JEAN JACQUES ROUSSEAU
EXTRAIT
D’UNE RÉPONSE DU PETIT FAISEUR
A SON PRETE-NOM
Sur un morceau de l’Orphie de M. le Chevalier Gluck.
Quant au passage enharmonique de l’Orphie de M. Gluck, que vous me dites avoir tant de peine a entonner & même a entendre, j’en fais bien la raison: c’est que vous ne pouvez rien sans moi, & qu’en quelque genre que ce puisse être, dépourvu de mon assistance vous ne ferez jamais qu’un ignorant. Vous sentez du moins la beauté de ce passage, & c’est déjà quelque chose; mais vous ignorez ce qui la produit; je vais vous l’apprendre.
C’est que du même trait, & qui plus est, du même accord, ce grand Musicien a su tirer dans toute leur force les deux effets les plus contraires; savoir, la ravissante douceur du chant d’Orphée, & le stridor déchirant du cri des furies. Quel moyen a-t-il pris pour cela? Un moyen très-simple; comme sont toujours ceux qui produisent les grands effets. Si vous eussiez mieux médite l’article enharmonique que je vous dictai jadis, vous auriez compris qu’il faloit chercher cette cause remarquable, non simplement dans la nature des intervalles [578] & dans la succession des accords, mais dans les idées qu’ils excitent; & dont les plus grands ou moindres rapports, si peu connus des Musiciens, sont pourtant, sans qu’ils s’en doutent, la source de toutes les expressions qu’ils ne trouvent que par instinct.
Le morceau dont il s’agit est en mi bémol majeur, & une chose digne d’être observée est que cet admirable morceau est, autant que je puis me le rappeller, tout entier dans le même ton, ou du moins si peu module que l’idée du ton principal ne s’efface pas un moment. Au reste, n’ayant plus ce morceau sous les yeux & ne m’en souvenant qu’imparfaitement, je n’en puis parler qu’avec doute.
D’abord ce nò des furies, frappe & réitéré de tems a autre pour toute réponse, est une des plus sublimes inventions en ce genre que je connoisse, & si peut-être elle est due au Poete, il faut convenir que le Musicien l’a saisie de maniere a se l’approprier. J’ai oui dire que dans l’exécution de cet Opéra l’on ne peut s’empêcher de frémir a chaque fois que ce terrible nò se répete, quoi qu’il ne soit chante qu’a l’unisson ou a l’octave, & sans sortir dans son harmonie de l’accord parfait jus’qu’au passage dont il s’agit. Mais au moment qu’on s’y attend le moins, cette dominante diésée forme un glapissement affreux auquel l’oreille & le cœur ne peuvent tenir, tandis que dans le même instant, le chant d’Orphée redouble de douceur & de charme, & ce qui met le comble à l’étonnement est qu’en terminant ce court passage, on se retrouve dans le même ton par ou l’on vient d’y entrer, sans qu’on puisse presque comprendre comment on a pu nous transporter [579] si loin & nous ramener si proche avec tant de force & de rapidité.
Vous aurez peine a croire que toute cette magie s’opère par un passage tacite du mode majeur au mineur, & par le retour subit au majeur. Vous vous en convaincrez aisément sur le Clavecin. Au moment que la Basse, qui sonnoit la dominante avec son accord, vient a frapper l’ut bémol, vous changez non de ton mais de mode, & passez en mi bémol tierce mineure: car non-seulement cet ut, qui est la sixieme note du ton, prend le bémol qui appartient au mode mineur, mais l’accord précédent qu’il garde a la fondamentale près, devient pour lui celui de septieme diminuée sur le re naturel, & l’accord de septieme diminuée sur le re appelle naturellement l’accord parfait mineur sur le mi bémol. Le chant d’Orphée, furie, larve, appartenant également au majeur & au mineur, reste le même dans l’un & dans l’autre; mais aux mots ombre sdegnose, il détermine tout-a-fait le mode mineur: c’est probablement pour n’avoir pas pris assez tôt l’idée de ce mode, que vous avez eu peine a entonner juste ce trait dans son commencement; mais il rentre en finissant en majeur; c’est dans cette nouvelle transition, a la fin du mot sdegnose qu’est le grand effet de ce passage, & vous éprouverez que toute la difficulté de le chanter juste s’évanouit quand, en quittant le la bémol, on reprend a l’instant l’idée du mode majeur pour entonner le sol naturel qui en est la médiante.
Cette seconde superflue ou septieme diminuée, se suspend en passant alternativement & rapidement du majeur au mineur, [580] & vice-versa, par l’altération de la Basse entre la dominante si bémol & la sixieme note ut bémol, puis il se résout enfin tout-a-fait sur la tonique dont la Basse sonne la médiante sol, après avoir passe par la sous-dominante la bémol portant tierce mineure & triton, ce qui fait toujours le même accord de septieme diminuée sur la note: sensible re.
Passons maintenant au glapissement nò des furies sur le si bécarre. Pourquoi ce si bécarre & non pas ut bémol comme a la Basse? Parce que cc nouveau son, quoi qu’en vertu de l’enharmonique il entre l’accord précédent, n’est pourtant point dans le même ton & en annonce un tout différent. Quel est le ton annonce par ce si bécarre? C’est le ton d’ut mineur dont, il devient note sensible. Ainsi l’âpre discordance du cri des furies vient de cette duplicité de ton qu’il fait sentir, gardant pourtant, ce qui est admirable, une étroite analogie entre les deux tons: car l’ut mineur, comme vous devez au moins savoir, est l’analogue correspondant du mi bémol majeur, qui est ici le ton principal.
Vous me ferez une objection. Toute cette beauté, me direz-vous, n’est qu’une beauté de convention & n’existe que sur le papier; puisque ce si bécarre n’est réellement que l’octave de l’ut bémol de la Basse: car comme il ne se résout point comme note sensible, frais disparoit ou redescend sur le si bémol dominante du ton, quand on le par ut bémol comme a la Basse, le passage & son effet seroit le même absolument au jugement de l’oreille. Ainsi, toute cette merveille enharmonique n’est que pour les yeux.
Cette objection, mon cher Prête-Nom, seroit solide si la [581] divsion tempérée de Orgue & du Clavecin etoit la véritable division harmonique, & si les intervalles ne se modifioient dans l’intonation de la voix sur les rapports dont la modulation donne l’idée & non sur les altérations du tempérament. Quoi qu’il soit vrai que sur le Clavecin le si bécarre est l’octave de l’ut bémol, il n’est pas vrai qu’entonnant chacun de ces deux, sons, relativement au mode qui le donne; vous entonniez exactement ni l’unisson, ni l’octave. Le si bécarre comme note sensible s’éloignera davantage du si bémol dominante, & s’approchera d’autant par excès de la tonique ut qu’appelle ce bécarre; & l’ut bémol, comme, sixieme note en mode mineur s’éloignera moins de la dominante qu’elle quitte, qu’elle rappelle, & sur laquelle elle va retomber. Ainsi le semi-ton que fait la Basse en montant du si bémol a l’ut bémol, est beaucoup moindre que celui que font les furies en montant du si bémol a son bécarre. La septieme superflue que semblent faire ces deux tons surpasse même l’octave, & c’est par cet excès que se fait la discordance du cri des furies; car l’idée de, note sensible jointe au bécarre, porte naturellement la voix plus haut que l’octave, de l’ut bémol, & cela est si vrai que ce cri ne fait, plus son effet sur le Clavecin comme avec la voix, parce que le son de l’instrument ne se modifie pas de même.
Ceci, je le sais bien, est directement contraire aux calculs établis & a l’opinion commune qui, donne le nom de semi-ton mineur au passage d’une note a son dièse ou a son bémol, & de semi-ton majeur au passage d’une note au bémol supérieur ou au dièse inférieur. Mais dans ces dénominations [582] on a eu plus d’égard a la différence du degré qu’a vrai rapport de l’intervalle, comme s’en convaincra bientôt tout homme qui aura de l’oreille & de la bonne-foi. Et quant au calcul, je vous développerai quelque jour, mais a vous seul une théorie plus naturelle, qui vous sera voir combien celle sur laquelle on a calcule les intervalles est a contre-sens.
Je finirai ces observations par une remarque qu’il ne faut pas omettre; c’est que tout l’effet du passage que je viens d’examiner lui vient de ce que le morceau dans lequel il se trouve est en mode majeur: car s’il eut été mineur, le chant d’Orphée restant le même eut été sans force & sans effet,’l’intonation, des furies par le bécarre eut été impossible & absurde, & il n’y auroit rien eu d’enharmonique dans le passage. Je parierois tout au monde qu’un François, ayant ce morceau a faire, l’eut traite en mode mineur. Il y auroit pu mettre d’autres beautés, sans-doute, mais aucune qui fut aussi simple & qui valut celle-là.
Voilà ce que ma mémoire a pu me suggérer sur ce passage & sur son explication. Ces grands effets se trouvent par le génie qui est rare, & se sentent par l’organe sensitif, dont tant de gens sont prives; mais ils ne s’expliquent que par une étude réfléchie de l’art. Vous n’auriez pas besoin maintenant de mes analyses, si vous aviez un peu plus médite sur les réflexions que nous faisions jadis quand je vous dictois notre Dictionnaire. Mais, avec un naturel très-vif, vous avez un esprit d’une lenteur inconcevable. Vous ne saisissez aucune idée que long-tems après qu’elle s’est présentée a vous, & vous ne voyez aujourd’hui que ce que vous avez regarde hier. [583] Croyez-moi, mon cher Prête-Nom, ne nous brouillons jamais ensemble; car sans moi vous êtes nul. Je suis complaisant, vous le savez, je ne me refuse jamais au travail que vous désirez, quand vous vous donnez la peine de m’appeller & le tems de m’attendre: mais ne tentez jamais rien sans moi dans aucun genre, ne vous mêlez jamais de l’impromptu en quoi que ce soit, si vous ne voulez gâter en un instant, par votre ineptie, tout ce que j’ai fait jusqu’ici pour vous donner l’air d’un homme pensant.
Fin de la seconde Partie.
FIN.
[AIRS PRINCIPAUX, Du Devin du Village I]
[AIRS PRINCIPAUX, Du Devin du Village II]
[AIRS PRINCIPAUX, Du Devin du Village III]
[AIRS PRINCIPAUX, Du Devin du Village IV]
[AIRS PRINCIPAUX, Du Devin du Village V]
[AIRS PRINCIPAUX, Du Devin du Village VI]
[AIRS PRINCIPAUX, Du Devin du Village VII]
[AIRS PRINCIPAUX, Du Devin du Village VIII]