[JEAN JACQUES ROUSSEAU]
[L’ABBÉ LE ROY]
DISCOURS DE M. LE ROI, PROFESSEUR DE RHÉTORIQUE AU COLLEGE DU CARDINAL LE MOINE, PRONONCÉ LE 12 AOÛT 1751, DANS LES ECOLES DE SORBONNE, EN PRÉSENCE DE MM. DU PARLEMENT, À L’OCCASION DE LA DISTRIBUTION DES PRIX FONDÉS DANS L’UNIVERSITÉ.[V. Discours des Sciences et des Arts.]
[Août 12, 1751 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto Édition, t. XIII, pp. 19-46.]
DISCOURS
DE M. LE ROI, PROFESSEUR
DE RHÉTORIQUE
AU COLLEGE
DU CARDINAL
LE MOINE,
PRONONCÉ
LE 12 AOÛT 1751,
DANS LES ECOLES DE SORBONNE,
EN PRÉSENCE
DE MM.
DU PARLEMENT,
À L’OCCASION
DE LA DISTRIBUTION
DES PRIX FONDÉS DANS L’UNIVERSITÉ.
[par M. le Roi]
Traduit en François par M. B. Chanoine Régulier,
Procureur-Général de l’Ordre de Saint-Antoine.
Des avantages que les Lettres procurent à la Vertu.
[19] MESSIEURS,
Les Lettres ont leurs phénomenes ainsi que la Physique. Comme, à la faveur d’un tems serein on découvre quelquefois dans le Ciel de nouveaux astres, dont l’éclat surprenant arrête nos regards, & dont la marche peu connue fixe l’attention des Astronomes: de même lorsque les Lettres sont le mieux, cultivées, on voit de tems en tems s’élever parmi les Savans des opinions aussi frappantes par leur nouveauté que par leur singularité; & dont les progrès affligeans pour ceux qui les considerent, laissent entrevoir avec peine le fruit que l’on en doit attendre. C’est le cas où nous nous trouvons aujourd’hui, dans un siecle où les Sciences & les Arts ont été portés à un si haut degré de perfection: en effet quoi de plus inoui, que ce qu’on a depuis peu avancé publiquement; que les Lettres sont la principale cause de la corruption des moeurs?
[20] Ce n’est point ici, Messieurs, un jeu d’esprit, ni l’effet de quelque jalousie secrete. Nos adversaires combattent à visage découvert: ce sont des personnages graves; & ce qu’il y a de plus extraordinaire ce sont des hommes très-éloquens.. Ils citent le genre-humain à leur tribunal; & parcourant son histoire comme s’il ne s’agissoit que de l’histoire de la vie d’un seul homme, ils remarquent d’abord, que créé depuis plusieurs siecles, après une longue enfance, loin de devenir plus mûr avec l’âge, il renchérit tous les jours sur ses anciens vices, qu’il se plonge de plus en plus dans le crime, & ne cessé jamais d’être le jouet de quelque passion particuliere ou de toutes ensemble. Indignés à la vue d’une si étrange dépravation, & persuadés d’une part que nos desirs sont l’unique source de nos déréglemens; & de l’autre, qu’on ne desire que ce que l’on connoît; ils osent conclure que la vertu n’a contre le vice d’asyle assuré que dans le sein de l’ignorance, & quel les Sciences & les Arts sont pour l’esprit qui en est orné autant de différens poisons, dont il faut proscrire l’usage.
Nous conviendroit-il d’autoriser ce sentiment par notre silence? & ne devons-nous pas plutôt le soumettre à la censure de cette auguste Assemblée? C’est ici, Messieurs, que les Lettres comparoissent devant vous, non en qualité de suppliantes, comme elles plaident moins pour leur propre intérêt que pour celui de l’humanité, cette posture les déshonoreroit; ni même en qualité de complaignantes, car elles n’ont garde de s’irriter contre ceux que le seul amour de la vertu porte à les insulter: mais remplies d’égards pour tout le monde, elles vous invitent simplement à examiner, si sous prétexte de [21] venger la vertu, on ne lui causeroit pas un extrême préjudice, en lui interdisant tout commerce avec elles.
Quel plus juste motif de confiance pour les Lettres, que de voir l’élite du Royaume s’assembler en foule dans ce lieu, qui a toujours été regardé comme le sanctuaire des Sciences? Ici, Messieurs, même en gardant le silence, vous plaidez éloquemment leur cause; votre présence seule, qui est une preuve de l’attachement que vous avez pour elles, leur répond de la victoire.
Chargé d’acquitter le tribut annuel que nous vous devons, je vais donc parcourir les avantages que les Lettres procurent à la vertu, & vous montrer dans la premiere partie de ce Discours, combien ceux qui les condamnent les connoissent peu: vous verrez dans la seconde que l’expérience & les faits détruisent également les reproches, dont on veut les accabler. Daignez, Messieurs, prêter à ce que je vais dire une oreille favorable.
PREMIERE PARTIE
On peut pardonner aux ignorans l’erreur qui leur fait attribuer aux Lettres l’abus qu’en sont quelquefois ceux qui les cultivent; mais que des savans exercés dans tous les genres d’érudition méconnoissent leur essence & leur destination, & les rendent responsables de tous les maux qu’éprouve le genre humain, c’est un prodige qui a droit de nous surprendre. Il ne manquoit plus que ce dernier trait au tableau des miseres [22] & des égaremens de l’homme que l’on exagere avec tant d’emphase. Qu’est-ce que les Lettres? Sont-elles autre chose, qu’un précieux dépôt conservé dans les Livres, un recueil des préceptes des Sages, qui s’est formé peu-à-peu, & qui répandu dans tout l’Univers sert à éclairer l’esprit, à réformer le coeur, en un mot à perfectionner tout l’homme? Quelle est leur origine? Ne sont-elles pas le fruit de la vertu, qui inspiroit à ces Sages autant de tendresse pour le genre-humain que de zele & d’intelligence?
Mais cette excellence propre aux Lettres, cette origine divine, est précisément ce qu’il s’agit de prouver. Toutes les Sciences, dit-on, sont vaines ou pernicieuses: elles naissent de la superfluité ou de l’amour du plaisir... Ce n’est pas ainsi qu’on pensé tant d’illustres Auteurs chez les profanes; les Platons, les Xénophons, les Cicérons; & parmi les Ecrivains sacrés, les Lactances, les Clémens d’Alexandrie, les Basiles. Ne perdons pas cependant un tems précieux: laissons les autorités pour nous appliquer à connoître ce que les Lettres sont en elles-mêmes; & décidons la question par ce que les Législateurs ont ordonné, plutôt que par ce que les Philosophes ont écrit.
On voudroit que l’homme n’agit jamais que par l’inspiration de la vertu; & que tous les habitans de la terre ne formassent qu’une Cité toute composée d’honnêtes gens. Le plan est magnifique; mais comment l’exécuter sans le secours des Lettres. On répond que l’exemple suit, que l’ignorance supplée aux préceptes. Fort bien: mais quels exemples doit-on attendre d’une multitude grossiere & sauvage! Tels étoient [23] sans contredit les hommes avant l’établissement des Lettres occupés à faire la guerre aux animaux qui leur servoient de nourriture, & presque semblables à eux, ils n’avoient ni loix, ni moeurs. Si quelques-uns doués d’une raison supérieure se portoient à la recherche du bien, privés du secours de l’histoire & des agrémens de la Poésie & de l’éloquence, combien leur voyoit-on faire de vains efforts & de fausses démarches? Pouvoient-ils se donner pour modelés à des Barbares? Peu efficace pour le bien & très-puissant pour le mal, l’exemple est par lui-même une foible ressource. La vertu modeste excite l’envie: son silence même est un reproche sanglant qui confond ouvertement & le crime & l’injustice: pour se faire aimer il faut qu’elle disparoisse: quel charme plus puissant que celui des Lettres pour la rappelle, & pour la faire goûter?
L’ignorance, répond-on, tient les passions dans un engourdissement que les Lettres dissipent. Quelle pitoyable défaite! C’est ici que nos adversaires ne peuvent déguiser la foiblesse de leur cause: en voulant pourvoir à la sureté de la vertu, ils la laissent sans défense, ils la livrent à ses plus cruels ennemis. L’homme naturellement révolté contre la domination aura-t-il, donc besoin des Lettres pour apprendre à secouer le joug de l’obéissance? L’orgueil dont il est radicalement infecté, & qui le rend sourd aux conseils de la raison ne suffit-il pas pour le porter à la révolte? Est-il de maître plus absolu, plus adroit & plus séduisant que lui? L’homme aura-t-il besoin des Lettres pour se livrer à de honteux excès, lui qui se prête si volontiers à la séduction des sens? Et quels docteurs que les sen! [24] Combien leurs piéges sont-ils fréquens, leurs sollicitations éloquentes, leurs flatteries insinuantes! L’homme aura-t-il besoin des Lettres pour employer la forcé ou la ruse à s’emparer du bien d’autrui? Parlerons-nous de l’amour? Quel Protée! Tantôt fier & brutal, tantôt doux & rampant, toujours fourbe & malin, il prend toutes les formes qui conviennent à ses vues. A quoi sert ici l’ignorance? Seroit-ce pour cacher à l’homme le levain de cupidité qui fermente dans ton coeur? Mais n’est-ce pas une chimere de supposer qu’on puisse l’ignorer? Ne vaut-il pas mieux apprendre à réformer les passions? mais sans l’étude des Lettres, comment s’affranchira-t-on de leur tyrannie? comment s’appliquera-t-on à devenir docile, chaste, libéral; à sacrifier s’il le faut ses biens & sa vie pour le service de la Religion & de l’Etat? Les Lettres nous donnent sur cette matiere de continuelles leçons, qui ne sont jamais inutiles; car ceux-là mêmes qui refusent de s’y conformer, sont souvent retenus dans le devoir par la crainte ou la honte qu’elles leur inspirent. On ne fait point assez d’attention aux bons effets que ces sentimens produisent, & l’on ne réfléchit pas combien ils contribuent au bonheur de la Société.
Si dans toutes ses actions l’homme n’avoir que l’honnêteté pour but, s’il la regardoit comme l’unique & le souverain bien, s’il étoit sincérement pénétré de l’idée de l’ordre, & s’il ne s’en écartoit jamais; j’avoue que les Lettres ne seroient pas alors nécessaires à la vertu; mais on ne peut nier, qu’elles ne lui servissent du moins d’un grand ornement. Quoi de plus beau & de plus agréable que l’Histoire, la Poésie & l’Eloquence? Mais enfin l’homme étant plongé dans d’épaisses [25] ténebres, & violemment enclin au mal, pourquoi le priver d’un rayon de lumiere dont il a besoin pour découvrir la vérité, d’une étincelle de feu qui peut l’embraser de l’amour de la vertu? La témérité ne sera donc plus réfrénée par les exemples que fournit l’histoire, les délices pures de la chaste & divine poésie ne dissiperont plus les charmes trompeurs d’une poésie licencieuse, les sophismes ne seront plus foudroyés par les traits d’une éloquence mâle & solide? Ainsi l’honnête homme sans savoir & sans avoir de quoi se défendre, restera exposé aux attentats des voleurs? Quelle horrible inhumanité!
Qu’on cessé de vanter l’ignorance, comme si elle avoit la forcé d’étouffer dans l’ame le germe des passons, de même que les froid brûle l’herbe des champs. N’est-il pas plus raisonnable de penser, que comme les reptiles les plus vénimeux naissent dans les solitudes arides & incultes, de même l’ignorance est la source seconde des plus affreux désordres?
Parcourons le monde entier: est-il un pays, un coin de la terre, qui n’ait été le théâtre des ravages de l’ignorance? Comment vivent aujourd’hui les nations barbares? Peindrai-je la fureur à laquelle elles s’abandonnent pour le plus vil intérêt, qui les porte à se percer mutuellement avec des flêches empoisonnées? Vous dirai-je..... Mais il seroit impossible de détailler tant d’horreurs. Rappellez ce que vous en avez lu, rassemblez ce que l’histoire raconte de ces malheureux siecles, si célebres par le regne de l’ignorance; vous ne compterez jamais, vous n’imaginerez pas même toutes les guerres, tous les fléaux, tous les forfaits que ce monstre a enfantés. Le nombre & l’atrocité de ses attentats échapperent à toute votre [26] sagacité. Jettons un voile épais sur tant d’infamies dont l’ignorance ne fait pas rougir: mais vous, ses tristes victimes, dont les membres déchirés par les Cannibales couvrent le genre humain d’un éternel opprobre, sortez de vos tombeaux, conduisez les panégyristes de l’ignorance dans ces plages qui ne vous sont que trop connues, où l’on voit un pere de famille assis à table distribuer de sang-froid de la chair humaine à sa femme & à ses enfans! à l’aspect de ces cruels repas, de ces festins horribles qui réalisent la fable de Thyeste, ils apprécieront eux-mêmes les obligations que nous avons à l’ignorance.
La pratique détestable des Antropophages n’est pas nouvelle, puisqu’il en est fait mention dans Homere, le plus ancien des Auteurs profanes. Quels exemples d’honnêteté & d’humanité attendra-t-on de ces hommes abominables, sur qui la beauté & la perfection du corps humain ne sont d’autre impression, que d’exciter en eux le sentiment d’une infâme luxure ou d’une barbare gourmandise.
Que seroit-ce du genre-Humain, s’il ne s’étoit pas trouvé des hommes assez éclairés pour connoître la noblesse de leur condition si honteusement assez hardis pour oser entreprendre de la rétablir dans ses droits; assez aimables pour adoucir l’humeur farouche de leurs compatriotes, & les faire consentir à l’établissement des loix? Mais lorsqu’il a été question d’aller à la source du mal, comment a-t-il pu se faire, que les différens Législateurs, quoique séparés les uns des autres par l’intervalle des tems & des lieux, se soient tous accordés à regarder l’ignorance comme la cause de barbarie, [27] & se soient servis des mêmes moyens pour la détruire Ce sont là des faits qui démontrent évidemment l’utilité & la nécessité des Lettres.
Quel tribut d’amour, de respect & de reconnoissance ne devons-nous pas a ceux qui les ont fait naître! Leurs dépouilles mortelles sont depuis long-tems enfermées dans le tombeau, mais leur esprit vit encore pour nous. Quel est ce vénérable vieillard que j’apperçois à travers les ombres de l’antiquité la plus reculée? son visage est plus brillant que le soleil. O prodige! Plus il s’éloigné de notre âge, plus il paroît grand & lumineux. Placé sur une montagne élevée il reçoit les hommages de tout l’univers; d’une main il commande aux flots de la mer; de l’autre il porte ces tables fameuses, où la loi de Dieu est gravée. Que les partisans de l’ignorance jettent les yeux sur ce redoutable vainqueur, qui apprend aux hommes les merveilles de la création, l’unité de l’Etre suprême, les triomphes de ce Dieu vengeur sur l’impiété, & qu’ils reconnoissent dans sa personne le Prince des Orateurs, des Philosophes & des Poetes. Un peu au-dessous de Moïse j’apperçois d’un côté le Roi Prophête dansant devant l’arche du Seigneur, & suivi d’un peuple innombrable qu’attire la douceur & la sublimité de ces cantiques. De l’autre côté je vois dans des jardins fleuris ce Monarque à qui l’Esprit Saint donna le nom de sage: plongé dans une méditation profonde, il assigne à chaque âge, à chaque condition les devoirs qui les concernent, & ne montre pas moins d’habileté à peindre les hommes, qu’à percer les secrets de la nature. Quelle est cette auguste assemblée qui occupe le vallon? C’est le choeur des saints [28] Prophetes, qui seront à jamais l’honneur & le soutien de éloquence & de la poésie.
Quelles vives lumieres sortent de ce mont sacré à travers les ténebres de l’idolâtrie qui l’environnent! L’ancien Parnasse s’abaisse devant lui, mais malgré les fables qui le dégradent & dans la sombre nuit du Paganisme, celui-ci laissé échapper des traits d’un feu pur & brillant. Combien de Solons, de Pompilius ont su guider leurs pas à la lueur d’une raison épurée, & n’ont pas craint de déclarer la guerre à l’ignorance?
Mais sans nous arrêter à des exemples étrangers, ouvrons notre histoire; comparons les siecles ténébreux avec ceux où les sciences ont fleuri; & voyons eu abrégé ce que les grands Princes & les habiles Politiques ont pensé sur cette matiere.
Cette discussion nous fournira de tems en tems des traits agréables; mais quelle sera notre admiration lorsque nous repasserons le regne de notre auguste Monarque? Quel puissant protecteur des Lettres! & de combien de saveurs les a-t-il honorées! Dès l’âge le plus tendre, il ne s’est pas contenté de répandre en particulier ses bienfaits sur les Muses qui président à l’éducation de la jeunesse, il a voulu ensuite les doter avec une magnificence vraiment royal. Durant les horreurs de la guerre, il leur a procuré les douceurs d’un tranquille loisir; & dés qu’il a donne la paix à l’Europe, il s’occupe tout entier du soin d’augmenter la gloire du nom François. Tandis qu’il parcourt ces monumens superbes, dresses par ses ancêtres, qu’il a lui-même réparés ou embellis; & qu’il cherche les moyens de laisser à la postérité des preuves de son goût & de sa munificence; un heureux génie lui suggére [29] le plus beau plan qui fut jamais, dont l’exécution glorieuse lui étoit réservée? il s’agit d’affranchir de l’opprobre, de l’ignorance & de la pauvreté cette jeune Noblesse dont les généreux Peres ont prodigué leur sang & leur bien pour le service de la Patrie. Tel est l’objet de la fondation de l’Ecole militaire; les Eleves y seront instruits en même tems des principes de la Religion & des connoissances utiles à la défense de l’Etat. Cet établissement en procurant un double avantage à la Nation assure au Roi à deux différens titres le nom de Pere de la Patrie: il l’acquitte d’une dette justement contractée envers les ayeux de ces jeunes Héros, & lui fournit de nouveaux défenseurs, qui lui seront d’autant plus attachés, que leur éducation sera tout à la fois la preuve authentique de la libéralité du Prince, de leur propre noblesse, & des services que leurs parens ont rendus à l’Etat; dessein, dont Charlemagne lui-même, le restaurateur des Lettres dans l’Europe, pourroit être jaloux.
A cet illustre nom, l’ignorance pâlit, frappée d’un nouveau coup de foudre. Jamais Prince n’auroit su mieux que lui la faire valoir s’il étoit vrai qu’on peut en tirer parti. Quelle fut la conduite de ce sage Monarque? Pour avoir un corps de réserve, toujours prêt à combattre cette odieuse ennemie, il établit un Conseil des Comtes de sa Maison à qui il donna le pouvoir de dresser & d’interpréter les loix, de terminer les procès & de veiller à l’avancement des Sciences & des Arts. Telle est l’origine de ce célebre Parlement, supérieur à tous nos éloges. Que ne pourrois-je point en dire? Combien y compte-t-on de lumieres du Barreau, de Héros de Thémis, [30] de modeles d’une constance invincible? Il faudroit n’en omettre aucun pour rendre justice à tous. Combien de Magistrats soutiennent dans les Tribunaux des Provinces l’honneur de ce premier Corps dont ils ont été tirés, & y perpétuent le zele pour la justice & l’amour des Lettres qui lui surent jadis inspirés par Charlemagne.
J’en trouvé la preuve dans vous-même, Monsieur, ce grand Empereur conversoit familiérement avec les gens de Lettres, & leur témoignoit autant de bonté que vous en faites paroître en prenant place dans cette Assemblée. Il excitoit les savans à se distinguer dans la carriere de la littérature par les mêmes caresses dont vous honorez nos jeunes athletes victorieux. Par-tout vous êtes chéri & considéré comme il l’étoit: car il n’est aucun des parens de cette florissante jeunesse, en quelque lieu qu’il habite, qui ne tourne dans ce moment les yeux sur vous, & qui pénétré d’admiration, de zele & de respect ne s’enorgueillisse en quelque sorte & ne s’attendrisse jusqu’aux larmes, lorsqu’il vous voit remplir si dignement les fonctions de Pere à l’égard de ses enfans.
Vous avez droit, illustres Sénateurs, à de pareils sentimens de reconnoissance. Ce n’est pas sans peine que vous quittez ces glorieuses occupations, que votre religion, votre prudence, votre zele infatigable pour la Patrie vous rendent si cheres. Ne regrettez pas néanmoins les courts instans que vous accordez à nos voeux. Ce sont les vertus mêmes que j’ai nommées qui vous conduisent ici: elles ne peuvent que vous bien inspirer. Elles sauront vous rendre avec usure ce peu de tems que vous nous sacrifiez. Votre présence à nos exercices va prévenir des [31] maux auxquels votre sagesse auroit été obligée de remédier; & vous prépare déjà des coopérateurs empressés de suivre vos traces. Lorsque Charlemagne eût formé votre auguste Compagnie, cet habile Monarque vit bientôt qu’il n’étoit pas moins nécessaire d’établir une société de Savans, qui fût comme une pépiniere de l’Etat, où la jeunesse la plus distinguée, honorée de votre protection apprît à devenir un jour digne de vous succéder. Associée à votre gloire dès sa naissance, jugez, Messieurs, de la joie de l’Université, lorsqu’elle peut jouir de la présence de tant de grands hommes, qui furent autrefois élevés dans son sein, & qui sont maintenant son plus ferme rempart & ses plus zélés Panégyristes. Sa reconnoissance redouble aujourd’hui qu’il s’agit de l’honneur des Lettres: votre absence les auroit privées de l’un des plus surs & des plus glorieux moyens qu’elles puissent employer pour la défense de leur cause.
Mais si les Rois & les Législateurs ont cru s’illustrer en favorisant les Lettres, & s’ils en ont tiré de puissans secours; pourquoi sont-elles maintenant traitées d’infâmes séductrices, & exposées à la critique la plus amere? N’est-ce pas attenter au bien de la société, que de vouloir par d’odieuses imputations détourner les honnêtes gens de l’étude, tandis que les hommes les plus sages, ont regardé les Lettres comme la plus courte & presque la seule voie qui conduite à la vertu? Nos adversaires rougissent peut-être de se voir en opposition avec de si respectables autorités: ils avouent qu’ils ont excédé en traitant les Lettres avec si peu de ménagement, mais ils n’en veulent, disent-ils, qu’à l’abus énorme qu’on en fait. C’est [32] un trésor précieux que les hommes sont indignes de posséder parce qu’ils le tournent en poison: si le fait est vrai, Messieurs, rendons les armes, avouons notre défaite. Que ces filles du Ciel, présent trop funeste à la terre, retournent au lieu de leur origine. Que le Prince si pieux qui vient de fonder une Chaire dans cette Université pour l’interprétation des sautes Lettres condamne son zele mal entendu, & qu’il réserve ses libéralités pour de plus dignes objets. Il faut renfermer sous le sceau les divines Ecritures, parcequ’un Bayle pourroit les profaner: que les Philosophes n’entreprennent plus de nous développer les ressorts de la Providence, également admirable dans le plus grand comme dans le plus petit de ses ouvrages, ni l’efficacité de la Toute-puissance de Dieu, qui se fait une espece de jeu de la création de ce vaste Univers, parce qu’un Spinosa pourroit confondre la substance divine avec les esprits créés & la matiere, & en faire un composé monstrueux: que la Jurisprudence cessé de nous donner des leçons, pour la conduite de notre vie & la police des états, parce qu’un Hobbes pourroit abuser des plus saines maximes que l’Orateur & le Poete, que le Peintre & le Statuaire ne transmettent plus à la postérité la mémoire des belles actions; qu’on étouffe dans son berceau l’art prodigieux, si propre à illustrer notre Patrie & notre siécle, de ranimer sur la toile une peinture prête à céder sur la fresque ou sur le bois à l’injure des tems. Qu’on interdise aux Artistes distingués l’usage de ces admirables talens, fondement solide de leur fortune & de leur réputation: qu’on supprime enfin tous les livres, que les savans se taisent & que les Lettres soient condamnées à [33] l’oubli. L’ignorance triomphera: mais quel bien en résultera-t-il? Si l’on proscrit les Sciences & les Arts, le monde entier retombe dans le cahos.
Dans cette supposition l’homme seroit réduit à une condition bien plus triste que celle à laquelle les exposerent jamais les inconvéniens qu’entraîne l’abus des Lettres. Nous sommes donc redevables aux Lettres de plusieurs avantages inestimables malgré les abus dont on les accuse. Mais ces abus en quoi consistent-ils, & les Lettres en sont-elles véritablement responsables! c’est ce qui nous reste à examiner.
SECONDE PARTIE
On peut abuser de la Science comme de la Religion; mais ces abus mêmes en caractérisant notre foiblesse démontrent sensiblement la nécessité de l’une & de l’autre. Il ne s’agit donc pas de savoir s’il est des gens qui fassent servir les Lettres à de mauvais usages, mais uniquement si elles s’y prêtent d’elles-mêmes, si elles sont pernicieuses de leur nature. Nos adversaires soutiennent l’affirmative, & nous croyons les avoir suffisamment réfutés par l’exposition de ce principe certain: que la science est la source de toutes sortes de biens, comme l’ignorance est la source de tout mal.
On nous conteste cette vérité, qu’on veut faire passer pour une subtilité métaphysique, dont on appelle à l’histoire & à l’expérience; on croit pouvoir prouver par les faits que le luxe & l’irréligion doivent leur établissement & leurs progrès [34] aux Lettres, & ne subsistent que par elles: que de-là est sortie cette foule de passions effrénées, qui ont si souvent renversé les Empires, & presqu’anéanti le culte de la Divinité.
A cette accusation qui comprend tous les crimes possibles, les Lettres répondent: Comment serions-nous coupables des maux dont vous vous plaignez, nous qui n’étions pas encore au monde lorsqu’ils y ont paru? En effet, quand est-ce que l’impiété & la dissolution (je dis la dissolution & non pas le luxe, car celui-ci n’est qu’un léger dédommagement, que celle-là s’est adroitement ménagé lorsqu’elle a vu ses excès censurés & réprimés par les Lettres,) quand est-ce, dis-je, que ces malheureuses filles de la volupté & de l’ignorance se sont emparées de l’empire de l’Univers? N’ont-elles pas dès le premier âge marché tête levée, & secoué le joug de la pudeur? Ne vit-on pas dès-lors éclore toutes les passions, dont l’affreux débordement couvrit toute la terre de tant de crimes & d’abominations, qu’un déluge universel n’a pas suffi pour la laver.
Où en étoient alors les Lettres? elles étoient à peine conçues dans le sein d’un petit nombre de bons esprits; ou si elles avoient déjà vu le jour, foibles & rampantes dans cette premiere enfance, elles n’osoient encore sortir de l’étroit espace qui servoit de retraite à ces sages. Cependant à la suite des infâmes plaisirs, l’irréligion aigrie plutôt que domptée par les exemples récens de la vengeance céleste, & devenue d’autant plus audacieuse que Dieu la traitoit avec plus d’indulgence, étoit montée à cet excès de folie de vouloir détrôner l’Etre suprême. Vains efforts, dont l’impiété essaya de se consoler [35] en ravissant à Dieu son culte & ses adorateurs, par les attraits séduisans de la volupté. Tous les vices eurent alors des autels,& l’encens que l’on refusoit au souverain Maître fut prodigué à ces monstres impurs. Qu’y a-t-il en cela qu’on puisse imputer aux Lettres? Loin de les accuser d’avoir donne naissance au crime, on peut dire que ce tyran leur déclare dès leur berceau la plus cruelle guerre. A peine sorties de l’enfance elles ne savent où fuir. Ici on leur tend des piéges, là on tâche de les exterminer à forcé ouverte.
L’Egypte leur offre un asyle. Mais qu’arrive-t-il? On leur fait la réception la plus honorable dans la vue de les séduire. On les érige en Déesses malgré elles. Pour les empêcher de publier les louanges du vrai Dieu & de venger l’injure faite à son saint Nom, on les retient captives au fond des temples, où on les lie avec des chaînes d’or, ornées de fleurs & de pierreries. Elles ne rendent des oracles que par la bouche des Mages: leurs préceptes qui ne devroient servir qu’à l’instruction deviennent un langage énigmatique. Cette dure servitude ne les empêche pas néanmoins de faire quelquefois briller la vérité à travers une infinité de fables & de mensonges, dont de perfides interpretes ont soin de la voiler. L’Univers étonné reconnoît qu’il doit à l’Egypte, cette mere seconde du Paganisme & de la superstition, les Loix les plus utile & les plus sages.
Parmi les Hébreux, les Lettres n’ont point été par de semblables artifices, mais elles ont essuyé de leur part bien d’autres indignités. A l’ombre de la protection divine elles ont long-tems joui de la liberté: mais combien de fois [36] ont-elles été saisies d’une frayeur mortelle en voyant couler le sang de leurs plus chers défenseurs? Semblables à l’infortunée Cassandre des Poetes, jusqu’à quand ce Peuple ingrat & incrédule les rejettera-t-il honteusement? Le Juif aveugle a laissé en passer en des mains étrangeres le précieux dépôt de la Religion & Lettres. Il se repaît ales chimeres de la cabale & des rêveries du Talmud: son ignorance fait sans doute son bonheur, il en est devenu moins avare, moins brigand, moins perfide.
Est-il nécessaire, Messieurs, de chercher d’autres preuves; ferai-je le récit ennuyeux de ce qui s’est passe chez toutes les Nations? Parcourerai-je l’histoire des héros de la Scélératesse, pour vous convaincre de ce que vous ne sauriez ignorer que l’homme a un fond de méchanceté qui se suffit à lui-même sans le secours des Sciences? Que pourvoient-elles ajouter à l’ambition de Sémiramis, à la cruauté de Cléopatre, à la perfidie de Mithridate, ou à l’extrême dépravation de tant d’autres?
Si nos adversaires veulent s’en rapporter aux faits & à l’expérience, qu’ils se transportent en Asie. Les Lettres y ont régné sur le rivage opposé à l’Europe; mais leur lumiere n’a pas brillé au-delà, ou elle n’y a lancé que de foibles rayons: Cependant depuis ce tems-là toute cette région n’a-t-elle pas été agitée par de violentes secousses? Combien de fois a-t-elle changé de maître, & que de révolutions a-t-elle éprouvées? Qu’on demande aux Chaldéens, aux Assyriens, aux Perses, aux Macédoniens, aux Romains si les Lettres contribuent jamais à ces désastres. Mais pourquoi recourir à [37] des tems si éloignés? Les expéditions modernes des Sarrasins & des Arabes suffisent pour décider la question. Les Sciences & les Arts furent-ils jamais plus méprisés & plus maltraités, que sous ces barbares vainqueurs qui se glorifioient de leur ignorance? Combien ont-ils saccagé de villes où les études étoient florissantes. Que dirai-je de ces Isles autrefois si renommées, d’Alexandrie & de sa fameuse bibliothèque qu’ils ont réduite en cendres, enfin de toute cette côte d’Afrique où les Tertulliens, les Cypriens, les Augustins ont donne tant de preuves de leur génie & de leur érudition? Faut-il dater le regne de la pudeur, de la bonne foi, de l’humanité, depuis que la Patrie de ces saints personnages est devenue le domaine des corsaires & des brigands.
On ne peut voir sans douleur que des débris de tant d’Empires se soit formé celui du libertinage & de l’irréligion. Ce couple impur s’applaudit au milieu de Babylone, où il a établi son trône depuis tant d’années. Le libertinage considere avec complaisance cette foule innombrable de peuples dévoués à la mollesse: l’impiété se glorifie d’avoir assujetti à ses ridicules superstitions tant de grands génies. L’un & l’autre se réjouissent d’avoir rendue stérile la plus fertile partie du monde, & de l’avoir changée en déserts affreux. C’est en défigurant les productions de la nature, en proscrivant les ouvrages de l’art qu’ils sont venus à bout de dégrader l’homme & de ternir la gloire du Créateur; ils ne pouvoient choisir de plus sûrs moyens; mais donner son approbation à de pareils attentats n’est-ce pas se déclarer l’ennemi de Dieu & des hommes? Au-contraire, quoi de plus propre à allumer dans les coeurs [38] le feu de l’amour divin que de parer le monde de tous les ornemens dont il est susceptible? C’est pour cela que Dieu plaça l’homme dans un jardin délicieux. C’est dans la même vue & par l’effet d’une inspiration céleste que les Lettres travaillent de travaillent de concert à embellir l’Europe, où elles ont fixé leur séjour. En effet, Messieurs, c’est dans cette partie du monde que, après vous avoir décrit les ravages que l’ignorance a causés dans l’Asie & dans l’Afrique, je vais vous démontrer les avantages inestimables qu’elles nous procurent.
Il est évident qu’il n’y a point de pays où l’éclat de la Divinité & la dignité de l’homme paroissent plus sensiblement qu’en Europe. Combien y compte-t-on de personnages aussi recommandables par la pureté des moeurs que par les connoissances acquises? Ne sont-ce pas autant de soleils qui portent la chaleur & la lumiere dans le sein de nos villes, dont les rayons se répandent sur nos campagnes & percent l’obscurité des plus sombres réduits.
Les besoins de la vie nous imposent un travail nécessaire qui par sa continuité & par l’application, qu’il exige, pourroit affoiblir les connoissances que nous avons de la Divinité. Mais remarquez à quel point les Lettres sont attentives à adoucir ce travail. De célebres Académiciens s’appliquent à perfectionner l’agriculture; ils fouillent eux-mêmes les entrailles de la terre, & la forcent par de savans essais à déclarer jusqu’où s’étend le terme de sa fécondité; leurs soins sont abondamment récompensés: que des leurs charmantes, que de fruits délicieux couvrent nos champs! Que de plantes & d’arbres de diverses especes nous fournissent à l’envi le nécessaire, l’utile & l’agréable! [39] Graces à l’industrie de ses habitans, l’Europe est la région de l’Univers la plus fertilisée & la plus riante.
Mais il étoit à craindre que le lâche & paresseux frelon n’enlevât à la diligente abeille le fruit de ses travaux; c’est à quoi les Lettres ont pourvu par l’établissement des loix entre les Citoyens; & pour repousser l’avide étranger, opposant la forcé à la forcé, elles ont formé les regles de l’art militaire. Laquelle des deux de la Jurisprudence ou de la science des armes doit tenir le premier rang dans notre estime? C’est ce qu’il n’est point facile de décider, tant l’une & l’autre ont été fécondes en hommes illustres.
Mais comme leurs emplois & leurs fonctions n’occupent que peu de personnes en comparaison du grand nombre de ceux qui vivent sous leur double protection, par quel moyen les Lettres ont elles prévenu dans la multitude, l’oisiveté & les vices qui marchent à sa suite? Vous venez, Messieurs, d’admirer leur sagesse, louez à présent leur industrie. Elles ont inventé toutes sortes d’Arts, qui concourent en différentes manieres au bien public. Ils servent à étendre ou à exercer le génie, à conserver ou rétablir la santé, à exciter dans tous une noble émulation. Ce sont eux qui érigent aux actions vertueuses des monumens éternels, qui augmentent l’éclat du Trône, enrichissent le Citoyen, & fournissent à chacun selon son état & ses talens une occupation convenable.
On a raison d’admirer ce qui se passe dans une ruche d’abeilles: mais à la vue de l’ardeur inexprimable dont nos ouvriers sont animés, qui leur fait employer toutes les ressources de l’esprit, toute la dextérité de la main pour produire tant de [40] chefs-d’oeuvre, quel est l’homme assez aveugle, assez stupide pour ne pas reconnoître le premier auteur de ces belles inventions, & pour lui refuser le tribut de louanges qui lui est dû? Aux yeux de tout homme qui sait penser l’Europe est tout ensemble un jardin de délices, & l’objet d’une continuelle admiration; car ce n’est point une nouveauté de la voir enfanter chaque jour de nouveaux miracles.
Au milieu de ce jardin, dira-t-on, comme dans l’ancien Paradis-terrestre est placé l’Arbre de vie, auquel il est défendu de toucher: c’est la Religion. Cependant combien d’animaux féroces s’efforcent de lui nuire? Et d’où lui vient cette prodigieuse quantité d’adversaires, si ce n’est de la part des Lettres, que l’on regarde mal-à-propos comme le rempart de la foi?
Il est aisé de prouver que les Lettres ont effectivement l’honneur de servir à étendre & à maintenir la Religion. Elle ne fut jamais en plus grand danger que lorsque les études furent languissantes. Au contraire elle n’eût point de jours plus beaux & ne remporta point de victoires plus signalées, que lorsque les Lettres renaissantes l’accompagnerent au combat. Faut-il cri donner des preuves? La Chaire même où je suis m’en fourniroit en foule; mais je n’en veux point d’autre que ce trait de l’Empereur Julien, le plus dangereux comme le plus politique d’entre les hérétiques & les apostats. Il comprit, que la Religion pareroit aisément tous les coups qu’il vouloit lui porter, tant que les Lettres veilleroient à sa défense. Inspiré par la malignité de son génie, il tenta d’abord de les anéantir. Mais Dieu fut les venger en les faisant servir à la vengeance [41] de son culte. Il permit que les Lettres détruisissent l’idolâtrie par l’idolâtrie même, dont elles dévoilerent l’absurdité, & firent ainsi triompher la Religion de la maniere la plus glorieuse & la plus éclatante.
Fidelles a l’obligation où elles sont de suivre constamment la voix de la vérité & les étendards de la vertu, les Lettres n’avouent pour disciples que les gens de bien qui combattent à leur côté contre la licence & l’irréligion. Ceux qui, séduits par les faux attraits de la volupté & du mensonge, abusent de leur génie & de leurs talens, pour faire tomber les autres dans les mêmes piéges, sont autant de déserteurs qu’elles méconnoissent, & dont elles abhorrent la perfidie.
Il est vrai que malgré tous leurs efforts, elles ne sauroient étousser le dragon furieux, cet éternel ennemi de la Religion, qui précipite du Ciel les étoiles, & dont la bouche impure vomit sur la terre un torrent de livres impies: mais faut-il pour cela, dans l’accès d’une douleur aveugle, imputer aux Lettres les crimes de ce monstre? L’ignorance est-elle donc la seule compagne de l’innocence & de la probité? Pourquoi charger les Lettres de nos propres vices, nous qui savons qu’il n’est pas même permis de flétrir en les appliquant à d’indignes usages? Les traiter de séductrices, vouloir les condamner à périr, n’est-ce pas imiter l’égarement d’un furieux, qui prenant son médecin pour un empoisonneur, se jette sur lui, & veut lui enfoncer le poignard dans le sein? Quel pronostic moins équivoque de cette barbarie, dans laquelle on craint que nous ne soyons bientôt replongés! On nous oppose l’exemple des Lacédémoniens. Excellens [42] modeles, Messieurs! Acheterons-nous comme eux, par le renoncement aux douceurs & aux commodités de la vie, le droit d’être ambitieux, injustes, adulteres, ennemis de la liberté d’autrui, & nous serons-nous gloire de ressembler à de vils gladiateurs? Si les loix de Lycurgue contiennent quelque chose de bon, à qui en fut-on redevable si ce n’est aux Lettres? Ces anciens Romans, dont on évoque les ombres, comme pour nous faire rougir en nous confrontant avec eux, n’avoient-ils rien emprunté de Pythagore & des autres Législateurs de la Grece? Les Fabricius eux-mêmes, les Curius, les Fabius, puisoient dans les Lettres les notions de la vraie vertu. Cet amour de la Patrie dont on leur fait tant d’honneur, qu’étoit-il chez eux, si vous en exceptez un très-petit nombre, sinon l’injuste conspiration d’un Peuple de Soldats qui aspiroit à la conquête de l’Univers; le sentiment d’une ambition effrénée, qui enivrée par ses succès donnoit aux nations vaincues autant de tyrans, que Rome avoit de citoyens? Auroient-ils été capables de ce désintéressement dont notre auguste Souverain a donne de si belles leçons à ses alliés & à ses ennemis mêmes? Si les Spartiates, ainsi que les Romains avoient eu autant d’amour que lui pour l’équité; s’ils avoient cherché à commander aux hommes plutôt par la sagesse des loix que par la forcé des armes; si leur Sénat s’étoit constamment appliqué à devenir pour les autres Nations un modele de modestie & de bonne foi, nous leur accorderions volontiers les éloges que nous refusons au masque de la vertu: mais en supposant qu’ils auroient pris la vraie vertu pour guide, il ne faut pas croire qu’ils l’eussent fait sans le secours des Lettres.
[43] Ce sont les Lettres qui donnent un lustre incomparable à la vertu: celle-ci a des charmes, il est vrai, qui lui sont propres, & qu’elle n’emprunte que d’elle-même; mais semblable à l’aimant qui a besoin d’être armé pour développer toute sa forcé, la vertu ne peut gueres se passer de la silence. Seule & isolée, elle paroît l’effet d’un caractere dur, ou d’un génie stupide. Pour emporter tous les suffrages, il faut allier la piété l’érudition. Cet heureux accord dissipe le venin de l’envie, réprime l’audace de l’impiété, chasse les vaines terreurs qu’inspire la timidité. Il n’est personne qui n’embrasse volontiers le parti de la vertu guidée & éclairée par la science.
On nous cite je ne sais quel Peuple, qui n’existe peur-être nulle part, si ce n’est dans les descriptions des Poetes, dont les moeurs, dit-on, sont si pures, qu’il ne connoît pas même les passions. Il doit son innocence à une ignorance profonde qui lui interdit les connoissances les plus communes. C’est un peuple d’enfans, tant il a de douceur, de candeur & de simplicité. En supposant la vérité de ce qu’on avance ainsi, je vous demande, Messieurs, si l’intelligence da Créateur brille avec plus d’avantage dans les jeux puériles, ou les occupations frivoles de ce peuple ignorant, que dans les sublimes pensées & les actions héroïques du Sage dont l’esprit est paré des richesses de la science; non sans doute, on ne connoît point la vertu, lorsqu’on n’a pas de notion du vice. Il y a plus de grandeur à être vertueux par goût & par choix, à réprimer par la forcé de l’aime la vivacité des passions, à étendre l’empire de la raison par ses moeurs & par ses écrits, qu’il n’y en auroit à triompher du vice par l’ignorance & par l’inaction. Le peuple dont [44] on nous parle tient précisément le milieu entre l’homme & la brute; mais l’homme qui se distingue par la vertu jointe la science, s’élevé au-dessus de lui-même, & se rapproche de la Divinité.
Puisque telle est l’excellence d’un pareil homme, que lui seul l’emporte sur tout un peuple, quel bonheur pour tous les ordres de l’Etat, quelle gloire pour le Créateur & pour nous mêmes qui sommes son ouvrage, si l’esprit & les talens étoient toujours réunis aux qualités du coeur & à l’amour de la Religion! Quel magnifique spectacle! quel agréable concert! Un parterre émaillé de fleurs, le Ciel étincelant de mille feux nous ravissent & nous enchantent; mais la terre parée de tant d’astre animés qui se prêteroient mutuellement de l’éclat n’auroit-elle pas droit de le disputer aux Cieux? Au lieu d’être le marche pied du Très-haut, elle pourroit devenir sou Trône, & augmenter la Cour des sublimes intelligences qui l’environnent.
Cette vue du bien public a excité en faveur des Lettres le zele d’un homme* [*M. L’Abbé LE GENDRE] également recommandable par sa conduite & par ses ouvrages. Il a assigné les premiers fonds pour la distribution de nos prix. Simple particulier, le plan qu’il forma n’avoit pour but que le progrès de quelques Arts; quelle seroit aujourd’hui sa joie, & combien se sentiroit-il honoré de voir le Sénat de la Nation, le premier Parlement du Royaume consacrer à l’utilité publique la source d’une si louable émulation, & répandre dans tout le monde par le moyen de l’Université, & le fruit du bienfait & la gloire du bienfaiteur?
[45] Cette fondation s’est accrue par la libéralité d’un homme célebre,* [*M. COFFIN.] occupé pendant un grand nombre d’années 0 l’éducation de la jeunesse, qui non content d’avoir formé ses élevés à la vraie éloquence & à la belle poésie dans lesquelles il excelloit, entretient même après sa mort le goût des bonnes études.
On n’est pas moins redevable à ce zélé Citoyen* [*M. COIGNARD] LE digne émule des Elzévirs & des Etiennes. Epris des charmes de la langue & de l’éloquence latine, après nous avoir donne de magnifiques éditions de Cicéron & d’autres excellens Auteurs, il retient par un prix considérable les muses Romaines prêtes à nous quitter. L’étude du latin ne sera plus négligée, consacrée d’une part à l’immortalité dans des livres parfaitement imprimés, & cultivée de l’autre par les bouches éloquentes qu’excite la générosité du fondateur.
Tels sont les sentimens de ceux à qui vous devez les couronnes qui parent vos têtes, jeunesse chérie, votre sort fait des jaloux dans les provinces & au-delà des limites de la France. Je n’ai pas besoin de vous exhorter à ne jamais oublier ce jour l’un des plus beaux de votre vie. L’ardeur & l’empressement que vous faites paroître, me sont de fûts garants que vous en conserverez précieusement le souvenir. Mais ce que je ne puis assez vous recommander, c’est d’avoir sans cessé devant les yeux, quelle est la fin qu’on se propose en vous couronnant de tant de gloire; pourquoi cette auguste Cour suspend ses importances fonctions; ce qu’elle attend de [46] vous pour son service & pour celui de la Patrie; ce qu’elle exige encore au nom de la religion dont elle est la protectrice; pourquoi tant d’illustres Citoyens honorent votre triomphe de leur présence: enfin, quel est le juste retour que vous devez à l’Université pour les soins multipliés que votre éducation lui a coûté. Que la science dont cette tendre mere a déposé le germe dans votre esprit, n’y dégénéré jamais en ostentation ridicule. Soyez savans sans orgueil, fuyez une curiosité téméraire, ayez de la douceur, de l’affabilité, & montrez par le bon emploi de vos veilles, que vous aspirez à la gloire & au titre de bons Citoyens. Tels sont les devoirs que prescrit cette assemblée par ma bouche; voilà ce qu’attendent de vous nos Provinces qui ont les yeux fixés sur vous. Prouvez aux adversaires que nous avons combattus dans ce discours, non par l’autorité de nos maximes qu’ils ne veulent point reconnoître, mais bien par la sagesse de votre conduite, que l’Université dans ses leçons ne se borne point à un vain arrangement de mots; mais qu’elle vous a appris à ne chercher dans les écrits des anciens que ce qui peut contribuer à perfectionner les moeurs & éclairer la raison; qu’ils apprennent enfin de vous, & que votre exemple soit contr’eux un argument sans réplique, qu’au lieu d’être des hommes frivoles ou dangereux, les gens de Lettres sont les plus zélés défenseurs de la vertu, & que leurs connoissances contribuent infiniment à l’affermissement de son empire.
FIN.