[JEAN JACQUES ROUSSEAU]
Marianne de la Tour de Franqueville
ERRATA DE L’ESSAI SUR LA MUSIQUE ANCIENNE ET MODERNE, OU LETTRE A L’AUTEUR DE CET ESSAI
[10 septembre 1780 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto Édition, t. XV, pp. 487-543.]
ERRATA
DE L’ESSAI
SUR LA MUSIQUE ANCIENNE
ET MODERNE,
OU LETTRE
A L’AUTEUR DE CET ESSAI,
Par Madame ****.
Il compiloit, compiloit, compiloit.
Voltaire.....Pauvre Diable.
C’est par ce vers plaisamment énergique, que le plus bel esprit de notre siecle rendoit compte des occupations, & des talens de l’infatigable Abbé Trublet. On n’en dira pas autant de vous, Monsieur; vous ne compilez point, & vous avez raison: cela exige une application & un discernement dont tout le monde n’est pas capable. Bien plus avisé que le laborieux littérateur ridiculisé par Voltaire, qui ridiculisoit tout ce qui ne l’encensoit pas, vous faites compiler; & au risque d’y [488] gagner de l’honneur, ou du déshonneur, choses assez égales pour qui cherche à nuire, vous prenez sur vous le résultat des travaux de quiconque veut bien suer pour vous complaire. C’est ce que nous prouve l’énorme, l’informe, le décousu, le monstrueux, l’extravagant & malheureux Essai que vous venez de donner au public: ouvrage, qui, attendu son inutilité pour la perfection de l’art dont il traite, semble n’avoir été entrepris que dans le double dessein d’insulter aux mânes de l’illustre citoyen de Geneve,* [*De cinquante-trois passages de cet Essai où vous parlez de Jean-Jaques, il n’y en a que seize où vous ne l’injuriez pas.] & d’apprendre aux maîtres de l’univers, qu’à quelque point qu’ils soient favorisés de Mars & de Minerve, si Euterpe ne les compte au nombre de ses amis, ils glisseront dans l’espace des tems, sans qu’on s’apperçoive de leur existence. En effet, quelques talens, quelques qualités quelques vertus qu’il ait d’ailleurs, qu’en un roi dont on peut dire:
Cet homme assurément n’aime pas la musique?
Heureusement le Doyen, & le modele des Potentats qui gouvernent l’Europe, sait également manier la lyre d’Apollon, comme musicien, & comme poëte. Mais... je ne sais, Monsieur, pourquoi je m’occupe de l’importance que vous semblez mettre à ce que les Souverains aiment, ou n’aiment pas la musique; c’est à l’opinion publique à punir les ridicules: l’unique soin qui me regarde, c’est de démontrer la fausseté dès imputations dont vous chargez la mémoire de J. J. Rousseau. Vous pourriez me dire, que j’ai beaucoup tardé à remplir un [489] devoir si cher: car il faut bien aimer cet homme aussi extraordinairement persécuté, qu’extraordinaire, pour s’exposer en le défendant (même à l’abri de l’anonyme) au ressentiment de ses ennemis: ils sont si ardens dans leurs recherches; si altérés de vengeance; si hardis dans le choix des moyens de se la procurer!.... Cette observation seroit fondée; il est bon de la prévenir. Je vous avouerai donc, Monsieur, quoique vous en puissiez conclure au désavantage de l’attitude que j’ai dans le monde, que l’Essai sur la musique ne m’est parvenu que le 10 juin. Avant cette époque, je connoissois, il est vrai, la complaisante lettre de l’idéal Chevalier ce Villeneuve, l’honnête réclamation de M. Brizard, & les très-prudentes réponses que vous leur avez faites. La premiere de ces lettres ne valoir qu’un geste; j’ai fait ce geste en la lisant: je ne pouvois qu’applaudir à la seconde; & j’ai pensé que, tant que vous vous en tiendrez à avancer qu’on ne doit pas faire grand cas des talens de Rousseau (en musique), ni en théorie, ai en pratique, & qu’on doit être révolté des véritables satires, & des sarcasmes indécens qui se trouvent dans le Dictionnaire de Rousseau contre notre grand Rameau, il falloit vous laisser dire, puisque ce Dictionnaire, qui est dans les mains de tout le monde, réfute ces deux propositions, plus victorieusement que je ne pourrois les réfuter. Cependant, puisque je fais les frais de vous écrire, en n’y répondant pas, j’aurois l’air d’y, acquiescer: j’y reviendrai donc quand il en sera tems.
Il s’agit à present de l’Essai sur la musique, qu’on ne m’a prêté (ne perdez pas cela de vue, Monsieur,) que le 10 juin. Il a fallu que je l’examinasse pour ne rien hasarder sur la soi [490] d’autrui; & ce n’étoit pas une petite besogne pour la tête d’une femme. Quelque révoltée que je fusse de la maniere im..... (non, j’aurai la sagesse de supprimer cette épithete), de la maniere dont vous y parlez de Jean-Jaques; quelque certitude que j’eusse que vos accusations contre lui ne sont que des calomnies; ma conviction ne me paroissoit pas un bouclier propre à opposer aux traits dont vous cherchez à l’accabler, vous, vos prôneurs, tous les gens que différens intérêts vous attachent: le zele ne suffit pas à l’amitié, comme l’audace suffit à la haine; ce n’est pas avec des raisonnemens qu’on anéantit l’allégation d’un fait: il me falloit des preuves authentiques que je n’avois pas; il m’a donc fallu le tems de me les procurer. Graces au ciel, je les ai! Quelque difficile que vous puissiez être en ce genre, j’espere que vous en serez content. L’empressement que j’ai de les produire, ne me fera point intervertir l’ordre que vous avez établi; je réglerai ma marche sur la vôtre. Sans doute, je pourrois vous abandonner Jean-Jaques comme musicien; ce n’est pas sur son incontestable savoir en musique qu’en fondée son immortelle réputation. Mais irritée de votre acharnement à dénigrer ce grand homme, je veux faire voir aux lecteurs à qui votre suffisance auroit pu en imposer, qu’il n’y a pas plus de justesse dans vos critiques, que de justice dans vos accusations. Au reste, Monsieur, comme on n’est pas obligé de rabâcher, pour répondre à quelqu’un qui rabâche, n’imaginez pas que j’entreprenne de relever les trente-sept passages de votre éternel Essai dans lesquels vous attaquez Rousseau; je ne ferai mention que de ceux qui signifient quelque chose: je commence.
[491] Vous dites, Monsieur: «Quand on songe» dit Rousseau dans l’article harmonie de son Dictionnaire de Musique «que de tous les peuples de la terre qui ont une musique, & un chant, les Européens sont les seuls qui aient une harmonie, des accords, & qui trouvent ce mélange agréable, &c. il est bien difficile de ne pas soupçonner que toute notre harmonie n’est qu’une invention gothique, & barbare»..... C’est comme si on disoit: quand on songe que de tous les peuples du monde qui ont une poésie plus ou moins étendue, les Européens sont les seuls qui ayent un Homere, un Virgile, un Horace, un Racine, un Voltaire, un Tasse, un Milton, &c.... & qui trouvent un charme inexprimable dans leurs vers, il est difficile de ne pas soupçonner que tout cela n’est qu’une barbarie.* [*Note de la pag. 55, du I. Tom. de l’Essai sur la Musique.]
Monsieur, que Rousseau ait raison ou tort, c’est ce dont ni vous, ni moi, ne sommes en état de décider. Mais vous ne pouvez pas plus que moi, nier qu’il ne soit absurde de comparer aux différentes parties d’un art quelconque, les artistes qui se sont distingués dans un autre art. C’est pourtant ce que vous faites dans cette Note, d’une maniere aussi positive, quoiqu’un peu moins choquante, que si vous compariez crûment Voltaire, à une dissonance; C. Van-loo, à un piedestal; Costou, à un hémistiche; & Rameau à une draperie. Ce n’est pas tout: vous mutilez le fragment que vous citez, avec une licence d’autant plus dangereuse, qu’il est à présumer, que le commun des lecteurs, déjà fatigué par la profondeur de vos raisonnemens, n’ira pas chercher le complément de ceux de Rousseau, dans son. Dictionnaire. Je vais [492] donc transcrire ce fragment dans toute son intégrité; & je vous préviens, Monsieur, que je ferai de même, toutes les fois que vous tomberez dans la même faute. Le seul ménagement que l’honnêteté me permette d’avoir pour vous, c’est de passer sur l’incorrection de votre style.
«Quand on songe, dit Rousseau, que de tous les peuples de la terre, qui tous ont une musique, & un chant, les Européens sont les seuls qui aient une harmonie, des accords, & qui trouvent ce mélange agréable; quand on songe que le monde a duré tant de siecles, sans que, de toutes les Nations qui ont cultivé les beaux-arts, aucune ait connu cette harmonie; qu’aucun animal, qu’aucun oiseau, qu’aucun être dans la Nature ne produit d’autre accord que l’unisson, ni d’autre musique que la mélodie; que les langues orientales si sonores, si musicales, que les oreilles grecques si délicates, si sensibles, exercées avec tant d’art, n’ont jamais guidé ces peuples voluptueux & passionnés vers notre harmonie; que sans elle, leur musique avoit des effets si prodigieux: qu’avec elle, la nôtre en a de si foibles; qu’enfin il étoit réservé à des peuples du nord dont les organes durs & grossiers sont plus touchés de l’éclat, & du bruit des voix, que de la douceur des accens, & de la mélodie des inflexions, de faire cette grande découverte, & de la donner pour principe à toutes les regles de l’art; quand, dis-je, on fait attention à tout cela, il est bien difficile de ne pas soupçonner que toute notre harmonie n’est qu’une invention gothique & barbare, dont nous ne nous serions jamais avisés, si nous eussions été plus sensibles aux véritables [493] beautés de l’art, & à la musique vraiment naturelle.»* [*Voyez le Dictionnaire de Rousseau, article Harmonie.]
Monsieur, si tous les musiciens n’adoptent pas le doute de Jean-Jaques, peut-être quelques philosophes le trouveront-ils raisonnable. Eh! les vérités révélées mises à part, de quoi n’est-il pas raisonnable de douter?
Rousseau prétend dans son article regle de l’octave, qu’il est fâcheux qu’une formule destinée à la pratique des regles élémentaires de l’harmonie, contienne une faute contre ces mêmes regles; (cette prétention est bien ridicule assurément!) parce qu’il n’y a pas de liaison entre l’accord de la cinquieme, & celui de la sixieme. Nous n’entendons pas ce qu’il veut dire, (ce seroit ce me semble, Monsieur, une assez bonne raison de ne pas disserter sur ce qu’il dit.) ni où est la faute qu’il prétend être sur la sixieme note de l’octave, car dans cette maniere de chiffrer l’octave (ici Monsieur, vous la chiffrez comme elle doit l’être), la tierce marquée sur la cinquieme note faisant sol, si, re, accord parfait du sol fondamental & la petite sixte marquée sur la sixieme note faisant la, ut, re, fa, accord de septieme du re fondamental: re, est donc commun aux accords, & sert par conséquent de liaison.
Quoi! C’est parce qu’il n’y a pas de liaison entre l’accord de la cinquieme note, & celui de la sixieme, qu’il est fâcheux qu’une formule destinée à la pratique des regles élémentaires de l’harmonie, contienne une faute contre ces mêmes regles!.... Est-il possible qu’un aussi bon logicien que Rousseau, raisonne d’une aussi étrange maniere? Assurons-nous du fait. J’ouvre son Dictionnaire, & je trouve.
[494] «Il est fâcheux qu’une formule destinée à la pratique des regles élémentaires de l’harmonie, contienne une faute contre ces mêmes regles; c’est apprendre de bonne heure aux commençans à transgresser les loix qu’on leur donne. Cette faute est dans l’accompagnement de la sixieme note dont l’accord chiffré d’un 6 pêche contre les regles; car il ne s’y trouve aucune liaison, & la basse fondamentale descend diatoniquement d’un accord parfait, sur un autre accord parfait, licence trop grande pour pouvoir faire regle.* [*Dictionnaire de Musique, article Regle de l’octave.]
Ah! Je respire! Jean-Jaques n’a rien dit qui déroge à l’idée qu’on a généralement de lui. Il a raison dans tous les points; j’en trouve la preuve dans le procédé que vous employez, Monsieur, pour le combattre. Vous feignez de ne pas l’entendre, & après avoir rapporté la gamme d’ut avec les chiffres consacrés par l’ancien usage à la regle de l’octave, où l’on voit la sixieme note surmontée d’un 6 dénué de tout signe, vous faites semblant de ne pas reconnoître la faute qu’il prétend être sur la sixieme note de l’octave: ensuite, chiffrant ce 6 avec une barre, vous croyez avoir démontré que l’erreur de Rousseau est d’avoir regardé comme une simple sixte, l’accord de petite sixte.* [*Essai sur la Musique, note b pag. 61 Tom. II.] Monsieur, pour dire que Rousseau est un imbécille, il ne vous manque que de l’oser; vous en mourez d’envie. Mais, entre nous, il avoit assez d’esprit pour savoir qu’un 6 sans barre, & un 6 barré, ne peuvent être, ni signifier la même chose en musique. Convenez-en sans vous faire trop prier; convenez encore qu’en voyant le chiffre qui indique [495] la sixte simple, Rousseau’a dû argumenter que d’elle. Or, c’est ce qu’il a fait; où est l’erreur? Comment avez-vous pu croire que nous donnerions dans un piège aussi grossier que celui que vous nous tendez? Pour acquérir le plus déloyalement du monde, le droit de nier la faute que Jean-Jaques releve, vous la corrigez d’après lui. Ecoutez-le, Monsieur. «On pourroit aussi donner à cette sixieme note l’accord de petite sixte, dont la quarte seroit liaison; mais ce seroit fondamentalement un accord de septieme avec tierce mineure, où la dissonance ne seroit pas préparée, ce qui est encore contre les regles.»* [*Dictionnaire de Musique, article Regle de l’octave.]
Eh bien! Monsieur, qu’avez-vous fait autre chose? Il est à remarquer, qu’à l’exemple de Voltaire, tous les antagonistes de Rousseau fondent leurs succès sur la sottise du public: je les en remercie; parce qu’en prouvant qu’ils le connoissent mal, ils s’en sont bien connoître. Au reste, je tiens pour certain, que l’article que vous avez feint de ne pas entendre, est un assemblage de vérités; & que tout musicien honnête, qui saura son métier, & voudra prendre garde à la derniere partie de cet article, conviendra qu’elle est lumineuse; & qu’avoir imaginé qu’on pourroit avantageusement substituer aux moyens déjà connus, la septieme dont Jean-Jaques parle, n’est pas le fait d’un ignorant; puisqu’au moyen de cette septieme les deux tétracordes qui composent l’octave, se trouveroient, autant qu’il est possible, conformes l’un à l’autre: ce qui tendroit à répandre beaucoup de clarté sur le systême de la basse fondamentale, que vous portez si haut, & qui est encore bien [496] embrouillé, malgré les éclaircissemens tant vantés de M. d’Alembert.
C’est une autre erreur du même écrivain dans son article accompagnement, de combattre avec dérision ceux qui prétendent qu’il est plus aisé d’apprendre à accompagner lorsqu’on commence par apprendre la composition; c’est, ajoute-t-il, comme si on proposoit de commencer par se faire orateur pour apprendre à lire. Mais, il auroit dû songer qu’on apprend deux choses en apprenant l’accompagnement, la science, & la maniere.* [*Essai sur la Musique Tom. Il. pag. 62.]
Rien n’est plus sensé, Monsieur, que ce que dit Jean-Jaques à cet égard: «plusieurs conseillent d’apprendre la composition avant de passer à l’accompagnement: comme si l’accompagnement n’etoit pas la composition même, à l’invention près, qu’il faut de plus au compositeur. C’est comme si on proposoit de se faire orateur pour apprendre à lire. Combien de gens, au contraire veulent que l’on commence par l’accompagnement à apprendre la composition! Et cet ordre est assurément plus raisonnable & plus naturel.»* [*Dictionnaire de Musique, article accompagnement.] Il faudroit, Monsieur, ne pas confondre comme vous le faites, l’accompagnateur consommé, avec celui qui apprend l’accompagnement.
Il est à remarquer que Rousseau dans la même page, dit, qu’il faut qu’un accompagnateur soit grand musicien, qu’il sache à fond l’harmonie, qu’il connoisse bien son clavier, &c. Comment cet accompagnateur sera-t-il grand harmoniste, s’il n’a pas appris la composition?
[497] Certes, Monsieur, vous ressemblez bien à Don-Quichotte se battant contre des moulins à vent!.... Rousseau n’a jamais dit que pour être grand harmoniste il ne falloit pas apprendre la composition: il a dit au contraire, qu’il falloit l’apprendre en commençant par l’accompagnement; & cela, par la raison bien simple, qu’il faut connoître les chiffres pour apprendre l’arithmétique.
Il faut que Rousseau ait tort au commencement de la page, ou à la sais.* [*Note de la page 62 du Tome II de l’Essai sur la Musique.]
Point du tout: la destinée de Rousseau est telle, qu’il faut qu’il ait raison en tout, & avec tout le monde, depuis Voltaire, jusqu’à vous, Monsieur.
Après avoir célébré la générosité d’un de nos plus grands géométres qui n’a pas dédaigné d’éclaircir les principes de Rameau, & qui a toujours eu de la vénération pour son génie, malgré ses écarts qui le sont quelquefois perdre de vue, & même malgré les torts que Rameau a eus plusieurs fois avec lui.
Il faut, Monsieur, que vous aimiez bien M. d’Alembert pour rappeller, à dessein de le faire valoir, les torts d’un homme que vous allez nous donner pour être toujours juste! Il est vrai que cet homme est mort......
Vous dites, Monsieur, un autre homme qui auroit dû être assez grand, pour lui rendre la même justice, n’en a pas usé avec tant de générosité:
Monsieur, la générosité fait grace; c’est l’équité qui rend justice.
[498] Que n’a-t-il pas écrit contre Rameau dans son Dictionnaire de musique? Combien ne s’est-il pas efforcé de critiquer ses ouvrages, & même de les rendre ridicules?
Efforcé! Il faudroit vous arrêter à chaque pas. Jean-Jaques n’a pas écrit dans son Dictionnaire de musique, ni ailleurs, un seul mot contre Rameau: car les principes, les découvertes, les ouvrages de Rameau (en musique) ne sont pas Rameau. Rousseau a cru trouver des erreurs dans les ouvrages de théorie de Rameau, & il les a combattues, parce que la réputation de ce grand maître pouvoit les rendre contagieuses: mais ç’a toujours été avec les ménagemens que prescrit l’estime, & même le respect.
Il n’a laissé échapper aucune occasion de lancer contr’eux des traits satiriques, & remplis de fiel, (aviez-vous bien réfléchi, Monsieur, sur ce que c’est qu’une occasion, quand vous avez écrit cette phrase?) uniquement pour se venger de ce que Rameau ne le croyoit pas auteur de tout le Devin du Village. Voici cependant le raisonnement bien simple, (ici, Monsieur, vous aviez le choix des termes, vous auriez pu dire bien plat attendu l’application) que nous avons entendu faire à cet homme TOUJOURS JUSTE. «Ce petit opéra est un tout, composé d’une moitié de choses bien faites suivant les principes, & d’une moitié de mauvaises faites contre les regles. Il n’est donc pas de la même main; donc si Rousseau a fait se les bonnes, il n’a pas fait les mauvaises.» En vérité Rameau a été bien bon de ne pas dire: donc si Rousseau a fait les mauvaises, il n’a pas fait les bonnes!
On a dit long-tems après les premieres représentations du [499] Devin du Village, que Rameau, à l’occasion des Muses, autre ouvrage en musique de J. J. Rousseau, s’étoit permis de lui tenir le propos que vous rapportez: ce propos avoit paru dur, & ce n’étoit pas une raison de le révoquer en doute mais s’il porte sur le Devin du Village, je suis violemment tentée de n’y pas croire. Je vous en demande bien pardon à vous, Monsieur, qui l’avez entendu.... Au reste quoiqu’en ait pu dire Rameau, il n’y a point d’inégalité assez frappante entre les différens morceaux qui composent le Devin du Village pour qu’ils ne puissent pas être de la même main; & quand il contiendroit quelques négligences musicales, il seroit difficile à Rameau lui-même de prouver qu’elles soient poussées au point de rendre ce charmant intermede mi-partie bon, & mi-partie détestable. Mais, Monsieur, vous qui en savez tant, tant, tant, en musique, vous qui connoissez si bien, si bien, si bien, les différens styles des musiciens françois, & autres, voudriez-vous bien nous dire qui est celui qui a fait la bonne moitié du Devin du Village, & la bonne œuvre de la céder à Jean-Jaques?.....J’ai bien entendu dire qu’on l’attribuoit en entier à un nommé Grenet musicien de Lyon; & à la rigueur on pourroit croire que ce petit opéra fut de lui, s’il n’avoit jamais rien donné de sa composition. Aussi n’est-ce pas à Rameau que j’ai entendu dire cela; mais à des gens dépourvus d’yeux & d’oreilles, car il y a de si grandes différences entre le faire de Rousseau, & celui de Grenet, qu’il ne seroit pas moins absurde d’attribuer au premier un ouvrage du second, qu’à Loutherbourg un tableau de Greuze. Mais, Monsieur, comme vous me donnez lieu de craindre que les preuves de [500] raisonnement aient peu de pouvoir sur vous, permettez s’il vous plaît, que je vous en donne d’un autre genre.
A mesure que Jean-Jaques travailloit au Devin du Village, il portoit sa partition chez un ancien officier des Mousquetaires, encore plus recommandable par ses moeurs, & sa probité, que par son état, & son goût pour les talens: là se rassembloient journellement beaucoup de personnes faites pour être crues, qui peuvent certifier ce que j’avance. Je ne nommerai point ce respectable Officier: mais je ne doute point si cette lettre tombe dans ses mains, qu’il ne se nomme lui même: c’est à lui seul qu’appartient cet honneur. Encore un mot, Monsieur. Que diriez-vous de quelqu’un, qui ne rougissant pas de se montrer mal-intentionné pour Rameau, lui disputeroit les plus beaux couplets de la superbe chaconne des Indes Galantes, parce qu’il lui est échappé d’employer dans ce charmant morceau deux quintes qui montent diatoniquement?* [*Cent vingt cinquieme & cent vingt sixieme mesures] La faute est assez lourde! Il ne me seroit pas impossible d’en citer d’autres de ce grand homme, qui, bien que toujours juste, n’étoit pas infaillible. Mais mon objet n’est pas de le poursuivre: je reviens au précieux texte que vous m’avez fourni.
Que répondre à cela? (à l’argument de Rameau) des injures. Voilà le parti qu’a pris Rousseau. Mais malheureusement pour lui, il n’étoit pas assez savant en musique pour combattre Rameau.
Il falloit ajouter avec avantage: car quoique vous soyez en musique infiniment moins savant que Rousseau, cela ne vous empêche pas, Monsieur, de le combattre. Quant aux injures [501] que vous prétendez qu’il a répondues à Rameau, vous êtes en regle, car vous en rapportez une, & des plus sanglantes incontestablement: la voici. «Si M. Rameau, moins occupé de calculs inutiles, eût mieux étudié la métaphysique de son art, il est à croire que le feu naturel de ce savant artiste eût produit des prodiges, dont le germe étoit dans son génie, mais que ses préjugés ont toujours étouffé.»* [*Dictionnaire de Musique, article Enharmonique]
L’esprit peut bien suppléer à la science vis-à-vis de ceux qui ne sont pas instruits les éblouir au point de les convaincre; mais l’esprit est un foible secours dans les sciences exactes aux yeux des véritables savans qui ne se laissent point éblouir ni par les illusions, ni par les paradoxes. Aussi Rameau sera-t-il toujours pour eux (& pour moi aussi, Monsieur,) un homme savant & plein de génie; Rousseau ne leur paroîtra en musique qu’un homme sans génie, & fort peu instruit.
Ah! Monsieur, sans génie est un peu trop fort: mais c’est un de vos moindres blasphêmes. Rousseau avoit en musique, plus d’esprit que de génie, comme compositeur; & en toute autre chose plus de génie que d’esprit. Quant à son savoir, nous verrons ailleurs ce que vous en pensez vous-même.
Il a tant d’autres avantages par son éloquence, & sa logique, qu’il peut éprouver quelques pertes sans se trouver moins riche.
Placer ce beau compliment comme il l’est, c’est employer de faux or pour dorer la pilule. L’homme le plus riche ne peut perdre, sans se trouver moins riche de ce qu’il a perdu. L’article sur lequel Rousseau est le plus injuste, est précisément [502] celui qui assure à Rameau une gloire immortelle; sa belle découverte de la base fondamentale &c. &c.* [*Essai sur la Musique. Tom. III, pag. 468 & 469.]
Ah! Nous y voilà donc arrivés!..... Admirateur outré de Rameau, qui certainement en mérite de raisonnables, vous croyez Monsieur, devoir sacrifier aux mânes de ce sublime Musicien, tous ceux qui, comme vous, n’admettent pas jusqu’à ses rêves. Pour moi, je lui rends un hommage infiniment plus digne de lui; & je dis que, s’il est incontestablement vrai qu’il soit, à tous égards, le premier musicien que la France ait produit, il ne l’est pas moins, qu’en distinguant dans cet homme rare, le praticien du philosophe, on sera fort bien d’imiter, si l’on peut, le premier, & de se préserver avec soin des erreurs du second. Sans doute le systême de la basse fondamentale est une chose fort ingénieuse, & par le moyen de laquelle, on peut, jusqu’à un certain point, rendre raison des procédés qu’emploie le génie. Mais qui oseroit avancer, qu’avec le seul secours de ce systême, on pût créer une seule phrase de musique passablement élégante? Les Italiens, les Allemands, les François depuis MM. Philidor, Gossec, Grétry, jusqu’au dernier des musiciens, peuvent résoudre cette question; & le sentiment de ceux que je viens de nommer, est déjà connu sur cet objet. Vous leur opposerez sans doute la profonde vénération dont la découverte de Rameau pénetre M. l’abbé Roussier: cela est fort bien. Mais en conscience M. l’abbé Roussier qui voit dans la basse fondamentale, qu’il appelle la vraie théorie de la musique, la position des astres, leurs cours, leurs révolutions, [503] leurs influences, le principe des principes, le centre où tout aboutit, enfin ce que personne, ni le pere Martini, ni Rameau lui-même n’y a jamais vu; qui y cherche vraisemblablement, le secret du grand oeuvre, la quadrature du cercle, le mouvement perpétuel &c. &c. peut-il entraîner des musiciens qui ne veulent trouver dans un systême musical, que des avantages relatifs à la musique? Quels sont ceux qu’offre celui-ci? Quel est celui de ses partisans à qui le public doit un seul de ses plaisirs? Qu’a fait en musique M. l’abbé Roussier? Rien.... Encore s’il étoit le seul qui se fût trouvé stérile en dépit de ses belles & grandes connoissances du corps sonore, du double emploi, de tous les renversemens possibles, on pourroit croire qu’il lui étoit réservé de tout savoir pour ne rien faire: mais M. d’Alembert, qui n’a pas dédaigné d’éclaircir les principes de Rameau, & qui, sans doute, les entend, entend si bien la musique, qu’il bat la mesure à contre-tems; cela est de notoriété publique; & de tous les apôtres déclarés de la basse fondamentale, il n’y en a pas un, de qui il fût possible de citer un bon ouvrage. Que conclure de tout cela? Que «Rameau a rendu des services très-réels, très-grands, & très-solides à la musique;* [*Lettre de Rousseau à M. de.... sur les ouvrages de Rameau] & aux musiciens en leur donnant des regles d’harmonie, qui, si elles ne leur apprennent pas à faire, leur apprennent du moins à juger ce qu’ils ont fait; mais qu’il a rendu d’encore plus grands services au Public; & que vous devez, Monsieur, nous par donner, à nous autres gens assez grossiers pour nous attacher au physique de la musique, de préférer Rameau composant [504] de magnifiques chœurs, & de délicieux airs de danse, à Rameau se livrant à de sublimes, mais vaines spéculations qui, vous en convenez, le font quelquefois perdre de vue.
On a imprimé en 1754 un ouvrage du Pere Castel, sous ce titre, lettres d’un Académicien de Bordeaux sur le fond de la musique. C’est une réponse à la lettre de Rousseau contre la musique françoise. Il s’en faut bien que le style de ces lettres réponde à celui de Rousseau; le Pere Castel y a sans doute raison.
Oh! sans doute: le moyen d’avoir tort quand on réfute Rousseau!.... Vous m’avez bien l’air Monsieur, de ne pas connoître ces lettres; je ne les connois pas non plus, ni personne qui les connoisse. Cela est d’un assez mauvais préjugé pour elles; sans compter que les Editeurs des œuvres de J. J. Rousseau, qui, attachés, ou non, à ses intérêts, ont surement consulté les leurs, (puisqu’ils ont inséré dans leur édition, les admirables réponses de MM. d’Alembert, & Marmontel,) ont préféré aux lettres sur le fond de la musique, par le Pere Castel, l’apologie de la musique françoise par M. l’abbé Laugier. Apologie qui, bien que la meilleure réponse qui ait été faite à la lettre sur, & non pas contre, la musique françoise, laisse subsister dans toute leur force les raisonnemens de Rousseau; & cependant fait honneur à son auteur, par le ton de décence qui y regne, & les vérités flatteuses qu’il adresse à l’homme célebre qu’il combat. Ne seroit-ce point, Monsieur, par cette raison que vous ne faites aucune mention de cette apologie à l’article Laugier? Mention qui eut été au moins aussi bien placée dans un ouvrage de la nature du vôtre, [505] que celle que vous faites des Essais sur l’Architecture, & de l’histoire de Venise.
Mais on est presque fâché (que le Pere Castel ait sans, doute raison) quoi qu’on soit indigné des paradoxes de Rousseau.* [*Essai sur la Musique. Tom. III. pag. 605.]
Il est naturel de ne croire les autres susceptibles que des impressions qu’on a reçues soi-même. Les paradoxes de Rousseau en matiere de musique vous ont donc indigné, Monsieur?.... Dans ce cas-là, il y a cent contre un à parier que le fanatisme qui a dressé l’échaffaut de l’innocent Calas vous a impatienté!
Comme je n’écris, Monsieur, ni pour faire du bruit, ni polir faire de l’argent, ni pour faire de l’esprit, je me garderai bien de vous suivre dans tous les écarts que vous faites depuis la pag. 667 jusqu’à la page 677 du troisieme tome de votre scandaleux ouvrage: si je ne relevois que quelques-uns des reproches que vous adressez à Jean-Jaques, vous croiriez que je passe condamnation sur les autres; & si je voulois les relever tous, il faudroit que je fisse dix volumes aussi épais que les vôtres. De plus Jean-Jaques écrivant à M. Grimm, se défendoit de répondre à M. Gautier, parce que ce dernier n’avoit pas saisi l’état de la question, & ne l’avoit pas entendu. Ayant les mêmes raisons vis-à-vis de vous, quant aux prétendues erreurs que vous trouvez dans le Dictionnaire de musique, je dois prendre le même parti: aussi n’extrairai-je des dix pages dont il s’agit, qu’un seul des passages qui n’attaquent pas le caractere du vertueux Jean-Jaques: le voici.
[506] On ne doit pas regarder comme un ouvrage de théorie sa lettre sur (bon cela) la musique françoise, qui fit tant de bruit lorsqu’elle parut, & qui méritoit si peu d’en faire, puisque ce n’est qu’un enchaînement de paradoxes.
Cela est tranchant. Vous êtes fort le maître, Monsieur, de regarder comme il vous plaira la lettre sur la musique françoise; cela est, je pense, fort indifférent à l’opinion que le public en a: Ce qu’il y a de certain, c’est que j’ai entendu dire à un musicien recommandable à tous égards, & dont vous parlez vous-même avec éloge; «si la lettre sur la musique françoise ne contient que des paradoxes, ils ont un air de si vérité si frappant pour moi, qu’il ne m’est pas possible de les prendre pour autre chose, que pour un enchaînement si de raisonnemens clairs, simples, concluans, & si concluans, que je n’hésiterois pas de défier qui que ce fût, d’y répondre d’une maniere satisfaisante pour quiconque réunite au plus léger savoir, la droiture qui devroit être la base de tout jugement porté sur les hommes & sur leurs ouvrages.» Ce musicien, Monsieur, est grand partisan de Rameau; mais il l’est encore plus de la vérité, & l’accueille par-tout où il la trouve.... Je ne saurois aller plus loin, sans accorder quelques momens à la surprise que me cause le style de ces dix pages, & des cinquante-trois endroits de votre Essai où vous parlez de Jean-Jaques. Quelle extrême disconvenance entre les expressions, & le sujet! Quelle profonde ignorance, ou, quel répréhensible mépris de tout ce qui tient aux bienséances!..... Mais, Monsieur, qui pouvez-vous être? Dans quelle classe de la société faut-il vous chercher? Votre entreprise, [507] & votre ton donnent de vous des idées tout-à-fait opposées: l’une vous annonce comme un homme assez avantageusement placé, pour compter sur de grandes ressources; l’autre.....On ne pourroit pas faire cette question sur l’auteur des Observations sur la musique, & principalement sur la métaphysique de l’art, quand vous ne l’auriez pas nommé; sa maniere est celle de la bonne compagnie; il n’adopte pas plus que vous le sentiment de Rousseau sur la musiques, & assurément rien n’est plus libre, mais s’il se permet de le combattre, il ne se permet pas d’oublier les égards qui sont dûs à un homme d’un aussi rare mérite; & en cela, il s’honore encore plus que l’illustre Genevois. Venons aux preuves de votre bonne volonté pour lui, c’est-à-dire, de votre honnêteté.
Avant de mettre sous les yeux de vos lecteurs les seize exemples sur lesquels vous établissez la nécessité de refondre le Dictionnaire de musique, vous dites, Monsieur:
II n’est pas inutile de relever d’abord la preuve évidente d’une mauvaise foi dont on n’auroit pas dû le soupçonner. (Rousseau.)
A la fin de sa préface page, ix, on lit ces mots: «si l’on se a vu dans d’autres ouvrages quelques articles importans qui sont aussi dans celui-ci, ceux qui pourront faire cette remarque voudront bien se rappeller que, dès l’année 1750 le manuscrit est sorti de mes mains sans que je sache ce qu’il est devenu depuis ce tems-là.
Pourquoi se servir de pareils moyens pour esquiver des reproches, lorsque la vérité peut se découvrir si facilement, quand il ne faut que lire, & comparer?
[508] A la Page 474, & dans plusieurs autres endroits, Rousseau parle des Essais de M. Serre de Geneve (imprimés en 1753); ailleurs, il donne un abrégé du systême de Tartini, (qui n’a paru qu’en 1754); dans quelques articles il cite des morceaux pris de la seconde Edition des Elémens de musique par M. d’Alembert; & cette Edition est de 1762.* [*Voyez entr’autres l’article Cadence.] Comment accorder tout cela avec la phrase que l’on vient de lire? Un philosophe qui affectoit tant d’austérité, devoit-il avancer une pareille fausseté si aisée à détruire? D’ailleurs la première Édition de ce même ouvrage est de 1752, ce qui est toujours postérieur à l’année 1750 citée par Rousseau.* [*Essai sur la Musique Tom. III, pag. 667.]
Accuser Rousseau de mauvaise foi! Les honnêtes gens seroient bien heureux, si toutes les calomnies étoient aussi aisées à détruire. La bonne soi a toujours été la vertu distinctive de Rousseau: c’est en ce point, qu’il n’a jamais été, & qu’il ne sera jamais surpassé, ni peut-être égalé par personne. S’il dit une chose, ce n’est pas parce qu’il l’a déjà dite, c’est parce qu’il la pense: change-t-il d’opinion, aussi-tôt il change de langage; & voilà d’où nos bien-intentionnés philosophes partent pour crier à la contradiction. Ils voyent bien que ce qu’ils appellent de ce nom, est une succession d’hommages rendus à la vérité, par un homme trop sensible pour être toujours affecté de la même maniere: ils le voyent, ils en suffoquent, & veulent se soulager, en empêchant les autres de le voir. Jean-Jaques n’est point un homme à systêmes; ses idées, en fait de choses d’agrément dépendent des impressions qu’il reçoit; [509] il avoue franchement les révolutions qu’il éprouve, & se croit obligé de se rétracter sur ce qu’il commence à regarder comme une erreur. Cette apparente mobilité est une constance réelle, & toujours estimable; quoiqu’il ne gagne pas toujours à substituer une opinion à une autre. Par exemple, on assure qu’en sortant de la représentation d’un Opéra du célebre Gluck, l’enthousiasme qu’elle lui avoit causé le porta à s’écrier: «j’ai dit & écrit que les François n’avoient, ni ne pouvoient avoir de mutique; M. Gluck vient de me prouver le contraire.» A mon avis, c’étoit en croyant qu’il s’étoit trompé, que Jean-Jaques se trompoit: car il n’avoit certainement jamais voulu dire que la combinaison des sons nous fût impossible, mais seulement que notre langue étoit incompatible avec la perfection du chant; & tous les miracles de M. Gluck ne peuvent empêcher que nos e muets, nos syllabes sourdes, notre prononciation nazale, la dureté de nos mots terminés par des consonnes, ne fassent en musique un effet détestable. Mais revenons à vous, Monsieur.
Comment se peut-il que donnant au public un ouvrage immense (qu’au moins vous avez lu), vous n’ayez pas pris la précaution de lire assez attentivement pour les entendre, les sept pages qui composent la préface du Dictionnaire de musique,* [*Car bien que vous citiez, & moi, d’après vous, la ix page, elle n’en a réellement que vii.] avant de hasarder l’odieuse sortie que vous faites contre son auteur? Relisez-la, Monsieur, cette préface; vous y trouverez des leçons de droiture, & de défiance de soi-même, qui vous seront utiles, si vous pouvez vous élever jusqu’à cri, faire votre profit. Vous y verrez page premiere:
[510] «Je ne formai pas de moi-même cette entreprise; elle me fut proposée; on ajouta que le manuscrit entier de l’Encyclopédie devoit être complet avant qu’il en fût imprimé une seule ligne; on ne me donna que trois mois pour remplir ma tâche, & trois ans pouvoient me suffire à peine pour lire, extraire, comparer, & compiler les auteurs dont j’avois besoin: mais le zele de l’amitié m’aveugla sur l’impossibilité du succès; fidele à ma parole; aux dépends de ma réputation, je fis vîte & mal, ne pouvant bien faire en si peu de tems; au bout de trois mois, mon manuscrit entier fut écrit, mis au net, & livré, je ne l’ai pas revu depuis.»
Page v. «Désespérant d’être jamais à portée de mieux faire, & voulant quitter pour toujours des idées dont mon esprit s’éloigne de plus en plus, je me suis occupé dans ces montagnes, à rassembler ce que j’avois fait à Paris, & à Montmorenci, & de cet amas indigeste est sorti l’espece de Dictionnaire qu’on voit ici.»
Enfin page ix. «Si l’on a vu, dans d’autres ouvrages quelques articles peu importans qui sont aussi dans celui-ci, ceux qui pourront faire cette remarque voudront bien se rappeller, que, dès l’année 1750, le manuscrit est sorti de mes mains, sans que je sache ce qu’il est devenu depuis ce tems-là. Je n’accuse personne d’avoir pris mes articles; mais il n’est pas juste que d’autres m’accusent d’avoir pris les leurs.»
«Motiers-Travers le 20 Décembre 1764.»
[511] Comparez ces trois passages, Monsieur, peut-être paviendrez-vous à comprendre.
1°. Que le manuscrit que Jean-Jaques dit être sorti de ses mains en 1750, & n’y être jamais revenu, est celui des différens morceaux destinés à l’Encyclopédie, & non celui du Dictionnaire de musique.
2̊°. Qu’il étoit impossible que Jean-Jaques dît, qu’il avoit perdu de vue en 1750, des choses qu’il n’avoit pas encore faites lorsqu’il se retira à Montmorenci en 1756; d’autant plus que, son amour pour la vérité mis à part, il respectoit trop le Public pour lui proposer de dévorer une pareille absurdité.
3°. Qu’il est tout simple que Jean-Jaques ait composé le Dictionnaire qu’il publia en 1764, tant des articles qu’il avoit fournis pour l’Encyclopédie en 1750, & dont il n’avoit jamais revu le manuscrit, que des articles qu’il avoit faits en différens tems depuis cette époque; & qu’il parle dans ces derniers, des Essais de M. Serre de Geneve, imprimés en 1753; du systême de Tartini qui n’a paru qu’en 1754, & qu’il cite des morceaux pris de la premiere & de la seconde édition des Elémens de musique de M. d’Alembert, puisque l’une est de 1752, & l’autre de 1761, tems postérieurs à l’année 1750, citée par Rousseau, mais antérieurs à l’année 1764 où parut son Dictionnaire. Que la conclusion la plus naturelle que l’on puisse tirer de la comparaison des dates que vous rapportez avec une si imprudente affectation, c’est qu’il seroit très-possible que M. d’Alembert eût enrichi ses Elémens de musique qui ne parurent qu’en 1752, de quelques idées prises dans le manuscrit livré par Rousseau, & perdu, pour lui, en 1750. [512] Je ne dis pas que cela soit: je dis seulement que cela est croyable, & que l’extravagance que vous attribuez à Rousseau, ne l’est pas.
4°. Enfin, que rien n’est plus facile à accorder que tout cela, avec la phrase qu’on a lue, non, telle que Rousseau l’a écrite, mais mutilée, & par conséquent dénaturée par vous avec autant de mal-adresse, que de perfidie. Que tout cela est aussi clair que le jour; & qu’il ne l’est pas moins qu’il faut être d’une bêtise inouie, ou d’une méchanceté atroce pour dire en pareil cas, un philosophe qui affectoit tant d’austérité devroit-il avancer une pareille fausseté si aisée à détruire? Je vous demande pardon, Monsieur,..... non, c’est au Publie que je le demande, de me laisser emporter jusqu’à vous dire des vérités aussi humilianres heureusement son équité me rassure; il sentira que vous rendez la modération impossible. Eh! où est la personne honnête qui pourroit de sang-froid vous voir fronder les moyens dont, selon vous, Jean-Jaques se sert pour esquiver des reproches que, selon tout ce qui a le sens commun, il ne mérita jamais, vous, qui pour assurer le succès de vos noirceurs, employez des moyens aussi petits, aussi bas, que la soustraction de l’adverbe peu, qui dans la préface du Dictionnaire précede l’adjectif importans, & celle de la derniere phrase du seul passage de cette préface que vous ayez rapporté? Qui ne seroit révolté de vous entendre dire d’un air léger, il ne faut que lire & comparer, tandis que vous devriez tomber aux genoux du Public, pour le supplier de n’en rien faire?.....Monsieur, je vous ai déjà demandé qui vous étiez i je vous demande présent ce que vous ambitionnez [513] d’être: car il n’y a que l’intérêt qui puisse vous engager à poursuivre avec autant d’acharnement un homme qui ne vous a jamais fait de mal; qui n’a même vraisemblable ment jamais pensé à vous. A qui avez-vous voulu faire votre cour, en falsifiant si indignement le texte de Jean-Jaques? Texte à quoi le retranchement du mot peu donne un sens fort opposé à celui que l’Auteur y avoit attaché. Quelle est la creature assez méprisable, pour que vous puissiez acheter sa protection, en vous exposant à être convaincu à la face de l’univers du plus déshonorant de tous les mensonges? Vous vous êtes sans doute flatté qu’on ne daigneroit pas vérifier vos citations; à certains égards vous vous êtes rendu justice: mais si votre personne, qui que vous soyez, rend votre conduite sans conséquence, le nom seul de l’homme que vous outragez a le droit d’attirer l’attention de tout ce qui sait apprécier les vertus, ses qualités, ses talens, & ses ouvrages. Aussi on a eu beau me dire que vous ne méritiez pas une réfutation, je n’ai pu réduire au silence. Eh! pourquoi ne parerois-je pas les coups que vous vous efforcez de porter à la mémoire de Jean-Jaques, moi qui aurois voulu garantir sa personne de la piqûre d’un infecte?
Nous n’aurions pas borné ainsi nos observations si Rousseau vivoit encore; & nous comptions en donner un bien plus grand nombre lorsque nous publiâmes notre Prospectus, parce qu’alors il pouvoit nous répondre. Aujourd’hui qu’il n’est plus, nous nous contenterons d’indiquer ses principales erreurs en Musique. L’amour de la vérité ne nous permet pas de les passer sous silence dans un ouvrage consacré à cet art; & si nous [514] devons respecter la cendre de cet éloquent Ecrivain, nous devons encore plus préserver ses lecteurs du danger que l’on court quelquefois à le croire.
Quelle impropriété d’expression! du danger que l’on court quelquefois a le croire! S’il y a du danger à se tromper en fait de musique, il n’y a surement qu’un léger inconvénient à se tromper en matiere de religion, de morale, de politique.....A qui prétendez-vous persuader, Monsieur, que le respect que vous devez à la cendre de Rousseau a borné vos observations sur ses erreurs en musique, lorsque vous attaquez avec une licence punissable sa bonne foi, ses moeurs, sa probité, & par conséquent toutes les vertus qui devoient imprimer le plus grand respect pour sa personne, depuis sa mort, durant sa vie, même avant son existence, si on avoir pu la prévoir? Encore une fois, pour qui prenez-vous vos lecteurs? Il est plus malheureux pour vous qu’il ne vous est donné de le sentir, que J. J. Rousseau ait si-tôt terminé son honorable carriere: l’homme à qui vous avez le plus desiré de nuire, sera celui dont la perte vous aura le plus nui: s’il avoit vécu jusqu’à la publication de votre rapsodie il est présumable, (quoiqu’en dise l’hypocrite note que je viens de transcrire), que vous auriez quelques horreurs de moins à vous reprocher. Mais si vous aviez eu le courage alors que cet éloquent Ecrivain pouvoit vous répondre, de braver le danger d’être foudroyé, vous l’auriez pu sans risque, il vous auroit laissé japper; & sa volonté m’ayant été manifestée par sa conduite, j’aurois enchaîné le zele qui me porte à faire retomber sur vous l’exécrable opinion que vous voulez donner de lui, Aujourd’hui [515] mes devoirs sont changés; son silence étant devenu forcé, le mien deviendroit coupable. Il m’en eût coûté, sans doute, pour m’élever jusqu’à l’imiter, il m’en coûte d’une autre façon pour m’abaisser jusqu’à vous répondre: mais de même qu tout m’eût été possible pour lui complaire, tout me l’est, tout me le sera pour le défendre. Une estime aussi inaltérable, un respect aussi profond, une amitié aussi ardente, en un mot de sentimens tels que ceux que je conserve pour lui, ne trouvent point d’efforts au-dessus, ni de soins au-dessous d’eux.
Quel autre motif que celui de la jalousie pourroit lui avoir fait dire dans la préface de son Dictionnaire, page viii. «J’ai traité la partie harmonique dans le systême de la basse fondamentale, quoique ce systême imparfait & défectueux, à tant d’égards, ne soit point, selon moi, celui de la nature y & de la vérité, & qu’il en résulte un remplissage sourd & confus plutôt qu’une bonne harmonie.»* [*Si je ne craignois de trop multiplier les citations, je rapporterois ici la suite de ce paragraphe, & le lecteur (que j’invite à le lire dans la préface du Dictionnaire) jugeroit si c’est ainsi que la jalouse fait parler.]
L’ignorance ou la mauvaise foi peuvent seules avoir dicté cette phrase. Quoiqu’il soit démontré que Rousseau n’entendoit pas bien le systême de la basse fondamentale, puisqu’il en a si mal expliqué plusieurs parties, nous croirions néanmoins lui faire injure, si nous le soupçonnions de ne l’avoir pas entendu assez pour lui rendre la justice qu’il mérite.
Il n’entendoit pas bien ce systême, puisqu’il l’a mal expliqué; & puis, il l’entendoit assez pour lui rendre la justice qu’il mérite. Le bel éloge que voilà de ce fameux systême! Mais [516] à votre avis, Monsieur, le soupçon de mauvaise foi, est donc moins injurieux que celui d’ignorance? Je suis bien sûre que Rousseau ne pensoit pas ainsi. Cette différence entre vous, & lui, est une suite nécessaire de toutes les autres.
Si ce n’est pas l’ignorance, c’est donc la mauvaise foi; & alors, qui a pu la faire naître, si ce n’est la jalousie?
Pour cette fois, Monsieur, je viens à votre secours, ce que vous ne faites qu’avancer, j’en apporte la preuve. Rousseau a dit en parlant de Rameau: «il faudroit que la nation lui rendît bien des honneurs pour lui accorder ce qu’elle lui sais.* [*Extraits d’une lettre de M. Rousseau à M....sur les ouvrages de M. Rameau. Oeuvres diverses Tome II. pag. 376.] Qui ne reconnoîtroit dans cette phrase choisie entre beaucoup d’autres du même ton, le langage de la jalousie? N’est-ce pas là mot pour mot, celui que vous, & vos pareils, tenez à l’égard de J. J. Rousseau? La patience échappe; Rousseau jaloux de Rameau!.....Quelle pitié!..... Apprenez, Monsieur, puisque vous en êtes encore là, que Rousseau avoit dans la tête de quoi exciter la jalousie de tous ceux qui en sont susceptibles; & dans le cœur, de quoi n’en concevoir de personne.
Elle est encore prouvée par la préférence qu’il donne gratuitement au systême de Tartini sur celui de Rameau. Aucune raison ne pouvoit l’y déterminer. 1̊. Parce que celui de Rameau existoit près de quarante ans avant celui de Tartini, & que par conséquent Rameau a le mérite de l’invention.
Puisque le systême de Rameau, & celui de Tartini ne se ressemblent point, je ne vois pas que le mérite de l’invention [517] appartienne plus à Rameau qu’à Tartini, quoique le dernier n’ait écrit que près de quarante ans après l’autre. Le beau titre à faire valoir en fait de systêmes que celui de l’ancienneté! Copernic ne l’a-t-il pas emporté sur Ptolomée, & Newton sur Descartes, en dépit du droit d’aînesse? Au surplus, si le systêmes de Rameau, & de Tartini ne sont pas plus utile que ne le jugent quelques gens qui s’y entendent, le mérite de l’invention se réduit à peu de chose; & la préférence qu’on donne à l’un sur l’autre est en effet très-gratuite.
2°. Parce que, quoiqu’antérieur à celui de Tartini, il embrasse un plus grand nombre d’objets.
N’auroit-il pas fallu dire qu’il contient un plus grand nombre de rêves? Peut-on s’en rapporter à vous, Monsieur; vos connoissances & votre bonne foi, sont-elles mieux établies que tous les systêmes de la basse fondamentale de Zarlin, de Rameau, de Fux, & de Tartini?
3̊ °. Parce que la plus grande partie de ce que dit Tartini est contenue dans ce qu’enseigne Rameau.
Quand vous m’aurez mise au fait de ce que contient cette troisieme raison, qui ne soit pas compris dans la précédente, je tâcherai de vous répondre, Monsieur; jusques-là je ne le pourrois sans me répéter; & les redites ne sont bonnes qu’en musique; encore faut-il qu’elles soient ménagées avec art.
4°. Parce que, dans ce que Tartini présente sous des idées différentes, on n’apprend rien qui ne soit dans Rameau.
Des idées différentes qui n’apprennent que les mêmes choses!....Voilà qui n’est pas trop facile à entendre. Cependant, quand on sait qu’ut dieze & re bémol, qui sont deux [518] objets très-différens, se prennent l’un pour l’autre dans le genre enharmonique, & qu’à l’aide de la basse fondamentale tout cela s’explique très-clairement, il n’y a plus, Monsieur, qu’à tirer la conséquence de votre raisonnement, & pour cela, on n’a qu’à se dire, des idées différentes de celles qu’on avoit déjà, & qui sont pourtant les mêmes, ne sont différentes que parce qu’on les avoit déjà. Oh! Ceci est certainement l’équivalent du genre enharmonique.
Si l’un des deux systêmes doit avoir l’avantage, on voit que ce ne doit pas être celui de Tartini.* [*Note de la page 676 du Tome III. de l’Essai sur la Musique.]
On voit! En vérité, Monsieur, on peut avoir de très-bons yeux, & ne point voir cela: Rousseau qui n’étoit point aveugle a vu tout le contraire; & bon nombre de gens très-clairvoyans, ne voyent rien qui puisse les décider en faveur de l’un de ces deux systêmes, si diversement appréciés.
Le Pere Souhaitty religieux de l’Observance, a donné en 1677 un Essai intitulé, nouveaux Elémens du chant. Il y propose une nouvelle maniere d’écrire le plain-chant, ou la musique, en se servant de chiffres au lieu de notes. Voici comme il s’exprime à la page 3 de son ouvrage. «1, s’appelle ut; 2, re; 3, mi; 4, fa; 5, sol; 6, la; 7, si; ou si on l’aime mieux, 1, s’appelle un; 2, deux; 3, trois; 4, quart; 5, cinq; 6, six; 7, sept; on choisira; car cela est indifférent.»
Quant aux octaves inférieures, le Pere Souhaitty les exprime par les mêmes chiffres avec une virgule 1, 2, 3, &c.... [519] & il exprime les supérieures par les mêmes chiffres avec un point, 1. 2. 3. &c.
C’est-là précisément la méthode que Rousseau a publié comme de lui en 1743, & dont il donne un précis au mot notes dans son Dictionnaire de musique, sans indiquer ni dans l’un, ni dans l’autre endroit la source où il avoit puisé. Il est fâcheux pour un philosophe aussi ami de la vérité qu l’étoit Rousseau, qu’on ne puisse supposer qu’il ait eu de son côté la même idée que le Pere Souhaitty, puisqu’à la fin d l’article systême de son Dictionnaire, il nomme le Pere Souhaitty parmi d’autres auteurs de systêmes, mais sans faire connoître nulle part en quoi consistoit celui de ce religieux. Or comme le Pere Souhaitty n’a jamais fait d’autre systême que celui d’une nouvelle maniere de noter la musique, & que Rousseau le cite, il le connoissoit donc; puisqu’il le connoissoit, que ces deux systêmes n’en sont qu’un, Rousseau a donc donné comme de lui, ce qui étoit d’un autre.* [*Essai sur la Musique, Tome III. page 688.]
Ce syllogisme est bien digne de vous, Monsieur; on ne vous accusera pas de l’avoir puisé dans une source étranger. Avec tout cela il me surprend. Comment pouvez-vous pense que Jean-Jaques n’eût pas été frappé d’une inconséquence qui vous choque; & qu’il eût eu l’ineptie de parler du Pere Souhaitty, s’il avoit voulu s’emparer de ce que ce religieux appelle très-improprement sa découverte, puisqu’il étoit si peu connu, que, même selon vous, Jean-Jaques n’avoit qu’à se taire pour faire croire qu’il ne le connoissoit pas? La bonne soi qui pas besoin d’adresse, ne fait point de gaucheries, mais vous [520] Monsieur, vous en faites une inconcevable, en disant des systêmes du Pere Souhaitty, & de Jean-Jaques, ces deux systêmes n’en sont qu’un, lorsque, pour se convaincre du contraire, il ne faut que lire & comparer. C’est précisément ce que je fais: j’ai sous les yeux les Elémens du chant, & la Dissertation sur la musique moderne. C’est de ces deux ouvrages que je vais tirer la preuve de votre turpitude: humiliation à laquelle vous n’avez pu vous exposer, que dans l’espérance que la gloire de Rousseau ne seroit assez chere à qui que ce soit, pour qu’on se livrât à un examen si dangereux pour la vôtre. Vous vous êtes lourdement trompé: (je veux bien en passant donner cet avis à tous les méchans que son ombre importune encore); Rousseau, le plus attachant des hommes, même par ce qui s’opposoit en lui à la perfection que la nature humaine ne comporte pas, a laissé nombre d’amis qu’on blesse personnellement en attaquant sa mémoire: je ne suis pas la seule qui veille à ses intérêts avec une application infatigable; plusieurs l’ont déjà victorieusement défendue; leurs armes dureront long-tems; elles sont d’aussi bonne trempe que leur zele. Malgré ce que j’ai dit plus haut, comme il n’y a rien sur quoi tout le monde pense de même, il a fallu que je briguasse l’honneur d’entrer en lice avec vous, Monsieur, on vouloit me le disputer. Cela vous étonne?.... Mais songez donc qui vous attaquez; & voyez s’il est possible d’imaginer une circonstance où il ne soit pas honorable de représenter J. J. Rousseau. Quant à moi, quoique je n’aye pas la sottise de m’exagérer l’idée de mes talens, la dignité de ce rôle éleve assez mon ame, pour m’inspirer la confiance de le [521] remplir avec succès. Venons à la comparaison de ces deux systêmes, qui, s’il faut vous en croire, n’en sont qu’un.
Le révérend Pere Jean-Jaques Souhaitty rejette absolument de sa méthode toutes sortes de clefs.* [*Elémens du chant, pag. 3.]
J. J. Rousseau supprime toutes les clefs usitées, mais il le remplace; & celle qu’il a imaginée a cet avantage sur les clefs de la méthode ordinaire, qu’elle fait connoître au premier coup d’oeil, si on est dans le ton majeur qu’elle indique, ou dan son relatif: premiere différence.
Le Pere Souhaitty ne reçoit point les différences ordinaire de b. mol, & de b. quarre.* [*Même page.]
Rousseau exprime le bémol par une ligne qui croise la note en descendant: si bémol7, & ne retranche que le béquarre: seconde différence.
Le Pere Souhaitty appelle indifféremment 1 ut, ou un; 2 re ou deux; 3, mi ou trois; 4, fa ou quart, &c.* [*Elémens du chant, page 3.]
Rousseau ne laisse point cette alternative: troisieme différence.
Le Pere Souhaitty marque le dièse par un point interrogant(?).* [*Page 4.]
Rousseau emploie à cet usage une ligne oblique qui croise la note en montant de droite à gauche: sol dièse par exemple s’exprime ainsi, 8: quatrieme différence.
Le Pere Souhaitty marque le tremblement pur par un point admiratif(!).* [*Même page.]
[522] Cet agrément n’étoit vraisemblablement pas connu de Rousseau (malgré les nouveaux Elémens du chant), car il n’en fait aucune mention: cinquieme différence.
Le Pere Souhaitty marque l’octave inférieure par une virgule, 1, 2, 3, &c. & l’octave supérieure par un point, 1. 2. 3. &c.* [*Elémens du chant, page 9.]
Rousseau marque les octaves supérieures par un point au-dessus du chiffre 1, 2, 3, &c. & les octaves inférieures par, un point au-dessous du chiffre 1, 2, 3, &c. ou bien par la seule position des chiffres, en plaçant ceux qui appartiennent à l’octave supérieure au-dessus de la ligne horisontale qui porte les chiffres de l’octave intermédiaire, & au-dessous de cette ligne, ceux qui appartiennent à l’octave inférieure. Quand il veut sortir de ces octaves pour monter, ou descendre, il ajoute une ligne accidentelle au-dessus, ou au-dessus des chiffres déjà posés hors de la ligne principale; & au moyen de trois lignes seulement, il peut parcourir l’étendue de cinq octaves; ce qu’on ne sauroit faire dans la musique ordinaire, à moins de dix-huit lignes: sixieme différence.
On a vu quel usage le Pere Souhaitty fait de la virgule.* [*Même page.]
Rousseau ne s’en sert que pour séparer les tems de la mesure: objet dont le Pere Souhaitty ne s’est nullement occupé: septieme différence. Mais.....j’ai tort.....ce ne sont pas les différences qu’il faut compter; elles sont innombrables; ce sont les rapports: or je soutiens qu’il n’y en a qu’un seul, l’adoption des chiffres: encore ce rapport est-il anéanti par [523] la maniere de les employer. C’est ce dont se convaincront aisément tous ceux à qui l’amour de la vérité inspirera le courage de comparer ces DEUX systêmes également rejettés. C ce que l’Académie royale des sciences a autorisé à croire qua elle a dit:
«Quoi qu’en général la maniere d’écrire la musique sur une seule ligne horisontale & AVEC DES CHIFFRES, ne soit nouvelle puisque les anciens l’écrivoient ainsi,* [*Voilà, ce me semble, de quoi dépouiller le Pere Souhaitty du titre d’Inventeur de l’expression élémentaire des 7 notes, tout aussi bien que J.J. Rousseau, & le laisser beaucoup plus pauvre.] & qu’il y a plus de soixante-cinq ans qu’on a pensé à employer les chiffres à cet usage, il faut avouer que le sieur Rousseau a donné à cette méthode une toute autre étendue que celle qu’on lui avoit donnée jusqu’à présent, & que ce qu’il y a ajouté peut en quelque maniere la lui rendre propre.»
«Du reste il paroît à l’Académie que cet ouvrage est fait avec art, & énoncé avec beaucoup de clarté; que l’auteur est au fait de la matiere qu’il traite; & qu’il est à souhaiter qu’il continue ses recherches pour la facilité de la pratique de la musique.»* [*Extrait des Registres de l’Académie royale des Sciences du 5 septembre 1742.]
Ce jugement tire à conséquence, Monsieur: d’autant plus qu’il n’est pas, comme le vôtre, dicté par la partialité; la respectable compagnie qui l’a porté, n’avoir aucun intérêt, ne pouvoit avoir aucun penchant à favoriser J. J. Rousseau, en qui elle ne voyoit qu’un étranger que rien ne rendoit recommandable, [524] & qui étoit loin d’annoncer le degré de considération où ses vertus, & ses talens devoient un jour le faire parvenir, & que ses envieux lui ont fait payer si cher. Je ne m’étendrai pas davantage sur ce sujet; parce qu’il ne s’agit pas ici de savoir si le systême de Rousseau est bon, mais s’il est à lui. Ce n’est pas tout: il promet de donner, s’il y est encouragé par le public, un autre ouvrage qui contiendra les principes absolus de sa méthode, tels qu’ils doivent être enseignés aux écoliers.
«J’y traiterai (dit-il) d’une nouvelle maniere de chiffrer se l’accompagnement de l’orgue & du clavecin, entiérement différente de tout ce qui a paru jusqu’ici dans ce genre, & telle qu’avec quatre signes seulement, je chiffre toute forte de basse continue, de maniere à rendre la modulation & la basse-fondamentale toujours parfaitement connue de l’accompagnateur, sans qu’il lui soit possible de s’y tromper. Suivant cette méthode, on peur sans voir la basse figurée, accompagner très-juste par les chiffres seuls, qui au lieu d’avoir rapport à cette basse figurée l’ont directement à la fondamentale, &c.»* [*Préface de la Dissertation, page 15.]
Voilà, pour un ignorant en musique, un engagement bien téméraire! Cependant, Monsieur, Rousseau étoit homme à tenir ce qu’il promettoit; & certes il n’avoit pas puisé cet ouvrage dans la riche source des nouveaux Elémens du chant. Mais je me crois obligée de revenir sur la partie concluante de votre merveilleux article: car vous êtes un de ces raisonneurs pressans avec qui il ne faut rien laisser en arriere. Vous [525] dites donc, Monsieur, en parlant de la découverte du Pere Souhaitty:
C’est-là précisément la méthode que Rousseau a publiée comme de lui en 1743, & dont il donne un précis au mot notes dans son Dictionnaire de musique.
C’est ce qui vient d’être démontré avec la derniere évidence: personne n’en peut disconvenir.
Sans indiquer ni dans l’un, ni dans l’autre endroit, la source où il avoit puisé!
Je vous demande bien pardon, Monsieur; fidele à ses principes, Rousseau a mis son nom à sa Dissertation, & à son Dictionnaire.
Il est fâcheux pour un philosophe aussi ami de la vérité que l’étoit Rousseau, qu’on ne puisse supposer qu’il ait eu de son côté la même idée que le Pere Souhaitty, puisqu’à la fin de l’article systême de son Dictionnaire, il nomme le Pere Souhaitty parmi d’autres auteurs de systêmes.
J’ai répondu à cela, de façon, ce me semble, à vous consoler d’un si grand malheur.
Mais sans faire connoître nulle part en quoi consistoit celui de ce religieux.
C’étoit ce qu’on pouvoir faire de mieux pour le Pere Souhaitty; à qui toutefois on ne sauroit reprocher d’avoir parlé de la musique, aussi peu, & aussi niaisement qu’il l’a fait, puisque l’excuse de son ignorance est dans la date de son écrit. D’ailleurs, il est tout simple qu’animé du desir de la gloire de Dieu, & non du desir des progrès de l’art, il ait fait du plain-chant, son principal, & presque son unique objet. Ce [526] a quoi on ne devoit pas s’attendre, Monsieur, c’est à vous voir dire que le Pere Souhaitty propose une nouvelle maniere de noter le plain-chant ou la musique, comme me si un aussi grand musicien que vous, pouvoit prendre l’un, pour l’équivalent de l’autre. C’étoit & la musique qu’il falloit dire, dès que pour accuser Rousseau de plagiat, vous vouliez étendre jusqu’à elle, le systême du Pere Souhaitty, malgré le cri de votre conscience. Si Rousseau avoir rendu compte du systême de ce bon religieux, vous ne manqueriez pas de dire que ce n’auroit été que pour faire valoir le sien.
Or, comme le pere Souhaitty n’a jamais fait d’autre systême que celui d’une nouvelle maniere de noter la musique, & que Rousseau le cite, il le connoissoit donc;
Quoiqu’il ne connût pas le pere Souhaitty lorsqu’il eut de son côté la même idée que lui (celle de se servir, de chiffres s’entend) non-seulement il le connoissoit lorsqu’il l’a cité; mais encore il l’a fait connoître à beaucoup d’autres. Sans lui combien de gens ne soupçonneroient pas que le pere Souhaitty eût jamais existé! Vous-même, Monsieur, ne l’auriez peut-être jamais su, s’il n’en avoir pas parlé dans sa Dissertation,* [*Page 65.] & dans son Dictionnaire.
Puisqu’il le connoissoit, & que ces deux systêmes n’en sont qu’un, Rousseau a donc donné comme de lui, ce qui étoit d’un autre.
Si cette odieuse imputation qui choque autant le bon sens que la justice, & dont le caractere de Rousseau devoit si bien le garantir, n’est pas détruite par tout ce que j’ai dit, & prouvé [527] jusqu’ici, il faut que la vérité renonce à se faire jour au travers des, nuages dont l’imposture l’enveloppe. Cependant, il seroit absurde que je m’en tinsse à parler pour Rousseau quand je peux le faire entendre lui-même. Or, comme les gens qui argumentent & agitent comme vous, Monsieur, ne sont pas d’une espece assez rare pour qu’il n’ait pas pu prévoir qu’il s’en trouveroit, & qu’il leur a répondu d’avance, je dois vous adresser la réponse qu’il leur a faite: la voici.
«Dans l’état d’imperfection où sont depuis si long-tems les signes de la musique, il n’est point extraordinaire que plusieurs personnes aient tenté de les refondre ou de les corriger. Il n’est pas même étonnant que plusieurs se soient rencontrés dans le choix des signes les plus propres à cette substitution, tels que sont les chiffres. Cependant, comme la plupart des hommes ne jugent gueres des choses que sur le premier coup-d’oeil, il pourra très-bien arriver que par, cette unique raison de l’usage des mêmes caracteres on m’accusera de n’avoir fait que copier, & de donner un systême renouvellé.»
(Ce seroit vous faire bien de la grace Monsieur, que de vous classer avec ces hommes-là.)
«J’avoue qu’il est aisé de sentir que c’est bien moins le genre des signes que la maniere de les employer qui constitue la différence en fait de systêmes: autrement il faudroit dire, par exemple, que l’algebre & la langue françoise ne sont que la même chose, parce qu’on s’y sert également des lettres de l’alphabet; mais cette réflexion ne sera probablement pas celle qui l’emportera, & il paroît si heureux [528] par une seule objection, de m’ôter à la fois le mérité de l’invention, & de mettre sur mon compte les vices des autres systêmes, qu’il est des gens capables d’adopter cette critique, uniquement à raison de sa commodité.»
(Ici, Monsieur, il semble que Rousseau vous ait eu personnellement en vue.)
«Quoiqu’un pareil reproche ne me fût pas tout-à-fait indifférent, j’y serois bien moins sensible qu’à ceux qui pourroient tomber directement sur mon systême. Il importe beaucoup plus de savoir s’il est avantageux, que d’en bien connoître l’auteur; & quand on me refuseroit l’honneur de l’invention, je serois moins touché de cette injustice que du plaisir de le voir utile au Public. La seule grace que j’ai droit de lui demander, & que peu de gens m’accorderont, c’est de vouloir bien n’en juger qu’après avoir lu mon ouvrage, & ceux qu’on m’accuseroit d’avoir copiés.»* [*Préface de la Dissertation, page 13.]
Cela suffiroit en effet à l’entiere justification de Rousseau; & je me serois bornée à faire comme lui cette demande, si j’avois eu plus que lui, lieu d’espérer de l’obtenir. Au reste, Monsieur, afin qu’on ne m’accuse pas de donner comme de moi ce qui est d’un autre, je déclare à toutes les Nations (qui doivent s’arracher nos ouvrages), que pour écrire des choses sort différentes de celles que vous avez écrites, je me suis servie des mêmes lettres, des mêmes syllabes, des mêmes mots, de la même ponctuation, enfin, à l’orthographe près, des mêmes signes que vous. Cette précaution n’est point superflue; car enfin, si vous ne les avez pas plus inventés que le [529] Pere Souhaitty n’avoit inventé les chiffres, toujours est-il vrai que vous avez fait de ces signes, comme le Pere Souhaitty a fait des chiffres, un usage dont aucun moderne ne s’étoit encore avisé; & que c’est, selon vous, & vos adhérens, une façon incontestable de s’en assurer la propriété.
Rousseau, (Jean-Jaques) né à Geneve en 1708, étoit fils d’un horloger; sa mère de la maison de Bernard ou Bernardi originaire d’Italie, mourut en couches de lui.
Rousseau n’étoit point né en 1708, Monsieur, mais le 4 Juillet 1712. C’est de lui-même que je le tiens: je ne puis avoir mal entendu; car il ne me l’a point dit, il me l’a écrit j’ai sa lettre sous les yeux; & comme vous pouvez vous en appercevoir, je sais lire.
Son pere ayant eu une querelle avec un officier, & en ayant reçu un affront, ils se battirent. Ayant blessé l’officier, il fut condamné à huit jours de prison, & à une légère amende; mais ne voulant subir ni l’une ni l’autre de ces punitions, il quitta Geneve, & alla s’établir à Nyon, où il se remaria.
Egalement incapable de résister à l’autorité des loix, & de supporter les abus du pouvoir, le pere de Rousseau ayant à l’occasion de cette querelle, éprouvé une injustice de la part du Conseil, quitta Geneve pour n’y plus revenir, & alla s’établir à Nyon, où il se remaria.
Son fils, dont il s’agit dans cet article, se mit en apprentissage chez un Graveur à Genève mais ayant alors la plus grande aversion pour toute espece de métiers, il quitta Geneve en 1718; & c’est à cette époque qu’a commencé le roman sa vie: il parcourut divers États, ne put rester dans aucun [530] pays; & après avoir eu une jeune fort orageuse, & changé plusieurs fois de religion, ne goûta pas dans sa vieillesse le repos & l’aisance que sa célébrité auroit dû lui procurer.
Je sens, Monsieur, qu’à l’aide de cette prétendue aversion pour toute sorte de métiers, il vous seroit bien doux d’établir entre les goûts, la conduite, & les écrits de Jean-Jaques, une opposition dont vous tireriez grand parti; quoiqu’il ne fût ni extraordinaire, ni choquant, qu’à l’âge de 50 ans, il eût conseillé dans Emile, ce à quoi sa jeunesse fort orageuse n’auroit pas voulu se plier. Malheureusement, je ne puis contribuer à vous procurer cette délicieuse jouissance; car ce ne fut point par aversion pour le métier de graveur, que Jean-Jaques quitta Geneve, mais pour se soustraire à la brutalité du maître qui le lui enseignoit. Le seul métier pour lequel Jean-Jaques ait eu de l’aversion est celui de Procureur, auquel on l’avoit d’abord destiné, & pour lequel son incapacité, très-croyable assurément, le fit exclure de la maison où on l’avoit placé pour l’apprendre. Mais Monsieur, qu’appeliez vous le roman de sa vie? Il me semble qu’on entend par roman un tissu d’aventures supposées. Est-ce qu’il ne seroit pas vrai que Jean-Jaques eût vécu comme il a vécu?.....Ce qui l’est incontestablement, c’est que vers sa seizieme année, il fit à Turin abjuration de la religion Protestante, dans le sein de laquelle il rentra, étant à Geneve en 1754. Voilà comment, votre avis, il a changé plusieurs fois de religion; & comment, au mien, il n’en a changé qu’une.
(Tout ceci est tiré d’une vie de Rousseau que nous avons sous les yeux, faite par lui, & écrite de sa main).
[531] Cela est impossible, Monsieur; car ce n’est certainement pas à vous qu’il l’a confiée. Quel seroit donc l’être détestable, qui, après avoir marqué à Jean-Jaques assez d’attachement pour gagner sa confiance, au point d’en obtenir un si précieux dépôt, auroit eu l’infamie de vous le livrer; à vous, l’ennemi personnel de Jean-Jaques, ou (ce qui est plus honteux encore) le vil complaisant de ses ennemis? Il n’y a peut-être qu’un seul homme capable d’une si monstrueuse trahison; & il est physiquement impossible que cet homme-là s’en soit rendu coupable. Vous m’entendez......Non, Monsieur, je le répète, vous n’avez point une vie de Rousseau, faite par lui, & écrite de sa main: je nie ce sait aussi hardiment que si je vous avois suivi depuis le berceau jusqu’à cette heure. Vous pouvez avoir, tout au plus, quelques lettres adressées par Rousseau, à quelqu’un de recommandable, que la reconnoissance l’aura porté à informer du détail de ses premieres années. Si vous en avez, Dieu sait par quelles voies! Vous n’espérez pas, je pense, qu’on les suppose honnêtes, vu l’usage & le mystere que vous faites de ces intéressantes lettres: si vous les aviez eues par des moyens que vous osassiez avouer, vous auriez recherché les respectables Editeurs des ouvrages de ce grand homme; vous auriez desiré qu’elles fussent insérées dans la superbe collection qu’ils ont entreprise; vous auriez senti que votre nom étoit digne de figurer à côté de ceux des gens estimables qui ont enrichi cette collection, de ce dont leur bonne fortune les avoit rendus possesseurs. Voilà ce que l’honneur vous auroit engagé à faire; comparez le à ce que vous avez fait. Au reste, si vous avez quelques lettres de la main [532] de Jean-Jaques, où il dite qu’il est né en 1708, (ce qui me paroît même fort douteux) c’est qu’il les a écrites dans un tems où il ne savoit pas exactement son âge; ce qui est fort ordinaire aux très-jeunes gens, qui ne sont pas à portée de s’en assurer.
Cet homme chagrin, bisarre & éloquent, séduisant à lire, dangereux à croire, qu’on admire plus qu’on ne l’aime:
Vos épreuves ont été corrigées avec bien de la négligence, Monsieur; c’étoit à l’article Voltaire, que cette phrase appartenoit. Ayez soin qu’on la lui restitue, dans l’immensité d’éditions que votre prodigieux Essai doit avoir. Il faut rendre justice, même à ceux qui la refusent aux autres.
A prouvé en musique, & en poésie, que l’esprit pouvoit suppléer aux connoissances.
On ne peut assez admirer combien la phrase suivante est heureusement placée après celle-là.
SES PROFONDES RECHERCHES EN MUSIQUE l’ont fait parvenir 1°. à nous donner un Dictionnaire excellent dans quelques articles.
(Oui, par exemple, dans ceux où il pense comme vous).
Mais plein de fiel, & de choses absolument fausses dans d’autres.
(Ce n’est pas ainsi qu’en a jugé l’honnête & savant Clairaut).
2°. A composer son intermede du Devin du Village, (ah! il est donc de lui!) dont l’ensemble est charmant, mais dont les paroles, & la musique examinées séparément, prouvent qu’il n’étoit ni poète ni compositeur.
Il faut avouer que Platon & Rousseau, étoient deux grands [533] idiots! Il est impossible de n’être pas frappé des ressemblances qui se trouvent entr’eux. Le premier s’avise, comme un sot, de se mêler de poésie & de musique, sans y rien entendre; quoique la poésie fût presque sa langue naturelle, & qu’il eût appris la musique des deux plus habiles musiciens de son sais.* [*Avant-propos de l’Essai sur la Musique, pag. xv.] Le second est obligé, comme un ignorant, de mettre de l’esprit à la place des connoissances qui lui manquent en poésie & en musique, quoiqu’il ait étudié les Poëtes Grecs, Latins, Italiens, & François; (la preuve en existe dans ses ouvrages) & qu’il ait fait de profondes recherches en musique. Fiez-vous donc à la célébrité!.....Mais que dirons-nous de ces imbécilles Athéniens, qui, tout en pensant que l’agrément d’une sensation est préférable à toutes les vérités de la morale,* [*Même morceau, pag. viii.] admiroient stupidement leur Platon comme une merveille, lui qui étoit bon moraliste témoin la réforme qui vous engage, Monsieur, à lui faire son procès, mais qui étoit également mauvais musicien, & mauvais poète?* [*Même morceau, pag. xii.] Que dirons-nous des badauts de Paris, qui s’étouffent bêtement depuis vingt-sept ans aux représentations du Devin du Village, dont les paroles, la musique prouvent que leur Auteur n’étoit ni poëte, ni compositeur? Nous ne parlerons pas d’eux; ils n’en valent pas la peine nous dirons seulement que les méprises du Public de tous les pays, & de tous les siecles sont inconcevables; qu’on a grand tort de briguer les suffrages de la multitude, qui nulle part, en aucun tems n’a le [534] sens commun; qu’il faut que vos contemporains, & la postérité, ne s’en rapportent qu’à vous, Monsieur; qu’en fait de sciences, & d’arts, vous êtes le seul juge compétent; & qu’il ne doit subsister de réputations, que celles que vous aurez daigné faire. Oh! certainement, vous vous joindrez à moi pour dire tout cela.
On connoît assez sa vie, ses caprices, &ses paradoxes, pour qu’il ne soit pas besoin d’en parler davantage.
Nous nous contenterons d’observer, que pendant qu’il écrivoit avec acharnement contre le danger des spectacles, il faisoit une comédie. (Narcisse, ou l’Amant de lui-même.)
Oui, pendant, rien n’est plus exact. Il fit la mauvaise comédie de Narcisse en 1730, la publia en 1752, & écrivit l’excellente lettre sur le danger d’établir des spectacles dans sa patrie (autre rapport avec Platon), en 1758. Au reste, Monsieur, ce Jean-Jaques savoit lire dans l’avenir; voyez la réponse qu’il m’a fournie.
«Il est vrai qu’on pourra dire quelque jour: cet ennemi si a déclaré des sciences & des arts fit pourtant & publia des pieces de théâtre; & ce discours sera, je l’avoue, une satire très-amere, non de moi, mais de mon sieçle.»* [*Fin de la préface de Narcisse.]
Que pendant qu’il écrivoit des injures à notre Nation, lui nioit qu’elle eût une musique, & vouloit lui prouver que sa langue n’étoit pas propre à être mise en chant, il faisoit un opéra sur des paroles françoises.
Que trouvez-vous là de contradictoire, Monsieur? Jean-Jaques n’avoit pas dit que nous ne puissions pas avoir d’opéra, [535] mais que notre langue n’étoit pas propre à être mite en chant. Ce qu’il avoir dit, il l’a prouvé: demandez plutôt à M. de Vismes, qui, dans je ne sais quelle feuille du Journal de Paris, rejette la mauvaise exécution des nouveaux airs du Devin du Village, sur les fautes de prosodie dont ces airs fourmillent. (Excuse qui fait pitié)! Or si Jean-Jaques n’a pas pu éviter les fautes de prosodie, lui qui les sentoit si bien, elles sont donc inévitables, & partant il avoir eu raison de le dire. Il avoir encore dit que nous n’avions point de musique. Eh bien! Monsieur, personne ne doit moins trouver que vous qu’il se soit donné un démenti en faisant le Devin du Village, car puisque vous avez souverainement décidé qu’il n’étoit ni poëte, ni compositeur, les notes qu’il a mises sur les paroles de cet intermede, ne sont pas plus de la musique, que ces paroles ne sont de la poésie. Au reste, il ne falloir rien moins que son adresse, pour tirer du chapitre de la musique, matiere à écrire des injures à une Nation.
Que pendant qu’il déclamoit par-tout contre les romans comme n’étant propres qu’à gâter le cour & l’esprit, il composoit un roman qui assurément n’es pas propre à former l’esprit & le coeur.
Si cela est, l’Editeur du livre intitulé, Esprit, maximes & principes de J. J. Rousseau, est donc bien coupable, & le Gouvernement bien négligent, l’un d’avoir fait, l’autre d’avoir laissé débiter un recueil dont l’introduction préliminaire contient ce qui suit.
«Jusqu’ici M. Rousseau a gardé le silence avec tous les critiques de sa lettre sur les spectacles; à moins qu’on ne
[536] regarde son Essai sur l’imitation théâtrale, & sur-tout la Nouvelle Héloise, comme la meilleure réponse qu’il pût leur faire, selon leur différente façon de penser. En effet, on ne peut lire ce roman moral sans se persuader de plus en plus, que les spectacles, & le théâtre ne sont nullement l’école des bonnes moeurs, & que les personnes religieusement chrétiennes sont bien fondées à applaudir à la morale inexorable du citoyen de Geneve. Quoi qu’il en soit, la Nouvelle Héloise est peut-être le meilleur ouvrage que nous ayons en ce genre, même à côté de Miss Clarisse: la vertu y est peinte avec tous ses traits les plus touchans, & les plus propres à se soumettre les ames honnêtes. Il est aisé d’y appercevoir le caractere essentiel de son auteur; & cet excellent roman eût suffi seul pour le faire estimer, & lui donner la célébrité dont il jouit à tant de titres. La Nouvelle Héloise a sans doute des défauts; mais ils sont compensés par tant de beautés, qu’a peine on les apperçoit: ils prouvent seulement, que l’esprit le plus sublime, & le coeur le plus vertueux, ne sont pas toujours à l’épreuve de la qualité d’Auteur & de Philosophe.»
Voilà, Monsieur, un jugement dicté par l’impartialité même. Si la sévérité du vôtre s’étend jusqu’à vos moeurs, vous êtes un personnage bien recommandable: mais si par malheur elle ne s’y étendoit pas, comme certaines citations répandues dans votre Essai invitent à le penser, quelle opinion elle donneroit de votre caractere! Faites votre examen.
Que tandis qu’il préchoit la vertu, la paix, la charité, &c. il faisoit sourdement tous ses efforts auprès des Genevois, [537] pour qu’ils forçassent Voltaire à quitter sa maison des délices; ce qu’il poursuivit avec tant d’instances, qu’il réussit enfin à lui causer ce chagrin, quoique ce grand homme touché de son indigence, lui eût offert généreusement de demeurer avec lui, ou de lui donner en pur don, une maison charmante sur les bords du Lac de Genève; & alors Voltaire ne s’étoit pas encore permis une seule plaisanterie sur les étranges idées que l’on trouve souvent dans les ouvrages de Rousseau.
Monsieur, cette accusation est trop grave pour y répondre en plaisantant; ou plutôt, trop vague pour y répondre. Tous les honnêtes gens vous somment par ma voix de produire vos preuves: je m’engage à les discuter, à les vérifier, à les détruire. En les attendant je soutiens que vous n’en avez point; que vous n’en pouvez point avoir; & qu’en prenant sur vous d’avancer cette infâme calomnie, vous vous assimilez au bouc émissaire, qui, chargé de toutes les iniquités du peuple le plus endurci, devoir porter toutes les malédictions qu’il avoit encourues.
Cette conduite ne prouve pas une liaison bien suivie dans les idées.
Oh! pour ce reproche-là, Monsieur, on se gardera bien de vous le faire. Il n’y a personne qui ne convienne que vous êtes le plus conséquent des hommes: on en conviendra sur-tout, quand on verra la belle & juste comparaison que vous faites entre une Sonate & l’Algebre; quand on observera que vous dites, tantôt.....mais quel détail allois-je entreprendre! L’abondance des choses qui constatent la sureté de votre jugement, rendroit leur choix trop difficile; d’ailleurs, ce seroit [538] outrager vos lecteurs que de supposer qu’ils ne les ont pas saisies. Cette seule considération seroit capable de m’arrêter. Pour vous, Monsieur, vous n’avez pas poussé les égards si loin vis-à-vis des lecteurs de Jean-Jaques; vous vous êtes attaché à prouver qu’il’n’avoir pas une liaison bien suivie dans les idées, comme s’il étoit possible de lire une seule ligne de ses ouvrages, de donner la plus légere attention à sa conduite, d’observer, même très-superficiellement, ses démarches sans que cette vérité sautât aux yeux. Mais poursuivons.
Il est mort en 1778, âgé de près de soixante-dix ans, au château d’Ermenonville, &c.
Il est mort le 2 juillet 1778, âgé de soixante-six ans moins deux jours, étant né, je le répete, le 4 juillet 1712.
Rousseau a donné à l’Opéra en 1753 son Devin du Village on a trouvé dans ses papiers une nouvelle musique sur les mêmes paroles. La nouvelle administration de l’Opéra l’a fait exécuter il y a quelques mois.
Que ce soit précisément, exactement, fidellement la même musique qu’on a trouvée dans ses papiers, voilà de quoi tout le monde n’est pas intimement persuadé. Veuve trop peu connue d’un homme bien mal connu, seigneur d’Ermenonville, ex-directeur de l’opéra, c’est vous trois que cela regarde tirez-vous de-là le mieux que vous pourrez. J’avoue qu’à la place de chacun de vous, j’en serois bien embarrassée: car, ne pas déposer (en lieu où tout le monde puisse la voir) la partition de la main de Jean-Jaques, c’est à coup sûr, laisser subsister le soupçon; & la déposer seroit peut-être le changer en certitude.
[539] Mais le Public ne s’es pas soucié de l’entendre deux fois.
Admirez Monsieur, combien je suis bonne, je crois fermement que vous n’êtes pour rien dans ce dégoût-là.
Voilà le dernier trait que vous lancez contre Rousseau, dans un ouvrage qu’on seroit bien plus fondé à croire que n’avez entrepris que pour lui nuire, que vous n’avez été fondé à dire qu’il avoir entrepris sa Dissertation sur la musique bien plutôt pour nuire à Gui, que pour être utile aux musiciens,* [*Essai sur la Musique, Tome III, page 352.] puis qu’indépendamment de l’aversion qu’il avoir la flatterie, Gui d’Arezzo mort depuis sept siecles, n’a plus d’antagonistes à flatter;, au lieu qu’il subsiste encore, contre la personne & les vertus de Rousseau, un parti, puissant par son obscurité même, dont la protection pourroit favoriser vos vues. Quoi qu’il en soit, voici le moment de m’occuper des gentillesses fugitives que vous avez déposées dans les Journaux.
Après avoir fait à M. Gluck un petit compliment aussi faux qu’apprêté, vous dites, Monsieur.
Quant à Rousseau, j’admire son génie, & son éloquence m’entraîne.
Son éloquence vous entraîne! Ah! Perdez l’espérance de faire croire à ceux qu’elle entraîne, qu’elle ait aucune prise sur vous. Jamais, Monsieur, jamais l’éloquence de Jean-Jaques n’a entraîné personne dans le bourbier ou vous gissez.
Mais dans un ouvrage sur la musique, je ne pouvois vanter ni ses romans, ni ses ouvrages philosophiques.
Eh! Pourquoi non? Vous avez bien pu les dépriser. La [540] louange est-elle plus étrangere que le blâme à un ouvrage sur la musique? Et n’avez-vous pas vanté cent autres ouvrages qui n’avoient pas le moindre rapport avec cet art? Vous n’avez point consulté la convenance, puisqu’elle se trouve violée à chaque page de votre Essai; vous avez tout uniment suivi le vicieux penchant de votre coeur.
Je n’ai pu parler que de ses Œuvres en musique:
Pourquoi donc avez-vous fait mention des motifs de sa sortie de Geneve; de ses changemens d’états, de pays, de religion; de sa jeunesse fort orageuse; de ses caprices; de son humeur chagrine & bisarre; de ses manœuvres contre Voltaire? Appeliez-vous tout cela des œuvres en musique?
M. Briard qui me paroît aimer la vérité (cela m’avoit paru comme à vous, Monsieur, mais il a écrit une lettre de trop),* [*Année littéraire 1780, NO. 19.] auroit dû, Monsieur, être lien plutôt révolté des véritables satires, ou sarcasmes indécens qui se trouvent dans le Dictionnaire de Rousseau, contre notre grand Rameau, que de me voir défendre comme je l’ai fait, la mémoire d’un maître chéri, &c.* [*Année littéraire 1780, NO. 14.]
J’ai lu MOI-MÊME, Monsieur, le Dictionnaire de Rousseau; j’y ai remarqué quelques saillies d’humeur contre la musique françoise; humeur que nombre de musiciens avoient assurément bien provoquée: mais je vous défie, vous, ou plutôt VOS FURETEURS, d’y trouver une seule véritable satire, un seul sarcasme indécent contre notre grand Rameau s’il y en avoit, ce seroit bien tant pis pour sa gloire; car la satire ne calomnie [541] point, elle médit; & une raillerie qui porte à faux n’ayant, par cela même, rien de piquant, ne peut être appellée sarcasme. On peut dire de ce Dictionnaire, & de chacun des ouvrages de son inestimable auteur, ce qu’il a dit du premier duo de la Serva padrona: «il ne lui manque que des gens qui sachent l’entendre, & l’estimer ce qu’il vaut.»* [*Dictionnaire de Musique, fin de l’article Duo.] Ce n’est pas tout; le Dictionnaire de musique est le dernier des ouvrages publiés par Rousseau où il soit question de Rameau, & même de musique; l’approbation de ce Dictionnaire est datée du 15 avril 1765; le privilege accordé au libraire Duchesne est daté du 17 juillet de la même année; à cette époque, le Dictionnaire étoit donc sorti des mains de Jean-Jaques pour n’y plus revenir; & Rameau ne mourut que le 17 septembre 1767. Quand sa personne & ses moeurs, ne seroient pas aussi respectées qu’elles le sont dans cet ouvrage, attaquet-t-on la mémoire d’un homme qui vit encore?.... A quelque point que la méchanceté vous domine, si vous aviez la moindre intelligence des mots que vous employez, oseriez-vous rejetter vos coupables écarts, sur le desir de défendre la mémoire d’un maître chéri? A moins que vous ne fussiez au maillot quand le Dictionnaire de musique parut, êtes-vous pardonnable d’avoir différé jusqu’à présent, de repousser les véritables satires, ou sarcasmes indécens, qui, selon vous, s’y trouvent contre votre maître chéri? Cette conduite est à la fois lâche & cruelle; car, d’un côté, vous avez attendu pour vous déclarer l’ennemi de Rousseau, que la mort l’eût terrassé; & de l’autre vous avez privé ce maître si chéri du ravissant [542] spectacle des merveilleux efforts que vous faites pour le défendre. Au surplus, Monsieur, je doute que Rameau tînt à grand honneur, le titre dont vous le décorez, & à grand profit, le secours tardif que vous lui prêtez, s’il voyoit que vous faites de vos médiocres talens, un usage qui aviliroit les plus sublimes. Ce dont je ne doute pas, c’est qu’au lieu de vous en tenir à apprendre la musique de ce maître chéri, vous auriez fort bien fait de lui demander des leçons de morale: je ne dirai pas comme vous, qu’il étoit toujours juste; mais je dirai qu’on ne lui a reproché ni basesses, ni noirceurs; que la rudesse de son ton, & la brusquerie de ses manieres, qu’une éducation trop négligée n’avoit pas pu polir, croient rachetées par beaucoup de droiture, & de probité; enfin, qu’on ne se plaît tant à l’admirer comme grand musicien, que parce qu’on l’estime comme honnête homme.
Je serois bien tentée de vous dire, Monsieur, tout ce que l’indignation la plus forte, & la mieux méritée m’inspire contre vous: mais retenue par la crainte de manquer au Public, & à moi-même, la seule chose que j’ajouterai à celle que l’intérêt de J. J. Rousseau ne m’a pas permis de supprimer, c’est que, si l’autorité mettoit vis-à-vis de vous, la justice à la place de l’indulgence, elle vous défendroit de faire de nouvelles éditions de l’Essai sur la musique, à moins que vous n’y joignissiez ma lettre à titre d’Errata.
Ce 20 Août 1780.
P. S. Depuis ma lettre écrite, Monsieur, il m’est venu un scrupule dont il faut que je me délivre. Lorsque vous avez avancé que J. J. Rousseau avoit sourdement fait tous ses efforts [543] auprès des Genevois, pour qu’ils forçassent Voltaire à quitter sa maison des Délices, E’qu’il avoit réussi à lui causer ce chagrin, vous ne pouviez pas en être sûr, puisque cela n’est pas vrai: mais peut-être l’avez-vous cru, sur la parole des charlatans dont vous vous êtes rendu l’organe: ils en ont attrapé de plus fins que vous; en ont séduit de mieux fondés en principes. Dans ce cas-là, quelqu’horreur que m’inspirent les infidélités, les mensonges, les calomnies que vous vous êtes permis sciemment, méchamment, & de plein gré, je me reprocherois de laisser subsister dans votre esprit, une erreur que je peux détruire: voici donc ce que je sais.
Loin que Rousseau ait manoeuvré pour faire chasser Voltaire de Geneve, il pressoit le parti populaire, avec lequel seul il avoit des relations, de ménager infiniment Voltaire à cause de son crédit auprès de M. le Duc de Choiseul. La vraie raison pour laquelle Voltaire quitta Geneve, & rendit les Délices à M. Tronchin, fut son poëme sur la guerre civile de Geneve, & sur-tout la part qu’il avoit voulu prendre aux affaires de la République pendant la derniere Médiation, ce qui lui attira de vifs reproches de la part de M. de Botteville, & le fit haïr du parti Négatif, qui crut avoir à se plaindre de lui. Nul homme de ce parti n’alloit plus le voir à Ferney, & se voyant irréconciliablement brouillé avec la portion de la ville dans laquelle il avoit eu presque tous ses amis, il se résolut à abandonner totalement à M. Tronchin, les Délices dont il s’étoit réservé la possession, quoiqu’il fît depuis plusieurs années, sa résidence à Ferney. Tout cela est, Monsieur, de notoriété publique à Geneve.
FIN.