JEAN JACQUES ROUSSEAU
EXPOSE SUCCINCT
DE LA CONTESTATION
Qui s’est élevée entre M. Hume & M. Rousseau.
AVEC LES PIECES JUSTIFICATIVES.
[Du Peyrou/Moultou 1780-1789 quarto édition; t. XIV, pp. 279-354 (1782).]
EXPOSE SUCCINCT
DE LA
CONTESTATION
Qui s’est élevée entre M. Hume & M. Rousseau.
AVEC LES PIECES JUSTIFICATIVES.
AVERTISSEMENT
DES EDITEURS
Le nom & les ouvrages de M. Hume sont connus depuis long-tems de toute l’Europe: ceux qui connoissent sa personne, ont vu en lui des mœurs douces & simples, beaucoup de droiture, de candeur & de bonté; & la modération de son caractere se peint dans ses Ecrits.
Il a employé a les grands talens qu’il a reçus de la nature & les lumieres qu’il a acquises par l’étude, à chercher la vérité & à inspirer l’amour des hommes: jamais il n’a prodigué son tems & compromis son repos dans aucune querelle, ni littéraire ni personnelle. Il a vu cent fois ses Ecrits censurés avec amertume par le fanatisme, l’ignorance & l’esprit de parti, sans avoir jamais répondu à un seul de ses adversaires.
Ceux même qui ont attaqué ses ouvrages avec le plus de violence ont toujours respecté son caractere. Son amour pour la paix est si connu, qu’on lui a plus d’une fois apporté des critiques faites contre lui-même, pour le prier de les revoir & de les corriger. On lui remit un jour une critique de ce genre, où il étoit traité, d’une maniere fort dure, & même injurieuse: il le fit remarquer [282] à l’Auteur, qui effaça les injures en rougissant &en admirant la force de l’esprit polémique qui l’avoit aemporté, sans qu’il s’en apperçût, au-delà des bornes de l’honnêteté.
Avec des dispositions si pacifiques, ce n’est qu’avec uneextrême répugnance que M. Hume a pu consente à laisser paroître l’écrit qu’on va lire. Il fait que les querelles des gens de Lettres sont le scandale de la philosophie,& personne n’étoit moins fait que lui pour donner un pareilscandale, si consolant pour les sots; mais les constances l’ont entraîné malgré lui à cet éclat fâcheux.
Tout le monde fait que M. Rousseau, proscrit de tous les lieux qu’il avoit habités, s’étoit enfin déterminé à se réfugier en Angleterre, & que M. Hume, touche de sa situation & de ses malheurs, s’étoit chargé de l’y conduire, &étoit parvenu à lui procurer un asyle sur, commode & tranquille. Mais peu de gens savent combien de chaleur, d’activité, de délicatesse même M. Hume a mis dans cet acte de bienfaisance; quel tendre attachement il avoit pris pour ce nouvel ami, que l’humanité lui avoit donné; avec quelle adresse il cherchoit à prévenir ses besoins, sans blesser son amour-propre; avec quel zele enfin il s’occupoit à justifier aux yeux des autres les singularités de M. Rousseau, & à défendre son [283] caractere contre ceux qui n’en jugeoient pas aussi favorablement que lui.
Dans le tems même que M. Hume travailloit à rendre à M. Rousseau le service le plus essentiel, il reçut de lui la lettre la plus outrageante. Plus le coup étoit inattendu, plus il devoit être sensible. M. Hume écrivit cette aventure à quelques-uns de ses amis à Paris; & il s’exprima dans ses lettres avec toute l’indignation que lui inspiroit un si étrange procédé. Il se crut dispensé d’avoir aucun ménagement pour un homme, qui après avoir reçu de lui les marques d’amitié les plus constantes & les moins équivoques, l’appelloit, sans motifs, faux, traître & le plus méchant des hommes.
Cependant le démêlé de ces deux hommes célèbres ne tarda pas à éclater. Les plaintes de M. Hume parvinrent bientôt à la connoissance du public, qui eut d’abord de la peine à croire que M. Rousseau fût coupable de l’excès d’ingratitude dont on l’accusoit. Les amis même de M. Hume craignirent que dans un premier moment de sensibilité, il ne se fût laissé emporter trop loin, & qu’il n’eût pris pour les défauts du coeur les délires de l’imagination, ou les travers de l’esprit. Il crut devoir éclaircir cette affaire en écrivant un précis de tout ce qui s’étoit passé entre lui & M. Rousseau, depuis leur liaison jusqu’à leur rupture. Il envoya cet écrit à ses amis: quelques-uns [284] lui conseillerent: de le faire imprimer, en lui disant que ses accusations contre M. Rousseau étant devenues publiques, les preuves, devoient l’être aussi. Hume ne se rendit pas à ces raisons, & aima in courir le risque d’unjugement injuste, que de se résoudre à un éclat si contraire à son caractere; mais un nouvel incident a vaincu sa résistance.
M. Rousseau a adressé à un Libraire de Paris une lettre, ou il accuse sans détour M. Hume de s’être ligué avec ses ennemis pour le trahir & le diffamer, & où il le défie hautement defaire imprimer les pieces qu’il a entre les mains. Cette lettrea été communiquée,à Paris, à un très-grand nombre de personnes; elle a été traduite en Anglois, & la traduction est imprimée dans les papiers de Londres. Une accusation & un défi si publics ne pouvoient rester sans réponse; & un long silence de lapart de M. Hume auroit été interprété d’une maniere peu favorable pour lui.
D’ailleurs, la nouvelle de ce démêlé s’est répandue dans toutel’Europe, l’on en a porté des jugemens fort divers. Il seroit plus heureux sans doute que toute cette affaire eût été ensevelie dans un profond secret; mais puisqu’on n’a pu empêcher le public de s’en occuper, il faut du moins qu’il fâche à quoi s’entenir. Les amis de M. Hume se sont réunis pour lui représenter toutes [285] ces raisons. Il a senti la nécessité d’en venir enfin à une, extrémité qu’il redoutoit si fort, & a consenti à laisser imprimer son mémoire. C’est l’ouvrage que nous donnons ici. Le récit & les notes sont traduits de l’Anglois. Les lettres de M. Rousseau, qui servent de pieces justificatives aux faits, sont des copies exactes des originaux.
Cette brochure offrira des traits de bizarrerie assez étranges à ceux qui prendront la peine de la lire; mais ceux qui ne s’en soucieront pas seront encore mieux; tant ce qu’elle renferme importe peu à ceux qui n’y sont pas intéressés.
Au reste, M. Hume en livrant au public les pieces de son procès, nous a autorisés à déclarer qu’il ne reprendra jamais la plume sur ce sujet. M. Rousseau peut revenir à la charge; il peut produire des suppositions, des interprétations, des inductions, des déclamations nouvelles; il peut créer & réaliser de nouveaux phantômes envelopper tout cela des nuages de sa rhétorique, il ne sera plus contredit. Tous les faits sont actuellement sous les yeux du public. M. Hume abandonne sa cause au jugement des esprits droits & des coeurs honnêtes.
EXPOSE SUCCINCT DE LA CONTESTATION
Qui s’est élevée entre M. Hume & M. Rousseau.
Ma liaison avec M. Rousseau commença en 1761, lorsqu’il fut décrété de prise de corps, à l’occasion de son Emile, par un Arrêt du Parlement de Paris. J’étois alors à Edimbourg. Une personne de mérite m’écrivit de Paris que M. Rousseau avoit le dessein de passer en Angleterre pour y chercher un asyle, & me demanda mes bons offices pour lui. Comme je supposai que M. Rousseau avoit exécuté cette résolution, j’écrivis à plusieurs de mes amis à Londres, pour leur recommander ce célebre Exilé, & je lui écrivis à lui-même pour l’assurer de mon zele & de mon empressement à le servir. Je l’invitois en même tems à venir à Edimbourg, si ce séjour pouvoit lui convenir, & je lui offrois une retraite dans ma maison, tout le tems qu’il daigneroit la partager avec moi. Je n’avois pas besoin d’autre motif pour être excité à cet acte d’humanité, que l’idée que m’avoit donnée du caractere de M. Rousseau la personne qui me l’avoir recommandé, & la célébrité de son génie, de ses talens, & sur-tout de ses malheurs dont la cause même étoit une raison de plus pour s’intéresser à lui. Voici la réponse que je reçus.
M. ROUSSEAU A M. HUME
A Motiers-Travers le 19 Février 1763.
«Je n’ai reçu qu’ici, Monsieur, & depuis peu, la lettre dont vous m’honoriez à Londres, le 2 juillet dernier, supposant que j’étois dans cette capitale. C’étoit sans doute dans votre nation, & le plus près de vous qu’il m’eût été possible, que j’aurois cherché ma retraite, si j’avois prévus l’accueil qui m’attendoit dans ma patrie. Il n’y avoit qu’elle que je pusse préférer à l’Angleterre, & cette prévention, dont j’ai été trop puni, m’étoit alors bien pardonnable; mais, à mon grand étonnement, & même à celui du public, je n’ai trouvé que des affronts & des outrages où j’espérois, sinon de la reconnoissance, au moins des consolations. Que de choses m’ont fait regretter l’asyle & l’hospitalité philosophique qui m’attendoient près de vous! Toutefois mes malheurs m’en ont toujours rapproché en quelque maniere. La protection & les bontés de Mylord Maréchal, votre illustre & digne compatriote, m’ont fait trouver, pour ainsi dire, l’Ecosse au milieu de la Suisse; il vous a rendu présent à nos entretiens; il m’a fait faire avec vos vertus la connoissance que je n’avois faite encore qu’avec vos talens; il m’a inspiré la plus tendre amitié-pour vous & le plus ardent desir d’obtenir la vôtre, avant que je susse que vous étiez disposé à me l’accorder. Jugez, quand je trouve ce penchant réciproque, combien j’aurois de plaisir à m’y livrer! Non, Monsieur, je ne vous rendois que la [289] moitié de ce qui vous étoit dû quand je n’avois pour vous que de l’admiration. Vos grandes vues, votre étonnante impartialité, votre génie, vous éleveroient trop au-dessus des hommes si votre bon coeur ne vous en rapprochoit. Mylord Maréchal, en m’apprenant à vous voir encore plus aimable que sublime, me rend tous les jours votre commerce plus desirable & nourrit en moi l’empressement qu’il m’a fait naître de finir mes jours près de vous. Monsieur, qu’une meilleure santé, qu’une situation plus commode ne me met-elle à portée de faire ce voyage comme je le desirerois! Que ne puis-je espérer de nous voir un jour rassemblés avec Mylord dans votre commune patrie, qui deviendroit la mienne! Je bénirois dans une société si douce les malheurs par lesquels j’y fus conduit, & je croirois n’avoir commencé de vivre que du jour qu’elle auroit commencé. Puissé-je voir cet heureux jour plus desiré qu’espéré! Avec quel transport je m’écrierois, en touchant l’heureuse terre où sont nés David Hume & le Maréchal d’Ecosse:
Salve, fatis mihi debita tellus!Hœc domus, hoec patria est.»
J. J. R.
Ce n’est point par vanité que je publie cette lettre; car je vais bientôt mettre au jour une rétractation de tous ces éloges; c’est seulement pour compléter la suite de notre correspondance, & pour faire voir qu’il y a long-tems que j’ai été disposé à rendre service à M. Rousseau.
[290] Notre commerce avoir entiérement cesse jusqu’au milieude l’été dernier (1765), lorsque la circonstance suivante le renouvella. Une personne qui s’intéresse à M. Rousseau, étant allée faire un voyage dans une des provinces de France qui avoisinent la Suisse, profita de cette occasion pour rendre visite au Philosophe solitaire, dans sa retraite à Motiers-Travers. Il dit à cette personne que le séjour de Neufchâtel lui devenoit très-désagréable, tant par la superstition du peuple que par la rage dont les prêtres étoient animés contre lui; qu’il craignoit d’être bientôt dans la nécessité d’aller chercher un asyle ailleurs, & que dans ce cas l’Angleterre lui paroissoit, par la nature de ses, loix & de son Gouvernement, le seul endroit où il pût trouver une retraite assurée: il ajouta que Mylord Maréchal, son ancien protecteur, lui avoir conseillé de se mettre sous ma protection (c’est le terme dont il voulut bien se servir); & qu’en conséquence il étoit disposé à s’adresser à moi, s’il croyoit que cela ne me donneroit pas trop d’embarras.
J’étois alors chargé des affaires d’Angleterre à la Cour de France;mais comme j’avois la perspective de retourner bientôt à Londres, je ne rejettai, point une proposition qui m’étoit faite dans de semblables circonstances, par un homme; que son génie & ses malheurs avoient rendu célebre. Dès quel je fus informé de la situation & des intentions de M. Rousseau, je lui écrivis pour lui offrir mes services, & il me fit la réponse suivante.
M. ROUSSEAU A M. HUME
A Strasbourg, le 4 Décembre 1765.
«Vos bontés, Monsieur, me pénètrent autant qu’elles m’honorent. La plus digne réponse que je puisse faire à vos offres, est de les accepter, & je les accepte. Je partirai dans cinq ou six jours pour aller me jetter entre vos bras. C’est le conseil de Mylord Maréchal, mon protecteur, mon ami, mon pere; c’et celui de Madame de * * *,* [*La personne que M. Rousseau nomme ici a exigé qu’on supprimât son nom. Note des Editeurs.] dont la bienveillance éclairée me guide autant qu’elle me console; enfin, j’ose dire que c’est celui de mon coeur qui se plaît à devoir beaucoup au plus illustre de mes contemporains, dont la bonté surpasse la gloire. Je soupire après une retraite solitaire & libre où je puisse finir mes jours en paix. Si vos soins bienfaisans me la procurent, je jouirai tout ensemble & du seul bien que mon coeur desire, & du plaisir de le tenir de vous. Je vous salue, Monsieur, de tout mon coeur.»
J. J. ROUSSEAU.
Je n’avois pas attendu ce moment pour m’occuper des moyens d’être utile à M. Rousseau. M. Clairaut, quelques semaines avant sa mort, m’avoit communiqué la lettre suivante.
M. ROUSSEAU A M. CLAIRAUT
De Motiers-Travers, le 3 Mars 1765.
«Le souvenir, Monsieur, de vos anciennes bontés pour moi, vous cause une nouvelle importunité de ma part. Ils’agiroit de vouloir bien être, pour la seconde fois, censeur d’un de mes ouvrages. C’est une très-mauvaise rapsodie que j’ai compilée il y a plusieurs années, sous le nom de Dictionnaire de Musique, & que je suis forcé de donner aujourd’hui pour avoir du pain. Dans le torrent des malheurs qui m’entraîne, je suis hors d’état de revoir ce recueil. Je sais qu’il est plein d’erreurs & de bévues. Si quelqu’intérêt pour le sort du plus malheureux des hommes vous portoit à voir son ouvrage avec un peu plus d’attention que celui d’un autre, je vous serois sensiblement obligé de toutes les fautes que vous voudriez bien corriger chemin faisant. Le indiquer sans les corriger ne seroit, rien faire car je suis absolument hors d’état d’y donner la moindre attention & si vous daignez en user comme de votre bien, pour changer, ajouter, ou retrancher, vous exercerez une charité très-utile & dont je serai très-reconnoissant. Recevez Monsieur, mes très-humbles excuses & mes salutations.»
J. J. R.
Je le dis avec regret, mais je suis forcé de le dire: je sais aujourd’hui avec certitude que cette affectation de misere & de pauvreté extrême, n’est qu’une petite charlatanerie que M. Rousseau emploie avec succès pour se rendre plus intéressant[293] & exciter la commisération du public; mais j’étois bien loin de soupçonner alors un semblable artifice. Je sentis s’élever dans mon coeur un mouvement de pitié, mêlé’d’indignation, en imaginant qu’un homme de Lettres, d’un mérite si éminent, étoit réduit, malgré la simplicité de sa maniere de vivre, aux dernieres extrémités de l’indigence, & que cet état malheureux étoit encore aggravé par la maladie, par l’approche de la vieillesse & par la rage implacable des dévots persécuteurs.
Je savois que plusieurs personnes attribuoient l’état fâcheux où se trouvoit M. Rousseau, à son orgueil extrême qui lui avoit fait refuser les secours de ses amis; mais je crus que ce défaut, si c’en étoit un, étoit un défaut respectable. Trop de gens de Lettres ont avili leur caractere en s’abaissant à solliciter les secours d’hommes riches ou puissans, indignes de les protéger; & je croyois qu’un noble orgueil, quoique porté à l’excès, méritoit de l’indulgence dans un homme de génie qui, soutenu, par le sentiment de sa propre supériorité & par l’amour de l’indépendance, bravoit les outrages de la fortune & l’insolence des hommes. Je me proposai donc de servir M. Rousseau à sa maniere. Je priai M. Clairaut de me donner sa lettre, & je la fis voir à plusieurs des amis & des protecteurs que M. Rousseau avoit à Paris. Je leur proposai un arrangement, par lequel on pouvoit procurer des secours à M. Rousseau sans qu’il s’en doutât. C’étoit d’engager le Libraire qui se chargeroit de son Dictionnaire de Musique, à lui en donner une somme plus considérable que celle qu’il en auroit offerte lui-même, & de rembourser cet excédent au Libraire. [294] Mais ce projet, pour l’exécution duquel les soins de M. Clairaut étoient nécessaires, échoua par la mort inopinée de ce profond & estimable savant.
Comme je conservois toujours la même idée de l’extrême pauvreté de M. Rousseau, je conservai aussi la même disposition à l’obliger, &, dès que je fus assuré de l’intention où il étoit de passer en Angleterre sous ma conduite, je formai le plan d’un artifice à-peu-près semblable à celui que je n’avois pu exécuter a Paris. J’écrivis sur le champ à mon ami, M. Jean Stewart, de Buckingham-Stréet, que j’avois une affaire à lui communiquer, d’une nature si secrete & si délicate que je n’osois même la confier au papier, mais qu’il en apprendroit les détails de M. Elliot (aujourd’hui le chevalier Gilbert Elliot), qui devoir bientôt retourner de Paris à Londres.
Voici ce plan, que M. Elliot communiqua en effet quelque tems après à M. Stewart, en lui recommandant le plus grand secret. M. Stewart devoit chercher dans le voisinage de sa maison de campagne quelque fermier honnête & discret, qui voulut se charger de loger & nourrir M. Rousseau & sa gouvernante, & leur fournir abondamment toutes les commodités dont ils auroient besoin, moyennant une pension, que M. Stewart pouvoit porter jusqu’à cinquante ou soixante livres* [*La livre sterling vaut environ 22 liv. 10 sols de notre monnoie.] sterlings par an; mais le fermier devoit s’engager à garder exactement le secret, & à ne recevoir de M. Rousseau que vingt ou vingt-cinq livres sterlings par an, & je lui aurois tenu compte du surplus.
[295] M. Stewart m’écrivit bientôt après qu’il avoir trouvé une habitation qu’il croyoit convenable; je le priois de faire meubler l’appartement, à mes frais, d’une maniere propre & commode. Ce plan, dans lequel il n’entroit assurément aucun, motif, de vanité, puisque le secret en faisoit une condition nécessaire, n’eut pas lieu, parce qu’il se présenta d’autres arrangemens plus commodes & plus agréables. Tout ce fait est bien connu de M. Stewart & du chevalier Gilbert Elliot.
Il ne sera peut-être pas hors de propos de parler ici d’un autre arrangement que j’avois concerté dans les mêmes intentions. J’avois accompagné M. Rousseau à une campagne, très-agréable, dans le Comté de Surrey, où nous pas sâmes deux jours chez le colonel Webb. M. Rousseau me parut épris des beautés naturelles & solitaires de cet endroit. Aussi-tôt, par l’entre mise de M. Stewart, j’entrai en marché avec le colonel Webb, pour acheter sa maison avec un petit bien qui y appartenoit, afin d’en faire un établissement pour M. Rousseau. Si, après ce qui s’est passé, il y avoit de la sureté à citer le témoignage de M. Rousseau sur quelque fait, j’en appellerois à lui-même pour la vérité de ceux que j’avance. Quoi qu’il en soit, ils sont connus de M. Stewart, du général Clarke & en partie du colonel Webb.
Je vais reprendre mon récit où je l’ai interrompu. M.. Rousseau vintà Paris, muni d’un passe-port que ses amis avoient obtenu. Je le conduisis en Angleterre. Pendant plus de deux mois, j’employai tous mes soins & ceux de mes amis pour trouver quelqu’arrangement qui pût lui convenir. On se prêtoit à tous ses caprices; on excusoit toutes ses singularités;[296] on satisfaisoit toutes ses fantaisies; on n’épargna enfin ni tems ni complaisance pour lui procurer ce qu’il desiroit; &, quoique plusieurs des projets que j’avois formés pour son établissement eussent été rejettes, je me trouvois assez récompensé de mes peines par la reconnoissance & la tendresse même dont il paroissoit recevoir mon zele & mes bons offices.
Enfin on lui proposa l’arrangement auquel il est aujourd’hui fixé. M. Davenport, gentilhomme: distingué par sa naissance, sa fortune & son mérite, lui a offert une maison, appellée Wootton, qu’il a dans le Comté de Derby, & qu’il habite rarement; & M. Rousseau lui paye pour lui & pour sa gouvernante une modique pension.
Dès que M. Rousseau fut arrivé à Wootton, il m’écrivit la lettre, suivante.
M. ROUSSEAU A M. HUME
A Wootton; le 22 mars 1766.
«Vous voyez déjà, mon cher Patron, par la date de ma lettre, que je suis arrivé au lieu de ma destination. Mais vous ne pouvez voir tous les charmes que j’y trouve; il faudroit connoître le lieu & lire dans mon coeur. Vous y devez lire au moins les sentimens qui vous regardent & que vous avez si bien mérités. Si je vis dans cet agréable asyle aussi heureux que, je l’espere, une des douceurs de ma vie sera de penser que je vous les dois. Faire un homme heureux c’est mériter de l’être. Puissiez-vous trouver en vous-même le prix de tout ce que vous avez fait pour moi! Seul, [297] j’aurois pu trouver de l’hospitalité, peut-être; mais jene l’aurois jamais aussi bien goûtée qu’en la tenant de votre amitié.Conservez-la moi toujours, mon cher Patron, aimez-moi pour moi qui vous dois tant; pour vous-même; aimez-moi pour le bien que vous m’avez fait. Je sens tout le prix de votre sincere amitié, je la desire ardemment; j’y veux répondre par toute la mienne; & je sens dans mon coeur de quoi vous convaincre un jour qu’elle n’est pas non plus sans quelque prix. Comme, pour des raisons dont nous avons a parlé, je ne veux rien recevoir par la porte, je vous prie, lorsque vous serez la bonne œuvre de m’écrire, de remettre votre lettre à M. Davenport. L’affaire de ma voiture n’est se pas arrangée, parce que je sais qu’on m’en a imposé; c’est une petite faute qui peut n’être que l’ouvrage d’une vanité obligeante, quand elle ne revient pas deux fois. Si vous y avez trempé, je vous conseille de quitter une fois pour toutes ces petites ruses, qui ne peuvent avoir un bon principe quand elles se tournent en pieges contre la simplicité. Je vous embrasse, mon cher Patron, avec le même coeur que j’espere & desire trouver en vous.»
J. J. R.
Peu de jours après, je reçus de lui une autre lettre dont voici la copie.
M. ROUSSEAU A M. HUME
Wootton, le 29 mars 1766.
«Vous avez vu, mon cher Patron, par la lettre que M. Davenport a dû vous remettre, combien je me trouve ici placé selon mon goût. J’y serois peur-être plus à mon aise, si l’on y avoit pour moi moins d’attentions, mais les soins d’un si galant homme sont trop obligeans pour s’en fâcher; &, comme tout est mêlé d’inconvéniens dans la vie, celui d’être trop bien est un de ceux qui se tolérent le plus aisément. J’en trouve un plus grand à ne pouvoir me faire bien entendre des domestiques, ni sur-tout entendre un mot de ce qu’ils me dirent. Heureusement Mademoiselle le Vasseur me sert d’interprete, & les doigts parlent mieux que ma langue. Je trouve même à mon ignorance un avantage qui pourra faire compensation, c’est d’écarter, les oisifs en les ennuyant. J’ai eu hier la visite de M. le Ministre qui, voyant que je ne lui parlois que François, n’a pas voulu me parler Anglois; de sorte que l’entrevue s’est passée à-peu-près sans mot dire. J’ai pris goût à l’expédient; je m’en servirai avec tous mes voisins, si j’en ai, & dussé-je apprendre l’Anglois, je ne leur parlerai que François, sur-tout si j’ai le bonheur qu’ils n’en sachent pas un mot. C’est à-peu-près la ruse des singes qui, disent les Negres, ne veulent pas parler quoiqu’ils le puissent, de peur qu’on ne les faire travailler.»
«Il n’est point vrai du tout que je sois convenu avec M. Gosset de recevoir un modele en présent. Au contraire, je lui en demandai le prix, qu’il me, dit être d’une guinée & [299] demie, ajoutant qu’il m’en vouloir faire la galanterie, ce que je n’ai point accepté. Je vous prie donc de vouloir bien lui payer le modele en question, dont M. Davenport aura la bonté de vous rembourser. S’il n’y consent pas il faut le lui rendre & le faire acheter par une autre main. Il est destiné pour M. Du Peyrou qui depuis long-tems desire avoir mon portrait, & en a fait faire un en miniature qui n’est point du tout ressemblant. Vous êtes pourvu mieux que lui, mais je suis fâché que vous m’ayez ôté par une diligence aussi flatteuse, le plaisir de remplir le même devoir envers vous. Ayez la bonté, mon cher Patron, de faire remettre ce modele à MM. Guinand & Hankey, Little-St. Hellen’s Bishopsgate-Stréet, pour l’envoyer à M. Du Peyrou par la premiere occasion sure. Il gêle ici depuis que j’y suis: il a neigé tous les jours; le vent coupe le visage; malgré cela, j’aimerois mieux habiter le trou d’un des lapins de cette garenne, que le plus bel appartement de Londres. Bonjour, mon cher Patron, je vous embrasse de tout mon coeur.»
J. J. R.
Comme nous étions convenus, M. Rousseau & moi, de ne point nous gêner l’un & l’autre par un commerce de lettres suivi, nous n’avions plus d’autre objet de correspondance épistolaire que celui d’une pension qu’il s’agissoit de lui obtenir du roi d’Angleterre. Voici le récit fidele & succinct de cette affaire.
Un soir que nous causions ensemble à Calais, où nous [300] étions retenus par les vents contraires, je demandai à M. Rousseaus’il n’accepteroit pas une pension du roi d’Angleterre, au cas que Sa Majesté voulût bien la lui accorder. Il me répondit que cela n’étoit pas sans difficulté, mais qu’il s’en rapporteroit entiérement à l’avis de Mylord Maréchal. Encouragé par cette réponse, je ne fus pas plutôt arrivé à Londres que je m’adressai pour cet objet aux Ministres du Roi, & particuliérement au général Conway, secrétaire d’État, & au général Groeme, secrétaire & chambellan de la reine. Ils firent la demande de la pension à leurs Majestés qui y consentirent avec bonté, à condition seulement que la chose resteroit secrete. Nous écrivîmes, M. Rousseau & moi, à Mylord Maréchal, & M. Rousseau marqua dans sa lettre que le secret qu’on demandoit étoit pour lui une circonstance très-agréable. Le consentement de Mylord Maréchal arriva, comme on se l’imagine bien; M. Rousseau partit peu de jours après pour Wootton & cette affaire resta quelque tems suspendue, par un dérangement qui survint dans la santé du général Conway.
Cependant, le tems que j’avois passé avec M. Rousseau m’avoit mis à portée de démêler son caractere; je commençois à craindre que l’inquiétude d’esprit qui lui est naturelle ne l’empêchât de jouir du repos, auquel l’hospitalité & la sureté qu’il trouvoit en Angleterre l’invitoient à se livrer: je voyois, avec une peine infinie, qu’il étoit né pour le tumulte & les orages, que le dégoût qui suit la jouissance paisible de la solitude & de la tranquillité, le rendroit bientôt à charge à lui-même & à tout ce gui l’environnoit; mais, éloigné du lieu qu’il habitoit de cent cinquante milles, & sans cesse occupé des [301] moyens de lui rendre service, je ne m’attendois gueres à être moi-même la victime de cette malheureuse disposition de caractere.
Il est nécessaire que je rappelle ici une lettre qui avoit été écrite à Paris, l’hiver dernier, sous le nom supposé du roi de Prusse. En voici la copie.
MON CHER JEAN-JAQUES,
«Vous avez renoncé à Geneve, votre Patrie. Vous vous êtes fait chasser de la Suisse, pays tant vanté dans vos Ecrits; la France vous a décrété; venez donc chez moi. J’admire vos talens; je m’amuse de vos rêveries qui (soit dit en passant), vous occupent trop & trop long-tems. Il faut à la fin être sage & heureux; vous avez fait assez parler de vous par des singularités peu convenables à un véritable grand homme: démontrez à vos ennemis que vous pouvez avoir quelquefois le sens commun: cela les fâchera sans vous faire tort. Mes Etats vous offrent une retraite paisible: je vous veux du bien & je vous en serai, si vous le trouvez bon. Mais si vous vous obstinez à rejetter mon secours, attendez-vous que je ne le dirai à personne. Si vous persistez à vous creuser l’esprit pour trouver de nouveaux malheurs, choisissez-les tels que vous voudrez; je suis Roi, je puis vous en procurer au gré de vos souhaits; &, ce qui surement ne vous arrivera pas vis-à-vis de vos ennemis, je cesserai de vous persécuter, quand vous cesserez de mettre votre gloire à l’être.»
«Votre bon ami FRÉDERIC.»
[302] Cette lettre avoir été composée par M. Horace Walpole, environ trois semaines avant mon départ de Paris; mais quoique je logeasse dans le même hôtel que M. Walpole, & que nous nous vissions très-souvent, cependant, par attention pour moi, il avoit soigneusement caché cette plaisanterie jusqu’àprès mon départ. Alors il la montra à quelques amis; on en prit des copies, qui bientôt se multiplierent. Cette petite piece si répandit rapidement dans toute l’Europe, & elle étoit dans les mains de tout le monde lorsque je la vis à Londres pour la premiere fois.
Tous ceux qui connoissent la liberté dont on jouit en Angleterre conviendront, je pense, que toute l’autorité du Roi, des Lords, & des Communes, & toute la puissance ecclésiastique, civile & militaire du royaume ne pourroient empêcher qu’on n’y imprimât une plaisanterie de ce genre. Aussi ne fus-je pas étonné de la voir paroître dans le St. James’s Chronicle; mais je le fus beaucoup de trouver quelques jours après, dans le même papier, la piece suivante.
M. ROUSSEAU A L’AUTEUR DU ST. JAMES’S CHRONICLE
De Wootton, le 7 Avril 1766.
«Vous avez manqué, Monsieur, au respect que tout particulier doit aux têtes couronnées, en attribuant publiquement au Roi de Prusse une lettre pleine d’extravagance & de méchanceté, dont par cela seul vous deviez savoir qu’il ne pouvoir être l’Auteur. Vous avez même osé transcrire[303] sa signature, comme si vous l’aviez vue écrite de sa main. Je vous apprends, Monsieur, que cette lettre a été fabriquée à Paris, & ce qui navre & déchire mon coeur, que l’imposteur a des complices en Angleterre.»
«Vous devez au Roi de Prusse, à la vérité, à moi d’imprimer la lettre que je vous écris & que je signe, en répartition d’une fauteque vous vous reprocheriez sans doute, si vous saviez de quelles noirceurs vous vous rendez l’instrument. Je vous fais, Monsieur, mes sinceres salutations.»
J. J. R.
Je fus affligé de voir M. Rousseau montrer cet excès de sensibilité pour un incident aussi simple & aussi inévitable que la publication de la prétendue lettre du Roi de Prusse; mais je me serois cru coupable moi-même de noirceur & de méchanceté, si j’avois imaginé que M. Rousseau me soupçonnoit d’être l’Editeur de cette plaisanterie, & que c’étoit contre moi qu’il se disposoit à tourner toute sa fureur. C’est cependant ce qu’il m’a appris depuis. Il est bon de remarquer que huit jours auparavant il m’avoir écrit la lettre la plus affectueuse:* [*Page 999.] c’est celle du 29 mars. J’étois assurément le dernier homme du monde qui, dans les regles du sens commun, devoit être soupçonné; cependant, sans la plus légere preuve, sans la moindre probabilité, c’est moi que non-seulement M. Rousseau soupçonne, mais qu’il accuse sans hésiter, d’avoir fait imprimer la satire dont il se plaint; &, [304] sans faire aucune recherche, sans entrer dans aucune explication, c’est moi qu’il insulte avec dessein, dans un papier public; du plus cher de ses amis, me voilà sur le champ converti en ennemi perfide & méchant, & par-là tous mes services passés & présens sont d’un seul trait adroitement effacés.
S’il n’étoit pas ridicule d’employer le raisonnement sur un semblable sujet & contre un tel homme, je demanderois à M. Rousseau pourquoi il me suppose le dessein de lui nuire? Les faits lui ont, en cent occasions, prouvé le contraire, ce n’est pas l’usage que les services que nous avons rendus, fassent naître en nous de la mauvaise volonté contre celui qui le sa reçus. Mais, en supposant que j’eusse dans le coeur une secrete animosité contre M. Rousseau, me serois-je exposé au risque d’être découvert, en envoyant moi-même aux auteurs des papiers publics une satire qui faisoit du bruit, & quiétant aussi généralement répandue, ne pouvoit manquer de tomber bientôt entre leurs mains?
Comme je n’avois garde de me croire l’objet d’un soupçon si atroce & si ridicule, je continuai à servir M. Rousseau de la manière la plus constante & la moins équivoque. Je renouvellaimes sollicitations auprès du général Conway, dés que l’état de sa santé put lui permettre de s’occuper de quelque chose. Le Général s’adressa de nouveau au Roi pour la pension que nous demandions, & Sa Majesté y donna une seconde fois son consentement. On s’adressa aussi au marquis de Rockingham, premier Lord de la trésorerie, pour arranger cette affaire; enfin, je la vois heureusement terminée, & plein [305] de la joie la plus vive, j’en mande la nouvelle à mon ami. Je n’en reçue point de réponse; mais voici la lettre qu’il écrivit au général Conway.
M. ROUSSEAU AU GÉNÉRAL CONWAY
Le 22 Mai 1766.
«MONSIEUR,»
«Vivement touché des graces dont il plaît à Sa Majesté de m’honorer, & de vos bontés qui me les ont attirées, j’y trouve, dès-à-présent, ce bien précieux à mon cœur, d’intéresser à mon sort le meilleur des Rois & l’homme le plus digne d’être aimé de lui. Voilà, Monsieur, un avantage dont je suis jaloux & que je ne mériterai jamais de perdre. Mais il faut vous parler avec la franchise que vous aimez. Après tant de malheurs, je me croyois préparé à tous les événemens possibles; il m’en arrive pourtant que je n’avois pas prévus, & qu’il n’est pas permis à un honnête homme de prévoir. Ils m’en affectent d’autant plus cruellement, & le trouble où ils me jettent m’ôtant la liberté d’esprit nécessaire pour me bien conduire, tout ce que me dit la raison dans un état aussi triste est de suspendre mes résolutions sur toute affaire importante, telle qu’est pour moi celle dont il s’agit. Loin de me refuser aux bienfaits du Roi, par l’orgueil qu’on m’impute, je le mettrois à m’en glorifier, & tout ce que j’y vois de pénible est de ne pouvoir m’en honorer aux yeux du public [306] comme aux miens. Mais lorsque je les recevrai, je veux pouvoir me livrer toutentier aux sentimens qu’ils m’inspirent, & n’avoir le coeur plein que des bontés de Sa Majesté & des vôtres. Je ne crains pas que cette façon de penser les puisse altérer. Daignez donc, Monsieur, me les conserver pour des tems plus heureux: vous connoîtrez alors que je ne differe de m’en prévaloir que pour tâcher de m’en rendre plus digne. Agréez je vous supplie, mes très-humbles salutations & mon respect.»
J. J. R.
Cette lettre parut au général Conway, comme à moi, un refus net d’accepter la pension tant qu’on en seroit un secret; mais comme M.. Rousseau avoit été dès le commencement instruit de cette condition & que toute sa conduite, ses discours, ses lettres, m’avoient persuadé qu’elle lui convenoit, je jugeai qu’il avoit honte de se rétracter là-dessus en mécrivant, & je crus voir dans cette mauvaise honte, la raison d’un silence dont j’étois surpris.
J’obtins du général Conway qu’il ne prendroit aucune résolution relativement à cette affaire, & j’écrivis à M. Rousseau, une lettre pleine d’amitié, dans laquelle je l’exhortai à reprendre sa première, façon de penser & à accepter la pension.
Quant à l’accablement profond dont M. Rousseau se plaint dans sa lettre au général Conway, & qui lui ôtoit, disoit-il jusqu’à la liberté de son esprit, je fus rassuré à cet égard par une lettre de M. Davenport, qui me marquoit que précisément dans ce tems-là son hôte étoit très-content, très-gai [307] & même très-sociable. Je reconnus là cette foiblesse ordinaire de mon ami, qui veut toujours être un objet d’intérêt en passant pour un homme opprimé par l’infortune, la maladie, les persécutions, lors même qu’il est le plus tranquille & le plus heureux. Son affectation de sensibilité extrême étoit un artifice trop souvent répété pour en imposer à un homme qui le connoissoit aussi bien que moi. D’ailleurs, en le supposant même aussi vivement affecté qu’il le disoit, je n’aurois pu attribuer cette disposition qu’à la prétendue lettre de Roi de Prusse, dont il avoit témoigné tant de chagrin dans les papiers publics.
J’attendis trois semaines sans avoir de réponse. Ce procédé me parut un peu étrange, & je l’écrivis à M. Davenport; cependant a comme j’avois affaire à un homme très-étrange aussi, & que j’attribuois toujours son silence à la petite honte qu’il pouvoit avoir de m’écrire, je ne voulus pas me décourager, & perdre, pour un vain cérémonial, l’occasion de lui rendre un service essentiel. Je renouvellai donc mes sollicitations auprès des Ministres, & je fus assez heureux dans mes soins pour être autorisé à écrire la lettre suivante à M. Rousseau: c’est la premiere dont j’aye conservé une copie.
M. HUME A M. ROUSSEAU
Londres, le 19 Juin 1766.
«Comme je n’ai reçu, Monsieur, aucune réponse de vous, j’en conclus que vous persévérez dans la résolution de refuser les bienfaits de Sa Majesté, tant qu’on en sera un [308] secret. Je me suis en conséquence adressé au général Conway pour faire supprimer cette condition, & j’ai été assez heureux pour obtenir de lui la promesse d’en parler au Roi. Il faut seulement, m’a-t-il dit, que nous sachions préalablement de M. Rousseau s’il est disposé à accepter une pension qui lui seroit accordée publiquement, afin que Sa Majesté ne soit pas exposée à un second refus. Il m’a autorisé à vous écrire là-dessus, & je vous prie de me faire savoir votre résolution le plutôt que vous pourrez. Si vous m’envoyez votre consentement, ce que je vous prie instamment de faire, je fais que je peux compter sur les bons offices du duc de Richmond pour appuyer la demande du général Conway, ainsi je ne doute nullement du succès. Je suis, mon cher Monsieur, très-sincérement tout à vous.»
D. H.
Je reçus au bout de cinq jours la réponse suivante.
M. ROUSSEAU A M. HUME
A Wooton, le 23 Juin 1766.
«Je croyois, Monsieur, que mon silence interprété par votre conscience en disoit allez; mais puisqu’il entre dans vos vues de ne pas l’entendre, je parlerai. Vous vous êtes mal caché, je vous connois & vous ne l’ignorez pas. Sans liaisons antérieures, sans querelles, sans démêlés, sans nous [309] connoître autrement que par la réputation littéraire, vous vous empressez à m’offrir vos amis & vos soins; touché de votre générosité, je me jette entre vos bras; vous m’amenez en Angleterre, en apparence pour m’y procurer un asyle; & en effet pour m’y déshonorer. Vous vous à appliquez à cette noble œuvre avec un zele digne de votre coeur & avec un succès digne de vos talens. Il n’en falloit pas tant pour réussir: vous vivez dans le monde, & moi dans la retraite; le public aime à être trompé, & vous êtes fait pour le tromper. Je connois pourtant un homme que vous ne tromperez pas: c’est vous-même. Vous savez avec quelle horreur mon coeur repoussa le premier soupçon de vos desseins. Je vous dis, en vous embrassant, les yeux en larmes, que, si vous n’étiez pas le meilleur des hommes, il falloit que vous en fussiez le plus noir. En pensant à votre conduite secrete, vous vous direz quelquefois que vous n’êtes pas le meilleur des hommes, & je doute qu’avec cette idée vous en soyez jamais le plus heureux.»
«Je laisse un libre cours aux manœuvres de vos amis, aux vôtres, & je vous abandonne avec peu de regret ma réputation pendant ma vie, bien sûr qu’un jour on nous se rendra justice à tous deux. Quant aux bons offices en matiere d’intérêt avec lesquels vous vous masquez je vous se en remercie & vous en dispense. Je me dois de n’avoir se plus de commerce avec vous, & de n’accepter pas même à mon avantage, aucune affaire dont vous soyez le médiateur. Adieu, Monsieur, je vous souhaite le plus vrai bonheur; mais, comme nous ne devons plus rien avoir [310] à nous dire, voici la derniere lettre que vous recevrez de moi.»
J. J. R.
Je lui fis sur le champ la réponse suivante.
M. HUME A M. ROUSSEAU
Ce 26 Juin 1766.
«Comme la conscience me dit que j’en ai toujours agi avec vous de la maniere la plus amicale & que je vous ai donné, en toute occasion les preuves: les plus tendres & les plus actives d’une sincere affection, vous pouvez juger de l’extrême surprise que m’a causée la lecture de votre lettre. Il est aussi impossible de répondre à des accusations si violentes & bornées à de simples généralités, qu’il est impossible de les concevoir. Mais cette affaire ne peut, ne doit pas en rester là. Je suppose charitablement que quelqu’infâme calomniateur m’a noirci auprès de vous; mais en ce cas, le devoir vous oblige, & je suis persuadé que votre propre inclination vous porte à me donner les moyens de connoître mon accusateur & de me justifier; ce que vous ne pouvez faire qu’en n’instruisant de ce dont on m’accuse. Vous dites que je sais moi-même que je vous ai trahi; mais, je le dis hautement & je le dirai à tout l’Univers: je sais le contraire; je sais que mon amitié pour vous a été sans bornes & sans relâche; &, quoique je vous en aye donné des preuves qui sont universellement [311] connues en France & en Angleterre, le public n’en connoît encore que la plus petite partie. Je demande que vous me nommiez l’homme qui ose affirmer le contraire, & sur-tout je demande qu’il cite une circonstance dans laquelle je vous aye manqué. Vous le devez à moi; vous le devez à vous-même; vous le devez à la vérité, à l’honneur à la justice, à tout ce qu’il y a de sacré parmi les hommes. C’est comme innocent car, je ne dirai pas comme votre ami, je ne dirai pas comme votre bienfaiteur; c’est, je le répete, comme innocent, que je réclame le droit de prouver mon innocence & de confondre les scandaleuses faussetés qu’on peut avoir forgées contre moi. J’espere que M. Davenport, à qui j’ai envoyé une copie de votre lettre & qui lira celle-ci avant de vous la remettre, appuyera ma demande & vous dira qu’elle est juste. J’ai heureusement conservé la lettre que vous m’avez écrite après votre arrivée à Wootton, & où vous me marquez dans les termes les plus, forts, & même dans des tems trop forts, combien vous êtes sensible aux foibles efforts que j’ai faits pour vous être utile. Le petit commerce de lettres que nous avons eu ensuite n’a eu pour objet, de ma part, que des vues dictées par l’amitiés. Dites-moi donc ce qui, depuis ce tems-là a pu vous offenser; dites-moi de quoi l’on m’accuse; dites-moi quel est mon accusateur; & quand vous aurez rempli ces conditions à ma satisfaction & à celle de M. Davenport, vous aurez encore beaucoup de peine à vous justifier d’employer des expressions si outrageantes contre un homme avec qui vous avez été étroitement [312] lié, & qui méritoit, à plusieurs titres, d’être traité par vous avec plus d’égards & de décence.»
«M. Davenport sait tout ce qui s’est passé relativement à vôtre pension, parce qu’il m’a paru nécessaire que la personne qui s’est chargée de vous procurer un établissement, connoisse exactement l’état de votre fortune, afin qu’elle ne soit pas tentée d’exercer à votre égard des actes de générosité, qui, en parvenant par hasard à votre connoissance, pourroient vous donner quelque sujet de mécontentement.»
«Je suis, Monsieur, &c. D. H.»
Le crédit de M. Davenport me procura, au bout de trois semaines, l’énorme lettre qu’on va lire, & qui a du moins cet avantage pour moi qu’elle confirme toutes les circonstances importantes de mon récit, J’y joindrai quelques notes qui ne tomberont que sur des faits que M. Rousseau a présentés peu fidellement, & je laisserai à mes lecteurs à juger lequel de nous, deux mérite le plus de confiance.
M. ROUSSEAU A M. HUME
A Wootton, le 10 Juillet 1766.* [*Les notes de M. Hume sont distinguées par deschiffres & imprimes en caracteres romains; celles de M. Rousseau sont distinguées par étoile & imprimées en caracteres italiques. Note des Editeurs.]
«Je suis malade, Monsieur, & peu en état d’écrire; mais vous voulez une explication, il faut vous la donner. [313] Il n’a tenu qu’à vous de l’avoir depuis long-tems:* [*M. Rousseau ne m’a assurément jamais donné lieu de lui demander une explication. Si, pendant que nous avons vécu ensemble, il a eu quelques-uns des indignes soupçons dont cette lettre est remplie, il les a tenus bien secrets.] vous n’en voulûtes point alors, je me tus; vous la voulez aujourd’hui, je vous l’envoie. Elle sera longue, j’en suis fâché; mais j’ai beaucoup à dire, & je n’y veux pas revenir à deux fois.»
«Je ne vis point dans le monde; j’ignore ce qui s’y passe; je n’ai point de parti, point d’associé, point d’intrigue; on ne me dit rien, je ne sais que ce que je sens; mais comme onme le fait bien sentir, je le sais bien. Le premier soin de ceux qui trament des noirceurs, est de se mettre à couvert des preuves juridiques; il ne feroit pas bon leur intenter procès. La conviction intérieure admet un autre genre de preuves qui reglent les sentimens d’un honnête homme. Vous saurez sur quoi sont fondés les miens.»
«Vous demandez avec beaucoup de confiance qu’on vous nomme votre accusateur. Cet accusateur, Monsieur, est le seul homme au monde qui, déposant contre vous, pouvoitse faire écouter de moi; c’est vous-même. Je vais me livrer sans réserve & sans crainte à mon caractere ouvert; ennemi detout artifice, je vous parlerai avec la même franchise quesi vous étiez un autre en qui j’eusse toute la confiance que je n’aiplus en vous. Je vous ferai l’histoire des mouvemens demon ame & de ce qui les a produits, & nommant A. Hume en tierce personne, je vous serai juge vous-même de[314] ce que je dois penser de lui. Malgré la longueur de ma lettre, je n’y suivrai point d’autre ordre que celui de mes idées, commençant par les indices & finissant par la démonstration.»
«Je quittois la Suisse, fatigué de traitemens barbares, mais qui du moins ne mettoient en péril que ma personne & laissaient mon honneur en sureté. Je suivois les mouvemens de mon coeur pour aller joindre Mylord Maréchal; quand jereçus à Strasbourg de M. Hume l’invitation la plus tendrede passer avec lui en Angleterre, où il me promettoit l’accueil le plus agréable, & plus de tranquillité que je n’y en ai trouvé. Je balançai entre l’ancien ami & le nouveau, j’eus tort; jepréférai ce dernier, j’eus plus grand tort: mais le plaisir de connoître par moi-même une nation célebre dont on me disoit tant de mal & tant de bien, l’emporta. Sûr de ne pas perdre George Keith, j’étois flatté d’acquérir David Hume. Son mérite, les rares talens, l’honnêteté bien établie de son caractere me faisoient desirer de joindre son amitié à celle dont m’honoroit son illustre compatriote; & je me faisois une sorte de gloire de montrer un bel exemple aux gens de Lettres, dans l’union sincere de deux hommes dont les principes étoient si différens.»
«Avant l’invitation du Roi de Prusse & de Mylord Maréchal, incertain sur le lieu, de ma retraite, j’avois demandé & obtenu parmes amis un passe-port de la Cour de France, dont je me servis pour aller à Paris joindre M. Hume. Il vit, & vit trop peut-être, l’accueil que je reçus d’un grand Prince, & j’ose dire, du public. Je prêtai par devoir, [315] mais avec répugnance à cet éclat, jugeant combien l’envie de mes ennemis en seroit irritée. Ce fut un spectacle bien doux pour moi que l’augmentation sensible de bienveillance pour M. Hume, que la bonne œuvre qu’il alloit faire produisit dans tout Paris. Il devoit en être touché comme moi; je ne fais s’ille fut de la même maniere.»
«Nous partons avec un de mes amis qui, presqu’uniquement pour moi faisoit le voyage d’Angleterre. En débarquant à Douvres, transporté de toucher enfin cette terre de liberté & d’y être amené par cet homme illustre, je lui faute au cou, je l’embrasse étroitement sans rien dire, mais en couvrant son visage de baisers & de larmes qui parloient assez. Ce n’est pas la seule fois ni la plus remarquable où il ait pu voir en moi les saisissemens d’un coeur pénétré. Je ne sais ce qu’il fait de ces souvenirs, s’ils lui viennent; j’ai dans l’esprit qu’il en doit quelquefois être importuné.»
«Nous sommes fêtés arrivant à Londres. On s’empresse dans tous les états à me marquer de la bienveillance & de l’estime. M. Hume me présente de bonne grace à tout le monde; il étoit naturel de lui attribuer, comme je faisois, la meilleure partie de ce bon accueil: mon coeur étoit plein de lui, j’en parlois à tout le monde, j’en écrivois à tous mes amis; mon attachement pour lui prenoit chaque jour de nouvelles forces; le sien paroissoit pour moi des plus tendres, il m’en a quelquefois donné des marques dont je me suis senti très-touché. Celle de faire faire mon portrait en grand ne fut pourtant pas de ce nombre. Cette fantaisie me parut trop affichée, & j’y trouvai je ne sais quel air [316] d’ostentation qui ne me plut pas. C’est tout ce que j’aurois pu passer à M. Hume s’il eût été homme à jetter son argent par les fenêtres, & qu’il eût eu dans une galerie tous les portraits de ses amis. Au reste, j’avouerai sans peine qu’en cela je puis avoir tort.»* [*Voici le fait. M. Ramsay mon ami, peintre distingué & homme de mérite, me proposa de faire le portrait, de M. Rousseau; & lorsqu’il l’eût commencé, il me dit que son intention étoit de m’en faire présent. Ainsi ce n’est point à moi que l’idée, en vint, & ce portrait ne me coûta rien. M. Rousseau s’est également mépris, & lorsqu’il me fait un compliment sur cette prétendue galanterie de ma part dans sa lettre du 29 mars, & lorsqu’il s’en moque dans celle-ci.]
«Mais ce qui me parut un acte d’amitié & de générosité des plus vrais & des plus estimables, des plus dignes en un mot de M. Hume, ce fut le soin qu’il prit de solliciter pour moi de lui-même une pension du Roi, à laquelle je n’avois assurément aucun droit d’aspirer. Témoin du zele qu’il mit à cette affaire, j’en sus vivement pénétré: rien, ne pouvoit plus me flatter qu’un service de cette espece; non pour l’intérêt assurément; car trop attaché peut-être à ce que je posséde, je ne sais point desirer ce que je n’ai pas, & ayant par mes amis & par mon travail du pain suffisamment pour vivre, je n’ambitionne rien de plus; mais l’honneur de recevoir des témoignages de bonté, je ne dirai pas d’un si grand Monarque, mais d’un si bon mari, d’un si bon maître, d’un si bon, ami, & sur-tout d’un si honnête homme, m’affectoit sensiblement; & quand je considérois encore dans cette grace, que le Ministre qui l’avoit obtenue étoit la probité vivante, cette probité si utile aux peuples, & si [317] rare dans son état, je ne pouvois que me glorifier d’avoir pour bienfaiteurs trois des hommes du monde que j’aurois le plus desirés pour amis. Aussi, loin de me refuser à la pension offerte, je ne mis pour l’accepter qu’une condition nécessaire, savoir, un consentement dont, sans manquer àmon devoir, je ne pouvois me passer.»
«Honoré des empressemens de tout le monde, je tâchois d’y répondre convenablement. Cependant ma mauvaise fauté & l’habitude de vivre à la campagne me firent trouver le séjour de la ville incommode. Aussi-tôt les maisons de campagne se présentent en foule; on m’en offre à choisir dans toutes les provinces. M. Hume se charge des propositions, il me les fait, il me conduit même à deux ou trois campagnes voisines; j’hésite long-tems sur le choix; il augmentoit cette incertitude. Je me détermine enfin pour cette province & d’abord M. Hume arrange tout; les embarras s’applanissent; je pars, j’arrive dans cette habitation solitaire, commode, agréable; le maître de la maison prévoit tout, pourvoit à tout; rien ne manque. Je suis tranquille, indépendant;, voilà le moment si desiré où tous mes maux doivent finir. Non, c’est-là qu’ils commencent, plus cruels que je ne les avois encore éprouvés.»
«J’ai parlé jusqu’ici d’abondance de coeur, & rendant avec le plus grand plaisir justice aux bons offices de M. Hume. Que ce qui me reste à dire, n’est-il de même nature! Rien ne me coûtera jamais de ce qui pourra l’honorer. Il n’est permis de marchander sur le prix des bienfaits que quandon nous accuse d’ingratitude, & M. Hume m’en accuse [318] aujourd’hui. J’oserai donc faire une observation qu’il rend nécessaire. En appréciant ses soins par la peine & le tems qu’ils lui coûtoient, ils étoient d’un prix inestimable, encore plus par sa bonne volonté: pour le bien réel qu’ils m’ont fait ils ont plus d’apparence que de poids. Je ne venois point comme un mendiant quêter du pain en Angleterre, j’y apportois le mien j’y venois absolument chercher un asyle & il est ouvert à tout étranger. D’ailleurs je n’y étois point tellement inconnu qu’arrivant seul, j’eusse manqué d’assistance & de services. Si quelques personnes m’ont recherché pour M. Hume, d’autres aussi m’ont reçherché pour moi;&, par exemple, quand M. Davenport voulut bien m’offrir l’asyle que j’habite, ce ne fut pas pour lui qu’il ne connoissoit point, & qu’il vit seulement pour le prier de faire d’appuyer son obligeante proposition. Ainsi quand M. Hume tâche aujourd’hui d’aliéner de moi cet honnête homme, il cherche à m’ôter ce qu’il ne m’a pas donné.* [*Rousseau me juge mal & devroît meconnoître mieux. Depuis notre rupture, j’ai écrit à M. Davenport pour l’engager à conserver les mêmes bontés à malheureux hôte.] Tout ce qui s’est fait de bien, se seroit fait sans lui à-peu-près demême, & peut-être mieux; mais le mal ne se fut point fait; car pourquoi ai-je des ennemis en Angleterre? Pourquoi ces ennemis sont-ils précisément les amis de M. Hume? Qui est-ce qui a pu m’attirer leur inimitié? Ce n’est pas moi qui ne les vis de ma vie & qui ne les connois pas; je n’en aurois aucun, si j’y étois venu seul.»* [*Etranges effets d’une imagination blessée! M. Rousseau ignore, dit-il ce qui se passe dans le monde, & il parle cependant des ennemis qu’il a en Angleterre. D’où le sait-il? Où les voit-il? Il n’y a reçu que des marques de bienfaisance & d’hospitalité. M. Walpole seul avoit fait une plaisanterie sur lui, mais n’étoit point pour cela son ennemi. Si M. Rousseau voyoit les choses comme elles sont, il verroit qu’il n’a eu en Angleterre d’autre ami que moi & d’autre ennemi que lui-même.]
[319] «J’ai parlé jusqu’ici de faits publics & notoires, qui par leur nature & par ma reconnoissance ont eu le plus grand éclat. Ceux qui me restent à dire sont, non-seulement particuliers, mais secrets, du moins dans leur cause, & l’on a pris toutes les mesures possibles pour qu’ils restassent cachés au public; mais, bien connus de la personne intéressée, ils n’en opèrent pas moins sa propre conviction.»
«Peu de tems après notre arrivée à Londres, j’y remarquai dans les esprits, à mon égard, un changement sourd qui bientôt devint très-sensible. Avant que je vinsse en Angleterre, elle étoit un des pays de l’Europe où j’avois le plus de réputation, j’oserois presque dire de considération. Les papiers publics étoient pleins & mes éloges, & il n’y avoit qu’un cri contre mes persécuteurs. Ce ton se soutint à mon arrivée; les papiers l’annoncerent en triomphe; l’Angleterre s’honoroit d’être mon refuge; elle en glorifioit avec justice ses loix & son Gouvernement. Tout-à-coup, & sans aucune cause assignable, ce ton change, mais si fort & si vite que dans tous les caprices du public, on n’en voit gueres de plus étonnant. Le signal fut donné dans un certain magasin, aussi plein d’inepties que de mensonges, où l’Auteur bien instruit ou feignant de l’être, me donnoit pour fils de musicien. Dès ce moment les imprimés ne parlerent [320] plus de moi que d’une maniere équivoque ou malhonnête. Tout ce qui avoit trait à mes malheurs étoit déguisé, altéré présenté sous un faux jour, & toujours le moins à mon avantage qu’il étoit possible. Loin de parler de l’accueil quej’avois reçu à Paris, & qui n’avoit fait que trop de bruit, on ne supposoit pas même que j’eusse osé paroître dans cette ville, & un des amis de M. Hume fut très-surpris quand je lui dis quej’y avois passé.»
«Trop accoutumé à l’inconstance du public pour m’en affecter, encore je ne laissois pas d’être étonné de ce changement si brusque, de ce concert si singuliérerment unanime, que pas un de ceux qui m’avoient tant loué absent, ne parut, moi présent, se souvenir de mon existence. Je trouvois bizarre que précisément après le retour de M. Hume qui a tant de crédit à Londres, tant d’influence sur les gens de Lettres & les Libraires, & de si grandes liaisons avec eux, sa présence eût produit un effet si contraire à celui qu’on en pouvoit attendre; que, parmi tant d’écrivains de toute espece, pas un de ses amis ne se montrât le mien; & l’on voyoit bien que ceux qui parloient de moi n’étoient pas ses ennemis, puisqu’en faisant sonner son caractere public, ils disoient que j’avois traversé la France sous sa protection, à la faveur d’un passe-port qu’il m’avoit obtenu de la Cour, & peu s’en falloit qu’ils ne fissent entendre que j’avois fait le voyage à sa suite & à ses frais.»
«Ceci ne signifioit rien encore & n’étoit que singulier; mais ce qui l’étoit davantage fut que le ton de ses amis ne changea pas moins avec moi que celui du public. Toujours,[321] je me fais un plaisir de le dire, leurs soins, leurs bons offices ont été les mêmes, & très-grands en ma faveur; mais loin de me marquer la même estime, celui sur-tout dont je veux parler & chez qui nous étions descendus à notre arrivée, accompagnoit tout cela de propos si durs & quelquefois si choquans, qu’on eût dit qu’il ne cherchoit à m’obliger que pour avoir droit de me marquer du mépris.* [*Il s’agit ici de M. Jean Stewart, mon ami, qui a reçu M. Rousseau chez lui & lui a rendu tous les bons offices qu’il a pu lui rendre. En se plaignant de ses procédés, M.Rousseau a oublié qu’il lui a écrit de Wootton même, une lettre pleine de témoignages de reconnoissance les plus expressifs & les plus justes. Ce que M. Rousseau ajoute sur le frere Stewart, n’est ni vrai ni honnête.] Son frere, d’abord très-accueillant, très-honnête, changea bientôt avec si peu de mesure, qu’il ne daignoit pas même dans leur propre maison me dire un seul mot, ni me rendre le salut, ni aucun des devoirs que l’on rend chez soi aux étrangers. Rien cependant n’étoit survenu de nouveau que l’arrivée de J. J. Rousseau & de David Hume; & certainement la cause de ces changemens ne vint pas de moi; à moins que trop de simplicité, de discrétion, de modestie ne soit un moyen de mécontenter les Anglois.»
«Pour M. Hume, loin de prendre avec moi un ton révoltant, il donnoit dans l’autre extrême. Les flagorneries m’ont toujours été suspectes. Il m’en a fait de toutes les façons,* [*J’ en dirai seulement une qui m’a fait rire; c’étoit de faire en sorte, quand je venois le voir, que je trouvasse toujourssur la table un Tome de l’Héloïse; comme si je ne connoissois pas assez le goût de M.Hume, pour être assuré que de tous les livres qui existent, l’Héloïse doit être pour lui le plus ennuyeux.] au point de me forcer, n’y pouvant tenir davantage,* [*On peut juger par les deux premieres lettres de M. Rousseau, que j’ai publiées à dessein, de quel côté les flagorneries ont commencé. Au reste, j’aimois & j’estimois M. Rousseau, & j’avois du plaisir à le lui marquer. Peut-être en effet l’ai je trop loué, mais je peux assurer qu’il ne s’en est jamais plaint.] [322] à lui en dire mon sentiment. Sa conduite le dispensoitfort de s’étendre en paroles; cependant, puisqu’il envouloit dire, j’aurois voulu qu’à toutes ces louanges fades il eût substitué quelquefois la voix d’un ami; mais je n’ai jamais trouvé dans son langage rien qui sentit la vraie amitié, pas même dans la façon dont il parloit de moi à d’autres en ma présence. On eût dit qu’en voulant me faire des patrons il cherchoit à m’ôter leur bienveillance, qu’il vouloit plutôt que j’en fusse assisté qu’aimé; & j’ai quelquefois été surpris du tour révoltant qu’il donnoit à ma conduite près des gens qui pouvoient s’en offenser. Un exemple éclaircira ceci. M. Penneck du Musaeum, ami de Mylord Maréchal & pasteur d’une paroisse où l’on vouloit m’établir, vint nous voir. M. Hume, moi présent, lui fait mes excuses de ne l’avoir pas prévenu; le docteur Maty, lui dit-il, nous avoit invités pour jeudi au Musaeum où M. Rousseau devoit vous voir; mais il préféra d’aller avec Madame Garrick à la comédie; on ne peut pas faire tant de choses en un jour.* [*Je ne me rappelle pas un mot de toute cette histoire; mais ce qui me dispense d’y ajouter foi, c’est que je me souviens très-bien que nous avions pris deux jours différens pour visiter le Musaeum & pour aller à la comédie.] Vous m’avouerez, Monsieur, que c’étoit-là une étrange façon de me capter la bienveillance de M. Penneck.»
«Je ne sais ce qu’avoit pu dire en secret M. Hume à ses [323] connoissances; mais rien n’étoit plus bizarre que leur façon si d’enuser avec moi de son aveu, souvent même par son assistance. Quoique ma bourse ne fût pas vide, que je n’eusse si besoin de celle de personne, & qu’il le fût très-bien, l’on eût dit que je n’étois-là que pour vivre aux dépens du public, & qu’il n’étoit question que de me faire l’aumône, de maniere à m’en sauver un peu l’embarras;* [*J’imagine que M. Rousseau veut parler ici de deux ou trois diners qui lui furent envoyés de la maison de M. Stewart lorsqu’il voulut manger chez lui; & ce n’étoit pas pour lui épargner la dépense d’un repas, mais seulement parce qu’il n’y avoit pas de traiteur dans le voisinage. Je demande pardon aux Lecteurs de les entretenir de semblables détails.] je puis dire que cette affectation continuelle & choquante est une des choses qui m’ont fait prendre le plus en aversion le séjour deLondres. Ce n’est surement pas sur ce pied qu’il faut présenter en Angleterre un homme à qui l’on veut attirer un peu de considération: mais cette charité peut être bénignement interprétée, & je consens qu’elle le soit. Avançons.»
«On répand à Paris une fausse lettre du roi de Prusse, à moi adressée & pleine de la plus cruelle malignité. J’apprends avec surprise que c’est un M. Walpole, ami de M. Hume, qui répand cette lettre; je lui demande si cela est vrai; mais pour toute réponse il me demande de qui je le tiens. Un moment auparavant, il m’avoit donné une carte pour ce même M. Walpole, afin qu’il se chargeât de papiers qui m’importent, & que je veux faire venir de Paris ensureté.»
[324] «J’apprends que le fils du* [*Nous n’avons pas été autorisés à supprimer cette injure: mais elle est trop grossiere & trop gratuite pour blesser le célébré & estimable Médecin sur qui elle tombe. Note des Editeurs.] jongleur Tronchin, mon plus mortel ennemi, est non-seulement l’ami, le protégé de M. Hume, mais qu’ils logent ensemble, & quand M. Hume voit que je sais cela, il m’en fait la confidence, m’assurant que le fils ne ressemble pas au pere. J’ai logé quelques nuits dans cette maison, chez M. Hume, avec ma gouvernante, & à l’air, à l’accueil dont nous ont honorésses hôtesses, qui sont tes amies, j’ai jugé de la façon dont lui ou cet homme qu’il dit ne pas ressembler à son pere, ont pu leur parler d’elle & de moi.»* [*Me voilà donc accusé de trahison parce que je suis l’ami de M. Walpole, qui a fait une plaisanterie sur M. Rousseau; parce que le fils d’un homme, que M. Rousseau n’aime pas, se trouve par hasard logé dans là même maison que moi; parce que mes hôtesses, qui ne savent pas un mot de François, ont regardé M. Rousseau froidement!.... Au reste, j’ai dit seulement à M. Rousseau que le jeune Tronchin n’avoit pas contre lui les mêmes, préventions que son pere.]
«Ces faits combinés entr’eux & avec une certaine apparence générale, me donnent insensiblement une inquiétude que je repousse avec horreur. Cependant les lettres que j’écris n’arrivent pas; j’en reçois qui ont été ouvertes;& toutes ont passé par les mains de M. Hume.* [*Ces imputations d’indiscrétions & d’infidélité sont si odieuses, & les preuves en sont si ridicules, que je me crois dispensé d’y répondre.] Si quelqu’une lui échappe, il ne peut cacher l’ardente avidité de la voir. Un soir, je vois encore chez lui une manœuvre de lettre dont je suis frappé.* [*Il faut dire ce que c’est que cette manœuvre. J’écrivois sur la table de M. Hume, en son absence, une réponse à une lettre que je venois de recevoir. Il arrive, très-curieux de savoir ce que j’écrivois? & ne pouvant presque s’abstenir d’y lire. Je ferme ma lettre sans la lui montrer, & comme je la mettois dans ma poche, il la demande avidement, disant qu’il l’enverra le lendemain jour de poste. La lettre reste sur sa table. Lord Newnham arrive, M. Hume sort un moment; je reprends ma lettre, disant que j’aurai le tems de l’envoyer le lendemain. Lord Newnham m’offre de l’envoyer parle paquet de M. l’Ambassadeur de France, j’accepte. M Hume rentre tandis que Lord Newnham fait son enveloppe, il tire son cachet. M Hume offre le sien avec tant d’empressement qu’il faut s’en servir par préférence. On sonne, Lord Newnham donne la lettre au laquais de M. Hume pour la remettre au sien qui attendoit en bas avec son carrosse, afin qu’il la porte chez M. l’Ambassadeur. A peine le laquais de M. Hume étoit hors de la porte que je me dis, je parie que le maître vs le suivre: il n’y manqua pas. Ne sachant comment laisser seul Mylord Newnham, j’hésitai quelque tems avant que de suivre à mon tour M. Hume; je n’apperçus rien, mais il vit très-bien que j’étois inquiet. Ainsi, quoique je’n’aye reçu aucune réponse à ma lettre, je ne doute pas qu’elle ne soit parvenue; mais je doute un peu, l’avoue, qu’elle n’ait pas été lue auparavant.] Après le souper, gardant [325] tous deux le silence au coin de son feu, je mapperçois qu’il me fixe comme il lui arrivoit souvent & d’une maniere dont l’idée est difficile à rendre. Pour cette fois, un regard sec, ardent, moqueur & prolongé devint plus qu’inquiétant. Pour m’en débarrasser, j’essayai de le fixer à mon tour; mais en arrêtant mes yeux sur les siens, je sens un frémissement inexplicable, & bientôt je suis forcé de les baisser. La physionomie & le ton du bon David sont d’un bon homme mais où, grand Dieu! ce bon homme emprunte-t-il les yeux dont il fixe les amis?»
«L’impression de ce regard me reste & m’agite; mon trouble augmente jusqu’au saisissement: si l’épanchement n’eût succédé, j’étouffois. Bientôt un violent remords me gagne; je m’indigne de moi-même; enfin dans un transport[326] que je nie rappelle encore avec délices, je m’élanceà son cou, je le serre étroitement; suffoqué de sanglots inondé de larmes, je m’écrie d’une voix entre coupée: Non, non David Hume n’est pas un traître; s’il n’étoit le meilleur des hommes, il faudroit qu’il en fût le plus noir.* [*Tout le dialogue de cette scene est artificieusement concerté pour préparer & sonder une partie de la fable tissue dans cette lettre. On verra ce que j’ai à dire sur cet article dans ma réponse à M. Rousseau.] David Hume me rend poliment mes embrassemens& tout en me frappant de petits coups sur le dos, me répete plusieurs fois d’un ton tranquille: Quoi, mon cher Monsieur! Eh, mon cher Monsieur! Quoi donc, mon cher Monsieur! Il ne me dit rien de plus, je sens que mon coeur se resserre; nous allons nous coucher, & je pars le lendemain pour la province. Arrivé dans cet agréable asyle où j’étois venu chercher le repos de si loin, je devois le trouver dans une maison solitaire, commode & riante, dont le maître, homme d’esprit & de mérite, n’épargnoit rien de ce qui pouvoit m’en faire aimer le séjour. Mais quel repos peut-on goûter, dans la vie quand le coeur est agité! Troublé de la plus cruelle incertitude, & ne sachant que penser d’un homme que je devois aimer, je cherchai à me délivrer de ce doute funeste en rendant ma confiance à mon bienfaiteur. Car, pourquoi, par quel caprice inconcevable eût-il eu tant de zele à l’extérieur pour mon bien-être, avec des projets secrets contre mon honneur? Dans les observations qui m’avoient inquiété, chaque fait en lui-même étoit peu de chose, il n’y avoir que leur concours [327] d’étonnant, & peut-être instruit d’autres faits que j’ignorois, M. Hume pouvoit-il, dans un éclaircissement, me donner une solution satisfaisante. La seule chose inexplicable ôtoit qu’il se fût refusé à un éclaircissement que son honneur & son amitié pour moi rendoient également nécessaire. Je voyois qu’il y avoit là quelque chose que je ne comprenois pas & que je mourois d’envie d’entendre. Avant doncde me décider absolument sur son compte, je voulus faire un dernier effort & lui écrire pour le ramener, s’il se laissoit séduire à mes ennemis, ou pour le faire expliquer de maniere ou d’autre. Je lui écrivis une lettre qu’il dût trouver fort naturelle* [*Il paroît par ce qu’il m’écrit en dernier lieu, qu’il est très-content de cette lettre, & qu’il la trouve sort bien.] s’il étoit coupable, mais fort extraordinaire s’il ne l’étoit pas: car, quoi de plus extraordinaire qu’une lettre pleine de gratitude sur ses services & d’inquiétude sur ses sentimens, & où, mettant, pour ainsi dire, ses actions d’un côté & ses intentions de l’autre, au lieu de parler des preuves d’amitié qu’il m’avoit données, je le prie de m’aimer à cause du bien qu’il m’avoit fait?* [*Ma réponse à cela est dans la lettre même de M. Rousseau du 22 Mars, où l’on trouve le ton de la plus grande cordialité, sans aucune réserve, sans la moindre apparence soupçon.] Je n’ai pas pris mes précautions d’assez loin pour garder une copie de cette lettre; mais, puisqu’il les a prises lui, qu’il la montre; & quiconque la lira, y voyant un homme tourmenté d’une peine secrete, qu’il veut faire entendre & qu’il n’ose dire, sera curieux, je m’assure, de savoir quel [328] éclaircissement cette lettre aura produit, sur-tout à la suite de la scene précédente. Aucun, rien du tout. M. Hume se contente en réponse, de me parler des soins obligeans que M. Davenport se propose de prendre en ma faveur. Du reste, pas un mot sur le principal sujet de ma lettre, ni sur l’état de mon coeur dont il devoit si bien voir le tourment. Je fus frappé de ce silence encore plus que je ne l’avois été de son flegme à notre dernier entretien. J’avois tort, ce silence étoit fort naturel après l’autre & j’aurois dû m’yattendre. Car, quand on a osé dire en face à un homme: je suistenté de vous croire un traître, & qu’il n’a pas la curiosité de vous demander sur quoi,* [*Tout cela porte sur la même fable. Voyez la note 11.] l’on peut compter qu’il n’aura pareille curiosité de sa vie, & pour peu que les indices le chargent, cet homme est jugé.»
«Après la réception de sa lettre, qui tarda beaucoup, je pris enfin mon parti, & résolus de ne lui plus écrire. Tout me confirma bientôt dans la résolution de rompre avec lui tout commerce. Curieux au dernier point du détail de mes moindres affaires, il ne s’étoit pas borné à s’en informer de moi dans nos entretiens, mais j’appris qu’après avoir commencé par faire avouer à ma gouvernante qu’elle enétoit instruite, il n’avoir pas laissé échapper avec elle un seul tête-à-tête,* [*Je n’ai eu qu’un seul tête-à-tête avec sa gouvernante; ce fut lorsqu’elle arriva à Londres. J’avoue qu’il ne me vint pas dans l’esprit de l’entretenir d’autre chose que de M. Rousseau.] sans l’interroger jusqu’à l’importunité sur mes occupations, sur mes ressources, sur mes [329] amis, sur mes connoissances, sur leurs noms, leur état, leur demeure, & avec une adresse jésuitique, il avoit demandé séparément les mêmes choses à elle & à moi. On doit prendre intérêt aux affaires d’un ami, mais on doit se contenter de ce qu’il veut nous en dire, sur-tout quand il est aussi ouvert, aussi confiant que moi, & tout ce petit cailletage de commerce convient, on ne peut pas plus mal, à un philosophe.»
«Dans le même tems je reçois encore deux lettres qui ont été ouvertes. L’une de M. Boswell, dont le cachet étoit en si mauvais état que M. Davenport, en la recevant, le fit remarquerau laquais de M. Hume; & l’autre de M. d’Ivernois, dans un paquet de M. Hume, laquelle avoit été recachetée au moyen d’unfer chaud qui, mal-adroitement appliqué, avoir brûlé le papier autour de l’empreinte. J’écrivis à M. Davenport pour le prier de garder par-devers lui toutes les lettres qui lui seroient remises pour moi, & de n’en remettre aucune à personne, sous quelque prétexte que ce fût. J’ignore si M. Davenport, bien éloigné de penser que cette précaution pût regarder M. Hume, lui montra ma lettre mais je sais que tout disoit à celui-ci qu’il avoit perdu ma confiance, & qu’il n’en alloit pas moins son train sans s’embarrasser de la recouvrer.»
«Mais que devins-je lorsque je vis dans les papiers publics la prétendue lettre du Roi de Prusse que je n’avois pas encore vue, cette fausse lettre, imprimée en françois & en anglois, donnée pour vraie, même avec la signature du Roi[330] & que j’y reconnus la plume de M. d’Alembert* [*Voyez là-dessus la déclaration de M. d’Alembert imprimée à la fin de cette brochure. Note des Editeurs.] aussi surement que si je lui avois vue écrire?»
«A l’instant un trait de lumiere vint m’éclairer sur la cause secrete du changement étonnant & prompt du public Anglois à mon égard, & je vis à Paris le foyer du complot qui s’exécutoit à Londres.»
«M. d’Alembert autre ami très-intime de M. Hume, étoit depuis long tems mon ennemi caché, & n’épioit que les occasions de me nuire sans se commettre; il étoit le seul des gens de Lettres d’un certain nom & de mes anciennes connoissances qui ne me fût point venu voir,* [*M. Rousseau étoit excédé, disoit-il, des visites qu’il recevoit; doit-il se plaindre que M. d’Alembert qu’il n’aimoit pas, ne l’ait pas importuné de la sienne?] ou qui ne m’eût rien fait dire à mon dernier passage à Paris. Je connoissois ses dispositions secretes, mais je m’en inquiétois peu, me contentant d’en avertir mes amis dans l’occasion. Je me, souviens qu’un jour, questionné sur son compte par M. Hume, qui questionna de même ensuite ma gouvernante, je lui dis que M. d’Alembert étoit un homme adroit & rusé. Il me contredit avec une chaleur dont je m’étonnai, ne sachant pas alors qu’ils étoient si bien ensemble, & que c’étoit sa propre cause qu’il défendoit.»
«La lecture de cette lettre m’alarma beaucoup, & sentant que j’avois été attiré en Angleterre en vertu d’un projet quicommençoit à s’exécuter; mais dont j’ignorois le but je sentois le péril sans savoir où il pouvoit être, ni de quoi [331] j’avois à me garantir; je me rappellerai alors quatre mots effrayans de M. Hume, que je rapporterai ci-après. Que penser d’un écrit où l’on me faisoit un crime de mes miseres; qui tendoit à m’ôter la commisération de tout le monde dans mes malheurs; & qu’on donnoit sous le nom du Prince même qui m’avoit protégé, pour en rendre l’effet plus cruel encore? Que devois-je augurer de la suite d’un tel début? Le peuple Anglois lit les papiers publics, & n’est pas déjà trop favorable aux étrangers. Un vêtement qui n’est pas le sien suffit pour le mettre de mauvaise humeur. Qu’en doit attendre un pauvre étranger dans ses promenades champêtres, le seul plaisir de la vie auquel il s’est borné, quand on aura persuadé à ces bonnes gens que cet homme aime qu’on le lapide? ils seront fort tentés de lui en donner l’amusement. Mais ma douleur, ma douleur profonde & cruelle, la plus amere que j’aye jamais ressentie, ne venoit pas du péril auquel j’étois exposé. J’en avois trop bravé d’autres pour être fort ému de celui-là. La trahison* [*Ce faux ami, c’est moi, sans doute; mais cette trahison quelle est-elle? Quel mal ai-je pu fait ou ai-je pu faire à M. Rousseau En me supposant le projet caché de le perdre, comment pouvois-je y parvenir par les services que je lui rendois? Si M. Rousseau en étoit cru, on me trouveroit bien plus imbécille que méchant.] d’un faux ami dont j’étois la proie, étoit ce qui portoit dans mon coeur trop sensible l’accablement, la tristesse & la mort. Dans l’impétuosité d’un premier mouvement, dont jamais je ne fus le maître, & que mes adroits ennemis savent faire naître pour s’en prévaloir, j’écris des [332] lettres pleines de désordre où je ne déguise ni mon trouble ni mon indignation.»
«Monsieur, j’ai tant de choses à dire qu’en chemin faisant j’en oublie la moitié. Par exemple, une relation enforme de lettre sur mon séjour à Montmorency, fut portée par des Libraires à M. Hume qui me la montra. Je consentis qu’elle fût imprimée, il se chargea d’y veiller; elle n’a jamais paru. J’avois apporté un exemplaire des lettres de M. Du Peyrou, contenant la relation des affaires de Neufchâtel qui me regardent; je les remis aux mêmes Libraires à leur priere, pour les faire traduire & réimprimer; M. Hume se chargea d’y veiller; elles n’ont jamais paru.* [*Les Libraires viennent de me marquer que cette Edition est faite & prête à paroître. Cela peut être, mais c’est trop tard, & qui pis est, trop à propos.] Dès que la fausse lettre du Roi de Prusse & sa traduction parurent, je compris pourquoi les autres écrits restoient supprimés,* [*Il y a environ quatre mois que M. Becket, Libraire, dit à M. Rousseau que c’étoit une maladie sur venue au Traducteur qui avoit retardé cette publication. Au reste, je n’ai jamais promis de donner aucun soin à cette édition, M. Becket m’en est garant.] & je l’écrivis aux Libraires. J’écrivis d’autres lettres qui probablement ont couru dans Londres: enfin j’employai le crédit d’un homme de mérite & de qualité, pour faire mettre dans les papiers une déclaration de l’imposture. Dans cette déclaration, je laissois paroître toute ma douleur & je n’en déguisois pas la cause.»
«Jusqu’ici M. Hume a semblé marches dans les ténebres. Vous l’allez voir désormais dans la lumiere marcher à découvert. Il n’y a qu’à toujours aller droit avec des gens [333] rusés: tôt ou tard ils se décelent par leurs ruses mêmes.»
«Lorsque cette prétendue lettre du Roi de Prusse fut publiée à Londres, M. Hume, qui certainement savoit qu’elle étoit supposée, puisque je le lui avois dit, n’en dit rien, ne m’écrit rien, se tait & ne songe pas même à faire, en faveur de son ami absent, aucune déclaration de la vérité.* [*Personne ne pouvoir se méprendre sur la supposition de la lettre, & d’ailleurs M. Walpole étoit connu pour en être l’Auteur.] Il ne falloit, pour aller au but, que laisser dire & se tenir coi; c’est ce qu’il fit.»
«M. Hume ayant été mon conducteur en Angleterre, y étoit, en quelque façon, mon protecteur, mon patron. S’il étoit naturel qu’il prît ma défense, il ne l’étoit pas moins qu’ayant une protestation publique à faire, je m’adressasse à lui pour cela. Ayant déjà cesse* [*M. Rousseau manque ici de mémoire. Il oublie que seulement huit jours auparavant il m’avoit écrit une lettre très-cordiale. Voyez la lettre du 29 Mars.] de lui écrire, je n’avois garde de recommencer. Je m’adresse à un autre. Premier soufflet sur la joue de mon patron. Il n’en sent rien.»
«En disant que la lettre était fabriquée à Paris, il m’importoit fort peu lequel on entendît de M. d’Alembert ou de son prête-nom M. Walpole; mais en ajoutant que ce qui navroit & déchiroit mon coeur, étoit que l’imposteur avoit des complices en Angleterre, je m’expliquois avec la plus grande clarté pour leur ami qui étoit à Londres, & qui vouloit passer pour le mien. Il n’y avoit certainement que lui seul en Angleterre dont la haine pût déchirer [334] navrer mon coeur. Second soufflet sur la joue de mon patron. Il n’en lent rien.»
«Au contraire, il feint malignement que mon affliction venoit seulement de la publication de cette lettre, afin de me faire passer pour un homme vain qu’une satire affecte beaucoup. Vainou non, j’étois mortellement affligé; il le savoit & ne m’écrivoit pas un mot. Ce tendre ami, qui a tant à coeur que ma bourse soit pleine, se soucie assez peu que mon coeur soit déchiré.Un autre écrit paroît bientôt dans les mêmes feuilles dela même main que le premier, plus cruel encore, s’il étoit possible, & où l’auteur ne peut déguiser sa rage sur l’accueil que j’avois reçu à Paris.* [*Je n’ai aucune connoissance de ce prétendu libelle.] Cet écrit ne m’affecta plus; il ne m’apprenoit rien de nouveau. Les libelles pouvoient aller leur train sans m’émouvoir, & le volage public lui-même se lassoit d’être long-tems occupé du même sujet. Ce n’est pas le compte des comploteurs qui, ayant ma réputation d’honnête homme à détruire, veulent de maniere ou d’autre en venir à bout. Il fallut changer de batterie.»
«L’affaire de la pension n’étoit pas terminée. Il ne fut pas difficile à M. Hume d’obtenir de l’humanité du Ministre & de la générosité du Prince qu’elle le fût. Il fut chargé de me le marquer, il le fit. Ce moment fut, je l’avoue, un des plus critiques de ma vie. Combien il m’en coûta pour faire mon devoir! Mes engagemens précéderas, l’obligation de correspondre avec respect aux bontés du Roi, l’honneur volage public lui [335] d’être l’objet de ses attentions, de celles de son Ministre, le desir de marquer combien j’y étois sensible, même l’avantage d’être un peu plus au large en approchant de la vieillesse, accablé d’ennuis & de maux, enfin l’embarras de trouver une excuse honnête pour éluder un bienfait déjà presqu’accepté; tout me rendoit difficile & cruelle la nécessité d’y renoncer; car il le falloit assurément, ou me rendre le plus vil de tous les hommes, en devenant volontairement l’obligé de celui dont j’étois trahi.»
«Je fis mon devoir, non sans peine; j’écrivis directement à M. le général Conway, & avec autant de respect & d’honnêteté qu’il me fut possible, sans refus absolu, je me défendis pour le présent d’accepter. M. Hume avoit été le négociateur de l’affaire, le seul même qui en eut parlé; non-seulement je ne lui répondis point, quoique ce fût lui qui m’eût écrit, mais je ne dis pas un mot de lui dans ma lettre. Troisieme soufflet sur la joue de mon patron, & pour celui-là, s’il ne le sent pas, c’est assurément sa faute; il n’en sent rien.»
«Ma lettre n’étoit pas claire, & ne pouvoit l’être pour M. le général Conway, qui ne savoit pas à quoi tenoit ce refus, mais elle l’étoit fort pour M. Hume qui le savoit très-bien; cependant il feint deprendre le change tant sur le sujet de ma douleur, que sur celui demon refus, & dans un billet qu’il m’écrit, il me fait entendre qu’on me ménagera la continuation des bontés du Roi si je me ravise sur la pension. En un mot il prétend à toute force, & quoi qu’il arrive, demeurer mon patron malgré moi. Vous jugez bien, [336] Monsieur, qu’il n’attendoit pas de réponse & il n’en eut point.»
«Dans ce même tems à-peu-près, car je ne sais pas les dates, & cette exactitude ici n’eût pas nécessaire, parut lettre de M. de Voltaire à moi adressée avec une traduction Angloise, qui renchérit encore sur l’original. Le noble objet de ce spirituel ouvrage, est de m’attirer le mépris & la haine deceux chez qui je me suis réfugié. Je ne doutai point que mon cher patron n’eût été un des instrumens de cette publication, sur-tout quand je vis qu’en tâchant d’aliéner de moi ceux qui pouvoient en ce pays me rendre la vie agréable, on avoit omis de nommer celui qui m’y avoit conduit. On savoit sans doute que c’étoit un soin superflu & qu’à cet égard rien ne restoit à faire. Ce nom si maladroitement oublié dans cette lettre, me rappella ce que dit Tacite du portrait de Brutus omis dans une pompe funebre, que chacun l’y distinguoit, précisément parce qu’il n’y étoit pas.»
«On ne nommoit donc pas M. Hume; mais il vit avec les gens qu’on nommoit. Il a pour amis tous mes ennemis, on le fait: ailleurs les Tronchin,* [*Je n’ai jamais été assez heureux pour me rencontrer avec M. de Voltaire; il m’a fait seulement l’honneur de m’écrire une lettre il y a environ trois ans. Je n’ai vu de ma vie M. Tronchin, & je n’ai jamais eu le moindre commerce avec lui. Quant à M.d’Alembert, je me fais gloire de sort amitié.] les d’Alembert, les Voltaire; mais il y a bien pis à Londres, c’est que je n’y ai pour ennemis que ses amis. Eh pourquoi y en aurois-je d’autres? Qu’ai-je fait à Lord* [*M. Rousseau voyant dans les papiers publics l’annonce d’une lettre qui lui étoit adressée sous le nom de M. de Voltaire, écrivit à M. Davenport, quiétoit alors à Londres, pour le prier de la lui apporter. Je dis à M. Davenport que la copie imprimée étoit très-fautive; mais que j’en demanderois au Lord Littleton une copie manuscrit qui étoit correcte. Cela suffit à M. Rousseau pour lui faire conclure que le Lord Littleton est son ennemi mortel & mon intime ami, & que nous conspirons ensemble contre lui. Il auroit dû plutôt conclure que la copie, qui avoit été imprimée, ne venoit pas de moi.] Littleton, que je ne[337] connois même pas? Qu’ai-je fait à M. Walpole que je ne connois pas davantage? Que savent-ils de moi, sinon que je suis malheureux & l’ami de leur ami Hume? Que leur a-t-il donc dit, puisque ce n’est que par lui qu’ils me connoissent? Je crois bien qu’avec le rôle qu’il fait, il ne se démasque pas devant tout le monde; ce ne seroit plus être masqué. Je crois bien qu’il ne parle pas de moi à M. le général Conway ni à M. le duc de Richmond, comme il en parle dans ses entretiens secrets avec M. Walpole, & dans sa correspondance secrete avec M. d’Alembert; mais qu’on découvre la trame qui s’ourdit à Londres depuis more arrivée, & l’on verra si M. Hume n’en tient pas les principaux fils.»
«Enfin le moment venu qu’on croit propre à frapper le grand coup, on en prépare l’effet par un nouvel Ecrit satirique qu’on fait mettre dans les papiers.* [*Je n’ai jamais vu cette piece, ni avant ni après sa publication, & tous ceux à qui j’enai parlé n’en ont aucune connoissance.] S’il m’étoit resté jusqu’àlors le moindre doute, comment auroit-il pu tenirdevant cet Ecrit, puisqu’il contenoit des faits qui n’étoient connus que de M. Hume, chargés, il est vrai, pour les rendre odieux au public.»
«On dit dans cet Ecrit que j’ouvre ma porte aux grands & [338] que je la ferme aux petits. Qui est-ce qui sait à qui j’ai ouvert ou fermé ma porte, que M. Hume, avec qui j ‘ai demeuré & par qui sont venus tous ceux que j’ai vus? Il faut en excepter un Grand que j’ai reçu de bon coeur sans le connoître, & que j’aurois reçu de bien meilleur cœur encore si je l’avois connu. Ce fut M. Hume qui me dit son nom quand il fut parti. En l’apprenant j’eus un vrai chagrin que, daignant monter au second étage, il ne fût pas entré au premier.»
«Quant aux petits, je n’ai rien à dire. J’aurois desiré voir moinsde monde; mais, ne voulant déplaire à personne, je me laissois diriger par M. Hume, & j’ai reçu de mon mieux tous ceux qu’il m’a présentés sans distinction de petits ni de grands.»
«On dit dans ce même Ecrit que je reçois mes parens froidement, pour ne rien dire de plus. Cette généralité consisteà avoir une fois reçu assez froidement le seul parent que j’aye hors de Geneve, & cela en présence de M. Hume.* [*Je n’étois pas présent, lorsque M. Rousseau reçut son coussin. Je les vis ensuite ensemble un seul moment sur la terrasse de Buckingham Street.] C’est nécessairement ou M. Hume ou ce parent qui a fourni cet article. Or mon cousin, que j’ai toujours connu pour bon parent & pour honnête homme, n’est point capable de fournir à des satires publiques contre moi. D’ailleurs, borné par son état à la société des gens de commerce, il ne vit pas avec les gens de Lettres, ni avec ceux qui fournissent des articles dans les papiers, encore moins avec ceux quis’occupent à des satires. Ainsi l’article ne vient pas de lui. [339] Tout au plus puis-je penser que M. Hume aura tâché de le faire jaser, ce qui n’est pas absolument difficile, & qu’il aura tourné ce qu’il lui a dit de la manière la plus favorable à ses vues. Il est bond ajouter qu’après ma rupture avec M. Hume j’en avois écrit à ce cousin-là.»
«Enfin, on dit dans ce même Ecrit que je suis sujet à changer d’amis. Il ne faut pas être bien fin pour comprendre à quoi cela prépare.»
«Distinguons. J’ai depuis vingt-cinq & trente ans des amis très-solides. J’en ai de plus nouveaux, mais non moins sûrs, que je garderai plus long-tems si je vis. Je n’ai pas en général trouvé la même sureté chez ceux que j’ai faits parmi les gens de Lettres. Aussi j’en ai changé quelquefois, & j’en changerai tant qu’ils me seront suspects; car je suis bien déterminé à ne garder jamais d’amis par bienséance: je n’en veux avoir que pour les aimer.»
«Si jamais j’eus une conviction intime & certaine, je l’ai que M. Hume a fourni les matériaux de cet Ecrit. Bien plus, non-seulement j’ai cette certitude, mais il m’est clair qu’il a voulu que je l’eusse: car comment supposer un homme aussi fin, assez mal-adroit pour se découvrir à ce point, voulant se cacher?»
«Quel étoit son but? Rien n’est plus clair encore. C’étoit de porter mon indignation à son dernier terme, pour amener avec plus d’éclat le coup qu’il me préparoit. Il fait que pour me faire faire bien des sottises il suffit de me mettre en colere. Nous sommes au moment critique qui montrera s’il a bien ou mal raisonné.»
[340] «Il faut se posséder autant que fait M. Hume, il faut avoir son flegme & toute sa force d’esprit pour prendre le partiqu’il prit après tout ce qui s’étoit passé. Dans l’embarras où j’étois, écrivant à M. le général Conway, je ne pus remplir ma lettre que de phrases obscures dont M. Hume fit, comme mon ami, l’interprétation qu’il lui plut. Supposant donc, quoiqu’il sût très-bien le contraire, que c’étoit clause du secret qui me faisoit de la peine, il obtient de M. le général qu’il voudroit bien s’employer pour la faire lever. Alors cet homme stoïque & vraiment insensible m’écrit la lettre la plus amicale, où il me marque qu’il s’est employé pour faire lever la clause, mais qu’avant toute chose il faut savoir si je veux accepter cette condition, pour ne pas exposer Sa Majesté à un second refus.»
«C’étoit ici le moment décisif, la fin, l’objet de tous ses travaux. Il lui falloit une réponse, il la vouloit. Pour que jene pusse me dispenser de la faire, il envoie à M. Davenport un duplicata de sa lettre, & non content de cette précaution, il m’écrit dans un autre billet qu’il ne sauroit rester plus long-tems à Londres pour mon service. La tête me tourna presque en lisant ce billet. De mes jours je n’ai rien trouvé de plus inconcevable.»
«Il l’a donc enfin cette réponse tant desirée, & se presse déjà d’en triompher. Déjà écrivant à M. Davenport, il me traite d’homme féroce & de monstre d’ingratitude. Mais il lui faut plus. Ses mesures sont bien prises, à ce qu’il pense: nulle preuve contre lui ne peut échapper. Il veut une explication: il l’aura, & la voici.»
[341] «Rien ne la conclut mieux que le dernier trait qui l’amene. Seul prouve tout & sans réplique.»
«Je veux supposer, par impossible, qu’il n’eût rien revenu à M. Hume de mes plaintes contre lui: il n’en sait rien, il les ignore aussi parfaitement que s’il n’eût été faufilé avec personne qui en fût instruit, aussi parfaitement que si durant ce tems il eût vécu à la Chine.* [*Comment aurois-je deviné ces chimériques soupçons; M. Davenport, la seule personne de ma connoissance qui vit alors M. Rousseau, m’assure qu’il les ignoroit parfaitement lui-même.] Mais ma conduite immédiate entre lui & moi; les derniers mots si frappans que je lui dis à Londres; la lettre qui suivit pleine d’inquiétude & de crainte; mon silence obstiné plus énergique que des paroles; ma plainte amere & publique au sujet de la lettre de M. d’Alembert; ma lettre au Ministre, qui ne m’a point écrit, en réponse à celle qu’il m’écrit lui-même, & dans laquelle je ne dis pas un mot de lui; enfin mon refus, sans daigner m’adresser à lui, d’acquiescer à une affaire qu’il à traitée en ma faveur, moi le sachant, & sans opposition de ma part; tout cela parle seul du ton le plus fort, je ne dis pas à tout homme qui auroit quelque sentiment dans l’ame, mais à tout homme qui n’est pas hébété.»
«Quoi! après que j’ai rompu tout commerce avec lui depuis près de trois mois, après que je n’ai répondu à pas une de ses lettres, quelqu’important qu’en fût le sujet, environné des marques publiques & particulieres de l’affliction que son infidélité me cause, cet homme éclairé, ce beau génie naturellement si clair-voyant & volontairement si stupide, ne [342]voit rien, n’entend rien, ne sent rien, n’est ému de rien & sans un seul mot de plainte, de justification, d’explication, il continue à se donner, malgré moi, pour moi les soins les plus grands, les plus empresses! il m’écrit affectueusement qu’il ne peut rester à Londres plus long-tems pour mon service; comme si nous étions d’accord qu’il y restera pour cela! Cet aveuglement, cette impassibilité, cette obstination ne sont pas dans la nature, il faut expliquer cela par d’autres motifs. Mettons cette conduite dans un plus grand jour, car c’est un point décisif.»
«Dans cette affaire il faut nécessairement que M. Hume soit le plus grand ou le dernier des hommes, il n’y a pas de milieu. Reste à voir lequel c’est des deux.»
«Malgré tant de marques de dédain de ma part, M. Hume avoit-il l’étonnante générosité de vouloir me servir sincerement? Il savoit qu’il m’étoit impossible d’accepter ses bons offices tant que j’aurois de lui les sentimens que j’avois conçus. Il avoit éludé l’explication lui-même. Ainsi me servant sans se justifier il rendoit ses soins inutiles; il n’étoit donc pas généreux.»
«S’il supposoit qu’en cet état j’accepterois ses soins, il supposoit donc que j’étois un infâme. C’étoit donc pour un homme qu’il jugeoit être un infâme qu’il sollicitoit avec tant d’ardeur une pension du Roi? Peut-on rien penser de plus extravagant.»
«Mais que M. Hume, suivant toujours son plan, se soit dit àlui-même: voici le moment de l’exécution, car, pressant Rousseau d’accepter la pension, il faudra qu’il l’accepte ou[343] qu’il la refuse. S’il l’accepte, avec les preuves que j’ai en main, je le déshonore complétement; s’il la refuse après l’avoir acceptée on a levé tout prétexte, il faudra qu’il dise pourquoi.C’est-là que je l’attends; s’il m’accuse il est perdu.»
«Si, dis-je, M. Hume a raisonné ainsi, il a fait une chose fort conséquente à son plan, & par-là même ici fort naturelle, & il n’y a que cette unique façon d’expliquer sa conduite dans cette affaire; car elle est inexplicable dans toute autre supposition: si ceci n’est pas démontré, jamais rien ne le sera.»
«L’état critique où il m’a réduit me rappelle bien fortement les quatre mots dont j’ai parlé ci-devant, & que je lui entendis dire & répéter dans un tems où je n’en pénétrois gueres la force. C’étoit la premiere nuit qui suivit notre départ de Paris. Nous étions couchés dans la même chambre, & plusieurs fois dans la nuit, je l’entends s’écrier en François avec une véhémence extrême:* [*Je ne saurois répondre de ce que je dis en rêvant, & je sais encore moins si c’est en François que je rêve; mais M. Rousseau, qui ne sait pas si je dormois ou si je veillois quand je prononçois ces terribles paroles avec une si terrible voix, est-il certain d’a voir été bien éveillé lorsqu’il les a entendues?] Je tiens J. J. Rousseau. J’ignore s’il veilloit ou s’il dormoit. L’expression est remarquable dans la bouche d’un homme qui sait trop bien le François pour se tromper sur la force & le choix des termes. Cependant je pris, & je ne pouvois manquer alors de prendre ces mots dans un sens favorable, quoique le ton l’indiquât encore moins que l’expression: c’est un ton dont il [344] m’est impossible de donner l’idée, & qui correspond très-bien aux regards dont j’ai parlé. Chaque fois qu’il dit ces mots, je sentis un tressaillement d’effroi dont je n’étois pas le maître: mais il ne me fallut qu’un moment pour me remettre & rire de ma terreur. Dès le lendemain tout fut si parfaitement oublié que je n’y ai pas même pensé durant tout mon séjour à Londres & au voisinage. Je ne m’en suis souvenu qu’ici où tant de choses m’ont rappelle ces paroles, & me les rappellent, pour ainsi dire, à chaque instant.»
«Ces mots dont le ton retentit sur mon coeur comme s’ils venoient d’être prononcés, les longs & funestes regards tant de fois lancés sur moi, les petits coups sur le dos avec des mots de mon cher Monsieur, en réponse au soupçon d’être un traître; tout cela maffecte à un tel point après le reste, que ces souvenirs, fussent-ils les seuls, fermeroient tout retour à la confiance, & il n’y a pas une nuit où ces mots, je tiens J. J. Rousseau, ne sonnent encore à mon oreille, comme si je les entendois de nouveau.»
«Oui, M. Hume, vous me tenez, je le sais, mais seulement par des choses qui me sont extérieures; vous me tenez par l’opinion, par les jugemens des hommes; vous me tenez par ma réputation, par ma sureté peut-être; tous les préjugés sont pour vous; il vous est aisé de me faire passer pour un monstre, comme vous avez commencé, & je vois déjà l’exultation barbare de mes implacables ennemis. Le public, en général, ne me sera pas plus de grace. Sans autre examen, il est toujours pour les services rendus, parce que chacun est bien aise d’inviter à lui en rendre,[345] en montrant qu’il fait les sentir. Je prévois aisément la suite de tout cela, sur-tout dans le pays où vous m’avez conduit, & où, sans amis, étranger à tout le monde, je suis presque à votre merci. Les gens sensés comprendront, cependant, que loin que j’aye pu chercher cette affaire, elle étoit ce qui pouvoit m’arriver de plus terrible dans la position où je suis: ils sentiront qu’il n’y a que ma haine invincible pour toute fausseté, & l’impossibilité de marquer de l’estime à celui pour qui je l’ai perdue, qui aient pu m’empêcher de dissimuler quand tant d’intérêts m’en faisoient une loi: mais les gens sensés sont en petit nombre & ce ne sont pas eux qui sont du bruit.»
«Oui, M. Hume, vous me tenez par tous les liens de cette vie; mais vous ne me tenez ni par ma vertu ni par on courage, indépendant de vous & des hommes, & qui me restera tout entier malgré vous. Ne pensez pas m’effrayer par la crainte du sort qui m’attend. Je connois les jugemens des hommes, je suis accoutumé à leur injustice, & j’ai appris à les peu redouter. Si votre parti est pris, comme j’ai tout lieu de le croire, soyez sur que le mien ne l’est pas moins. Mon corps est affoibli, mais jamais mon ame ne fut plus ferme. Les hommes seront & diront ce qu’ils voudront, peu m’importe; ce qui m’importe est d’achever comme j’ai commencé, d’être droit & vrai jusqu’à la fin, quoi qu’il arrive, & de n’avoir pas plus à me reprocher une lâcheté dans mes miseres qu’une insolence dans ma prospérité. Quelque opprobre qui m’attende & quelque malheur qui me menace, je suis prêt. Quoiqu’à plaindre, je [346] le serai moins que vous, & je vous laisse pour toute vengeance, le tourment de respecter, malgré vous, l’infortunéque vous accablez.»
«En achevant cette lettre, je suis surpris de la force que j’ai eue de l’écrire. Si l’on mouroit de douleur, j’en serois mort à chaque ligne. Tout est également incompréhensible dans ce qui se passe. Une conduite pareille à la vôtre n’est pas dans la nature, elle est contradictoire, & cependant elle m’est démontrée. Abyme des deux côtés! je péris dans l’un ou dans l’autre. Je suis le plus malheureux des humainsi vous êtes coupable; j’en suis le plus vil si vous êtes innocent.Vous me faites desirer d’être cet objet méprisable.Oui, l’état où je me verrois prosterné, foulé sous vos pieds, criant miséricorde & faisant tout pour l’obtenir, publiant à haute voix mon indignité & rendant à vos vertus le plus éclatant hommage, seroit pour mon coeur un état d’épanouissement & de joie, après l’état d’étouffement & de mort où vous l’avez mis. Il ne me reste qu’un mot à vous dire. Si vous êtes coupable né m’écrivez plus; cela seront inutile, & surement vous ne me tromperez pas. Si vous êtes innocent, daignez vous justifier. Je connois mon devoir, je l’aime & l’aimerai toujours, quelque rude qu’il, puisse être. Il n’ya point d’abjection, dont un coeur, qui n’est pas né pour elle, ne puisse revenir. Encore un coup, si vous êtes innocent, daignez vous justifier: si vous ne l’êtes pas, adieu pour jamais.»
J. J. R.
[347] Je délibérai quelque tems si je ferois quelque réponse à cet étrange mémoire; à la fin je me déterminai à écrire la lettre suivante.
M. HUME A M. ROUSSEAU
Le 22 Juillet 1766.
«MONSIEUR,»
«Je ne répondrai qu’à un seul article de votre longue lettre; c’est à celui qui regarde la conversation que nous avons eue ensemble, le soir qui a précédé votre départ. M. Davenport avoit imaginé un honnête artifice pour vous faire croire qu’il y avoit une chaise de retour prête à partir pour Wootton; je crois même qu’il le fit annoncer dans les papiers publics, afin de mieux vous tromper. Son intention étoit de vous épargner une partie de la dépense du voyage, ce que je regardois comme un projet louable; mais je n’eus aucune part à cette idée ni à son exécution. Il vous vint cependant quelque soupçon de l’artifice, tandis que nous étions au coin de mon feu, & vous me reprochâtes d’y avoir participé, je tâchai de vous appaiser & de détourner la conversation; mais ce fut inutilement. Vous restâtes quelque tems assis, ayant un air sombre & gardant le silence, ou me répondant avec beaucoup d’humeur; après quoi vous vous levâtes & fîtes un tour ou deux dans la chambre; enfin tout d’un coup & à mon grand étonnement vous vîntes vous jetter sur mes genoux, & passant vos bras autour de [348] mon cou, vous m’embrassâtes avec un air de transport, vous baignâtes mon visage de vos larmes & vous vous écriâtes: Mon cher ami., me pardonnerez-vous jamais cette extravagance? Après tant de peines que vous avec prises pour m’obliger, après les preuves d’amitié sans nombre que vous m’avez données, se peut-il que je paye vos services de tant d’humeur & de brusquerie? Mais en me pardonnant, vous me donnerez une nouvelle marque de votre amitié, & j’espère que lorsque vous verrez le fond de mon cour, vous trouverez qu’il n’en est pas indigne. Je fus extrêmement touché, & je crois qu’il se passa entre nous une scene très-tendre. Vous ajoutâtes, sans doute par forme de compliment, que quoique j’eusse d’autres titres plus sûrs pour mériter l’estime de la postérité, cependant l’attachement extraordinaire que je marquois à un homme malheureux & persécuté, seroit peut-être compté pour quelque chose.»
«Cet incident étoit assez remarquable, & il, est impossible que vous ou moi l’ayons si promptement oublié; mais vous avez eu l’assurance de m’en parler deux fois d’une maniere si différente, ou plutôt si opposée, qu’en persistant, comme je fais dans mon récit, il s’ensuit nécessairement qu’un de nous deux est un menteur. Vous imaginez peut-être que cette aventure s’étant passée entre nous & sans témoins, il faudra balancer la crédibilité de votre témoignage & du mien, mais vous n’aurez pas cet avantage ou ce désavantage, de quelque maniere que vouliez l’appeller: je produirai contre vous d’autres preuves qui mettront la chose hors de contestation.»
[349] «1. Vous n’avez pas fait attention que j’avois une lettre écrite de votre main,* [*C’est celle du 22 mars, qui est pleine de cordialité & qui prouve que M. Rousseau ne m’avoit jamais laissé entrevoir aucun de ces noirs soupçons de perfidie sur lesquels il insiste à présent. On voit seulement à la fin de sa lettre quelques restes d’humeur sur l’affaire de la chaise.] qui ne peut absolument se concilier avec votre récit, & qui confirme le mien.»
«2. J’ai conté le fait le lendemain ou le sur lendemain à M. Davenport, dans l’intention d’empêcher qu’il n’eût recours, pour vous obliger dans la suite, à de semblables finesses; il s’en souviendra surement.»
«3. Comme cette aventure me paroissoit vous faire honneur, je l’ai contée ici à plusieurs de mes amis; je l’ai même écrite à Madame* [*Cette Dame a exigé qu’on supprimât son nom. Note des Editeurs] la C. de ***. à Paris. Personne, je pense, n’imaginera que je préparois d’avance une apologie, au cas que je me brouillasse avec vous, événement que j’aurois regardé alors comme le plus incroyable de tous les événemens humains, d’autant plus que nous étions peut-être séparés pour jamais, & que je continuois à vous rendre les services les plus essentiels.»
«4. Le fait, tel que je le rapporte, est conséquent & raisonnable; mais il n’y a pas le sens commun dans votre récit. Quoi! parce que dans quelques momens de distraction ou de rêverie, assez ordinaires aux personnes occupées, j’aurai eu un regard fixe, vous me soupçonnez d’être un traître, & vous avez l’assurance de me déclarer cet atroce & ridicule soupçon? Car vous ne, prétendez pas même avoir [350] eu, avant votre départ de Londres, d’autres motifs solides de soupçon contre moi.»
«Je n’entrerai dans aucun autre détail sur votre lettre; vous savez trop bien vous-même combien tous les autres articles en sont dénués de fondement. J’ajouterai seulement en général que je goûtois il y a un mois un plaisir très-sensible, en songeant que malgré bien des difficultés j’étois parvenu par ma confiance & mes soins, & par de-là même mes plus vives espérances, à assurer votre repos, votre honneur & votre fortune; mais cette jouissance a bientôt été suivie du déplaisir le plus amer, en vous voyant gratuitement & volontairement repousser ces biens loin de vous, & vous déclarer l’ennemi de votre propre repos, de votre fortune & de votre honneur; dois-je être étonné, après cela, que vous soyez mon ennemi?»
«Adieu & pour toujours.»
D. H.
Il ne me reste qu’à joindre à tous ces papiers la lettre que M. Walpole m’a écrite, & qui prouve que je n’ai eu aucune part à tout ce qui concerne la prétendue lettre du roi de Prusse.
M. WALPOLE A M. HUME
Arlington Stréet, le 26 Juillet 1766.
«Je ne peux pas me rappeller avec précision le tems où j’ai écrit la lettre du roi de Prusse; mais je vous assure [351] avec la plus grande vérité, que c’étoit plusieurs jours avant votre départ de Paris & avant l’arrivée de Rousseau à Londres; & je peux vous en donner une forte preuve car, non-seulement par égard pour vous, je cachai la lettre tant que vous restâtes à Paris; mais ce fut aussi la raison pour laquelle, par délicate & pour moi-même, je ne voulus pas aller le voir, quoique vous me l’eussiez souvent proposé. Je ne trouvois pas qu’il fût honnête d’aller faire une visite cordiale à un homme, ayant dans ma poche une lettre où je le tournois en ridicule. Vous avez pleine liberté moncher Monsieur, de faire usage soit auprès de Rousseau, soit auprès de tout autre, de ce que je dis ici pour votre justification: je serois bien fâché d’être cause qu’on vous fît aucun reproche. J’ai un mépris profond pour Rousseau une parfaite indifférence sur ce qu’on pensera de cette affaire; mais s’il y a en cela quelque faute, ce que je suis bien loin de croire, je la prends sur mon compte. Il n’y a point de talens qui m’empêchent de rire de celui qui les possede, s’il est un chalatan; mais, s’il a de plus un coeur ingrat & méchant, comme Rousseau l’a fait voir à votre égard, il sera détesté par moi comme par tous les honnêtes gens, &c.»
H.. W.
Je viens de donner une relation, aussi concise qu’il m’a été possible, de cette étrange affaire qui, à ce qu’on m’a dit, a excité l’attention du public, & qui contient plus d’incidens extraordinaires qu’aucune autre aventure de ma vie.
[352] Les personnes à qui j’ai montré toutes les pieces originale qui établissent l’authenticité des faits, ont pensé diversement, tant sur l’usage que je devois en faire que sur les sentimens actuels de M. Rousseau, & sur l’état de son ame. Quelques-uns prétendent qu’il est absolument de mauvaise foi dans la querelle qu’il me fait & dans l’opinion qu’il a de mes torts: ils croyent que tous ses procédés sont dictés par cet orgueil extrême qui forme la base de son caractere, & qui le porte à chercher l’occasion de refuser, avec éclat, un bienfait du roi d’Angleterre, & en même tems de se débarrasser de l’intolérable fardeau de la reconnoissance en sacrifiant à cela l’honneur, la vérité, l’amitié, & même son propre intérêt. Ils apportent, pour preuve de leur opinion, l’absurdité même de la premiere supposition sur laquelle M. Rousseau fonde son ressentiment; je veux dire la supposition que c’est moi qui ai fait imprimer la plaisanterie de M. Walpole, quoique M. Rousseau sache bien lui-même qu’elle étoit répandue par-tout, à Londres comme à Paris. Comme cette supposition est d’un côté contraire au sens commun, & de l’autre n’est pas soutenue par la plus légere probabilité, ils en concluent qu’elle n’a jamais eu aucune autorité, dans l’esprit même de M. Rousseau. Ils confirment cette idée par la multitude des fictions & des mensonges que M. Rousseau emploie pour justifier sa colere, mensonges qui concernent des faits sur lesquels il lui est impossible de se tromper. Ils opposent aussi sa gaîté & son contentement réels à cette profonde mélancolie dont il feint d’être accablé. Il seroit superflu d’ajouter que la maniere de raisonner qui regne dans toutes ses accusations, est trop absurde [353] pour opérer dans l’esprit de qui que ce soit une conviction sincere.
Quoique M. Rousseau paroisse faire ici le sacrifice d’un intérêt fort considérable, il faut observer cependant que l’argent est pas toujours le principal mobile des actions humaines: i1 y a des hommes sur qui la vanité a un empire bien plus puissant, & c’est le cas de ce Philosophe. Un refus fait avec ostentation de la pension du roi d’Angleterre, ostentation qu’il souvent recherchée à l’égard d’autres Princes, auroit pu être seule un motif suffisant pour déterminer sa conduite.
Quelques autres de mes amis traitent toute cette affaire avec plus d’indulgence, & regardent M. Rousseau comme un objet de pitié plutôt que de colere. Ils supposent bien aussi que l’orgueil & l’ingratitude sont la base de son caractere; mais en même tems ils sont disposés à croire que son esprit, toujours inquiet & flottant, se laisse entraîner au courant de son humeur & de les passions. L’absurdité de ce qu’il avance n’est pas, selon eux, une preuve qu’il soit de mauvaise foi. Il se regarde comme le seul être important de l’univers, & croit bonnement que tout le genre-humain conspire contre lui. Son plus grand bienfaiteur étant celui qui incommode le plus son orgueil, devient le principal objet de son animosité. Il est vrai qu’il emploie, pour soutenir les bizarreries, des fictions & des mensonges; mais c’est une ressource si commune dans ces têtes foibles qui flottent continuellement entre la raison & la folie, que personne ne doit s’en étonner.
J’avoue que je penche beaucoup vers cette derniere opinion, quoiqu’en même tems je doute fort qu’en aucune circonstance [354] de sa vie, M. Rousseau ait joui plus entièrement qu’aujour-hui de toute sa raison. Même dans les étranges lettres qu’il m’a écrites, on retrouve des traces bien marquées de son éloquence & de son génie.
M. Rousseau m’a dit souvent qu’il composoit les mémoires, de sa vie, & qu’il y rendroit justice à lui-même, à ses ami & à ses ennemis. Comme M. Davenport m’a marqué que depuis sa retraite à Wootton il avoit été fort occupé à écrire, j’ai lieu de croire qu’il acheve cet ouvrage. Rien au monde n’étoit plus inattendu pour moi que de passer si soudainement de la classe de ses amis à celle de ses ennemis; mais cette révolution s’étant faite, je dois m’attendre à être traité en conséquence. Si ces mémoires paroissent après ma mort, personne ne pourra justifier ma mémoire en faisant connoître la vérité: s’ils sont publiés après la mort de l’Auteur, ma justification perdra, par cela même, une grande partie de son authenticité. Cette réflexion m’a engagé à recueillir toutes les circonstances de cette aventure, à en faire un précis que je destine à mes amis, & dont je pourrai faire dans la suite l’usage qu’eux & moi nous jugerons convenable; mais j’aime tellement la paix qu’il n’y a que la nécessité ou les plus fortes raisons qui puissent me déterminer à exposer cette querelle aux yeux du public.
Perdidi beneficium. Numquid quae consecravimus perdidisse nos dicimus? Inter consecrata beneficium est; etiamsi malè respondit, benè collocatum. Non est ille qualem speravimus: simus nos quales fuimus, ei dissimiles. Seneca de Beneficiis, lib, VII. cap. 29.
FIN.