JEAN JACQUES ROUSSEAU

DERNIERE RÉPONSE
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU [À M. BORDES]

[1752, avril, Geneve; le Pléiade Édition, t. III, pp. 71-96. 1781=Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto Édition, t. VII, pp. 115-151. Melanges t. II.]

DERNIERE
RÉPONSE
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU

Ne, dum tacemus, non verecundiae sed diffidentiae causa tacere videamur. Cyprian. contra Demet.

GENEVE

M. DCC. LXXXI.

[117]

DERNIERE
RÉPONSE
DE JEAN-JAQUES ROUSSEAU
DE GENEVE.*

[* Le discours auquel M. Rousseau répond ici est de M. Borde, Académicien de Lyon, & sera imprime dans le premier volume du supplément.]

C’est avec une extrême répugnance que j’amuse de mes disputes des Lecteurs oisifs qui se soucient très-peu de la vérité: mais la maniere dont on vient de l’attaquer me force à prendre sa défense encore une fois, afin que mon silence ne soit pas pris par la multitude pour un aveu, ni pour un dédain par les Philosophes.

II faut me répéter; je le sens bien, & le public ne me le pardonnera pas. Mais les sages diront: Cet homme n’a pas besoin de chercher sans celle de nouvelles raisons; c’est une preuve de la solidité des siennes.*[* Il y a des vérités très-certains qui, au premier coup-d’oeil, paroissent des absurdités, & qui passeront toujours pour telles auprès de la plupart des gens. Allez dire à un homme du Peuple que le soleil est plus près de nous en hiver qu’en été, ou qu’il est couche avant que nous cessions de le voir, il se moquera de vous. Il en est ainsi du sentiment que je soutiens. Les hommes les les plus superficiels ont toujours été les plus prompts à prendre parti contre moi; les vrais Philosophes se hâtent moins; & si j’ai la gloire d’avoir fait quelques prosélytes, ce n’est que parmi ces derniers. Avant que de m’expliquer, j’ai long-tems & profondément médite mon sujet & j’ai taché de 1e considérer par toutes ses faces. Je doute qu’aucun de mes adversaires en puisse dire autant. Au moins n’apperçois-je point dans leurs ecrits de ces vérités lumineuses qui ne frappent pas moins par leur évidence que par leur nouveauté, & qui sont toujours le fruit & la preuve d’une suffisante méditation. J’ose dire qu’ils ne m’ont jamais fait une objection raisonnable que, je n’eusse preuve & à laquelle je n’aye refondu d’avance. Voilà pourquoi je suis réduit à redire toujours les choses les mêmes choses.]

[118] Comme ceux qui m’attaquent ne manquent jamais de de écarter de la question & de supprimer les distinctions essentielles que j’y ai mises, il faut toujours commencer par les y ramener. Voici donc un sommaire des propositions que j’ai soutenues & que le soutiendrai aussi long-tems que je ne consulterai l’autre intérêt que celui de la vérité.

Les Sciences sont le chef-d’oeuvre du génie & de la raison. L’esprit d’imitation a produit les beaux-Arts, & l’expérience les à perfectionnes. Nous sommes redevables aux arts mécaniques d’un grand nombre d’inventions utiles qui ont ajoute aux charmes & aux commodités de la vie. Voilà des vérités dont je conviens de très-bon cœur assurément. Mais considérons maintenant toutes ces connoissances par rapport aux mœurs.* [*Les connoissances rendent les hommes doux, dit ce Philosophes illustre dont l’ouvrage, toujours profond & quelquefois sublime, respire par-tout l’amour de l’humanité. Il a écrit en ce peu de mots, &, ce qui est rare, sans déclamation, ce qu’on a jamais écrit de plus solide à l’avantage des Lettres. Il est vrai, les connoissances rendent les hommes doux: mais la douceur, qui est la plus aimable des vertus, est, aussi quelquefois une foiblesse de l’ame: la vertu n’est pas toujours douce; elle fait s’armer à propos de sévérité contre le vice, elle s’enflamme d’indignation contre le crime.Et le juste au méchant ne fait point pardonner.

Ce fut une réponse très-sage que celle d’un Roi de Lacedemone à ceux qui louoient en sa présence l’extrême honte de son Collègue Charillus. Et comment seroit-il bon, leur dit-il, s’il ne fait pas être terrible aux méchans? «Quod malos boni oderint, bonnos oportet esse.» Brutus n’etoit point un homme doux; qui auroit le front de dire qu’il n’etoit pas vertueux? Au contraire, il y a des ames lâches & pusillanimes qui n’ont ni feu ni chaleur, & qui ne sont douces que par indifférence pour le biens & pour le mal. Telle est la douceur qu’inspire aux Peuples le goût des Lettres.]

Si des intelligences célestes cultivoient les sciences, il n’en [119] resulteroit que du biens; j’en dis autant des grands hommes, qui sont faits pour guider les autres. Socrate savant & vertueux fut l’honneur de l’humanité: mais les vices des hommes vulgaires empoisonnent les plus sublimes connoissiances de les rendent pernicieuses aux Nations; les mechans en tirent beaucoup de choses nuisibles; les bons en tirent peu d’avantage. Si nul autre que Socrate ne se fut pique de Philosophie à Athenes, le sang d’un juste n’eut point crie vengeance contre la patrie des Sciences & des Arts.* [*Il en a coûté la vie à Socrate pour avoir dit précisément les mêmes choses que moi. Dans le procès qui lui fut intente, l’un de ses accusateurs plaidoit pour les Artistes, l’autre pour les Orateurs, le troisieme pour les Poetes, tous pour la prétendue cause des Dieux. Les Poètes, les Artistes, les Fanatiques, les Rhéteurs triompherent; & Socrate périt. J’ai biens peur d’avoir fait trop d’honneur à mon siecle en avançant que Socrate n’y eut point bu la ciguË. On remarquera que je disois cela des l’année 1752.]

C’est une question à examiner, s’il seroit avantageux aux hommes d’avoir de la science, en supposant que ce qu’ils appellent de ce nom le méritât en effet: mais c’est une folie de prétendre que les chimères de la Philosophie, les erreurs & [120] les mensonges des Philosophes puissent jamais être bons à rien. Serons-nous, toujours dupes des mots? & ne comprendrons-nous jamais qu’études, connoissances, savoir & Philosophie, ne sont que de vains simulacres élevés par l’orgueil humain, & très-indignes des noms pompeux qu’il leur donne?

A mesure que le goût de ces niaiseries s’étend chez une nation, elle perd celui des solides vertus: car il en coûte moins pour se distinguer par du babil que par de bonnes mœurs, des qu’on est dispense d’être homme de biens pourvu qu’on soit un homme agréable.

Plus l’intérieur se corrompt & plus l’extérieur se compose:* [*Je n’assiste jamais à la représentation d’une Comédie de Moliere que je n’admire la délicatesse des spectateurs, Un mot un peu libre, une expression plutôt grossière qu’obscène, tout blesse leurs chastes oreilles; & je ne doute nullement que les plus corrompus ne soient toujours les plus scandalises. Cependant, si l’on comparoit les mœurs du siecle de Moliere avec celles du notre, quelqu’un croira-t-il que le résultat fut à l’avantage de celui-ci? Quand l’imagination est une fois salie, tout devient pour elle un sujet de scandale, quand on n’a plus rien de bon que l’extérieur, on redouble tous les soins pour le conserver.] c’est ainsi que la culture des Lettres engendre insensiblement politesse. Le goût naît encore de la même source. L’approbation publique étant le premier prix des travaux littéraires, il est naturel que ceux qui s’en occupent réfléchissant sur les moyens de plaire; & ce sont ces réflexions qui a la longue forment le style, épurent le goût, & répandent par-tout les grâces & l’urbanité. Toutes ces choses seront, si l’on veut, le supplément de la vertu: mais jamais on ne pourra dire qu’elles soient la vertu, & rarement elles s’associeront avec elle. Il y [121] aura toujours cette différence, que celui qui se rend utile travaille pour les autres, & que celui qui ne songe qu’a se rendre agréable ne travaille que pour lui. Le flatteur, par exemple, n’épargne aucun soin pour plaire, & cependant il ne fait que du mal.

La vanité & l’oisiveté, qui ont engendre nos sciences, ont aussi engendre le luxe. Le goût du luxe accompagne toujours celui des Lettres, & le goût des Lettres accompagne souvent celui du luxe:* [*On m’a oppose quelque part le luxe des Asiatiques, par cette même de raisonner qui fait qu’on m’opposer les vices des peuples ignorans. Mais par un malheur qui poursuit mes adversaires, ils se trompent même dans les faits qui ne prouvent rien contre moi. Je fais bien que les peuples de l’Orient ne sont pas moins ignorans que nous; mais cela n’empêche pas qu’ils ne soient aussi vains & ne fassent presque autant de livres. Les Turcs, ceux de tous qui cultivent le moins les Lettres, comptoient parmi eux cinq cents quatre-vingt Poetes classiques vers le milieu du siecle dernier.] toutes ces choses se tiennent assez fidelle compagnie, parce qu’elles sont l’ouvrage des mêmes vices.

Si l’expérience ne s’accordoit pas avec ces propositions démontrées, il faudroit chercher les causes particulieres de cette contrariété. Mais la premiere idée de ces propositions est née elle-même d’une longue méditation sur l’expérience: & pour voir à quel point elle les confirme, il ne faut qu’ouvrir les annales du monde.

Les premiers hommes furent très-ignorans. Comment oseroit-on dire qu’ils etoient corrompus, dans des tems ou les sources de la corruption n’etoient pas encore ouvertes?

A travers l’obscurité des anciens tems & la rusticité des anciens Peuples, on apperçoit chez plusieurs d’entr’eux de fort [122] grandes vertus, sur-tout une sévérité de mœurs qui est une marque infaillible de leur pureté, la bonne foi, l’hospitalité, la justice, &, ce qui est très-important, une grande horreur pour la débauche,* [*Je n’ai nul dessein de faire ma cour aux femmes; je consens qu’elles m’honorent de l’épithète de Pédant si redoutée de tous nos galans Philosophes. Je suis grossier, maussade, impoli par principes, & ne veux point de prôneurs; ainsi je vais dire la vérité tout à mon aise.

L’homme & la femme sont faits pour s’aimer & s’unir; mais passe cette union légitimé, tout commerce d’amour entr’eux est une source affreuse de désordres dans la société & dans les mœurs. Il est certain que les femmes seules pourroient ramener l’honneur & la probité parmi nous: mais elles dédaignent des mains de la vertu un empire qu’elles ne veulent devoir qu’a leurs charmes; ainsi elles ne sont que du mal, & reçoivent souvent elles-mêmes la punition de cette préférence. On a peine à concevoir comment, dans une Religion si pure, la chasteté a pu devenir une vertu basse & monacale capable de rendre ridicule tout homme, & je dirois presque toute femme, qui oseroit s’en piquer; tandis que chez les Païens cette même vertu etoit universellement honorée, regardée comme propre aux grands hommes, & admirée dans leurs plus illustres héros. J’en puis nommer trois qui ne céderont le pas à nul autre, & qui, sans que la Religion s’en’mêlât, ont tous donne des exemples mémorables de continence: Cyrus, Alexandre, & le jeune Scipion. De toutes les raretés que renferme le Cabinet du Roi, je ne voudrois voir que le bouclier d’argent qui fut donne à ce dernier par les Peuples d’Espagne & sur lequel ils avoient fait graver le triomphe de sa vertu: c’est ainsi qu’il appartenoit aux Romains de soumettre les Peuples, autant par la vénération due à leurs mœurs, que par l’effort de leurs armes; c’est ainsi que la ville des Falisques fut subjuguée, & Pyrrhus vainqueur, chasse de l’Italie.

Je me souviens d’avoir lu quelque part une assez bonne réponse du Poete Dryden à un jeune Seigneur Anglois, qui lui reprochoit que dans une de ses Tragédies, Cléomenes s’amusoit à causer tête-a-tête avec son amante au lieu de former quelque entreprise digne de son amour. Quand je suis auprès d’une belle, lui disoit le jeune Lord, je sais mieux mettre le tems à profit: Je crois, lui répliqua Dryden, mais aussi m’avouerez-vous bien que vous n’êtes pas un Héros.] mere seconde de tous les autres [123] vices. La vertu n’est donc pas incompatible avec l’ignorance.

Elle n’est pas non plus toujours sa compagne: car plusieurs peuples très-ignorans etoient très-vicieux. L’ignorance n’est un obstacle ni au bien ni au mal; elle est seulement l’etat naturel de l’homme.* [*Je ne puis m’empêcher de rire en voyant je ne sais combien de fort savans hommes qui m’honorent de leur critique, m’opposer toujours les vices d’une multitude de Peuples ignorans, comme si cela faisoit quelque chose à la question. De ce que la science engendre nécessairement le vice, s’ensuit-il que l’ignorance engendre nécessairement la vertu? Ces manieurs d’argumenter peuvent être bonnes pour des Rhéteurs, ou pour les enfans par lesquels on m’a fait réfuter dans mon pays; mais les Philosophes doivent raisonner d’autre forte.]

On n’en pourra pas dire autant de la science. Tous peuples savans ont été corrompus, & c’est déjà un terrible préjugé contre elle. Mais comme les comparaisons de Peuple à Peuple sont difficiles, qu’il y faut faire entrer un fort grand nombre d’objets, & qu’elles manquent toujours d’exactitude par quelque cote, on est beaucoup plus sur de ce qu’on fait en suivant l’histoire d’un même Peuple, & comparant les progrès de ses connoissances avec les révolutions de ses mœurs. Or, le résultat de cet examen est que le beau tems, le tems de la vertu de chaque Peuple, a été celui do son ignorance; & qu’a mesure qu’il est devenu savant, artiste, & philosophe, il a perdu ses mœurs & sa probité; il est redescendu à cet égard au rang des Nations ignorantes & vicieuses qui sont la bonté de l’humanité. Si l’on vent s’opiniâtrer à y chercher des différences, j’en puis reconnoître une, & la voici: C’est que tous les Peuples barbares, ceux mêmes qui sont sans vertu honorent cependant [124] toujours la vertu, au lieu qu’a force de progrès, les Peuples savans & Philosophes parviennent enfin à la tourner en ridicule & à la mépriser. C’est quand une nation est une fois à ce point qu’on peut dire que la corruption est au comble & qu’il ne faut plus espérer de remèdes.

Tel est le sommaire des choses que j’ai avancées, & dont je cross avoir donne les preuves. Voyons maintenant celui de la Doctrine qu’on m’oppose.

«Les hommes sont mechans naturellement; ils ont été tels avant la formation des sociétés; & par-tout ou les sciences n’ont pas porte leur flambeau, les Peuples, abandonnes aux seules facultés de l’instinct, réduits avec les lions & les ours à une vie purement animale, sont demeures plonges dans la barbarie & dans la misère.»

«La Grece seule dans les anciens tems pensa & s’éleva par l’esprit à tout ce qui peut rendre un Peuple recommendable. Des Philosophes formèrent ses mœurs & lui donnerent des loix.»

«Sparte, il est, vrai, fut pauvre & ignorante par institution & par choix; mais ses loix avoient de grands défauts, ses Citoyens un grand penchant à se laisser corrompre; sa gloire fut peu solide, & elle perdit bientôt ses institutions, ses loix & ses mœurs.»

«Athenes & Rome dégénerent aussi. L’une céda à la fortune de la Macédoine; l’autre succomba sous sa propre grandeur, parce que les loix d’une petite ville n’etoient pas faites pour gouverner le monde: S’il est arrive quelquefois que la gloire des grands Empires n’ait pas dure long-tems avec celle [125] des lettres, c’est qu’elle etoit à son comble lorsque les lettres y ont été cultivées, & que c’est le sort des choses humaines de ne pas durer long-tems dans le même etat. En accordant donc que l’altération des loix & des mœurs aient influe sur ces grands evenemens, on ne sera point force de convenir que les Sciences & les Arts y aient contribue: & l’on peut observer, au contraire, que le progrès & la décadence des lettres est toujours en proportion avec la fortune & l’abaissement des Empires.»

«Cette vérité se confirme par l’expérience des tems, ou l’on voit dans une Monarchie vraie & puissante la prospérité de l’Etat, la culture des Sciences & des Arts, & la vertu guerrière concourir à la fois à la gloire & à la grandeur de l’Empire.»

«Nos mœurs sont les meilleures qu’on puisse avoir; plusieurs vices ont été proscrits parmi nous; ceux qui nous restent appartiennent à l’humanité, & les Sciences n’y ont nulle part.»

«Le luxe n’a rien non plus de commun avec elles; ainsi les désordres qu’il peut causer ne doivent point leur être attribues. D’ailleurs le luxe est nécessaire dans les grands Etats; il y fait plus de bien que de mal; il est utile pour occuper les Citoyens oisifs et donner du pain aux pauvres.»

«La politesse doit être plutôt comptée au nombre des vertus qu’au nombre des vices: elle empêche les hommes de se montrer tels qu’ils sont; précaution très-nécessaire pour les rendre supportables les uns aux autres.»

[126] «Les Sciences out rarement atteint le but qu’elles se proposent; mais au moins elles y visent. On avance a pas dans la connoissance de la vérité: ce qui n’empêche pas qu’on n’y fasse quelque progrès.»

«Enfin quand il seroit vrai que les Sciences & les Arts amollissent le courage, les biens infinis qu’ils nous procurent ne seroient-ils pas encore préférables à cette vertu barbare & farouche qui fait frémir l’humanité?» Je passe l’inutile & pompeuse revue de ces biens: & pour commencer sur ce dernier point par un aveu propre à prévenir bien du verbiage, je déclare une fois pour toutes que si quelque chose peut compenser la ruine des mœurs, je suis prêt à convenir que les Sciences sont plus de bien que de mal. Venons maintenant au reste.

Je pourrois sans beaucoup de risque supposer tout cela prouve, puisque de tout d’assertions si hardiment avancée, il y en à très-peu qui touchent le fond de la question, moins encore dont on puisse tires contre mon sentiment quelque conclusion valable, & que même la plupart d’entr’elles fourniroient de nouveaux argumens en ma faveur, si ma cause en avoir besoin.

En effet, 1. Si les hommes sont mechans par leur nature, il peut arriver, si son veut, que les Sciences produiront quelque bien entre leurs mains; mais il est très-certain qu’elles y feront beaucoup plus de mal: il ne faut point donner d’armes à des furieux:

2. Si les Sciences atteignent rarement leur but, il y aura toujours beaucoup plus de tems perdu que de tems bien [127] employé. Et quand il seroit vrai que nous aurions trouve les meilleures méthodes, la plupart de nos travaux seroient encore aussi ridicules que ceux d’un homme qui, bien sur de suivre exactement la ligne d’aplomb, voudroit mener un puits jusqu’au centre de la terre.

3. Il ne faut point nous faire tant de peur de la vie purement animale, ni la considérer comme le pire etat ou nous puissions tomber; car il vaudroit encore mieux ressembler à une brebis qu’a un mauvais Ange.

4. La Grece fut redevable de ses mœurs & de ses loix à des Philosophes & à des Législateurs. Je le veux. J’ai déjà dit cent fois qu’il est bon qu’il y ait des Philosophes, pourvu que le Peuple ne se mêle pas de l’être.

5. N’osant avancer que Sparte n’avoit pas de bonnes loix, on blâme les loix de Sparte d’avoir eu de grands défauts: de sorte que, pour rétorquer les reproches que je fais aux Peuples savans d’avoir toujours été corrompus, on reproche aux Peuples ignorans de n’avoir pas atteint la perfection.

6. Le progrès des lettres est toujours en proportion avec la grandeur des Empires. Soit Je vois qu’on me parle toujours de fortune & de grandeur. Je parlois moi de mœurs & de vertu.

7. Nos mœurs sont les meilleures que de mechans hommes comme nous puissent avoir; cela peut être. Nous avons proscrit plusieurs vices; je n’en disconviens pas. 1e n’accuse point les hommes de ce siecle d’avoir tous les vices; ils n’ont que ceux des ames lâches; ils sont seulement fourbes & fripons. Quant aux vices qui supposent du courage & de la fermeté, je les en crois incapables.

[128] 8. Le luxe peut être nécessaire pour donner du pain aux pauvres: mais, s’il n’y avoit point de luxe, il n’y auroit point de pauvres.* [*Le luxe nourrit cent pauvres dans nos villes, & en fait périr cent mille dans nos campagnes: l’argent qui circule entre les mains des riches & des Articles pour fournir à leurs superfluités, est perdu pour la subsistance du Laboureur; & celui-ci n’a point d’habit, précisément parce qu’il faut du galon aux autres. Le gaspillage des matieres qui servent à la nourriture des hommes suffit seul pour rendre le luxe odieux à l’humanité.

Mes adversaires sont bienheureux que la coupable délicatesse de notre langue m’empêche d’entrer là-dessus dans des détails qui les seroient rougir de la cause qu’ils osent défendre. Il faut des jus dans nos cuisines; voilà pourquoi tant de malades manquent de bouillon. Il faut des liqueurs sur nos tables; voilà pourquoi le paysan ne boit que de l’eau. Il faut de la poudre à nos perruques; voilà pourquoi tant de pauvres n’ont point de pain.] Il occupe les Citoyens oisifs. Et pourquoi y a-t-il des Citoyens oisifs? Quand l’agriculture etoit en honneur, il n’y avoit ni misère ni oisiveté, & il y avoit beaucoup moins de vices.

9. Je vois qu’on a fort à Cœur cette cause de luxe, qu’on feint pourtant de vouloir séparer de celle des Sciences & des Arts. Je conviendrai donc, puisqu’on le veut si absolument, que le luxe sert au soutien des Etats, comme les Cariatides servent à soutenir les palais qu’elles décorent; ou plutôt comme ces poutres dont on étaye des bâtimens pourris, & qui souvent achèvent de les renverser. Hommes sages & prudens, sortez de toute maison qu’on étaye.

Ceci peut montrer combien il me seroit aise de retourner en ma faveur la plupart des choses qu’on prétend m’opposer; mais, à parler franchement, je ne les trouve pas assez bien prouvées pour avoir le courage de m’en prévaloir.

[129] On avance que les premiers hommes furent mechans; d’ou il fuit que l’homme est méchant naturellement.* [*Cette note est pour les Philosophes; je conseille aux de la passer.

Si l’homme est méchant par sa nature, il est clair que les Sciences ne feront que le rendre pire; ainsi voilà leur cause perdue par cette seule supposition. Mais il faut bien faire attention que, quoique l’homme soit naturellement bon, comme je le crois, & comme j’ai le bonheur de le sentir, il ne s’ensuit pas pour cela que les Sciences lui soient salutaires; car toute position qui met un peuple dans le cas de les cultiver, annonce nécessairement un commencement de corruption qu’elles accélerent bien vite. Alors le vice de la constitution fait tout le mal qu’auroit pu faire celui de la nature, & les mauvais préjugés tiennent lieu des mauvais penchans.] Ceci n’est pas une affection de légère importance; il me semble qu’elle eut biens valu la peine d’être prouvée. Les Annales de tous les peuples qu’on ose citer en preuve, sont beaucoup plus favorables à la supposition contraire; & il faudroit bien des témoignages pour m’obliger de croire absurdité. Avant que ces mots affreux de tien & de mien fussent inventes; avant qu’il y eut de cette espece d’hommes cruels & brutaux qu’on appelle maîtres, & de cette autre espece d’hommes fripons & menteurs qu’on appelle esclaves; avant qu’il y eut des hommes assez abominables pour oser avoir du superflu pendant que d’autres hommes meurent de faim; avant qu’une dépendance mutuelle les eut tous forces à devenir fourbes, jaloux & traîtres; je voudrois bien qu’on m’expliquât en quoi pouvoient consister ces vices, ces crimes qu’on leur reproche avec tant d’emphase. On m’assure qu’on est depuis long-tems désabuse de la chimère de l’Âge d’or. Que n’ajoutoit-on encore qu’il y a long-tems qu’on est désabuse de la chimère de la vertu?

J’ai dit que les premiers Grecs furent vertueux avant que [130] la science les eut corrompus; & je ne veux pas me rétracter sur ce point, quoiqu’en y regardant de plus près, je ne sois pas sans défiance sur la solidité des vertus d’un peuple si babillard, ni sur la justice des éloges qu’il aimoit tant à se prodiguer & que je ne vois confirmes par aucun autre témoignage. Que m’oppose-t-on à cela? Que les premiers Grecs dont j’ai loue la vertu etoient éclaires & savans, puisque des Philosophes formèrent leurs mœurs & leur donnerent des loix; mais avec cette maniere de raisonner, qui m’empêchera d’en dire autant de toutes les autres Nations? Les Perses n’ont-ils pas eu leurs Mages, les Assyriens leurs Chaldéens, les Indes leurs Gymnosophistes, les Celtes leurs Druides? Ochus n’a-t-il pas brille chez les Phéniciens, Atlas chez les Lybiens, Zoroastre chez les Perses, Zamolxis chez les Thraces? Et plusieurs même n’ont-ils pas prétendu que la Philosophie etoit née chez les Barbares? C’etoient donc des savans à ce compte que tous ces peuples-la? A cote des Miltiade & des Themistocle, on trouvoit, me dit-on, les Aristide & les Socrate. A cote, si l’on veut; car que m’importe? Cependant Miltiade, Aristide, Themistocle, qui etoient des Héros, vivoient dans un tems, Socrate & Platon, qui etoient des Philosophes, vivoient dans un autre; & quand on commença à ouvrir des écoles publiques de Philosophie, la. Grece avilie & dégénéré avoit déjà renonce à sa vertu & vendu sa liberté.

La superbe Asie vit briser ses forces innombrables contre une poignée d’hommes que la Philosophie conduisoit à la gloire. Il est vrai: la Philosophie de l’ame conduit à la véritable gloire, mais celle-là ne s’apprend point dans les livres. Tel est l’infaillible [131] effet des connoissances de l’esprit. Je prie le Lecteur d’être attentif à cette conclusion. Les moeurs & les loix sont la seule source du véritable héroisine. Les sciences n’y ont donc que faire. En un mot, la Grece dut tout aux sciences, & le reste du monde dut tout à la Grece. La Grece ni le monde ne durent donc rien aux loix ni aux mœurs. J’en demande pardon à mes adversaires; mais il n’y a pas moyen de leur passer ces sophismes.

Examinons encore un moment cette préférence qu’on prétend donner à la Grece sur tour les autres peuples, & dont il semble qu’on se soit fait un point capital. J’admirerai, si l’on veut, des peuples qui passent leur vie à la guerre ou dans les bois, qui couchent sur la terre & vivent de légumes. Cette admiration est en effet très-digne d’un vrai Philosophe: il n’appartient qu’au peuple aveugle & stupide d’admirer des gens qui passent leur vie, non à défendre leur liberté, mais à se voler & se trahir mutuellement pour satisfaire leur mollesse ou leur ambition, & qui osent nourrir leur oisiveté de la sueur du sang & des travaux d’un million de malheureux. Mais est-ce parmi ces gens grossiers qu’on ira chercher le bonheur? On l’y chercheroit beaucoup plus raisonnablement, que la vertu parmi les autres. Quel spectacle nous presenteroit le Genre-humain compose uniquement de laboureurs, de soldats, de chasseurs & de bergers? Un spectacle infiniment plus beau que celui du Genre-humain compose de Cuisiniers, de Poetes, d’Imprimeurs, d’Orfevres, de Peintres & de Musiciens. Il n’y a que le mot soldat qu’il faut rayer du premier Tableau. La Guerre est quelquefois un devoir, & n’est point faire pour être un [132] métier. Tout homme doit être soldat pour la défense de sa liberté; nul ne doit l’être pour envahir celle d’autrui: & mourir en servant la patrie est un emploi trop beau pour le confier à des mercenaires. Faut-il donc, pour être dignes du nom d’hommes, vivre comme les lions & les ours? Si j’ai le bonheur de trouver un seul Lecteur impartial & ami de la vérité, je le prie de jeter un coup-d’oeil sur la société actuelle, & d’y remarquer qui sont ceux qui vivent entr’eux comme les lions & les ours, comme les tigres & les crocodiles. Erigera-t-on en vertu les facultés de l’instinct pour se nourrir, se perpétue & se défendre? Ce sont des vertus, n’en doutons pas, quand elles sont guidées par la raison & sagement ménagées r & ce sont, sur-tout, des vertus quand elles sont employées à l’assistance de nos semblables. Je ne vois-ici que des vertus animales peu conformes. A la dignité de notre être. Le corps est exerce, mais l’ame esclave ne fait que ramper & languir. Je dirois volontiers en parcourant les fastueuses recherches de toutes toutes nos Académies: «Je ne vois-là que d’ingénieuses subtilités, peu conformes à la dignité de notre être. L’esprit est exerce, mais l’ame esclave ne sait que ramper & languir.» Otez les Arts du monde, nous dit-on ailleurs, que reste-t-i1? les exercices du corps & les passions. Voyez, je vous prie, comment la raison & la vertu sont toujours oubliées! Les Arts ont donne l’être aux plaisirs de famé, les seuls qui soient dignes de nous. C’est-à-dire qu’ils en ont substitue d’autres à celui de bien faire, beaucoup plus digne de nous encore. Qu’on suive l’esprit de tout ceci, on y verra, comme dans les raisonnemens de la plupart de mes adversaires, un enthousiasme si marque [133] sur les merveilles de l’entendement, que cette autre faculté infiniment plus sublime & plus capable d’élever & d’ennoblir l’ame, n’y est jamais comptée pour rien? Voilà l’effet toujours assure de la culture des lettres. Je suis sur qu’il n’y a pas actuellement un savant qui n’estime beaucoup plus l’éloquence de Ciceron que son zele, & qui n’aimât infiniment mieux avoir compose les Catilinaires que d’avoir sauve son pays.

L’embarras de mes adversaires est visible toutes les fois qu’il faut parler de Sparte. Que ne donneroient-ils point pour que cette fatale Sparte n’eut jamais existe? & eux qui prétendent que les grandes actions ne sont bonnes qu’a être célébrées, à quel prix ne voudroient-ils point que les siennes ne l’eussent jamais été. C’est une terrible chose qu’au milieu de cette fameuse Grece qui ne devoit, dit-on, sa vertu qu’a la Philosophie, l’Etat ou la vertu a été la plus pure & à dure le plus long-tems ait été précisément celui ou il n’y avoit point de Philosophes. Les mœurs de Sparte ont toujours été proposées en exemples à toute la Grace; toute la Grece etoit corrompue, & il y avoit encore de la vertu à Sparte; toute la Grece etoit esclave, Sparte seule etoit encore libre: cela est dessolant. Mais enfin la fière Sparte perdit ses mœurs & sa liberté, comme les avoit perdues la savante Athenes; Sparte à fini. Que puis-je répondre la à cela?

Encore deux observations sur Sparte, & je passe à autre chose; voici la premiere. Après avoir été plusieurs fois sur le point de vaincre, Athenes fut vaincue, il est vrai; & il est surprenant qu’elle ne l’eut pas été plutôt, puisque l’Attique etoit un pays tout ouvert, & qui ne pouvoit se défendre que [134] par la supériorité de succès. Athenes eut du vaincre par toutes sortes de raisons. Elle etoit plus grande & beaucoup plus peuplée que Lacedemone; elle avoit de grands revenus & plusieurs peuples etoient ses tributaires; Sparte n’avoit rien de tout cela. Athenes sur-tout par l’a position avoit un avantage dont Sparte etoit privée, qui la mit en etat de désoler plusieurs fois le Péloponnèse, & qui devoit seul lui assurer l’Empire de la Grece. C’etoit un port vaste & commode; c’etoit une Marine formidable dont elle etoit redevable à la prévoyance de ce rustre de Themistocle qui ne savoit pas jouer de la flûte. On pourroit donc être surpris qu’Athenes, avec tant d’avantages, ait pourtant enfin succombe. Mais quoique la guerre du Péloponnèse, qui à ruine la Grece, n’ait fait honneur ni à l’une ni à l’autre République, & qu’elle ait surtout été de la part des Lacédémoniens une infraction des maximes de leur sage Législateur, il ne faut pas s’étonner qu’a la longue le vrai courage l’ait emporte sur les ressources, ni même que la réputation de Sparte lui en ait donne plusieurs qui lui facilitèrent la victoire. En vérité, j’ai bien de la honte de savoir ces choses-là, & d’être force de les dire.

L’autre observation ne sera pas moins remarquable. En voici le texte, que je crois devoir remettre sous les yeux du Lecteur.

Je suppose que tous les etats dont la Grece etoit composée, eussent suivi les mêmes loix que Sparte, que nous resteroit-il de cette contrée si célébré? A peine son nom seroit parvenu jusqu’à nous. Elle auroit dédaigne de former des historiens pour transmettre sa gloire à la postérité; le spectacle de ses farouches vertus eut été perdu pour nous; il nous seroit indifférent, [135] par conséquent, qu’elles eussent existe ou non. Les nombreux systèmes de Philosophie qui ont épuise toutes les combinaisons possibles de nos idées, à qui, s’ils n’ont pas étendu beaucoup les limites de notre esprit, nous ont appris du moins ou elles etoient fixées; ces chefs-d’oeuvre d’éloquence & de poésie qui nous ont enseigne toutes les routes du cœur; les Arts utiles ou agréables qui conservent ou embellissent la vie; enfin, l’inestimable tradition des pensées & des actions de tous les grands hommes, qui ont fait la gloire ou le bonheur de leurs pareils: toutes ces précieuses richesses de l’esprit eussent été perdues pour jamais. Les siecles se seroient accumules, les générations des hommes se seroient succédées comme celle des animaux, sans aucun fruit pour la postérité, & n’auroient laisse après elles qu’un souvenir confus de leur existence, le monde auroit vieilli, & les hommes seroient demeures dans une enfance éternelle.

Supposons à notre tour qu’un Lacédémonien pénétré de la force de ces raisons eut voulu les exposer à ses compatriotes; & tachons d’imaginer le discours qu’il eut pu faire dans la place publique de Sparte.

«Citoyens, ouvrez les yeux & sortez de votre aveuglement. Je vois avec douleur que vous ne travaillez qu’a acquérir de la vertu, qu’a exercer votre courage & maintenir votre liberté; & cependant vous oubliez le devoir plus important d’amuser les oisifs des races futures. Dites-moi, à quoi peut être bonne la vertu, si ce n’est a faire du bruit dans le monde? Que vous aura servi d’être gens de bien, quand personne ne parlera de vous? Qu’importera aux siecles à [136] venir que vous vous soyez dévoues à la mort aux Termopiles pour le salut des. Athéniens, si vous ne laissez comme eux ni systèmes de Philosophie, ni vers, ni comédies, ni statues?* [*Périclès avoit de grands talens, beaucoup d’éloquence, de magnificence & de goût: il embellit Athenes d’excellens ouvrages de sculpture, d’édifices somptueux & de chefd’oeuvre dans tous les arts. Aussi Dieu fait comment il a est prône par la foule des ecrivains! Cependant il reste encore à savoir si Périclès a été un bon Magistrat: car dans la conduite des Etats il ne s’agit pas d’élever des statues, mais de bien gouverner des hommes. je ne m’amuserai point à développer les motifs secrets de la guerre du Péloponnèse, qui fut la ruine de la République; je ne rechercherai point si le conseil d’Alcibiade etoit bien ou mal fonde, si Periclés fut justement ou injustement accuse de malversation; je demander seulement si les Athéniens devinrent meilleurs ou pires sous son gouvernement; je prierai qu’on me nomme quelqu’un parmi les Citoyens; parmi esclaves, même parmi ses propres enfans, dont ses soins aient fait un homme de bien. Voilà pourtant, ce me semble, la premiere fonction du Magistrat & du Souverain. Car le plus court & le plus sur moyen de rendre les hommes heureux, n’est pas d’orner leurs villes ni même de les enrichir, mais de les rendre bons.] Hâtez-vous donc d’abandonner des loix qui ne sont bonnes qu’a vous rendre heureux; ne songez qu’a faire beaucoup parler de vous quand vous ne serez plus; & n’oubliez jamais que, si l’on ne celebroit les grands hommes, il seroit inutile de l’être.»

Voilà, je pense, à-peu-près ce qu’auroit pu dire cet homme, si les Ephores l’eussent laisse achever.

Ce n’est pas dans cet endroit seulement qu’on nous avertit que la vertu n’est bonne qu’a faire parler de foi. Ailleurs on nous vante encore les pensées du Philosophe, parce qu’elles sont immortelles & consacrées à l’admiration de tous les siecles; tandis que les autres voient disparoître leurs idées avec le jour, [137] la circonstances, le moment qui les a vu naître. Chez les trois quarts des hommes, le lendemain efface la veille, sans qu’il en reste la moindre trace. Ah! il en reste au moins quelqu’une dans le témoignage d’une bonne conscience, dans les malheureux qu’on a soulages, dans les bonnes actions qu’on a faites, & dans la mémoire de ce Dieu bienfaisant qu’on aura servi en silence. Mort ou vivant, disoit le bon Socrate, l’homme de bien n’est jamais oublie des Dieux.On me répondra, peut-être, que ce n’est pas de ces sortes de pensées qu’on a voulu: parler; & moi je dis, que toutes les autres ne valent pas la peine qu’on en parle.

Il est aise de s’imaginer que faisant si peu de cas de Sparte, on ne montre gueres plus d’estime pour les anciens Romains. On consent à croire que c’etoient de grands hommes, quoiqu’ils ne fissent que de petites choses. Sur ce pied-là j`avoue qu’il y long-tems qu’on n’en fait plus que de grandes. On reproche à leur tempérance & à leur courage de n’avoir pas été de vrais vertus, mais des qualités forcées:* [*Je vois la plupart des esprits de mon tems faire les ingénieux à obscurcir la gloire des belles & généreuses actions anciennes, leur donnant quelque interprétation vile, & leur controuvant des occasions & des causes vaines. Grande subtilité! Qu’on me donne faction la plus excellente & pure, je m’en vais y fournir vraisemblablement cinquante vicieuses intentions. Dieu fait, à qui les vent étendre, quelle diversité d’images ne souffre notre interne volonté. Ils ne font pas tant malicieusement que lourdement & grossièrement les ingénieux avec leur médisance. La même peine qu’on prend à détracter ces grands noms, & la même licence, je la prendrois volontiers à leur donner un tour d’épaule pour les hausser. Ces rares figures & triées pour l’exemple du monde par le consentement des sages, je ne me feindrois pas de les recharges d’honneur, autant que mon invention pourroit, en interprétation & favorables circonstances. Et il faut croire que les efforts de notre invention sont bien au-dessous de leur mérite. C’est l’office de gens de bien de peindre la vertu la plus belle qu’il se puisse. Et ne messieroit pas quand la passion nous transporteroit à la faveur de si saintes formes. Ce n’est pas Rousseau qui dit tout cela, c’est Montagne.] cependant quelques [138] pages après, on avoue que Fabricius meprisoit l’or de Pyrrhus, & son ne peut ignorer que l’histoire Romaine est pleine d’exemples de la facilite qu’eussent eue à s’enrichir ces Magistrats, ces guerriers vénérables qui faisoient tant de cas de leur pauvreté.* [*Curius refusant les présens de Samnites, disoit qu’il aimoit mieux commander à ceux qui avoient de l’or que d’en avoir lui-même. Curius avoit raison. Ceux qui aiment les richesses sont faits pour commander. Ce n’est pas la force de l’or qui asservit les méprisent pour commander. Ce n’est pas la force de l’or qui asservit les pauvres aux riches, mais c’est qu’ils veulent s’enrichir à leur tout; sans cela, ils seroient nécessairement les maîtres.] Quant au courage ne fait-on pas que la lâcheté ne sauroit entendre raison? & qu’un poltron ne laisse pas de fuir, quoique sur d’être tue en fuyant? C’est, dit-on, vouloir contraindre un homme sort & robuste à bégayer dans un berceau, que de vouloir rappeller les grands Etats aux petites vertus des petites Républiques. Voilà une phrase qui ne doit pas être nouvelle dans les Cours. Elle eut été très-digne de Tibere ou Catherine de Médicis, & je ne doute pas que l’un & l’autre n’en aient souvent employé de semblables.

Il seroit difficile d’imaginer qu’il salut mesurer la morale avec un instrument d’arpenteur. Cependant on ne sauroit dire que l’étendue des etats soit tout-à-fait indifférente aux mœurs des Citoyens. Il y a surement quelque proportion entre ces choses; je ne sais si cette proportion ne seroit point inverse.* [*La hauteur de mes adversaires me donneroit à la fin de l’indiscrétion, si je continuois à disputer contre eux. Ils croient m’en imposer avec leur mépris pour les petits Etats: ne craignent-ils point que je ne leur demande une fois s’ils est bon qu’il y en ait de grands?] Voilà une importance question à méditer; & je crois qu’on [139] peut bien la regarder encore comme indécise, malgré le ton, plus méprisant que philosophique avec lequel elle est ici tranchée en deux mots.

C’etoit, continue-t-on, la folie de Caton: avec l’humeur & les préjugés héréditaires dans sa famille, il déclama toute sa vie, combattit & mourut sans avoir rien fait d’utile pour sa patrie. Je ne fais s’il n’a rien fait pour sa patrie; mais je sais qu’il a beaucoup fait pour le genre-humain, en lui donnant le spectacle & le modele de la vertu la plus pure qui ait jamais existe: il a appris à ceux qui aiment sincèrement le véritable honneur, à savoir résister aux vices de leur siecle & à détester cette horrible maxime des gens à la mode qu’il faut faire comme les autres; maxime avec laquelle ils iroient loin sans doute, s’ils avoient le malheur de tomber dans quelque bande Cartouchiens. Nos descendans apprendront un jour que dans ce siecle de sages & de Philosophes, le plus vertueux des hommes a été tourne en ridicule & traite de fou, pour n’avoir pas voulu souiller sa grande ame des crimes de ses contemporains, pour n’avoir pas voulu être un scélérat avec César & les autres brigands de son tems.

On vient de voir comment nos Philosophes parlent de Caton. On va voir comment en parloient les anciens l’Philosophes. Ecce spectaculum dignum ad quod respiciat, intentus operi suo, Deus. Ecce par Deo dignum, vir fortis cum mala [140] fortunâ compositus. Non video, inquam, quid habeat in terris Jupiter pulchrius, si convertere animum velit, quàm ut spectet Catonem, jam, partibus non semel fractis, nihilominus inter ruinas publicas erectum.

Voici ce qu’on nous dit ailleurs des premiers Romains. J’admire les Brutes, les Décius, les Lucrece, les Virginius, les Scevola. C’est quelque chose dans le siecle ou nous-sommes. Mais j’admirerai encore plus un etat puisant & bien gouverne. Un etat puissant, & bien gouverne! Et moi aussi vraiment. Où les Citoyens ne seront point condamnés à des vertus si cruelles. J’entends; il est plus commode de vivre dans une constitution de choses ou chacun soit dispense d’être homme de bien. Mais si les Citoyens de cet etat qu’on admire, se trouvoient réduits par quelque malheur ou à renoncer à la vertu, ou à pratiquer ces vertus cruelles, & qu’ils eussent la force de faire leur devoir, seroit-ce donc une raison de les admire moins?

Prenons l’exemple qui révolte le plus notre siecle, & examinons la conduite de Brutes souverain Magistrat, faisant mourir ses enfans qui avoient conspire contre l’Etat dans un moment critique ou il ne faloit presque rien pour le renverser. Il est certain que, s’il leur eut fait grace; son collègue eut infailliblement sauve tous les autres complices, & que la République etoit perdue. Qu’importe, me dira-t-on? Puisque cela est si indifférent, supposons donc qu’elle eut subsiste, & que Brutes ayant condamné à mort quelque malfaiteur,!e coupable lui eut parle ainsi: «Consul, pourquoi me fais-tu mourir? Ai-je fait pis que de trahir ma patrie? & ne suis-je [141] je pas aussi ton enfant?» Je voudrois bien qu’on prit la peine de me dire ce que Brutes auroit pu répondre.

Brutus, me dira-t-on encore, devoir abdiquer le Consulat, plutôt que de faire périr ses enfans. Et moi je dis que tout Magistrat qui, dans une circonstance aussi périlleuse, abandonne le soin de la patrie & abdique la Magistrature, est un traître qui mérite la mort.

Il n’y a point de milieu; il faloit que Brutes fût un infâme, ou que les têtes de Titus & de Tiberinus tombassent par son l’ordre sous la hache des Licteurs. Je ne dis pas pour cela que beaucoup de gens eussent choisi comme lui.

Quoiqu’on ne se décide pas ouvertement pour les derniers tems de Rome, on laisse pourtant assez entende qu’on les préféré aux premiers; & l’on a autant de peine à appercevoir de grands hommes à travers la simplicité de ceux-ci, que j’en ai moi-même à appercevoir d’honnêtes gens à travers la pompe des autres. On oppose Titus à Fabricius: mais on a omis cette différence, qu’au tems de Pyrrhus tous les Romains etoient des Fabricius, au lieu que sous le regne de Tite il n’y avoit que lui seul d’homme de bien.* [*Si Titus n’eut été Empereur, nous n’aurions jamais entendu parler de lui; car il eut continue de vivre comme les autres: & il ne devint homme de bien, que quand, cessant de recevoir l’exemple de son siecle, il lui fut permis d’en donner un meilleur. Privatus atque etiàm sub patre principe, ne odio quidem, nedum vituperatione publicâ caruit. At illi ea fama pro bono cessit, conversaque est in maximas laudes.] J’oublierai, si l’on veut, les actions héroiques des premiers Romains & les crimes des derniers: mais ce que je ne saurois oublier, c’est que la vertu etoit honore des uns & méprisée des autres; [142] & que quand il y avoir des couronnes pour les vainquez des jeux du Cirque, il n’y en avoir plus pour celui qui sauvoit la vie à un Citoyen. Qu’on ne croye pas, au reste, que ceci soit particulier à Rome. Il fut un tems ou la République d’Athenes etoit assez riche pour dépenser des sommes immenses à ses spectacles, & pour payer très-chèrement les Auteurs, les Comédiens, & même les Spectateurs: ce même tems fut celui ou il ne se trouva point d’argent pour défend l’Etat contre les entreprises de Philippe.

Un vient enfin aux peuples modernes; & je n’ai garde suivre les raisonnemens qu’on juge à propos de faire à ce set sujet. Je remarquerai seulement que c’est un avantage peu honorable que celui qu’on se procure, non en réfutant les raisons de son adversaire, mais en l’empêchant de les dire.

Je ne suivrai pas non plus toutes les réflexions qu’on prend la peine de faire sur le luxe, sur la politesse, sur l’admirable éducation de nos enfans,* [*Il ne faut pas demander si les peres & les maîtres seront attentifs à écarter mes dangereux ecrits des yeux leurs enfans & de leurs élevés. En effet, quel affreux désordre, quelle indécence ne seroit-ce point, si ces enfans si bien élevés venoient à dédaigner tout de jolies choses, & à préférer tout de bon la vertu au savoir? Ceci me rappelle la réponse d’un précepteur Lacédémonien à qui l’on demandoit par moquerie ce qu’il enseigneroit à son éleve. Je lui apprendrai, dit-il, à aimer les choses honnêtes. Si je rencontrois un tel homme parmi nous, je lui dirois à l’oreille: gardez-vous bien de parler ainsi; car vous jamais n’auriez de disciples; mais dites que vous leur apprendrez à babiller agréablement, & je vous réponds de votre fortune.] sur les meilleures méthodes pour étendre nos connoissances, sur l’utilité des Science & l’agrément des beaux-Arts, & sur d’autres points dont plusieurs [143] ne me regardent pas, dont quelques-uns se réfutent d’eux-mêmes, & dont les autres ont déjà été réfutes. Je me contenterai de citer encore quelques morceaux pris au hazard, & qui me paroîtront avoir besoin d’éclaircissement. Il faut bien que je me borne à des phrases, dans l’impossibilité de suivre des raisonnemens dont je n’ai pu saisir le fil.

On prétend que les Nations ignorantes qui ont eu des idées de la gloire & de la vertu, sont des exceptions singulieres qui ne peuvent former aucun préjugé les sciences. Fort bien; mais toutes les Nations savantes, avec leurs belles idées de gloire & de vertu, en ont toujours perdu l’amour & la pratique. Cela est sans exception: passons à la preuve. Pour nous en convaincre, jettons les yeux sur l’immense continent de l’Afrique, ou nul mortel n’est assez hardi pour pénétrer, ou assez heureux pour l’avoir tente impunément. Ainsi de ce que nous n’avons pu pénétrer dans le continent de l’Afrique, de ce que nous ignorons ce qui s’y passe, on nous fait conclure que les peuples en sont charges de vices: c’est si nous avions trouve le moyen d’y porter les nôtres, qu’il faudroit tirer cette conclusion. Si j’étois chef de quelqu’un des peuples de la Nigritie, je déclare que je ferois élever sur la frontière du pays une potence ou je ferois pendre sans rémission le premier Européen qui oseroit y pénétrer & le premier Citoyen qui tenteroit d’en sortir.* [*On me demandera peut-être quel mal peut faire à l’etat un Citoyen qui en sort pour n’y plus rentrer? Il fait du mal aux autres par le mauvais exemple qu’il donne, il en fait à lui-même par les vices qu’il va chercher. De toutes manieres c’est à la loi de la prévenir, & il vaut encore mieux qu’il soit pendu que méchant.] L’Amérique [144] ne nous offre pas des spectacles moins honteux pour l’espece humaine. Sur-tout depuis que les Européens y sont. On comptera cent peuples barbares ou sauvages dans l’ignorance pour un seul vertueux. Soit; on en comptera du moins un: mais de peuple vertueux & cultivant les sciences, on n’en a jamais vu. La terre abandonnée sans culture n’est point oisive; elle produit des poisons, elle nourrit des monstres. Voilà ce qu’elle commence à faire dans les lieux ou le goût des Arts frivoles à fait abandonner celui de l’agriculture. Notre ame, peut-on dire aussi, n’est point oisive quand la vertu l’abandonne. Elle produit des fictions, des Romans, des Satires, des Vers; elle nourrit des vices.

Si des Barbares ont fait des conquêtes, c’est qu’ils etoient très-injustes. Qu’étions-nous donc, je vous prie, quand nous avons fait cette conquête de l’Amérique qu’on admire si fort? Mais le moyen que des gens qui ont du canon, des cartes marines & des boussoles, puisent commettre des injustices! Me dira-t-on que l’événement marque la valeur des Conquérans? Il marque seulement leur ruse & leur habileté; il marque qu’un homme adroit & subtil peut tenir de son industrie les succès qu’un brave homme n’attend que de sa valeur. Parlons sans partialité. Qui jugerons-nous le plus courageux, de l’odieux Cortez subjuguant le Mexique à force de poudre, de perfidie & de trahisons; ou de l’infortune. Guatimozin étendu par d’honnêtes Européens sur des charbons ardens pour avoir ses trésors, tançant un de ses Officiers à qui le même traitement arrachoit quelques plaintes, & lui disant fièrement: Et moi, suis-je sur des roses?

[145] Dire que les sciences sont nées de l’oisiveté, c’est abuser visiblement des termes; elles naissent du loisir; mais elles garantissent de l’oisiveté. De sorte qu’un homme qui s’amuseroit au bord d’un grand chemin à tirer sur les Passans, pourroit dire qu’il occupe son loisir à se garantir de l’oisiveté. Je n’entends point cette distinction de l’oisiveté & du loisir. Mais je sais très-certainement que nul honnête-homme ne peut jamais se vanter d’avoir du loisir, tant qu’il y aura du bien à faire, une Patrie à servir, des malheureux à soulager; & je défie qu’on me montre dans mes principes aucun sens honnête dont ce mot loisir puisse être susceptible. Le Citoyen que ses besoins attachent à la charrue, n’est pas plus occupe que le Géométrie ou l’Anatomiste. Pas plus que l’enfant qui élevé un château de cartes, mais plus utilement. Sous prétexte que le pain est nécessaire, faut-il que tout le monde se mette à labourer la terre? Pourquoi non? Qu’ils paissent même, s’il le faut. J’aime encore mieux voir les hommes brouter l’herbe dans les champs, que s’entre-dévorer dans les villes: il est vrai que tels que je les demande, ils ressembleroient beaucoup à des bêtes; & que tels qu’ils sont, ils ressemblent beaucoup à des hommes.

L’etat d’ignorance est un Etat de crainte de besoin. Tout est danger alors pour notre fragilité. La mort gronde sur nos têtes; elle est cachée dans l’herbe que nous soûlons aux pieds: Lorsqu’on craint tout & qu’on a besoin de tout, quelle disposition plus raisonnable que celle de vouloir tout connoître? Il faut que considérer les inquiétudes continuelles des Médecins & des Anatomistes sur leur vie & sur leur santé, pour savoir [146] si les connoissances servent à nous rassurer sur nos dangers. Comme elles nous en découvert toujours beaucoup plus que de moyens de nous en garantir, ce n’est pas une merveille si elles ne sont qu’augmenter nos alarmes & nous rendre pusillanimes. Les animaux vivent sur tout cela dans une sécurité profonde, & ne s’en trouvent pas plus mal. Une Génisse n’a pas besoin d’étudier la botanique pour apprendre à trier son foin, & le loup dévore sa proie sans songer à l’indigestion. Pour répondre à cela, osera-t-on prendre le parti de l’instinct contre la raison? C’est précisément ce que je demande.

Il semble, nous dit-on, qu’on ait trop de laboureurs, & qu’on craigne de manquer de Philosophes. Je demanderai à mon tour, si l’on craint que les professions lucratives ne manquent de sujets pour les exercer? C’est bien mal connoître l’empire de la cupidité. Tout nous jette des notre enfance dans les conditions utiles. Et quels préjugés n’a-t-on pas à vaincre, quel courage ne faut-il pas, pour oser n’être qu’un Descartes, un Newton, un Locke?

Leibnitz & Newton sont morts combles de biens & d’honneurs, & ils en meritoient encore davantage. Dirons-nous que c’est par modération qu’ils ne se point élevés jusqu’à la charrue? Je connois assez l’empire de la cupidité, pour savoir que tout nous porte aux professions lucratives; voilà pourquoi je dis que tout nous éloigne des professions utiles. Un Hebert, un Lafrenaye, un Dulac, un Martin gagnent plus d’argent en un jour, que tous les laboureurs d’une Province ne sauroient faire en un mois. e pourrois proposer un problème assez singulier sur le passage qui m’occupe actuellement. Ce seroit, en [147] ôtant les deux premieres lignes & le lisant isole, de devine s’il est tire de mes ecrits ou de ceux de mes adversaires.

Les bons livres sont la seule défense des esprits foibles, c’est-à-dire des trois quarts des hommes, contre la contagion de l’exemple. Premièrement, les Savans ne seront jamais autant, de bons livres qu’ils donnent de mauvais exemples. Secondement, il y aura toujours plus de mauvais livres que de bons. En troisieme lieu, les meilleurs guides que les honnêtes gens puissent avoir, sont la raison & la conscience: Paucis est opus litteris ad mentem bonam. Quant à ceux qui ont l’esprit louche ou la conscience endurcie, la lecture ne peut jamais leur être bonne à rien. Enfin, pour quelque homme que ce soit, il n’y a de livres nécessaires que ceux de la Religion, les seuls que je n’ai jamais condamnés.

On prétend nous faire regretter l’éducation des Perses. Remarquez que c’est Platon qui prétend cela. J’avois cru me faire une sauve-garde de l’autorité de ce Philosophe: mais je vois que rien ne me peut garantir de l’animosité de mes adversaires: Tros Rutulusve fuat; ils aiment mieux se percer l’un l’autre, que me donner le moindre quartier, & se sont plus de mal qu’a moi.* [*Il me passe par la tête un nouveau projet de défense, & je ne réponds pas que je n’aye encore la foiblesse de l’exécuter quelque jour. Cette défense ne sera composée que de raisons tirées des Philosophes; d’ou il s’ensuivra qu’ils ont tous été des bavards comme je le pretends, si l’on trouve leurs raisons mauvaises; ou que j’ai cause gagnées, si on les trouve bonnes.] Cette éducation etoit, dit-on, sondée sur des principes barbares; parce qu’on donnoit un maître pour l’exercice de chaque vertu, quoique la vertu soit indivisible, parce [148] qu’il s’agit de l’inspirer, & non de l’enseigner; d’en faire aimer la pratique, & non d’en démontrer la Théorie. Que de choses n’aurois-je point à répondre? mais il ne faut pas faire au Lecteur l’injure de lui tout dire. Je me contenterai de ces deux remarques. La premiere, que celui qui veut élever un enfant, ne commence pas par lui dire qu’il faut pratiquer la vertu; car il n’en seroit pas entendu; mais il lui enseigne premièrement à être vrai, & puis à être tempérant, & puis courageux, etc & enfin il lui apprend que la collection de toutes ces choses s’appelle vertu. La seconde, que c’est nous qui nous content de démontrer la Théorie; mais les Perses enseignoient la pratique.Voyez mon discours, page 53.

Tous les reproches qu’on fait à la Philosophe attaquent l’esprit humain. J’en conviens. Ou plutôt l’auteur de la nature, qui nous a fait tels que nous sommes. S’il nous a fait Philosophes, à quoi bon nous donner tant de peine pour le devenir? Les Philosophes etoient des hommes; ils se sont trompes; doit-on s’en étonner? C’est quand ils ne se tromperont plus qu’il faudra s’en étonner. Plaignons-les, profitons de leurs fautes, & corrigeons-nous. Oui, corrigeons-nous, & ne philosophons plus.... Mille toutes conduisent à l’erreur, une seule mene à la vérité? Voilà précisément ce que je disois. Faut-il être surpris qu’on se soit mépris si souvent sur celle-ci, & qu’elle ait été découverte si tard? Ah! nous l’avons donc trouvée à la fin!

On nous oppose un jugement de Socrate, qui porta, non sur les Savans, mais sur les Sophistes, non sur les sciences, mais sur l’abus qu’on en peut faire. Que peut demander de [149] plus celui qui soutient que toutes nos sciences ne sont qu’abus & tous nos Savans que de vrais Sophistes? Socrate étoit chef d’une secte qui enseignoit à douter. Je rabattrois bien de ma vénération pour Socrate, si je croyois qu’il eut eu la sorte vanité de vouloir être chef de secte. Et il censuroit avec justice l’orgueil de ceux qui prétendoient tout savoir. C’est-à-dire l’orgueil de tous les Savans. La vraie science est bien éloignée de cette affections. Il est vrai: mais c’est de la notre que reparle. Socrate est ici témoin contre lui-même. Ceci me paroit difficile à entendre. Le plus savant des Grecs ne rougissoit point de son ignorance. Le plus savant des Grecs ne savoit rien, de son propre aveu; tirez la conclusion pour les autres. Les Sciences n’ont donc pas leurs sources dans nos vices. Nos Sciences ont donc leurs sources dans nos vices. Elles ne sont donc pas toutes nées de l’orgueil humain. J’ai déjà dit mon sentiment là-dessus. Déclamation vaine, qui ne peut faire illusion qu’a des esprits prévenus. Je ne sais point répondre à cela.

En parlant des bornes du luxe, on prétend qu’il ne faut pas raisonner sur cette matiere du passe au présent. Lorsque le hommes marchoient tout nuds, celui qui s’avisa le premier de porter des sabots, passa pour un voluptueux; de siecle en siecle, on n’a cesse de crier à la corruption, sans comprendre ce qu’on vouloit dire.

II est vrai que jusqu’à ce tems, le luxe, quoique souvent en regne, avoit du moins été regarde dans tous les âges comme la source funeste d’une infinité de maux. Il etoit réservé à M. Melon de publier le premier cette doctrine empoisonnée, dont [150] la nouveauté lui a acquis plus de sectateurs que la solidité de ses raisons. Je ne crains point de combattre seul dans mon siecle ces maximes odieuses qui ne tendent qu’à détruire & avilir la vertu, & à faire des riches & des misérables, c’est-à-dire, toujours des, mechans.

On croit m’embarrasser beaucoup en me demandant à quel point il faut borner le luxe? Mon sentiment est qu’il n’en faut point du tour. Tout est source de mal au-delà du nécessaire faire physique. La nature ne nous donne que trop de besoins; & c’est au moins une très-haute imprudence de les multiplier sans nécessité, & de mettre ainsi son ame dans une plus grands dépendance. Ce n’est pas sans raison que Socrate, regardant l’étalage d’une boutique, se félicitoit de n’avoir à faire de rien de tout cela. Il y a cent à parier contre un, que le premier qui porta des sabots etoit un homme punissable, à moins qu’il n’eut mal aux pieds. Quant à nous, nous sommes trop obliges d’avoir des souliers, pour n’être pas dispenses d’avoir de la vertu.

J’ai déjà dit ailleurs que je ne proposois point de bouleverser la société actuelle, de brûler les Bibliothèques & tous les livres, de détruire les Colleges & les Académies: & je dois ajouter ici que’je ne propose point non plus de réduire les hommes à se contenter du simple nécessaire. Je sens bien qu’il ne faut pas former le chimérique projet d’en faire d’honnêtes gens: mais je me suis cru oblige de dire sans déguisement la vérité qu’on m’a demandée. J’ai vu le mal & tache d’en trouver les causes: d’autres plus hardis ou plus insensées pourront chercher le remede.

[151] Je me lasse & je pose la plume pour ne 1a plus reprendre dans cette trop longue dispute. J’apprends qu’un très-grand nombre d’Auteurs* [*Il n’y a pas jusqu’à de petites feuilles critiques faites pour l’amusement des jeunes gens, ou l’on ne m’ait fait l’honneur de se souvenir de moi. Je ne les ai point lues & ne les lirai point très-assurément; mais rien ne m’empêche d’en faire le cas qu’elles méritent, & je ne doute point que tout cela ne soit fort plaisant.] se sont exerces à me réfuter. Je suis très-fache de ne pouvoir répondre à tous; mais je crois avoir montre, par ceux que j’ai choisis* [*On m’assure que M. Gautier m’a fait l’honneur de me répliquer, quoique je ne lui eusse point refondu & que j’eusse même expose mes raisons pour n’en rien faire. Apparemment que M. Gautier ne trouve pas ces raisons bonnes, puisqu’il prend la peine de les réfuter. Je vois bien qu’il faut céder à M. Gautier; & je conviens de très-bon cœur du tort que j’ai eu de ne lui pas répondre; ainsi nous voilà, d’accord. Mon regret est de ne pouvoir réparer ma faute. Car par malheur il n’est plus tems & personne ne sauroit de quoi je veux parler.] pour cela, que ce n’est pas crainte qui me retient à l’égard des autres.

J’ai tache d’élever un monument qui ne dut point à l’Art & sa force & sa solidité: la vérité seule, à qui je l’ai consacre, à droit de le rendre inébranlable: & si je repousse encore une fois les coups qu’on lui porte, c’est plus pour m’honorer moi-même en la défendant, que pour lui prêter un secours dont elle n’a pas besoin.

Qu’il me soit permis de protester en finissant, que le seul amour de l’humanité & de 1a vertu m’a fait rompre le silence; & que l’amertume de mes invectives contre les vices dont je suis le témoin, ne naît que de la douleur qu’ils m’inspirent, & du désir ardent que j’aurois de voir les hommes plus heureux, & sur-tout plus dignes de l’être.

FIN.

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