la tendresse & la paix. Il s’est joint à votre amour une émulation de vertu qui vous éleve, & vous vaudriez moins l’un & l’autre si vous ne vous étiez point aimés. L’amour passera, ose-t-il ajouter (pardonnons-lui ce blasphéme prononcé dans l’ignorance de son coeur). L’amour passera, dit-il, & les vertus resteront. Ah! puissent-elles durer autant que lui, ma Julie! le Ciel n’en demandera pas davantage.
Enfin je vois que la dureté philosophique & nationale n’altere point dans cet honnête Anglois l’humanité naturelle, & qu’il s’intéresse véritablement à nos peines. Si le crédit & la richesse nous pouvoient être utiles, je crois que nous aurions lieu de compter sur lui. Mais hélas! de quoi servent la puissance & l’argent pour rendre les coeurs heureux?
Cet entretien, durant lequel nous ne comptions pas les heures, nous a menés jusqu’à celle du dîné; j’ai fait apporter un poulet, & après le dîner nous avons continué de causer. Il m’a parlé de sa démarche de ce matin, & je n’ai pu m’empêcher de témoigner quelque surprise d’un procédé si authentique & si peu mesuré: mais, outre la raison qu’il m’en [199] avoit déjà donnée, il a ajouté qu’une demi-satisfaction étoit indigne d’un homme de courage; qu’il la faloit complete ou nulle; de peur qu’on ne s’avilît sans rien réparer, & qu’on ne fît attribuer à la crainte une démarche faite à contre-coeur & de mauvaise grâce. D’ailleurs, a-t-il ajouté, ma réputation est faite; je puis être juste sans soupçon de lâcheté; mais vous qui êtes jeune & débutez dans le monde, il faut que vous sortiez si net de la premiere affaire, qu’elle ne tente personne de vous en susciter une seconde. Tout est plein de ces poltrons adroits qui cherchent, comme on dit, à tâter leur homme, c’est-à-dire à découvrir quelqu’un qui soit encore plus poltron qu’eux, & aux dépens duquel ils puissent se faire valoir. Je veux éviter à un homme d’honneur comme vous la nécessité de châtier sans gloire un de ces gens là, & j’aime mieux, s’il sont besoin de leçon qu’ils la reçoivent de moi que de vous; car une affaire de plus n’ôte rien à celui qui en a déjà eu plusieurs: Mais en avoir une est toujours une sorte de tache, & l’amant de Julie en doit être exempt.
Voilà l’abrégé de ma longue conversation avec Milord Edouard. J’ai cru nécessaire de t’en rendre compte afin que tu me prescrives la maniere dont je dois me comporter avec lui.
Maintenant que tu dois être tranquillisée, chasse je t’en conjure, les idées funestes qui t’occupent depuis quelques jours. Songe aux ménagemens qu’exige l’incertitude de ton état actuel. Oh si bientôt tu pouvois tripler mon être! Si bientôt un gage adoré... espoir déjà trop déçu viendrois-tu m’abuser encore?... ô désirs! ô crainte! ô perplexités! Charmante [200] amie de mon coeur! vivons pour nous aimer, & que le Ciel dispose du reste.
P.S. J’oubliois de te dire que Milord m’a remis ta lettre, & que je n’ai point fait difficulté de la recevoir, ne jugeant pas qu’un pareil dépôt doive rester entre les moins d’un tiers. Je te la rendrai à notre premiere entrevue; car quant à moi, je n’en ai plus à faire. Elle est trop bien écrite au fond de mon coeur pour que jamais j’aie besoin de la relire.
LETTRE LXI.
DE JULIE
Amene demain Milord Edouard, que je me jette à ses pieds comme il s’est mis aux tiens. Quelle grandeur! quelle générosité! O que nous sommes petits devant lui! Conserve ce précieux ami comme la prunelle de ton oeil. Peut-être vaudroit-il moins s’il étoit plus tempérant; jamais homme sans défauts eut-il de grandes vertus?
Mille angoisses de toutes especes m’avoient jettée dans l’abattement; ta lettre est venue ranimer mon courage éteint. En dissipant mes terreurs elle m’a rendu mes peines plus supportables. Je me sens maintenant assez de force pour souffrir. Tu vis, tu m’aimes, ton sang, le sang de ton ami n’ont point été répandus & ton honneur est en sûreté: je ne suis donc pas tout-à-fait misérable.
[201] Ne manque pas au rendez-vous de demain. Jamais je n’eus si grand besoin de te voir, ni si peu d’espoir de te voir long-tems. Adieu, mon cher & unique ami. Tu n’as pas bien dit, ce me semble; vivons pour nous aimer. Ah! il faloit dire; aimons-nous pour vivre.
LETTRE LXII.
DE CLAIRE A JULIE
Faudra-t-il toujours, aimable Cousine, ne remplir envers toi que les plus tristes devoirs de l’amitié? Faudra-t-il toujours dans l’amertume de mon coeur affliger le tien par de cruels avis? Hélas! tous nos sentimens nous sont communs, tu le sais bien & je ne saurois t’annoncer de nouvelles peines que je ne les aie déjà senties. Que ne puis-je te cacher ton infortune sans l’augmenter! ou que la tendre amitié n’a-t-elle autant de charmes que l’amour! Ah! que j’effacerois promptement tous les chagrins que je te donne!
Hier après le concert, ta mere en s’en retournant ayant accepté le bras de ton ami, & toi celui de M. d’Orbe, nos deux peres resterent avec Milord à parler de politique; sujet dont je suis si excédée que l’ennui me chassa dans ma chambre. Une demi-heure après j’entendis nommer ton ami plusieurs fois avec assez de véhémence: je connus que la conversation avoit changé d’objet & je prêtai l’oreille. Je jugeai par la suite du discours qu’Edouard avoit osé proposer [202] ton mariage avec ton ami, qu’il appelloit hautement le sien, & auquel il offroit de faire en cette qualité un établissement convenable. Ton pere avoit rejetté avec mépris cette proposition, & c’étoit là-dessus que les propos commençoient à s’échauffer. Sachez, lui disoit Milord, malgré vos préjugés, qu’il est de tous les hommes le plus digne d’elle, & peut-être le plus propre à la rendre heureuse. Tous les dons qui ne dépendent pas des hommes il les a reçus de la nature, & il y a ajouté tous les talens qui ont dépendu de lui. Il est jeune, grand, bien fait, robuste, adroit; il a de l’éducation, du sens, des moeurs, du courage; il a l’esprit orné, l’ame saine, que lui manque-t-il donc pour mériter votre aveu? La fortune? Il l’aura. Le tiers de mon bien suffit pour en faire le plus riche particulier du pays de Vaud, j’en donnerai s’il le faut jusqu’à la moitié. La noblesse? Vaine prérogative dans un pays où elle est plus nuisible qu’utile. Mais il l’a encore, n’endoutez pas, non point écrite d’encre en de vieux parchemins, mais gravée au fond de son coeur en caracteres ineffaçables. En un mot si vous préférez la raison au préjugé, & si vous aimez mieux votre fille que vos titres, c’est à lui que vous la donnerez.
Là-dessus ton pere s’emporta vivement. Il traita la proposition d’absurde & de ridicule. Quoi! Milord, dit-il, un homme d’honneur comme vous peut-il seulement penser que le dernier rejetton d’une famille illustre aille éteindre ou dégrader son nom dans celui d’un Quidam sans asyle, & réduit à vivre d’aumônes?... -Arrêtez, interrompit Edouard, [203] vous parlez de mon ami, songez que je prends pour moi tous les outrages qui lui sont faits en ma présence, & que les noms injurieux à un homme d’honneur le sont encore plus à celui qui les prononce. De tels quidams sont plus respectables que tous les Houbereaux de l’Europe, & je vous défie de trouver aucun moyen plus honorable d’aller à la fortune que les hommages de l’estime & les dons de l’amitié. Si le gendre que je vous propose ne compte point, comme vous, une longue suite d’ayeux toujours incertains, il sera le fondement & l’honneur de sa maison comme votre premier ancêtre le fut de la vôtre. Vous seriez-vous donc tenu pour déshonoré par l’alliance du chef de votre famille, & ce mépris ne rejailliroit-il pas sur vous-même? Combien de grands noms retomberoient dans l’oubli si l’on ne tenoit compte que de ceux qui ont commencé par un homme estimable! Jugeons du passé par le présent; sur deux ou trois citoyens qui s’illustrent par des moyens honnêtes, mille coquins annoblissent tous les jours leur famille; & que prouvera cette noblesse dont leurs descendans seront si fiers, sinon les vols & l’infamie de leur ancêtre?* [*Les lettres de noblesse sont rares en ce siecle, & même elles y ont été illustrées au moins une fois. Mais quant à la noblesse qui s’acquiert à prix d’argent & qu’on achete avec des charges, tout ce que j’y vois de plus honorable est le privilégie de n’être pas pendu.] On voit, je l’avoue, beaucoup de malhonnêtes gens parmi les roturiers; mais il y a toujours vingt à parier contre un, qu’un gentilhomme descend d’un fripon. Laissons, si vous voulez l’origine à part, & pesons le mérite & les services. Vous avez porté [204] les armes chez un Prince étranger, son pere les a portées gratuitement pour la patrie. Si vous avez bien servi, vous avez été bien payé, & quelque honneur que vous ayez acquis à la guerre, cent roturiers en ont acquis encore plus que vous.
De quoi s’honore donc, continua Milord Edouard, cette noblesse dont vous êtes si fier? Que fait-elle pour la gloire de la patrie ou le bonheur du genre humain? Mortelle ennemie des loix & de la liberté qu’a-t-elle jamais produit dans la plupart des pays où elle brille, si ce n’est la force de la tyrannie & l’oppression des peuples? Osez-vous dans une République vous honorer d’un état destructeur des vertus & de l’humanité? d’un état où l’on se vante de l’esclavage, & où l’on rougit d’être homme? Lisez les annales de votre patrie: en quoi votre ordre a-t-il bien mérité d’elle? quels nobles comptez-vous parmi ses libérateurs? LesFurst, les Tell, les Stouffacher, étoient-ils gentilshommes? Quelle est donc cette gloire insensée dont vous faites tant de bruit? Celle de servir un homme & d’être à charge à l’Etat.
Conçois, ma chere, ce que je souffrois de voir cet honnête-homme nuire ainsi par une âpreté déplacée aux intérêts de l’ami qu’il vouloit servir. En effet, ton pere irrité par tant d’invectives piquantes quoique générales, se mit à les repousser par des personnalités. Il dit nettement à Milord Edouard que jamais homme de sa condition n’avoit tenu les propos qui venoient de lui échapper. Ne plaidez point inutilement la cause d’autrui, ajouta-t-il d’un ton brusque; [205] tout grand seigneur que vous êtes, je doute que vous puissiez bien défendre la vôtre sur le sujet en question. Vous demandez ma fille pour votre ami prétendu sans savoir si vous-même seriez bon pour elle, & je connois assez la noblesse d’Angleterre pour avoir sur vos discours une médiocre opinion de la vôtre.
Pardieu! dit Milord, quoi que vous pensiez de moi, je serois bien fâché de n’avoir d’autre preuve de mon mérite que celui d’un homme mort depuis cinq cens ans. Si vous connoissez la noblessed’Angleterre, vous savez qu’elle est la plus éclair, la mieux instruite, la plus sage & la plus brave de l’Europe: avec cela, je n’ai pas besoin de chercher si elle est la plus antique; car quand on parle de ce qu’elle est, il n’est pas question de ce qu’elle fut. Nous ne sommes point, il est vrai, les esclaves du Prince mais ses amis; ni les tyrans du peuple, mais ses chefs. Garants de la liberté, soutiens de la patrie & appuis du trône, nous formons un invincible équilibre entre le peuple & le Roi. Notre premier devoir est envers la nation; le second, envers celui qui la gouverne: ce n’est pas sa volonté mais son droit que nous consultons. Ministres suprêmes des loix dans la chambre des Pairs, quelquefois même législateurs, nous rendons également justice au peuple & au Roi, & nous ne souffrons point que personne dise, Dieu & mon épée, mais seulement, Dieu & mon droit.
Voilà, Monsieur, continua-t-il, quelle est cette noblesse respectable, ancienne autant qu’aucune autre, mais plus fiere de son mérite que de ses ancêtres, & dont vous parlez sans [206] la connoître. Je ne suis point le dernier en rang dans cet ordre illustre, & crois, malgré vos prétentions vous valoir à tous égards. J’ai une soeur à marier; elle est noble, jeune, aimable, riche; elle ne cede à Julie que par les qualités que vous comptez pour rien. Si quiconque a senti les charmes de votre fille pouvoit tourner ailleurs ses yeux & son coeur, quel honneur je me ferois d’accepter avec rien pour mon beau-frere, celui que je vous propose pour gendre avec la moitié de mon bien!
Je connus à la réplique de ton pere que cette conversation ne faisoit que l’aigrir, & quoique pénétrée d’admiration pour la générosité de Milord Edouard, je sentis qu’un homme aussi peu liant que lui n’étoit propre qu’à ruiner à jamais la négociation qu’il avoit entreprise. Je me hâtai donc de rentrer avant que les choses allassent plus loin. Mon retour fit rompre cet entretien, & l’on se sépara le moment d’après assez froidement. Quant à mon pere, je trouvai qu’il se comportoit très-bien dans ce démêlé. Il appuya d’abord avec intérêt la proposition, mais voyant que ton pere n’y vouloit point entendre, & que la dispute commençoit à s’animer, il se retourna comme de raison du parti de son beau-frere, & en interrompant à propos l’un & l’autre par des discours modérés, il les retint tous deux dans des bornes dont ils seroient vraisemblablement sortis s’ils fussent restés tête-à-tête. Après leur départ, il me fit confidence de ce qui venoit de se passer, & comme je prévis où il en alloit venir, je me hâtai de lui dire que les choses étant en cet état, il ne convenoit plus que la personne en question te vît [207] si souvent ici, & qu’il ne conviendroit pas même qu’il y vînt du tout, si ce n’étoit faire une espece d’affront à M. d’Orbe dont il étoit l’ami; mais que je le prierois de l’amener plus rarement ainsi que Milord Edouard. C’est, ma chére, tout ce que j’ai pu faire de mieux pour ne leur pas fermer tout-à-fait ma porte.
Ce n’est pas tout. La crise où je te vois me force à revenir sur mes avis précédens. L’affaire de Milord Edouard & de ton ami a fait par la ville tout l’éclat auquel on devoit s’attendre. Quoique M. d’Orbe ait gardé le secret sur le fond de la querelle, trop d’indices le décelent pour qu’il puisse rester caché. On soupçonne, on conjecture, on te nomme; le rapport du Guet n’est pas si bien étouffé qu’on ne s’en souvienne, & tu n’ignores pas qu’aux yeux du public la vérité soupçonnée est bien près de l’évidence. Tout ce que je puis te dire pour ta consolation c’est qu’en général on approuve ton choix, & qu’on verroit avec plaisir l’union d’un si charmant couple; ce qui me confirme que ton ami s’est bien comporté dans ce pays & n’y est guere moins aimé que toi. Mais que fait la voix publique à ton inflexible pere? Tous ces bruits lui sont parvenus ou lui vont parvenir, & je frémis de l’effet qu’ils peuvent produire, si tu ne te hâtes de prévenir sa colere. Tu dois t’attendre de sa part à une explication terrible pour toi-même, & peut-être à pis encore pour ton ami: non que je pense qu’il veuille à son âge se mesurer avec un jeune homme qu’il ne croit pas digne de son épée; mais le pouvoir qu’il a dans la ville lui fourniroit, s’il le vouloit, mille moyens de lui faire un mauvais [208] parti, & il est à craindre que sa fureur ne lui en inspire la volonté.
Je t’en conjure à genoux, ma douce amie, songe aux dangers qui t’environnent, & dont le risque augmente à chaque instant. Un bonheur inoui t’a préservée jusqu’à présent au milieu de tout cela; tandis qu’il en est tems encore, mets le sceau de la prudence au mystere de tes amours, & ne pousse pas à bout la fortune, de peur qu’elle n’enveloppe dans tes malheurs celui qui les aura causés. Crois-moi, mon ange, l’avenir est incertain; mille événemens peuvent, avec le tems, offrir des ressources inespérées; mais quant à présent, je te l’ai dit & le répete plus fortement; éloigne ton ami, ou tu es perdue.
LETTRE LXIII.
DE JULIE A CLAIRE
Tout ce que tu avois prévu, ma chere, est arrivé. Hier une heure après notre retour, mon pere entra dans la chambre de ma mere, les yeux étincelants, le visage enflammé, dans un état en un mot où je ne l’avois jamais vu. Je compris d’abord qu’il venoit d’avoir querelle ou qu’il alloit la chercher, & ma conscience agitée me fit trembler d’avance.
Il commença par apostropher vivement, mais en général, les meres de famille qui appellent indiscretement chez elles des jeunes gens sans état & sans nom, dont le commerce [209] n’attire que honte & déshonneur à celles qui les écoutent. Ensuite voyant que cela ne suffisait pas pour arracher quelque réponse d’une femme intimidée, il cita sans ménagement en exemple ce qui s’étoit passé dans notre maison, depuis qu’on y avoit introduit un prétendu bel-esprit, un diseur de riens, plus propre à corrompre une fille sage qu’à lui donner aucune bonne instruction. Ma mere, qui vit qu’elle gagneroit peu de chose à se taire, l’arrêta sur ce mot de corruption, & lui demanda ce qu’il trouvoit dans la conduite ou dans la réputation de l’honnête homme dont il parloit, qui pût autoriser de pareils soupçons. Je n’ai pas cru, ajouta-t-elle, que l’esprit & le mérite fussent des titres d’exclusion dans la société. A qui donc faudra-t-il ouvrir votre maison si les talens & les moeurs n’en obtiennent pas l’entrée? A des gens sortables, Madame, reprit-il en colere, qui puissent réparer l’honneur d’une fille quand ils l’ont offensé. Non, dit-elle, mais à des gens de bien qui ne l’offensent point. Apprenez, dit-il, que c’est offenser l’honneur d’une maison que d’oser en solliciter l’alliance sans titres pour l’obtenir. Loin de voir en cela, dit ma mere, une offense, je n’y vois, au contraire, qu’un témoignage d’estime. D’ailleurs, je ne sache point que celui contre qui vous vous emportez ait rien fait de semblable à votre égard. Il l’a fait, Madame, & fera pis encore si je n’y mets ordre; mais je veillerai, n’en doutez pas, aux soins que vous remplissez si mal.
Alors commença une dangereuse altercation qui m’apprit que les bruits de ville dont tu parles étoient ignorés de mes parens, mais durant laquelle ton indigne cousine eût voulu [210] être à cent pieds sous terre. Imagine-toi la meilleure & la plus abusée des meres faisant l’éloge de sa coupable fille, & la louant, hélas! de toutes les vertus qu’elle a perdues, dans les termes les plus honorables, ou pour mieux dire, les plus humilians. Figure-toi un pere irrité prodigue d’expressions offensantes, & qui dans tout son emportement n’en laisse pas échapper une qui marque le moindre doute sur la sagesse de celle que le remords déchire & que la honte écrase en sa présence. O quel incroyable tourment d’une conscience avilie, de se reprocher des crimes que la colere &l’indignation ne pourroient soupçonner! Quel poids accablant & insupportable que celui d’une fausse louange, & d’une estime que le coeur rejette en secret! Je m’en sentois tellement oppressée, que pour me délivrer d’un si cruel supplice j’étois prête à tout avouer, si mon pere m’en eût laissé le tems; mais l’impétuosité de son emportement lui faisoit redire cent fois les mêmes choses, & changer à chaque instant de sujet. Il remarqua ma contenance basse, éperdue, humiliée, indice de mes remords. S’il n’en tira pas la conséquence de ma faute, il en tira celle de mon amour; & pour m’en faire plus de honte, il en outragea l’objet en des termes si odieux & si méprisans, que je ne pus, malgré tous mes efforts, le laisser poursuivre sans l’interrompre.
Je ne sais, ma chére, où je trouvai tant de hardiesse, & quel moment d’égarement me fit oublier ainsi le devoir & la modestie; mais si j’osai sortir un instant d’un silence respectueux, j’en portai, comme tu vas voir, assez rudement [Tableau-2-5] [211] la peine. Au nom du Ciel, lui dis-je, daignez vous appaiser; jamais un homme digne de tant d’injures ne sera dangereux pour moi. A l’instant, mon pere qui crut sentir un reproche à travers ces mots, & dont la fureur n’attendoit qu’un prétexte, s’élança sur ta pauvre amie: pour la premiere fois de ma vie, je reçus un soufflet qui ne fut pas le seul; & se livrant à son transport avec une violence égale à celle qu’il lui avoit coûté, il me maltraita sans ménagement, quoique ma mere se fût jetée entre deux, m’eût couverte de son corps, & eût reçu quelques-uns des coups qui m’étoient portés. En reculant pour les éviter je fis un faux pas, je tombai, & mon visage alla donner contre le pied d’une table qui me fit saigner.
Ici finit le triomphe de la colere, & commença celui de la nature. Ma chute, mon sang, mes larmes, celles de ma mere l’émurent. Il me releva avec un air d’inquiétude & d’empressement, & m’ayant assise sur une chaise, ils rechercherent tous deux avec soin si je n’étois point blessée. Je n’avois qu’une légere contusion au front, & ne saignois que du nez. Cependant, je vis au changement d’air & de voix de mon pere, qu’il étoit mécontent de ce qu’il venoit de faire. Il ne revint point à moi par des caresses, la dignité paternelle ne souffroit pas un changement si brusque, mais il revint à ma mere avec de tendres excuses, & je voyois bien, aux regards qu’il jettoit furtivement sur moi, que la moitié de tout cela m’étoit indirectement adressée. Non, ma chére, il n’y a point de confusion si touchante que celle d’un tendre pere qui croit s’être mis dans son tort. Le coeur [212] d’un pere sent qu’il est fait pour pardonner, & non pour avoir besoin de pardon.
Il étoit l’heure du souper; on le fit retarder pour me donner le temps de me remettre; & mon pere ne voulant pas que les domestiques fussent témoins de mon désordre m’alla chercher lui-même un verre d’eau, tandis que ma mere me bassinoit le visage. Hélas! cette pauvre maman! Déjà languissante & valétudinaire, elle se seroit bien passée d’une pareille scene, & n’avoit guere moins besoin de secours que moi.
A table, il ne me parla point; mais ce silence étoit de honte & non de dédain; il affectoit de trouver bon chaque plat pour dire à ma mere de m’en servir, & ce qui me toucha le plus sensiblement, fut de m’appercevoir qu’il cherchoit les occasions de me nommer sa fille, & non pas Julie comme à l’ordinaire.
Après le souper, l’air se trouva si froid que ma mere fit faire du feu dans sa chambre. Elle s’assit à l’un des coins de la cheminée & mon pere à l’autre. J’allois prendre une chaise pour me placer entre eux, quand m’arrêtant par ma robe & me tirant à lui sans rien dire, il m’assit sur ses genoux. Tout cela se fit si promptement, & par une sorte de mouvement si involontaire, qu’il en eut une espece de repentir le moment d’apres. Cependant j’étois sur ses genoux, il ne pouvoit plus s’en dédire, &, ce qu’il y avoit de pis pour la contenance, il faloit me tenir embrassée dans cette gênante attitude. Tout cela se faisoit en silence; mais je sentois de tems en tems ses bras se presser contre mes flancs avec un soupir assez [213] mal étouffé. Je ne sais quelle mauvaise honte empêchoit ces bras paternels de se livrer à ces douces étreintes; une certaine gravité qu’on n’osoit quitter, une certaine confusion qu’on n’osoit vaincre, mettoient entre un pere & sa fille ce charmant embarras que la pudeur & l’amour donnent aux amants; tandis qu’une tendre mere, transportée d’oise, dévoroit en secret un si doux spectacle. Je voyois, je sentois tout cela, mon ange, & ne pus tenir plus long-tems à l’attendrissement qui me gagnoit. Je feignis de glisser; je jettai pour me retenir un bras au cou de mon pere; je penchai mon visage sur son visage vénérable, & dans un instant il fut couvert de mes baisers & inondé de mes larmes. Je sentis à celles qui lui couloient des yeux qu’il étoit lui-même soulagé d’une grande peine; ma mere vint partager nos transports. Douce & paisible innocence, tu manquas seule à mon coeur pour faire de cette scene de la nature le plus délicieux moment de ma vie!
Ce matin, la lassitude & le ressentiment de ma chute m’ayant retenue au lit un peu tard, mon pere est entré dans ma chambre avant que je fusse levée; il s’est assis à côté de mon lit en s’informant tendrement de ma santé; il a pris une de mes moins dans les siennes, il s’est abaissé jusqu’à la baiser plusieurs fois en m’appelant sa chére fille, & me témoignant du regret de son emportement. Pour moi je lui ai dit, & je le pense, que je serois trop heureuse d’être battue tous les jours au même prix, & qu’il n’y a point de traitement si rude qu’une seule de ses caresses n’efface au fond de mon coeur.
[214] Après cela prenant un ton plus grave, il m’a remise sur le sujet d’hier & m’a signifié sa volonté en termes honnêtes, mais précis. Vous savez, m’a-t-il dit, à qui je vous destine; je vous l’ai déclaré des mon arrivée, & ne changerai jamais d’intention sur ce point. Quant à l’homme dont m’a parlé Milord Edouard, quoique je ne lui dispute point le mérite que tout le monde lui trouve, je ne sais s’il a conçu de lui-même le ridicule espoir de s’allier à moi, ou si quelqu’un a pu le lui inspirer; mais quand je n’aurois personne en vue & qu’il auroit toutes les guinées de l’Angleterre, soyez sûre que je n’accepterois jamais un tel gendre. Je vous défends de le voir & de lui parler de votre vie, & cela autant pour la sûreté de la sienne que pour votre honneur. Quoique je me sois toujours senti peu d’inclination pour lui, je le hais sur-tout à présent pour les excès qu’il m’a fait commettre, & ne lui pardonnerai jamais ma brutalité.
A ces mots, il est sorti sans attendre ma réponse, & presque avec le même air de sévérité qu’il venoit de se reprocher. Ah! ma cousine, quels monstres d’enfer sont ces préjugés qui dépravent les meilleurs coeurs, & font taire à chaque instant la nature!
Voilà, ma Claire, comment s’est passée l’explication que tu avois prévue, & dont je n’ai pu comprendre la cause jusqu’à ce que ta lettre me l’ait apprise. Je ne puis bien te dire quelle révolution s’est faite en moi, mais depuis ce moment je me trouve changée. Il me semble que je tourne les yeux avec plus de regret sur l’heureux tems où je vivois tranquille & contente au sein de ma famille, & que je sens [215] augmenter le sentiment de ma faute, avec celui des biens qu’elle m’a fait perdre. Dis, cruelle! dis-le moi si tu l’oses, le tems de l’amour seroit-il passé & faut-il ne se plus revoir? Ah! sens-tu bien tout ce qu’il y a de sombre & d’horrible dans cette funeste idée? Cependant l’ordre de mon pere est précis, le danger de mon amant est certain. Sais-tu ce qui résulte en moi de tant de mouvemens opposés qui s’endredétruisent? Une sorte de stupidité qui me rend l’ame presque insensible, & ne me laisse l’usage ni des passion, ni de la raison. Le moment est critique, tu me l’as dit & je le sens; cependant, je ne fus jamais moins en état de me conduire. J’ai voulu tenter vingt fois d’écrire à celui que j’aime: je suis prête à m’évanouir à chaque ligne & n’en saurois tracer deux de suite. Il ne me reste que toi, ma douce amie, daigne penser, parler, agir pour moi; je remets mon sort en tes moins; quelque parti que tu prennes, je confirme d’avance tout ce que tu feras: je confie à ton amitié ce pouvoir funeste que l’amour m’a vendu si cher. Sépare-moi pour jamais de moi-même; donne-moi la mort s’il faut que je meure, mais ne me force pas à me percer le coeur de ma propre main.
O mon ange! ma protectrice! quel horrible emploi je te laisse! Auras-tu le courage de l’exercer? Sauras-tu bien en adoucir la barbarie! Hélas! ce n’est pas mon coeur seul qu’il faut déchirer. Claire, tu le sais, comment je suis aimée! Je n’ai pas même la consolation d’être la plus à plaindre. De grâce! fais parler mon coeur par ta bouche; pénetre le tien de la tendre commisération de l’amour;[216] console un infortuné! Dis-lui cent fois... Ah! dis-lui... Ne crois-tu pas, chere amie, que malgré tous les préjugés, tous les obstacles, tous les revers, le Ciel nous a faits l’un pour l’autre? Oui, oui, j’en suis sûre; il nous destine à être unis. Il m’est impossible de perdre cette idée, il m’est impossible de renoncer à l’espoir qui la suit. Dis-lui qu’il se garde lui-même du découragement & du désespoir. Ne t’amuse point à lui demander en mon nom amour & fidélité; encore moins à lui en promettre autant de ma part. L’assurance n’en est-elle pas au fond de nos ames? Ne sentons-nous pas qu’elles sont indivisibles, & que nous n’en avons plus qu’une à nous deux? Dis-lui donc seulement qu’il espere; & que, si le sort nous poursuit, il se fie au moins à l’amour; car, je le sens, ma cousine, il guérira de maniere ou d’autre les maux qu’il nous cause, & quoique le Ciel ordonne de nous, nous ne vivrons pas long-tems séparés.
P.S. Après ma lettre écrite, j’ai passé dans la chambre de ma mere, & je me suis trouvée si mal que je suis obligée de venir me remettre dans mon lit. Je m’apperçois même... je crains... ah! ma chere! je crains bien que ma chute d’hier n’ait quelque suite plus funeste que je n’avois pensé. Ainsi tout est fini pour moi; toutes mes espérances m’abandonnent en même tems.
LETTRE LXIV.
DE CLAIRE A M.D’ORBE
Mon pere m’a rapporté ce matin l’entretien qu’il eut hier avec vous. Je vois avec plaisir que tout s’achemine à ce qu’il vous plaît d’appeller votre bonheur. J’espere, vous le savez, d’y trouver aussi le mien; l’estime & l’amitié vous sont acquises, & tout ce que mon coeur peut nourrir de sentimens plus tendres est encore à vous. Mais ne vous y trompez pas; je suis en femme une espece de monstre, & je ne sais pas quelle bizarrerie de la nature l’amitié l’emporte en moi sur l’amour. Quand je vous dis que ma Julie m’est plus chére que vous, vous n’en faites que rire; & cependant rien n’est plus vrai. Julie le sent si bien qu’elle est plus jalouse pour vous que vous-même, & que tandis que vous paroissez content, elle trouve toujours que je ne vous aime pas assez. Il y a plus, & je m’attache tellement à tout ce qui lui est cher, que son amant & vous, êtes à peu près dans mon coeur en même degré, quoique de différentes manieres. Je n’ai pour lui que de l’amitié, mais elle est plus vive; je crois sentir un peu d’amour pour vous, mais il est plus posé. Quoique tout cela pût paroître assez équivalent pour troubler la tranquillité d’un jaloux, je ne pense pas que la vôtre en soit fort altérée.
Que les pauvres enfans en sont loin, de cette douce tranquillité dont nous osons jouir; & que notre contentement [218] a mauvaise grâce tandis que nos amis sont au désespoir! C’en est fait, il faut qu’ils se quittent; voici l’instant, peut-être, de leur éternelle séparation, & la tristesse que nous leur reprochâmes le jour du concert étoit peut-être un pressentiment qu’ils se voyoient pour la derniere fois. Cependant, votre ami ne sait rien de son infortune: dans la sécurité de son coeur il jouit encore du bonheur qu’il a perdu; au moment du désespoir il goûte en idée une ombre de félicité; & comme celui qu’en leve un trépas imprévu, le malheureux songe à vivre & ne voit pas la mort qui va le saisir. Hélas! c’est de ma main qu’il doit recevoir ce coup terrible! O divine amitié! seule idole de mon coeur! viens l’animer de ta soin te cruauté. Donne-moi le courage d’être barbare, & de te servir dignement dans un si douloureux devoir.
Je compte sur vous en cette occasion & j’y compterois même quand vous m’aimeriez moins, car je connois votre ame; je sais qu’elle n’a pas besoin du zele de l’amour, où parle celui de l’humanité. Il s’agit d’abord d’engager notre ami à venir chez moi demain dans la matinée. Gardez-vous, au surplus, de l’avertir de rien. Aujourd’hui l’on me laisse libre, & j’irai passer l’après-midi chez Julie; tâchez de trouver Milord Edouard, & de venir seul avec lui m’attendre à huit heures, afin de convenir ensemble de ce qu’il faudra faire pour résoudre au départ cet infortuné, & prévenir son désespoir.
J’espere beaucoup de son courage & de nos soins. J’espere encore plus de son amour. La volonté de Julie, le danger que courent sa vie & son honneur, sont des motifs auxquels [219] il ne résistera pas. Quoiqu’il en soit, je vous déclare qu’il ne sera point question de noce entre nous, que Julie ne soit tranquille, & que jamais les larmes de mon amie n’arroseront le noeud qui doit nous unir. Ainsi, Monsieur, s’il est vrai que vous m’aimiez, votre intérêt s’accorde en cette occasion, avec votre générosité; & ce n’est pas tellement ici l’affaire d’autrui, que ce ne soit aussi la vôtre.
LETTRE LXV.
DE CLAIRE A JULIE
Tout est fait; & malgré ses imprudences, ma Julie est en sûreté. Les secrets de ton coeur sont ensevelis dans l’ombre du mystere; tu es encore au sein de ta famille & de ton pays, chérie, honorée, jouissant d’une réputation sans tache & d’une estime universelle. Considere en frémissant les dangers que la honte ou l’amour t’ont fait courir en faisant trop ou trop peu. Apprends à ne vouloir plus concilier des sentimens incompatibles, & bénis le Ciel, trop aveugle amante ou fille trop craintive, d’un bonheur qui n’étoit réservé qu’à toi.
Je voulois éviter à ton triste coeur le détail de ce départ si cruel & si nécessaire. Tu l’as voulu, je l’ai promis, je tiendrai parole avec cette même franchise qui nous est commune, & qui ne mit jamais aucun avantage en balance avec la bonne foi. Lis donc, chére & déplorable amie, lis, [220] puisqu’il le faut; mais prends courage & tiens-toi ferme.
Toutes les mesures que j’avois prises & dont je te rendis compte hier ont été suivies de point en point. En rentrant chez moi j’y trouvai M. d’Orbe & Milord Edouard. Je commençai par déclarer au dernier ce que nous savions de son héroique générosité, & lui témoignai combien nous en étions toutes deux pénétrées. Ensuite, je leur exposai les puissantes raisons que nous avions d’éloigner promptement ton ami, & les difficultés que je prévoyois à l’y résoudre. Milord sentit parfaitement tout cela & montra beaucoup de douleur de l’effet qu’avoit produit son zele inconsidéré. Ils convinrent qu’il étoit important de précipiter le départ de ton ami, & de saisir un moment de consentement pour prévenir de nouvelles irrésolutions, & l’arracher au continuel danger du séjour. Je voulois charger M.d’Orbe de faire à son insu les préparatifs convenables; mais Milord regardant cette affaire comme la sienne, voulut en prendre le soin. Il me promit que sa chaise seroit prête ce matin à onze heures, ajoutant qu’il l’accompagneroit aussi loin qu’il seroit nécessaire, & proposa de l’emmener d’abord sous un autre prétexte pour le déterminer plus à loisir. Cet expédient ne me parut pas assez franc pour nous & pour notre ami, & je ne voulus pas, non plus, l’exposer loin de nous au premier effet d’un désespoir qui pouvoit plus aisément échapper aux yeux de Milord qu’aux miens. Je n’acceptai pas, par la même raison, la proposition qu’il fit de lui parler lui-même & d’obtenir son consentement. Je prévoyois que cette négociation seroit délicate, & je n’en voulus charger que moi seule; car je connois plus surement les endroits [221] sensibles de son coeur, & je sais qu’il regne toujours entre hommes une sécheresse qu’une femme soit mieux adoucir. Cependant, je conçus que les soins de Milord ne nous seroient pas inutiles pour préparer les choses. Je vis tout l’effet que pouvoient produire sur un coeur vertueux les discours d’un homme sensible qui croit n’être qu’un philosophe, & quelle chaleur la voix d’un ami pouvoit donner aux raisonnemens d’un sage.
J’engageai donc Milord Edouard à passer avec lui la soirée, & sans rien dire qui eût un rapport direct à sa situation, de disposer insensiblement son ame à la fermeté stoique. Vous qui savez si bien votre Epictete, lui dis-je; voici le cas ou jamais de l’employer utilement. Distinguez avec soin les biens apparens des biens réels; ceux qui sont en nous de ceux qui sont hors de nous. Dans un moment où l’épreuve se prépare au-dehors, prouvez-lui qu’on ne reçoit jamais de mal que de soi-même, & que le sage se portant par-tout avec lui, porte aussi par-tout son bonheur. Je compris à sa réponse que cette légere ironie, qui ne pouvoit le fâcher, suffisoit pour exciter son zele, & qu’il comptoit fort m’envoyer le lendemain ton ami bien préparé. C’étoit tout ce que j’avois prétendu: car, quoique au fond je ne fasse pas grand cas, non plus que toi, de toute cette philosophie parliere, je suis persuadée qu’un honnête homme a toujours quelque honte de changer de maxime du soir au matin, & de se dédire en son coeur dès le lendemain de tout ce que sa raison lui dictoit la veille.
M. d’Orbe vouloit être aussi de la partie, & passer la [222] soirée avec eux, mais je le priai de n’en rien faire; il n’auroit fait que s’ennuyer ou gêner l’entretien. L’intérêt que je prends à lui ne m’empêche pas de voir qu’il n’est point du vol des deux autres. Ce penser mâle des ames fortes, qui leur donne un idiome si particulier est une langue dont il n’a pas la grammaire. En les quittant, je songeai au punch, & craignant les confidences anticipées j’en glissai un mot en riant à milord. Rassurez-vous, me dit-il, je me livre aux habitudes quand je n’y vois aucun danger; mais je ne m’en suis jamais fait l’esclave; il s’agit ici de l’honneur de Julie, du destin peut-être de la vie d’un homme & de mon ami. Je boirai du punch selon ma coutume, de peur de donner à l’entretien quelque air de préparation; mais ce punch sera de la limonade, & comme il s’abstient d’en boire, il ne s’en appercevra point. Ne trouves-tu pas, ma chére, qu’on doit être bien humilié d’avoir contracté des habitudes qui forcent à de pareilles précautions?
J’ai passé la nuit dans de grandes agitations qui n’étoient pas toutes pour ton compte. Les plaisirs innocens de notre premiere jeunesse; la douceur d’une ancienne familiarité; la société plus resserrée encore depuis une année entre lui & moi parla difficulté qu’il avoit de te voir; tout portoit dans mon ame l’amertume de cette séparation. Je sentois que j’allois perdre avec la moitié de toi-même une partie de ma propre existence. Je comptois les heures avec inquiétude, & voyant poindre le jour, je n’ai pas vu naître sans effrai celui qui devoit décider de ton sort. J’ai passé la matinée à méditer mes discours & à réfléchir sur l’impression qu’ils [223] pouvoient faire. Enfin, l’heure est venue & j’ai vu entrer ton ami. Il avoit l’air inquiet, & m’a demandé précipitamment de tes nouvelles; car dès le lendemain de ta scene avec ton pere, il avoit sçu que tu étois malade, & Milord Edouard lui avoit confirmé hier que tu n’étois pas sortie de ton lit. Pour éviter là-dessus des détails, je lui ai dit aussi-tôt que je t’avois laissée mieux hier au soir, & j’ai ajouté qu’il en apprendroit dans un moment davantage par le retour de Hanz que je venois de t’envoyer. Ma précaution n’a servi de rien, il m’a fait cent questions sur ton état, & comme elles m’éloignoient de mon objet, j’ai fait des réponses succinctes, & me suis mise à le questionner à mon tour.
J’ai commencé par sonder la situation de son esprit. Je l’ai trouvé grave, méthodique, & prêt à peser le sentiment au poids de la raison. Grâce au Ciel, ai-je dit en moi-même, voilà mon sage bien préparé. Il ne s’agit plus que de le mettre à l’épreuve. Quoique l’usage ordinaire soit d’annoncer par degrés des tristes nouvelles, la connoissance que j’ai de son imagination fougueuse, qui sur un mot porte tout à l’extrême, m’a déterminée à suivre une route contraire, & j’ai mieux aimé l’accabler d’abord pour lui ménager des adoucissemens, que de multiplier inutilement ses douleurs & les lui donner mille fois pour une. Prenant donc un ton plus sérieux & le regardant fixement: mon ami, lui ai-je dit, connoissez-vous les bornes du courage & de la vertu dans une ame forte, & croyez-vous que renoncer à ce qu’on aime soit un effort au-dessus de l’humanité? A l’instant il s’est levé comme un furieux, puis frappant des mains & les portant à [224] son front aussi jointes, je vous entends, s’est-il écrié, Julie est morte. Julie est morte! a-t-il répété d’un ton qui m’a fait frémir: je le sens à vos soins trompeurs, à vos vains ménagements, qui ne font que rendre ma mort plus lente & plus cruelle.
Quoique effrayée d’un mouvement si subit, j’en ai bientôt deviné la cause, & j’ai d’abord conçu comment les nouvelles de ta maladie, les moralités de Milord Edouard, le rendez-vous de ce matin, ses questions éludées, celles que je venois de lui faire l’avoient pu jetter dans de fausses alarmes. Je voyois bien aussi quel parti je pouvois tirer de son erreur en l’y laissant quelques instans; mais je n’ai pu me résoudre à cette barbarie. L’idée de la mort de ce qu’on aime est si affreuse, qu’il n’y en a point qui ne soit douce à lui substituer, & je me suis hâtée de profiter de cet avantage. Peut-être ne la verrez-vous plus, lui ai-je dit; mais elle vit & vous aime. Ah! si Julie étoit morte, Claire auroit-elle quelque chose à vous dire? Rendez graces au Ciel qui sauve à votre infortune des maux dont il pourroit vous accabler. Il étoit si étonné, si saisi, si égaré, qu’apres l’avoir fait rasseoir, j’ai eu le tems de lui détailler par ordre tout ce qu’il faloit qu’il scût, & j’ai fait valoir de mon mieux les procédés de Milord Edouard, afin de faire dans son coeur honnête quelque diversion à la douleur, par le charme de la reconnoissance.
Voilà, mon cher, ai-je poursuivi, l’état actuel des choses. Julie est au bord de l’abyme, prête à s’y voir accabler du déshonneur public, de l’indignation de sa famille, [225] violences d’un pere emporté & de son propre désespoir. Le danger augmente incessamment: de la main de son pere ou de la sienne, le poignard à chaque instant de sa vie, est à deux doigts de son coeur. Il reste un seul moyen de prévenir tous ces maux, & ce moyen dépend de vous seul. Le sort de votre amante est entre vos moins.Voyez si vous avez le courage de la sauver en vous éloignant d’elle, puisqu’aussi bien il ne lui est plus permis de vous voir, ou si vous aimez mieux être l’auteur & le témoin de sa perte & de son opprobre. Après avoir tout fait pour vous, elle va voir ce que votre coeur peut faire pour elle. Est-il étonnant que sa santé succombe à ses peines? Vous êtes inquiet de sa vie: sachez que vous en êtes l’arbitre.
Il m’écoutoit sans m’interrompre: mais sitôt qu’il a compris de quoi il s’agissoit, j’ai vu disparoître ce geste animé, ce regard furieux, cet air effrayé, mais vif & bouillant, qu’il avoit auparavant. Un voile sombre de tristesse & de consternation a couvert son visage; son oeil morne & sa contenance effacée annonçoient l’abattement de son coeur: à peine avoit-il la force d’ouvrir la bouche pour me répondre. Il faut partir, m’a-t-il dit, d’un ton qu’une autre auroit cru tranquille. Hé bien! je partirai. N’ai-je pas assez vécu? Non, sans doute, ai-je repris aussi-tôt; il faut vivre pour celle qui vous aime: avez-vous oublié que ses jours dépendent des vôtres? Il ne faloit donc pas les séparer, a-t-il à l’instant ajouté; elle l’a pu & le peut encore. J’ai feint de ne pas entendre ces derniers mots, & je cherchois à le ranimer par quelques espérances auxquelles son ame demeurait fermée, quand Hanz [226] est rentré, & m’a rapporté de bonnes nouvelles. Dans le moment de joie qu’il en a ressenti, il s’est écrié: Ah! qu’elle vive! qu’elle soit heureuse... s’il est possible. Je ne veux que lui faire mes derniers adieux... & je pars. Ignorez-vous, ai-je dit, qu’il ne lui est plus permis de vous voir? Hélas! vos adieux sont faits, & vous êtes déjà séparés! Votre sort sera moins cruel quand vous serez plus loin d’elle; vous aurez du moins le plaisir de l’avoir mise en sûreté. Fuyez des ce jour, dès cet instant; craignez qu’un si grand sacrifice ne soit trop tardif; tremblez de causer encore sa perte après vous être dévoué pour elle. Quoi! m’a-t-il dit avec une espece de fureur, je partirois sans la revoir? Quoi! je ne la verrois plus? Non, non, nous périrons tous deux, s’il le faut; la mort, je le sais bien, ne lui sera point dure avec moi: mais je la verrai, quoi qu’il arrive; je laisserai mon coeur & ma vie à ses pieds, avant de m’arracher à moi-même. Il ne m’a pas été difficile de lui montrer la folie & la cruauté d’un pareil projet. Mais ce, quoi je ne la verrai plus! qui revenoit sans cesse d’un ton plus douloureux, sembloit chercher au moins des consolations pour l’avenir. Pourquoi, lui ai-je dit, vous figurer vos maux pires qu’ils ne sont? Pourquoi renoncer à des espérances que Julie elle-même n’a pas perdues? Pensez-vous qu’elle pût se séparer ainsi de vous, si elle croyoit que ce fût pour toujours? Non, mon ami, vous devez connoître son coeur. Vous devez savoir combien elle préfere son amour à sa vie. Je crains, je crains trop (j’ai ajouté ces mots, je te l’avoue) qu’elle ne le préfere bientôt à tout. Croyez donc qu’elle espere, puisqu’elle consent à vivre: [227] croyez que les soins que la prudence lui dicte vous regardent plus qu’il ne semble, & qu’elle ne se respecte pas moins pour vous que pour elle-même. Alors j’ai tiré ta derniere lettre, & lui montrant les tendres espérances de cette fille aveuglée qui croit n’avoir plus d’amour, j’ai ranimé les siennes à cette douce chaleur. Ce peu de lignes sembloit distiller un baume salutaire sur sa blessure envenimée. J’ai vu ses regards s’adoucir & ses yeux s’humecter; j’ai vu l’attendrissement succéder par degrés au désespoir; mais ces derniers mots si touchans, tels que ton coeur les soit dire, nous ne vivrons pas long-tems séparés, l’ont fait fondre en larmes. Non, Julie, non, ma Julie, a-t-il dit en élevant la voix & baisant la lettre, nous ne vivrons pas long-tems séparés; le Ciel unira nos destins sur la terre, ou nos coeurs dans le séjour éternel.
C’étoit là l’état où je l’avois souhaité. Sa seche & sombre douleur m’inquiétoit. Je ne l’aurois pas laissé partir dans cette situation d’esprit; mais sitôt que je l’ai vu pleurer, & que j’ai entendu ton nom chéri sortir de sa bouche avec douceur, je n’ai plus craint pour sa vie; car rien n’est moins tendre que le désespoir. Dans cet instant il a tiré de l’émotion de son coeur une objection que je n’avois pas prévue. Il m’a parlé de l’état où tu soupçonnois être, jurant qu’il mourroit plutôt mille fois que de t’abandonner à tous les périls qui t’alloient menacer. Je n’ai eu garde de lui parler de ton accident; je lui ai dit simplement que ton attente avoit encore été trompée, & qu’il n’y avoit plus rien à espérer. Ainsi, m’a-t-il dit en soupirant, il ne restera sur la [228] terre aucun monument de mon bonheur; il a disparu comme un songe qui n’eut jamais de réalité.
Il me restoit à exécuter la derniere partie de ta commission, & je n’ai pas cru qu’apres l’union dans laquelle vous avez vécu, il falut à cela ni préparatif ni mystere. Je n’aurois pas même évité un peu d’altercation sur ce léger sujet pour éluder celle qui pourroit renaître sur celui de notre entretien. Je lui ai reproché sa négligence dans le soin de ses affaires. Je lui ai dit que tu craignois que de long-tems il ne fût plus soigneux, & qu’en attendant qu’il le devînt tu lui ordonnois de se conserver pour toi, de pourvoir mieux à ses besoins, & de se charger à cet effet du supplément que j’avois à lui remettre de ta part. Il n’a ni paru humilié de cette proposition, ni prétendu en faire une affaire. Il m’a dit simplement que tu savois bien que rien ne lui venoit de toi qu’il ne reçût avec transports mais que ta précaution étoit superflue, & qu’une petite maison qu’il venoit de vendre à Grandson,* [*Je suis un peu en peine de savoir comment cet amant anonyme, qu’il sera dit ci-après n’avoir pas encore 24 ans, a pu vendre une maison n’étant pas majeur. Ces lettres sont si pleines de semblables absurdités que je n’en parlerai plus, il suffit d’en avoir averti.] reste de son chétif patrimoine, lui avoit procuré plus d’argent qu’il n’en avoit possédé de sa vie. D’ailleurs, a-t-il ajouté, j’ai quelques talens dont je puis tirer par-tout des ressources. Je serai heureux de trouver dans leur exercice quelque diversion à mes maux; & depuis que j’ai vu de plus près l’usage que Julie fait de son superflu, je le regarde comme le trésor sacré de la [229] veuve & de l’orphelin, dont l’humanité ne me permet pas de rien aliéner. Je lui a rappellé son voyage du Valais, ta lettre & la précision de tes ordres. Les mêmes raisons subsistent...Les mêmes! a-t-il interrompu d’un ton d’indignation. La peine de mon refus étoit de ne la plus voir: qu’elle me laisse donc rester, & j’accepte. Si j’obéis pourquoi me punit-elle? Si je refuse que me fera-t-elle de pis?... Les mêmes! répétoit-il avec impatience. Notre union commençoit; elle est prête à finir; peut-être vais-je pour jamais me séparer d’elle; il n’y a plus rien de commun entre elle & moi; nous allons être étrangers l’un à l’autre. Il a prononcé ces derniers mots avec un tel serrement de coeur, que j’ai tremblé de le voir retomber dans l’état d’où j’avois eu tant de peine à le retirer. Vous êtes un enfant, ai-je affecté de lui dire d’un air riant; vous avez encore besoin d’un tuteur, & je veux être le vôtre. Je vais garder ceci; & pour en disposer à propos dans le commerce que nous allons avoir ensemble, je veux être instruite de toutes vos affaires. Je tâchois de détourner ainsi ses idées funestes par celle d’une correspondance familiere continuée entre nous, & cette ame simple, qui ne cherche pour ainsi dire qu’à s’accrocher à ce qui t’environne, a pris aisément le change. Nous nous sommes ensuite ajustés pour les adresses de lettres, & comme ces mesures ne pouvoient que lui être agréables, j’en ai prolongé le détail jusqu’à l’arrivée de M. d’Orbe, qui m’a fait signe que tout étoit prêt.
Ton ami a facilement compris de quoi il s’agissoit; il a [230] instamment demandé à t’écrire, mais je me suis gardée de le permettre. Je prévoyois qu’un exces d’attendrissement lui relâcheroit trop le coeur, & qu’à peine serait-il au milieu de sa lettre, qu’il n’y auroit plus moyen de le faire partir. Tous les délais sont dangereux, lui ai-je dit; hâtez-vous d’arriver à la premiere station d’où vous pourrez lui écrire à votre aise. En disant cela, j’ai fait signe à M. d’Orbe; je me suis avancée, & le coeur gros de sanglots, j’ai collé mon visage sur le sien; je n’ai plus sçu ce qu’il devenoit; les larmes m’offusquoient la vue, ma tête commençoit à se perdre, & il étoit tems que mon rôle finît.
Un moment après je les ai entendus descendre précipitamment. Je suis sortie sur le pallier pour les suivre des yeux. Ce dernier trait manquoit à mon trouble. J’ai vu l’insensé se jetter à genoux au milieu de l’escalier, en baiser mille fois les marches, & d’Orbe pouvoir à peine l’arracher de cette froide pierre qu’il pressoit de son corps, de la tête & des bras, en poussant de longs gémissemens. J’ai senti les miens près d’éclater malgré moi, & je suis brusquement rentrée, de peur de donner une scene à toute la maison.
A quelques instans de là, M. d’Orbe est revenu tenant son mouchoir sur ses yeux. C’en est fait, m’a-t-il dit, ils sont en route. En arrivant chez lui, votre ami a trouvé la chaise à sa porte. Milord Edouard l’y attendoit aussi; il a couru au-devant de lui, & le serrant contre sa poitrine: viens, homme infortuné, lui a-t-il dit d’un ton pénétré, viens verser tes douleurs dans ce coeur qui t’aime. Viens, [231] tu sentiras peut-être qu’on n’a pas tout perdu sur la terre, quand on y retrouve un ami tel que moi.A l’instant, il l’a porté d’un bras vigoureux dans la chaise, & ils sont partis en se tenant étroitement embrassés.
Fin de la Premiere Partie.