JEAN JACQUES ROUSSEAU
JULIE,
OU LA NOUVELLE HELOISE.
LETTRES
DE DEUX AMANS,
HABITANS
D’UNE PETITE
VILLE AU PIED
DES ALPES.
SIXIEME PARTIE
LETTRE I.
DE MDE. D’ORBE À MDE. DE WOLMAR
Avant de partir de Lausanne il faut t’écrire un petit mot pour t’apprendre que j’y suis arrivée; non pas pourtant aussi joyeuse que j’espérois. Je me faisois une fête de ce petit voyage qui t’a toi-même si souvent tentée; mais en refusant d’en être, tu me l’as rendu presque importun; car quelle ressource y trouverai-je? S’il est ennuyeux, j’aurai l’ennui pour mon compte; & s’il est agréable, j’aurai le regret de m’amuser sans toi. Si je n’ai rien à dire contre tes raisons, crois-tu pour cela que je m’en contente? Ma foi, cousine, tu te trompes bien fort & c’est encore ce qui me fâche, de n’être pas même en droit de me fâcher. Dis, mauvaise, n’as-tu pas honte d’avoir toujours raison avec ton amie & de résister à ce qui lui fait plaisir, sans [352] lui laisser même celui de gronder? Quand tu aurois planté là pour huit jours ton mari, ton ménage & tes marmots, ne diroit-on pas que tout eût été perdu? Tu aurois fait une étourderie, il est vrai; mais tu en vaudrois cent fois mieux; au lieu qu’en te mêlant d’être parfaite, tu ne seras plus bonne à rien & tu n’auras qu’à te chercher des amis parmi les Anges.
Malgré les mécontentemens passés, je n’ai pu sans attendrissement me retrouver au milieu de ma famille; j’y ai été reçue avec plaisir, ou du moins avec beaucoup de caresses. J’attends pour te parler de mon frere que j’aye fait connoissance avec lui. Avec une assez belle figure, il a l’air empesé du pays où il vient. Il est sérieux & froid; je lui trouve même un peu de morgue: j’ai grand’peur pour la petite personne, qu’au lieu d’être un aussi bon mari que les nôtres, il ne tranche un peu du seigneur & maître.
Mon pere a été si charmé de me voir, qu’il a quitté pour m’embrasser la relation d’une grande bataille que les François viennent de gagner en Flandre, comme pour vérifier la prédiction de l’ami de notre ami. Quel bonheur qu’il n’ait pas été là! Imagines-tu le brave Edouard voyant fuir les Anglois & fuyant lui-même?.... Jamais, jamais!.... Il se fût fait tuer cent fois.
Mais à propos de nos amis, il y a long-tems qu’ils ne nous ont écrit. N’était-ce pas hier, je crois, jour de courrier? Si tu reçois de leurs lettres, j’espere que tu n’oublieras pas l’intérêt que j’y prends.
Adieu, cousine, il faut partir. J’attends de tes nouvelles [353] à Geneve, où nous comptons arriver demain pour dîner. Au reste, je t’avertis que de maniere ou d’autre la noce ne se fera pas sans toi & que si tu ne veux pas venir à Lausanne, moi je viens avec tout mon monde mettre Clarens au pillage & boire les vins de tout l’univers.
LETTRE II.
DE MDE. D’ORBE A MDE. DE WOLMAR
A Merveille, soeur prêcheuse! mais tu comptes un peu trop, ce me semble, sur l’effet salutaire de tes sermons: sans juger s’ils endormoient beaucoup autrefois ton ami, je t’avertis qu’ils n’endorment point aujourd’hui ton amie; & celui que j’ai reçu hier au soir, loin de m’exciter au sommeil, me l’a ôté durant la nuit entiere. Gare la paraphrase de mon argus, s’il voit cette lettre! mais j’y mettrai bon ordre & je te jure que tu te brûleras les doigts plutôt que de la lui montrer.
Si j’allois te récapituler point par point, j’empiéterois sur tes droits; il vaut mieux suivre ma tête; & puis, pour avoir l’air plus modeste & ne pas te donner trop beau jeu, je ne veux pas d’abord parler de nos voyageurs & du courrier d’Italie. Le pis aller, si cela m’arrive, sera de récrire ma lettre & de mettre le commencement à la fin. Parlons de la prétendue Ladi Bomston.
Je m’indigne à ce seul titre. Je ne pardonnerois pas plus [354] à St. Preux de le laisser prendre à cette fille, qu’à Edouard de le lui donner & à toi de le reconnoître. Julie de Wolmar recevoir Lauretta Pisana dans sa maison! la souffrir auprès d’elle! eh! mon enfant, y penses-tu? Quelle douceur cruelle est-cela? Ne sais-tu pas que l’air qui t’entoure est mortel à l’infamie? La pauvre malheureuse oseroit-elle mêler son haleine à la tienne, oseroit-elle respirer près de toi? Elle y seroit plus mal à son aise qu’un possédé touché par des reliques; ton seul regard la feroit rentrer en terre; ton ombre seule la tueroit.
Je ne méprise point Laure, à Dieu ne plaise: au contraire, je l’admire & la respecte d’autant plus qu’un pareil retour est héroïque & rare. En est-ce assez pour autoriser les comparaisons basses avec lesquelles tu t’oses profaner toi-même; comme si dans ses plus grandes foiblesses le véritable amour ne gardoit pas la personne & ne rendoit pas l’honneur plus jaloux? Mais je t’entends & je t’excuse. Les objets éloignés & bas se confondent maintenant à ta vue; dans ta sublime élévation tu regardes la terre & n’en vois plus les inégalités. Ta dévote humilité sait mettre à profit jusqu’à ta vertu.
Hé bien! que sert tout cela? Les sentimens naturels en reviennent-ils moins? L’amour-propre en fait-il moins son jeu? Malgré toi tu sens ta répugnance, tu la taxes d’orgueil, tu la voudrois combattre, tu l’imputes à l’opinion. Bonne fille! & depuis quand l’opprobre du vice n’est-il que dans l’opinion? Quelle société conçois-tu possible avec une femme devant qui l’on ne sauroit nommer la chasteté, l’honnêteté, [355] la vertu, sans lui faire verser des larmes de honte, sans ranimer ses douleurs, sans insulter presque à son repentir? Crois-moi, mon ange, il faut respecter Laure & ne la point voir. La fuir est un égard que lui doivent d’honnêtes femmes; elle auroit trop à souffrir avec nous.
Ecoute. Ton coeur te dit que ce mariage ne se doit point faire? N’est-ce pas te dire qu’il ne se fera point?... Notre ami, dis-tu, n’en parle pas dans sa lettre... Dans la lettre que tu dis qu’il m’écrit?... Et tu dis que cette lettre est fort longue?... Et puis vient le discours de ton mari... il est mystérieux, ton mari!... vous êtes un couple de fripons qui me jouez d’intelligence; mais... Son sentiment, au reste, n’étoit pas ici fort nécessaire... sur-tout pour toi qui as vu la lettre... ni pour moi qui ne l’ai pas vue... car je suis plus sûre de ton ami, du mien, que de toute la philosophie.
Ah çà! ne voilà-t-il pas déjà cet importun qui revient, on ne sait comment? Ma foi, de peur qu’il ne revienne encore, puisque je suis sur son chapitre, il faut que je l’épuise, afin de n’en pas faire à deux fois.
N’allons point nous perdre dans le pays des chimeres. Si tu n’avois pas été Julie, si ton ami n’eût pas été ton amant, j’ignore ce qu’il eût été pour moi, je ne sais ce que j’aurois été moi-même. Tout ce que je sais bien, c’est que, si sa mauvaise étoile me l’eût adressé d’abord, c’étoit fait de sa pauvre tête &, que je sois folle ou non, je l’aurois infailliblement rendu fou. Mais qu’importe ce que je pouvois être? Parlons de ce que je suis. La premiere chose que j’ai [356] faite a été de t’aimer. Dès nos premiers ans mon coeur s’absorba dans le tien. Toute tendre & sensible que j’eusse été, je ne sçus plus aimer ni sentir par moi-même. Tous mes sentimens me vinrent de toi; toi seule me tins lieu de tout & je ne vécus que pour être ton amie. Voilà ce que vit la Chaillot; voilà sur quoi elle me jugea; réponds, cousine, se trompa-t-elle?
Je fis mon frere de ton ami, tu le sais: l’amant de mon amie me fut comme le fils de ma mere. Ce ne fut point ma raison, mais mon coeur qui fit ce choix. J’eusse été plus sensible encore, que je ne l’aurois pas autrement aimé. Je t’embrassois en embrassant la plus chére moitié de toi-même; j’avois pour garant de la pureté de mes caresses leur propre vivacité. Une fille traite-t-elle ainsi ce qu’elle aime? Le traitois-tu toi-même ainsi? Non, Julie, l’amour chez nous est craintif & timide; la réserve & la honte sont ses avances, il s’annonce par ses refus, & sitôt qu’il transforme en faveurs les caresses, il en sait bien distinguer le prix. L’amitié est prodigue, mais l’amour est avare.
J’avoue que de trop étroites liaisons sont toujours périlleuses à l’âge où nous étions lui & moi; mais tous deux le coeur plein du même objet, nous nous accoutumâmes tellement à le placer entre nous, qu’à moins de t’anéantir nous ne pouvions plus arriver l’un à l’autre. La familiarité même dont nous avions pris la douce habitude, cette familiarité dans tout autre cas si dangereuse, fut alors ma sauve-garde. Nos sentimens dépendent de nos idées, & quand elles [357] ont pris un certain cours, elles en changent difficilement. Nous en avions trop dit sur un ton pour recommencer sur un autre; nous étions déjà trop loin pour revenir sur nos pas. L’amour veut faire tout son progrès lui-même, il n’aime point que l’amitié lui épargne la moitié du chemin. Enfin, je l’ai dit autrefois & j’ai lieu de le croire encore, on ne prend guere de baisers coupables sur la même bouche où l’on en prit d’innocens.
A l’appui de tout cela vint celui que le Ciel destinoit à faire le court bonheur de ma vie. Tu le sais, cousine, il étoit jeune, bien fait, honnête, attentif, complaisant; il ne savoit pas aimer comme ton ami; mais c’étoit moi qu’il aimoit & quand on a le coeur libre, la passion qui s’adresse à nous a toujours quelque chose de contagieux. Je lui rendis donc du mien tout ce qu’il en restoit à prendre & sa part fut encore assez bonne pour ne lui pas laisser de regret à son choix. Avec cela, qu’avois-je à redouter? J’avoue même que les droits du sexe joints à ceux du devoir porterent un moment préjudice aux tiens & que livrée à mon nouvel état je fus d’abord plus épouse qu’amie; mais en revenant à toi je te rapportai deux coeurs au lieu d’un & je n’ai pas oublié depuis, que je suis restée seule chargée de cette double dette.
Que te dirai-je encore, ma douce amie? Au retour de notre ancien maître, c’étoit, pour ainsi dire une nouvelle connoissance à faire: je crus le voir avec d’autres yeux; je crus sentir en l’embrassant un frémissement qui jusque-là m’avoit été inconnu; plus cette émotion me fut délicieuse, plus elle [358] me fit de peur: je m’alarmai comme d’un crime, d’un sentiment qui n’existoit peut-être que parce qu’il n’étoit plus criminel. Je pensai trop que ton amant ne l’étoit plus & qu’il ne pouvoit plus l’être; je sentis trop qu’il étoit libre & que je l’étois aussi. Tu sais le reste, aimable cousine, mes frayeurs, mes scrupules te furent connus aussi-tôt qu’à moi. Mon coeur sans expérience s’intimidoit tellement d’un état si nouveau pour lui, que je me reprochois mon empressement de te rejoindre, comme s’il n’eût pas précédé le retour de cet ami. Je n’aimois point qu’il fût précisément où je désirois si fort d’être & je crois que j’aurois moins souffert de sentir ce desir plus tiede que d’imaginer qu’il ne fût pas tout pour toi.
Enfin, je te rejoignis & je fus presque rassurée. Je m’étois moins reproché ma foiblesse après t’en avoir fait l’aveu. Près de toi je me la reprochois moins encore; je crus m’être mise à mon tour sous ta garde & je cessai de craindre pour moi. Je résolus, par ton conseil même de ne point changer de conduite avec lui. Il est constant qu’une plus grande réserve eût été une espece de déclaration & ce n’étoit que trop de celles qui pouvoient m’échapper malgré moi, sans en faire une volontaire. Je continuai donc d’être badine par honte & familiere par modestie; mais peut-être tout cela se faisant moins naturellement ne se faisoit-il plus avec la même mesure. De folâtre que j’étois, je devins tout-à-fait folle & ce qui m’en accrut la confiance, fut de sentir que je pouvois l’être impunément. Soit que l’exemple de ton retour à toi-même me donnât plus de force pour [359] t’imiter; soit que ma Julie épure tout ce qui l’approche, je me trouvai tout-à-fait tranquille & il ne me resta de mes premieres émotions qu’un sentiment très-doux, il est vrai, mais calme & paisible & qui ne demandoit rien de plus à mon coeur que la durée de l’état où j’étois.
Oui, chére amie, je suis tendre & sensible aussi-bien que toi; mais je le suis d’une autre maniere. Mes affections sont plus vives; les tiennes sont plus pénétrantes. Peut-être avec des sens plus animés, ai-je plus de ressources pour leur donner le change & cette même gaieté qui coûte l’innocence à tant d’autres me l’a toujours conservée. Ce n’a pas toujours été sans peine, il faut l’avouer. Le moyen de rester veuve à mon âge & de ne pas sentir quelquefois que les jours ne sont que la moitié de la vie? Mais comme tu l’as dit & comme tu l’éprouves, la sagesse est un grand moyen d’être sage; car avec toute ta bonne contenance, je ne te crois pas dans un cas fort différent du mien. C’est alors que l’enjouement vient à mon secours & fait plus, peut-être, pour la vertu que n’eussent fait les graves leçons de la raison. Combien de fois dans le silence de la nuit, où l’on ne peut s’échapper à soi-même, j’ai chassé des idées importunes en méditant des tours pour le lendemain! combien de fois j’ai sauvé les dangers d’un tête-à-tête par une saillie extravagante! tiens, ma chére, il y a toujours, quand on est foible, un moment où la gaieté devient sérieuse & ce moment ne viendra point pour moi. Voilà ce que je crois sentir; & de quoi je t’ose répondre.
Après cela, je te confirme librement tout ce que je t’ai [360] dit dans l’Elysée sur livrois de meilleur coeur au charme de vivre avec ce que j’aime, en sentant que je ne desirois rien de plus. Si ce tems eût duré toujours, je n’en aurois jamais souhaité un autre. Ma gaieté venoit de contentement & non d’artifice. Je tournois en espiéglerie le plaisir de m’occuper de lui sans cesse. Je sentois qu’en me bornant à rire je ne m’apprêtois point de pleurs.
Ma foi, cousine, j’ai cru m’appercevoir quelquefois que le jeu ne lui déplaisoit pas trop à lui-même. Le rusé n’étoit pas fâché d’être fâché & il ne s’appaisoit avec tant de peine que pour se faire appaiser plus long-tems. J’en tirois occasion de lui tenir des propos assez tendres en paroissant me moquer de lui; c’étoit à qui des deux seroit le plus enfant. Un jour qu’en ton absence il jouoit aux échecs avec ton mari & que je jouois au volant avec la Fanchon dans la même salle, elle avoit le mot & j’observois notre Philosophe. A son air humblement fier & à la promptitude de ses coups, je vis qu’il avoit beau jeu. La table étoit petite & l’échiquier débordoit. J’attendis le moment & sans paroître y tâcher, d’un revers de raquette je renversai l’échec-&-mat. Tu ne vis de tes jours pareille colere, il étoit si furieux que lui ayant laissé le choix d’un soufflet ou d’un baiser pour ma pénitence, il se détourna quand je lui présentai la joue. Je lui demandai pardon; il fut inflexible: il m’auroit laissée à genoux si je m’y étois mise. Je finis par lui faire une autre piece qui lui fit [Tableau-3-6] [361] oublier la premiere & nous fûmes meilleurs amis que jamais.
Avec une autre méthode, infailliblement je m’en serois moins bien tirée & je m’apperçus une fois que si le jeu fût devenu sérieux, il eût pu trop l’être. C’étoit un soir qu’il nous accompagnoit ce duo si simple & si touchant de Leo, vado a morir, ben mio. Tu chantois avec assez de négligence, je n’en faisois pas de même; &, comme j’avois une main appuyée sur le clavecin, au moment le plus pathétique & où j’étois moi-même émue, il appliqua sur cette main un baiser que je sentis sur mon coeur. Je ne connois pas bien les baisers de l’amour, mais ce que je peux te dire, c’est que jamais l’amitié, pas même la nôtre, n’en a donné ni reçu de semblable à celui-là. Hé bien! mon enfant, après de pareils momens que devient-on quand on s’en va rêver seule & qu’on emporte avec soi leur souvenir? Moi, je troublai la musique, il falut danser, je fis danser le Philosophe, on soupa presque en l’air, on veilla fort avant dans la nuit, je fus me coucher bien lasse & je ne fis qu’un sommeil.
J’ai donc de fort bonnes raisons pour ne point gêner mon humeur ni changer de manieres. Le moment qui rendra ce changement nécessaire est si près, que ce n’est pas la peine d’anticiper. Le tems ne viendra que trop tôt d’être prude & réservée; tandis que je compte encore par vingt, je me dépêche d’user de mes droits; car passé la trentaine on n’est plus folle mais ridicule & ton épilogueur d’homme ose bien me dire qu’il ne me reste que six mois encore [362] à retourner la salade avec les doigts. Patience! pour payer ce sarcasme, je prétends la lui retourner dans six ans, je te jure qu’il faudra qu’il la mange; mais revenons.
Si l’on n’est pas maître de ses sentimens, au moins on l’est de sa conduite. Sans doute je demanderois au Ciel un coeur plus tranquille, mais puissé-je à mon dernier jour offrir au Souverain Juge une vie aussi peu criminelle que celle que j’ai passée cet hiver! En vérité, je ne me reprochois rien auprès du seul homme qui pouvoit me rendre coupable. Ma chére, il n’en est pas de même depuis qu’il est parti; en m’accoutumant à penser à lui dans son absence, j’y pense à tous les instans du jour & je trouve son image plus dangereuse que sa personne. S’il est loin, je suis amoureuse; s’il est près, je ne suis qu’une folle; qu’il revienne & je ne le crains plus.
Au chagrin de son éloignement s’est jointe l’inquiétude de son rêve. Si tu as tout mis sur le compte de l’amour, tu t’es trompée; l’amitié avoit part à ma tristesse. Depuis leur départ je te voyois pâle & changée; à chaque instant je pensois te voir tomber malade. Je ne suis pas crédule, mais craintive. Je sais bien qu’un songe n’amene pas un événement, mais j’ai toujours peur que l’événement n’arrive à sa suite. A peine ce maudit rêve m’a-t-il laissé une nuit tranquille, jusqu’à ce que je t’aye vue bien remise & reprendre tes couleurs. Dussé-je avoir mis sans le savoir un intérêt suspect à cet empressement, il est sûr que j’aurois donné tout au monde pour qu’il se fût montré quand il [363] s’en retourna comme un imbécile. Enfin ma vaine terreur s’en est allée avec ton mauvois visage. Ta santé, ton appétit, ont plus fait que tes plaisanteries & je t’ai vue si bien argumenter à table contre mes frayeurs, qu’elles se sont tout-à-fait dissipées. Pour surcroît de bonheur il revient & j’en suis charmée à tous égards. Son retour ne m’alarme point, il me rassure; & sitôt que nous le verrons, je ne craindrai plus rien pour tes jours ni pour mon repos. Cousine, conserve-moi mon amie & ne sois point en peine de la tienne; je réponds d’elle tant qu’elle t’aura... Mais, mon Dieu, qu’ai-je donc qui m’inquiete encore & me serre le coeur sans savoir pourquoi? Ah! mon enfant, faudra-t-il un jour qu’une des deux survive à l’autre? Malheur à celle sur qui doit tomber un sort si cruel! elle restera peu digne de vivre, ou sera morte avant sa mort.
Pourrais-tu me dire à propos de quoi je m’épuise en sottes lamentations? Foin de ces terreurs paniques qui n’ont pas le sens commun! au lieu de parler de mort, parlons de mariage, cela sera plus amusant. Il y a long-tems que cette idée est venue à ton mari & s’il ne m’en eût jamais parlé, peut-être ne me fût-elle point venue à moi-même. Depuis lors j’y ai pensé quelquefois, & toujours avec dédain. Fi! cela vieillit une jeune veuve; si j’avois des enfans d’un second lit, je me croirois la grand’mere de ceux du premier. Je te trouve aussi fort bonne de faire avec légereté les honneurs de ton amie & de regarder cet arrangement comme un soin de ta bénigne charité. Oh bien! je t’apprends, moi, que toutes les raisons fondées sur tes [364] soucis obligeans ne valent pas la moindre des miennes contre un second mariage.
Parlons sérieusement. Je n’ai pas l’ame assez basse pour faire entrer dans ces raisons la honte de me rétracter d’un engagement téméraire pris avec moi seule, ni la crainte du blâme en faisant mon devoir, ni l’inégalité des fortunes dans un cas où tout l’honneur est pour celui des deux à qui l’autre veut bien devoir la sienne; mais, sans répéter ce que je t’ai dit tant de fois sur mon humeur indépendante & sur mon éloignement naturel pour le joug du mariage, je me tiens à une seule objection & je la tire de cette voix si sacrée que personne au monde ne respecte autant que toi. Leve cette objection, cousine, & je me rends. Dans tous ces jeux qui te donnent tant d’effroi, ma conscience est tranquille. Le souvenir de mon mari ne me fait point rougir; j’aime à l’appeler à témoin de mon innocence & pourquoi craindrais-je de faire devant son image tout ce que je faisois devant lui? En serait-il de même, ô Julie, si je violois les sains engagemens qui nous unirent; que j’osasse jurer à un autre l’amour éternel que je lui jurai tant de fois; que mon coeur, indignement partagé, dérobât à sa mémoire ce qu’il donneroit à son successeur & ne pût sans offenser l’un des deux remplir ce qu’il doit à l’autre? Cette même image qui m’est si chére ne me donneroit qu’épouvante & qu’effroi; sans cesse elle viendroit empoisonner mon bonheur & son souvenir qui fait la douceur de ma vie en feroit le tourment. Comment oses-tu me parler de donner un successeur à mon mari, après [365] avoir juré de n’en jamais donner au tien? comme si les raisons que tu m’allegues t’étoient moins applicables en pareil cas! Ils s’aimerent? C’est pis encore. Avec quelle indignation verrait-il un homme qui lui fut cher usurper ses droits & rendre sa femme infidele! Enfin, quand il seroit vrai que je ne lui dois plus rien à lui-même, ne dois-je rien au cher gage de son amour & puis-je croire qu’il eût jamais voulu de moi, s’il eût prévu que j’eusse un jour exposé sa fille unique à se voir confondue avec les enfans d’un autre?
Encore un mot & j’ai fini. Qui t’a dit que tous les obstacles viendroient de moi seule? En répondant de celui que cet engagement regarde, n’as-tu point plutôt consulté ton désir que ton pouvoir? Quand tu serois sûre de son aveu, n’aurais-tu donc aucun scrupule de m’offrir un coeur usé par une autre passion? Crois-tu que le mien dût s’en contenter & que je pusse être heureuse avec un homme que je ne rendrois pas heureux? Cousine, penses-y mieux; sans exiger plus d’amour que je n’en puis ressentir moi-même, tous les sentimens que j’accorde je veux qu’ils me soient rendus; & je suis trop honnête femme pour pouvoir me passer de plaire à mon mari. Quel garant as-tu donc de tes espérances? Un certain plaisir à se voir, qui peut être l’effet de la seule amitié; un transport passager qui peut naître à notre âge de la seule différence du sexe; tout cela suffit-il pour les fonder? Si ce transport eût produit quelque sentiment durable, est-il croyable qu’il s’en fût tu non seulement à moi, mais à toi, mais à ton mari, de qui ce propos [366] n’eût pu qu’être favorablement reçu? En a-t-il jamais dit un mot à personne? Dans nos tête-à-tête a-t-il jamais été question que de toi? A-t-il jamais été question de moi dans les vôtres? Puis-je penser que, s’il avoit eu là-dessus quelque secret pénible à garder, je n’aurois jamais apperçu sa contrainte, ou qu’il ne lui seroit jamais échappé d’indiscrétion? Enfin, même depuis son départ, de laquelle de nous deux parle-t-il le plus dans ses lettres, de laquelle est-il occupé dans ses songes? Je t’admire de me croire sensible, & tendre & de ne pas imaginer que je me dirai tout cela! Mais j’aperçois vos ruses, ma mignonne; c’est pour vous donner droit de représailles que vous m’accusez d’avoir jadis sauvé mon coeur aux dépens du vôtre. Je ne suis pas la dupe de ce tour-là.
Voilà toute ma confession, cousine: je l’ai faite pour t’éclairer & non pour te contredire. Il me reste à te déclarer ma résolution sur cette affaire. Tu connois à présent mon intérieur aussi bien & peut-être mieux que moi-même: mon honneur, mon bonheur, te sont chers autant qu’à moi & dans le calme des passions la raison te fera mieux voir où je dois trouver l’un & l’autre. Charge-toi donc de ma conduite; je t’en remets l’entiere direction. Rentrons dans notre état naturel & changeons entre nous de métier; nous nous en tirerons mieux toutes deux. Gouverne; je serai docile: c’est à toi de vouloir ce que je dois faire, à moi de faire ce que tu voudras. Tiens mon ame à couvert dans la tienne; que sert aux inséparables d’en avoir deux?
[367] Ah ça! revenons à présent à nos voyageurs. Mais j’ai déjà tant parlé de l’un que je n’ose plus parler de l’autre, de peur que la différence du style ne se fît un peu trop sentir & que l’amitié même que j’ai pour l’Anglois ne dît trop en faveur du Suisse. & puis, que dire sur des lettres qu’on n’a pas vues? Tu devois bien au moins m’envoyer celle de Milord Edouard; mais tu n’as osé l’envoyer sans l’autre & tu as fort bien fait... Tu pouvois pourtant faire mieux encore... Ah! vivent les duegnes de vingt ans! elles sont plus traitables qu’à trente.
Il faut au moins que je me venge en t’apprenant ce que tu as opéré par cette belle réserve; c’est de me faire imaginer la lettre en question... cette lettre si... cent fois plus si qu’elle ne l’est réellement. De dépit je me plois à la remplir de choses qui n’y sauroient être. Va, si je n’y suis pas adorée, c’est à toi que je ferai payer tout ce qu’il en faudra rabattre.
En vérité, je ne sais après tout cela comment tu m’oses parler du courrier d’Italie. Tu prouves que mon tort ne fut pas de l’attendre, mais de ne pas l’attendre assez long-tems. Un pauvre petit quart d’heure de plus, j’allois au-devant du paquet, je m’en emparois la premiere, je lisais, le tout à mon aise & c’étoit mon tour de me faire valoir. Les raisins sont trop verts. On me retient deux lettres; mais j’en ai deux autres que, quoi que tu puisses croire, je ne changerois sûrement pas contre celle-là, quand tous les si du monde y seraient. Je te jure que si celle d’Henriette ne tient pas sa place à côté de la tienne, [368] c’est qu’elle la passe & que ni toi ni moi n’écrirons de la vie rien d’aussi joli. & puis on se donnera les airs de traiter ce prodige de petite impertinente! Ah! c’est assurément pure jalousie. En effet, te voit-on jamais à genoux devant elle lui baiser humblement les deux mains l’une après l’autre? grace à toi, la voilà modeste comme une vierge & grave comme un Caton; respectant tout le monde; jusqu’à sa mere: il n’y a plus le mot pour rire à ce qu’elle dit; à ce qu’elle écrit, passe encore. Aussi, depuis que j’ai découvert ce nouveau talent, avant que tu gâtes ses lettres comme ses propos, je compte établir de sa chambre à la mienne un courrier d’Italie dont on n’escamotera point les paquets.
Adieu, petite cousine. Voilà des réponses qui t’apprendront à respecter mon crédit renaissant. Je voulois te parler de ce pays & de ses habitants, mais il faut mettre fin à ce volume; & puis tu m’as toute brouillée avec tes fantaisies & le mari m’a presque fait oublier les hôtes. Comme nous avons encore cinq ou six jours à rester ici & que j’aurai le tems de mieux revoir le peu que j’ai vu, tu ne perdras rien pour attendre & tu peux compter sur un second tome avant mon départ.
LETTRE III.
DE MILORD EDOUARD A M. DE WOLMAR
Non, cher Wolmar, vous ne vous êtes point trompé; le jeune homme est sûr; mais moi je ne le suis guere & j’ai failli payer cher l’expérience qui m’en a convaincu. Sans lui je succombois moi-même à l’épreuve que je lui avois destinée. Vous savez que, pour contenter sa reconnaissance & remplir son coeur de nouveaux objets, j’affectois de donner à ce voyage plus d’importance qu’il n’en avoit réellement. D’anciens penchans à flatter, une vieille habitude à suivre encore une fois, voilà, avec ce qui se rapportoit à Saint-Preux, tout ce qui m’engageoit à l’entreprendre. Dire les derniers adieux aux attachemens de ma jeunesse, ramener un ami parfaitement guéri, voilà tout le fruit que j’en voulois recueillir.
Je vous ai marqué que le songe de Villeneuve m’avoit laissé des inquiétudes. Ce songe me rendit suspects les transports de joie auxquels il s’étoit livré, quand je lui avois annoncé qu’il étoit le maître d’élever vos enfans & de passer sa vie avec vous. Pour mieux l’observer dans les effusions de son coeur, j’avois d’abord prévenu ses difficultés; en lui déclarant que je m’établirois moi-même avec vous, je ne laissois plus à son amitié d’objections à me faire; mais de nouvelles résolutions me firent changer de langage.
[370] Il n’eut pas vu trois fois la marquise, que nous fûmes d’accord sur son compte. Malheureusement pour elle, elle voulut le gagner & ne fit que lui montrer ses artifices. L’infortunée! que de grandes qualités sans vertu! que d’amour sans honneur! Cet amour ardent, & vrai me touchait, m’attachait, nourrissoit le mien; mais il prit la teinte de son ame noire & finit par me faire horreur. Il ne fut plus question d’elle.
Quand il eut vu Laure, qu’il connut son coeur, sa beauté, son esprit & cet attachement sans exemple, trop fait pour me rendre heureux, je résolus de me servir d’elle pour bien éclaircir l’état de Saint-Preux. Si j’épouse Laure, lui dis-je, mon dessein n’est pas de la mener à Londres, où quelqu’un pourroit la reconnoître, mais dans des lieux où l’on sait honorer la vertu partout où elle est; vous remplirez votre emploi & nous ne cesserons point de vivre ensemble. Si je ne l’épouse pas, il est tems de me recueillir. Vous connaissez ma maison d’Oxfordshire & vous choisirez d’élever les enfans d’un de vos amis, ou d’accompagner l’autre dans sa solitude. Il me fit la réponse à laquelle je pouvois m’attendre; mais je voulois l’observer par sa conduite. Car si, pour vivre à Clarens, il favorisoit un mariage qu’il eût dû blâmer, ou, si dans cette occasion délicate, il préféroit à son bonheur la gloire de son ami, dans l’un, & dans l’autre cas l’épreuve étoit faite & son coeur étoit jugé.
Je le trouvai d’abord tel que je le désirais, ferme contre le projet que je feignois d’avoir & armé de toutes les [371] raisons qui devoient m’empêcher d’épouser Laure. Je sentois ces raisons mieux que lui, mais je la voyois sans cesse & je la voyois affligée & tendre. Mon coeur tout-à-fait détaché de la Marquise, se fixa par ce commerce assidu. Je trouvai dans les sentimens de Laure de quoi redoubler l’attachement qu’elle m’avoit inspiré. J’eus honte de sacrifier à l’opinion, que je méprisois, l’estime que je devois à son mérite; ne devois-je rien aussi à l’espérance que je lui avois donnée, sinon par mes discours, au moins par mes soins? Sans avoir rien promis, ne rien tenir, c’étoit la tromper; cette tromperie étoit barbare. Enfin joignant à mon penchant une espece de devoir & songeant plus à mon bonheur qu’à ma gloire, j’achevai de l’aimer par raison; je résolus de pousser la feinte aussi-loin qu’elle pouvoit aller & jusqu’à la réalité même, si je ne pouvois m’en tirer autrement sans injustice.
Cependant je sentis augmenter mon inquiétude sur le compte du jeune homme, voyant qu’il ne remplissoit pas dans toute sa force le rôle dont il s’étoit chargé. Il s’opposoit à mes vues, il improuvoit le noeud que je voulois former; mais il combattoit mal mon inclination naissante & me parloit de Laure avec tant d’éloges, qu’en paroissant me détourner de l’épouser, il augmentoit mon penchant pour elle. Ces contradictions m’alarmerent. Je ne le trouvois point aussi ferme qu’il auroit dû l’être. Il sembloit n’oser heurter de front mon sentiment, il mollissoit contre ma résistance, il craignoit de me fâcher, il n’avoit point à mon gré pour son devoir l’intrépidité qu’il inspire à ceux qui l’aiment.
[372] D’autres observations augmenterent ma défiance; je sçus qu’il voyoit Laure en secret; je remarquois entre eux des signes d’intelligence. L’espoir de s’unir à celui qu’elle avoit tant aimé ne la rendoit point gaie. Je lisois bien la même tendresse dans ses regards, mais cette tendresse n’étoit plus mêlée de joie à mon abord, la tristesse y dominoit toujours. Souvent, dans les plus doux épanchemens de son coeur, je la voyois jetter sur le jeune homme un coup d’oeil à la dérobée & ce coup d’oeil étoit suivi de quelques larmes qu’on cherchoit à me cacher. Enfin le mystere fut poussé au point que j’en fus alarmé. Jugez de ma surprise. Que pouvais-je penser? N’avais-je réchauffé qu’un serpent dans mon sein? Jusqu’où n’osais-je point porter mes soupçons & lui rendre son ancienne injustice! Faibles & malheureux que nous sommes! c’est nous qui faisons nos propres maux. Pourquoi nous plaindre que les méchans nous tourmentent, si les bons se tourmentent encore entre eux?
Tout cela ne fit qu’achever de me déterminer. Quoique j’ignorasse le fond de cette intrigue, je voyois que le coeur de Laure étoit toujours le même; & cette épreuve ne me la rendoit que plus chére. Je me proposois d’avoir une explication avec elle avant la conclusion; mais je voulois attendre jusqu’au dernier moment, pour prendre auparavant par moi-même tous les éclaircissemens possibles. Pour lui, j’étois résolu de me convaincre, de le convaincre, enfin d’aller jusqu’au bout avant que de lui rien dire ni de prendre un parti par rapport à lui, prévoyant une rupture infaillible, & ne voulant [373] pas mettre un bon naturel & vingt ans d’honneur en balance avec des soupçons.
La Marquise n’ignoroit rien de ce qui se passoit entre nous. Elle avoit des épies dans le couvent de Laure & parvint à savoir qu’il étoit question de mariage. Il n’en falut pas davantage pour réveiller ses fureurs; elle m’écrivit des lettres menaçantes. Elle fit plus que d’écrire; mais comme ce n’étoit pas la premiere fois, & que nous étions sur nos gardes, ses tentatives furent vaines. J’eus seulement le plaisir de voir dans l’occasion que Saint-Preux savoit payer de sa personne & ne marchandoit pas sa vie pour sauver celle d’un ami.
Vaincue par les transports de sa rage, la marquise tomba malade & ne se releva plus. Ce fut là le terme de ses tourmens* [*Par la lettre Milord Edouard ci-devant supprimée, on voit qu’il pensoit qu’à la mort des méchans leurs ames étoient anéanties] & de ses crimes. Je ne pus apprendre son état sans en être affligé. Je lui envoyai le docteur Eswin; Saint-Preux y fut de ma part: elle ne voulut voir ni l’un ni l’autre; elle ne voulut pas même entendre parler de moi & m’accabla d’imprécations horribles chaque fois qu’elle entendit prononcer mon nom. Je gémis sur elle & sentis mes blessures prêtes à se rouvrir. La raison vainquit encore; mais j’eusse été le dernier des hommes de songer au mariage, tandis qu’une femme qui me fut si chére étoit à l’extrémité. Saint-Preux, craignant qu’enfin je ne pusse résister au désir de la voir, me proposa le voyage de Naples & j’y consentis.
Le surlendemain de notre arrivée, je le vis entrer dans ma chambre avec une contenance ferme & grave & tenant une [374] lettre à la main. Je m’écriai: La marquise est morte! - Plût à Dieu! reprit-il froidement, il vaut mieux n’être plus que d’exister pour mal faire. Mais ce n’est pas d’elle que je viens vous parler; écoutez-moi. J’attendis en silence.
Milord, me dit-il, en me donnant le saint nom d’ami, vous m’apprîtes à le porter. J’ai rempli la fonction dont vous m’avez chargé; & vous voyant prêt à vous oublier, j’ai dû vous rappeler à vous-même. Vous n’avez pu rompre une chaîne que par une autre. Toutes deux étoient indignes de vous. S’il n’eût été question que d’un mariage inégal, je vous aurois dit: Songez que vous êtes pair d’Angleterre & renoncez aux honneurs du monde, ou respectez l’opinion. Mais un mariage abject!... vous!... Choisissez mieux votre épouse. Ce n’est pas assez qu’elle soit vertueuse, elle doit être sans tache... La femme d’Edouard Bomston n’est pas facile à trouver. Voyez ce que j’ai fait.
Alors il me remit la lettre. Elle étoit de Laure. Je ne l’ouvris pas sans émotion. L’amour a vaincu, me disait-elle; vous avez voulu m’épouser; je suis contente. Votre ami m’a dicté mon devoir; je le remplis sans regret. En vous déshonorant, j’aurois vécu malheureuse; en vous laissant votre gloire, je crois la partager. Le sacrifice de tout mon bonheur à un devoir si cruel me fait oublier la honte de ma jeunesse. Adieu, des cet instant je cesse d’être en votre pouvoir & au mien. Adieu pour jamais. O Edouard! ne portez pas le désespoir dans ma retraite; écoutez mon dernier voeu. Ne donnez à nulle autre une place que je n’ai pu remplir. Il fut au monde un coeur fait pour vous & c’étoit celui de Laure.
[375] L’agitation m’empêchoit de parler. Il profita de mon silence pour me dire qu’apres mon départ elle avoit pris le voile dans le couvent où elle étoit pensionnaire; que la cour de Rome, informée qu’elle devoit épouser un luthérien, avoit donné des ordres pour m’empêcher de la revoir; & il m’avoua franchement qu’il avoit pris tous ces soins de concert avec elle. Je ne m’opposai point à vos projets, continua-t-il, aussi vivement que je l’aurois pu, craignant un retour à la marquise & voulant donner le change à cette ancienne passion par celle de Laure. En vous voyant aller plus loin qu’il ne fallait, je fis d’abord parle la raison; mais ayant trop acquis par mes propres fautes le droit de me défier d’elle, je sondai le coeur de Laure; & y trouvant toute la générosité qui est inséparable du véritable amour, je m’en prévalus pour la porter au sacrifice qu’elle vient de faire. L’assurance de n’être plus l’objet de votre mépris lui releva le courage & la rendit plus digne de votre estime. Elle a fait son devoir; il faut faire le vôtre.
Alors, s’approchant avec transport, il me dit en me serrant contre sa poitrine: Ami, je lis, dans le sort commun que le Ciel nous envoie, la loi commune qu’il nous prescrit. Le regne de l’amour est passé, que celui de l’amitié commence; mon coeur n’entend plus que sa voix sacrée, il ne connaît plus d’autre chaîne que celle qui me lie à toi. Choisis le séjour que tu veux habiter: Clarens, Oxford, Londres, Paris ou Rome; tout me convient, pourvu que nous y vivions ensemble. Va, viens où tu voudras, cherche un asyle en quelque lieu que ce puisse être, je te suivrai par-tout. J’en fais le serment [376] solennel à la face du Dieu vivant, je ne te quitte plus qu’à la mort.
Je fus touché. Le zele & le feu de cet ardent jeune homme éclatoient dans ses yeux. J’oubliai la marquise, & Laure. Que peut-on regretter au monde quand on y conserve un ami? Je vis aussi, par le parti qu’il prit sans hésiter dans cette occasion, qu’il étoit guéri véritablement & que vous n’aviez pas perdu vos peines; enfin j’osai croire, par le voeu qu’il fit de si bon coeur de rester attaché à moi, qu’il l’étoit plus à la vertu qu’à ses anciens penchants. Je puis donc vous le ramener en toute confiance. Oui, cher Wolmar, il est digne d’élever des hommes & qui plus est, d’habiter votre maison.
Peu de jours après j’appris la mort de la marquise. Il y avoit long-tems pour moi qu’elle étoit morte; cette perte ne me toucha plus. Jusqu’ici j’avois regardé le mariage comme une dette que chacun contracte à sa naissance envers son espece, envers son pays & j’avois résolu de me marier moins par inclination que par devoir. J’ai changé de sentiment. L’obligation de se marier n’est pas commune à tous; elle dépend pour chaque homme de l’état où le sort l’a placé: c’est pour le peuple, pour l’artisan, pour le villageois, pour les hommes vraiment utiles, que le célibat est illicite; pour les ordres qui dominent les autres, auxquels tout tend sans cesse & qui ne sont toujours que trop remplis, il est permis & même convenable. Sans cela l’Etat ne fait que se dépeupler par la multiplication des sujets qui lui sont à charge. Les hommes auront toujours assez de maîtres & l’Angleterre manquera plustôt de laboureurs que de pairs.
[377] Je me crois donc libre & maître de moi dans la condition où le Ciel m’a fait naître. A l’âge où je suis on ne répare plus les pertes que mon coeur a faites. Je le dévoue à cultiver ce qui me reste & ne puis mieux le rassembler qu’à Clarens. J’accepte donc toutes vos offres, sous les conditions que ma fortune y doit mettre, afin qu’elle ne me soit pas inutile. Après l’engagement qu’a pris Saint-Preux, je n’ai plus d’autre moyen de le tenir auprès de vous que d’y demeurer moi-même; & si jamais il y est de trop, il me suffira d’en partir. Le seul embarras qui me reste est pour mes voyages d’Angleterre; car quoique je n’aie plus aucun crédit dans le parlement, il me suffit d’en être membre pour faire mon devoir jusqu’à la fin. Mais j’ai un collegue & un ami sûr, que je puis charger de ma voix dans les affaires courantes. Dans les occasions où je croirai devoir m’y trouver moi-même, notre éleve pourra m’accompagner, même avec les siens quand ils seront un peu plus grands & que vous voudrez bien nous les confier. Ces voyages ne sauroient que leur être utiles & ne seront pas assez longs pour affliger beaucoup leur mere.
Je n’ai point montré cette lettre à Saint-Preux; ne la montrez pas entiere à vos dames: il convient que le projet de cette épreuve ne soit jamais connu que de vous, & de moi. Au surplus, ne leur cachez rien de ce qui fait honneur à mon digne ami, même à mes dépens. Adieu, cher Wolmar. Je vous envoye les dessins de mon pavillon: réformez, changez comme il vous plaira; mais faites-y travailler des à présent, s’il se peut. J’en voulais ôter le salon de musique; car tous mes goûts sont éteints & je ne me [378] soucie plus de rien. Je le laisse, à la priere de Saint-Preux qui se propose d’exercer dans ce salon vos enfans. Vous recevrez aussi quelques livres pour l’augmentation de votre bibliotheque. Mais que trouverez-vous de nouveau dans des livres? O Wolmar! il ne vous manque que d’apprendre à lire dans celui de la nature pour être le plus sage des mortels.
LETTRE IV.
DE M. WOLMAR A MILORD EDOUARD
Je me suis attendu, cher Bomston, au dénouement de vos longues aventures. Il eût paru bien étrange qu’ayant résisté si long-tems à vos penchants, vous eussiez attendu, pour vous laisser vaincre, qu’un ami vînt vous soutenir, quoiqu’à vrai dire on soit souvent plus foible en s’appuyant sur un autre que quand on ne compte que sur soi. J’avoue pourtant que je fus alarmé de votre derniere lettre, où vous m’annonciez votre mariage avec Laure comme une affaire absolument décidée. Je doutai de l’événement malgré votre assurance; & si mon attente eût été trompée, de mes jours je n’aurais revu Saint-Preux. Vous avez fait tous deux ce que j’avais espéré de l’un & de l’autre; & vous avez trop bien justifié le jugement que j’avais porté de vous, pour que je ne sois pas charmé de vous voir reprendre nos premiers arrangements. Venez, hommes rares, augmenter & [379] partager le bonheur de cette maison. Quoi qu’il en soit de l’espoir des croyans dans l’autre vie, j’aime à passer avec eux celle-ci; & je sens que vous me convenez tous mieux tels que vous êtes, que si vous aviez le malheur de penser comme moi.
Au reste, vous savez ce que je vous dis sur son sujet à votre départ. Je n’avais pas besoin, pour le juger, de votre épreuve; car la mienne étoit faite & je crois le connoître autant qu’un homme en peut connoître un autre. J’ai d’ailleurs plus d’une raison de compter sur son coeur & de bien meilleures cautions de lui que lui-même. Quoique dans votre renoncement au mariage il paraisse vouloir vous imiter, peut-être trouverez-vous ici de quoi l’engager à changer de systeme. Je m’expliquerai mieux après votre retour.
Quant à vous, je trouve vos distinctions sur le célibat toutes nouvelles & fort subtiles. Je les crois même judicieuses pour le politique qui balance les forces respectives de l’Etat, afin d’en maintenir l’équilibre. Mais je ne sais si dans vos principes ces raisons sont assez solides, pour dispenser les particuliers de leur devoir envers la nature. Il sembleroit que la vie est un bien qu’on ne reçoit qu’à la charge de le transmettre, une sorte de substitution qui doit passer de race en race & que quiconque eut un pere est obligé de le devenir. C’étoit votre sentiment jusqu’ici, c’étoit une des raisons de votre voyage; mais je sais d’où vous vient cette nouvelle philosophie & j’ai vu dans le billet de Laure un argument auquel votre coeur n’a point de réplique.
[380] La petite cousine est, depuis huit ou dix jours, à Geneve avec sa famille pour des emplettes & d’autres affaires. Nous l’attendons de retour de jour en jour. J’ai dit à ma femme de votre lettre tout ce qu’elle en devoit savoir. Nous avons appris par M. Miol que le mariage étoit rompu; mais elle ignoroit la part qu’avoit Saint-Preux à cet événement. Soyez sûr qu’elle n’apprendra jamais qu’avec la plus vive joie tout ce qu’il fera pour mériter vos bienfaits & justifier votre estime. Je lui ai montré les dessins de votre pavillon; elle les trouve de tres bon goût; nous y ferons pourtant quelques changemens que le local exige & qui rendront votre logement plus commode: vous les approuverez sûrement. Nous attendons l’avis de Claire avant d’y toucher; car vous savez qu’on ne peut rien faire sans elle. En attendant, j’ai déjà mis du monde en oeuvre, & j’espere qu’avant hier la maçonnerie sera fort avancée.
Je vous remercie de vos livres: mais je ne lis plus ceux que j’entends & il est trop tard pour apprendre à lire ceux que je n’entends pas. Je suis pourtant moins ignorant que vous ne m’accusez de l’être. Le vrai livre de la nature est pour moi le coeur des hommes & la preuve que j’y sais lire est dans mon amitié pour vous.
LETTRE V.
DE MDE. D’ORBE A MDE. DE WOLMAR
J’ai bien des griefs, cousine, à la charge de ce séjour. Le plus grave est qu’il me donne envie d’y rester. La ville est charmante, les habitans sont hospitaliers, les moeurs sont honnêtes & la liberté, que j’aime sur toutes choses, semble s’y être réfugiée. Plus je contemple ce petit Etat, plus je trouve qu’il est beau d’avoir une patrie & Dieu garde de mal tous ceux qui pensent en avoir une & n’ont pourtant qu’un pays! pour moi, je sens que si j’étois née dans celui-ci, j’aurois l’ame toute Romaine. Je n’oserois pourtant pas trop dire à présent:
Rome n’est plus à Rome, elle est toute où je suis; car j’aurois peur que dans ta malice tu n’allasses penser le contraire. Mais pourquoi donc Rome & toujours Rome? Restons à Geneve.
Je ne te dirai rien de l’aspect du pays. Il ressemble au nôtre, excepté qu’il est moins montueux, plus champêtre & qu’il n’a pas des chalets si voisins.* [* L’Editeur les croit un peu rapprochés.] Je ne te dirai rien, non plus du Gouvernement. Si Dieu ne t’aide, mon pere t’en parlera de reste: il passe toute la journée à politiquer avec les Magistrats dans la joie de son coeur & je le vois déjà tres mal édifié que la gazette parle si peu de Geneve. Tu peux juger de leurs conférences par mes [382] lettres. Quand ils m’excedent, je me dérobe & je t’ennuie pour me désennuyer.
Tout ce qui m’est resté de leurs longs entretiens, c’est beaucoup d’estime pour le grand sens qui regne en cette ville. A voir l’action & réaction mutuelles de toutes les parties de l’Etat qui le tiennent en équilibre, on ne peut douter qu’il n’y ait plus d’art & de vrai talent employés au gouvernement de cette petite République, qu’à celui des plus vastes Empires, où tout se soutient par sa propre masse & où les rênes de l’Etat peuvent tomber entre les mains d’un sot, sans que les affaires cessent d’aller. Je te réponds qu’il n’en seroit pas de même ici. Je n’entends jamais parler à mon pere de tous ces grands Ministres des grandes Cours, sans songer à ce pauvre musicien qui barbouilloit si fierement sur notre grand orgue* [*Il y avoit grande Orgue. Je remarquerai pour ceux de nos Suisses & Genevois qui se piquent de parler correctement, que le mot Orgue est masculin au singulier, feminin au pluriel & s’emploie également dans les deux nombres; mais le singulier est plus élégant.] à Lausanne & qui se croyoit un fort habile homme parce qu’il faisoit beaucoup de bruit. Ces gens-ci n’ont qu’une petite épinette, mais ils en savent tirer une bonne harmonie, quoiqu’elle soit souvent assez mal d’accord.
Je ne te dirai rien non plus... Mais à force de ne te rien dire, je ne finirais pas. Parlons de quelque chose pour avoir plustôt fait. Le Genevois est de tous les peuples du monde celui qui cache le moins son caractere, & qu’on connaît le plus promptement. Ses moeurs, ses vices mêmes, [383] sont mêlés de franchise. Il se sent naturellement bon; & cela lui suffit pour ne pas craindre de se montrer tel qu’il est. Il a de la générosité, du sens, de la pénétration; mais il aime trop l’argent: défaut que j’attribue à sa situation qui le lui rend nécessaire, car le territoire ne suffiroit pas pour nourrir les habitants.
Il arrive de là que les Genevois, épars dans l’Europe pour s’enrichir, imitent les grands airs des étrangers & après avoir pris les vices des pays où ils ont vécu,* [*Maintenant on ne leur donne plus la peine de les aller chercher, on les leur, porte.] les rapportent chez eux en triomphe avec leurs trésors. Ainsi le luxe des autres peuples leur fait mépriser leur antique simplicité; la fiere liberté leur paroît ignoble; ils se forgent des fers d’argent, non comme une chaîne, mais comme un ornement.
He bien! ne me voilà-t-il pas encore dans cette maudite politique? Je m’y perds, je m’y noie, j’en ai par-dessus la tête, je ne sais plus par où m’en tirer. Je n’entends parler ici d’autre chose, si ce n’est quand mon pere n’est pas avec nous, ce qui n’arrive qu’aux heures des courriers. C’est nous, mon enfant, qui portons partout notre influence; car, d’ailleurs, les entretiens du pays sont utiles & variés & l’on n’apprend rien de bon dans les livres qu’on ne puisse apprendre ici dans la conversation. Comme autrefois les moeurs anglaises ont pénétré jusqu’en ce pays, les hommes, y vivant encore un peu plus séparés des femmes que dans le nôtre, contractent entre eux un ton plus grave & généralement [384] plus de solidité dans leurs discours. Mais aussi cet avantage a son inconvénient qui se fait bientôt sentir. Des longueurs toujours excédantes, des arguments, des exordes, un peu d’apprêt, quelquefois des phrases, rarement de la légereté, jamais de cette simplicité naive qui dit le sentiment avant la pensée & fait si bien valoir ce qu’elle dit. Au lieu que le Français écrit comme il parle, ceux-ci parlent comme ils écrivent; ils dissertent au lieu de causer; on les croiroit toujours prêts à soutenir these. Ils distinguent, ils divisent, ils traitent la conversation par points: ils mettent dans leurs propos la même méthode que dans leurs livres; ils sont auteurs & toujours auteurs. Ils semblent lire en parlant, tant ils observent bien les étymologies, tant ils font sonner toutes les lettres avec soin! Ils articulent le marc du raisin comme Marc nom d’homme; ils disent exactement du taba-k & non pas du taba, un pare-sol& non pas un para-sol; avant-t-hier, & non pasavanhier, Secrétaire & non pas Segretaire, un lac-d’amour où l’on se noie & non pas où l’on s’étrangle; partout les s finales, partout les r des infinitifs; enfin leur parler est toujours soutenu, leurs discours sont des harangues & ils jasent comme s’ils prêchaient.
Ce qu’il y a de singulier, c’est qu’avec ce ton dogmatique & froid ils sont vifs, impétueux & ont les passions tres ardentes; ils diroient même assez bien les choses, de sentiment s’ils ne disoient pas tout, ou s’ils ne parloient qu’à des oreilles. Mais leurs points, leurs virgules, sont tellement insupportables, ils peignent si posément des émotions [385] si vives que, quand ils ont achevé leur dire, on chercheroit volontiers autour d’eux où est l’homme qui sent ce qu’ils ont écrit.
Au reste, il faut t’avouer que je suis un peu payée pour bien penser de leurs coeurs & croire qu’ils ne sont pas de mauvais goût. Tu sauras en confidence qu’un joli monsieur à marier & dit-on, fort riche, m’honore de ses attentions & qu’avec des propos assez tendres il ne m’a point fait chercher ailleurs l’auteur de ce qu’il me disait. Ah! s’il étoit venu il y a dix-huit mois, quel plaisir j’aurois pris à me donner un souverain pour esclave, & à faire tourner la tête à un magnifique seigneur! Mais à présent la mienne n’est plus assez droite pour que le jeu me soit agréable & je sens que toutes mes folies s’en vont avec ma raison.
Je reviens à ce goût de lecture qui porte les Genevois à penser. Il s’étend à tous les états & se fait sentir dans tous avec avantage. Le Français lit beaucoup; mais il ne lit que les livres nouveaux, ou plutôt il les parcourt, moins pour les lire que pour dire qu’il les a lus. Le Genevois ne lit que les bons livres; il les lit, il les digere: il ne les juge pas, mais il les sait. Le jugement & le choix se font à Paris; les livres choisis sont presque les seuls qui vont à Geneve. Cela fait que la lecture y est moins mêlée & s’y fait avec plus de profit. Les femmes dans leur retraite * [*On se souviendra que cette lettre est de vielle date & je crains bien que cela ne soit trop facile à voir.] lisent de leur côté; & leur ton s’en ressent [386] aussi, mais d’une autre maniere. Les belles dames y sont petites-maîtresses & beaux esprits tout comme chez nous. Les petites citadines elles-mêmes prennent dans les livres un babil plus arrangé & certain choix d’expressions qu’on est étonné d’entendre sortir de leur bouche, comme quelquefois de celle des enfans. Il faut tout le bon sens des hommes, toute la gaieté des femmes & tout l’esprit qui leur est commun, pour qu’on ne trouve pas les premiers un peu pédants & les autres un peu précieuses.
Hier, vis-à-vis de ma fenêtre, deux filles d’ouvriers, fort jolies, causoient devant leur boutique d’un air assez enjoué pour me donner de la curiosité. Je prêtai l’oreille, & j’entendis qu’une des deux proposoit en riant d’écrire leur journal. Oui, reprit l’autre à l’instant; le journal tous les matins & tous les soirs le commentaire. Qu’en dis-tu, cousine? Je ne sais si c’est là leton des filles d’artisans; mais je sais qu’il faut faire un furieux emploi du tems, pour ne tirer du cours des journées que le commentaire de son journal. Assurément la petite personne avoit lu les aventures des Mille & une Nuits.
Avec ce style un peu guindé, les Genevoises ne laissent pas d’être vives & piquantes & l’on voit autant de grandes passions ici qu’en ville du monde. Dans la simplicité de leur parure elles ont de la grace & du goût; elles en ont dans leur entretien, dans leurs manieres. Comme les hommes sont moins galans que tendres, les femmes sont moins coquettes que sensibles; & cette sensibilité donne même aux plus honnêtes un tour d’esprit agréable & fin qui va au coeur & qui [387] en tire tout sa finesse. Tant que les Genevoises seront Genevoises, elles seront les plus aimables femmes de l’Europe; mais bientôt elles voudront être Françaises & alors les Françaises vaudront mieux qu’elles.
Ainsi tout dépérit avec les moeurs. Le meilleur goût tient à la vertu même; il disparaît avec elle & fait place à un goût factice & guindé, qui n’est plus que l’ouvrage de la mode. Le véritable esprit est presque dans le même cas. N’est-ce pas la modestie de notre sexe qui nous oblige d’user d’adresse pour repousser les agaceries des hommes & s’ils ont besoin d’art pour se faire écouter, nous en faut-il moins pour savoir ne les pas entendre? N’est-ce pas eux qui nous délient l’esprit & la langue, qui nous rendent plus vives à la riposte,* [*Il faloit risposte, de l’italien risposta, toutefois riposte se dit aussi & je le laisse. Ce n’est au pis aller qu’une faute de plus.] & nous forcent de nous moquer d’eux? Car enfin, tu as beau dire, une certaine coquetterie maligne & railleuse désoriente encore plus les soupirans que le silence ou le mépris. Quel plaisir de voir un beau Céladon, tout déconcerté, se confondre, se troubler, se perdre à chaque repartie; de s’environner contre lui de traits moins brûlants, mais plus aigus que ceux de l’Amour; de le cribler de pointes de glace qui piquent à l’aide du froid! Toi même qui ne fais semblant de rien, crois-tu que tes manieres naives & tendres, ton air timide & doux, cachent moins de ruse & d’habileté que toutes mes étourderies? Ma foi, mignonne, s’il faloit compter les galans que chacune de nous a persiflés, je doute fort qu’avec ta mine hypocrite ce fût toi qui serais en reste. Je ne puis [388] m’empêcher de rire encore en songeant à ce pauvre Conflans, qui venoit tout en furie me reprocher que tu l’aimais trop. Elle est si caressante, me disait-il, que je ne sais de quoi me plaindre; elle me parle avec tant de raison, que j’ai honte d’en manquer devant elle; & je la trouve si fort mon amie, que je n’ose être son amant.
Je ne crois pas qu’il y ait nulle part au monde des époux plus unis & de meilleurs ménages que dans cette ville. La vie domestique y est agréable & douce: on y voit des maris complaisants & presque d’autres Julies. Ton systeme se vérifie tres bien ici. Les deux sexes gagnent de toutes manieres à se donner des travaux & des amusemens différens qui les empêchent de se rassasier l’un de l’autre & font qu’ils se retrouvent avec plus de plaisir. Ainsi s’aiguise la volupté du sage; s’abstenir pour jouir, c’est ta philosophie; c’est l’épicuréisme de la raison.
Malheureusement cette antique modestie commence à décliner. On se rapproche & les coeurs s’éloignent. Ici, comme chez nous, tout est mêlé de bien & de mal, mais à différentes mesures. Le Genevois tire ses vertus de lui-même; ses vices lui viennent d’ailleurs. Non seulement il voyage beaucoup, mais il adopte aisément les moeurs & les manieres des autres peuples; il parle avec facilité toutes les langues; il prend sans peine leurs divers accents, quoiqu’il ait lui-même un accent traînant tres sensible, sur-tout dans les femmes, qui voyagent moins. Plus humble de sa petitesse que fier de sa liberté, il se fait chez les nations étrangeres une honte de sa patrie; il se hâte pour ainsi dire de se naturaliser dans [389] le pays où il vit, comme pour faire oublier le sien: peut-être la réputation qu’il a d’être âpre au gain contribue-t-elle à cette coupable honte. Il vaudroit mieux sans doute effacer par son désintéressement l’opprobre du nom genevois, que de l’avilir encore en craignant de le porter; mais le Genevois le méprise, même en le rendant estimable & il a plus de tort encore de ne pas honorer son pays de son propre mérite.
Quelque avide qu’il puisse être, on ne le voit guere aller à la fortune par des moyens serviles & bas; il n’aime point s’attacher aux grands & ramper dans les cours. L’esclavage personnel ne lui est pas moins odieux que l’esclavage civil. Flexible & liant comme Alcibiade, il supporte aussi peu la servitude; & quand il se plie aux usages des autres, il les imite sans s’y assujettir. Le commerce, étant de tous les moyens de s’enrichir le plus compatible avec la liberté, est aussi celui que les Genevois préferent. Ils sont presque tous marchands ou banquiers; & ce grand objet de leurs désirs leur fait souvent enfouir de rares talens que leur prodigua la nature. Ceci me ramene au commencement de ma lettre. Ils ont du génie & du courage, ils sont vifs & pénétrants, il n’y a rien d’honnête & de grand au-dessus de leur portée; mais, plus passionnés d’argent que de gloire, pour vivre dans l’abondance ils meurent dans l’obscurité & laissent à leurs enfans pour tout exemple l’amour des trésors qu’ils leur ont acquis.
Je tiens tout cela des Genevois mêmes; car ils parlent d’eux fort impartialement. Pour moi, je ne sais comment ils sont chez les autres, mais je les trouve aimables chez [390] eux & je ne connais qu’un moyen de quitter sans regret Geneve. Quel est ce moyen cousine? Oh! ma foi, tu as beau prendre ton air humble; si tu dis ne l’avoir pas déjà deviné, tu mens. C’est apres-demain que s’embarque la bande joyeuse dans un joli brigantin appareillé de fête; car nous avons choisi l’eau à cause de la saison & pour demeurer tous rassemblés. Nous comptons coucher le même soir, à Morges, le lendemain à Lausanne,* [*Comment cela? Lausanne n’est pas au bord du lac; il y a du port à la ville une demi-lieue de fort mauvais chemin; & puis il faut un peu supposer que tous ces jolis arrangemens ne seront point contraries par le vent.] pour la cérémonie; & le surlendemain... tu m’entends. Quand tu verras de loin briller des flammes, flotter des banderoles, quand tu entendras ronfler le canon, cours par toute la maison comme une folle en criant: Armes! armes! voici les ennemis! voici les ennemis!
P.S. Quoique la distribution des logemens entre incontestablement dans les droits de ma charge, je veux bien m’en désister en cette occasion. J’entends seulement que mon pere soit logé chez Milord Edouard, à cause des cartes de géographie & qu’on acheve d’en tapisser du haut en bas tout l’appartement.
LETTRE VI.
DE MDE. DE WOLMAR A SAINT PREUX
Quel sentiment délicieux j’éprouve en commençant cette lettre! Voici la premiere fois de ma vie où j’ai pu vous écrire sans crainte & sans honte. Je m’honore de l’amitié qui nous joint comme d’un retour sans exemple. On étouffe de grandes passions, rarement on les épure. Oublier ce qui nous fut cher quand l’honneur le veut, c’est l’effort d’une ame honnête & commune; mais après avoir été ce que nous fûmes, être ce que nous sommes aujourd’hui, voilà le vrai triomphe de la vertu. La cause qui fait cesser d’aimer peut être un vice, celle qui change un tendre amour en une amitié non moins vive, ne sauroit être équivoque.
Aurions-nous jamais fait ce progrès par nos seules forces? Jamais, jamais, mon ami, le tenter même étoit une témérité. Nous fuir étoit pour nous la premiere loi du devoir, que rien ne nous eût permis d’enfreindre. Nous nous serions toujours estimés, sans doute; mais nous aurions cessé de nous voir, de nous écrire; nous nous serions efforcés de ne plus penser l’un à l’autre & le plus grand honneur que nous pouvions nous rendre mutuellement étoit de rompre tout commerce entre nous.
Voyez, au lieu de cela, quelle est notre situation présente. En est-il au monde une plus agréable & ne goûtons-nous [392] pas mille fois le jour le prix des combats qu’elle nous a coûtés? Se voir, s’aimer, le sentir, s’en féliciter, passer les jours ensemble dans la familiarité fraternelle & dans la paix de l’innocence, s’occuper l’un de l’autre, y penser sans remords, en parler sans rougir & s’honorer à ses propres yeux du même attachement qu’on s’est si long-tems reproché; voilà le point où nous en sommes. O ami, quelle carriere d’honneur nous avons déjà parcourue! Osons nous en glorifier pour savoir nous y maintenir & l’achever comme nous l’avons commencée.
A qui devons-nous un bonheur si rare? Vous le savez. J’ai vu votre coeur sensible, plein des bienfaits du meilleur des hommes, aimer à s’en pénétrer. & comment nous seraient-ils à charge, à vous & à moi? Ils ne nous imposent point de nouveaux devoirs; ils ne font que nous rendre plus chers ceux qui nous étoient déjà si sacrés. Le seul moyen de reconnoître ses soins est d’en être dignes & tout leur prix est dans leur succes. Tenons-nous-en donc là dans l’effusion de notre zele. Payons de nos vertus celles de notre bienfaiteur; voilà tout ce que nous lui devons. Il a fait assez pour nous & pour lui s’il nous a rendus à nous-mêmes. Absens ou présents, vivans ou morts, nous porterons partout un témoignage qui ne sera perdu pour aucun des trois.
Je faisais ces réflexions en moi-même, quand mon mari vous destinoit l’éducation de ses enfans. Quand Milord Edouard m’annonça son prochain retour & le vôtre, [393] ces mêmes réflexions revinrent & d’autres encore, qu’il importe de vous communiquer tandis qu’il est tems de le faire.
Ce n’est point de moi qu’il est question, c’est de vous: je me crois plus en droit de vous donner des conseils depuis qu’ils sont tout-à-fait désintéressés & que, n’ayant plus ma sûreté pour objet, ils ne se rapportent qu’à vous-même. Ma tendre amitié ne vous est pas suspecte & je n’ai que trop acquis de lumieres pour faire écouter mes avis.
Permettez-moi de vous offrir le tableau de l’état où vous allez être, afin que vous examiniez vous-même s’il n’a rien qui doive vous effrayer. O bon jeune homme! si vous aimez la vertu, écoutez d’une oreille chaste les conseils de votre amie. Elle commence en tremblant un discours qu’elle voudroit taire; mais comment le taire sans vous trahir? Sera-t-il tems de voir les objets que vous devez craindre, quand ils vous auront égaré? Non, mon ami; je suis la seule personne au monde assez familiere avec vous pour vous les présenter. N’ai-je pas le droit de vous parler, au besoin, comme une soeur, comme une mere? Ah! si les leçons d’un coeur honnête étoient capables de souiller le vôtre, il y a long-tems que je n’en aurais plus à vous donner.
Votre carriere, dites-vous, est finie. Mais convenez qu’elle est finie avant l’âge. L’amour est éteint; les sens lui survivent & leur délire est d’autant plus à craindre que, le seul sentiment qui le bornoit n’existant plus, tout est occasion [394] de chute à qui ne tient plus à rien. Un homme ardent & sensible, jeune & garçon, veut être continent & chaste; il sait, il sent, il l’a dit mille fois, que la force de l’ame qui produit toutes les vertus tient à la pureté qui les nourrit toutes. Si l’amour le préserva des mauvaises moeurs dans sa jeunesse, il veut que la raison l’en préserve dans tous les tems; il connaît pour les devoirs pénibles un prix qui console de leur rigueur; & s’il en coûte des combats quand on veut se vaincre, fera-t-il moins aujourd’hui pour le Dieu qu’il adore, qu’il ne fit pour la maîtresse qu’il servit autrefois? Ce sont là, ce me semble, des maximes de votre morale; ce sont donc aussi des regles de votre conduite: car vous avez toujours méprisé ceux qui, contens de l’apparence, parlent autrement qu’ils n’agissent & chargent les autres de lourds fardeaux auxquels ils ne veulent pas toucher eux-mêmes.
Quel genre de vie a choisi cet homme sage pour suivre les loix qu’il se prescrit? Moins philosophe encore qu’il n’est vertueux & chrétien, sans doute il n’a point pris son orgueil pour guide. Il sait que l’homme est plus libre d’éviter les tentations que de les vaincre & qu’il n’est pas question de réprimer les passions irritées, mais de les empêcher de naître. Se dérobe-t-il donc aux occasions dangereuses? Fuit-il les objets capables de l’émouvoir? Fait-il d’une humble défiance de lui-même la sauve-garde de sa vertu? Tout au contraire, il n’hésite pas à s’offrir aux plus téméraires combats. A trente ans, il va s’enfermer dans une solitude avec des femmes de son âge, dont une lui [395] fut trop chére pour qu’un si dangereux souvenir se puisse effacer, dont l’autre vit avec lui dans une étroite familiarité & dont une troisieme lui tient encore par les droits qu’ont les bienfaits sur les âmes reconnaissantes. Il va s’exposer à tout ce qui peut réveiller en lui des passions mal éteintes; il va s’enlacer dans les pieges qu’il devroit le plus redouter. Il n’y a pas un rapport dans sa situation qui ne dût le faire défier de sa force & pas un qui ne l’avilît à jamais s’il étoit foible un moment. Où est-elle donc cette grande force d’âme à laquelle il ose tant se fier? Qu’a-t-elle fait jusqu’ici qui lui réponde de l’avenir? Le tira-t-elle à Paris de la maison du colonel? Est-ce elle qui lui dicta l’été dernier la scene de Meillerie? L’a-t-elle bien sauvé cet hiver des charmes d’un autre objet & ce printemps des frayeurs d’un rêve? S’est-il vaincu pour elle au moins une fois, pour espérer de se vaincre sans cesse? Il sait, quand le devoir l’exige, combattre les passions d’un ami; mais les siennes?... Hélas! sur la plus belle moitié de sa vie, qu’il doit penser modestement de l’autre!
On supporte un état violent quand il passe. Six mois, un an, ne sont rien; on envisage un terme & l’on prend courage. Mais quand cet état doit durer toujours, qui est-ce qui le supporte? Qui est-ce qui sait triompher de lui-même jusqu’à la mort? O mon ami! si la vie est courte pour le plaisir, qu’elle est longue pour la vertu! Il faut être incessamment sur ses gardes. L’instant de jouir passe & ne revient plus; celui de mal faire passe & revient sans cesse: on s’oublie un moment & l’on est perdu. Est-ce [396] dans cet état effrayant qu’on peut couler des jours tranquilles & ceux mêmes qu’on a sauvé du péril n’offrent-ils pas une raison de n’y plus exposer les autres?
Que d’occasions peuvent renaître, aussi dangereuses que celles dont vous avez échappé & qui pis est, non moins imprévues! Croyez-vous que les monumens à craindre n’existent qu’à Meillerie? Ils existent partout où nous sommes; car nous les portons avec nous. Eh! vous savez trop qu’une ame attendrie intéresse l’univers entier à sa passion & que, même après la guérison, tous les objets de la nature nous rappellent encore ce qu’on sentit autrefois en les voyant. Je crois pourtant, oui, j’ose le croire, que ces périls ne reviendront plus, & mon coeur me répond du vôtre. Mais, pour être au-dessus d’une lâcheté, ce coeur facile est-il au-dessus d’une foiblesse & suis-je la seule ici qu’il lui en coûtera peut-être de respecter? Songez, Saint-Preux, que tout ce qui m’est cher doit être couvert de ce même respect que vous me devez; songez que vous aurez sans cesse à porter innocemment les jeux innocens d’une femme charmante; songez aux mépris éternels que vous auriez mérités, si jamais votre coeur osoit s’oublier un moment & profaner ce qu’il doit honorer à tant de titres.
Je veux que le devoir, la foi, l’ancienne amitié, vous arrêtent, que l’obstacle opposé par la vertu vous ôte un vain espoir & qu’au moins par raison vous étouffiez des voeux inutiles; serez-vous pour cela délivré de l’empire des sens & des pieges de l’imagination? Forcé de nous respecter toutes deux & d’oublier en nous notre sexe, vous [397] le verrez dans celles qui nous servent & en vous abaissant vous croirez vous justifier; mais serez-vous moins coupable en effet & la différence des rangs change-t-elle ainsi la nature des fautes? Au contraire vous vous avilirez d’autant plus que les moyens de réussir seront moins honnêtes. Quels moyens! Quoi! vous!... Ah! périsse l’homme indigne qui marchande un coeur & rend l’amour mercenaire! C’est lui qui couvre la terre des crimes que la débauche y fait commettre. Comment ne seroit pas toujours à vendre celle qui se laisse acheter une fois? & dans l’opprobre où bientôt elle tombe, lequel est l’auteur de sa misere, du brutal qui la maltraite en un mauvais lieu, ou du séducteur qui l’y traîne en mettant le premier ses faveurs à prix?
Oserai-je ajouter une considération qui vous touchera, si je ne me trompe? Vous avez vu quels soins j’ai pris pour établir ici la regle & les bonnes moeurs; la modestie & la paix y regnent, tout y respire le bonheur & l’innocence. Mon ami, songez à vous, à moi, à ce que nous fûmes, à ce que nous sommes, à ce que nous devons être. Faudra-t-il que je dise un jour, en regrettant mes peines perdues: C’est de lui que vient le désordre de ma maison?
Disons tout, s’il est nécessaire & sacrifions la modestie elle-même au véritable amour de la vertu. L’homme n’est pas fait pour le célibat & il est bien difficile qu’un état si contraire à la nature n’amene pas quelque désordre public ou caché. Le moyen d’échapper toujours à l’ennemi qu’on porte sans cesse avec soi? Voyons en d’autres pays ces téméraires [398] qui font voeu de n’être pas hommes. Pour les punir d’avoir tenté Dieu, Dieu les abandonne; ils se disent saints & sont déshonnêtes; leur feinte continence n’est que souillure; & pour avoir dédaigné l’humanité ils s’abaissent au-dessous d’elle. Je comprends qu’il en coûte peu de se rendre difficile sur des loix qu’on n’observe qu’en apparence; * [*Quelques hommes sont continens sans mérite, d’autres le sont par vertu & je ne doute point que plusieurs Prétres catholiques ne soient dans ce dernier cas: mais imposer le célibat à un corps aussi nombreux que le Clergé de l’Eglise Romaine, ce n’est pas tant lui défendre de n’avoir point de femmes, que lui ordonner de se contenter de celles d’autrui. Je suis surpris que dans tout pays où les bonnes moeurs sont encore en estime, les loix & les Magistrats tolerent un voeu si scandaleux.] mais celui qui veut être sincerement vertueux se sent assez chargé des devoirs de l’homme sans s’en imposer de nouveaux. Voilà, cher Saint-Preux, la véritable humilité du chrétien, c’est de trouver toujours sa tâche au-dessus de ses forces, bien loin d’avoir l’orgueil de la doubler. Faites-vous l’application de cette regle & vous sentirez qu’un état qui devroit seulement alarmer un autre homme doit par mille raisons vous faire trembler. Moins vous craignez, plus vous avez à craindre; & si vous n’êtes point effrayé de vos devoirs, n’espérez pas de les remplir.
Tels sont les dangers qui vous attendent ici. Pensez-y tandis qu’il en est tems. Je sais que jamais de propos délibéré vous ne vous exposerez à mal faire & le seul mal que je crains de vous est celui que vous n’aurez pas prévu. Je ne vous dis donc pas de vous déterminer sur mes raisons, mais de les peser. [399] Trouvez-y quelque réponse dont vous soyez content & je m’en contente; osez compter sur vous & j’y compte. Dites-moi: Je suis un ange & je vous reçois à bras ouverts.
Quoi! toujours des privations & des peines! toujours des devoirs cruels à remplir! toujours fuir les gens qui nous sont chers! Non, mon aimable ami. Heureux qui peut des cette vie offrir un prix à la vertu! J’en vois un digne d’un homme qui sut combattre & souffrir pour elle. Si je ne présume pas trop de moi, ce prix que j’ose vous destiner acquittera tout ce que mon coeur redoit au vôtre; & vous aurez plus que vous n’eussiez obtenu si le Ciel eût béni nos premieres inclinations. Ne pouvant vous faire ange vous-même, je vous en veux donner un qui garde votre ame, qui l’épure, qui la ranime & sous les auspices duquel vous puissiez vivre avec nous dans la paix du séjour céleste. Vous n’aurez pas, je crois, beaucoup de peine à deviner qui je veux dire; c’est l’objet qui se trouve à peu près établi d’avance dans le coeur qu’il doit remplir un jour, si mon projet réussit.
Je vois toutes les difficultés de ce projet sans en être rebutée, car il est honnête. Je connais tout l’empire que j’ai sur mon amie & ne crains point d’en abuser en l’exerçant en votre faveur. Mais ses résolutions vous sont connues; & avant de les ébranler, je dois m’assurer de vos dispositions, afin qu’en l’exhortant de vous permettre d’aspirer à elle je puisse répondre de vous, & de vos sentimens; car, si l’inégalité que le sort a mise entre l’un & l’autre vous ôte le droit de vous proposer vous-même, elle permet encore moins que ce droit vous soit accordé sans savoir quel usage vous en pourrez faire.
[400] Je connais toute votre délicatesse; & si vous avez des objections à m’opposer, je sais qu’elles seront pour elle bien plus que pour vous. Laissez ces vains scrupules. Serez-vous plus jaloux que moi de l’honneur de mon amie? Non, quelque cher que vous me puissiez être, ne craignez point que je préfere votre intérêt à sa gloire. Mais autant je mets de prix à l’estime des gens sensés, autant je méprise les jugemens téméraires de la multitude, qui se laisse éblouir par un faux éclat & ne voit rien de ce qui est honnête. La différence fût-elle cent fois plus grande, il n’est point de rang auquel les talens & les moeurs n’aient droit d’atteindre & à quel titre une femme oseroit-elle dédaigner pour époux celui qu’elle s’honore d’avoir pour ami? Vous savez quels sont là-dessus nos principes à toutes deux. La fausse honte & la crainte du blâme inspirent plus de mauvaises actions que de bonnes & la vertu ne sait rougir que de ce qui est mal.
A votre égard, la fierté que je vous ai quelquefois connue ne sauroit être plus déplacée que dans cette occasion; & ce seroit à vous une ingratitude de craindre d’elle un bienfoit de plus. & puis, quelque difficile que vous puissiez être, convenez qu’il est plus doux & mieux séant de devoir sa fortune à son épouse qu’à son ami; car on devient le protecteur de l’une, & le protégé de l’autre; & quoi que l’on puisse dire, un honnête homme n’aura jamais de meilleur ami que sa femme.
Que s’il reste au fond de votre ame quelque répugnance à former de nouveaux engagements, vous ne pouvez trop vous hâter de la détruire pour votre honneur & pour mon repos; [401] car je ne serai jamais contente de vous & de moi, que quand vous serez en effet tel que vous devez être & que vous aimerez les devoirs que vous avez à remplir. Eh! mon ami, je devrois moins craindre cette répugnance qu’un empressement trop relatif à vos anciens penchans. Que ne fais-je point pour m’acquitter auprès de vous? Je tiens plus que je n’avois promis. N’est-ce pas aussi Julie que je vous donne? N’aurez-vous pas la meilleure partie de moi-même & n’en serez-vous pas plus cher à l’autre? Avec quel charme alors je me livrerai sans contrainte à tout mon attachement pour vous! Oui, portez-lui la foi que vous m’avez jurée; que votre coeur remplisse avec elle tous les engagemens qu’il prit avec moi; qu’il lui rende, s’il est possible, tout ce que vous redevez au mien. O Saint-Preux! je lui transmets cette ancienne dette. Souvenez-vous qu’elle n’est pas facile à payer.
Voilà, mon ami, le moyen que j’imagine de nous réunir sans danger, en vous donnant dans notre famille la même place que vous tenez dans nos coeurs. Dans le noeud cher & sacré qui nous unira tous, nous ne serons plus entre nous que des soeurs & des freres; vous ne serez plus votre propre ennemi ni le nôtre; les plus doux sentimens, devenus légitimes, ne seront plus dangereux; quand il ne faudra plus les étouffer on n’aura plus à les craindre. Loin de résister à des sentimens si charmans, nous en ferons à la fois nos devoirs & nos plaisirs; c’est alors que nous nous aimerons tous plus parfaitement & que nous goûterons véritablement réunis les charmes de l’amitié, de l’amour & de l’innocence. Que si dans l’emploi dont vous vous chargez, le Ciel récompense du bonheur d’être pere [402] le soin que vous prendrez de nos enfans, alors vous connaîtrez par vous-même le prix de ce que vous aurez fait pour nous. Comblé des vrais biens de l’humanité, vous apprendrez à porter avec plaisir le doux fardeau d’une vie utile à vos proches; vous sentirez enfin ce que la vaine sagesse des méchans n’a jamais pu croire, qu’il est un bonheur réservé des ce monde aux seuls amis de la vertu.
Réfléchissez à loisir sur le parti que je vous propose, non pour savoir s’il vous convient, je n’ai pas besoin là-dessus de votre réponse, mais s’il convient à Madame d’Orbe & si vous pouvez faire son bonheur comme elle doit faire le vôtre. Vous savez comment elle a rempli ses devoirs dans tous les états de son sexe; sur ce qu’elle est, jugez ce qu’elle a droit d’exiger. Elle aime comme Julie, elle doit être aimée comme elle. Si vous sentez pouvoir la mériter, parlez; mon amitié tentera le reste & se promet tout de la sienne. Mais si j’ai trop espéré de vous, au moins vous êtes honnête homme & vous connaissez sa délicatesse; vous ne voudriez pas d’un bonheur qui lui coûteroit le sien: que votre coeur soit digne d’elle, ou qu’il ne lui soit jamais offert.
Encore une fois, consultez-vous bien. Pesez votre réponse avant de la faire. Quand il s’agit du sort de la vie, la prudence ne permet pas de se déterminer légerement; mais toute délibération légere est un crime quand il s’agit du destin de l’ame & du choix de la vertu. Fortifiez la vôtre, ô mon bon ami, de tous les secours de la sagesse. La mauvaise honte m’empêcherait-elle de vous rappeler le plus nécessaire? Vous [403] avez de la religion; mais j’ai peur que vous n’en tiriez pas tout l’avantage qu’elle offre dans la conduite de la vie & que la hauteur philosophique ne dédaigne la simplicité du chrétien. Je vous ai vu sur la priere des maximes que je ne saurais goûter. Selon vous, cet acte d’humilité ne nous est d’aucun fruit; & Dieu, nous ayant donné dans la conscience tout ce qui peut nous porter au bien, nous abandonne ensuite à nous-mêmes & laisse agir notre liberté. Ce n’est pas là, vous le savez, la doctrine de saint Paul, ni celle qu’on professe dans notre Eglise. Nous sommes libres, il est vrai, mais nous sommes ignorants, faibles, portés au mal. & d’où nous viendroient la lumiere & la force, si ce n’est de celui qui en est la source & pourquoi les obtiendrions-nous, si nous ne daignons pas les demander? Prenez garde, mon ami, qu’aux idées sublimes que vous vous faites du grand Etre l’orgueil humain ne mêle des idées basses qui se rapportent à l’homme; comme si les moyens qui soulagent notre foiblesse convenoient à la puissance divine & qu’elle eût besoin d’art comme nous pour généraliser les choses afin de les traiter plus facilement! Il semble, à vous entendre, que ce soit un embarras pour elle de veiller sur chaque individu; vous craignez qu’une attention partagée & continuelle ne la fatigue & vous trouvez bien plus beau qu’elle fasse tout par des loix générales, sans doute parce qu’elles lui coûtent moins de soin. O grands philosophes! que Dieu vous est obligé de lui fournir ainsi des méthodes commodes & de lui abréger le travail!
A quoi bon lui rien demander, dites-vous encore, ne connaît-il pas tous nos besoins? N’est-il pas notre pere [404] pour y pourvoir? Savons-nous mieux que lui ce qu’il nous faut & voulons-nous notre bonheur plus véritablement qu’il ne le veut lui-même? Cher Saint-Preux, que de vains sophismes! Le plus grand de nos besoins, le seul auquel nous pouvons pourvoir, est celui de sentir nos besoins; & le premier pas pour sortir de notre misere est de la connaître. Soyons humbles pour être sages; voyons notre foiblesse & nous serons forts. Ainsi s’accorde la justice avec la clémence; ainsi regnent à la fois la grace & la liberté. Esclaves par notre foiblesse, nous sommes libres par la priere; car il dépend de nous de demander & d’obtenir la force qu’il ne dépend pas de nous d’avoir par nous-mêmes.
Apprenez donc à ne pas prendre toujours conseil de vous seul dans les occasions difficiles, mais de celui qui joint le pouvoir à la prudence & sait faire le meilleur parti du parti qu’il nous fait préférer. Le grand défaut de la sagesse humaine, même de celle qui n’a que la vertu pour objet, est un excès de confiance qui nous fait juger de l’avenir par le présent & par un moment de la vie entiere. On se sent ferme un instant & l’on compte n’être jamais ébranlé. Plein d’un orgueil que l’expérience confond tous les jours, on croit n’avoir plus à craindre un piege une fois évité. Le modeste langage de la vaillance est: Je fus brave un tel jour; mais celui qui dit: Je suis brave, ne sait ce qu’il sera demain; & tenant pour sienne une valeur qu’il ne s’est pas donnée, il mérite de la perdre au moment de s’en servir.
[405] Que tous nos projets doivent être ridicules, que tous nos raisonnemens doivent être insensés devant l’Etre pour qui les tems n’ont point de succession ni les lieux de distance! Nous comptons pour rien ce qui est loin de nous, nous ne voyons que ce qui nous touche: quand nous aurons changé de lieu, nos jugemens seront tout contraires & ne seront pas mieux fondés. Nous réglons l’avenir sur ce qui nous convient aujourd’hui, sans savoir s’il nous conviendra demain; nous jugeons de nous comme étant toujours les mêmes & nous changeons tous les jours. Qui sait si nous aimerons ce que nous aimons, si nous voudrons ce que nous voulons, si nous serons ce que nous sommes, si les objets étrangers & les altérations de nos corps n’auront pas autrement modifié nos âmes; & si nous ne trouverons pas notre misere dans ce que nous aurons arrangé pour notre bonheur? Montrez-moi la regle de la sagesse humaine & je vais la prendre pour guide. Mais si sa meilleure leçon est de nous apprendre à nous défier d’elle, recourons à celle qui ne trompe point & faisons ce qu’elle nous inspire. Je lui demande d’éclairer mes conseils; demandez-lui d’éclairer vos résolutions. Quelque parti que vous preniez, vous ne voudrez que ce qui est bon & honnête, je le sais bien. Mais ce n’est pas assez encore; il faut vouloir ce qui le sera toujours; & ni vous ni moi n’en sommes les juges.
LETTRE VII.
DE SAINT PREUX A MDE. DE WOLMAR
Julie! une lettre de vous!... Après sept ans de silence!... Oui, c’est elle; je le vois, je le sens: mes yeux méconnaîtraient-ils des traits que mon coeur ne peut oublier? Quoi! vous vous souvenez de mon nom! vous le savez encore écrire!... En formant ce nom,* [*On a dit que St. Preux étoit un nom controuvé. Peut-être le véritable étoit-il sur l’adresse.] votre main n’a-t-elle point tremblé? Je m’égare & c’est votre faute. La forme, le pli, le cachet, l’adresse, tout dans cette lettre m’en rappelle de trop différentes. Le coeur & la main semblent se contredire. Ah! deviez-vous employer la même écriture pour tracer d’autres sentiments?
Vous trouverez peut-être que songer si fort à vos anciennes lettres, c’est trop justifier la derniere. Vous vous trompez. Je me sens bien; je ne suis plus le même, ou vous n’êtes plus la même; & ce qui me le prouve est qu’excepté les charmes & la bonté, tout ce que je retrouve en vous de ce que j’y trouvais autrefois m’est un nouveau sujet de surprise. Cette observation répond d’avance à vos craintes. Je ne me fie point à mes forces, mais au sentiment qui me dispense d’y recourir. Plein de tout ce qu’il faut que j’honore en celle que j’ai cessé d’adorer, je sais à quels respects doivent s’élever mes anciens hommages. Pénétré de la plus [407] tendre reconnaissance, je vous aime autant que jamais, il est vrai; mais ce qui m’attache le plus à vous est le retour de ma raison. Elle vous montre à moi telle que vous êtes; elle vous sert mieux que l’amour même. Non, si j’étois resté coupable, vous ne me seriez pas aussi chere.
Depuis que j’ai cessé de prendre le change & que le pénétrant Wolmar m’a éclairé sur mes vrais sentimens, j’ai mieux appris à me connaître & je m’alarme moins de ma foiblesse. Qu’elle abuse mon imagination, que cette erreur me soit douce encore, il suffit, pour mon repos, qu’elle ne puisse plus vous offenser & la chimere qui m’égare à sa poursuite me sauve d’un danger réel.
O Julie! il est des impressions éternelles que le tems ni les soins n’effacent point. La blessure guérit, mais la marque reste; & cette marque est un sceau respecté qui préserve le coeur d’une autre atteinte. L’inconstance, & l’amour sont incompatibles: l’amant qui change, ne change pas; il commence ou finit d’aimer. Pour moi, j’ai fini; mais, en cessant d’être à vous, je suis resté sous votre garde. Je ne vous crains plus; mais vous m’empêchez d’en craindre une autre. Non, Julie, non, femme respectable, vous ne verrez jamais en moi que l’ami de votre personne & l’amant de vos vertus; mais nos amours, nos premieres & uniques amours, ne sortiront jamais de mon coeur. La fleur de mes ans ne se flétrira point dans ma mémoire. Dussé-je vivre des siecles entiers, le doux tems de ma jeunesse ne peut ni renoître pour moi, ni s’effacer de mon souvenir. Nous avons beau n’être plus les [408] mêmes, je ne puis oublier ce que nous avons été. Mais parlons de votre cousine.
Chère amie, il faut l’avouer, depuis que je n’ose plus contempler vos charmes, je deviens plus sensible aux siens. Quels yeux peuvent errer toujours de beautés en beautés sans jamais se fixer sur aucune? Les miens l’ont revue avec trop de plaisir peut-être; & depuis mon éloignement, ses traits, déjà gravés dans mon coeur, y font une impression plus profonde. Le sanctuaire est fermé, mais son image est dans le temple. Insensiblement, je deviens pour elle ce que j’aurois été si je ne vous avais jamais vue; & il n’appartenoit qu’à vous seule de me faire sentir la différence de ce qu’elle m’inspire à l’amour. Les sens, libres de cette passion terrible, se joignent au doux sentiment de l’amitié. Devient-elle amour pour cela? Julie, ah! quelle différence! Où est l’enthousiasme? Où est l’idolâtrie? Ou sont ces divins égaremens de la raison, plus brillants, plus sublimes, plus forts, meilleurs cent fois que la raison même? Un feu passager m’embrase, un délire d’un moment me saisit, me trouble & me quitte. Je retrouve entre elle & moi deux amis qui s’aiment tendrement & qui se le disent. Mais deux amans s’aiment-ils l’un l’autre? Non; vous & moi sont des mots proscrits de leur langue: ils ne sont plus deux, ils sont un.
Suis-je donc tranquille en effet? Comment puis-je l’être? Elle est charmante, elle est votre amie & la mienne; la reconnaissance m’attache à elle; elle entre dans mes souvenirs les plus doux. Que de droits sur une ame sensible, [409] & comment écarter un sentiment plus tendre de tant de sentimens si bien dus! Hélas! il est dit qu’entre elle & vous je ne serai jamais un moment paisible.
Femmes! femmes! objets chers & funestes, que la nature orna pour notre supplice, qui punissez quand on vous brave, qui poursuivez quand on vous craint, dont la haine & l’amour sont également nuisibles & qu’on ne peut ni rechercher ni fuir impunément!... Beauté, charme, attrait, sympathie, être ou chimere inconcevable, abîme de douleurs & de voluptés! beauté, plus terrible aux mortels que l’élément où l’on t’a fait naître, malheureux qui se livre à ton calme trompeur! C’est toi qui produis les tempêtes qui tourmentent le genre humain. O Julie! ô Claire! que vous me vendez cher cette amitié cruelle dont vous osez vous vanter à moi! J’ai vécu dans l’orage & c’est toujours vous qui l’avez excité. Mais quelles agitations diverses vous avez fait éprouver à mon coeur! Celles du lac de Geneve ne ressemblent pas plus aux flots du vaste Océan. L’un n’a que des ondes vives & courtes dont le perpétuel tranchant agite, émeut, submerge quelquefois, sans jamais former de longs cours. Mais sur la mer, tranquille en apparence, on se sent élevé, porté doucement & loin par un flot lent & presque insensible; on croit ne pas sortir de la place & l’on arrive au bout du monde.
Telle est la différence de l’effet qu’on produit sur moi vos attraits & les siens. Ce premier, cet unique amour qui fit le destin de ma vie & que rien n’a pu vaincre que lui-même, étoit né sans que je m’en fusse apperçu; il m’entraînoit [410] que je l’ignorais encore: je me perdis sans croire m’être égaré. Durant le vent j’étois au Ciel ou dans les abîmes; le calme vient, je ne sais plus où je suis. Au contraire, je vois, je sens mon trouble auprès d’elle & me le figure plus grand qu’il n’est; j’éprouve des transports passagers & sans suite; je m’emporte un moment & suis paisible un moment après: l’onde tourmente en vain le vaisseau, le vent n’enfle point les voiles; mon coeur, content de ses charmes, ne leur prête point son illusion; je la vois plus belle que je ne l’imagine & je la redoute plus de près que de loin: c’est presque l’effet contraire à celui qui me vient de vous & j’éprouvais constamment l’un & l’autre à Clarens.
Depuis mon départ il est vrai qu’elle se présente à moi quelquefois avec plus d’empire. Malheureusement il m’est difficile de la voir seule. Enfin je la vois & c’est bien assez; elle ne m’a pas laissé de l’amour, mais de l’inquiétude.
Voilà fidelement ce que je suis pour l’une & pour l’autre. Tout le reste de votre sexe ne m’est plus rien; mes longues peines me l’ont fait oublier:
E fornito’l mio tempo a mezzo gli anni.*
[*Ma carriere est finie au milieu de mes ans.]
Le malheur m’a tenu lieu de force pour vaincre la nature, & triompher des tentations. On a peu de désirs quand on souffre; & vous m’avez appris à les éteindre en leur résistant. Une grande passion malheureuse est un grand moyen de sagesse. Mon coeur est devenu, pour ainsi dire, l’organe [411] de tous mes besoins; je n’en ai point quand il est tranquille. Laissez-le en paix l’une & l’autre & désormais il l’est pour toujours.
Dans cet état, qu’ai-je à craindre de moi-même & par quelle précaution cruelle voulez-vous m’ôter mon bonheur pour ne pas m’exposer à le perdre? Quel caprice de m’avoir fait combattre & vaincre, pour m’enlever le prix après la victoire! N’est-ce pas vous qui rendez blâmable un danger bravé sans raison? Pourquoi m’avoir appelé près de vous avec tant de risques, ou pourquoi m’en bannir quand je suis digne d’y rester? Deviez-vous laisser prendre à votre mari tant de peine à pure perte? Que ne le faisiez-vous renoncer à des soins que vous aviez résolu de rendre inutiles? Que ne lui disiez-vous, laissez-le au bout du monde, puisqu’aussi-bien je l’y veux renvoyer? Hélas! plus vous craignez pour moi, plus il faudroit vous hâter de me rappeler. Non, ce n’est pas près de vous qu’est le danger, c’est en votre absence & je ne vous crains qu’où vous n’êtes pas. Quand cette redoutable Julie me poursuit, je me réfugie auprès de Madame de Wolmar & je suis tranquille; où fuirai-je si cet asyle m’est ôté? Tous les tems, tous les lieux me sont dangereux loin d’elle; par-tout je trouve Claire ou Julie. Dans le passé, dans le présent, l’une & l’autre m’agite à son tour; ainsi mon imagination toujours troublée ne se calme qu’à votre vue, & ce n’est qu’aupres de vous que je suis en sûreté contre moi. Comment vous expliquer le changement que j’éprouve en vous abordant? Toujours vous exercez le même empire, mais son [412] effet est tout opposé; en réprimant les transports que vous causiez autrefois, cet empire est plus grand, plus sublime encore; la paix, la sérénité, succedent au trouble des passions; mon coeur toujours formé sur le vôtre, aima comme lui & devient paisible à son exemple.
Mais ce repos passager n’est qu’une trêve; & j’ai beau m’élever jusqu’à vous en votre présence, je retombe en moi-même en vous quittant. Julie, en vérité, je crois avoir deux âmes, dont la bonne est en dépôt dans vos mains. Ah! voulez-vous me séparer d’elle? Mais les erreurs des sens vous alarment? Vous craignez les restes d’une jeunesse éteinte par les ennuis; vous craignez pour les jeunes personnes qui sont sous votre garde; vous craignez de moi ce que le sage Wolmar n’a pas craint! O Dieu! que toutes ces frayeurs m’humilient! Estimez-vous donc votre ami moins que le dernier de vos gens! Je puis vous pardonner de mal penser de moi, jamais de ne vous pas rendre à vous-même l’honneur que vous vous devez. Non, non; les feux dont j’ai brûlé m’ont purifié; je n’ai plus rien d’un homme ordinaire. Après ce que je fus, si je pouvais être vil un moment, j’irais me cacher au bout du monde & ne me croirais jamais assez loin de vous.
Quoi! je troublerai cet ordre aimable que j’admirais avec tant de plaisir? Je souillerais ce séjour d’innocence & de paix que j’habitais avec tant de respect? Je pourrais être assez lâche?... Eh! comment le plus corrompu des hommes ne serait-il pas touché d’un si charmant tableau? Comment [413] ne reprendrait-il pas dans cet asyle l’amour de l’honnêteté? Loin d’y porter ses mauvaises moeurs, c’est là qu’il iroit s’en défaire... Qui? moi, Julie, moi?... si tard?... sous vos yeux?... chére amie, ouvrez-moi votre maison sans crainte; elle est pour moi le temple de la vertu; partout j’y vois son simulacre auguste & ne puis servir qu’elle auprès de vous. Je ne suis pas un ange, il est vrai; mais j’habiterai leur demeure, j’imiterai leurs exemples: on les fuit quand on ne leur veut pas ressembler.
Vous le voyez, j’ai peine à venir au point principal de votre lettre, le premier auquel il faloit songer, le seul dont je m’occuperais si j’osais prétendre au bien qu’il m’annonce! O Julie! ame bienfaisante! amie incomparable! en m’offrant la digne moitié de vous-même & le plus précieux trésor qui soit au monde après vous, vous faites plus, s’il est possible, que vous ne fîtes jamais pour moi. L’amour, l’aveugle amour put vous forcer à vous donner; mais donner votre amie est une preuve d’estime non suspecte. Des cet instant je crois vraiment être homme de mérite, car je suis honoré de vous. Mais que le témoignage de cet honneur m’est cruel! En l’acceptant je le démentirais & pour le mériter il faut que j’y renonce. Vous me connaissez: jugez-moi. Ce n’est pas assez que votre adorable cousine soit aimée; elle doit l’être comme vous, je le sais: le sera-t-elle? le peut-elle être? & dépend-il de moi de lui rendre sur ce point ce qui lui est dû? Ah! si vous vouliez m’unir avec elle, que ne me laissiez-vous un coeur à lui donner, un coeur auquel elle inspirât des sentimens [414] nouveaux dont il lui pût offrir les prémices? En est-il un moins digne d’elle que celui qui sut vous aimer? Il faudroit avoir l’ame libre & paisible du bon & sage d’Orbe pour s’occuper d’elle seule à son exemple; il faudroit le valoir pour lui succéder: autrement la comparaison de son ancien état lui rendroit le dernier plus insupportable; & l’amour foible & distroit d’un second époux, loin de la consoler du premier, le lui feroit regretter davantage. D’un ami tendre & reconnaissant elle auroit fait un mari vulgaire. Gagnerait-elle à cet échange? Elle y perdroit doublement. Son coeur délicat & sensible sentiroit trop cette perte; & moi, comment supporterais-je le spectacle continuel d’une tristesse dont je serais cause & dont je ne pourrais la guérir? Hélas! j’en mourrais de douleur même avant elle. Non, Julie, je ne ferai point mon bonheur aux dépens du sien. Je l’aime trop pour l’épouser.
Mon bonheur? Non. Serais-je heureux moi-même en ne la rendant pas heureuse? L’un des deux peut-il se faire un sort exclusif dans le mariage? Les biens, les maux, n’y sont-ils pas communs, malgré qu’on en ait & les chagrins qu’on se donne l’un à l’autre, ne retombent-ils pas toujours sur celui qui les cause? Je serais malheureux par ses peines, sans être heureux par ses bienfaits. Grâces, beauté; mérite, attachement, fortune, tout concourroit à ma félicité; mon coeur, mon coeur seul empoisonneroit tout cela & me rendroit misérable au sein du bonheur.
Si mon état présent est plein de charme auprès d’elle, loin [415] que ce charme pût augmenter par une union plus étroite, les plus doux plaisirs que j’y goûte me seroient ôtés. Son humeur badine peut laisser un aimable essor à son amitié, mais c’est quand elle a des témoins de ses caresses. Je puis avoir quelque émotion trop vive auprès d’elle, mais c’est quand votre présence me distroit de vous. Toujours entre elle & moi dans nos tête-à-tête, c’est vous qui le rendez délicieux. Plus notre attachement augmente, plus nous songeons aux chaînes qui l’ont formé; le doux lien de notre amitié se resserre & nous nous aimons pour parler de vous. Ainsi mille souvenirs chers à votre amie, plus chers à votre ami, les réunissent: uni par d’autres noeuds, il y faudra renoncer. Ces souvenirs trop charmans ne seraient-ils pas autant d’infidélités envers elle? & de quel front prendrais-je une épouse respectée & chérie pour confidente des outrages que mon coeur lui feroit malgré lui? Ce coeur n’oseroit donc plus s’épancher dans le sien, il se fermeroit à son abord. N’osant plus lui parler de vous, bientôt je ne lui parlerais plus de moi. Le devoir, l’honneur, en m’imposant pour elle une réserve nouvelle, me rendroient ma femme étrangere & je n’aurais plus ni guide ni conseil pour éclairer mon ame & corriger mes erreurs. Est-ce là l’hommage qu’elle doit attendre? Est-ce là le tribut de tendresse & de reconnaissance que j’irais lui porter? Est-ce ainsi que je ferais son bonheur & le mien?
Julie, oubliâtes-vous mes sermens avec les vôtres? Pour moi, je ne les ai point oubliés. J’ai tout perdu; ma foi seule m’est restée; elle me restera jusqu’au tombeau. Je [416] n’ai pu vivre à vous; je mourrai libre. Si l’engagement en étoit à prendre, je le prendrais aujourd’hui. Car si c’est un devoir de se marier, un devoir plus indispensable encore est de ne faire le malheur de personne; & tout ce qui me reste à sentir en d’autres noeuds, c’est l’éternel regret de ceux auxquels j’osai prétendre. Je porterais dans ce lien sacré l’idée de ce que j’espérais y trouver une fois: cette idée feroit mon supplice & celui d’une infortunée. Je lui demanderais compte des jours heureux que j’attendis de vous. Quelles comparaisons j’aurois à faire! Quelle femme au monde les pourroit soutenir? Ah! comment me consolerais-je à la fois de n’être pas à vous & d’être à une autre?
Chere amie, n’ébranlez point des résolutions dont dépend le repos de mes jours; ne cherchez point à me tirer de l’anéantissement où je suis tombé, de peur qu’avec le sentiment de mon existence, je ne reprenne celui de mes maux & qu’un état violent ne rouvre toutes mes blessures. Depuis mon retour j’ai senti, sans m’en alarmer, l’intérêt plus vif que je prenais à votre amie; car je savois bien que l’état de mon coeur ne lui permettroit jamais d’aller trop loin & voyant ce nouveau goût ajouter à l’attachement déjà si tendre que j’eus pour elle dans tous les tems, je me suis félicité d’une émotion qui m’aidoit à prendre le change & me faisoit supporter votre image avec moins de peine. Cette émotion a quelque chose des douceurs de l’amour & n’en a pas les tourments. Le plaisir de la voir n’est point troublé par le désir de la posséder; content de passer ma vie entiere, [417] comme j’ai passé cet hiver, je trouve entre vous deux cette situation paisible * [*Il a dit précisément le contraire quelques pages auparavant. Le pauvre Philosophe, entre deux jolies femmes; me paroît dans un plaisant embarras. On diroit qu’il veut n’aimer ni l’une ni l’autre, afin de les aimer toutes deux.], & douce qui tempere l’austérité de la vertu & rend ses leçons aimables. Si quelque vain transport m’agite un moment, tout le réprime & le fait taire: j’en ai trop vaincu de plus dangereux pour qu’il m’en reste aucun à craindre. J’honore votre amie comme je l’aime & c’est tout dire. Quand je ne songerais qu’à mon intérêt, tous les droits de la tendre amitié me sont trop chers auprès d’elle pour que je m’expose à les perdre en cherchant à les étendre; & je n’ai pas même eu besoin de songer au respect que je lui dois pour ne jamais lui dire un seul mot dans le tête-à-tête, qu’elle eût besoin d’interpréter ou de ne pas entendre. Que si peut-être elle a trouvé quelquefois un peu trop d’empressement dans mes manieres, sûrement elle n’a point vu dans mon coeur la volonté de le témoigner. Tel que je fus six mois auprès d’elle, tel je serai toute ma vie. Je ne connais rien après vous de si parfait qu’elle; mais, fût-elle plus parfaite que vous encore, je sens qu’il faudroit n’avoir jamais été votre amant pour pouvoir devenir le sien.
Avant d’achever cette lettre, il faut vous dire ce que je pense de la vôtre. J’y trouve avec toute la prudence de la vertu les scrupules d’une ame craintive qui se fait un devoir de s’épouvanter & croit qu’il faut tout craindre pour se [418] garantir de tout. Cette extrême timidité a son danger ainsi qu’une confiance excessive. En nous montrant sans cesse des monstres où il n’y en a point, elle nous épuise à combattre des chimeres; & à force de nous effaroucher sans sujet, elle nous tient moins en garde contre les périls véritables & nous les laisse moins discerner. Relisez quelquefois la lettre que Milord Edouard vous écrivit l’année derniere au sujet de votre mari; vous y trouverez de bons avis à votre usage à plus d’un égard. Je ne blâme point votre dévotion; elle est touchante, aimable & douce comme vous; elle doit plaire à votre mari même. Mais prenez garde qu’à force de vous rendre timide & prévoyante, elle ne vous mene au quiétisme par une route opposée & que, vous montrant partout du risque à courir, elle ne vous empêche enfin d’acquiescer à rien. chére amie, ne savez-vous pas que la vertu est un état de guerre & que, pour y vivre, on a toujours quelque combat à rendre contre soi? Occupons-nous moins des dangers que de nous, afin de tenir notre ame prête à tout événement. Si chercher les occasions c’est mériter d’y succomber, les fuir avec trop de soin, c’est souvent nous refuser à de grands devoirs; & il n’est pas bon de songer sans cesse aux tentations, même pour les éviter. On ne me verra jamais rechercher des momens dangereux ni des tête-à-tête avec des femmes; mais, dans quelque situation que me place désormais la Providence, j’ai pour sûreté de moi les huit mois que j’ai passés à Clarens & ne crains plus que personne m’ôte le prix que vous m’avez fait mériter. Je ne serai pas plus foible que je [419] l’ai été; je n’aurai pas de plus grands combats à rendre; j’ai senti l’amertume des remords; j’ai goûté les douceurs de la victoire. Après de telles comparaisons on n’hésite plus sur le choix; tout, jusqu’à mes fautes passées; m’est garant de l’avenir.
Sans vouloir entrer avec vous dans de nouvelles discussions sur l’ordre de l’univers & sur la direction des êtres qui le composent, je me contenterai de vous dire que, sur des questions si fort au-dessus de l’homme, il ne peut juger des choses qu’il ne voit pas, que par induction sur celles qu’il voit & que toutes les analogies sont pour ces loix générales que vous semblez rejeter. La raison même & les plus saines idées que nous pouvons nous former de l’Etre suprême, sont tres favorables à cette opinion; car bien que sa puissance n’ait pas besoin de méthode pour abréger le travail, il est digne de sa sagesse de préférer pourtant les voies les plus simples, afin qu’il n’y ait rien d’inutile dans les moyens non plus que dans les effets. En créant l’homme, il l’a doué de toutes les facultés nécessaires pour accomplir ce qu’il exigeoit de lui; & quand nous lui demandons le pouvoir de bien faire, nous ne lui demandons rien qu’il ne nous ait déjà donné. Il nous a donné la raison pour connoître ce qui est bien, la conscience pour l’aimer,* [*St. Preux fait de la conscience morale un sentiment & non pas un jugement, ce qui est contre les définitions des Philosophes. Je crois pourtant qu’en ceci leur prétendu confrere a raison.], & la liberté pour le choisir. C’est dans ces dons sublimes que consiste la grace divine; & comme nous les avons tous reçus, nous en sommes tous comptables.
[420] J’entends beaucoup raisonner contre la liberté de l’homme & je méprise tous ces sophismes, parce qu’un raisonneur a beau me prouver que je ne suis pas libre, le sentiment intérieur, plus fort que tous ses arguments, les dément sans cesse; & quelque parti que je prenne, dans quelque délibération que ce soit, je sens parfaitement qu’il ne tient qu’à moi de prendre le parti contraire. Toutes ces subtilités de l’école sont vaines précisément parce qu’elles prouvent trop, qu’elles combattent tout aussi bien la vérité que le mensonge & que, soit que la liberté existe ou non, elles peuvent servir également à prouver qu’elle n’existe pas. A entendre ces gens-là, Dieu même ne seroit pas libre & ce mot de liberté n’auroit aucun sens. Ils triomphent, non d’avoir résolu la question, mais d’avoir mis à sa place une chimere. Ils commencent par supposer que tout être intelligent est purement passif & puis ils déduisent de cette supposition des conséquences pour prouver qu’il n’est pas actif. La commode méthode qu’ils ont trouvée là! S’ils accusent leurs adversaires de raisonner de même, ils ont tort. Nous ne nous supposons point actifs & libres, nous sentons que nous le sommes. C’est à eux de prouver non seulement que ce sentiment pourroit nous tromper, mais qu’il nous trompe en effet.* [*Ce n’est pas de tout cela qu’il s’agit. Il s’agit de savoir si la volonté se détermine sans cause, ou quelle est la cause qui détermine la volonte?] L’Evêque de Cloyne a démontré que, sans rien changer aux apparences, la matiere & les corps pourroient ne pas exister; est-ce assez pour affirmer qu’ils n’existent pas? En tout ceci, la seule apparence coûte plus [421] que la réalité; je m’en tiens à ce qui est plus simple.
Je ne crois dons pas qu’apres avoir pourvu de toute maniere aux besoins de l’homme, Dieu accorde à l’un plutôt qu’à l’autre des secours extraordinaires, dont celui qui abuse des secours communs à tous est indigne & dont celui qui en use bien n’a pas besoin. Cette acception de personnes est injurieuse à la Justice divine. Quand cette dure & décourageante doctrine se déduiroit de l’Ecriture elle-même, mon premier devoir n’est-il pas d’honorer Dieu? Quelque respect que je doive au texte sacré, j’en dois plus encore à son Auteur & j’aimerois mieux croire la Bible falsifiée ou inintelligible que Dieu injuste ou malfaisant. St. Paul ne veut pas que le vase dise au potier, pourquoi m’as-tu fait ainsi? Cela est fort bien, si le potier n’exige du vase que des services qu’il l’a mis en état de lui rendre; mais, s’il s’en prenoit au vase de n’être pas propre à un usage pour lequel il ne l’auroit pas fait, le vase auroit-il tort de le lui dire, pourquoi m’as-tu fait ainsi?
S’ensuit-il de-là que la priere soit inutile? A Dieu ne plaise que je m’ôte cette ressource contre mes foiblesses. Tous les actes de l’entendement qui nous élevent à Dieu, nous portent au-dessus de nous-mêmes; en implorant son secours nous apprenons à le trouver. Ce n’est pas lui qui nous change, c’est nous qui changeons en nous élevant à lui.* [*Notre galant Philosophie après avoir imité conduite d’Abélard semble en vouloit prendre aussi la doctrine. Leurs sentimens sur la priere ont beausoup de rapport. Bien des gens relevant cette hérésie, trouveront qu’il eût mieux valu persister dans l’egarement que de tomber dans l’erreur; je ne pense pas ainsi. C’est un petit mal de se tromper; c’en est un grand de se mal conduire. Ceci ne contredit point, à mon avis, ce que j’ai dit ci-devant sur le danger des fausses maximes de morale. Mais il faut laisser quelque chose à faire au lecteur.] [422] Tout ce qu’on lui demande comme il faut, on se le donne; & comme vous l’avez dit, on augmente sa force en reconnaissant sa foiblesse. Mais, si l’on abuse de l’oraison & qu’on devienne mystique, on se perd à force de s’élever; en cherchant la grâce, on renonce à la raison; pour obtenir un don du ciel, on en foule aux pieds un autre; en s’obstinant à vouloir qu’il nous éclaire, on s’ôte les lumieres qu’il nous a données. Qui sommes-nous pour vouloir forcer Dieu de faire un miracle?
Vous le savez; il n’y a rien de bien qui n’ait un excès blâmable, même la dévotion qui tourne en délire. La vôtre est trop pure pour arriver jamais à ce point; mais l’exces qui produit l’égarement commence avant lui, & c’est de ce premier terme que vous avez à vous défier. Je vous ai souvent entendue blâmer les extases des ascétiques; savez-vous comment elles viennent? En prolongeant le tems qu’on donne à la priere plus que ne le permet la foiblesse humaine. Alors l’esprit s’épuise, l’imagination s’allume & donne des visions; on devient inspiré, prophete & il n’y a plus ni sens ni génie qui garantisse du fanatisme. Vous vous enfermez fréquemment dans votre cabinet, vous vous recueillez, vous priez sans cesse; vous ne voyez pas encore les Piétistes,* [*Sorte de foux qui avoient la fantaisie d’être Chrétiens & de suivre l’Evangile à la lettre: à peu près comme sont aujourd’hui les Méthodistes en Angleterre, les Moraves en Allemagne, les Jansénistes en France; excepté pourtant qu’il ne manque à ces derniers que d’être les maitres, pour être plus & plus intolérans que leurs ennemis.] mais vous [423] lisez leurs livres. Je n’ai jamais blâmé votre goût pour les écrits du bon Fénelon: mais que faites-vous de ceux de sa disciple? Vous lisez Muralt: je le lis aussi; mais je choisis ses Lettres & vous choisissez son Instinct divin. Voyez comment il a fini, déplorez les égaremens de cet homme sage & songez à vous. Femme pieuse, & chrétienne, allez-vous n’être plus qu’une dévote?
Chere & respectable amie, je reçois vos avis avec la docilité d’une enfant & vous donne les miens avec le zele d’un pere. Depuis que la vertu, loin de rompre nos liens, les a rendus indissolubles, ses devoirs se confondent avec les droits de l’amitié. Les mêmes leçons nous conviennent, le même intérêt nous conduit. Jamais nos coeurs ne se parlent, jamais nos yeux ne se rencontrent, sans offrir à tous deux un objet d’honneur, & de gloire qui nous éleve conjointement; & la perfection de chacun de nous importera toujours à l’autre. Mais si les délibérations sont communes, la décision ne l’est pas; elle appartient à vous seule. O vous qui fîtes toujours mon sort, ne cessez point d’en être l’arbitre; pesez mes réflexions, prononcez: quoi que vous ordonniez de moi, je me soumets; je serai digne au moins que vous ne cessiez pas de me conduire. Dussé-je ne vous plus revoir, vous me serez toujours présente, vous présiderez toujours à mes actions; dussiez-vous m’ôter l’honneur d’élever vos enfans, vous ne m’ôterez point les vertus que je tiens de vous; ce sont les enfans de votre ame, la [424] mienne les adopte & rien ne les lui peut ravir.
Parlez-moi sans détour, Julie. A présent que je vous ai bien expliqué ce que je sens & ce que je pense, dites-moi ce qu’il faut que je fasse. Vous savez à quel point mon sort est lié à celui de mon illustre ami. Je ne l’ai point consulté dans cette occasion; je ne lui ai montré ni cette lettre ni la vôtre. S’il apprend que vous désapprouviez son projet, ou plutôt celui de votre époux, il le désapprouvera lui-même; & je suis bien éloigné d’en vouloir tirer une objection contre vos scrupules; il convient seulement qu’il les ignore jusqu’à votre entiere décision. En attendant je trouverai, pour différer notre départ, des prétextes qui pourront le surprendre, mais auxquels il acquiescera sûrement. Pour moi, j’aime mieux ne vous plus voir que de vous revoir pour vous dire un nouvel adieu. Apprendre à vivre chez vous en étranger est une humiliation que je n’ai pas méritée.
LETTRE VIII.
MDE. DE WOLMAR A SAINT PREUX
He bien! ne voilà-t-il pas encore votre imagination effarouchée? & sur quoi, je vous prie? Sur les plus vrais témoignages d’estime & d’amitié que vous ayez jamais reçus de moi; sur les paisibles réflexions que le soin de votre vrai bonheur m’inspire; sur la proposition la plus obligeante, la plus avantageuse, la plus honorable qui vous ait jamais été faite, sur l’empressement, indiscret peut-être, de vous unir à ma famille par des noeuds indissolubles; sur le désir de faire mon allié, mon parent, d’un ingrat qui croit ou qui feint de croire que je ne veux plus de lui pour ami. Pour vous tirer de l’inquiétude où vous paraissez être, il ne faloit que prendre ce que je vous écris dans son sens le plus naturel. Mais il y a long-tems que vous aimez à vous tourmenter par vos injustices. Votre lettre est, comme votre vie, sublime & rampante, pleine de force & de puérilités. Mon cher philosophe, ne cesserez-vous jamais d’être enfant?
Où avez-vous donc pris que je songeasse à vous imposer des lois, à rompre avec vous & pour me servir de vos termes, à vous renvoyer au bout du monde? De bonne foi, trouvez-vous là l’esprit de ma lettre? Tout au contraire: en jouissant d’avance du plaisir de vivre avec vous, j’ai craint les inconvéniens qui pouvoient le troubler; je me [426] suis occupée des moyens de prévenir ces inconvéniens d’une maniere agréable & douce, en vous faisant un sort digne de votre mérite & de mon attachement pour vous. Voilà tout mon crime: il n’y avoit pas là, ce me semble, de quoi vous alarmer si fort.
Vous avez tort, mon ami, car vous n’ignorez pas combien vous m’êtes cher; mais vous aimez à vous le faire redire; & comme je n’aime guere moins à le répéter, il vous est aisé d’obtenir ce que vous voulez sans que la plainte & l’humeur s’en mêlent.
Soyez donc bien sûr que si votre séjour ici vous est agréable, il me l’est tout autant qu’à vous & que, de tout ce que M. de Wolmar a fait pour moi, rien ne m’est plus sensible que le soin qu’il a pris de vous appeler dans sa maison & de vous mettre en état d’y rester. J’en conviens avec plaisir, nous sommes utiles l’un à l’autre. Plus propres à recevoir de bons avis qu’à les prendre de nous-mêmes, nous avons tous deux besoin de guides. & qui saura mieux ce qui convient à l’un, que l’autre qui le connaît si bien? Qui sentira mieux le danger de s’égarer par tout ce que coûte un retour pénible? Quel objet peut mieux nous rappeler ce danger? Devant qui rougirions-nous autant d’avilir un si grand sacrifice? après avoir rompu de tels liens, ne devons-nous pas à leur mémoire de ne rien faire d’indigne du motif qui nous les fit rompre? Oui, c’est une fidélité que je veux vous garder toujours de vous prendre à témoin de toutes les actions de ma vie & de vous dire, à chaque sentiment qui m’anime: Voilà ce que je vous ai préféré! Ah! mon [427] ami, je sais rendre honneur à ce que mon coeur a si bien senti. Je puis être foible devant toute la terre, mais je réponds de moi devant vous.
C’est dans cette délicatesse qui survit toujours au véritable amour, plutôt que dans les subtiles distinctions de M. de Wolmar, qu’il faut chercher la raison de cette élévation d’âme & de cette force intérieure que nous éprouvons l’un près de l’autre & que je crois sentir comme vous. Cette explication du moins est plus naturelle, plus honorable à nos coeurs que la sienne & vaut mieux pour s’encourager à bien faire; ce qui suffit pour la préférer. Ainsi, croyez que, loin d’être dans la disposition bizarre où vous me supposez, celle où je suis est directement contraire; que s’il faloit renoncer au projet de nous réunir, je regarderais ce changement comme un grand malheur pour vous, pour moi, pour mes enfans & pour mon mari même, qui, vous le savez, entre pour beaucoup dans les raisons que j’ai de vous désirer ici. Mais, pour ne parler que de mon inclination particuliere, souvenez vous du moment de votre arrivée: marquai-je moins de joie à vous voir que vous n’en eûtes en m’abordant? Vous a-t-il paru que votre séjour à Clarens me fût ennuyeux ou pénible? Avez-vous jugé que je vous en visse partir avec plaisir? Faut-il aller jusqu’au bout & vous parler avec ma franchise ordinaire? Je vous avouerai sans détour que les six derniers mois que nous avons passés ensemble ont été le tems le plus doux de ma vie & que j’ai goûté dans ce court espace tous les biens dont ma sensibilité m’ait fourni l’idée.
[428] Je n’oublierai jamais un jour de cet hier, où, après avoir fait en commun la lecture de vos voyages & celle des aventures de votre ami, nous soupâmes dans la salle d’Apollon & où, songeant à la félicité que Dieu m’envoyoit en ce monde, je vis tout autour de moi mon pere, mon mari, mes enfans, ma cousine, Milord Edouard, vous, sans compter la Fanchon qui ne gâtoit rien au tableau & tout cela rassemblé pour l’heureuse Julie. Je me disais: Cette petite chambre contient tout ce qui est cher à mon coeur & peut-être tout ce qu’il y a de meilleur sur la terre; je suis environnée de tout ce qui m’intéresse; tout l’univers est ici pour moi; je jouis à la fois de l’attachement que j’ai pour mes amis, de celui qu’ils me rendent, de celui qu’ils ont l’un pour l’autre; leur bienveillance mutuelle ou vient de moi ou s’y rapporte; je ne vois rien qui n’étende mon être & rien qui le devise; il est dans tout ce qui m’environne, il n’en reste aucune portion loin de moi; mon imagination n’a plus rien à faire, je n’ai rien à désirer; sentir & jouir sont pour moi la même chose; je vis à la fois dans tout ce que j’aime, je me rassasie de bonheur & de vie. O mort! viens quand tu voudras, je ne te crains plus, j’ai vécu, je t’ai prévenue; je n’ai plus de nouveaux sentimens à connaître, tu n’as plus rien à me dérober.
Plus j’ai senti le plaisir de vivre avec vous, plus il m’étoit doux d’y compter & plus aussi tout ce qui pouvoit troubler ce plaisir m’a donné d’inquiétude. Laissons un moment à part cette morale craintive & cette prétendue [429] dévotion que vous me reprochez; convenez du moins que tout le charme de la société qui régnoit entre nous est dans cette ouverture de coeur qui met en commun tous les sentimens, toutes les pensées & qui fait que chacun se sentant tel qu’il doit être se montre à tous tel qu’il est. Supposez un moment quelque intrigue secrete, quelque liaison qu’il faille cacher, quelque raison de réserve & de mystere; à l’instant tout le plaisir de se voir s’évanouit, on est contraint l’un devant l’autre, on cherche à se dérober, quand on se rassemble on voudroit se fuir; la circonspection; la bienséance, amenent la défiance & le dégoût. Le moyen d’aimer long-tems ceux qu’on craint! On se devient importun l’un à l’autre... Julie importune!... importune à son ami!... non; non, cela ne sauroit être; on n’a jamais de maux à craindre que ceux qu’on peut supporter.
En vous exposant naïvement mes scrupules, je n’ai point prétendu changer vos résolutions, mais les éclairer, de peur que, prenant un parti dont nous n’auriez pas prévu toutes les suites, vous n’eussiez peut-être à vous en repentir quand vous n’oseriez plus vous en dédire. A l’égard des craintes que M. de Wolmar n’a pas eues, ce n’est pas à lui de les avoir, c’est à vous: nul n’est juge du danger qui vient de vous que vous-même. Réfléchissez-y bien, puis dites-moi qu’il n’existe pas & je n’y pense plus: car je connois votre droiture & ce n’est pas de vos intentions que je me défie. Si votre coeur est capable d’une faute imprévue, tres sûrement le mal prémédité n’en approcha [430] jamais. C’est ce qui distingue l’homme fragile du méchant homme.
D’ailleurs, quand mes objections auroient plus de solidité que je n’aime à le croire, pourquoi mettre d’abord la chose au pis comme vous faites? Je n’envisage point les précautions à prendre aussi séverement que vous. S’agit-il pour cela de rompre aussi-tôt tous vos projets & de nous fuir pour toujours? Non, mon aimable ami, de si tristes ressources ne sont point nécessaires. Encore enfant par la tête, vous êtes déjà vieux par le coeur. Les grandes passions usées dégoûtent des autres; la paix de l’ame qui leur succede est le seul sentiment qui s’accroît par la jouissance. Un coeur sensible craint le repos qu’il ne connaît pas: qu’il le sente une fois, il ne voudra plus le perdre. En comparant deux états si contraires, on apprend à préférer le meilleur; mais pour les comparer il les faut connaître. Pour moi, je vois le moment de votre sûreté plus près peut-être que vous ne le voyez vous-même. Vous avez trop senti pour sentir long-tems; vous avez trop aimé pour ne pas devenir indifférent: on ne rallume plus la cendre qui sort de la fournaise, mais il faut attendre que tout soit consumé. Encore quelques années d’attention sur vous-même & vous n’avez plus de risque à courir.
Le sort que je voulois vous faire eût anéanti ce risque; mais, indépendamment de cette considération, ce sort étoit assez doux pour devoir être envié pour lui-même; & si votre délicatesse vous empêche d’oser y prétendre, je n’ai [431] pas besoin que vous me disiez ce qu’une telle retenue a pu vous coûter. Mais j’ai peur qu’il ne se mêle à vos raisons des prétextes plus spécieux que solides; j’ai peur qu’en vous piquant de tenir des engagemens dont tout vous dispense & qui n’intéressent plus personne, vous ne vous fassiez une fausse vertu de je ne sais quelle vaine constance plus à blâmer qu’à louer, & désormois tout-à-fait déplacée. Je vous l’ai déjà dit autrefois, c’est un second crime de tenir un serment criminel; si le vôtre ne l’étoit pas, il l’est devenu; c’en est assez pour l’annuller. La promesse qu’il faut tenir sans cesse est celle d’être honnête homme & toujours ferme dans son devoir; changer quand il change, ce n’est pas légereté, c’est constance. Vous fîtes bien, peut-être, alors de promettre ce que vous feriez mal aujourd’hui de tenir. Faites dans tous les tems ce que la vertu demande, vous ne vous démentirez jamais.
Que s’il y a parmi vos scrupules quelque objection solide, c’est ce que nous pourrons examiner à loisir. En attendant, je ne suis pas trop fâchée que vous n’ayez pas saisi mon idée avec la même avidité que moi, afin que mon étourderie vous soit moins cruelle, si j’en ai fait une. J’avois médité ce projet durant l’absence de ma cousine. Depuis son retour & le départ de ma lettre, ayant eu avec elle quelques conversations générales sur un second mariage, elle m’en a paru si éloignée, que, malgré tout le penchant que je lui connois pour vous, je craindrois qu’il ne falût user de plus d’autorité qu’il ne me convient, pour vaincre sa répugnance, même en votre faveur; car il est point [432] où l’empire de l’amitié doit respecter celui des inclinations & les principes que chacun se fait sur des devoirs arbitraires en eux-mêmes, mais relatifs à l’état du coeur qui se les impose.
Je vous avoue pourtant que je tiens encore à mon projet: il nous convient si bien à tous, il vous tireroit si honorablement de l’état précaire où vous vivez dans le monde, il confondroit tellement nos intérêts, il nous feroit un devoir si naturel de cette amitié qui nous est si douce, que je n’y puis renoncer tout-à-fait. Non, mon ami, vous ne m’appartiendrez jamais de trop près; ce n’est pas même assez que vous soyez mon cousin; ah! je voudrois que vous fussiez mon frere.
Quoi qu’il en soit de toutes ces idées, rendez plus de justice à mes sentimens pour vous. Jouissez sans réserve de mon amitié, de ma confiance, de mon estime. Souvenez-vous que je n’ai plus rien à vous prescrire & que je ne crois point en avoir besoin. Ne m’ôtez pas le droit de vous donner des conseils, mais n’imaginez jamais que j’en fasse des ordres. Si vous sentez pouvoir habiter Clarens sans danger, venez-y, demeurez-y; j’en serai charmée. Si vous croyez devoir donner encore quelques années d’absence aux restes toujours suspects d’une jeunesse impétueuse, écrivez-moi souvent, venez nous voir quand vous voudrez; entretenons la correspondance la plus intime. Quelle peine n’est pas adoucie par cette consolation! Quel éloignement ne supporte-t-on pas par l’espoir de finir ses jours ensemble! Je ferai plus; je suis prête à vous confier un de mes [433] enfans; je le croirai mieux dans vos mains que dans les miennes: quand vous me le ramenerez, je ne sais duquel des deux le retour me touchera le plus. Si, tout-à-fait devenu raisonnable, vous bannissez enfin vos chimeres & voulez mériter ma cousine, venez, aimez-la, servez-la, achevez de lui plaire; en vérité, je crois que vous avez déjà commencé; triomphez de son coeur & des obstacles qu’il vous oppose, je vous aiderai de tout mon pouvoir. Faites enfin le bonheur l’un de l’autre & rien ne manquera plus au mien. Mais quelque parti que vous puissiez prendre, après y avoir sérieusement pensé, prenez-le en toute assurance & n’outragez plus votre amie en l’accusant de se défier de vous.
A force de songer à vous je m’oublie. Il faut pourtant que mon tour vienne; car vous faites avec vos amis dans la dispute comme avec votre adversaire aux échecs, vous attaquez en vous défendant. Vous vous excusez d’être philosophe en m’accusant d’être dévote; c’est comme si j’avois renoncé au vin lorsqu’il vous eut enivré. Je suis donc dévote à votre compte, ou prête à le devenir? Soit: les dénominations méprisantes changent-elles la nature des choses? Si la dévotion est bonne, où est le tort d’en avoir? Mais peut-être ce mot est-il trop bas pour vous. La dignité philosophique dédaigne un culte vulgaire; elle veut servir Dieu plus noblement; elle porte jusqu’au Ciel même ses prétentions & sa fierté. O mes pauvres philosophes!... Revenons à moi.
J’aimai la vertu des mon enfance & cultivai ma raison [434] dans tous les tems. Avec du sentiment & des lumieres, j’ai voulu me gouverner & je me suis mal conduite. Avant de m’ôter le guide que j’ai choisi, donnez-m’en quelque autre sur lequel je puisse compter. Mon bon ami, toujours de l’orgueil, quoi qu’on fasse! c’est lui qui vous éleve & c’est lui qui m’humilie. Je crois valoir autant qu’une autre & mille autres ont vécu plus sagement que moi. Elles avoient donc des ressources que je n’avois pas. Pourquoi, me sentant bien née, ai-je eu besoin de cacher ma vie? Pourquoi haissais-je le mal que j’ai fait malgré moi? Je ne connaissois que ma force; elle n’a pu me suffire. Toute la résistance qu’on peut tirer de soi, je crois l’avoir faite & toutefois j’ai succombé. Comment font celles qui résistent? Elles ont un meilleur appui.
Apres l’avoir pris à leur exemple, j’ai trouvé dans ce choix un autre avantage auquel je n’avais pas pensé. Dans le regne des passions, elles aident à supporter les tourmens qu’elles donnent; elles tiennent l’espérance à côté du désir. Tant qu’on désire on peut se passer d’être heureux; on s’attend à le devenir: si le bonheur ne vient point, l’espoir se prolonge & le charme de l’illusion dure autant que la passion qui le cause. Ainsi cet état se suffit à lui-même & l’inquiétude qu’il donne est une sorte de jouissance qui supplée à la réalité, qui vaut mieux peut-être. Malheur à qui n’a plus rien à désirer! il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possede. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espere & l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux. En effet, l’homme, avide & borné, fait pour tout vouloir [435] & peu obtenir, a reçu du Ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu’il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent & sensible, qui le lui livre en quelque sorte & pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l’objet même; rien n’embellit plus cet objet aux yeux du possesseur; on ne se figure point ce qu’on voit; l’imagination ne pare plus rien de ce qu’on possede, l’illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimeres est en ce monde le seul digne d’être habité & tel est le néant des choses humaines, qu’hors* [*Il faloit, que hors & surement Mde. de Wolmar ne l’ignoroit pas. Mais outre les fautes qui lui échappoient par ignorances ou par inadvertance, il paroît qu’elle avoit l’oreille trop délicate pour s’asservir toujours aux regles mêmes qu’elle savoit. On peut employer un style plus pur, mais non pas plus doux ni plus harmonieux que le sien.] l’Etre existant par lui-même il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas.
Si cet effet n’a pas toujours lieu sur les objets particuliers de nos passions, il est infaillible dans le sentiment commun qui les comprend toutes. Vivre sans peine n’est pas un état d’homme; vivre ainsi c’est être mort. Celui qui pourroit tout sans être Dieu seroit une misérable créature; il seroit privé du plaisir de désirer; toute autre privation seroit plus supportable.* [*D’où il suit que tout Prince qui aspire au despotisme, aspire à l’honneur de mourir d’ennui. Dans tous les Royaumes du monde, cherchez-vous l’homme le plus ennuyé du pays? Allez toujours directement au Souverain; sur-tout s’il est tres-absolu. C’est bien la piene de faire tant de misérables! ne sauroit-il s’ennuyer à moindres frais?]
[436] Voilà ce que j’éprouve en partie depuis mon mariage, & depuis votre retour. Je ne vois partout que sujets de contentement & je ne suis pas contente; une langueur secrete s’insinue au fond de mon coeur; je le sens vide & gonflé, comme vous disiez autrefois du vôtre; l’attachement que j’ai pour tout ce qui m’est cher ne suffit pas pour l’occuper; il lui reste une force inutile dont il ne soit que faire. Cette peine est bizarre, j’en conviens; mais elle n’est pas moins réelle. Mon ami, je suis trop heureuse; le bonheur m’ennuie.* [*Quoi Julie! aussi des contradictions! Ah! je crains bien, charmante dévote, que vous ne soyez pas, non plus, trop d’accord avec vous-même! Au reste, j’avoue que cette lettre me paroît le chant du cygne.]
Concevez-vous quelque remede à ce dégoût du bien-être? Pour moi, je vous avoue qu’un sentiment si peu raisonnable & si peu volontaire a beaucoup ôté du prix que je donnois à la vie; & je n’imagine pas quelle sorte de charme on y peut trouver, qui me manque ou qui me suffise. Une autre sera-t-elle plus sensible que moi? Aimera-t-elle mieux son pere, son mari, ses enfans, ses amis, ses proches? En sera-t-elle mieux aimée? Menera-t-elle une vie plus de son goût? Sera-t-elle plus libre d’en choisir une autre? Jouira-t-elle d’une meilleure santé? Aura-t-elle plus de ressources contre l’ennui, plus de liens qui l’attachent au monde? & toutefois j’y vis inquiete; mon coeur ignore ce qui lui manque; il désire sans savoir quoi.
Ne trouvant donc rien ici-bas qui lui suffise, mon ame [437] avide cherche ailleurs de quoi la remplir: en s’élevant à la source du sentiment & de l’être, elle y perd sa sécheresse & sa langueur; elle y renaît, elle s’y ranime, elle y trouve un nouveau ressort, elle y puise une nouvelle vie; elle y prend une autre existence qui ne tient point aux passions du corps; ou plutôt elle n’est plus en moi-même, elle est toute dans l’Etre immense qu’elle contemple & dégagée un moment de ses entraves, elle se console d’y rentrer par cet essai d’un état plus sublime qu’elle espere être un jour le sien.
Vous souriez; je vous entends, mon bon ami; j’ai prononcé mon propre jugement en blâmant autrefois cet état d’oraison que je confesse aimer aujourd’hui. A cela je n’ai qu’un mot à vous dire, c’est que je ne l’avois pas éprouvé. Je ne prétends pas même le justifier de toutes manieres. Je ne dis pas que ce goût sait sage; je dis seulement qu’il est doux, qu’il supplée au sentiment du bonheur qui s’épuise, qu’il remplit le vide de l’ame, qu’il jette un nouvel intérêt sur la vie passée à le mériter. S’il produit quelque mal, il faut le rejeter sans doute; s’il abuse le coeur par une fausse jouissance, il faut encore le rejeter. Mais enfin lequel tient le mieux à la vertu, du philosophe avec ses grands principes, ou du chrétien dans sa simplicité? Lequel est le plus heureux des ce monde, du sage avec sa raison, ou du dévot dans son délire? Qu’ai-je besoin de penser, d’imaginer, dans un moment où toutes mes facultés sont aliénées? L’ivresse a ses plaisirs, disiez-vous: eh bien! ce délire en est une. Ou laissez-moi dans cet état qui m’est [438] agréable, ou montrez-moi comment je puis être mieux.
J’ai blâmé les extases des mystiques. Je les blâme encore quand elles nous détachent de nos devoirs & que, nous dégoûtant de la vie active par les charmes de la contemplation, elles nous menent à ce quiétisme dont vous me croyez si proche & dont je crois être aussi loin que vous.
Servir Dieu, ce n’est point passer sa vie à genoux dans un oratoire, je le sais bien; c’est remplir sur la terre les devoirs qu’il nous impose; c’est faire en vue de lui plaire tout ce qui convient à l’état où il nous a mis: ...
il cor gradisce;
E serve a lui chi’l suo dover compisce.*
[*Le coeur lui suffit & qui fait son devoir le prie. METAST.]
Il faut premierement faire ce qu’on doit & puis prier quand on le peut; voilà la regle que je tâche de suivre. Je ne prends point le recueillement que vous me reprochez comme une occupation, mais comme une récréation; & je ne vois pas pourquoi parmi les plaisirs qui sont à ma portée, je m’interdirois le plus sensible & le plus innocent de tous.
Je me suis examinée avec plus de soin depuis votre lettre; j’ai étudié les effets que produit sur mon ame ce penchant qui semble si fort vous déplaire & je n’y sais rien voir jusqu’ici qui me fasse craindre, au moins sitôt, l’abus d’une dévotion mal entendue.
Premierement, je n’ai point pour cet exercice un goût [439] trop vif qui me fasse souffrir quand j’en suis privée, ni qui me donne de l’humeur quand on m’en distrait. Il ne me donne point non plus de distractions dans la journée & ne jette ni dégoût ni impatience sur la pratique de mes devoirs. Si quelquefois mon cabinet m’est nécessaire, c’est quand quelque émotion m’agite, & que je serois moins bien partout ailleurs: c’est là que, rentrant en moi-même, j’y retrouve le calme de la raison. Si quelque souci me trouble, si quelque peine m’afflige, c’est là que je les vais déposer. Toutes ces miseres s’évanouissent devant un plus grand objet. En songeant à tous les bienfaits de la Providence, j’ai honte d’être sensible à de si faibles chagrins & d’oublier de si grandes grâces. Il ne me faut des séances ni fréquentes ni longues. Quand la tristesse m’y suit malgré moi, quelques pleurs versés devant celui qui console soulagent mon coeur à l’instant. Mes réflexions ne sont jamais ameres ni douloureuses; mon repentir même est exempt d’alarmes. Mes fautes me donnent moins d’effroi que de honte; j’ai des regrets & non des remords. Le Dieu que je sers est un Dieu clément, un pere: ce qui me touche est sa bonté; elle efface à mes yeux tous ses autres attributs; elle est le seul que je conçois. Sa puissance m’étonne, son immensité me confond, sa justice... Il a fait l’homme foible; puisqu’il est juste, il est clément. Le Dieu vengeur est le Dieu des méchants: je ne puis ni le craindre pour moi ni l’implorer contre un autre. O Dieu de paix, Dieu de bonté, c’est toi que j’adore! c’est de toi, je le sens, que je suis l’ouvrage; & j’espere te retrouver [440] au dernier jugement tel que tu parles à mon coeur durant ma vie.
Je ne saurois vous dire combien ces idées jettent de douceur sur mes jours & de joie au fond de mon coeur. En sortant de mon cabinet ainsi disposée, je me sens plus légere & plus gaie; toute la peine s’évanouit, tous les embarras disparaissent; rien de rude, rien d’anguleux; tout devient facile & coulant, tout prend à mes yeux une face plus riante; la complaisance ne me coûte plus rien; j’en aime encore mieux ceux que j’aime & leur en suis plus agréable. Mon mari même en est plus content de mon humeur. La dévotion, prétend-il, est un opium pour l’ame; elle égaye, anime & soutient quand on en prend peu; une trop forte dose endort, ou rend furieux, ou tue. j’espere ne pas aller jusque-là.
Vous voyez que je ne m’offense pas de ce titre de dévote autant peut-être que vous l’auriez voulu, mais je ne lui donne pas non plus tout le prix que vous pourriez croire. Je n’aime point, par exemple, qu’on affiche cet état par un extérieur affecté & comme une espece d’emploi qui dispense de tout autre. Ainsi cette Madame Guyon dont vous me parlez eût mieux fait, ce me semble, de remplir avec soin ses devoirs de mere de famille, d’élever chrétiennement ses enfans, de gouverner sagement sa maison, que d’aller composer des livres de dévotion, disputer avec des évêques & se faire mettre à la Bastille pour des rêveries où l’on ne comprend rien. Je n’aime pas non plus ce langage mystique & figuré qui nourrit le coeur des chimeres [441] de l’imagination & substitue au véritable amour de Dieu des sentimens imités de l’amour terrestre & trop propres à le réveiller. Plus on a le coeur tendre & l’imagination vive, plus on doit éviter ce qui tend à les émouvoir; car enfin, comment voir les rapports de l’objet mystique, si l’on ne voit aussi l’objet sensuel & comment une honnête femme ose-t-elle imaginer avec assurance des objets qu’elle n’oseroit regarder? * [*Cette objection me paroît tellement solide & sans réplique, que si j’avois le moindre pouvoir dans l’église, je l’emploierois à faire retrancher de nos livres sacrés le Cantique des Cantiques & j’aurois bien du regret d’avoir attendu si tard.]
Mais ce qui m’a donné le plus d’éloignement pour les dévots de profession, c’est cette âpreté de moeurs qui les rend insensibles à l’humanité, c’est cet orgueil excessif qui leur fait regarder en pitié le reste du monde. Dans leur élévation sublime, s’ils daignent s’abaisser à quelque acte de bonté, c’est d’une maniere si humiliante, ils plaignent les autres d’un ton si cruel, leur justice est si rigoureuse, leur charité est si dure, leur zele est si amer, leur mépris ressemble si fort à la haine, que l’insensibilité même des gens du monde est moins barbare que leur commisération. L’amour de Dieu leur sert d’excuse pour n’aimer personne, ils ne s’aiment pas même l’un l’autre; vit-on jamais d’amitié véritable entre les dévots? Mais plus ils se détachent des hommes, plus ils en exigent & l’on diroit qu’ils ne s’élevent à Dieu que pour exercer son autorité sur la terre.
[442] Je me sens pour tous ces abus une aversion qui doit naturellement m’en garantir: si j’y tombe, ce sera sûrement sans le vouloir & j’espere de l’amitié de tous ceux qui m’environnent que ce ne sera pas sans être avertie. Je vous avoue que j’ai été long-tems sur le sort de mon mari d’une inquiétude qui m’eût peut-être altéré l’humeur à la longue. Heureusement la sage lettre de Milord Edouard à laquelle vous me renvoyez avec grande raison, ses entretiens consolants & sensés, les vôtres, ont tout-à-fait dissipé ma crainte & changé mes principes. Je vois qu’il est impossible que l’intolérance n’endurcisse l’ame. Comment chérir tendrement les gens qu’on réprouve? Quelle charité peut-on conserver parmi des damnés? Les aimer, ce seroit hair Dieu qui les punit. Voulons-nous donc être humains? Jugeons les actions & non pas les hommes; n’empiétons point sur l’horrible fonction des démons; n’ouvrons point si légerement l’enfer à nos freres. Eh! s’il étoit destiné pour ceux qui se trompent, quel mortel pourroit l’éviter?
O mes amis, de quel poids vous avez soulagé mon coeur! En m’apprenant que l’erreur n’est point un crime, vous m’avez délivrée de mille inquiétans scrupules. Je laisse la subtile interprétation des dogmes que je n’entends pas. Je m’en tiens aux vérités lumineuses qui frappent mes yeux & convainquent ma raison, aux vérités de pratique qui m’instruisent de mes devoirs. Sur tout le reste j’ai pris pour regle votre ancienne réponse à M. de Wolmar.* [*Voyez V. Partie Lett III.] Est-on [443] maître de croire ou de ne pas croire? Est-ce un crime de n’avoir pas sçu bien argumenter? Non: la conscience ne nous dit point la vérité des choses, mais la regle de nos devoirs; elle ne nous dicte point ce qu’il faut penser, mais ce qu’il faut faire; elle ne nous apprend point à bien raisonner, mais à bien agir. En quoi mon mari peut-il être coupable devant Dieu? Détourne-t-il les yeux de lui? Dieu lui-même a voilé sa face. Il ne fuit point la vérité, c’est la vérité qui le fuit. L’orgueil ne le guide point; il ne veut égarer personne, il est bien aise qu’on ne pense pas comme lui. Il aime nos sentimens, il voudroit les avoir, il ne peut; notre espoir, nos consolations, tout lui échappe. Il fait le bien sans attendre de récompense; il est plus vertueux, plus désintéressé que nous. Hélas! il est à plaindre; mais de quoi sera-t-il puni? Non, non: la bonté, la droiture, les moeurs, l’honnêteté, la vertu, voilà ce que le Ciel exige & qu’il récompense, voilà le véritable culte que Dieu veut de nous & qu’il reçoit de lui tous les jours de sa vie. Si Dieu juge la foi par les oeuvres, c’est croire en lui que d’être homme de bien. Le vrai chrétien c’est l’homme juste; les vrais incrédules sont les méchants.
Ne soyez donc pas étonné, mon aimable ami, si je ne dispute pas avec vous sur plusieurs poins de votre lettre où nous ne sommes pas de même avis. Je sais trop bien ce que vous êtes pour être en peine de ce que vous croyez. Que m’importent toutes ces questions oiseuses sur la liberté? Que je sois libre de vouloir le bien par moi-même, ou que [444] j’obtienne en priant cette volonté, si je trouve enfin le moyen de bien faire, tout cela ne revient-il pas au même? Que je me donne ce qui me manque en le demandant, ou que Dieu l’accorde à ma priere, s’il faut toujours pour l’avoir que je le demande, ai-je besoin d’autre éclaircissement? Trop heureux de convenir sur les poins principaux de notre croyance, que cherchons-nous au delà? Voulons-nous pénétrer dans ces abîmes de métaphysique qui n’ont ni fond ni rive & perdre à disputer sur l’essence divine ce tems si court qui nous est donné pour l’honorer? Nous ignorons ce qu’elle est, mais nous savons qu’elle est; que cela nous suffise; elle se fait voir dans ses oeuvres, elle se fait sentir au dedans de nous. Nous pouvons bien disputer contre elle, mais non pas la méconnoître de bonne foi. Elle nous a donné ce degré de sensibilité qui l’aperçoit & la touche; plaignons ceux à qui elle ne l’a pas départi, sans nous flatter de les éclairer à son défaut. Qui de nous fera ce qu’elle n’a pas voulu faire? Respectons ses décrets en silence & faisons notre devoir; c’est le meilleur moyen d’apprendre le leur aux autres.
Connaissez-vous quelqu’un plus plein de sens & de raison que M. de Wolmar? Quelqu’un plus sincere, plus droit, plus juste, plus vrai, moins livré à ses passions, qui ait plus à gagner à la justice divine & à l’immortalité de l’âme? Connaissez-vous un homme plus fort, plus élevé, plus grand, plus foudroyant dans la dispute, que Milord Edouard, plus digne par sa vertu de défendre la cause de Dieu, plus certain de son existence, plus pénétré de sa majesté suprême, plus zélé pour sa gloire & plus fait pour la soutenir? [445] Vous avez vu ce qui s’est passé durant trois mois à Clarens; vous avez vu deux hommes pleins d’estime & de respect l’un pour l’autre, éloignés par leur état & par leur goût des pointilleries de college, passer un hiver entier à chercher dans des disputes sages & paisibles, mais vives & profondes, à s’éclairer mutuellement, s’attaquer, se défendre se saisir par toutes les prises que peut avoir l’entendement humain & sur une matiere où tous deux, n’ayant que le même intérêt, ne demandoient pas mieux que d’être d’accord.
Qu’est-il arrivé? Ils ont redoublé d’estime l’un pour l’autre, mais chacun est resté dans son sentiment. Si cet exemple ne guérit pas à jamais un homme sage de la dispute, l’amour de la vérité ne le touche guere; il cherche à briller.
Pour moi, j’abandonne à jamais cette arme inutile & j’ai résolu de ne plus dire à mon mari un seul mot de religion que quand il s’agira de rendre raison de la mienne. Non que l’idée de la tolérance divine m’ait rendue indifférente sur le besoin qu’il en a. Je vous avoue même que, tranquillisée sur son sort à venir, je ne sens point pour cela diminuer mon zele pour sa conversion. Je voudrois au prix de mon sang le voir une fois convaincu; si ce n’est pour son bonheur dans l’autre monde, c’est pour son bonheur dans celui-ci. Car de combien de douceurs n’est-il point privé! Quel sentiment peut le consoler dans ses peines? Quel spectateur anime les bonnes actions qu’il fait en secret? Quelle voix peut parler au fond de son âme? Quel prix peut-il attendre de sa vertu? Comment doit-il envisager la mort? Non, je l’espere, il ne l’attendra pas dans cet état horrible. Il me reste une ressource [446] pour l’en tirer & j’y consacre le reste de ma vie; ce n’est plus de le convaincre, mais de le toucher; c’est de lui montrer un exemple qui l’entraîne & de lui rendre la religion si aimable qu’il ne puisse lui résister. Ah! mon ami, quel argument contre l’incrédule que la vie du vrai chrétien! Croyez-vous qu’il y ait quelque ame à l’épreuve de celui-là? Voilà désormois la tâche que je m’impose; aidez-moi tous à la remplir. Wolmar est froid, mais il n’est pas insensible. Quel tableau nous pouvons offrir à son coeur, quand ses amis, ses enfans, sa femme, concourront tous à l’instruire en l’édifiant! quand, sans lui prêcher Dieu dans leurs discours, ils le lui montreront dans les actions qu’il inspire, dans les vertus dont il est l’auteur, dans le charme qu’on trouve à lui plaire! quand il verra briller l’image du Ciel dans sa maison! quand cent fois le jour il sera forcé de se dire: Non, l’homme n’est pas ainsi par lui-même, quelque chose de plus qu’humain regne ici!
Si cette entreprise est de votre goût, si vous vous sentez digne d’y concourir, venez; passons nos jours ensemble & ne nous quittons plus qu’à la mort. Si le projet vous déplaît ou vous épouvante, écoutez votre conscience, elle vous dicte votre devoir. Je n’ai rien de plus à vous dire.
Selon ce que Milord Edouard nous marque, je vous attends tous deux vers la fin du mois prochain. Vous ne reconnaîtrez pas votre appartement; mais dans les changemens qu’on y a faits, vous reconnaîtrez les soins, & le coeur d’une bonne amie qui s’est fait un plaisir de l’orner. Vous y trouverez aussi un petit assortiment de livres qu’elle a choisis à Geneve, meilleurs & de meilleur goût que l’Adone, quoiqu’il y soit aussi [447] par plaisanterie. Au reste; soyez discret; car, comme elle ne veut pas que vous sachiez que tout cela vient d’elle, je me dépêche de vous l’écrire avant qu’elle me défende de vous en parler.
Adieu, mon ami. Cette partie du Château de Chillon,* [*Le Château de Chillon, ancien séjour des Baillis de Vevai, est situé dans le lac sur un rocher qui forme une presqu’Isle & autour duquel j’ai vu sonder à plus de cent cinquante brasses qui font près de 800 pieds, sans trouver le fond. On a creusé dans ce rocher des caves & des cuisines au-dessous du niveau de l’eau, qu’on y introduit quand on veut par des robinets. C’est là que fut détenu six ans prisonnier François Bonnivard, Prieur de St. Victor, homme d’un mérite rare, d’une droiture & d’une fermeté à toute épreuve, ami de la liberté quoique Savoyard & tolérant quoique Prêtes. Au reste, l’année où ces dernieres lettres paroissent avoir été écrites, il y avoit tres-long-tems que les Baillis de Vevai n’habitoient plus le Château de Chillon. On supposera si l’on veut, que celui de ce tems-là y étoit allé passer quelques jours.] que nous devions tous faire ensemble, se fera demain sans vous. Elle n’en vaudra pas mieux, quoiqu’on la fasse avec plaisir. M. le bailli nous a invités avec nos enfans, ce qui ne m’a point laissé d’excuse. Mais je ne sais pourquoi je voudrois être déjà de retour.
LETTRE IX.
DE FANCHON ANET A SAINT PREUX
Ah! monsieur, ah! mon bienfaiteur, que me charge-t-on de vous apprendre!... Madame... ma pauvre maîtresse... O Dieu! je vois déjà votre frayeur... mais vous ne voyez pas notre désolation... je n’ai pas un moment à perdre; il faut vous dire... il faut courir... je voudrois déjà vous avoir tout dit... Ah! que deviendrez-vous quand vous saurez notre malheur?
Toute la famille alla dîner à Chillon. M. le baron, qui alloit en Savoie passer quelques jours au château de Blonay, partit après le dîner. On l’accompagna quelques pas; puis on se promena le long de la digue. Madame d’Orbe & Madame la baillive marchoient devant avec monsieur. Madame suivait, tenant d’une main Henriette & de l’autre Marcellin. J’étois derriere avec l’aîné. Monseigneur le bailli, qui s’étoit arrêté pour parler à quelqu’un, vint rejoindre la compagnie & offrit le bras à madame. Pour le prendre elle me renvoie Marcellin: il court à moi, j’accours à lui; en courant l’enfant fait un faux pas, le pied lui manque; il tombe dans l’eau... Je pousse un cri perçant; Madame se retourne; voit tomber son fils, part comme un trait & s’élance après lui.
Ah! misérable, que n’en fis-je autant! que n’y suis-je restée!... Hélas! je retenois l’aîné qui vouloit sauter après sa [Tableau-3-7] [449] mere... elle se débattoit en serrant l’autre entre ses bras... On n’avoit là ni gens ni bateau, il falut du tems pour les retirer... L’enfant est remis; mais la mere... le saisissement, la chute, l’état où elle était... Qui sait mieux que moi combien cette chute est dangereuse!... Elle resta tres long-tems sans connaissance. A peine l’eut-elle reprise qu’elle demanda son fils... Avec quels transports de joie elle l’embrassa! Je la crus sauvée; mais sa vivacité ne dura qu’un moment. Elle voulut être ramenée ici; durant la route elle s’est trouvée mal plusieurs fois. Sur quelques ordres qu’elle m’a donnés, je vois qu’elle ne croit pas en revenir. Je suis trop malheureuse, elle n’en reviendra pas. Madame d’Orbe est plus changée qu’elle. Tout le monde est dans une agitation... Je suis la plus tranquille de toute la maison... De quoi m’inquiéterais-je?... Ma bonne maîtresse! ah! si je vous perds, je n’aurai plus besoin de personne... O mon cher monsieur, que le bon Dieu vous soutienne dans cette épreuve... Adieu... Le médecin sort de la chambre. Je cours au-devant de lui... S’il nous donne quelque bonne espérance, je vous le marquerai. Si je ne dis rien...
LETTRE X.
A SAINT PREUX
Commencée par Made. d’Orbe & achevée par M. de Wolmar.
Mort de Julie.
C’en est fait, homme imprudent, homme infortuné, malheureux visionnaire! Jamais vous ne la reverrez... le voile... Julie n’est...
Elle vous a écrit. Attendez sa lettre: honorez ses dernieres volontés. Il vous reste de grands devoirs à remplir sur la terre.
LETTRE XI.
DE M. DE WOLMAR A SAINT PREUX
J’ai laissé passer vos premieres douleurs en silence; ma lettre n’eût fait que les aigrir; vous n’étiez pas plus en état de supporter ces détails que moi de les faire. Aujourd’hui peut-être nous seront-ils doux à tous deux. Il ne me reste d’elle que des souvenirs; mon coeur se plaît à les recueillir. Vous n’avez plus que des pleurs à lui donner; vous aurez la consolation d’en verser pour elle. Ce plaisir des [451] infortunés m’est refusé dans ma misere; je suis plus malheureux que vous.
Ce n’est point de sa maladie, c’est d’elle que je veux vous parler. D’autres meres peuvent se jetter après leur enfant: l’accident, la fievre, la mort sont de la nature: c’est le sort commun des mortels; mais l’emploi de ses derniers momens, ses discours, ses sentimens, son ame, tout cela n’appartient qu’à Julie. Elle n’a point vécu comme une autre: personne, que je sache, n’est mort comme elle. Voilà ce que j’ai pu seul observer & que vous n’apprendrez que de moi.
Vous savez que l’effroi, l’émotion, la chute, l’évacuation de l’eau lui laisserent une longue foiblesse dont elle ne revint tout-à-fait qu’ici. En arrivant, elle redemanda son fils, il vint; à peine le vit-elle marcher & répondre à ses caresses qu’elle devint tout-à-fait tranquille & consentit à prendre un peu de repos. Son sommeil fut court & comme le Médecin n’arrivoit point encore, en l’attendant elle nous fit asseoir autour de son lit, la Fanchon, sa cousine & moi. Elle nous parla de ses enfans, des soins assidus qu’exigeoit auprès d’eux la forme d’éducation qu’elle avoit prise & du danger de les négliger un moment. Sans donner une grande importance à sa maladie, elle prévoyoit qu’elle l’empêcheroit quelque tems de remplir sa part des mêmes soins & nous chargeoit tous de répartir cette part sur les nôtres.
Elle s’étendit sur tous ses projets, sur les vôtres, sur les moyens les plus propres à les faire réussir, sur les observations [452] qu’elle avoit faites & qui pouvoient les favoriser ou leur nuire, enfin sur tout ce qui devoit nous mettre en état de suppléer à ses fonctions de mere aussi long-tems qu’elle seroit forcée à les suspendre. C’était, pensais-je, bien des précautions pour quelqu’un qui ne se croyoit privé que durant quelques jours d’une occupation si chére; mais ce qui m’effraya tout-à-fait, ce fut de voir qu’elle entroit pour Henriette dans un bien plus grand détail encore. Elle s’étoit bornée à ce qui regardoit la premiere enfance de ses fils, comme se déchargeant sur un autre du soin de leur jeunesse; pour sa fille, elle embrassa tous les tems & sentant bien que personne ne suppléeroit sur ce point aux réflexions que sa propre expérience lui avoit fait faire, elle nous exposa en abrégé, mais avec force, & clarté, le plan d’éducation qu’elle avoit fait pour elle, employant près de la mere les raisons les plus vives & les plus touchantes exhortations pour l’engager à le suivre.
Toutes ces idées sur l’éducation des jeunes personnes & sur les devoirs des meres, mêlées de fréquens retours sur elle-même, ne pouvoient manquer de jetter de la chaleur dans l’entretien. Je vis qu’il s’animoit trop. Claire tenoit une des mains de sa cousine & la pressoit à chaque instant contre sa bouche, en sanglotant pour toute réponse; la Fanchon n’étoit pas plus tranquille; & pour Julie, je remarquai que les larmes lui rouloient aussi dans les yeux, mais qu’elle n’osoit pleurer de peur de nous alarmer davantage. aussi-tôt je me dis: Elle se voit morte. Le seul espoir qui me resta fut que la frayeur pouvoit l’abuser sur son état & [Tableau-3-8] [453] lui montrer le danger plus grand qu’il n’étoit peut-être. Malheureusement je la connaissois trop pour compter beaucoup sur cette erreur. J’avois essayé plusieurs fois de la calmer; je la priai derechef de ne pas s’agiter hors de propos par des discours qu’on pouvoit reprendre à loisir. Ah! dit-elle, rien ne fait tant de mal aux femmes que le silence; & puis, je me sens un peu de fievre; autant vaut employer le babil qu’elle donne à des sujets utiles, qu’à battre sans raison la campagne.
L’arrivée du médecin causa dans la maison un trouble impossible à peindre. Tous les domestiques l’un sur l’autre à la porte de la chambre attendaient, l’oeil inquiet & les mains jointes, son jugement sur l’état de leur maîtresse comme l’arrêt de leur sort. Ce spectacle jeta la pauvre Claire dans une agitation qui me fit craindre pour sa tête. Il falut les éloigner sous différens prétextes, pour écarter de ses yeux cet objet d’effroi. Le médecin donna vaguement un peu d’espérance, mais d’un ton propre à me l’ôter. Julie ne dit pas non plus ce qu’elle pensait; la présence de sa cousine la tenoit en respect. Quand il sortit je le suivis; Claire en voulut faire autant, mais Julie la retint & me fit de l’oeil un signe que j’entendis. Je me hâtai d’avertir le médecin que, s’il y avoit du danger, il faloit le cacher à madame d’Orbe avec autant & plus de soin qu’à la malade, de peur que le désespoir n’achevât de la troubler & ne la mît hors d’état de servir son amie. Il déclara qu’il y avoit en effet du danger, mais que vingt-quatre heures étant à peine écoulées depuis l’accident, il faloit plus de tems pour [454] établir un pronostic assuré; que la nuit prochaine décideroit du sort de la maladie & qu’il ne pouvoit prononcer que le troisieme jour. La Fanchon seule fut témoin de ce discours; & après l’avoir engagée, non sans peine, à se contenir, on convint de ce qui seroit dit à madame d’Orbe & au reste de la maison.
Vers le soir, Julie obligea sa cousine qui avoit passé la nuit auprès d’elle & qui vouloit encore y passer la suivante, à s’aller reposer quelques heures. Durant ce tems la malade ayant sçu qu’on alloit la saigner du pied & que le médecin préparoit des ordonnances, elle le fit appeler & lui tint ce discours: Monsieur du Bosson, quand on croit devoir tromper un malade craintif sur son état, c’est une précaution d’humanité que j’approuve; mais c’est une cruauté de prodiguer également à tous des soins superflus & désagréables dont plusieurs n’ont aucun besoin. Prescrivez-moi tout ce que vous jugerez m’être véritablement utile, j’obéirai ponctuellement. Quant aux remedes qui ne sont que pour l’imagination, faites-m’en grâce; c’est mon corps & non mon esprit qui souffre; & je n’ai pas peur de finir mes jours, mais d’en mal employer le reste. Les derniers momens de la vie sont trop précieux pour qu’il soit permis d’en abuser. Si vous ne pouvez prolonger la mienne, au moins ne l’abrégez pas en m’ôtant l’emploi du peu d’instans qui me sont laissés par la nature. Moins il m’en reste, plus vous devez les respecter. Faites-moi vivre, ou laissez-moi: je saurai bien mourir seule. Voilà comment cette [455] femme si timide & si douce dans le commerce ordinaire savoit trouver un ton ferme & sérieux dans les occasions importantes.
La nuit fut cruelle & décisive. Etouffement, oppression, syncope, la peau seche & brûlante; une ardente fievre, durant laquelle on l’entendoit souvent appeler vivement Marcellin comme pour le retenir, & prononcer aussi quelquefois un autre nom, jadis si répété dans une occasion pareille. Le lendemain, le médecin me déclara sans détour qu’il n’estimoit pas qu’elle eût trois jours à vivre. Je fus seul dépositaire de cet affreux secret; & la plus terrible heure de ma vie fut celle où je le portai dans le fond de mon coeur sans savoir quel usage j’en devois faire. J’allai seul errer dans les bosquets; rêvant au parti que j’avois à prendre; non sans quelques tristes réflexions sur le sort qui me ramenoit dans ma vieillesse à cet état solitaire dont je m’ennuyois même avant d’en connoître un plus doux.
La veille, j’avois promis à Julie de lui rapporter fidelement le jugement du médecin; elle m’avoit intéressé par tout ce qui pouvoit toucher mon coeur à lui tenir parole. Je sentois cet engagement sur ma conscience. Mais quoi! pour un devoir chimérique & sans utilité, fallait-il contrister son ame & lui faire à longs traits savourer la mort? Quel pouvoit être à mes yeux l’objet d’une précaution si cruelle? Lui annoncer sa derniere heure n’était-ce pas l’avancer? Dans un intervalle si court que deviennent les désirs, l’espérance, élémens de la vie? Est-ce en jouir encore que [456] de se voir si près du moment de la perdre? Etait-ce à moi de lui donner la mort?
Je marchois à pas précipités avec une agitation que je n’avois jamais éprouvée. Cette longue & pénible anxiété me suivoit partout; j’en traînois après moi l’insupportable poids. Une idée vint enfin me déterminer. Ne vous efforcez pas de la prévoir; il faut vous la dire.
Pour qui est-ce que je délibere? Est-ce pour elle ou pour moi? Sur quel principe est-ce que je raisonne? Est-ce sur son systeme ou sur le mien? Qu’est-ce qui m’est démontré sur l’un ou sur l’autre? Je n’ai pour croire ce que je crois que mon opinion armée de quelques probabilités. Nulle démonstration ne la renverse, il est vrai; mais quelle démonstration l’établit? Elle a, pour croire ce qu’elle croit, son opinion de même, mais elle y voit l’évidence; cette opinion à ses yeux est une démonstration. Quel droit ai-je de préférer, quand il s’agit d’elle, ma simple opinion que je reconnois douteuse à son opinion qu’elle tient pour démontrée? Comparons les conséquences des deux sentimens. Dans le sien, la disposition de sa derniere heure doit décider de son sort durant l’éternité. Dans le mien, les ménagemens que je veux avoir pour elle lui seront indifférens dans trois jours. Dans trois jours, selon moi, elle ne sentira plus rien. Mais si peut-être elle avoit raison, quelle différence! Des biens ou des maux éternels!... Peut-être! ce mot est terrible... Malheureux! risque ton ame & non la sienne.
Voilà le premier doute qui m’ait rendu suspecte l’incertitude [457] que vous avez si souvent attaquée. Ce n’est pas la derniere fois qu’il est revenu depuis ce tems-là. Quoi qu’il en soit, ce doute me délivra de celui qui me tourmentait. Je pris sur-le-champ mon parti; & de peur d’en changer, je courus en hâte au lit de Julie. Je fis sortir tout le monde & je m’assis; vous pouvez juger avec quelle contenance. Je n’employai point auprès d’elle les précautions nécessaires pour les petites âmes. Je ne dis rien; mais elle me vit & me comprit à l’instant. Croyez-vous me l’apprendre? dit-elle en me tendant la main. Non, mon ami, je me sens bien: la mort me presse, il faut nous quitter.
Alors elle me tint un long discours dont j’aurai à vous parler quelque jour & durant lequel elle écrivit son testament dans mon coeur. Si j’avois moins connu le sien, ses dernieres dispositions auroient suffi pour me le faire connaître.
Elle me demanda si son état étoit connu dans la maison. Je lui dis que l’alarme y régnait, mais qu’on ne savoit rien de positif & que du Bosson s’étoit ouvert à moi seul. Elle me conjura que le secret fût soigneusement gardé le reste de la journée. Claire, ajouta-t-elle, ne supportera jamais ce coup que de ma main; elle en mourra s’il lui vient d’une autre. Je destine la nuit prochaine à ce triste devoir. C’est pour cela sur-tout que j’ai voulu avoir l’avis du médecin, afin de ne pas exposer sur mon seul sentiment cette infortunée à recevoir à faux une si cruelle atteinte. Faites qu’elle ne soupçonne rien avant le tems, [458] ou vous risquez de rester sans amie, & de laisser vos enfans sans mere.
Elle me parla de son pere. J’avouai lui avoir envoyé un expres; mais je me gardai d’ajouter que cet homme, au lieu de se contenter de donner ma lettre, comme je lui avois ordonné, s’étoit hâté de parler & si lourdement, que mon vieil ami, croyant sa fille noyée, étoit tombé d’effroi sur l’escalier & s’étoit fait une blessure qui le retenoit à Blonay dans son lit. L’espoir de revoir son pere la toucha sensiblement; & la certitude que cette espérance étoit vaine ne fut pas le moindre des maux qu’il me falut dévorer.
Le redoublement de la nuit précédente l’avoit extrêmement affaiblie. Ce long entretien n’avoit pas contribué à la fortifier. Dans l’accablement où elle était, elle essaya de prendre un peu de repos durant la journée; je n’appris que le surlendemain qu’elle ne l’avoit pas passée tout entiere à dormir.
Cependant la consternation régnoit dans la maison. Chacun dans un morne silence attendoit qu’on le tirât de peine & n’osoit interroger personne, crainte d’apprendre plus qu’il ne vouloit savoir. On se disait: S’il y a quelque bonne nouvelle, on s’empressera de la dire, s’il y en a de mauvaises, on ne les saura toujours que trop tôt. Dans la frayeur dont ils étoient saisis, c’étoit assez pour eux qu’il n’arrivât rien qui fît nouvelle. Au milieu de ce morne repos, Madame d’Orbe étoit la seule active & parlante. Sitôt qu’elle étoit hors de la chambre de Julie, au lieu de s’aller reposer dans la sienne, elle parcouroit [459] toute la maison; elle arrêtoit tout le monde, demandant ce qu’avoit dit le médecin, ce qu’on disait. Elle avoit été témoin de la nuit précédente, elle ne pouvoit ignorer ce qu’elle avoit vu; mais elle cherchoit à se tromper elle-même & à récuser le témoignage de ses yeux. Ceux qu’elle questionnoit ne lui répondant rien que de favorable, cela l’encourageoit à questionner les autres & toujours avec une inquiétude si vive, avec un air si effrayant, qu’on eût sçu la vérité mille fois sans être tenté de la lui dire.
Aupres de Julie elle se contraignait & l’objet touchant qu’elle avoit sous les yeux la disposoit plus à l’affliction qu’à l’emportement. Elle craignoit sur-tout de lui laisser voir ses alarmes, mais elle réussissoit mal à les cacher. On apercevoit son trouble dans son affectation même à paroître tranquille. Julie, de son côté, n’épargnoit rien pour l’abuser. Sans exténuer son mal elle en parloit presque comme d’une chose passée & ne sembloit en peine que du tems qu’il lui faudroit pour se remettre. C’étoit encore un de mes supplices de les voir chercher à se rassurer mutuellement, moi qui savois si bien qu’aucune des deux n’avoit dans l’ame l’espoir qu’elle s’efforçoit de donner à l’autre.
Madame d’Orbe avoit veillé les deux nuits précédentes; il y avoit trois jours qu’elle ne s’étoit déshabillée. Julie lui proposa de s’aller coucher; elle n’en voulut rien faire. Eh bien donc! dit Julie, qu’on lui tende un petit lit dans ma chambre; à moins, ajouta-t-elle comme par réflexion, qu’elle ne veuille partager le mien. Qu’_en dis-tu, cousine? Mon mal ne se gagne pas, tu ne te dégoûtes [460] pas de moi, couche dans mon lit. Le parti fut accepté. Pour moi, l’on me renvoya & véritablement j’avois besoin de repos.
Je fus levé de bonne heure. Inquiet de ce qui s’étoit passé durant la nuit, au premier bruit que j’entendis j’entrai dans la chambre. Sur l’état où Madame d’Orbe étoit la veille, je jugeai du désespoir où j’allois la trouver, & des fureurs dont je serois le témoin. En entrant, je la vis assise dans un fauteuil, défaite & pâle, plutôt livide, les yeux plombés & presque éteints, mais douce, tranquille, parlant peu, faisant tout ce qu’on lui disoit sans répondre. Pour Julie, elle paraissoit moins foible que la veille; sa voix étoit plus ferme; son geste plus animé; elle sembloit avoir pris la vivacité de sa cousine. Je connus aisément à son teint que ce mieux apparent étoit l’effet de la fievre; mais je vis aussi briller dans ses regards je ne sais quelle secrete joie qui pouvoit y contribuer & dont je ne démêlois pas la cause. Le médecin n’en confirma pas moins son jugement de la veille; la malade n’en continua pas moins de penser comme lui & il ne me resta plus aucune espérance.
Ayant été forcé de m’absenter pour quelque tems, je remarquai en entrant que l’appartement avoit été arrangé avec soin; il y régnoit de l’ordre & de l’élégance; elle avoit fait mettre des pots de fleurs sur sa cheminée, ses rideaux étoient entr’ouverts & rattachés; l’air avoit été changé; on y sentoit une odeur agréable; on n’eût jamais cru être dans la chambre d’un malade. Elle avoit fait sa toilette avec le même soin: la grace & le goût se montroient encore dans sa parure négligée. [461] Tout cela lui donnoit plutôt l’air d’une femme du monde qui attend compagnie, que d’une campagnarde qui attend sa derniere heure. Elle vit ma surprise, elle en sourit & lisant dans ma pensée elle alloit me répondre, quand on amena les enfans. Alors il ne fut plus question que d’eux & vous pouvez juger si, se sentant prête à les quitter, ses caresses furent tiedes & modérées! J’observai même qu’elle revenoit plus souvent & avec des étreintes encore plus ardentes à celui qui lui coûtoit la vie, comme s’il lui fût devenu plus cher à ce prix.
Tous ces embrassemens, ces soupirs, ces transports étoient des mysteres pour ces pauvres enfans. Ils l’aimoient tendrement, mais c’étoit la tendresse de leur âge; ils ne comprenoient rien à son état, au redoublement de ses caresses, à ses regrets de ne les voir plus; ils nous voyoient tristes & ils pleuroient: ils n’en savoient pas davantage. Quoiqu’on apprenne aux enfans le nom de la mort, ils n’en ont aucune idée; ils ne la craignent ni pour eux ni pour les autres; ils craignent de souffrir & non de mourir. Quand la douleur arrachoit quelque plainte à leur mere, ils perçoient l’air de leurs cris; quand on leur parloit de la perdre, on les auroit cru stupides. La seule Henriette, un peu plus âgée & d’un sexe où le sentiment & les lumieres se développent plustôt, paroissoit troublée & alarmée de voir sa petite maman dans un lit, elle qu’on voyoit toujours levée avant ses enfans. Je me souviens qu’à ce propos Julie fit une réflexion tout-à-fait dans son caractere, sur l’imbécile vanité de Vespasien qui resta couché tandis qu’il pouvoit agir & se leva lorsqu’il ne put [462] plus rien faire.* [*Ceci n’est pas bien exact. Suétone, dit, que Vespasien travailloit à l’ordinaire dans son lit de mort & donnoit même ses audiences; mais peut-être, en effet, eût-il mieux valu se lever donner ses audiences & se recoucher pour mourir. Je sais que Vespasien sans être un grand homme étoit au moins un grand Prince. N’importe; quelque rôle qu’on ait pu faire durant sa vie, on ne doit point jouer la comédie à sa mort.] Je ne sais pas, dit-elle, s’il faut qu’un empereur meure debout, mais je sais bien qu’une mere de famille ne doit s’aliter que pour mourir.
Apres avoir épanché son coeur sur ses enfans, après les avoir pris chacun à part, sur-tout Henriette, qu’elle tint fort long-tems & qu’on entendoit plaindre & sangloter en recevant ses baisers, elle les appela tous trois, leur donna sa bénédiction & leur dit, en leur montrant Madame d’Orbe: Allez, mes enfans, allez vous jetter aux pieds de votre mere: voilà celle que Dieu vous donne; il ne vous a rien ôté. A l’instant ils courent à elle, se mettent à ses genoux, lui prennent les mains, l’appellent leur bonne maman, leur seconde mere. Claire se pencha sur eux; mais en les serrant dans ses bras elle s’efforça vainement de parler; elle ne trouva que des gémissements, elle ne put jamais prononcer un seul mot; elle étouffait. Jugez si Julie étoit émue! Cette scene commençoit à devenir trop vive; je la fis cesser.
Ce moment d’attendrissement passé, l’on se remit à causer autour du lit & quoique la vivacité de Julie se fût un peu éteinte avec le redoublement, on voyoit le même air de contentement sur son visage: elle parloit de tout avec une attention & un intérêt qui montroient un esprit tres libre de soins; rien ne lui échappait; elle étoit à la conversation [463] comme si elle n’avoit eu autre chose à faire. Elle nous proposa de dîner dans sa chambre, pour nous quitter le moins qu’il se pourrait; vous pouvez croire que cela ne fut pas refusé. On servit sans bruit, sans confusion, sans désordre, d’un air aussi rangé que si l’on eût été dans le salon d’Apollon. La Fanchon, les enfans, dînerent à table. Julie, voyant qu’on manquoit d’appétit, trouva le secret de faire manger de tout, tantôt prétextant l’instruction de sa cuisiniere, tantôt voulant savoir si elle oseroit en goûter, tantôt nous intéressant par notre santé même dont nous avions besoin pour la servir, toujours montrant le plaisir qu’on pouvoit lui faire, de maniere à ôter tout moyen de s’y refuser & mêlant à tout cela un enjouement propre à nous distraire du triste objet qui nous occupait. Enfin, une maîtresse de maison, attentive à faire ses honneurs, n’auroit pas, en pleine santé, pour des étrangers, des soins plus marqués, plus obligeants, plus aimables, que ceux que Julie mourante avoit pour sa famille. Rien de tout ce que j’avois cru prévoir n’arrivait, rien de ce que je voyois ne s’arrangeoit dans ma tête. Je ne savois qu’imaginer; je n’y étois plus.
Apres le dîner on annonça monsieur le ministre. Il venoit comme ami de la maison, ce qui lui arrivoit fort souvent. Quoique je ne l’eusse point fait appeler, parce que Julie ne l’avoit pas demandé, je vous avoue que je fus charmé de son arrivée; & je ne crois pas qu’en pareille circonstance le plus zélé croyant l’eût pu voir avec plus de plaisir. Sa présence alloit éclaircir bien des doutes & me tirer d’une étrange perplexité.
[464] Rappelez-vous le motif qui m’avoit porté à lui annoncer sa fin prochaine. Sur l’effet qu’auroit dû selon moi produire cette affreuse nouvelle, comment concevoir celui qu’elle avoit produit réellement? Quoi! cette femme dévote qui dans l’état de santé ne passe pas un jour sans se recueillir, qui fait un de ses plaisirs de la priere, n’a plus que deux jours à vivre; elle se voit prête à paroître devant le juge redoutable; & au lieu de se préparer à ce moment terrible, au lieu de mettre ordre à sa conscience, elle s’amuse à parer sa chambre, à faire sa toilette, à causer avec ses amis, à égayer leur repas; & dans tous ses entretiens pas un seul mot de Dieu ni du salut! Que devais-je penser d’elle & de ses vrais sentiments? Comment arranger sa conduite avec les idées que j’avois de sa piété? Comment accorder l’usage qu’elle faisoit des derniers momens de sa vie avec ce qu’elle avoit dit au médecin de leur prix? Tout cela formoit à mon sens une énigme inexplicable. Car enfin, quoique je ne m’attendisse pas à lui trouver toute la petite cagoterie des dévotes, il me sembloit pourtant que c’étoit le tems de songer à ce qu’elle estimoit d’une si grande importance & qui ne souffroit aucun retard. Si l’on est dévot durant le tracas de cette vie, comment ne le sera-t-on pas au moment qu’il la faut quitter & qu’il ne reste plus qu’à penser à l’autre?
Ces réflexions m’amenerent à un point où je ne me serois guere attendu d’arriver. Je commençai presque d’être inquiet que mes opinions indiscretement soutenues n’eussent enfin trop gagné sur elle. Je n’avois pas adopté les siennes & [465] pourtant je n’aurois pas voulu qu’elle y eût renoncé. Si j’eusse été malade, je serois certainement mort dans mon sentiment; mais je désirois qu’elle mourût dans le sien & je trouvois pour ainsi dire qu’en elle je risquois plus qu’en moi. Ces contradictions vous paraîtront extravagantes; je ne les trouve pas raisonnables & cependant elles ont existé. Je ne me charge pas de les justifier, je vous les rapporte.
Enfin le moment vint où mes doutes alloient être éclaircis. Car il étoit aisé de prévoir que tôt ou tard le pasteur ameneroit la conversation sur ce qui fait l’objet de son ministere; & quand Julie eût été capable de déguisement dans ses réponses, il lui eût été bien difficile de se déguiser assez pour qu’attentif & prévenu je n’eusse pas démêlé ses vrais sentiments.
Tout arriva comme je l’avois prévu. Je laisse à part les lieux communs mêlés d’éloges qui servirent de transition au ministre pour venir à son sujet; je laisse encore ce qu’il lui dit de touchant sur le bonheur de couronner une bonne vie par une fin chrétienne. Il ajouta qu’à la vérité il lui avoit quelquefois trouvé sur certains poins des sentimens qui ne s’accordoient pas entierement avec la doctrine de l’Eglise, c’est-à-dire avec celle que la plus saine raison pouvoit déduire de l’Ecriture; mais comme elle ne s’étoit jamais a heurtée à les défendre, il espéroit qu’elle vouloit mourir ainsi qu’elle avoit vécu, dans la communion des fideles & acquiescer en tout à la commune profession de foi.
[466] Comme la réponse de Julie étoit décisive sur mes doutes & n’étoit pas, à l’égard des lieux communs, dans le cas de l’exhortation, je vais vous la rapporter presque mot à mot; car je l’avois bien écoutée & j’allai l’écrire dans le moment.
Permettez-moi, Monsieur, de commencer par vous remercier de tous les soins que vous avez pris de me conduire dans la droite route de la morale & de la foi chrétienne & de la douceur avec laquelle vous avez corrigé ou supporté mes erreurs quand je me suis égarée. Pénétrée de respect pour votre zele & de reconnaissance pour vos bontés, je déclare avec plaisir que je vous dois toutes mes bonnes résolutions & que vous m’avez toujours portée à faire ce qui étoit bien & à croire ce qui étoit vrai.
J’ai vécu & je meurs dans la communion protestante, qui tire son unique regle de l’Ecriture sainte & de la raison; mon coeur a toujours confirmé ce que prononçoit ma bouche; & quand je n’ai pas eu pour vos lumieres toute la docilité qu’il eût fallu peut-être, c’étoit un effet de mon aversion pour toute espece de déguisement: ce qu’il m’étoit impossible de croire, je n’ai pu dire que je le croyais; j’ai toujours cherché sincerement ce qui étoit conforme à la gloire de Dieu & à la vérité. J’ai pu me tromper dans ma recherche; je n’ai pas l’orgueil de penser avoir eu toujours raison: j’ai peut-être eu toujours tort; mais mon intention a toujours été pure & j’ai toujours cru ce que je disois croire. C’étoit sur [467] ce point tout ce qui dépendoit de moi Si Dieu n’a pas éclairé ma raison au-delà, il est clément & juste; pourrait-il me demander compte d’un don qu’il ne m’a pas fait?
Voilà, monsieur, ce que j’avois d’essentiel à vous dire sur les sentimens que j’ai professés. Sur tout le reste mon état présent vous répond pour moi. Distraite par le mal, livrée au délire de la fievre, est-il tems d’essayer de raisonner mieux que je n’ai fait, jouissant d’un entendement aussi sain que je l’ai reçu? Si je me suis trompée alors, me tromperais-je moins aujourd’hui & dans l’abattement où je suis, dépend-il de moi de croire autre chose que ce que j’ai cru étant en santé? C’est la raison qui décide du sentiment qu’on préfere; & la mienne ayant perdu ses meilleures fonctions, quelle autorité peut donner ce qui m’en reste aux opinions que j’adopterois sans elle? Que me reste-t-il donc désormois à faire? C’est de m’en rapporter à ce que j’ai cru ci-devant: car la droiture d’intention est la même & j’ai le jugement de moins. Si je suis dans l’erreur, c’est sans l’aimer; cela suffit pour me tranquilliser sur ma croyance.
Quant à la préparation à la mort, Monsieur, elle est faite; mal, il est vrai, mais de mon mieux & mieux du moins que je ne la pourrois faire à présent. J’ai tâché de ne pas attendre, pour remplir cet important devoir, que j’en fusse incapable. Je priois en santé, maintenant je me résigne. La priere du malade est la patience. La préparation à la mort est une bonne vie; je n’en connois [468] point d’autre. Quand je conversois avec vous, quand je me recueillois seule, quand je m’efforçois de remplir les devoirs que Dieu m’impose, c’est alors que je me disposois à paroître devant lui, c’est alors que je l’adorois de toutes les forces qu’il m’a données: que ferais-je aujourd’hui que je les ai perdues? Mon ame aliénée est-elle en état de s’élever à lui? Ces restes d’une vie à demi éteinte, absorbés par la souffrance, sont-ils dignes de lui être offerts? Non, monsieur, il me les laisse pour être donnés à ceux qu’il m’a fait aimer & qu’il veut que je quitte; je leur fais mes adieux pour aller à lui; c’est d’eux qu’il faut que je m’occupe: bientôt je m’occuperai de lui seul. Mes derniers plaisirs sur la terre sont aussi mes derniers devoirs: n’est-ce pas le servir encore & faire sa volonté, que de remplir les soins que l’humanité m’impose avant d’abandonner sa dépouille? Que faire pour appaiser des troubles que je n’ai pas? Ma conscience n’est point agitée; si quelquefois elle m’a donné des craintes, j’en avois plus en santé qu’aujourd’hui. Ma confiance les efface; elle me dit que Dieu est plus clément que je ne suis coupable & ma sécurité redouble en me sentant approcher de lui. Je ne lui porte point un repentir imparfait, tardif & forcé, qui, dicté par la peur, ne sauroit être sincere, & n’est qu’un piege pour le tromper. Je ne lui porte pas le reste & le rebut de mes jours, pleins de peine, & d’ennuis, en proie à la maladie, aux douleurs, aux angoisses de la mort & que je ne lui donnerois que quand je n’en pourrois plus rien faire. Je lui porte ma vie entiere, pleine de péchés [469] & de fautes, mais exempte des remords de l’impie & des crimes du méchant.
A quels tourmens Dieu pourrait-il condamner mon âme? Les réprouvés, dit-on, le haissent; il faudroit donc qu’il m’empêchât de l’aimer? Je ne crains pas d’augmenter leur nombre. O grand Etre! Etre éternel, suprême intelligence, source de vie & de félicité, créateur, conservateur, pere de l’homme & roi de la nature, Dieu tres puissant, tres bon, dont je ne doutai jamais un moment & sous les yeux duquel j’aimai toujours à vivre! je le sais, je m’en réjouis, je vais paroître devant ton trône. Dans peu de jours mon ame, libre de sa dépouille, commencera de t’offrir plus dignement cet immortel hommage qui doit faire mon bonheur durant l’éternité. Je compte pour rien tout ce que je serai jusqu’à ce moment. Mon corps vit encore, mais ma vie morale est finie. Je suis au bout de ma carriere & déjà jugée sur le passé. Souffrir & mourir est tout ce qui me reste à faire; c’est l’affaire de la nature: mais moi, j’ai tâché de vivre de maniere à n’avoir pas besoin de songer à la mort; & maintenant qu’elle approche, je la vois venir sans effroi. Qui s’endort dans le sein d’un pere n’est pas en souci du réveil.
Ce discours, prononcé d’abord d’un ton grave & posé, puis avec plus d’accent & d’une voix plus élevée, fit sur tous les assistants, sans m’en excepter, une impression d’autant plus vive, que les yeux de celle qui le prononça brilloient [470] d’un feu surnaturel; un nouvel éclat animoit son teint, elle paraissoit rayonnante; & s’il y a quelque chose au monde qui mérite le nom de céleste, c’étoit son visage tandis qu’elle parlait.
Le Pasteur lui-même, saisi, transporté de ce qu’il venoit d’entendre, s’écria en levant les mains & les yeux au ciel: Grand Dieu, voilà le culte qui t’honore; daigne t’y rendre propice; les humains t’en offrent peu de pareils.
Madame, dit-il en s’approchant du lit, je croyois vous instruire & c’est vous qui m’instruisez. Je n’ai plus rien à vous dire. Vous avez la véritable foi, celle qui fait aimer Dieu. Emportez ce précieux repos d’une bonne conscience, il ne vous trompera pas; j’ai vu bien des chrétiens dans l’état où vous êtes, je ne l’ai trouvé qu’en vous seule. Quelle différence d’une fin si paisible à celle de ces pécheurs bourrelés qui n’accumulent tant de vaines & seches prieres que parce qu’ils sont indignes d’être exaucés! Madame, votre mort est aussi belle que votre vie: vous avez vécu pour la charité; vous mourez martyre de l’amour maternel. Soit que Dieu vous rende à nous pour nous servir d’exemple, soit qu’il vous appelle à lui pour couronner vos vertus, puissions-nous tous tant que nous sommes vivre & mourir comme vous! Nous serons bien sûrs du bonheur de l’autre vie.
Il voulut s’en aller; elle le retint. Vous êtes de mes amis, lui dit-elle & l’un de ceux que je vois avec le plus de plaisir; c’est pour eux que mes derniers momens me sont précieux. Nous allons nous quitter pour si long-tems qu’il ne faut [471] pas nous quitter si vîte. Il fut charmé de rester & je sortis là-dessus.
En rentrant, je vis que la conversation avoit continué sur le même sujet, mais d’un autre ton & comme sur une matiere indifférente. Le Pasteur parloit de l’esprit faux qu’on donnoit au Christianisme en n’en faisant que la Religion des mourans & de ses Ministres des hommes de mauvais augure. On nous regarde, disoit-il, comme des messagers de mort, parce que, dans l’opinion commode qu’un quart-d’heure de repentir suffit pour effacer cinquante ans de crimes, on n’aime à nous voir que dans ce tems-là. Il faut nous vêtir d’une couleur lugubre; il faut affecter un air sévere; on n’épargne rien pour nous rendre effrayans. Dans les autres cultes, c’est pis encore. Un Catholique mourant n’est environné que d’objets qui l’épouvantent & de cérémonies qui l’enterrent tout vivant. Au soin qu’on prend d’écarter de lui les Démons, il croit en voir sa chambre pleine; il meurt cent fois de terreur avant qu’on l’acheve & c’est dans cet état d’effroi que l’Eglise aime à le plonger pour avoir meilleur marché de sa bourse. Rendons grâces au Ciel, dit Julie, de n’être point nés dans ces Religions vénales qui tuent les gens pour en hériter & qui, vendant le paradis aux riches, portent jusqu’en l’autre monde l’injuste inégalité qui regne dans celui-ci. Je ne doute point que toutes ces sombres idées ne fomentent l’incrédulité & ne donnent une aversion naturelle pour le culte qui les nourrit. J’espere, dit-elle en me regardant, que celui qui doit élever nos enfans prendra des maximes tout opposées & qu’il ne leur rendra point la Religion lugubre & triste, en [472] y mêlant incessamment des pensées de mort. S’il leur apprend à bien vivre, ils sauront assez bien mourir.
Dans la suite de cet entretien, qui fut moins serré & plus interrompu que je ne vous le rapporte, j’achevai de concevoir les maximes de Julie & la conduite qui m’avoit scandalisé. Tout cela tenoit à ce que, sentant son état parfaitement désespéré, elle ne songeoit plus qu’à en écarter l’inutile & funebre appareil dont l’effroi des mourans les environne, soit pour donner le change à notre affliction, soit pour s’ôter à elle-même un spectacle attristant à pure perte. La mort, disait-elle, est déjà si pénible! pourquoi la rendre encore hideuse? Les soins que les autres perdent à vouloir prolonger leur vie, je les emploie à jouir de la mienne jusqu’au bout: il ne s’agit que de savoir prendre son parti; tout le reste va de lui-même. Ferai-je de ma chambre un hôpital, un objet de dégoût & d’ennui, tandis que mon dernier soin est d’y rassembler tout ce qui m’est cher? Si j’y laisse croupir le mauvais air, il faudra en écarter mes enfans, ou exposer leur santé. Si je reste dans un équipage à faire peur, personne ne me reconnaîtra plus; je ne serai plus la même; vous vous souviendrez tous de m’avoir aimée & ne pourrez plus me souffrir; j’aurai, moi vivante, l’affreux spectacle de l’horreur que je ferai, même à mes amis, comme si j’étois déjà morte. Au lieu de cela, j’ai trouvé l’art d’étendre ma vie sans la prolonger. J’existe, j’aime, je suis aimée, je vis jusqu’à mon dernier soupir. L’instant de la mort n’est rien; le mal de la nature est peu de chose; j’ai banni tous ceux de l’opinion.
Tous ces entretiens & d’autres semblables se passoient entre [473] la malade, le pasteur, quelquefois le médecin, la Fanchon & moi. Madame d’Orbe y étoit toujours présente & ne s’y mêloit jamais. Attentive aux besoins de son amie, elle étoit prompte à la servir. Le reste du tems, immobile & presque inanimée, elle la regardoit sans rien dire & sans rien entendre de ce qu’on disait.
Pour moi, craignant que Julie ne parlât jusqu’à s’épuiser, je pris le moment que le ministre & le médecin s’étoient mis à causer ensemble; & m’approchant d’elle, je lui dis à l’oreille: Voilà bien des discours pour une malade! voilà bien de la raison pour quelqu’un qui se croit hors d’état de raisonner! Oui, me dit-elle tout bas, je parle trop pour une malade, mais non pas pour une mourante, bientôt je ne dirai plus rien. A l’égard des raisonnements, je n’en fais plus, mais j’en ai fait. Je savois en santé qu’il faloit mourir. J’ai souvent réfléchi sur ma derniere maladie; je profite aujourd’hui de ma prévoyance. Je ne suis plus en état de penser ni de résoudre; je ne fais que dire ce que j’avois pensé & pratiquer ce que j’avois résolu.
Le reste de la journée, à quelques accidens près, se passa avec la même tranquillité & presque de la même maniere que quand tout le monde se portoit bien. Julie était, comme en pleine santé, douce & caressante; elle parloit avec le même sens, avec la même liberté d’esprit, même d’un air serein qui alloit quelquefois jusqu’à la gaieté. Enfin, je continuois de démêler dans ses yeux un certain mouvement de joie qui m’inquiétoit de plus en plus & sur lequel je résolus de m’éclaircir avec elle.
[474] Je n’attendis pas plus tard que le même soir. Comme elle vit que je m’étois ménagé un tête-à-tête, elle me dit: Vous m’avez prévenue, j’avois à vous parler. Fort bien, lui dis-je; mais puisque j’ai pris les devants, laissez-moi m’expliquer le premier.
Alors, m’étant assis auprès d’elle & la regardant fixement, je lui dis: Julie, ma chére Julie! vous avez navré mon coeur: hélas! vous avez attendu bien tard! Oui, continuai-je, voyant qu’elle me regardoit avec surprise, je vous ai pénétrée; vous vous réjouissez de mourir; vous êtes bien aise de me quitter. Rappelez-vous la conduite de votre époux depuis que nous vivons ensemble; ai-je mérité de votre part un sentiment si cruel? A l’instant elle me prit les mains & de ce ton qui savoit aller chercher l’ame: Qui? moi? je veux vous quitter? Est-ce ainsi que vous lisez dans mon coeur? Avez-vous sitôt oublié notre entretien d’hier? - Cependant, repris-je, vous mourez contente... je l’ai vu... je le vois... - Arrêtez, dit-elle; il est vrai, je meurs contente; mais c’est de mourir comme j’ai vécu, digne d’être votre épouse. Ne m’en demandez pas davantage, je ne vous dirai rien de plus; mais voici, continua-t-elle en tirant un papier de dessous son chevet, où vous acheverez d’éclaircir ce mystere. Ce papier étoit une lettre; & je vis qu’elle vous étoit adressée. Je vous la remets ouverte, ajouta-t-elle en me la donnant, afin qu’apres l’avoir lue vous vous déterminiez à l’envoyer ou à la supprimer, selon ce que vous trouverez le plus convenable à votre sagesse & à mon honneur. Je vous prie de ne la lire que quand je ne serai plus; & je suis si sûre de ce que vous ferez à ma priere, que je ne veux pas même que vous me le promettiez. Cette lettre, [475] cher Saint-Preux, est celle que vous trouverez ci-jointe. J’ai beau savoir que celle qui l’a écrite est morte, j’ai peine à croire qu’elle n’est plus rien.
Elle me parla ensuite de son pere avec inquiétude. Quoi! dit-elle, il sait sa fille en danger & je n’entends point parler de lui! Lui serait-il arrivé quelque malheur? Aurait-il cessé de m’aimer? Quoi! mon pere!... ce pere si tendre... m’abandonner ainsi!... me laisser mourir sans le voir... sans recevoir sa bénédiction... ses derniers embrassemens!... O Dieu! quels reproches amers il se fera quand il ne me trouvera plus!... Cette réflexion lui étoit douloureuse. Je jugeai qu’elle supporteroit plus aisément l’idée de son pere malade que celle de son pere indifférent. Je pris le parti de lui avouer la vérité. En effet, l’alarme qu’elle en conçut se trouva moins cruelle que ses premiers soupçons. Cependant la pensée de ne plus le revoir l’affecta vivement. Hélas! dit-elle, que deviendra-t-il après moi? à quoi tiendra-t-il? Survivre à toute sa famille!... quelle vie sera la sienne? Il sera seul, il ne vivra plus. Ce moment fut un de ceux où l’horreur de la mort se faisoit sentir & où la nature reprenoit son empire. Elle soupira, joignit les mains, leva les yeux; & je vis qu’en effet elle employoit cette difficile priere qu’elle avoit dit être celle du malade.
Elle revint à moi. Je me sens foible, dit-elle; je prévois que cet entretien pourroit être le dernier que nous aurons ensemble. Au nom de notre union, au nom de nos chers enfans qui en sont le gage, ne soyez plus injuste envers [476] votre épouse. Moi, me réjouir de vous quitter! vous qui n’avez vécu que pour me rendre heureuse & sage; vous de tous les hommes celui qui me convenoit le plus, le seul peut-être avec qui je pouvois faire un bon ménage & devenir une femme de bien! Ah! croyez que si je mettois un prix à la vie, c’étoit pour la passer avec vous. Ces mots prononcés avec tendresse m’émurent au point qu’en portant fréquemment à ma bouche ses mains que je tenois dans les miennes, je les sentis se mouiller de mes pleurs. Je ne croyois pas mes yeux faits pour en répandre. Ce furent les premiers depuis ma naissance, ce seront les derniers jusqu’à ma mort. Après en avoir versé pour Julie, il n’en faut plus verser pour rien.
Ce jour fut pour elle un jour de fatigue. La préparation de Madame d’Orbe durant la nuit, la scene des enfans le matin, celle du ministre l’apres-midi, l’entretien du soir avec moi, l’avoient jetée dans l’épuisement. Elle eut un peu plus de repos cette nuit-là que les précédentes, soit à cause de sa foiblesse, soit qu’en effet la fievre & le redoublement fussent moindres.
Le lendemain, dans la matinée, on vint me dire qu’un homme tres mal mis demandoit avec beaucoup d’empressement à voir Madame en particulier. On lui avoit dit l’état où elle était: il avoit insisté, disant qu’il s’agissoit d’une bonne action, qu’il connaissoit bien Madame de Wolmar & qu’il savoit bien que tant qu’elle respireroit elle aimeroit à en faire de telles. Comme elle avoit établi pour regle inviolable de ne jamais rebuter personne & sur-tout les malheureux, [477] on me parla de cet homme avant de le renvoyer. Je le fis venir. Il étoit presque en guenilles, il avoit l’air & le ton de la misere; au reste, je n’apperçus rien dans sa physionomie & dans ses propos qui me fît mal augurer de lui. Il s’obstinoit à ne vouloir parler qu’à Julie. Je lui dis que, s’il ne s’agissoit que de quelques secours pour lui aider à vivre, sans importuner pour cela une femme à l’extrémité, je ferois ce qu’elle auroit pu faire. Non, dit-il, je ne demande point d’argent, quoique j’en aie grand besoin: je demande un bien qui m’appartient, un bien que j’estime plus que tous les trésors de la terre, un bien que j’ai perdu par ma faute, & que Madame seule, de qui je le tiens, peut me rendre une seconde fois.
Ce discours, auquel je ne compris rien, me détermina pourtant. Un malhonnête homme eût pu dire la même chose, mais il ne l’eût jamais dite du même ton. Il exigeoit du mystere: ni laquais, ni femme de chambre. Ces précautions me sembloient bizarres; toutefois je les pris. Enfin, je le lui menai. Il m’avoit dit être connu de Madame d’Orbe: il passa devant elle; elle ne le reconnut point; & j’en fus peu surpris. Pour Julie, elle le reconnut à l’instant; & le voyant dans ce triste équipage, elle me reprocha de l’y avoir laissé. Cette reconnaissance fut touchante. Claire, éveillée par le bruit, s’approche & le reconnaît à la fin, non sans donner aussi quelques signes de joie; mais les témoignages de son bon coeur s’éteignoient dans sa profonde affliction: un seul sentiment absorboit tout; elle n’étoit plus sensible à rien.
[478] Je n’ai pas besoin, je crois, de vous dire qui étoit cet homme. Sa présence rappela bien des souvenirs. Mais tandis que Julie le consoloit & lui donnoit de bonnes espérances, elle fut saisie d’un violent étouffement & se trouva si mal qu’on crut qu’elle alloit expirer. Pour ne pas faire scene & prévenir les distractions dans un moment où il ne faloit songer qu’à la secourir, je fis passer l’homme dans le cabinet, l’avertissant de le fermer sur lui. La Fanchon fut appelée & à force de tems & de soins la malade revint enfin de sa pâmoison. En nous voyant tous consternés autour d’elle, elle nous dit: Mes enfans, ce n’est qu’un essai; cela n’est pas si cruel qu’on pense.
Le calme se rétablit; mais l’alarme avoit été si chaude qu’elle me fit oublier l’homme dans le cabinet; & quand Julie me demanda tout bas ce qu’il étoit devenu, le couvert étoit mis, tout le monde étoit là. Je voulus entrer pour lui parler; mais il avoit fermé la porte en dedans, comme je le lui avois dit; il falut attendre après le dîner pour le faire sortir.
Durant le repas, du Bosson, qui s’y trouvait, parlant d’une jeune veuve qu’on disoit se remarier, ajouta quelque chose sur le triste sort des veuves. Il y en a, dis-je, de bien plus à plaindre encore, ce sont les veuves dont les maris sont vivants. - Cela est vrai, reprit Fanchon qui vit que ce discours s’adressoit à elle, sur-tout quand ils leur sont chers. Alors l’entretien tomba sur le sien; & comme elle en avoit parlé avec affection dans tous les tems, il étoit naturel qu’elle en parlât de même au moment où la perte de sa [479] bienfaitrice alloit lui rendre la sienne encore plus rude. C’est aussi ce qu’elle fit en termes tres touchants, louant son bon naturel, déplorant les mauvais exemples qui l’avoient séduit & le regret tant si sincerement, que, déjà disposée à la tristesse, elle s’émut jusqu’à pleurer. Tout à coup le cabinet s’ouvre, l’homme en guenilles en sort impétueusement, se précipite à ses genoux, les embrasse & fond en larmes. Elle tenoit un verre; il lui échappe: Ah! malheureux! d’où viens-tu? se laisse aller sur lui & seroit tombée en foiblesse si l’on n’eût été prompt à la secourir.
Le reste est facile à imaginer. En un moment on sut par toute la maison que Claude Anet étoit arrivé. Le mari de la bonne Fanchon! quelle fête! A peine était-il hors de la chambre qu’il fut équipé. Si chacun n’avoit eu que deux chemises, Anet en auroit autant eu lui tout seul qu’il en seroit resté à tous les autres. Quand je sortis pour le faire habiller, je trouvai qu’on m’avoit si bien prévenu qu’il falut user d’autorité pour faire tout reprendre à ceux qui l’avoient fourni.
Cependant Fanchon ne vouloit point quitter sa maîtresse. Pour lui faire donner quelques heures à son mari, on prétexta que les enfans avoient besoin de prendre l’air & tous deux furent chargés de les conduire.
Cette scene n’incommoda point la malade comme les précédentes; elle n’avoit rien eu que d’agréable & ne lui fit que du bien. Nous passâmes l’apres-midi, Claire & moi, seuls auprès d’elle; & nous eûmes deux heures d’un entretien [480] paisible, qu’elle rendit le plus intéressant, le plus charmant que nous eussions jamais eu.
Elle commença par quelques observations sur le touchant spectacle qui venoit de nous frapper & qui lui rappeloit si vivement les premiers tems de sa jeunesse. Puis, suivant le fil des événements, elle fit une courte récapitulation de sa vie entiere, pour montrer qu’à tout prendre elle avoit été douce & fortunée, que de degré en degré elle étoit montée au comble du bonheur permis sur la terre & que l’accident qui terminoit ses jours au milieu de leur course marquait, selon toute apparence, dans sa carriere naturelle, le point de séparation des biens & des maux.
Elle remercia le Ciel de lui avoir donné un coeur sensible, & porté au bien, un entendement sain, une figure prévenante; de l’avoir fait naître dans un pays de liberté & non parmi des esclaves, d’une famille honorable & non d’une race de malfaiteurs, dans une honnête fortune & non dans les grandeurs du monde qui corrompent l’ame, ou dans l’indigence qui l’avilit. Elle se félicita d’être née d’un pere & d’une mere tous deux vertueux & bons, pleins de droiture & d’honneur & qui, tempérant les défauts l’un de l’autre, avoient formé sa raison sur la leur sans lui donner leur foiblesse ou leurs préjugés. Elle vanta l’avantage d’avoir été élevée dans une religion raisonnable, & sainte, qui, loin d’abrutir l’homme, l’ennoblit, & l’éleve; qui, ne favorisant ni l’impiété ni le fanatisme, permet d’être sage & de croire, d’être humain & pieux tout à la fois.
Apres cela, serrant la main de sa cousine qu’elle tenoit dans [481] la sienne & la regardant de cet oeil que vous devez connoître & que la langueur rendoit encore plus touchant; tous ces biens, dit-elle, ont été donnés à mille autres; mais celui-ci!... le Ciel ne l’a donné qu’à moi. J’étois femme & j’eus une amie. Il nous fit naître en même tems; il mit dans nos inclinations un accord qui ne s’est jamais démenti; il fit nos coeurs l’un pour l’autre, il nous unit dès le berceau, je l’ai conservée tout le tems de ma vie & sa main me ferme les yeux. Trouvez un autre exemple pareil au monde & je ne me vante plus de rien. Quels sages conseils ne m’a-t-elle pas donnés? De quels périls ne m’a-t-elle pas sauvée? De quels maux ne me consoloit-elle pas? Qu’eussai-je été sans elle? Que n’eût-elle pas fait de moi, si je l’avois mieux écoutée? Je la vaudrois peut-être aujourd’hui! Claire pour toute réponse baissa la tête sur le sein de son amie & voulut soulager ses sanglots par des pleurs; il ne fut pas possible. Julie la pressa long-tems contre sa poitrine en silence. Ces momens n’ont ni mots ni larmes.
Elles se remirent & Julie continua. Ces biens étoient mêlés d’inconvéniens; c’est le sort des choses humaines. Mon coeur étoit fait pour l’amour, difficile en mérite personnel, indifférent sur tous les biens de l’opinion. Il étoit presque impossible que les préjugés de mon pere s’accordassent avec mon penchant. Il me faloit un amant que j’eusse choisi moi-même. Il s’offrit; je crus le choisir: sans doute le Ciel le choisit pour moi, afin que, livrée aux erreurs de ma passion, je ne le fusse pas aux horreurs du crime & que l’amour de la vertu restât au moins dans mon ame après elle. Il prit le langage honnête [482] & insinuant avec lequel mille fourbes séduisent tous les jours autant de filles bien nées; mais seul parmi tant d’autres il étoit honnête homme, & pensoit ce qu’il disait. Etait-ce ma prudence qui l’avoit discerné? Non; je ne connus d’abord de lui que son langage & je fus séduite. Je fis par désespoir ce que d’autres font par effronterie: je me jetai, comme disoit mon pere, à sa tête; il me respecta. Ce fut alors seulement que je pus le connaître. Tout homme capable d’un pareil trait a l’ame belle; alors on y peut compter. Mais j’y comptois auparavant, ensuite j’osai compter sur moi-même; & voilà comment on se perd.
Elle s’étendit avec complaisance sur le mérite de cet amant; elle lui rendoit justice, mais on voyoit combien son coeur se plaisoit à la lui rendre. Elle le louoit même à ses propres dépens. A force d’être équitable envers lui, elle étoit inique envers elle & se faisoit tort pour lui faire honneur. Elle alla jusqu’à soutenir qu’il eut plus d’horreur qu’elle de l’adultere, sans se souvenir qu’il avoit lui-même réfuté cela.
Tous les détails du reste de sa vie furent suivis dans le même esprit. Milord Edouard, son mari, ses enfans, votre retour, notre amitié, tout fut mis sous un jour avantageux. Ses malheurs même lui en avoient épargné de plus grands. Elle avoit perdu sa mere au moment que cette perte lui pouvoit être la plus cruelle; mais si le Ciel la lui eût conservée, bientôt il fût survenu du désordre dans sa famille. L’appui de sa mere, quelque foible qu’il fût, eût suffi pour la rendre plus courageuse à résister à son pere; & de là seroient sortis la discorde & les scandales, peut-être les désastres [483] & le déshonneur, peut-être pis encore si son frere avoit vécu. Elle avoit épousé malgré elle un homme qu’elle n’aimoit point, mais elle soutint qu’elle n’auroit pu jamais être aussi heureuse avec un autre, pas même avec celui qu’elle avoit aimé. La mort de M. d’Orbe lui avoit ôté un ami, mais en lui rendant son amie. Il n’y avoit pas jusqu’à ses chagrins & ses peines qu’elle ne comptât pour des avantages, en ce qu’ils avoient empêché son coeur de s’endurcir aux malheurs d’autrui. On ne sait pas, disait-elle, quelle douceur c’est de s’attendrir sur ses propres maux, & sur ceux des autres. La sensibilité porte toujours dans l’ame un certain contentement de soi-même indépendant de la fortune & des événements. Que j’ai gémi! que j’ai versé de larmes! Eh bien! s’il faloit renoître aux mêmes conditions, le mal que j’ai commis seroit le seul que je voudrois retrancher; celui que j’ai souffert me seroit agréable encore. Saint-Preux, je vous rends ses propres mots; quand vous aurez lu sa lettre, vous les comprendrez peut-être mieux.
Voyez donc, continuait-elle, à quelle félicité je suis parvenue. J’en avois beaucoup; j’en attendois davantage. La prospérité de ma famille, une bonne éducation pour mes enfans, tout ce qui m’étoit cher rassemblé autour de moi ou prêt à l’être. Le présent, l’avenir, me flattoient également; la jouissance & l’espoir se réunissoient pour me rendre heureuse. Mon bonheur monté par degrés étoit au comble; il ne pouvoit plus que déchoir; il étoit venu sans être attendu, il se fût enfui quand je l’aurois cru durable. Qu’eût fait le sort pour me soutenir à ce point? Un état permanent est-il fait pour l’homme? [484] Non, quand on a tout acquis, il faut perdre, ne fût-ce que le plaisir de la possession qui s’use par elle. Mon pere est déjà vieux; mes enfans sont dans l’âge tendre où la vie est encore mal assurée: que de pertes pouvoient m’affliger, sans qu’il me restât plus rien à pouvoir acquérir! L’affection maternelle augmente sans cesse, la tendresse filiale diminue, à mesure que les enfans vivent plus loin de leur mere. En avançant en âge, les miens se seroient plus séparés de moi. Ils auroient vécu dans le monde; ils m’auroient pu négliger. Vous en voulez envoyer un en Russie; que de pleurs son départ m’auroit coûtés! Tout se seroit détaché de moi peu à peu & rien n’eût suppléé aux pertes que j’aurois faites. Combien de fois j’aurois pu me trouver dans l’état où je vous laisse. Enfin n’eût-il pas fallu mourir? Peut-être mourir la derniere de tous! Peut-être seule & abandonnée. Plus on vit, plus on aime à vivre, même sans jouir de rien: j’aurois eu l’ennui de la vie, & la terreur de la mort, suite ordinaire de la vieillesse. Au lieu de cela, mes derniers instans sont encore agréables & j’ai de la vigueur pour mourir; si même on peut appeler mourir que laisser vivant ce qu’on aime. Non, mes amis, non, mes enfans, je ne vous quitte pas, pour ainsi dire, je reste avec vous; en vous laissant tous unis, mon esprit, mon coeur, vous demeurent. Vous me verrez sans cesse entre vous; vous vous sentirez sans cesse environnés de moi... & puis nous nous rejoindrons, j’en suis sûre; le bon Wolmar lui-même ne m’échappera pas. Mon retour à Dieu tranquillise mon ame & m’adoucit un moment pénible; il me promet pour vous le même destin qu’à moi. Mon sort me suit & [485] s’assure. Je fus heureuse, je le suis, je vais l’être: mon bonheur est fixé, je l’arrache à la fortune; il n’a plus de bornes que l’éternité.
Elle en étoit là quand le ministre entra. Il l’honoroit & l’estimoit véritablement. Il savoit mieux que personne combien sa foi étoit vive & sincere. Il n’en avoit été que plus frappé de l’entretien de la veille & en tout de la contenance qu’il lui avoit trouvée. Il avoit vu souvent mourir avec ostentation, jamais avec sérénité. Peut-être à l’intérêt qu’il prenoit à elle se joignait-il un désir secret de voir si ce calme se soutiendroit jusqu’au bout.
Elle n’eut pas besoin de changer beaucoup le sujet de l’entretien pour en amener un convenable au caractere du survenant. Comme ses conversations en pleine santé n’étoient jamais frivoles, elle ne faisoit alors que continuer à traiter dans son lit avec la même tranquillité des sujets intéressans pour elle & pour ses amis; elle agitoit indifféremment des questions qui n’étoient pas indifférentes.
En suivant le fil de ses idées sur ce qui pouvoit rester d’elle avec nous, elle nous parloit de ses anciennes réflexions sur l’état des âmes séparées des corps. Elle admiroit la simplicité des gens qui promettoient à leurs amis de venir leur donner des nouvelles de l’autre monde. Cela, disait-elle, est aussi raisonnable que les contes de revenans qui font mille désordres & tourmentent les bonnes femmes; comme si les esprits avoient des voix pour parler & des mains pour battre!* [*Platon dis qu’à la mort les ames des justes qui n’ont point contracté de souillure sur la terre, se dégagent seules de la matiere dans toute leur pureté. Quant à ceux se sont ici-bas asservis à leurs passions, il ajoute que leurs ames ne reprennent point sitôt leur pureté primitive, mais qu’elles entrainent avec elles des parties terrestres qui les tiennent comme enchainées autour des débris de leurs corps; voilà, dit-il, ce qui produit ces simulacres sensibles qu’on voit quelquefois errans sur les cimetieres, en attendant de nouvelles transmigrations. C’est une manie commune aux Philosophes de tous les âges de nier ce qui est & d’expliquer ce qui n’est pas.] [486] Comment un pur esprit agirait-il sur une ame enfermée dans un corps & qui, en vertu de cette union, ne peut rien appercevoir que par l’entremise de ses organes? Il n’y a pas de sens à cela. Mais j’avoue que je ne vois point ce qu’il y a d’absurde à supposer qu’une ame libre d’un corps qui jadis habita la terre puisse y revenir encore, errer, demeurer peut-être autour de ce qui lui fut cher; non pas pour nous avertir de sa présence, elle n’a nul moyen pour cela; non pas pour agir sur nous & nous communiquer ses pensées, elle n’a point de prise pour ébranler les organes de notre cerveau; non pas pour appercevoir non plus ce que nous faisons, car il faudroit qu’elle eût des sens; mais pour connoître elle-même ce que nous pensons & ce que nous sentons, par une communication immédiate, semblable à celle par laquelle Dieu lit nos pensées des cette vie & par laquelle nous lirons réciproquement les siennes dans l’autre, puisque nous le verrons face à face. Car enfin, ajouta-t-elle en regardant le ministre, à quoi serviroient des sens lorsqu’ils n’auront plus rien à faire? L’Etre éternel ne se voit ni ne s’entend; il se fait sentir; il ne parle ni aux yeux ni aux oreilles, mais au coeur.
[487] Je compris, à la réponse du pasteur & à quelques signes d’intelligence, qu’un des poins ci-devant contestés entre eux étoit la résurrection des corps. Je m’aperçus aussi que je commençois à donner un peu plus d’attention aux articles de la religion de Julie où la foi se rapprochoit de la raison.
Elle se complaisoit tellement à ces idées, que quand elle n’eût pas pris son parti sur ses anciennes opinions, c’eût été une cruauté d’en détruire une qui lui sembloit si douce dans l’état où elle se trouvait. Cent fois, disait-elle, j’ai pris plus de plaisir à faire quelque bonne œuvre en imaginant ma mere présente qui lisoit dans le coeur de sa fille & l’applaudissait. Il y a quelque chose de si consolant à vivre encore sous les yeux de ce qui nous fut cher! Cela fait qu’il ne meurt qu’à moitié pour nous. Vous pouvez juger si, durant ces discours, la main de Claire étoit souvent serrée.
Quoique le pasteur répondît à tout avec beaucoup de douceur & de modération; & qu’il affectât même de ne la contrarier en rien, de peur qu’on ne prît son silence sur d’autres poins pour un aveu, il ne laissa pas d’être ecclésiastique un moment & d’exposer sur l’autre vie une doctrine opposée. Il dit que l’immensité, la gloire & les attributs de Dieu, seroit le seul objet dont l’ame des bienheureux seroit occupée; que cette contemplation sublime effaceroit tout autre souvenir; qu’on ne se verroit point, qu’on ne se reconnaîtroit point, même dans le ciel & qu’à cet aspect ravissant on ne songeroit plus à rien de terrestre.
[488] Cela peut être, reprit Julie: il y a si loin de la bassesse de nos pensées à l’essence divine, que nous ne pouvons juger des effets qu’elle produira sur nous quand nous serons en état de la contempler. Toutefois, ne pouvant maintenant raisonner que sur mes idées, j’avoue que je me sens des affections si cheres, qu’il m’en coûteroit de penser que je ne les aurai plus. Je me suis même fait une espece d’argument qui flatte mon espoir. Je me dis qu’une partie de mon bonheur consistera dans le témoignage d’une bonne conscience. Je me souviendrai donc de ce que j’aurai fait sur la terre; je me souviendrai donc aussi des gens qui m’y ont été chers; ils me le seront donc encore: ne les voir* [*Il est aisé de comprendre que par ce mot voir, elle entend un pur acte de l’entendement, semblable à celui par lequel Dieu nous voit & par lequel nous verrons Dieu. Les sens ne peuvent imaginer l’immédiate communication des esprits: mais la raison la concoit tres-bien & mieux, ce me semble, que la communication du mouvement dans les corps.] plus seroit une peine & le séjour des bienheureux n’en admet point. Au reste, ajouta-t-elle en regardant le ministre d’un air assez gai, si je me trompe, un jour ou deux d’erreur seront bientôt passés: dans peu j’en saurai là-dessus plus que vous-même. En attendant, ce qu’il y a pour moi de tres sûr, c’est que tant que je me souviendrai d’avoir habité la terre, j’aimerai ceux que j’y ai aimés & mon pasteur n’aura pas la derniere place.
Ainsi se passerent les entretiens de cette journée, où la sécurité, l’espérance, le repos de l’ame, brillerent plus que jamais dans celle de Julie & lui donnoient d’avance, au [489] jugement du ministre, la paix des bienheureux dont elle alloit augmenter le nombre. Jamais elle ne fut plus tendre, plus vraie, plus caressante, plus aimable, en un mot plus elle-même. Toujours du sens, toujours du sentiment, toujours la fermeté du sage & toujours la douceur du chrétien. Point de prétention, point d’apprêt, point de sentence; partout la naive expression de ce qu’elle sentait; partout la simplicité de son coeur. Si quelquefois elle contraignoit les plaintes que la souffrance auroit dû lui arracher, ce n’étoit point pour jouer l’intrépidité stoïque, c’étoit de peur de navrer ceux qui étoient autour d’elle; & quand les horreurs de la mort faisoient quelque instant pâtir la nature, elle ne cachoit point ses frayeurs, elle se laissoit consoler. Sitôt qu’elle étoit remise, elle consoloit les autres. On voyait, on sentoit son retour; son air caressant le disoit à tout le monde. Sa gaieté n’étoit point contrainte, sa plaisanterie même étoit touchante; on avoit le sourire à la bouche & les yeux en pleurs. Otez cet effroi qui ne permet pas de jouir de ce qu’on va perdre, elle plaisoit plus, elle étoit plus aimable qu’en santé même & le dernier jour de sa vie en fut aussi le plus charmant.
Vers le soir elle eut encore un accident qui, bien que moindre que celui du matin, ne lui permit pas de voir long-tems ses enfans. Cependant elle remarqua qu’Henriette étoit changée. On lui dit qu’elle pleuroit beaucoup & ne mangeoit point. On ne la guérira pas de cela, dit-elle en regardant Claire: la maladie est dans le sang.
Se sentant bien revenue, elle voulut qu’on soupât dans sa chambre. Le médecin s’y trouva comme le matin. La Fanchon, [490] qu’il faloit toujours avertir quand elle devoit venir manger à notre table, vint ce soir-là sans se faire appeler. Julie s’en aperçut & sourit. Oui, mon enfant, lui dit-elle, soupe encore avec moi ce soir; tu auras plus long-tems ton mari que ta maîtresse. Puis elle me dit: Je n’ai pas besoin de vous recommander Claude Anet. Non, repris-je; tout ce que vous avez honoré de votre bienveillance n’a pas besoin de m’être recommandé.
Le souper fut encore plus agréable que je ne m’y étois attendu. Julie, voyant qu’elle pouvoit soutenir la lumiere, fit approcher la table & ce qui sembloit inconcevable dans l’état où elle était, elle eut appétit. Le médecin, qui ne voyoit plus d’inconvénient à la satisfaire, lui offrit un blanc de poulet: Non, dit-elle; mais je mangerois bien de cette Ferra.* [*Excellent poisson particulier au lac de Geneve & qu’on n’y trouve qu’en certain tems.] On lui en donna un petit morceau; elle le mangea avec un peu de pain, & le trouva bon. Pendant qu’elle mangeait, il faloit voir Madame d’Orbe la regarder; il faloit le voir, car cela ne peut se dire. Loin que ce qu’elle avoit mangé lui fît mal, elle en parut mieux le reste du souper. Elle se trouva même de si bonne humeur, qu’elle s’avisa de remarquer, par forme de reproche, qu’il y avoit long-tems que je n’avois bu de vin étranger. Donnez, dit-elle, une bouteille de vin d’Espagne à ces messieurs. A la contenance du médecin, elle vit qu’il s’attendoit à boire de vrai vin d’Espagne & sourit encore en regardant sa cousine. J’aperçus aussi que, sans faire attention à tout cela, Claire, de son côté, commençoit de tems [491] à autre à lever les yeux avec un peu d’agitation, tantôt sur Julie & tantôt sur Fanchon, à qui ces yeux sembloient dire ou demander quelque chose.
Le vin tardoit à venir. On eut beau chercher la clef de la cave, on ne la trouva point & l’on jugea, comme il étoit vrai, que le Valet-de-chambre du Baron, qui en étoit chargé, l’avoit emportée par mégarde. Après quelques autres informations, il fut clair que la provision d’un seul jour en avoit duré cinq & que le vin manquoit sans que personne s’en fût apperçu, malgré plusieurs nuits de veille.* [*Lecteurs à beaux laquais, ne demandez point avec un ris moquer où l’on avoit pris ces gens-là. On vous a répondu d’avance: on ne les avoit point pris, on les avoit faits. Le problême entier dépend d’un point unique: trouvez seulement Julie & tout le reste est trouvé. Les hommes en général ne sont point ceci ou cela, ils sont ce qu’on les fait être.] Le Médecin tomboit des nues. Pour moi, soit qu’il falût attribuer cet oubli à la tristesse ou à la sobriété des domestiques, j’eus honte d’user avec de telles gens des précautions ordinaires. Je fis enfoncer la porte de la cave & j’ordonnai que désormois tout le monde eût du vin à discrétion.
La bouteille arrivée, on en but. Le vin fut trouvé excellent. La malade en eut envie. Elle en demanda une cuillerée avec de l’eau: le Médecin le lui donna dans un verre & voulut qu’elle le bût pur. Ici les coups-d’oeil devinrent plus fréquens entre Claire & la Fanchon; mais comme à la dérobée & craignant toujours d’en trop dire.
Le jeûne, la foiblesse, le régime ordinaire à Julie donnerent au vin une grande activité. Ah! dit-elle, vous m’avez [492] enivrée! après avoir attendu si tard, ce n’étoit pas la peine de commencer, car c’est un objet bien odieux qu’une femme ivre. En effet, elle se mit à babiller, tres sensément pourtant, à son ordinaire, mais avec plus de vivacité qu’auparavant. Ce qu’il y avoit d’étonnant, c’est que son teint n’étoit point allumé; ses yeux ne brilloient que d’un feu modéré par la langueur de la maladie; à la pâleur près, on l’auroit crue en santé. Pour alors l’émotion de Claire devint tout-à-fait visible. Elle élevoit un oeil craintif alternativement sur Julie, sur moi, sur la Fanchon, mais principalement sur le médecin; tous ces regards étoient autant d’interrogations qu’elle vouloit & n’osoit faire. On eût dit toujours qu’elle alloit parler, mais que la peur d’une mauvaise réponse la retenait; son inquiétude étoit si vive qu’elle en paraissoit oppressée.
Fanchon, enhardie par tous ces signes, hasarda de dire, mais en tremblant & à demi-voix, qu’il sembloit que Madame avoit un peu moins souffert aujourd’hui... que la derniere convulsion avoit été moins forte... que la soirée... Elle resta interdite., & Claire, qui pendant qu’elle avoit parlé trembloit comme la feuille, leva des yeux craintifs sur le médecin, les regards attachés aux siens, l’oreille attentive & n’osant respirer de peur de ne pas bien entendre ce qu’il alloit dire.
Il eût fallu être stupide pour ne pas concevoir tout cela. Du Bosson se leve, va tâter le pouls de la malade & dit: Il n’y a point là d’ivresse ni de fievre; le pouls est fort bon. A l’instant Claire s’écrie en tendant à demi les deux bras: Eh bien! Monsieur!... le pouls?... la fievre?... la voix [493] lui manquait, mais ses mains écartées restoient toujours en avant; ses yeux pétilloient d’impatience; il n’y avoit pas un muscle de son visage qui ne fût en action. Le médecin ne répond rien, reprend le poignet, examine les yeux, la langue, reste un moment pensif & dit: Madame, je vous entends bien; il m’est impossible de dire à présent rien de positif; mais si demain matin à pareille heure elle est encore dans le même état, je réponds de sa vie. A ce moment Claire part comme un éclair, renverse deux chaises & presque la table, saute au cou du médecin, l’embrasse, le baise mille fois en sanglotant & pleurant à chaudes larmes & toujours avec la même impétuosité, s’ôte du doigt une bague de prix, la met au sien malgré lui & lui dit hors d’haleine: Ah! Monsieur, si vous nous la rendez, vous ne la sauverez pas seule!
Julie vit tout cela. Ce spectacle la déchira. Elle regarde son amie & lui dit d’un ton tendre & douloureux: Ah! cruelle, que tu me fais regretter la vie! veux-tu me faire mourir désespérée? Faudra-t-il te préparer deux fois? Ce peu de mots fut un coup de foudre; il amortit aussi-tôt les transports de joie; mais il ne put étouffer tout-à-fait l’espoir renaissant.
En un instant la réponse du médecin fut sue par toute la maison. Ces bonnes gens crurent déjà leur maîtresse guérie. Ils résolurent tout d’une voix de faire au médecin, si elle en revenait, un présent en commun pour lequel, chacun donna trois mois de ses gages & l’argent fut sur-le-champ consigné dans les mains de Fanchon, les uns prêtant aux autres ce qui leur manquoit pour cela. Cet accord se fit avec tant d’empressement, [494] que Julie entendoit de son lit le bruit de leurs acclamations. Jugez de l’effet dans le coeur d’une femme qui se sent mourir! Elle me fit signe & me dit à l’oreille: On m’a fait boire jusqu’à la lie la coupe amere & douce de la sensibilité.
Quand il fut question de se retirer, Mde d’Orbe, qui partagea le lit de sa cousine comme les deux nuits précédentes, fit appeler sa femme de chambre pour relayer cette nuit la Fanchon; mais celle-ci s’indigna de cette proposition, plus même, ce me sembla, qu’elle n’eût fait si son mari ne fût pas arrivé. Madame d’Orbe s’opiniâtra de son côté & les deux femmes de chambres passerent la nuit ensemble dans le cabinet; je la passai dans la chambre voisine & l’espoir avoit tellement ranimé le zele, que ni par ordre ni par menaces je ne pus envoyer coucher un seul domestique. Ainsi toute la maison resta sur pied cette nuit avec une telle impatience, qu’il y avoit peu de ses habitans qui n’eussent donné beaucoup de leur vie pour être à neuf heures du matin.
J’entendis durant la nuit quelques allées & venues qui ne m’alarmerent pas; mais sur le matin que tout étoit tranquille, un bruit sourd frappa mon oreille. J’écoute, je crois distinguer des gémissements. J’accours, j’entre, j’ouvre le rideau... Saint-Preux!... cher Saint-Preux!... je vois les deux amies sans mouvement & se tenant embrassées, l’une évanouie & l’autre expirante. Je m’écrie, je veux retarder ou recueillir son dernier soupir, je me précipite. Elle n’étoit plus.
[495] Adorateur de Dieu, Julie n’étoit plus... Je ne vous dirai pas ce qui se fit durant quelques heures; j’ignore ce que je devins moi-même. Revenu du premier saisissement, je m’informai de Madame d’Orbe. J’appris qu’il avoit fallu la porter dans sa chambre & même l’y renfermer; car elle rentroit à chaque instant dans celle de Julie, se jetoit sur son corps, le réchauffoit du sien, s’efforçoit de le ranimer, le pressait, s’y colloit avec une espece de rage, l’appeloit à grands cris de mille noms passionnés & nourrissoit son désespoir de tous ces efforts inutiles.
En entrant je la trouvai tout-à-fait hors de sens ne voyant rien, n’entendant rien, ne connaissant personne, se roulant par la chambre en se tordant les mains & mordant les pieds des chaises, murmurant d’une voix sourde quelques paroles extravagantes, puis poussant par longs intervalles des cris aigus qui faisoient tressaillir. Sa femme de chambre au pied de son lit, consternée, épouvantée, immobile, n’osant souffler, cherchoit à se cacher d’elle & trembloit de tout son corps. En effet, les convulsions dont elle étoit agitée avoient quelque chose d’effrayant. Je fis signe à la femme de chambre de se retirer; car je craignois qu’un seul mot de consolation lâché mal à propos ne la mît en fureur.
Je n’essayai pas de lui parler, elle ne m’eût point écouté, ni même entendu; mais au bout de quelque tems, la voyant épuisée de fatigue, je la pris & la portai dans un fauteuil; je m’assis auprès d’elle en lui tenant les mains; j’ordonnai qu’on amenât les enfans & les fis venir autour d’elle. [496] Malheureusement, le premier qu’elle aperçut fut précisément la cause innocente de la mort de son amie. Cet aspect la fit frémir. Je vis ses traits s’altérer, ses regards s’en détourner avec une espece d’horreur & ses bras en contraction se raidir pour le repousser. Je tirai l’enfant à moi. Infortuné! lui dis-je, pour avoir été trop cher à l’une tu deviens odieux à l’autre: elles n’eurent pas en tout le même coeur. Ces mots l’irriterent violemment & m’en attirerent de tres piquants. Ils ne laisserent pourtant pas de faire impression. Elle prit l’enfant dans ses bras & s’efforça de le caresser: ce fut en vain; elle le rendit presque au même instant. Elle continue même à le voir avec moins de plaisir que l’autre & je suis bien aise que ce ne soit pas celui-là qu’on a destiné à sa fille.
Gens sensibles, qu’eussiez-vous fait à ma place? Ce que faisoit Madame d’Orbe. Après avoir mis ordre aux enfans, à Madame d’Orbe, aux funérailles de la seule personne que j’aie aimée, il falut monter à cheval & partir, la mort dans le coeur, pour la porter au plus déplorable pere. Je le trouvai souffrant de sa chute, agité, troublé de l’accident de sa fille. Je le laissai accablé de douleur, de ces douleurs de vieillard, qu’on n’aperçoit pas au dehors, qui n’excitent ni gestes, ni cris, mais qui tuent. Il n’y résistera jamais, j’en suis sûr & je prévois de loin le dernier coup qui manque au malheur de son ami. Le lendemain je fis toute la diligence possible pour être de retour de bonne heure & rendre les derniers honneurs à la plus digne des femmes. Mais tout n’étoit pas dit encore. Il faloit qu’elle [497] ressuscitât pour me donner l’horreur de la perdre une seconde fois.
En approchant du logis, je vois un de mes gens accourir à perte d’haleine & s’écrier d’aussi loin que je pus l’entendre: Monsieur, Monsieur, hâtez-vous, Madame n’est pas morte. Je ne compris rien à ce propos insensé: j’accours toutefois. Je vois la cour pleine de gens qui versoient des larmes de joie en donnant à grand cris des bénédictions à Madame de Wolmar. Je demande ce que c’est; tout le monde est dans le transport, personne ne peut me répondre: la tête avoit tourné à mes propres gens. Je monte à pas précipités dans l’appartement de Julie. Je trouve plus de vingt personnes à genoux autour de son lit & les yeux fixés sur elle. Je m’approche; je la vois sur ce lit habillée & parée; le coeur me bat; je l’examine... Hélas! elle étoit morte! Ce moment de fausse joie sitôt & si cruellement éteinte fut le plus amer de ma vie. Je ne suis pas colere: je me sentis vivement irrité. Je voulus savoir le fond de cette extravagante scene. Tout étoit déguisé altéré, changé: j’eus toute la peine du monde à démêler la vérité. Enfin j’en vins à bout; & voici l’histoire du prodige.
Mon beau-pere, alarmé de l’accident qu’il avoit appris, & croyant pouvoir se passer de son valet de chambre, l’avoit envoyé, un peu avant mon arrivée auprès de lui, savoir des nouvelles de sa fille. Le vieux domestique, fatigué du cheval, avoit pris un bateau; & traversant le lac pendant la nuit, étoit arrivé à Clarens le matin même de mon retour. En arrivant, il voit la consternation, il en apprend le sujet, il [498] monte en gémissant à la chambre de Julie; il se met à genoux au pied de son lit, il la regarde, il pleure, il la contemple. Ah! ma bonne maîtresse! ah! que Dieu ne m’a-t-il pris au lieu de vous! Moi qui suis vieux, qui ne tiens à rien, qui ne suis bon à rien, que fais-je sur la terre? & vous qui étiez jeune, qui faisiez la gloire de votre famille, le bonheur de votre maison, l’espoir des malheureux... hélas! quand je vous vis naître, était-ce pour vous voir mourir?...
Au milieu des exclamations que lui arrachoient son zele & son bon coeur, les yeux toujours collés sur ce visage, il crut appercevoir un mouvement: son imagination se frappe; il voit Julie tourner les yeux, le regarder, lui faire un signe de tête. Il se leve avec transport & court par toute la maison en criant que Madame n’est pas morte, qu’elle l’a reconnu, qu’il en est sûr, qu’elle en reviendra. Il n’en falut pas davantage; tout le monde accourt, les voisins, les pauvres, qui faisoient retentir l’air de leurs lamentations, tous s’écrient: Elle n’est pas morte! Le bruit s’en répand, & s’augmente: le peuple, ami du merveilleux, se prête avidement à la nouvelle; on la croit comme on la désire; chacun cherche à se faire fête en appuyant la crédulité commune. Bientôt la défunte n’avoit pas seulement fait signe, elle avoit agi, elle avoit parlé & il y avoit vingt témoins oculaires de faits circonstanciés qui n’arriverent jamais.
Sitôt qu’on crut qu’elle vivoit encore, on fit mille efforts pour la ranimer; on s’empressoit autour d’elle, on lui parloit [499] on l’inondoit d’eaux spiritueuses, on touchoit si le pouls ne revenoit point. Ses femmes, indignées que le corps de leur maîtresse restât environné d’hommes dans un état si négligé, firent sortir le monde, & ne tarderent pas à connoître combien on s’abusait. Toutefois, ne pouvant se résoudre à détruire une erreur si chére, peut-être espérant encore elles-mêmes quelque événement miraculeux, elles vêtirent le corps avec soin, & quoique sa garde-robe leur eût été laissée, elles lui prodiguerent la parure; ensuite l’exposant sur un lit, & laissant les rideaux ouverts, elles se remirent à la pleurer au milieu de la joie publique.
C’étoit au plus fort de cette fermentation que j’étois arrivé. Je reconnus bientôt qu’il étoit impossible de faire entendre raison à la multitude; que, si je faisois fermer la porte & porter le corps à la sépulture, il pourroit arriver du tumulte; que je passerois au moins pour un mari parricide qui faisoit enterrer sa femme en vie & que je serois en horreur dans tout le pays. Je résolus d’attendre. Cependant, après plus de trente-six heures, par l’extrême chaleur qu’il faisait, les chairs commençoient à se corrompre; & quoique le visage eût gardé ses traits & sa douceur, on y voyoit déjà quelques signes d’altération. Je le dis à Madame d’Orbe, qui restoit demi-morte au chevet du lit. Elle n’avoit pas le bonheur d’être la dupe d’une illusion si grossiere; mais elle feignoit de s’y prêter pour avoir un prétexte d’être incessamment dans la chambre, d’y navrer son coeur à plaisir, de l’y repoître de ce mortel spectacle, de s’y rassasier de douleur.
[500] Elle m’entendit & prenant son parti sans rien dire, elle sortit de la chambre. Je la vis rentrer un moment après, tenant un voile d’or brodé de perles que vous lui aviez apporté des Indes.* [*On voit assez que c’est le songe de St. Preux, dont Mde. D’Orbe avoit l’imagination toujours pleine, qui lui suggere l’expédient de ce voile. Je crois que si l’on y regardoit de bien près, on trouveroit ce même rapport dans l’accomplissement de beaucoup de prédictions. L’événement n’est pas prédit parce qu’il arrivera; mais il arrive parce qu’il a été prédit.] Puis, s’approchant du lit, elle baisa le voile, en couvrit en pleurant la face de son amie & s’écria d’une voix éclatante: Maudite soit l’indigne main qui jamais levera ce voile! maudit soit l’oeil impie qui verra ce visage défiguré! Cette action, ces mots frapperent tellement les spectateurs, qu’aussitôt, comme par une inspiration soudaine, la même imprécation fut répétée par mille cris. Elle a fait tant d’impression sur tous nos gens & sur tout le peuple, que la défunte ayant été mise au cercueil dans ses habits, & avec les plus grandes précautions, elle a été portée, & inhumée dans cet état, sans qu’il se soit trouvé personne assez hardi pour toucher au voile.* [*Le peuple du pays de Vaud, quoique protestant, ne laisse pas d’être extrêmement superstitieux.]
Le sort du plus à plaindre est d’avoir encore à consoler les autres. C’est ce qui me reste à faire auprès de mon beau-pere, de Madame d’Orbe, des amis, des parents, des voisins & de mes propres gens. Le reste n’est rien; mais mon vieux ami! mais Madame d’Orbe! il faut voir l’affliction de celle-ci pour juger de ce qu’elle ajoute à la mienne. Loin de me [501] savoir gré de mes soins, elle me les reproche; mes attentions l’irritent, ma froide tristesse l’aigrit; il lui faut des regrets amers semblables aux siens & sa douleur barbare voudroit voir tout le monde au désespoir. Ce qu’il y a de plus désolant est qu’on ne peut compter sur rien avec elle & ce qui la soulage un moment, la dépite un moment après. Tout ce qu’elle fait, tout ce qu’elle dit, approche de la folie & seroit risible pour des gens de sang-froid. J’ai beaucoup à souffrir; je ne me rebuterai jamais. En servant ce qu’aima Julie, je crois l’honorer mieux que par des pleurs.
Un seul trait vous fera juger des autres. Je croyois avoir tout fait en engageant Claire à se conserver pour remplir les soins dont la chargea son amie. Exténuée d’agitations, d’abstinences, elle sembloit enfin résolue à revenir sur elle-même, à recommencer sa vie ordinaire, à reprendre ses repas dans la salle à manger. La premiere fois qu’elle vint, je fis dîner les enfans dans leur chambre, ne voulant pas courir le hasard de cet vint, je fis dîner les enfans dans leur chambre, ne voulant pas courir le hasard de cet essai devant eux: car le spectacle des passions violentes de toute espece est un des plus dangereux qu’on puisse offrir aux enfans. Ces passions ont toujours dans leurs excès quelque chose de puérile qui les amuse, qui les séduit & leur fait aimer ce qu’ils devroient craindre.* [*Voilà pourquoi nous aimons tous le théâtre & plusieurs d’entre nous les Romans.] Ils n’en avoient déjà que trop vu.
En entrant, elle jetta un coup-d’oeil sur la table & vit deux couverts. A l’instant elle s’assit sur la premiere chaise qu’elle [502] trouva derriere elle, sans vouloir se mettre à table ni dire la raison de ce caprice. Je crus la devenir & je fis mettre un troisieme couvert à la place qu’occupoit ordinairement sa cousine. Alors elle se laissa prendre par la main & mener à table sans résistance, rangeant sa robe avec soin, comme si elle eût craint d’embarrasser cette place vide. A peine avait-elle porté la premiere cuillerée de potage à sa bouche qu’elle la repose & demande d’un ton brusque ce que faisoit là ce couvert puisqu’il n’étoit point occupé. Je lui dis qu’elle avoit raison & fis ôter le couvert. Elle essaya de manger, sans pouvoir en venir à bout. Peu à peu son coeur se gonflait, sa respiration devenoit haute & ressembloit à des soupirs. Enfin elle se leva tout à coup de table, s’en retourna dans sa chambre sans dire un mot, ni rien écouter de tout ce que je voulus lui dire & de toute la journée elle ne prit que du thé.
Le lendemain ce fut à recommencer. J’imaginai un moyen de la ramener à la raison par ses propres caprices, & d’amollir la dureté du désespoir par un sentiment plus doux. Vous savez que sa fille ressemble beaucoup à Madame de Wolmar. Elle se plaisoit à marquer cette ressemblance par des robes de même étoffe & elle leur avoit apporté de Geneve plusieurs ajustemens semblables, dont elles se paroient les mêmes jours. Je fis donc habiller Henriette le plus à l’imitation de Julie qu’il fût possible & après l’avoir instruite, je lui fis occuper à table le troisieme couvert qu’on avoit mis comme la veille.
Claire, au premier coup d’oeil, comprit mon intention; elle en fut touchée; elle me jeta un regard tendre & obligeant. Ce [Tableau-3-9] [503] fut là le premier de mes soins auquel elle parut sensible & j’augurai bien d’un expédient qui la disposoit à l’attendrissement.
Henriette, fiere de représenter sa petite maman, joua parfaitement son rôle & si parfaitement que je vis pleurer les domestiques. Cependant elle donnoit toujours à sa mere le nom de maman & lui parloit avec le respect convenable; mais enhardie par le succes & par mon approbation qu’elle remarquoit fort bien, elle s’avisa de porter la main sur une cuiller & de dire dans une saillie: Claire, veux-tu de cela? Le geste & le ton de voix furent imités au point que sa mere en tressaillit. Un moment après, elle part d’un grand éclat de rire, tend son assiette en disant: Oui, mon enfant, donne; tu es charmante. & puis, elle se mit à manger avec une avidité qui me surprit. En la considérant avec attention, je vis de l’égarement dans ses yeux & dans son geste un mouvement plus brusque, & plus décidé qu’à l’ordinaire. Je l’empêchai de manger davantage & je fis bien; car une heure après elle eut une violente indigestion qui l’eût infailliblement étouffée, si elle eût continué de manger. Des ce moment je résolus de supprimer tous ces jeux, qui pouvoient allumer son imagination au point qu’on n’en seroit plus maître. Comme on guérit plus aisément de l’affliction que de la folie, il vaut mieux la laisser souffrir davantage & ne pas exposer sa raison.
Voilà, mon cher, à peu près où nous en sommes. Depuis le retour du baron, Claire monte chez lui tous les matins, soit tandis que j’y suis, soit quand j’en sors: ils passent une heure ou deux ensemble & les soins qu’elle lui rend facilitent un peu ceux qu’on prend d’elle. D’ailleurs elle commence [504] à se rendre plus assidue auprès des enfans. Un des trois a été malade, précisément celui qu’elle aime le moins. Cet accident lui a fait sentir qu’il lui reste des pertes à faire & lui a rendu le zele de ses devoirs. Avec tout cela, elle n’est pas encore au point de la tristesse; les larmes ne coulent pas encore: on vous attend pour en répandre; c’est à vous de les essuyer. Vous devez m’entendre. Pensez au dernier conseil de Julie: il est venu de moi le premier & je le crois plus que jamais utile & sage. Venez vous réunir à tout ce qui reste d’elle. Son pere, son amie, son mari, ses enfans, tout vous attend, tout vous désire, vous êtes nécessaire à tous. Enfin, sans m’expliquer davantage, venez partager & guérir mes ennuis: je vous devrai peut-être plus que personne.
LETTRE XII.
DE JULIE A SAINT PREUX
Cette lettre étoit incluse dans la précédente.
Il faut renoncer à nos projets. Tout est changé, mon bon ami: souffrons ce changement sans murmure; il vient d’une main plus sage que nous. Nous songions à nous réunir: cette réunion n’étoit pas bonne. C’est un bienfait du Ciel de l’avoir prévenue; sans doute il prévient des malheurs.
Je me suis long-tems fait illusion. Cette illusion me fut salutaire; elle se détruit au moment que je n’en ai plus besoin. Vous m’avez crue guérie & j’ai cru l’être. Rendons grâces à celui qui fit durer cette erreur autant qu’elle étoit utile: qui sait si, me voyant si près de l’abîme, la tête ne m’eût point tourné? Oui, j’eus beau vouloir étouffer le premier sentiment qui m’a fait vivre, il s’est concentré dans mon coeur. Il s’y réveille au moment qu’il n’est plus à craindre; il me soutient quand mes forces m’abandonnent; il me ranime quand je me meurs. Mon ami, je fais cet aveu sans honte; ce sentiment resté malgré moi fut involontaire; il n’a rien coûté à mon innocence; tout ce qui dépend de ma volonté fut pour mon devoir: si le coeur qui n’en dépend pas fut pour vous, ce fut mon tourment, & non pas mon crime. J’ai fait ce que j’ai dû faire; la vertu me reste sans tache & l’amour m’est resté sans remords.
[506] J’ose m’honorer du passé; mais qui m’eût pu répondre de l’avenir? Un jour de plus peut-être & j’étois coupable! Qu’était-ce de la vie entiere passée avec vous? Quels dangers j’ai courus sans le savoir! A quels dangers plus grands j’allois être exposée! Sans doute je sentois pour moi les craintes que je croyois sentir pour vous. Toutes les épreuves ont été faites; mais elles pouvoient trop revenir. N’ai-je pas assez vécu pour le bonheur & pour la vertu? Que me restait-il d’utile à tirer de la vie? En me l’ôtant, le Ciel ne m’ôte plus rien de regrettable & met mon honneur à couvert. Mon ami, je pars au moment favorable, contente de vous, & de moi; je pars avec joie & ce départ n’a rien de cruel. Après tant de sacrifices, je compte pour peu celui qui me reste à faire: ce n’est que mourir une fois de plus.
Je prévois vos douleurs, je les sens; vous restez à plaindre, je le sais trop; & le sentiment de votre affliction est la plus grande peine que j’emporte avec moi. Mais voyez aussi que de consolations je vous laisse! Que de soins à remplir envers celle qui vous fut chére vous font un devoir de vous conserver pour elle! Il vous reste à la servir dans la meilleure partie d’elle-même. Vous ne perdez de Julie que ce que vous en avez perdu depuis long-tems. Tout ce qu’elle eut de meilleur vous reste. Venez vous réunir à sa famille. Que son coeur demeure au milieu de vous. Que tout ce qu’elle aima se rassemble pour lui donner un nouvel être. Vos soins, vos plaisirs, votre amitié, tout sera son ouvrage. Le noeud de votre union formé par elle la fera revivre; elle ne mourra qu’avec le dernier de tous.
[507] Songez qu’il vous reste une autre Julie & n’oubliez pas ce que vous lui devez. Chacun de vous va perdre la moitié de sa vie, unissez-vous pour conserver l’autre; c’est le seul moyen qui vous reste à tous deux de me survivre, en servant ma famille & mes enfans. Que ne puis-je inventer des noeuds plus étroits encore pour unir tout ce qui m’est cher! Combien vous devez l’être l’un à l’autre! Combien cette idée doit renforcer votre attachement mutuel! Vos objections contre cet engagement vont être de nouvelles raisons pour le former. Comment pourrez-vous jamais vous parler de moi sans vous attendrir ensemble! Non, Claire & Julie seront si bien confondues, qu’il ne sera plus possible à votre coeur de les séparer. Le sien vous rendra tout ce que vous aurez senti pour son amie; elle en sera la confidente & l’objet: vous serez heureux par celle qui vous restera, sans cesser d’être fidele à celle que vous aurez perdue & après tant de regrets & de peines, avant que l’âge de vivre & d’aimer se passe, vous aurez brûlé d’un feu légitime & joui d’un bonheur innocent.
C’est dans ce chaste lien que vous pourrez sans distractions & sans craintes vous occuper des soins que je vous laisse & après lesquels vous ne serez plus en peine de dire quel bien vous aurez fait ici-bas. Vous le savez, il existe un homme digne du bonheur auquel il ne sait pas aspirer. Cet homme est votre libérateur, le mari de l’amie qu’il vous a rendue. Seul, sans intérêt à la vie, sans attente de celle qui la suit, sans plaisir, sans consolation, sans espoir, il sera bientôt le plus infortuné des mortels. Vous lui devez les [508] soins qu’il a pris de vous & vous savez ce qui peut les rendre utiles. Souvenez-vous de ma lettre précédente. Passez vos jours avec lui. Que rien de ce qui m’aima ne le quitte. Il vous a rendu le goût de la vertu, montrez-lui-en l’objet & le prix. Soyez chrétien pour l’engager à l’être. Le succes est plus près que vous ne pensez: il a fait son devoir, je ferai le mien, faites le vôtre. Dieu est juste: ma confiance ne me trompera pas.
Je n’ai qu’un mot à vous dire sur mes enfans. Je sais quels soins va vous coûter leur éducation; mais je sais bien aussi que ces soins ne vous seront pas pénibles. Dans les momens de dégoût inséparables de cet emploi, dites-vous: ils sont les enfans de Julie; il ne vous coûtera plus rien. M. de Wolmar vous remettra les observations que j’ai faites sur votre mémoire & sur le caractere de mes deux fils. Cet écrit n’est que commencé: je ne vous le donne pas pour regle & je le soumets à vos lumieres. N’en faites point des savants, faites-en des hommes bienfaisants & justes. Parlez-leur quelquefois de leur mere... vous savez s’ils lui étoient chers... Dites à Marcellin qu’il ne m’en coûta pas de mourir pour lui. Dites à son frere que c’étoit pour lui que j’aimois la vie. Dites-leur... Je me sens fatiguée. Il faut finir cette lettre. En vous laissant mes enfans, je m’en sépare avec moins de peine; je crois rester avec eux.
Adieu, adieu, mon doux ami... Hélas! j’acheve de vivre comme j’ai commencé. J’en dis trop peut-être en ce moment où le coeur ne déguise plus rien... Eh! pourquoi [509] craindrais-je d’exprimer tout ce que je sens? Ce n’est plus moi qui te parle; je suis déjà dans les bras de la mort. Quand tu verras cette lettre, les vers rongeront le visage de ton amante & son coeur où tu ne seras plus. Mais mon ame existerait-elle sans toi? sans toi quelle félicité goûterais-je? Non, je ne te quitte pas, je vais t’attendre. La vertu qui nous sépara sur la terre nous unira dans le séjour éternel. Je meurs dans cette douce attente: trop heureuse d’acheter au prix de ma vie le droit de t’aimer toujours sans crime & de te le dire encore une fois!
LETTRE XIII.
DE Mde. D’ORBE A SAINT PREUX
J’apprends que vous commencez à vous remettre assez pour qu’on puisse espérer de vous voir bientôt ici. Il faut, mon ami, faire effort sur votre foiblesse; il faut tâcher de passer les mons avant que l’hiver acheve de vous les fermer. Vous trouverez en ce pays l’air qui vous convient; vous n’y verrez que douleur & tristesse, & peut-être l’affliction commune sera-t-elle un soulagement pour la vôtre. La mienne pour s’exhaler a besoin de vous. Moi seule je ne puis ni pleurer, ni parler, ni me faire entendre. Wolmar m’entend & ne me répond pas. La douleur d’un pere infortuné se concentre en lui-même; il n’en imagine pas une plus cruelle; il ne la sait ni voir ni sentir: il n’y a plus d’épanchement [510] pour les vieillards. Mes enfans m’attendrissent & ne savent pas s’attendrir. Je suis seule au milieu de tout le monde. Un morne silence regne autour de moi. Dans mon stupide abattement je n’ai plus de commerce avec personne; je n’ai qu’assez de force & de vie pour sentir les horreurs de la mort. Oh! venez, vous qui partagez ma perte, venez partager mes douleurs; venez nourrir mon coeur de vos regrets, venez l’abreuver de vos larmes, c’est la seule consolation que l’on puisse attendre, c’est le seul plaisir qui me reste à goûter.
Mais avant que vous arriviez & que j’apprenne votre avis sur un projet dont je sais qu’on vous a parlé, il est bon que vous sachiez le mien d’avance. Je suis ingénue, & franche, je ne veux rien vous dissimuler. J’ai eu de l’amour pour vous, je l’avoue; peut-être en ai-je encore, peut-être en aurai-je toujours; je ne le sais ni ne le veux savoir. On s’en doute, je ne l’ignore pas; je ne m’en fâche ni ne m’en soucie. Mais voici ce que j’ai à vous dire & que vous devez bien retenir: c’est qu’un homme qui fut aimé de Julie d’Etange & pourroit se résoudre à en épouser une autre, n’est à mes yeux qu’un indigne & un lâche que je tiendrois à déshonneur d’avoir pour ami; & quant à moi, je vous déclare que tout homme, quel qu’il puisse être, qui désormois m’osera parler d’amour, ne m’en reparlera de sa vie.
Songez aux soins qui vous attendent, aux devoirs qui vous sont imposés, à celle à qui vous les avez promis. Ses enfans se forment & grandissent, son pere se consume insensiblement, son mari s’inquiete & s’agite. Il a beau faire, il ne peut la [511] croire anéantie; son coeur, malgré qu’il en ait, se révolte contre sa vaine raison. Il parle d’elle, il lui parle, il soupire. Je crois déjà voir s’accomplir les voeux qu’elle a faits tant de fois & c’est à vous d’achever ce grand ouvrage. Quels motifs pour vous attirer ici l’un & l’autre! Il est bien digne du généreux Edouard que nos malheurs ne lui aient pas fait changer de résolution.
Venez donc, chers & respectables amis, venez vous réunir à tout ce qui reste d’elle. Rassemblons tout ce qui lui fut cher. Que son esprit nous anime; que son coeur joigne tous les nôtres; vivons toujours sous ses yeux. J’aime à croire que du lieu qu’elle habite, du séjour de l’éternelle paix, cette ame encore aimante & sensible se plaît à revenir parmi nous, à retrouver ses amis pleins de sa mémoire, à les voir imiter ses vertus, à s’entendre honorer par eux, à les sentir embrasser sa tombe & gémir en prononçant son nom. Non, elle n’a point quitté ces lieux qu’elle nous rendit si charmans. Ils sont encore tout remplis d’elle. Je la vois sur chaque objet, je la sens à chaque pas, à chaque instant du jour j’entends les accens de sa voix. C’est ici qu’elle a vécu; c’est ici que repose sa cendre... la moitié de sa cendre. Deux fois la semaine, en allant au Temple... j’apperçois... j’apperçois le lieu triste & respectable... Beauté, c’est donc là ton dernier asyle!... confiance, amitié, vertus, plaisirs, folâtres jeux, la terre a tout englouti... je me sens entraînée... j’approche en frissonnant... je crains de fouler cette terre sacrée... je crois la sentir palpiter & frémir sous mes pieds... j’entends murmurer une [512] voix plaintive!... Claire! ô ma Claire! où es-tu? que fais-tu loin de ton amie?... Son cercueil ne la contient pas tout entiere... il attend le reste de sa proie... il ne l’attendra pas long-tems.* [*En achevant de relire ce recueil, je crois voir pourquoi l’intérêt, tout foible qu’il est, m’en est si agréable & le sera, je pense, à tout lecteur d’un bon naturel. C’est qu’au moins ce foible intérêt est pur & sans mélange de peine; qu’il n’est point excité par des noirceurs, par des crimes, ni mêlé du tourment de hair. Je ne saurois concevoir quel plaisir on peut prendre à imaginer & composer le personnage d’un scélérat, à se mettre à sa place tandis qu’on le représente, à lui préter l’éclat le plus imposant. Je plains beaucoup les auteurs de tant de tragédies pleines d’horreurs, lesquels passent leur vie à faire agir & parler des gens qu’on ne peut écouter ni voir sans souffrir. Il me semble qu’on devroit gémit d’être condamné à un travail si cruel; ceux qui s’en font un anusement doivent être bien dévores du zele de l’utilité publique. Pour moi, j’admire de bon coeur leurs talens & leurs beaux génies; mais je remercie Dieu de ne me les avoir pas donnés.]
Fin de la sixieme & derniere partie.