[JEAN JACQUES ROUSSEAU]
YSABEAU
ARRÊT DE LE COUR DE PARLEMENT,
Qui condamne un Imprimé ayant pour titre, Emile,
ou de l’Education, par J. J. Rousseau,
imprimé à la Haye...... M. DCC. LXXII à être lacéré
& brûlé par l’Exécuteur de Haute-Justice.
[V. EMILE, OU DE L’EDUCATION;
MANDEMENT DE MONSEIGNEUR L’ARCHEVÊQUE DE PARIS]
[9 Juin 1762 == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. XIII, pp. 242-247.]
ARRÊT
DE LE COUR
DE PARLEMENT,
Qui condamne
un Imprimé
ayant pour titre,
Emile,
ou de l’Education, par J. J. Rousseau,
imprimé
à la Haye.
.....
M. DCC. LXXII
à être lacéré
& brûlé
par l’Exécuteur
de Haute-Justice.
EXTRAIT
DES REGISTRES
DU PARLEMENT.
Du 9 Juin 1762.
Ce jour, les gens du Roi sont entrés, & Me. Omer-Joly de Fleury, Avocat dudit Seigneur Roi, portant la parole, ont dit:
Qu’ils déféroient à la Cour un Imprimé en quatre volumes in-octavo, intitulé: Emile, ou de l’Education, par J. J. Rousseau, Citoyen de Geneve, dit imprimé à la Haye en M. DCC. LXII.
Que cet ouvrage ne paroît composé que dans la vue de ramener tout à la religion naturelle, & que l’Auteur s’occupe dans le plan de l’éducation qu’il prétend donner à son Eleve, à développer ce systême criminel.
Qu’il ne prétend instruire cet Eleve que d’après la nature qui est son unique guide, pour former en lui l’homme moral; [243] qu’il regarde toutes les religions comme également bonnes & comme pouvant toutes avoir leurs raisons dans le climat, dans le gouvernement, dans le génie du peuple, ou dans quelqu’autre cause locale, qui rend l’une préférable à l’autre, selon les tems & les lieux.
Qu’il borne l’homme aux connoissances que l’instinct porte à chercher, flatte les passions comme les principaux instrumens de notre conservation, avance qu’on peut être sauvé sans croire en Dieu, parce qu’il admet une ignorance invincible de la Divinité qui peut excuser l’homme; que selon ses principes, la seule raison est jugé dans le choix d’une religion, laissant à sa disposition la nature du culte que l’homme doit rendre à l’Etre suprême que cet Auteur croit honorer, en parlant avec impiété du culte extérieur qu’il a établi dans la religion, ou que l’Eglise a prescrit sous la direction de l’Esprit Saint qui la gouverne.
Que conséquemment à ce systême, de n’admettre que la religion naturelle, quelle qu’elle soit chez les différens peuples, il ose essayer de détruire la vérité de l’Ecriture Sainte & des Prophéties, la certitude des miracles énoncés dans les Livres Saints, l’infaillibilité de la révélation, l’autorité de l’Eglise; & que ramenant tout à cette religion naturelle, dans laquelle il n’admet qu’un culte & des loix arbitraires, il entreprend de justifier non-seulement toutes les religions, prétendant qu’on s’y fauve indistinctement, mais même l’infidélité & la résistance de tout homme à qui l’on voudroit prouver la divinité de Jésus-Christ & l’existence de la religion chrétienne, qui seule a Dieu pour auteur, & à l’égard de laquelle il porte le [244] blasphême jusques à la donner pour ridicule, pour contradictoire, & à inspirer une indifférence sacrilege pour ses mysteres & pour ses dogmes qu’il voudroit pouvoir anéantir.
Que tels sont les principes impies & détestables que se propose d’établir dans son ouvrage cet Ecrivain qui soumet la religion à l’examen de la raison, qui n’établit qu’une foi purement humaine, & qui n’admet de vérités & de dogmes en matiere de religion, qu’autant qu’il plaît à l’esprit livré à ses propres lumieres, ou plutôt à ses égaremens, de les recevoir ou de les rejetter.
Qu’à ces impiétés il ajoute des détails indécens, des explications qui blessent la bienséance & la pudeur, des propositions qui tendent à donner un caractere faux & odieux à l’autorité souveraine, a détruire le principe de l’obéissance qui lui est due, & affoiblir le respect & l’amour des peuples pour leurs Rois.
Qu’ils croyant que ces traits suffisent pour donner à la Cour une idée de l’ouvrage qu’ils lui dénoncent; que les maximes qui y sont répandues forment par leur réunion un systême chimérique, aussi impraticable dans son exécution, qu’absurde & condamnable dans son projet. Que seroient d’ailleurs, des sujets élevés dans de pareilles maximes, sinon des hommes préoccupés du scepticisme & de la tolérance, abandonnés à leurs passions, livrés aux plaisirs des sens, concentrés eux-mêmes par l’amour-propre, qui ne connoîtroient d’autre voix que celle de la nature, & qui au noble desir de la solide gloire, substitueroient la pernicieuse manie de la singularité? Quelles regles pour les moeurs! Quels hommes pour la religion [245] & pour l’Etat, que des enfans élevés dans des principes qui sont également horreur au chrétien & au citoyen!
Que l’Auteur de ce livré n’ayant point craint de se nommer lui-même, ne sauroit être trop promptement poursuivi; qu’il est important, puisqu’il s’est fait connoitre, que la justice se mette à portée de faire un exemple, tant sur l’Auteur que sur ceux qu’on pourra découvrir avoir concouru, soit à l’impression, soit à la distribution d’un pareil ouvrage, digne comme eux de toute sa sévérité.
Que c’est l’objet des conclusions par écrit qu’ils laissent à la Cour avec un exemplaire du livré; & se sont les Gens du Roi retités.
Eux retirés:
Vu le livré en quatre tomes in-8º. intitulé: Emile, ou de l’Education, par J. J. Rousseau, Citoyen de Geneve. Sanabilibus aegrotamus malis; ipsaque nos in rectum natura genitos, si emendari velimus, juvat. Senec. de Irâ, Lib. XI. cap. XIII. tom. 1, 2, 3 & 4. A la Haye, chez Jean Néaulme, Libraire, avec Privilege de Nos Seigneurs les États de Hollande & Westfrise. Conclusions du Procureur-Général du Roi; ouï le rapport de Me. Pierre-François Lenoir, Conseiller; la matiere mise en délibération:
LA COUR ordonne que ledit livré imprimé sera lacéré & brûlé en la Cour du Palais, au pied du grand escalier d’icelui, par l`Exécuteur de la Haute-Justice; enjoint à tous ceux qui en, ont des Exemplaires de les apporter au Gresse de la Cour, pour y être supprimés; fait très-expresses inhibitions & défenses [246] ses à tous Libraires d’imprimer, vendre & débiter ledit livré; & à tous colporteurs, distributeurs ou autres de le colporter ou distribuer, à peine d’être poursuivis extraordinairement, & punis suivant la rigueur des ordonnances. Ordonne qu’à la Requête du Procureur-Général du Roi, il sera informé par-devant le Conseiller-Rapporteur, pour les témoins qui se trouveront à Paris, & par-devant les Lieutenants-Criminels des Bailliages & Sénéchaussées du Ressort, pour les témoins qui seroient hors de ladite ville, contre les Auteurs, Imprimeurs ou Distributeurs dudit livré; pour, les informations faites, rapportées & communiquées au Procureur-Général du Roi, être par lui requis & par la Cour ordonné ce qu’il appartiendra; & cependant ordonne que le nommé J. J. Rousseau, dénommé au frontispice dudit livré, sera pris & appréhendé au corps, & amené ès prisons de la Conciergerie du Palais, pour être ouï & interrogé par-devant ledit Conseiller-Rapporteur, sur les faits dudit livré, & répondre aux conclusions que le Procureur-Général entend prendre contre lui; & où ledit J. J. Rousseau ne pourroit être pris & appréhendé, après perquisition faite de sa personne, assigné à quinzaine, ses biens saisis & annotés, & à iceux Commissaires établis, jusqu’à ce qu’il ait obéi suivant l’Ordonnance; & à cet effet ordonne qu’un exemplaire dudit livré sera déposé au Gresse de la Cour, pour servir à l’instruction du Procès. Ordonne en outre que le présent Arrêt sera imprimé, publié & affiché par-tout où besoin sera. Fait en Parlement, le 9 Juin mil sept cent soixante-deux.
Signé, DUFRANC.
[247] Et le Vendredi 11 Juin 1762, ledit Ecrit mentionné ci-dessus a été lacéré sa brûlé au pied du grand Escalier du Palais, par l’Exécuteur de la Haute-Justice, en présence de moi Etienne Dagobert Ysabeau, l’un des trois principaux Commis pour la Grand Chambre, assisté de deux Huissiers de la Cour.
Signé, YSABEAU.
A PARIS, chez P. G. SIMON, Imprimeur du Parlement, rue de la Harpe, à l’Hercule, 1762.
FIN.