[JEAN JACQUES ROUSSEAU]

Madame D.R.G.

EXTRAIT DU No. 35
de L’ANNEE LITTÉRAIRE 1778

[novembre/décembre 1778== Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XV, pp. 371-378.]

[371]

EXTRAIT
Du No. 35 de L’Année Littéraire 1778.

La littérature est dans ce moment, Monsieur, frappée du fléau de stérilité; à peine paroît-il un ouvrage digne des honneurs de l’analyse; on ne voit éclore dans l’ombre que de petits romans sans vie & sans chaleur, d’insipides pamphlets, morts avant que de naître, un essaim prodigieux de prospectus, & pas un bon livre; vous devez donc m’excuser, & même me savoir gré, Monsieur, si au milieu de cette sécheresse, j’accueille avec plaisir les lettres intéressantes qu’on me fait l’honneur de m’adresser; celle-ci est d’une dame, encore plus recommandable par ses vertus sociales, que par ses talens; au don de penser elle joint la bienfaisance & la sensibilité; elle est digne d’apprécier J. J. Rousseau. Cette justice que je rends ici aux qualités de son coeur & aux lumieres de son esprit, ne doit point être regardée comme cette monnoie courante d’éloges payés & rendus, que nos écrivains actuels s’adressent mutuellement avec tant de bénignité. Ce n’est point pour reconnoître les choses flatteuses que Madame D. R. G***. veut bien dire de ce Journal que je me permets cette foible esquisse de sa personne. Quoique parfaitement instruit de tout ce qui la rend si estimable, je n’ai cependant l’avantage de la connoître que par quelques lettres dont elle m’a honoré au sujet du petit écrit que vous allez lire; je l’ai même suppliée d’en retrancher les louanges que l’Année Littéraire doit à son indulgence mais elle a été inébranlable, & il m’a fallu, malgré [372] moi, les adopter, plutôt que de priver mes lecteurs d’un morceau fait pour leur plaire.

Le nom de J. J. Rousseau suffit pour exciter le plus vis intérêt, & la maniere dont il est vengé ne peut que le justifier & l’accroître. Madame D. R. G * * *. trace, avec beaucoup de finesse, le caractere de ce grand Ecrivain, d’après les ouvrages immortels qu’il nous a laissés. Le style de cette lettre est noble, pur, élégant. M. de la Harpe sera le seul qui s’en plaindra; mais il lui sera aisé de se consoler, en se rappellant, avec sa modestie ordinaire, que le divin Orphée fut autrefois déchiré par les Bacchantes.

LETTRE à l’Auteur [d’Alembert] de ces feuilles sur un article du Mercure & du Journal de Paris concernant J.J. Rousseau.

MONSIEUR,

Dans le premier mouvement d’indignation que me causa la lecture de l’article qui se trouve dans le Mercure du 5 octobre concernant J. J. Rousseau, je vous demandai si vous vous proposiez de défendre ce grand homme. Je crus que vous montrer le desir qu’avoient ses véritables partisans, de vous voir embrasser sa querelle, c’étoit vous y engager. Vous me répondîtes plusieurs jours après, que vous ne vous proposiez nullement de venger Rousseau dans ce moment-ci. Je ne pus attribuer ce retard qu’à l’abondance des matieres qui devoient entrer dans votre excellent Journal. Il ne me paroissoit pas naturel que vous renonçassiez à un honneur que vos talens, & l’opinion publique vous déféroient; après y avoir bien pensé, [373] je crois que ce n’est pas un autre moment que vous attendez, mais un autre adversaire, de qui on ne puisse pas dire, vaut-il la peine d’être combattu?

Vous connoissez, sans doute, Monsieur, une lettre qui a paru dans le N°.303 des feuilles de Paris: mais je désespere que vous nous en disiez votre sentiment, & je me flatte que vous ne trouverez pas mauvais que je vous entretienne de l’impression qu’elle m’a faite. Cette lettre a causé la plus grande sensation; quelques personnes en ont été transportées; s’annoncer comme ami de Rousseau, c’est se concilier le suffrage de tous les gens qui l’aiment; & chez presque tous ces gens-là, le sentiment prévaut sur la réflexion. Il étoit si bon, si sensible, que tous ceux qui ont l’imagination vive & l’ame tendre, se déclarent nécessairement pour lui. D’autres personnes prétendent que la façon dont M. Olivier de Corancez releve les écarts de M. de la Harpe n’est pas décente; pour moi, Monsieur, je suis plus attachée à la mémoire de Jean-Jaques que ceux qui préconisent la lettre de M. Olivier de Corancez, & plus indulgente que ceux qui la censurent. Si la persuasion mon insuffisance n’avoit pas réprimé le desir que j’ai eu répondre à M. de la Harpe; j’aurois bien mieux mérité que M. Olivier de Corancez, les reproches qu’on lui fait. J’aurois dit à l’académicien, que je ne suis pas étonnée que le jugement qu’il prononce sur J. J. Rousseau sois pitoyable; mais que je le suis beaucoup qu’il ait eu la témérité de le prononcer. En effet, Monsieur, comment la destinée d’Oza ne l’a-t-elle pas fait trembler? Je lui aurois dit.....Mais laissons là M. de la Harpe, laissons-le voir, sentir, écrire, versifier, [374] juger à sa maniere: le corbeau ne sauroit croasser aussi mélodieusement que le rossignol chante.

Venons à M. Olivier de Corancez, personne ne demandera pourquoi on s’occupe de lui: je trouve ses intentions louables; son style naturel; le rôle dont il s’est chargé, fait bien présumer de son coeur, & la façon dont il le remplit fait l’éloge de son esprit. Avec tout cela, sa lettre me laisse beaucoup à desirer. Loin de trouver qu’il dit à M. de la Harpe des vérités trop dures, j’aurois voulu qu’il relevât avec plus de fermeté, la révoltante légèreté avec laquelle l’auteur du Mercure donne pour vraies, des anecdotes qui ne peuvent pas l’être, & qui, le fussent-elles, seroient absurdement placées à la suite de cette phrase: La tombe sollicite l’indulgence, en inspirant la douleur. Quelle indulgence, grand Dieu! quelle douleur que celles qui présentent chargé de torts & d’humiliations, aux yeux du public, un homme célebre qu’il pleure encore! Quand ces anecdotes controuvées par malignité, & adoptées par sottise, seroient incontestables, il y auroit de la barbarie à les rapporter; & quoique la cruauté soit l’appanage de la bassesse, on est surpris d’en trouver dans un homme qui a tant de besoin de l’humanité des autres. Eh! quel tort plus grave peut-on imputer à un philosophe, qui a pris pour devise, vitam impendere vero, que d’avoir abandonné le prix de la vérité pour courir après celui de l’éloquence? Que la calomnie ne se rassure pas, sur ce que la mort enchaîne les facultés de Jean-Jaques: si un homme de lettres avoit l’audace de dire, c’est moi qui ai donné à Rousseau le conseil qui lui a valu la couronne académique, mille voix s’éléveroient pour lui répondre: vous êtes [375] un imposteur; celui qui a renoncé à la fortune, sacrifié sa liberté, exposé sa vie par attachement à la vérité, ou aux sublimes erreurs qu’il prenoit pour elle, n’a jamais établi ce qu’il ne pensoit pas. C’est pour cela que son éloquence étoit si soutenue, si magnifique, si entraînante: l’énergie naît de la persuasion. Voilà, Monsieur, d’où il me semble que M. Olivier de Corancez devoit partir, pour nier qu’un homme de lettres eût tenu le propos cité, & non pas de sa trivialité. Il y a tel homme de lettres qui en tient de plus plats encore: je n’en veux pour preuve que l’observation niaise qui donna lieu à la belle réponse de M. de Buffon, qui lui fait encore plus d’honneur qu’à Jean-Jaques. Ne trouvez-vous pas aussi, Monsieur, que M. Olivier de Corancez releve bien foiblement la vile adresse avec laquelle M. de la Harpe insinue que M. D. excluoit Jean-Jaques de sa table, quand les gens de lettres s’y rassembloient? Je sais qu’il y a des gens lettrés dans les classes les plus élevées de la société: mais qui sont donc les gens de lettres par état (les exceptions ne tirent point à conséquence), pour que le citoyen de Geneve ne pût être admis à manger avec eux? Du côté de la naissance, il les valoit tous: du côté du mérite, il valoit mieux qu’eux tous. Si j’étois à la place de ce M. D. je me trompe fort, ou j’apprendrois à M. de la Harpe qu’on ne couvre pas impunément de ridicule homme qui a des commis de l’espece de J. J. Rousseau. Quant à moi, je ne pourrois admettre la vérité de ce fait si malhonnêtement allégué, qu’à l’aide de cette supposition. Si Rousseau ne dînoit pas avec les gens de lettres convives de M.D. c’est que dès-lors il les connoissoit assez pour les fuir.

[376] Je ne conçois pas, Monsieur, comment quelqu’un qui annonce autant d’esprit, de jugement, de sagacité que M. Olivier de Corancez, & qui a vécu pendant douze ans familièrement avec Jean-Jaques, peut dire: J’ose affirmer qu’il ignoroit sa force, & qu’il ne se voyoit qu’à travers le voile de la modestie. Je n’ai pas eu l’inestimable avantage de vivre familiérement avec Jean-Jaques; mais j’ai étudié son caractere dans ses ouvrages, où il se peint si bien; & dans tout ce que j’ai pu recueillir de ses discours & de ses actions, j’ose affirmer que je l’ai bien saisi, ce caractere unique, & que je chéris plus que personne, la mémoire de celui qu’il immortalise bien plus surement encore, que les talens qu’il réunissoit: car la manière d’être de Jean-Jaques passera à la postérité avec ses écrits, puisqu’ils la contiennent. Eh bien! Monsieur, je suis forcée de l’avouer, si cela étoit en mon pouvoir, je retrancherois de la touchante énumération que M. Olivier de Corancez nous fait des vertus pratiques de son ami, le mot de modestie; & je lui substituerois celui de modération, vertu que l’extrême sensibilité de Rousseau rendoit en lui si admirable, & que M. Olivier de Corancez se contente d’indiquer. Jean-Jaques n’étoit point modeste, il étoit bien mieux que cela, il étoit vrai. Les gens d’esprit, disoit-il, se mettent toujours à leur place, la modestie chef eux est toujours fausseté. Que l’on pese cette phrase dans le silence de l’amour-propre, & on conviendra que ce qu’on appelle modestie, n’est une vertu dans un homme supérieur, qu’aux yeux de ses concurrens offusqués de sa gloire. Trop sincere pour être modeste, trop grand pour être vain, celui que nous regrettons s’apprécioit, comme l’auroit apprécié [377] tout autre, qui auroit eu autant de lumieres, & d’impartialité que lui: il connoissoit bien la trempe des armes qu’il employoit pour combattre les préjugés & les vices, fléaux de la nature & de la société: il goûtoit le premier, & mieux qu’aucun de ses lecteurs, les charmes inexprimables qu’il répandoit sur ses ouvrages; l’accord de ce qu’il disoit & de ce qu’il sentoit, lui garantissoit leur succès. Quelquefois sa fierté s’indignoit des odieuses interprétations de ses adversaires; mais sa bonté, qualité que personne n’a jamais portée plus loin que lui l’amenoit bientôt les plaindre: non, avec cette compassion insultante à l’usage de la médiocrité; mais avec cette tendre commisération, que l’ami de la vérité devoir avoir pour tous ceux qui s’éloignoient d’elle. Il jouissoit, sans doute, du sentiment de sa propre valeur; mais il n’en tiroit pas le droit de dédaigner les gens d’un mérite ordinaire, & pourvu qu’on ne fût ni fourbe ni méchant, on étoit, à son avis, tout qu’il est nécessaire d’être.

Souffrez, Monsieur, que je me permette encore une observation sur la lettre de M. Olivier de Corancez. Je sais blessée d’y voir les noms de Voltaire & de Rousseau, ornés des mêmes épithetes, & placés à côté l’un de l’autre. Je crois que le premier doit retentir dans les académies & le foyer de la comédie françoise; & le second, par-tout où sont encore en honneur, l’amour de la vérité, la rectitude des principes, l’austérité de la morale, la pureté des moeurs, & la saine philosophie. Il y a long-tems qu’on l’a dit: on est de la religion de ce qu’on aime. Je suis trop l’amie de Rousseau pour être l’ennemie de Voltaire: mais il me semble que le plus bel [378] esprit, & le plus grand génie de ce siecle, ne sont pas faits pour figurer ensemble; & je dirois volontiers que M. Olivier de Corancez est trop l’ami de Voltaire, pour être autant qu’il le faudroit celui de Rousseau. Au reste, M. Olivier de Corancez, choqué de l’essor que prend M. de la Harpe me paroît un homme raisonnable, impartial, ami de l’ordre; & ce n’est que parce que le fais un cas infini de sa façon de penser, que je desirerois qu’il eût assez aimé Rousseau pour ne lui associer personne. J’ai encore été tentée de reprocher à M. Olivier de Corancez de n’avoir pas mis assez de chaleur dans la défense de l’immortel Genevois; mais en considérant que c’est à M. de la Harpe que cette défense est adressée, j’applaudis à la générosité de son Auteur.

Ne pensez pas, Monsieur, que j’aye voulu faire l’éloge de J. J. Rousseau ce seroit encore le réduire au taux général. Depuis l’établissement des académies, de qui ne fait-on pas l’éloge? Non-seulement je ne voudrois pas faire le sien, quand je me sentirois des talens qui pussent répondre à mon zele: je voudrois même que personne ne le fît. Eh! ne l’a-t-il pas fait lui-même, toutes les fois qu’il a écrit, parlé, agi? Il ne nous a laissé qu’un moyen de le louer, c’est de nous rendre ses bienfaits utiles, en méditant ses ouvrages, en nous pénétrant de ses principes, en nous rappellant ses exemples, & sur-tout en imitant ses vertus.

J’ai l’honneur d’être,

MONSIEUR,

Votre très-humble & très-obéissante servante, D. R. G.

Le 4 Novembre 1778.

FIN.

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