JEAN JACQUES ROUSSEAU

DEUX LETTRES A M. DE M***.
Sur la formation des Herbiers

[1771, décembre; 1782 =Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VII, pp. 589-598. Melanges II.]

[589]

DEUX LETTRES
A M. DE M***.

Sur la formation des Herbiers.

PREMIERE LETTRE.
Sur le format des Herbiers
& sur la Synonymie

Si j’ai tarde si long-tems, Monsieur, q répondre en détail à la Lettre que vous avez eu la bonté de m’écrire le 3 Janvier, c’a été d’abord dans l’idée du voyage dont vous n’aviez prévenu, & auquel je n’ai appris que dans la suite que vous aviez renonce; & ensuite par mon travail journalier qui m’est venu tout d’un coup en si grande abondance, que pour ne rebuter personne j’ai été force de m’y livrer tout entier, ce qui a fait à 1a Botanique une diversion de plusieurs mois. Mais enfin voilà la saison revenue, & je me préparé à recommencer rues courses champêtres, devenues par une longue habitude nécessaires à mon humeur & à ma santé.

En parcourant ce qui me restoit en plantes seches, je n’ai gueres trouve, hors de mon Herbier auquel je ne veux pas toucher, que quelques doubles de ce crue vous avez déjà reçu, & cela ne valant pas la peine d’être rassemble pour un premier envoi, je trouverois convenable de faire durant [590] cet été de bonnes fournitures; de les préparer, coller & ranger durant l’hiver, après quoi je pourrai continuer de même d’année en année jusqu’à ce que j’eusse épuise tout ce que je pourrois fournir. Si cet arrangement vous convient, Monsieur, je m’y conformerai avec exactitude, & des-à-présent je commencerai mes collections. Je desirerois seulement savoir quelle forme vous préférez. Mon idée seroit de faire le fond de chaque Herbier sur du papier à lettre, tel que celui-ci; c’est ainsi que j’en ai commence un pour mon usage, & je sens chaque jour mieux que la commodité de ce format compense amplement l’avantage qu’ont de plus les grands Herbiers. Le papier sur lequel sont les plantes que je vous ai envoyées vaudroit encore mieux, mais je ne puis retrouver du même, & l’impôt sur les papiers à tellement dénature leur fabrication, que je n’en puis plus trouver pour noter qui ne perce pas. J’ai le projet aussi d’une forme de petits herbiers à mettre dans la poche pour les plantes en miniature qui ne sont pas les moins curieuses, & je n’y ferois entrer néanmoins que des plantes qui pourvoient y tenir entières, racines & tout; entre autres, la plupart des Mousses, les Glaux, Peplis, Montia, Sagina, Passe-pierre, &c. Il me semble que ces Herbiers minons pourroient devenir charmans & précieux en même tems. Enfin il y a des plantes: d’une certaine grandeur qui ne peuvent conserver leur port dans un petit espace, & des échantillons si parfaits que ce seroit dommage de les mutiler. Je destine à ces belles plantes du papier grand & sort, & j’en ai déjà quelques-unes qui font un fort bel effet dans cette forme.

[591] Il y a long-tems que j’éprouve les difficultés de la nomenclature, & j’ai souvent été tente d’abandonner tout-à-fait cette partie. Mais il faudroit en même tems renoncer aux livres & profiter des observations d’autrui, & il me semble qu’un des plus grands charmes de la Botanique est, après celui de voir par soi-même, celui de vérifier ce qu’ont vu les autres; donner sur le témoignage de mes propres yeux mon assentiment aux observations fines & justes d’un auteur, me paroit une véritable jouissance; au lieu que quand je ne trouve pas ce qu’il dit, je suis toujours en inquiétude si ce il n’est point moi qui vois mal. D’ailleurs ne pouvant voir par moi-même que si peu de chose, il faut bien sur le reste me fier à ce que d’autres ont vu, & leurs différentes nomenclatures me forcent pour cela de percer de mon mieux le cahos de la synonymie. Il a falu, pour ne pas m’y perdre, tout rapporter à une nomenclature particuliere, & j’ai choisi celle de [Charles] Linnaeus, tant par la préférence que j’ai donnée son système, que parce que ses noms composes seulement de deux mots me délivrent des longues phrases des autres. Pour y rapporter sans peine celles de [Joseph] Tournefort, il me faut très-souvent recourir à l’auteur commun que tous deux citent assez constamment, savoir Gaspard Bauhin. C’est dans son Pinax que je cherche leur concordance. Car [Charles] Linnaeus me paroit faire une chose convenable & juste, quand [Joseph] Tournefort n’a fait que prendre la phrase de [Gaspard] Bauhin, de citer l’auteur original & non pas celui qui l’a transcrit, comme on fait très injustement en France. De forte que, quoique presque toute la nomenclature de [Joseph] Tournefort soit tirée mot à mot du [592] Pinax, on croiroit, à lire les Botanistes François, qu’il n’a jamais existe ni [Gaspard] Bauhin ni Pinax au monde, & pour comble ils sont encore un crime à [Charles] Linnaeus de n’avoir pas imite leur partialité. A l’égard des plantes dont [Joseph] Tournefort n’a pas tire les noms du Pinax, on en trouve aisément la concordance dans les auteurs François Linnaeistes, tels que [Francois] Sauvage, Gouan, [John] Gérard, [Jacques-Etienne] Guettard, & d’Alibard qui l’a presque toujours suivi.

J’ai fait cet hiver une seule herborisation dans le bois de Boulogne, & j’en ai rapporte quelques Mousses. Mais il ne faut pas s’attendre qu’on puisse compléter tous les genres, même par une espece unique. Il y en a de bien difficiles à mettre dans un Herbier, & il y en a de si rares qu’ils n’ont jamais passe & vraisemblablement ne passeront jamais sous mes yeux. Je crois que dans cette famille & celle des Algues, il faut se tenir aux genres dont on rencontre assez souvent des especes pour avoir le plaisir de s’y reconnoître, & négliger ceux dont la vue ne nous reprochera notre ignorance, ou dont la figure extraordinaire nous sera faire effort pour la vaincre. J’ai la vue fort courte, mes yeux deviennent mauvais, & je ne puis plus espérer de recueillir que ce qui présentera fortuitement dans les lieux à-peu-près ou je saurai qu’est ce que je cherche. A l’égard de la maniere de chercher, j’ai suivi M. de Jussieu dans sa derniere herborisation, & je la trouvai si tumultueuse, & si peu utile pour moi, que quand il en auroit encore fait j’aurois renonce à l’y suivre. J’ai accompagne son neveu l’année derniere, moi vingtieme, à Montmorenci, & j’en ai rapporte quelques jolies plantes, [593] entr’autres la Lysimachia Tenella, que je crois vous avoir envoyée. Mais j’ai trouve dans cette herborisation que les indications de [Joseph] Tournefort & de [Sebastien] Vaillant sont très-fautives, ou que depuis eux, bien des plantes ont change de sol. J’ai cherche entr’autres, & j’ai engage tout le monde à chercher avec soin, le Plantago Monanthos à la queue de l’Etang de Montmorenci & dans tous les endroits ou [Joseph] Tournefort & [Sebastien] Vaillant l’indiquent, & nous n’en avons pu trouver un seul pied; en revanche j’ai trouve plusieurs plantes de remarque & même tout pris de Paris, dans des lieux ou elles ne sont point indiquées. En général j’a toujours été malheureux en cherchant d’après les autres. Je trouve encore mieux mon compte à chercher de mon chef.

J’oubliois, Monsieur, de vous parler de vos livres. Je n’ai fait encore qu’y jetter les yeux, & comme ils ne sont pas de taille à porter dans la poche, & que je ne lis gueres l’été dans la chambre, je tarderai peut-être jusqu’à la fin de l’hiver prochain à vous rendre ceux dont vous n’aurez pas à faire avant ce tems-là. J’ai commence de lire l’Anthologie de [Guilio] Pontevera, & j’y trouve contre le système sexuel des objections qui me paroissent bien fortes, & dont je ne sais pas comment Linnaeus s’est tire. Je suis souvent tente d’écrire dans cet auteur & dans les autres les noms de [Charles] Linnaeus à cote des leurs pour me reconnoître. J’ai déjà même cède à cette tentation pour quelques-unes, n’imaginant à cela rien que d’avantageux pour l’exemplaire. Je sens pourtant que c’est une liberté que je n’aurois pas du prendre sans votre agrément, & je l’attendrai pour continuer.

[594] Je vous dois des remercîmens, Monsieur, pour l’emplacement que vous avez la bonté de m’offrir pour la dessication des plantes: mais quoique ce soit un avantage dont je sens bien la privation, la nécessité de les visiter souvent l’éloignement des lieux qui me seroit consumer beaucoup de tems en courses, m’empêchent de me prévaloir de cette offre.

La fantaisie m’a pris de faire une collection de fruits, & de graines de toute espece, qui devroient avec un Herbier faire la troisieme partie d’un cabinet d’Histoire naturelle. Quoique j’aye encore acquis très-peu. de chose, & que je ne puisse espérer de rien acquérir que très-lentement & par hazard, je sens déjà pour cet objet le défade place, mais le plaisir de parcourir & visiter incessamment ma petite collection peut seul me payer la peine de la faire, & si je la tenois loin de mes yeux, je cesserois d’en jouir. Si par hazard vos gardes & jardiniers trouvoient quelquefois sous leurs pas des Faînes de Hêtres, des fruits d’Aunes, d’Erables, de Bouleau, & généralement de tous les fruits secs des arbres des forets ou. d’autres, qu’ils en, ramassassent en passant quelques-uns dans leurs poches, & que vous voulussiez bien m’en faire parvenir quelques échantillons par occasion, j’aurois un double plaisir d’en orner ma collection naissante

Excepte l’histoire des Mousses par Dillenius, j’ai a moi les autres livres de Botanique dont vous m’envoyez la note. Mais quand je n’en aurois aucun, je me garderois assurément de consentir à vous priver, pour mon agrément, du moindre des amusemens qui sont à votre portée. Je vous prie, Monsieur, d’agréer mon respect.

[595]

SECONDE LETTRE.
Sur les mousses

A Paris le 19 Décembre 1771.

Voici, Monsieur, quelques échantillons de Mousses que j’ai rassemblées à la hâte, pour vous mettre à portée au moins de distinguer les principaux genres avant que la saison de les observer soit passée. C’est une étude à laquelle j’employai délicieusement l’hiver que j’ai passe à Wootton, ou je me trouvois environne de montagnes, de bois & de rochers tapisses de Capillaires & de Mousses les plus curieuses. Mais depuis lors j’ai si bien perdu cette famille de vue, que nia mémoire éteinte ne me fournit presque plus rien de ce que j’avois acquis en ce genre, & n’ayant point l’ouvrage de [Johan] Dillenius, guide indispensable dans ces recherches, je ne suis parvenu qu’avec beaucoup d’effort & souvent avec doute à déterminer les especes que je vous envoyé. Plus je m’opiniâtre à vaincre les difficultés par moi-même & sans le secours de personne, plus je me confirme dans l’opinion que la Botanique, telle qu’on la cultive, est une science qui ne s’acquiert que par tradition; on montre la plante, on la nomme; sa figure & son nom se gravent ensemble dans la mémoire. Il y a peu de peine à retenir ainsi la nomenclature d’un grand nombre de plantes, mais quand on se croit pour cela Botaniste, on se trompe, on n’est qu’Herboriste, & quand il s’agit de déterminer par [596] soi-même & sans guide les plantes qu’on n’a jamais vues; c’est alors qu’on se trouve arrête tout court, & qu’on est au bout de sa doctrine. Je suis reste plus ignorant encore en prenant la route contraire. Toujours seul & sans autre maître que la nature, j’ai mis des efforts incroyables à de très-foibles progrès. Je suis parvenu à pouvoir en bien travaillant, déterminer à-peu-près les genres; mais pour les especes, dont les différences sont souvent très-peu marquées par la nature, & plus mal énoncées par les auteurs, je n’ai pu parvenir à en distinguer avec certitude qu’un très-petit nombre, sur-tout dans la famille des Mousses, & sur-tout dans les genres difficiles, tels que les Hypnum, les Jungermannia, les Lichens. Je crois pourtant être sur de celles que je vous envoyé, à une ou deux près que j’ai désignées par un point interrogant, afin que vous puissiez vérifier dans Vaillant & dans [Johan] Dillenius, si je me suis trompe ou non. Quoi qu’il en soit, je crois qu’il faut commencer à connoître empyriquement un certain nombre d’especes pour parvenir à déterminer les autres, & je crois que celles que je vous envoyé peuvent suffire, en les étudiant bien, à vous, familiariser avec la famille, & à en distinguer au moins les genres au premier coup-d’oeil par le facies propre à chacun d’eux. Mais il y a. une autre difficulté; c’est que les Mousses ainsi disposées par brins n’ont point sur le papier le même coup-d’oeil qu’e1les ont sur la terre rassemblées par touffes ou gazons ferres. Ainsi l’on herborise inutilement dans un Herbier & sur-tout dans un Moussier, si l’on n’a commence par herboriser sur la terre. Ces sortes de recueils doivent servir seulement de mémoratifs, mais non pas d’instruction premiere. [597] Je doute cependant, Monsieur, que vous trouviez aisément le tems & la patience de vous appesantir à l’examen de chaque touffe d’herbe ou de Mousse que vous trouverez en votre chemin. Mais voici le moyen qu’il me semble que vous pourriez prendre pour analyser avec succès toutes les productions végétales de vos environs, sans vous ennuyer à des détails minutieux, insupportables pour les esprits accoutumes à généraliser les idées, & à regarder toujours les objets en grand. Il faudroit inspirer à quelqu’un de vos laquais, garde ou garçon jardinier, un peu de goût pour l’étude des plantes, & le mener à votre suite dans vos promenades, lui faire cueillir les plantes que vous ne connoîtriez pas, particulièrement les Mousses & les graminées, deux familles difficiles & nombreuses. Il faudroit qu’il tachât de les prendre dans l’etat de floraison ou leurs caracteres déterminans sont les plus marque. En prenant deux exemplaires de chacun, il en mettroit un à part pour me l’envoyer, sous le même numéro que le semblable qui vous resteroit, & sur lequel vous seriez mettre ensuite le nom de la plante, quand je vous l’aurois envoyé. Vous vous éviteriez ainsi le travail de cette détermination, & ce travail ne seroit qu’un plaisir pour moi qui en ai l’habitude, & qui m’y livre avec passion. Il me semble, Monsieur, que, de cette maniere vous auriez fait en peu de tems le relève des productions végétales de vos terres & des environs, & que vous livrant sans fatigue au plaisir d’observer, vous pourriez encore, au moyen d’une nomenclature assurée, avoir celui de comparer vos observations avec celles des auteurs. Je ne me fais pourtant pas fort de tout déterminer. Mais la longue [598] habitude de fureter des campagnes m’a rendu familières la plupart des plantes indigenes. Il n’y a que les jardins & productions exotiques ou je me trouve en pays perdu. Enfin ce que je n’aurai pu déterminer sera pour vous, Monsieur, un objet de recherche & de curiosité qui rendra vos amusemens plus piquans. Si cet arrangement vous plaît, je suis à vos ordres, & vous pouvez être sur de me procurer un amusement très-intéressant pour moi.

J’attends la note que vous m’avez promise pour travailler la remplir autant qu’il dépendra de moi. L’occupation de travailler à des Herbiers remplira très-agréablement mes beaux jours d’été. Cependant je ne prévois pas d’être jamais bien riche en plantes étrangères, &, selon moi, le plus grand agrément de la Botanique est de pouvoir étudier & connoître la nature autour de soi plutôt qu’aux Indes. J’ai été pourtant assez heureux pour pouvoir inférer dans le petit recueil que j’ai eu l’honneur de vous envoyer, quelques plantes curieuses, & entr’autres le vrai papier, qui jusqu’ici n’etoit point connu en France, pas même de M. de Jussieu. Il est vrai que je n’ai pu vous envoyer qu’un brin bien misérable, mais c’en est assez pour distinguer ce rare & précieux souchet. Voilà bien du bavardage, mais la Botanique m’entraîne, & j’ai le plaisir d’en parler avec vous: accordez-moi, Monsieur, un peu d’indulgence.

Je ne vous envoyé que de vieilles Mousses; j’en ai vainement cherche de nouvelles dans la campagne. Il n’y en aura gueres qu’au mois de Février, parce que l’automne a été trop sec. Encore faudra-t-il les chercher au loin. On n’en trouve gueres autour de Paris que les mêmes répétées.

FIN.

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